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Univers ity of Toronto
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DICTIONNAIRE
DE
THÉOLOGIE CATHOLIQUE
TOME TREIZIÈME
DEUXIEME PARTIE
QUADRATUS — ROSMINI
Imprimatur :
Parisiis, die 8 maii 1937.
V. Dupin, v. a
DICTIONNAIRE
DE
THÉOLOGIE CATHOLIQUE
CONTENANT
L'EXPOSÉ DES DOCTRINES DE LA THÉOLOGIE CATHOLIQUE
LEURS PREUVES ET LEUR HISTOIRE
COMMENCÉ SOUS LA DIRECTION DE
A. VACANT E. MANGENOT
PROFESSEUR AU GRAND SÉMINAIRE DE NANCY
PROFESSEUR A L'INSTrTUT CATHOLIQUE DE PARIS
CONTINUÉ SOUS CELLE DE
É. AMANN
PROFESSEUR A LA FACULTÉ DE THÉOLOGIE CATHOLIQUE DE L'UNIVERSITÉ DE STRASBOURG
AVEC LE CONCOURS D'UN GRAND NOMBRE DE COLLABORATEURS
TOME TREIZIÈME
DEUXIEME PARTIE
QUADRATUS — ROSMINI
vjetiW d>0
PÀRIS-VI
LIBRAIRIE LETOUZEY ET A NÉ
87, Boulevard Raspail. 87
1937
TOUS DROITS RÉSERVÉS
f BIBLIOTK^A
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LISTK DES COLLABORATEURS DU TOME TREIZIEME
MM.
Alès (Le R. P. A. il), de la Compagnie de Jésus, à
Paris.
Autore (Le R. P. dom), chartreux (f février 1920).
Bardy, à Dijon.
Beyl Mm, à Paris.
Bioot, aumônier du monastère de la Visitation, à
Nancy.
Bonnard (Mgr), recteur de Saint-Nicolas îles Lorrains.
à Rome.
Bride, professeur au grand séminaire, Lons-le-Saul-
nier.
Brouillard (Le R. P.), de la Compagnie de Jésus,
professeur au scolastical d'Enghien (Belgique).
Carreyre, professeur au séminaire Saint-Sulpice,
Paris.
Clamer, professeur au grand séminaire de Nancy.
Colon, professeur à la faculté de théologie catholique
de l'université de Strasbourg,
Constantin, aumônier du lycée Henri-Poincaré,
Nancy.
Cristiani, doyen de la faculté libre des lettres,
Lyon.
Dedieu, professeur a l'École Massillon, Paris.
Deman (Le R. P.), des frères prêcheurs, professeur à
l'école théologique du Saulchoir (Belgique).
Dudon (Le R. P.), de la Compagnie de Jésus, à Tou-
louse.
Dumont (Le R. P.), de la Compagnie de Jésus, pro-
fesseur au scolasticat d'Enghien (Belgique),
Erens (Le R, P. dom), prémontré de l'abbaye de
Tongerloo (Belgique).
I'onck, professeur au grand séminaire, Strasbourg.
FRITZ, archiviste de l'évèché, Strasbourg.
GALT1ER (Le R. 1'.), de la Compagnie de Jésus, pro-
fesseur au scolasticat d'Enghien (Belgique).
GaRRIGOU-LagRANGE (Le R. P.), des frères prêcheurs.
professeur à l'Angelico, Rome.
(u-7., supi rieur du grand séminaire de- Snnt I)i;
GORCE (Le R. P.), des frères prêcheurs, a Paris,
MM.
Grausem (Le R. P.), de la Compagnie de Jésus, pro-
fesseur au scolasticat d'Enghien (Belgique),
Iung, vicaire à Montreuil-sous-Bois (Seine).
Jugie (Le H. P.), des augustins de l'Assomption, pro-
fesseur à la faculté de théologie de Lyon et au sémi-
naire pontifical du Latran.
Lacombe (Mgr), à Paris.
Lapkat. professeur à la faculté de droit et des sciences
politiques de l'université de Strasbourg.
Lemonnyer (Le R. P.), des frères prêcheurs (f '.) mai
1932).
Levesque, professeur au séminaire Saint -Sulpice,
Paris.
Magnin, curé de Saint-Séverin, Paris.
Marchai,, professeur au grand séminaire de Nancy.
Michel, aumônier à Strasbourg.
Molien, aumônier du Bon-Pasteur, Amiens.
Noble (Le R. P.), des frères prêcheurs, à Paris.
Peltier, professeur au grand séminaire d'Amiens.
Pourrat, supérieur de la Solitude, tssy (Seine).
Rascol (Le R. P.), des frères prêcheurs, professeur à
l'Angelico. Rome.
Raugel, à Strasbourg.
Rivière, professeur à la faculté de théologie catho-
lique de l'université de Strasbourg.
Séjourné (Le R. P. dom), bénédictin de l'abbaye
Sainte-Marie, Paris.
Sii.va (Le R. P.), de l'ordre de la Merci, au Brésil.
Simonin (Le R. P.), des frères prêcheurs, professeur a
l'Angelico, Home.
SYNAVE (Le R. P.), des frères prêcheurs, professeur à
l'école théologique du Saulchoir (Belgique).
Teetaekt (Le R. P.), des frères mineurs capucins, à
Assise (Italie).
Tonneau (Le H. P.). des frères prêcheurs, a Lille.
VANSTEENBERGHE. professeur à la faculté de théologie
catholique de l'université de Strasbourg.
Ziadé, curé de la paroisse Saint-Maron, à Beyrouth
(Syrie).
DICTIONNAIRE
D E
THÉOLOGIE CATHOLIQUE
0
QUADRATUS, premier apologiste chrétien au
premier quart du ir siècle. — Quadratus est la trans-
cription latine du nom de Ko^pà-roç qui revient à plu-
sieuisrepiises dans Y Histoire ecclésiastique d'Eusèbe. Ce
nom se lit en effet, 1. III, c. xxxvn. n. l,où il est ques-
tion d'un «prophète» asiate, mentionné comme contem-
porain des filles du diacre Philippe; c'est certainement
le même personnage signalé 1. Y, c. xvn, n. 2-4, où on
le voit figurer dans la meme compagnie : les filles de
Philippe et Ammiade de Philadelphie. Il est fait men-
tion d'autre part, 1. IV, c. xxm, n. 2, 3, d'un KoSpàxoç,
évêque d'Athènes, qu'Kusèbe connaît par une lettre
(non conservée) de Denys de Corinthe, et qui paraît
bien avoir vêtu sous le règne d'Antonin le l'ieux (138-
161). Enfin, au 1. IV, c. m, n. 1, 2, Eusèbe raconte
d'un certain Ko?pâxoç qu'il adressa et remit à l'empe-
reur Hadiien « une apologie qu'il avait composée pour
la religion chrétienne, parce qu'alors des hommes mal-
faisants essayaient de tracasser les nôtres ». L'histo-
rien ajoute que cet écrit eut, parmi les chrétiens, une
grande diflusion, qu'il l'a eu lui-même entre les mains.
De cette apologie il cite quelques lignes, où il est ques-
tion du caractère durable des miracles accomplis par
Jésus-Christ. Plusieurs des personnes guéiies ou même
ressuscitées par le Sauveur ont vécu, au dire de l'apo-
logiste, jusqu'à une époque toute récente.
Ces données de VHistoire ecclésiastique, relatives à
l'apologiste, se trouvaient déjà dans la Chronique. On y
lit, à la IXe année d'Hadrien (au moins suivant la
version hiérom mienne), que « Qucdratus, disciple de:,
apôtres (auditeur des apôtres, dit l'arménien), et Aris-
tide, philosophe athénien, l'un des nôtres ». remirent à
cet empereur des et i it s apologétiques. Cette informa-
tion \icnt d'ailleurs après une autre où il est dit qu'en
cette année Hadrien vint se faire initier aux mystères
d'Eleusis.
Les renseignements fournis par saint Jérôme soit
dans le De viris, n. 19, soit dans la lettre a Magnus,
Epist., lxx, 4, P. L., t. xxn, col. (Î67, proviennent tous
d Lusèbe. Seulement Jéième les a fusionnés, sans
aucun droit. Il arrive ainsi à faire de Quadratus un
évêque d'Athènes qui, lors du passage d'Hadrien dans
celte ville — l'empereur voulait se faire initier aux
mystères d'Eleusis — remit à ee!ui-ei une apologie en
faveur de la religion chrétienne. Les critiques modernes
DICT. DE TliÉOL. CATIK I..
sont plus réservés : ils sont à peu près d'accord pour
rejeter l'identification laite par Jérôme entre l'évèque
d'Athènes et l'auteur de l'apologie. Quelques-uns se
montrent enclins à identifier l'apologiste avec le pro-
phète asiate; mais ce n'est point le sentiment général.
Mieux vaut laisser la question ouverte. La date de la
composition de l'apologie a donné lieu également à
débats. Jusqu'à la découverte du texte syriaque de
l'apologie d'Aristide (voir ici, t. i, col. 18tiô), on mettait
la composition des deux ouvrages de Quadratus et
d'Aristide en 125-126, date fournie par la Chronique
d'Eusèbe. II semble bien eiu'il faille aujourd'hui eles-
cendre jusqu'au règne d'Antonin le Pieux la composi-
tion de l'apologie d'Aristide, qu'Eusèbe, par erreur, a
reportée un peu plus haut. 11 aura pu, dès lors, com-
mettre pour Quadratus la même bévue. Mais est-il cer-
tain qu'il ait commis cette dernière? On n'ose l'affir-
mer. Eusèbe n'a parlé que par ouï-dire du travail
d'Aristide, tandis qu'il avait en main celui de Qua-
dratus. La phrase qu'il en cite et qui parle de la longue
survivance des miraculés de l'Évangile serait tout à
fait surprenante si le livre de Quadratus était du milieu
du iie siècle! Tout compte fait, il vaut mieux s'en tenir
aux données chronologiques fournies par la Chronique
et, avec moins de précision, par l'Histoire ecclésiastique,
et laisser dans la première moitié du règne d'Hadrien la
composition de l'apologie en question. Cela a quelque
intérêt, comme le lait remarquer A. Harnack, au point
de vue de l'histoire de la littérature apologétique.
Son. me toute, néanmoins, tout le travail fait au-
tour de Quadratus et de son œuvre laisse une impres-
sion quelque peu décevante si l'on tient compte du peu
qui nous est resté de celte première apologie. Récem-
ment, .1. Rendel Harris, encouragé par les brillants
résultats des recherches autour du texte d'Aristide,
s'est efforcé de montrer que des fragments importants
de l'œuvre de Quadratus se sont incorporés à des
d livres postérieures. De même que le roman de Bar-
laam et Joasaph a gardé de longs extraits d'Aristide,
de même se retrouveraient des morceaux plus ou moins
considérables de Quadratus, soit dans les Hcmélies clé-
mentines, soit dans l'apologie que, dans les Actes de
son martyre (attribués à Métaphraste), présente sainte
Catherine (P. G., t. cxvi, col. 276 sq.), soit dans une
apologie analogue incorporée aux actes de saint Eus-
T.
XIII
46.
L431
QUADRATUS — QUAGLIA (JEAN-GENÈS)
1432
tratius. Ibid., col. 489 sq. La preuve reste à faire de ces
hypothèses brillantes, dont E. Seeberg et J. Armitage
Robinson ont montré la fragilité. Jusqu'à plus ample
informé, il convient de ne porter au compte de Qua-
dratus que la demi-douzaine de lignes sauvées par
Eusèbe. Elles ont d'ailleurs leur intérêt. On les rap-
prochera d'un fragment de Papias, emprunté au 1. II
des Explications des discours du Seigneur, suivant
lequel « des personnes ressuscitées par Jésus vécurent
jusqu'au règne d'Hadrien ». Voir le texte dans Funk-
Bihlmcyer, Die apostolischen Vàter, fasc. 1, Tubingue,
1924, p. 139. On se trouve en présence d'un argument
apologétique qui se transmettrait dans les milieux
asiates en relations plus ou moins étroites avec l'en-
tourage de l'apôtre Jean. La preuve de la divinité du
Christ et de sa religion par les miracles — preuve qui
est le leitmotiv de l'évangile johannique — était dès
ce moment au premier plan.
Pour la littérature ancienne se reporter aux manuels et
aux traités de patrologie : O. B.jrdenhewer, Allkircliliche
Lileratur, 2° éd., t. i, p. 183-187; A. Harnaek. Allchristliche
Literatur, t. i, p. 95; t. n (Chronologie), p. 209 sq.; Zahn,
Forschungen zur Gescli. des N. T. Kanons, t. VI, 1900,
p. 41 sq. (plaide encore l'identification de l'apologiste et
du « prophète »).
Sur l'hypothèse de J. Rendel Harris voir les articles de
celui-ci dans The Bxposilor, 1921, p. 147 sq., et dans Bulletin
o/ John Bylands librarg, 1924, p. 384-397. En sens contraire:
Kriiger, dans Theol. Lileratur- Zeilung, 1923, col. 431 ; 1924,
col. 544; E. Klostermann et E. Seeberg, Die Apologie der
heil. Kalhurina, Berlin, 1924 ( = Schriften der Kônigsbcrger
Gelelvlen Gesellschajt, geisleswissensch. Klasse, i. Jahrg.,
2. Heft); J.-A. Robinson, dans Journal o/ theological studies,
t. xxv, 1923-1924, p. 246-253.
É. Amann.
QUADROS (Diego de), jésuite espagnol. Né à
Madrid en 1677, entra dans la Compagnie de Jésus
en 1698, enseigna avec grand succès d'abord la philo-
sophie et la théologie scolastique, puis, à Alcala et
à Madrid, l'Écriture sainte et l'hébreu. Il mourut à
Madrid le 1er avril 1746.
Ouvrages théologiques. — ■ Palœslra scholastica,
Madrid, 1722, in-4°, manuel pour les disputât ions
publiques. — Palœslra biblica, Madrid, 1723-1731,
4 vol. in-fol., traite diverses questions d'introduction
biblique et surtout d'exégèse. — De incarnatione Verbi
Divini, t. i, Madrid, 1734, in-fol. — Caduceus theo-
logicus et crisis pacifica de examine thomistico, in ires
partes divisa, Madrid, 1733, in-fol; publié sous le pseu-
donyme de Martin Ortiz, cet ouvrage est destiné à
réfuter divers thomistes, en particulier Martin de Hoz,
auteur de l'Examen tlwmisticum et scrutinium Iheolo-
gicum, Massoulié, Gravcron, Benitez, etc.; l'ouvrage
fut mis à l'Index en 1739; cependant la prohibition ne
fut pas étendue à l'Espagne, et l'auteur publia même
en 1741 à Madrid un second volume, dirigé surtout
contre Benitez, mort deux ans auparavant comme
évêque de Zamora.
Ilurter, Nornenclalor, 3e éd., t. iv, col. 1436-1438; Som-
morvo^ol, Biblioth. de lu Compagnie de Jésus, t. VI, col. 1328-
1330; 11. Reusch, Der Index der verbolenen Bûcher, I. n o,
p. 682.
J.-P. Grausem.
QUAGLIA Jean-Genès, frère mineur du XIVe sic
de, (|ue l'on confond bien souvent soit avec Jean
Buralli de Parme (f 1289), ministre général de l'ordre
des mineurs et inscrit au rang des bienheureux (voir
i. vm, col. 791-796, où il est dit à tort être mort
en 1279), soit avec le dominicain Jean de Parme, qui
fut lecteur à Bologne en 1313. Malgré des recherches
assidues, nous ne sommes parvenus qu'à rassembler
un nombre très restreint de renseignements biogra-
phiques sur Jean Quaglia, dénommé encore Quaya,
Quaia, Qualia ou tout simplement Jean de Parme.
Nous savons qu'il fut promu docteur et maître en théo-
logie à l'université de Bologne. L'année exacte ne peut
être déterminée avec précision. La date de 1385, assi-
gnée par Mazzetti, Memorie storiche sulla uniuersilà di
Bologna, Bologne, 1840, p. 297, doit être rejetée. D'une
bulle de Grégoire XI il résulte en efïet que le 7 mars
1373 ce pape ordonna à l'évêque de Bologne ut Joanni
de l'arma, ord. min... honorem magisterii et docendi
licentiam largiatur. Voir Bull, francise, t. vi, n. 1253.
De plus, si, dans un document bolonais de 1372, il est
question du même Jean de Parme (et il n'existe aucune
raison plausible d'en douter) et si le titre de maître ne
lui est donné à tort, il faudrait encore avancer la date
de 1373 puisque, le 3 janvier 1372, magisler Joannes de
Parma, ord. min., figure parmi les examinateurs du
mineur Jacques Cortese de Plaisance. Voir L. Frati,
Charlutarium studii Bononiensis, t. iv, Bologne, 1919,
n. 1087. Ensuite Jean Quaglia examina à Bologne, le
3 février 1375, le dominicain Odoric de Forli, et, le
8 juin 1383, le mineur François de Bardis de Florence
reçut à Bologne les insignes du doctorat de consilio et
assensu magistrorum Joannis de Parma ordinis minorum
et Johannis de Allamania ordinis carmelitarum, dictœ
facultalis projessorum ibidem prœscnlium. Voir Chart.
studii Bonon., t. iv, n. 1144; B. Bughetti, O. F. M.,
Documenta quœdam speclanlia ad sacram inquisitionem
et ad schisma ordinis prœserlim Tusciie circa fincm
sœculi XIV., dans Arch. franc, hist., t. ix, 1916, p. 377;
J.-H. Sbaralea, Supplementum, t. Il, p. 80.
De son côté, N. Papini, O. M. Conv., écrit que, vers
1380, Jean Quaglia enseignait à Pise, où il compta
parmi ses élèves les fils de Pierre Gambacorta, duc et
gouverneur de cette ville. Voir Miscellanea jrancescana,
t. xxxii, 1932, p. 34. B. Pergamo, O. F. M., / frances-
cani alla jacollà leologica di Bjlogna ( 1364-1500 ), dans
Arch. franc, hist., t. xxvn, 1934, p. 16, tient ce séjour
à Pise pour très probable, non seulement parce que le
Chartularium de Bologne ne donne aucune notice de
Jean Quaglia entre 1375 et 1383, mais aussi parce que
Jean Quaglia a dédié serenissimo milili magnific.ngue
domino domino Benedicto de Gambacurlis de Pisis, son
ouvrage De civitate Christi et qu'il a composé un recueil
de sentences morales en vers latins et italiens amore
nobilis Andrée nati celsi domini Pétri Gambacurle. A la
suite d'I. Alîô, O. F. M., Memorie degli scritlori e letle-
rati parmigiani, t. n, Parme, 1789, p. 97-103, les
auteurs tiennent généralement que Jean Quaglia mou-
rut vers 1398.
Le fait d'avoir confondu au cours des siècles le
bienheureux Jean de Parme avec Jean Quaglia et le
dominicain Jean de Parme a entraîné nécessairement
une confusion dans l'attribution des ouvrages compo-
sés par l'un ou l'autre de ces auteurs. Pour distinguer
le certain de l'incertain, nous diviserons les ouvrages
de Jean Quaglia en ouvrages certainement authenti-
ques, douteux et apocryphes.
1° Parmi les ouvrages certainement authentiques, il
faut ranger les suivants : 1. Rosarium, inédit, conservé
dans le ms. 105, fol. 3 r°-43 v°, de la bibl. universitaire
de Gratz (cf. B. Pergamo, art. cité, p. 16); le ms. 21 826,
fol. 1 r°-48 r°, de la bibl. royale de Bruxelles (cf. J. Van
den Gneyn, Calai, des mss. de la bibliothèque royale de
Belgique, t. m, p. 292, n. 2101; Ubald d'Alençon, Des-
cription d'un ms. inédit de Jean Quaglia de Parme.
dans Éludes franciscaines, t. xi, 1901, p. 565-567);
ms. plut. XIX, 20, de la bibl. Laurentienne, de Florence
(cf. A.-M. Bandini, Catal. rod. latin, bibliolhecx Lau-
renlianie, t. i, p. 568); le ms. D. 44, sup., de la bibl.
Ambrosienne de Milan (cf. I'». Pergamo, art. cit., p. 16);
le ms. A. 042 de la bibl. communale de l'archigymnase
de Bologne (cf. (.. Mazzatinti, Inventarî dei manoscritti
délie bibliotechc d'Italia, t. xxxii, p. 103); le ms. 2391
de la bibl. universitaire de Bologne (cf. L. Frati,
1433
QUAGLIA (JEAN-GENÈS)
1434
Indice dei codici latini conseruati nella R. biblioteca
universitaria di Bologna, Florence, 1909, p. 470,
n. 1212); le ms. 522 (D. 8. 25), fol. 1-63, de la bibl.
Angélique de Rome (cf. H. Narducci, Catal. cod. mss.
prœter graecos et orientales in bibl. Angelica, t. i,
Rome, 1893, p. 232); le Vat. lat. 7633 de la bibl. Vati-
cane (cf. J.-H. Sbaralea, op. cit., p. 80); le ms. 7(40)
de la bibl. communale de Serrasanquirico (cf. G. Maz-
zatinti, op. cit., t. i, p. 156); le ms. XX. 439 de la bibl.
Antonienne de Padoue (cf. A.-M. Josia, / codici manos-
critti délia biblioteca Antoniana di Padova, Padoue,
1886, p. 186); le ms. C. M. 206 du Musée civique de
Padoue; le ms. BB. 145.3 de la bibl. Colombine de
Séville; le cod. 1302 (H. V. 40) de la bibl. nationale de
Turin (cf. B. Pergamo, art. cit., p. 16-17); le ms. 440,
f. 1 r°-81 r°, de la bibl. communale d'Assise, auquel
nous emprunterons les données qui suivront. I. Allô
énumère encore des exemplaires du Rosarium, qui se
trouvaient de son temps dans les bibliothèques de
Parme, Barberini à Rome (ms. 246), de Saint-Sauveur
à Bologne (ms. 470), trois exemplaires à la biblio-
thèque de Saints- Jean-et-Paul à Venise (mss. 180, 181,
182), dont un aurait été écrit en 1411: deux copies
enfin à la bibliothèque des augustins de Padoue. Voir
op. cit., p. 102.
Le Rosarium commence : Factus est homo in animam
viventem, Gen. 2 c. Quoniam ut ait Boethius, 2 de con-
solatione, prosa quinta, humane nature ista conditio est
et finit : Qui probalus est in illo et perfectus inventus
est erit illi gloria eterna ad quam gloriam nos perducat
jhesus Xristus dei filius, qui vivit et régnât per omnia
secula seculorum. Amen. Il faut noter que le ms. de
Gratz a été transcrit par le P. Barthélémy de Mantoue
le 25 décembre 1386, donc du vivant de l'auteur. Dans
l'introduction qui dans le ms. d'Assise précède le
texte, Jean Quaglia aflirme, que, sur les instances de
plusieurs personnes désirant vivre saintement, il a ré-
digé ce traité, dans lequel il traite des différentes condi-
tions humaines d'après les diverses habitudes dans les-
quelles vivent les hommes. L'ouvrage comprend quatre
parties, dont la première est consacrée à quelques
conditions générales des hommes; la seconde, à la
condition viciée; la troisième, à l'état vertueux; la
•quatrième, à la vie glorieuse des hommes. Il explique
ensuite qu'il a voulu appeler cet ouvrage Rosarium
parce qu'il y recueille dans les ouvrages des philo-
sophes et des poètes des roses odoriférantes qui
risquent d'y étouffer entre les épines des erreurs et des
mensonges. La première partie comprend 14 chapitres,
la deuxième 13, la troisième 12, et la quatrième 12.
2. De civitate Christi, dédié à Benoît de Gambacorta
de Pise, est contenu dans le ms. 195, fol. 43 v°-86 v°, de
la bibl. universitaire de Gratz, écrit par Barthélémy
de Mantoue, O. F. M., pendant qu'il était étudiant à
Plaisance, le 15 mars 1387, donc du vivant encore de
Jean Quaglia; le ms. 283 de la bibl. du séminaire
d'Eichstàtt; le ms. Carth. 117 (lxxii) de la bibl.
publique de Mayence; le ms. A. 117 inf. 2 de la bibl.
Ambrosienne de Milan (cf. B. Pergamo. art. cit., p. 17-
18); le ms. plut. XX, 30 de la bibl. Lmrentienne de
Florence (cf. Bandini, op. cit., t. i, p. 638); le ms. 181,
fol. 1 r°-61 r°, de la bibl. communale d'Assise. I. Affô
op. cit., p. 99, note 1, affirme que cet ouvrage était
conservé aussi dans le Vat. lat. 5057 et, d'après les
notes du P. Fidèle de Fanna, il aurait été contenu éga-
lement dans le ms. H. IV. 8 de la bibl. universitaire
de Turin, détruit dans l'incendie de 1904. Voir B. Per-
gamo, art. cit., p. 18, note 4. D'après L. Wadding,
Scriptores ord. minorum, p. 141, I. Allô, op. cit., p. 101,
A. Pezzana, Continuazione délie memorie degli scrittori
e letterati parmigiani, t. vi b, Parme, 1827, p. 119, sui-
vis par tous les autres auteurs, cet ouvrage aurait été
publié à Reggio Emilia en 1501, et à Rome en 1523.
L. Hain, Reperlorium bibliographicum, t. i a, Berlin,
1925, p. 448, n. 7557, cite une édition de 1500, sans
nom de lieu. Le texte de l'ouvrage qui débute : Fun-
damenta ejus in montibus sanctis, ait ille David prophe-
larum eximius atque lotius populi Dei rex illustrissimus
mente perscrulans de beatissima Jérusalem civitate
superna, ps. Lxxxvi, est précédé d'une courte préface,
dans laquelle Jean Quaglia dédie son traité à Benoît de
Gambacorta et reconnaît que cet ouvrage a été com-
posé au prix d'un travail ardu et d'efforts pénibles. Il
termine : Et sic ibunt in vitam eternam ad quam per por-
tas hujus sancte civitatis Christi nos introducere dignetur
inclitus dux et capitaneus Dominus noster Jésus Chris-
tus qui vivit et régnât per omnia secula seculorum. Amen.
3. Expositio super Pater noster, inédit, conservé dans
le ms. 176 de la bibl. Classense de Bavenne (cf. G. Maz-
zatinti, op. cit., t. iv, p. 185); le ms. 19 5, fol. 87 r°- 92 v°
de la bibl. universitaire de Gratz, mutilé à la fin; le
ms. 1302 (H. V. 40) de la bibl. nationale de Turin
(cf. B. Pergamo, art. cité, p. 18). Tandis que le ms. de
Gratz débute : Nalus Filius Dei volens discipulos docere
quemadmodum in spiritu Patrem adorantes orurent,
brevem sed ulilem docuit eos orationem dicere et finit :
Terra mola elenim celi distillaverunt, le ms. de Turin
commence : Volens Filius Dei discipulos docere, etc.,
et termine : Declaralionem horum versus (sic) habes
sunerius ut palet.
4. Hexaemeron, inédit et trouvé par le P. Fidèle de
Fanna dans le ms. 195, fol. 93 r°-175 r°, de la bibl. uni-
versitaire de Gratz, mutilé au début; le ms. 1.2 de la
bibliothèque des conventuels de \Vurtzbourg (cf. B.
Pergamo, art. cité, p. 18-19). Tandis que le premier
débute : Rem hinc dejormem amico dixit Pitagoras in
quodum opère suo amicum blundem cave eu jus amarum
est semper quod polesl... In principio creavit Deus celum
et terram, Gen. primo cap. Licet quatuor sint modi prin-
cipales sacram scripturam exponendi, et finit : Per quam
spero firmiler ad vitam eternam devenire, si servavero que
mandantur in ea cum udjutorio Dei cui sit honor et
gloria in secula seculorum. Amen, le ms. de Wurtzbourg
commence : In principio creavit Deus celum et terram.
Quoniam nalurale desiderium quorumeumque mortalium
fertur in bonum, et termine : Si servavero que mandantur
in ea cum adjutorio Dei cui est honor et gloria.
5. Proverbia en vers latins et italiens, conservés
dans le ms. 20 de la bibl. communale de Fabriano,
incomplet (cf. G. Mazzatinti, op. cit.. t. i, p. 232); les
mss. II. u.15, fol. 38 v°-39 v°; //. 11.67, fol. 141 r°-
151 r°; //. ix. 141, fol. 70 v°-72 v°, incomplet, de la
bibl. nationale de Florence (cf. G. Mazzatinti, op. cit.,
t. vm et xn, p. 138, 177 et 23); le ms. 165 de la bibl.
communale de Sandaniele dei Friuli (cf. G. Mazza-
tinti, op. cit., t. m, p. 137); le ms. nouv. acq. lat. 1905,
fol. 96 r°-103 v°, de la Bibl. nationale de Paris
(ci. II. Omont, Nouvelles acquisitions du département des
manuscrits pendant les années 1905-1906, Paris, 1907,
p. 29); le ms. 537, de la bibl. Buoncompagni à Rome;
le ms. 4 40, fol. 81 v°, de la bibl. communale d'Assise,
contenant les cinq premières sentences. Il en existe
deux éditions, la première, incomplète, ne comprenant
que 30 sentences, faite d'après le ms. de Fabriano par
A. Zonghi, Saggio di sentenze trasporlatr in poesia vol-
gare da fr. Giovanni di Gcnesio di Quaglia da Parma
dell' ordine dei minori, Fabriano, 1879; la deuxième,
complète et comprenant 100 sentences, faite d'après le
ms. Boncompagni par II. Narducci, Sentenze morali
ridotti in versi latini ed ilaliani da Fr. Gio. Genesio du
Parma, dans Miscell. francesc, t. m, 1888, p. 131-139.
Cet ouvrage constitue un recueil de KHI sentences
morales en vers latins et italiens, qui débute : Felicem
quisquis sludii vull langere metam — Régis optm summi
petal, hune reverenlcr udorans. — Comenci : A Dio chi
vole imparare, — El sapere cum reverencia si de' doman-
1435
QUAGLIA (JEAN-GENÈS) — QUAINO (JÉRÔME
1436
darc, et termine : Tu, si noslrorum factorem nosce melro-
runi - - Eximium cupies, horum primordia junges. —
Chi vole sapere l'autore de questi uersi, — De gli allri
zunga inscrite i capoversi. Les lettres initiales des cent
vers latins donnent l'acrostiche suivant qui se lit à la
lin de l'ouvrage : Frater Johanes Ccnesius Quaia de
Parma, sacre théologie magisler, ordinis fratrum mino-
rnm professor illuslris, jccit hoc opus ad honorent Dei,
béate Marie virginis, et beati Francisci, cl amore nobi-
lis Andrée nati celsi domini Pétri Gambacurlc. 1 Je cette
dédicace à André Gambacorta, lils aîné de Pierre Gam-
bacorta, duc et gouverneur de Pise, qui fut créé che-
valier en juillet 1381 et mourut peu après, J.-H. Sba-
ralea, op. cit., p. 80, et H. Narducci, art. cit., p. 130,
concluent que Jean Quaglia doit avoir composé le
recueil des sentences avant 1381, probablement pen-
dant les années qu'il enseigna à Pise.
2° Aux ouvrages douteux appartiennent : 1. De
incarnalione Christi, contenu dans le Val. lai. 5120, qui
commence : Quoniam occasione cujusdam sermonis,
quem ad clcrum jeceram de adventu D. N. Jesti Christi,
et expose de nombreux témoignages des païens en
laveur de la divinité du Christ; voir J.-H. Sbaralea,
op. cil., p. 80; I. Allô, op. cit., p. 103; — ■ 2. Sermones
quadragcsimalcs, conservés dans le cod. Val. lat. 7726
(voir J.-H. Sbaralea, ibid.). Comme le dit B. Pcrgamo,
art. cité, p. 20, note 2, seul un examen attentif de ces
deux ouvrages pourra déterminer avec certitude s'il
faut les attribuer à Jean Quaglia ou au dominicain
Jean ae Parme. De même pour les Commentaires sur
la Bible et les Sentences, que Barthélémy de Pise, De
conformitate, 1. I, fruct. vin, pars 2, dans Analecta fran-
ciscana, t. iv, p. 337, attribue à Jean de Parme, et dont
jusqu'ici il n'existe pas de traces, il est impossible de
dire avec certitude s'il s'agit du bienheureux Jean
Buralli ou de Jean Quaglia. Quant au principium :
Utrum Dei infinita polentia possit vel potuit producere
mundum ab elerno, contenu dans le ms. Q. 99, fol.
90 v° de la bibl. de la cathédrale de Worcester et
attribué à maître Jean de Parme, A. -G. Little soutient
qu'il ne peut pas être question du bienheureux Jean de
Parme, mais qu'il faut probablement attribuer ce
principium au dominicain Jean de Parme. Voir A. -G.
Littlc-F. Pelster, S. J., Oxford thcologg and thcologians
c. A. D. 12X2-1302, Oxford, 1931, p. 225, 276 et 322.
D'après B. Pergamo, art. cit., p. 20, note 2, il faudrait
encore considérer comme l'œuvre de ce dominicain la
question métaphysique disputée à Bologne en 1337,
dont parle A.-M. Bandini, op. cit., t. m, p. 105, conservée
dans 1- l'esul Vil de la bibl. Laurentienn ■ (Florence).
Enfin F. Pelster m .-ni ionne un Correciorium corruptorii,
attribué à Je m de Parme, O. P. dans le ms. A. 013
de la bibl. communale deBologn \ C. Sclwslastik, t. r,
1926, p. 158. Il faut toutefois noter que Quétif-Échard,
Scriptores <>. /'., t. i, p. 906, attribue au dominicain
Jean de Parme plusieurs ouvrages qui reviennent de
fait au mineur Jean Quaglia.
3° Les traités De medecinis et De consolatione inedi-
cinarum sonl à reléguer parmi les ouvrages apocryphes
de Jean Quaglia, auquel ils sont attribués par J.-H.
Sbaralea, op. cil., p. 79. D'après I. Afïô, op. cit., p. 42-
19, ils seraient l'œuvre ou bien du médecin Jean de
Parme, lils d' Albert de Fusià, qui vécut au début du
xivc siècle, OU bien du chanoine Jean de Parme, égale-
ment médecin, qui jouit d'une glande réputation vers
135(1.
I.. Waddinç, Scriplores ordinis minorum, Rome, 1906,
p. Ml et 146; .1.-11. Sbaraleq, Supplementum ml scriptores
<ird. minorum, t. n, Rome, 1921, p. 7(.t-8u; r. AtTô, O.F.M.,
Memorie degli scrittorl c lelterall parmlglant, t. n, Parme,
l7K'i, p. 97-108; A. Pezzam, Conttnuazione délie memorie
dcqli scriltori e letti-rali parmigiculi, t. VI, 2" part., l'arme.
1827, p. 1 17-121 ; !.. Fratl, Charlularlum studii Bononiensis,
t. iv, Bologne, 1911), n. 1087 et 1144; Ubald d'Alençon,
O.M. Cap., Description d'un manuscrit inédit :ic .hum Qua-
glia de Parmr. dans Études franciscaines, t. xi, 1904,
p. 565-567; E. Narducci, Senlenze morali ridolle in versi
lalini ed ilatiani du lr. Gio. Genesio da l'arma, dans
Miscellanea francescana, t. m, 1888, p. 129-139; Fr. Fhrle,
S. .J., / più anlichi staluli délia facoltà teologica deir univer-
sité di Bologna, Bologne, 1932, p. 104; B. Persnmo, O.F.M.,
/ francescani idla facoltà teologica di Bologna (1364-1500),
dans Arch. franc, hisl., t. XXVII, 1934, p. 15-20.
A. Teetaert.
QUAINO Jérôme, prédicateur et théologien de
l'ordre des servîtes. Il naquit à Padouc en 1524, entra
fort jeune au couvent des servîtes de cette ville. Encore
adolescent, il enseignait déjà la philosophie dans leur
couvent de Bologne. Dans ce couvent aussi et surtout
dans celui de Padouc, il (it pendant de longues années
le cours de théologie, jusqu'à ce qu'il fût pourvu, en
1571, dans l'université de cette dernière ville, de la
chaire d'Écriture sainte érigée en 1551 et occupée
avant lui successivement par Adrien de Venise, O. P.,
et par Jérôme Vielmi, évoque d'Argos, qui avait pris
part au concile de Trente et avait été transféré, le
13 août, au siège de Cittanova, en Istrie. Quaino fai-
sait déjà partie, depuis 1552, du collège des théologiens
de l'université. Très versé dans les lettres grecques et
latines, il eut un long et brillant enseignement, et les
historiens de Padoue se demandent s'il faut admirer le
plus son érudition ou son éloquence. Il se livra aussi à
la prédication et il y eut les succès les plus vantés. « Des
foules d'auditeurs le suivent, écrit Scardeoni; aucun ne
se trouve rassasié de sa parole; -plus on l'a entendu,
plus on s'empresse pour l'entendre encore. » Enfin, il
exerça des charges importantes dans son ordre : prieur
du couvent de Padouc, provincial de la Marche de Tré-
vise, longtemps vicaire du prieur général et appelé à de
plus hauts destins encore, s'il n'avait été emporté par
une mort prématurée, à 58 ans, le 31 janvier 1582. On
lui fit de somptueuses funérailles et une tombe mar-
quée de son effigie et d'un solennel éloge dans l'église
des servites de Padoue (le texte en est reproduit par
le P. A. P. M. Piermei, d'après Giani, t. n, p. 271).
Jérôme Quaino a laissé de nombreux ouvrages :
1° Imprimés : Predica falta in Udine nella chiesa mag-
giore, Venise, 1558, in-12; Prœ/atio in Acluum aposto-
licorum cxplanaliottem habita Bononiœ in œdibus divi
Johannis in Monte..., Bologne, 1561, in-4°; Predica
delta preparazionc a pila eterna e délia temperanza.
publiée dans les Conciones illustrium quorumdam theo-
logorum de Thomas Porcacchio, Venise, 1566, in-8°;
Oratio gratulatoria in adventu Nicolai Ormanclti .
episcopi Patavini, habita /tontine sacri theologorum col-
legii kal. nov. lr>70, Padoue, 1572, in-4°; De sacra his-
toria, oratio habita in celeberrimo Patavino gymnasio per
R. P. F. Hieront/mum Quainum, ordinis servorum.
cum publiée Aelus apostolicos esset auspicaturus III idus
novembris 1571, Padoue, 1572, in-4°; Lectiones de ter -
restri paradiso, Padoue, 1571 (d'après Giani).
2° Manuscrits (d'après Giani) : Explication.es in *,<■
ncsim; In librum Job: In Actus apostolorum; lu epis-
lolam ad Romctnos: Orationes L habita', diversi.; tem-
poribus in junere illustrium virorum; Sermones mnlti,
quos srepe in universilate theologorum pro laureandis
doctoribus habuerat; Carmina (on retrouve quelques
uns de ces poèmes dans le ms. 22 i de la bibliothèque
des servites de Florence). Papadopoli joint a cette
liste les ouvrages suivants : Commentaria in libros Re-
gum; In Tobiam, Esther et Judith; Quœslioncs de Deo
trino et uno; De sacramenlis no vin legis; De liberlalc
arbitrii, De gralia.
A.-P.-M. Piermei, Memorabilium sacri ordinis seroorum
B.M.V. breoiarium..., 1. iv, Rome, 1934, p. 158-t59;
Poccmnti, Chronicon rerum latins ordinis servorum B.M.V. ,
Florence, 1567 et 1616; Giani, Annales sacri ordinis fratrum
1437
OUAINO (JÉRÔME) - QUAKERS
1438
servorum B.M.V..., Florence, 1618-1622; rééd. de Garbi,
Lucques, 1710-1723, t. Il, p. 195, 2(13, 214, 222, 271;
Riccohoni, De gymnasio Patavino commentariorum libri sex,
Padoue, 1598, 1. II, p. 46; Tomasini, De gymnasio Patavino
commentarius, t'dine, 1654; Papadopoli, llisloria gijmnasii
Patavini..., 2 vol., Venise, 1720, 1. III, sect. n, c. xm,
n. 82; Facciolati. Fasti gymnasii Patavini..., 2 vol., Padoue,
1757; Scardeoni, De urbis Patauii ahtiquilate el claris civibus
Palavinis libri très, Venise, 1538, el Bâle, 1560; Hurter,
Xomenclator, 3e éd., t. ni, p. 2(>(>.
F. BONNARD.
QUAKERS. — Sobriquet donné aux membres de
la secte protestante des Amis. L'origine de ce nom sera
donnée plus bas. Ils s'appellent volontiers également
Enfants de la Vérité (Children of Trulh), Enfants de
la Lumière (Children of Light), Amis de la Vérité
(Friends of Truth), mais le plus souvent Amis tout
court (Friends). 1. Historique sommaire. II. Doctrine.
III. État actuel.
I. Historique. - Le créateur de la secte fut George
Fox. Ce personnage est une étrange apparition dans
l'Angleterre du xvir siècle. Il est, peut-on dire, un
fruit du puritanisme de l'époque. Voir Puritanisme.
Il naquit en juillet 1624, à Drayton, au comté de Lci-
cester, non loin du pays natal de Wiclef. Son père était
un humble tisserand. C'était le temps où chaque foyer
chrétien voulait posséder el lire la Bible. De ce contact
quotidien des esprits avec les saints Livres, interprétés
à l'aide des théories calvinistes plus ou moins mitigées,
résultait un état d'esprit que nous avons appelé le puri-
tanisme, une sorte de tension spirituelle, toute prête à
s'offusquer du moindre relâchement dans les mœurs
privées ou publiques. De là, en quelques âmes, une cer-
taine prédisposition à l'indignation des anciens pro-
phètes contre les péchés du peuple de Dieu. Georges Fox
fut l'un des plus remarquables parmi ces « redresseurs
de torts », parmi ces prophètes de l'Église anglicane.
Il ne connaissait à peu près que sa Bible. Ses lettres
et ses écrits offrent un mélange d'enthousiasme sombre
et de rudesse littéraire. A l'âge de 12 ans, son père
l'avait placé chez un cordonnier, qui était aussi mar-
chand de cuir et de laine. Cela permit à ses admirateurs,
parce qu'il avait manipulé îles toisons de moutons, de
le ranger parmi les illustres < bergers » bibliques, à côté
île David et d'Amos. Ses parents étaient engagés à
fond dans l'Église anglicane, c'est-à-dire dans l'Église
d'État. Il avait 19 ans lorsque se déroula la crise reli-
gieuse latente en son cœur. Un de ses cousins, nommé
liradford, qui était clergyman, l'avait entraîné au
cabaret, en compagnie d'un autre ecclésiastique. On
l'avait fait boire plus que de raison. Au sortir de celle
débauche grossière, il se sentit rempli d'indignation et
de sainte colère contre un clergé aussi peu respectable
et aussi engagé dans les vanités de la terre. Il ne cacha
point sa réprobation à ses deux amis. De retour à la
maison, il ne trouva plus de repos. Il se jeta dans la
prière, soupirant et implorant le Seigneur. Et soudain
« il reçut dans son cœur la parole de Dieu ». Sa rupture
d'avec l'Église officielle date du 9 juillet 1643.
Georges Fox est désormais un autre homme. Il
abandonne ses parents, ses amis, sa patrie. Il com-
mence une vie errante, qui ne lui apportera que des
privations, des avanies, des persécutions. Il sera huit
fois emprisonné, une fois condamné à mort, puis gra-
cié. Bien ne pourra cependant le détourner du but qu'il
s'est fixé : prêcher le respect du Seigneur, le don de
l'âme à Dieu, en dehors de tout rite, de toute formalité
extérieure, de tout sacrement. Sans doute il n'arriva
pas tout de suite à une conception nette de ce dessein.
Il lui fallut, au début, consulter des représentants nom-
breux de la religion et de la science biblique officielle.
Il fréquenta des curés et des professeurs; mais, ne trou-
vant la paix en aucune de leurs réponses, il finit par
répudier tout ce que la tradition religieuse officielle lui
proposait comme moyen de salut. La Bible elle-même
ne lui servit plus que d'échelon pour s'élever directe-
ment à Dieu. Il ne croira plus qu'à l'Esprit. Il n'ad-
mettra plus que le contact direct de l'âme avec son
Créateur et avec le Jésus de l'Évangile. Il n'était pas
le premier à avoir de telles vues. De tout temps, au
sein de l'Église chrétienne, les mystiques ont eu à
résoudre le redoutable problème de l'accord entre l'ins-
piration individuelle et la révélation proprement dite.
Dans l'Église catholique, l'accord s'est toujours fait de
la façon la plus simple et la plus parfaite. Des mys-
tiques tels que saint Bernard, saint François d'Assise,
saint Bonaventure, sainte Catherine de Sienne, sainte
Gertrude, sainte Thérèse d'Avila et tant d'autres ont
fait la preuve que la discipline catholique ne nuit en
rien à la poussée intime de l'Esprit. Le plus simple rai-
sonnement au contraire atteste que l'Esprit ne peut
pas contredire l'Esprit et que les inspirations indivi-
duelles, pour être admises comme d'origine divine,
doivent être en harmonie avec la révélation reconnue
des saints Livres et du magistère créé par Jésus-Christ.
En se soustrayant à la discipline catholique, le protes-
tantisme s'est condamné à osciller perpétuellement
entre une orthodoxie figée et terre à terre et des inspi-
rations sans contrôle et sans garantie. Luther avait
commencé par un appel à la liberté de l'Esprit et par
la proclamation du sacerdoce universel et il finit par
l'établissement d'une Église d'État. Entre lui et ses
amis d'une part, et Karlstadt et les anabaptistes
d'autre part, avait dès le principe éclaté le conflit que
l'on devait retrouver perpétuellement dans l'histoire
des Églises protestantes. Georges Fox appartenait à la
lignée des indépendants, des dissidents, des ennemis de
l'orthodoxie paresseuse et pharisaïque. Il se regardait
comme un envoyé du Seigneur. Il déployait des dons
peu communs d'action sur les âmes. Il ne se contentait
pas de fuir les cérémonies routinières des paroisses
anglicanes. Il interpellait les ministres, il leur jetait
des injures bibliques, les traitait publiquement de
• chiens morts », de •< mercenaires », de prédicateurs de
superstitions. Ses interventions soulevaient les audi-
toires dominicaux des églises, déchaînaient des cou-
rants d'émotions violentes. Les uns prenaient fait et
cause pour lui; les autres, en bien plus grand nombre,
le (ouvraient d'injures ou se jetaient sur lui pour le
faire taire. Ses disciples s'empressaient d'imiter son
exemple. Les réunions paroissiales furent très souvent
troublées par leurs objurgations en style prophétique.
.Mais la sérénité avec laquelle, en de pareilles rencon-
tres, Fox et ses amis tendaient leurs visages el leurs
mains vers les coups et les outrages constituaient pour
leur cause la plus active des publications.
Naturellement, le clergé résistait aux attaques dont
il (Hait l'objet. Il faisait appel à la police et aux tribu
naux. Ce lut au coins d'un de ces procès retentissants
que Fox comparut devant un juge nommé Bennett, au
comté de Derby, pour répondre à une accusation de
blasphème. Fox jeta au juge une adjuration grave
l'invitant a honorer Dieu et à trembler devant sa
parole ». A quoi le juge riposta en traitant Fox de
trembleur < (en anglais quaker). Le nom resta à lux
el à ses adhérents. Au lieu des ternies qu'ils avaient
emprunté à saint .ban: .le ne vous appellerai plus mes
serviteurs, mais mes amis » (Joa., xv. 15, et lit Joa.,
15), ou encore : Croyez en moi, pour (pie VOUS soyez
enfants de la lumière » (Joa., XII, 'M''), on leur appliqua
désormais, surtout dans le camp des presbytériens el
des eongrégationnalistes ou indépendants, l'épithète
injurieuse de trembleurs. Le nom apparaît, dès 1654, a
la l'ois dans un rapport de l'ambassadeur de France à
Londres et dans le Journal de la chambre des communes.
Mais il ne devint général que vers la fin du siècle.
Il ne faut pas oublier que l'Angleterre était alors
1439
QUAKERS
1440
horriblement divisée par la guerre civile. Cromwell
avait abattu la monarchie d'abord, le Parlement puri-
tain ensuite. En contraste frappant avec les méthodes
de Cromwell, Fox, qui eut avec le dictateur deux entre-
vues significatives, était opposé à tout emploi de la
violence. Il condamnait à la fois le serment et le ser-
vice militaire. A la Restauration, le chiffre de ses adhé-
rents atteignait soixante mille. Il vécut assez pour voir
proclamer la tolérance, que lui-même avait tant prêchée,
par l'acte de 1689. Il mourut en 1691.
Dans l'intervalle, la Société des Amis avait fait, en
la personne de William Penn, une brillante conquête.
Penn devait être le plus illustre des quakers. On sait
que c'est lui qui donna son nom à la Pcnsylvanie
( Pennsylvania ) . Penn était le fils d'un illustre amiral, le
conquérant de la Jamaïque. Il fut gagné à la doctrine
de Fox par un prédicant nommé Thomas Lee.
Son père avait fait de vains efforts pour l'arracher à
la secte alors très mal famée des trembleurs. Après un
voyage en France et en Europe, William, qui était un
jeune homme intelligent, droit et distingué, fait, sem-
blait-il, pour tous les succès du monde et de la poli-
tique, se jeta entièrement dans la cause du quakérisme.
Chassé par son père, secrètement encouragé et soutenu
par sa mère, il lança dans le public des écrits en faveur
de la secte : La vérité exaltée (Truth exalted), Le fonde-
ment de sable ébranlé (Sandij foundation shaken), qui
lui valut la prison; Point de croix, point de couronne,
(No cross, no crown), composé en captivité. Son cou-
rage, sa persévérance, finirent par toucher son père. Le
roi intervint en sa faveur. Il sortit de prison. Mais il
reprit la lutte, réclamant avec enthousiasme la liberté
universelle de la religion, la tolérance légale pour tous
les cultes. Il considérait la conscience religieuse comme
une sorte de propriété inviolable, selon les vieilles tra-
ditions anglaises : « Rien n'est plus déraisonnable,
écrivait-il, que de sacrifier la liberté et la propriété
d'aucun homme pour la religion, car ce sont pour lui
des droits naturels et civils... La religion, sous quelque
forme qu'elle se présente, ne fait pas partie du vieux
gouvernement anglais. » England's présent interest
considered, 1672. Cette thèse lui valut de nouveau la
prison en 1670. Vers cette date, son père vint à mourir.
Penn hérita de lui une magnifique fortune. Il la mit
entièrement à la disposition de sa cause, sans cesse
poursuivi par les tribunaux de son pays. Il conçut alors
l'idée d'un établissement en Amérique pour lui et les
siens. L'État devait environ 1 million à son père. Cette
dette lui permit d'obtenir une vaste concession au
nouveau monde.
Ce fut le roi qui exigea que la nouvelle colonie portât
le nom de Pennsylvania. Les quakers allaient pouvoir
y réaliser leurs rêves : une démocratie religieuse, sous
le signe de la parfaite égalité de tous les colons et du
pacifisme intégral. Les colons n'auront pas même
d'armes pour se défendre des Indiens. Penn, dans un
sentiment de justice scrupuleuse, voulut racheter aux
indigènes ce que le roi lui avait déjà vendu. Penn prit
possession de la nouvelle république en 1682. Il con-
clut avec les Indiens, sans sceau ni serment, cette
alliance fameuse dont Voltaire a pu dire qu'elle n'avait
jamais été ni jurée ni violée. Penn y éprouva toutes
sortes de déboires, de la part des colons, il fut ruiné,
poursuivi, arrêté, dut revenir en Angleterre, fut réha-
bilité et remis en possession de sa colonie, en 1699, puis
de nouveau abreuvé de chagrins, dépouillé, jeté en
prison pour dettes, affligé par l'inconduite d'un de ses
fils, frappé de paralysie. II mourut en 1718, et ce ne fut
qu'alors (pie sa grandeur d'âme fut universellement
reconnue et vantée. Il fut une sorte de génie méconnu,
dont les idées finirent par s'imposer, pour des raisons
tout autres du reste (pie celles qui l'avaient guidé.
C'est, pour une large part, à son action, à son prestige.
à la sympathie que la cour avait pour lui, en dépil de
ses bizarreries, que furent dus les bills de tolérance qui,
de 1687 à 1689, d'ébauche en ébauche, passèrent (huis
les lois et les mœurs anglaises.
II. Doctrine. — Les deux hommes qui ont crée le
quakérisme n'étaient pas des théologiens, Fox encore
moins que William Penn. Ils obéissaient à des intui-
tions plus qu'à un système. Beaucoup de leurs adhé-
rents leur ressemblaient : esprits enthousiastes et géné-
reux, mais penseurs ou logiciens médiocres. Le seul
théologien de la secte fut Robert Barclay (1648-1690).
Ce personnage appartenait à une ancienne famille
écossaise. Son grand-père et son père tenaient une
place distinguée à la cour de Charles Ier, puis dans l'ar-
mée. Pendant un séjour en France, pour ses études.
Barclay se convertit au catholicisme. Quand il revint
en Ecosse, il trouva son père gagné aux idées de Fox.
Après une longue résistance, il céda aux objurgations
de son père et se fit quaker lui-même. Il consacra dès
lors son talent à la systématisation de la doctrine de
Fox. Son ouvrage principal, publié en 1676, avait pour
titre en latin : Apologia theologiœ vere christianse. Il ne
fut traduit en anglais que deux ans plus tard, en alle-
mand en 1684, en français, en 1702. Il y eut des cri-
tiques. Barclay répondit à tous ses adversaires. Ses
œuvres complètes furent publiées par les soins de
Penn en 1692.
Barclay semble avoir été ému par le désordre de la
pensée chrétienne de son temps. Luther avait prétendu
remonter aux sources, au christianisme primitif. Bar-
clay remonte, lui, à l'origine même du sentiment reli-
gieux dans le cœur de l'homme. Pour lui, l'âme humaine
est, selon le mot de Tertullien, « naturellement chré-
tienne ». On doit donc retrouver en elle les bases du
vrai christianisme. L'homme est de la race de Dieu. Il
a été fait à son image et ressemblance. De là cet ins
tinct naturel qui porte l'homme vers Dieu, de là le
sentiment religieux. Barclay, confondant l'ordre natu-
rel et l'ordre surnaturel, parle d'une révélation immé-
diate de Dieu à toute âme humaine, s'imposant par son
évidence à tout esprit droit. Apologie, éd. fr., p. 2.
Nous avons donc en nous des intuitions immédiates il
irrésistibles, qui forment nos conceptions religieuses.
C'est ce que les quakers appellent la « substantielle
semence » déposée par Dieu dans l'homme. Mais Bar-
clay ne Veut pas que cette semence soit confondue ni
avec la conscience, ni avec le cœur, ni avec aucune
autre faculté. On pourrait dire qu'elle est d'une part
un sens sui generis : le sens religieux; d'autre part, une
révélation innée, c'est-à-dire un ensemble de vérités
primordiales sur Dieu et l'âme qui seraient le contenu
inaliénable du sens religieux. Barclay interprète dans
le sens qu'on vient de voir le mot de saint Jean : End
lux vera quie illuminât omnem hominem. Fox avait fait
déjà de ce texte un tel usage que les controversistes du
temps l'appelaient le « texte des quakers ».
Contrairement aux autres sectes protestantes, les
quakers ne veulent pas admettre la corruption radicale
et incurable de l'homme par le péché originel. Pour eux
le péché d'Adam n'est imputé à personne jusqu'à ce
qu'on le fasse sien par de semblables actes de désobéis-
sance. Il y a donc corruption initiale, mais non impu-
tation de culpabilité. Barclay estime même que le nu il
de péché originel est un « barbarisme inconnu à l'Écri-
ture », inscripluralis barbarismus. Il suit de là que le
Christ n'a pas eu à nous racheter à proprement parler.
Aucune thèse de Barclay, dans son Apologie, ne porte
directement sur la personne ou l'œuvre de Jésus ré-
dempteur. Ce n'est qu'incidemment qu'il atteste sa foi
en la divinité du Christ et à son intervention dans
l'œuvre du salut de tous les hommes. Le Christ a sati^
fait pour tout l'univers, tant par son obéissance active
(sa vie entière), (pie par son obéissance passive (ses
1441
QUAKERS — QUARESMIUS (FRANÇOIS)
L442
souffrances et sa mort). La plus grande marque d'a-
mour que Dieu ait donnée au monde est le Christ et son
Évangile. Pour nous approprier l'Évangile, nous
devons travailler à obtenir la justification. Barclay
n'admet ni la justification « par la foi seule » et pure-
ment imputée de Luther, ni la justification par le
moyen des rites sanctificateurs de l'Église catholique.
Et pourtant sa théorie de la justification est très
proche de la nôtre. Il y voit deux aspects distincts :
1° L'aspect négatif, qui est le pardon, la rémission des
péchés ; 2° L'aspect positif, qui est l'infusion dans l'âme
du chrétien de la propre justice du Christ, en sorte que
le fidèle soit enté au corps du Christ. « C'est, écrit
Barclay, cette naissance intérieure en nous, produisant
la justice et la sainteté en nous, qui nous justifie. »
Ajoutons que Barclay repousse avec horreur les dog-
mes calvinistes de la prédestination absolue et de la
grâce irrésistible.
Mais c'est surtout dans le latitudinarisme de leur
conception de l'Église que les quakers ont innové. Ils
admettent une Église catholique hors de laquelle il
n'est point de salut, mais « qui est aussi bien entre les
païens, les Turcs, comme entre toutes les diverses
sortes de chrétiens ». Cette Église est donc une Église
invisible, formée de toutes les âmes sincères et de
bonne foi. A côté de cette Église les quakers admettent
des églises concrètes, mais qui ne sont que des associa-
tions libres entre personnes ayant les mêmes idées spi-
rituelles. Chez eux, les associations doivent avoir des
réunions mensuelles, pour s'occuper de questions tem-
porelles et spirituelles, puis des réunions trimestrielles
élargies, de groupe à groupe, enfin un congrès général
annuel. Il n'y a point de ministres du culte. Les Amis
professent le sacerdoce universel de Luther, étendu
même aux femmes. Chaque chrétien est un prédica-
teur. Le culte est facultatif. Dieu n'a rien ordonné à ce
sujet. On se réunit le dimanche, mais sans regarder la
chose comme d'institution divine. Si l'Esprit parle, il y
a sermon. Sinon, silence plus édifiant, au dire des
quakers, que les vaines répétitions et le « patois de
Chanaan ». Les quakers n'admettent aucun sacrement
pas même le baptême ni la cène. Ils communient spi-
rituellement. On a déjà vu que les quakers répudient
le serment comme opposé à l'Évangile. Ils veulent que
toute réponse se ramène au oui et au non recomman-
dés par le Chiist. Les tribunaux ont fini par ne plus
exiger d'eux le serment officiel et ils se contentent de
leur affiimation. Les quakers ont poussé jusqu'au for-
malisme l'horreur du formalisme. Ils se sont fait une
loi d'une certaine rudesse, dans la conversation, en
répudiant les formes vaines de la politesse plus ou
moins mensongère.
C'est ainsi que l'on peut ériger en dogme l'absence
de tout dogme. Les quakers apparaissent en somme
comme des libres penseurs chrétiens.
III. État actuel. — La secte des quakers ne s'est
guère répandue qu'en Angleterre et aux États-L'nis,
surtout dans ce dernier pays. On ne trouve que des
isolés en Hollande, en France (environs de Nîmes) et en
Allemagne. Ils n'ont jamais été très nombreux. Leur
influence a notablement dépassé leur importance nu-
mérique. Il semble qu'ils n'aient jamais atteint, en
tout, le nombre de deux cent mille adhérents. En 1822.
ils ont subi l'assaut d'un schisme intérieur : un certain
Élie Hick, qui enseignait le déisme pur, fut excom-
munié avec deux mille de ses disciples.
On distingue actuellement : 1. la société orthodoxe
des Amis; 2. la société hicksite des Amis; 3. les Amis
orthodoxes conservateurs wilburites, séparatistes
groupés sous la direction de John Wilbur; 4. la So-
ciété religieuse des Amis de Philadelphie, qui s'est
elle-même séparée des wilburites. Aux États-Unis, les
quatre groupes comptaient, en 1925, 1 361 chefs de
groupes ou ministres (bien que la théologie quakériste
répudie ce titre); 939 églises, 115 528 adhérents. Il doit
y avoir environ 20 000 quakers hors d'Amérique, dont
au moins les neuf dixièmes en Angleterre. Les quakers
publient quatre revues périodiques. Ils ont des mis-
sions en Syrie, aux Indes, en Chine, au Japon, dans
l'Est africain, au Mexique, dans le Guatemala, à Cuba,
en Jamaïque, dans l'Alaska. En 1916, on comptait
32 stations missionnaires, 98 prédicants assistés de
198 catéchistes indigènes, 28 églises, 71 écoles, 2 279
adhérents indigènes. Il est juste de remarquer que les
Amis orthodoxes forment, à eux seuls, les neuf dixiè-
mes des effectifs totaux du quakérisme. Ce qui carac-
térise la secte, dans la lutte des idées actuelles, c'est
l'enthousiasme et la ferveur de leur pacifisme intégral.
I. Sources. — Les œuvres de Fox. surtout son Journal
et ses Lettres; les œuvres de I'enn, dont les principales ont
été citées au cours de l'article; les œuvres de Barclay,
surtout le Catéchisme de 1674 et l'Apologie de la vraie
théologie chrétienne, de 1076; Thomas Evans, An exposition
of llic failli of the religions Society of I-'riends communia
called quakers, Philadelphie, 1829; Rules of discipline of the
religions Society of Iricnds, with advices being extract from
the minutes ami epistles of their gearly meeting held in I.on-
don, from its firsl institution, Londres, 1831.
IL Littérature. ■ — Sewel, History of the Society «/
Iricnds, Londres, 1722, souvent réédité: Clarkson, Portrai-
ture of quakerism, Londres, 1806; Bowntree, Quakerism,
pasi and présent, Londres. 18:W; Gmbh, Quakerism in F.n-
glaml, ils présent position, Londres, 1901 ; Dictionnry «/
national biographfj, art. box et Penn; Prolest, Healencyklo-
pàdie, ait. Quaker, t. xvi, p. 356-380.
L. Cristiani.
QUARESMIUS François, appelé aussi Qua-
resmio, Quaresmino et plus correctement Quaresmi,
orientaliste célèbre de l'ordre des frères mineurs. Ori-
ginaire de Lodi, dans la Lombardie, où il naquit le
4 avril 1583 de la noble famille des Quaresmi, il s'en
rôla très jeune, à l'âge de 1 6 ans, paraît-il, dans l'ordre
des mineurs observants, au couvent de Notre-Dame-
dcs-Grâces, près de Mantoue. 11 passa ensuite au cou-
vent de la Paix, à Milan, où il s'adonna aux études de
philosophie et de théologie. Il enseigna pendant de
longues années la philosophie, la théologie et le droit
canonique et occupa successivement les charges de
gardien, de custode et de provincial de la province de
Milan. Le 3 mars 1616, il s'embarqua pour Jérusalem
et fut élevé la même année aux charges de gardien et
de vice- commissaire apostolique d'Alep, en Syrie, qu'il
occupa jusqu'en 1618. Cette même année, il fut nommé
supérieur et commissaire apostolique de l'Orient et le
resta jusqu'en 1619. Pendant ce temps, il fut empri-
sonné deux fois par les Turcs. En 1620, il retourna en
Europe» mais, en 1625, il était déjà de retour à Jérusa-
lem. En 1626, il lança un appel du Saint -Sépulcre à
Philipe IV, loi d'Espagne, pour l'inviter à reconqué-
rir la Terre sainte. Il lui dédia en même temps son
ouvrage Hierosolymœ afflictse. Entre 1616 et 1626. il
rédigea son remarquable et classique ouvrage Elucida -
tio Terrœ sanctœ. Entre 1627 et 1629, il séjourna à
Alej) en qualité de commissaire pontifical et de vice-
patriarche pour les Chaldéens et les Maronites de Syrie
et de Mésopotamie. En 1629, il revint en Italie pour
faire un rapport au Saint-Siège sur l'état des Églises
orientales. Il regagna ensuite l'Orient, mais on ne peut
déterminer avec exactitude combien de temps il y resta
Il paraît cependant avoir parcouru la contrée entre
l'Egypte et le Sinaï, la Terre sainte, la Syrie, la Méso-
potamie, les îles de Chypre et de Rhodes, Constanti
nople et une grande partie de l' Asie-Mineure. De retour
en Italie, il y continua son apostolat et prêcha avec
grand succès à Rome, à Gênes, à Florence, à Venise, à
Naples et fut chargé de diverses missions en Allemagne
en France, en Belgique et en Hollande. En 1637, il fut
1443 QUARESMIUS (FRANÇOIS) — QUARRÉ (JEAN-HUGUES) 1444
gardien du couvent Santo Angelo à Milan et en 1643 il
acheva un autre grand ouvrage sur la passion du Christ.
De 16 15 à 1(5 18, il exerça les charges de définiteur géné-
ral et de procureur. Quant à la date de sa mort, les opi-
nions sont divisées. Tandis que les uns le font mourir
à Milan, au couvent de Santo Angelo, le 25 octobre
1650 (The calh. encyclopedia, t. xn, p. 592, et Enci-
clopedia uniuersal europeo-americana, t. xlviii, col.
810), d'autres, plus nombreux, le font passer à une vie
meilleure en 1656 (Kirchliches Handlcxikon, t. n,
col. 1639; H. Hurter, Nomenclalor, t. m, col. 1064;
Marcellino da Givezza, Storia universelle délie missioni
francescane, t. vu, p. 442; J.-H. Sbaralca, Supplemen-
tum, t. i, p. 297). Comme ces auteurs n'apportent pas
d'arguments pour justifier leur opinion, il ne nous est
pas possible de nous prononcer. Les mémoires de
l'ordre exaltent la vertu consommée de Quaresmi,
principalement sa piété, sa prudence et sa profonde
humilité.
Les nombreux et excellents ouvrages que Quaresmi
a laissés lui ont assuré une renommée universelle parmi
les orientalistes, les commentateurs de la Bible et les
historiens de la Terre sainte. Parmi eux une place
d'honneur doit être attribuée à Elucidatio Terrœ sanc-
tœ historien, thcologica et moralis, in qua pleraque ad
veterem et pressentent cfusdem Terrœ slatum spectanlia
accurate explieanlur, varii errores refelluntur, verilas
fldeliter exacteque disculitur ac comprobatur, Anvers,
1639, 2 vol. in-fol. de xxx-924 plus 98, et 1014 plus
120 pages. Cet ouvrage, devenu très rare, est rempli de
détails curieux sur la Terre sainte et, de l'avis des com-
pétences, constitue une contribution importante à
l'histoire, à la géographie, à l'archéologie, aux sciences
bibliques et morales. Le P. Cyprien de Trévise, O. F. M.,
en a donné une 2e édition en quatre parties, en 2 vol.
in-fol., à Venise, en 1880-1881. Une biographie assez
complète du P. Quaresmi se lit au début de cette édi-
tion. D'après L. Oliger, O. F. M., Vita e diarii del card.
Lorenzo Cozza già custode di Terra santa e minislro
générale de' jrati minori (1654-1729), p. 186, le P. Bo-
naventure de Dantzig, O. F. M., archiviste de la cus-
todie de Terre sainte, aurait été chargé en 1726, par le
P. Laurent Cozza, alors général de l'ordre des frères
mineurs, de continuer l'ouvrage du P. Quaresmi et d'y
ajouter un troisième volume.
Le P. Quaresmi est encore l'auteur des ouvrages sui-
vants : Jerosolymse afllictie et humiliatse deprecatio ad
suum Philippum I V flispaniarum et Novi Or bis poten-
lissimum ac catholicum regem, Milan, 1631, in- 1°, 7 1 p. :
ouvrage très rare (un exemplaire à l'Ambrosienne de
Milan) et qui constitue un appel vibrant pour l'organi-
sation d'une croisade; — Pro confralernitalc SS. Slel-
larii H. Virginis Mariée t radotas, Palerme, 1618, in-4°;
- De sacratissimis l). N. J. Christi quinque vulneri bus
varia, pia et luculcnta traclatio, Venise, 1652, 5 vol.
in-fol. de 202. 258, 368, 400, 271 p., avec un index de
200 p., dont, d'après J. Golubovich, il existe seulement
trois exemplaires, un à l'Ambrosienne. un à la biblio-
thèque Brera de Milan et un à la bibliothèque natio-
nale de Florence; — Ad SS. DD. N. Alexandrum VII
Pont. Opl. Max. pia vola pro anniversaria passionis
Chrisli solemnitate, Milan, 1656, in-4° de xx-58 p., dont
un exemplaire esl conservé à l'Ambrosienne. La rela-
tion du séjour que le P. Quaresmi fit (liez le patriarche
des nestoriens en 1029 el des disputes qu'il eut avec
lui, n'est pas son oeuvre, mais celle de son compagnon,
le P. Thomas de Milan, qui l'accompagna chez les nes-
toriens de la Chaldée. Cette relation, découverte parle
I'. Mareellin de Civezza, O. F. M., dans Otlob. 2536 de
la bibliothèque Vaticane, a été éditée par lui dans sa
Sloria universale délie rnissione francescane, I. viii-xi,
p. 597-608, avec le titre Itinerario di Caldea del H. /'.
Francesco Quaresmino e di Fr. Tomaso du Milano, su<>
compagno, min. oss., e Gio. Battista Eliano, maronita,
missionario délia S. Congr. di Propaganda, ed Elia,
palriarcha de' Nestoriani, colli traltati havuti col detlo
patriarcha et con li Nestoriani di Emit el Ratum Hermès
l'anno 1629. C'est donc à tort que quelques historiens,
parmi lesquels J. Golubovich, mettent cette relation
parmi les œuvres du P. Quaresmi.
D'après les auteurs, il faudrait lui attribuer encore
quelques ouvrages restés inédits : Adversus errores Ar-
menorum, 3 vol. in-fol., conservés jadis dans le couvent
Saint-François de Lodi, selon J.-H. Sbaralca, op. cit.,
p. 296, et Kirchl. Handlex., t. n, col. 1639; Apparatus
pro reductione Chaldœorum ad catholicam (idem, 6 vol.
in-fol., que le P. Quaresmi aurait écrit pendant son
séjour parmi les Chaldéens et auxquels il renvoie dans
son ouvrage Elucidatio Terrœ sanctœ, 1. I, p. 51; cf.
Cyprien de Trévise, dans la biographie qu'il écrivit du
P. Quaresmi et qui précède l'édition <Y Elucidatio Ter-
rœ sanctœ; Deipara in sanguine Agni dcalbata, ina-
chevé; Epistolœ ex Oriente, conservées aux archives de
la Propagande. D'après les historiens, tous ces ouvrages
et d'autres encore inédits seraient conservés dans les
bibliothèques de Pavie, de Lodi et de Jérusalem.
Cyprien de Trévise, O.F.M., Vita P. Francisci Quaresmii,
dans le prologue à la 2° éd. de V Elucidatio Terrœ sanctœ,
Venise, 1880; Mareellin de Civezza, O.F.M., Storia univer-
sale délie rnissione francescane, t. vu c, Florence, 1894,
p. 439-442; t. vm-xi, Florence, 1895, p. 583 et 597-608; le
même, Saggio di bibliografia geografica, slorica, etnografica
sanfrancescana, Prato, 1879, p. 479-480; L. Wadding,
Scriplores ord. minorum, Rome, 1900, p. 91; J.-H. Sbaralea
Supplcm°ntum ad siriptores ordinis minorum, t. I, Rome,
1908, p. 296-297; L. Lemmens, O.F.M., Acla S. Congrega-
tionis de Propaganda flde prn Terra sancla, Ire part. 1622-
1720, dans Dihlioleca bio-bibliografica délia Terra sanla e
(lell'Oriente serafico, nouv. sér., t. i, Quaracchi, 1921, p. 35-
:S6, 40, 51-54, 59, 363; L. Oliger, O.F.M., Vita e diarii del
card. Lorenzo Cozza, già custode di Terra santa e ministre
générale de' jrati minori ( 16 34-1729 ), ibid., t. III, Qua-
racchi, 1925, p. 186; J. Golubovich, O.F.M., Série cronolo-
gica de superiori di Terra santa, Jérusalem, 1898, p. 68-69;
le même, art. Quaresmius, dans The catholic encyclopedia,
t. xn, p. 593; II. Hurter, Nomenclalor, 3° éd., t. ni,
col. 1063; J.-Cli. Brunet, Manuel du libraire, t. iv, P.iris,
1863, col. 007; Mislin, Les saints Lieux, Paris, 1876, c. 23;
Sciiez, dans Littcr. Rundschau, 1882, col. 26) sq.
A. Teetaert.
1. QUARRÉ Barthélémy (1580 [ ? 1-1643), né,
vers 1580, à Dijon, d'un professeur du collège de cette
ville; fut pourvu d'un canonicat le 27 avril 1609, à la
collégiale de Dijon et en même temps fut vicaire perpé-
tuel à l'église Saint-Michel. Il mourut à Dijon, en 16 13.
'fous les écrits de Quarré se rapportent à la piété et,
sous un titre parfois singulier, renferment des notions
théologiques intéressantes et des conseils pratiques. On
peut citer La manière de vivre angèliquement, Dijon,
1624, in-12. — Discours spirituels pour consoler les
malades et parents des défunts, ensemble un Traité pour
administrer le sacrement de l'extrême-onction, Dijon,
1627, in-12. — La garde angélique, Dijon, 1631 et
1633, iu-8°. — Le chariot angélique pour conduire les
âmes au ciel, Dijon, 1632, 2 vol. in-8°. — Explication
de l'office el des cérémonies que l'Église, et le peuple
observent aux obsèques, vigiles el messes des trépassés,
Dijon, 1634, in-8°. Ordre de piété, inspiré par le
Saint-Esprit pour assister le saint sacrement, quand on
le porte aux malades, Dijon, 1637, in-12.
Papillon, Btbliolh. des auteurs de Bourgogne, t. n, p. 169;
Morérl, Grand dicl. hisl., éd. de 1750, I. vin, p. 657-658;
Richard et Giraud, Bibliolll. sacrée, t. xx, p. 317.
J. Carreyre,
2. QUARRÉ Jean-Hugues (1589-1656), né à
Dftle vers 1589. docteur de Sorbonne, fut ordonné
prêtre en Mil 3 et devint chanoine théologal de la collé-
giale de Poligny, en Franche-Comté. Il entra à l'Ora-
1445
QUARRÉ (JEAN-HUGUES) — QUARTO DÉCI M ANS
1446
toire en 1018 et fut appelé dans les Pays-Bas, à la
demande de l'abbé de Saint-Cyran et de Jansénius, en
avril 1631. Il acquit alors une grande réputation de
prédicateur; admirateur de Jansénius, il donna une
approbation enthousiaste au livre de VAugustinus, en
octobre 1641. 11 fut prédicateur de l'infante Isabelle,
gouvernante des Pays-Bas, et devint prévôt de la con-
grégation de l'Oratoire en Flandre. Il mourut à
Bruxelles le 26 mars 1656.
Quarré a composé un certain nombre d'écrits, où
Ton trouve presque toujours des traces de son amour
de Jansénius. Il faut citer Trésor spirituel contenant les
excellences du clirislianisme et les adresses pour arriver
à la perfection chrétienne par les voies de la grâce et d'un
entier abandonnement à la conduite de. Jésus-Christ,
dédié à l'infante, Bruxelles, 1632, in-12, revu et aug-
menté, in-8°, Mons, 1633; d'autres éditions parurent à
Paris. 1632, 1637, 1657. Une 7« édition, in-12, Paris,
1660, porte un nouveau titre : Trésor spirituel conte-
nant les obligations que nous avons d'être à Dieu et les
vertus qui nous sont nécessaires pour vivre en par/ait
chrétien. — Les dévots entretiens de l'âme chrétienne,
Bruxelles, 1640, in-12. — Traité de la pénitence chré-
tienne, où sont exposées les parties de ce sacrement et de
la manière de faire une bonne confession, Paris, 1648,
in-12; l'auteur y enseigne l'insuffisance de la crainte
des peines de l'enfer pour obtenir le pardon de ses
fautes. — La vie de la bienheureuse Mère Angèlc, pre-
mière fondatrice de la congrégation de Sainte- Ursule,
enrichie de plusieurs remarques et pratiques de piété bien
utiles pour la conduite de toutes sortes de personnes et la
vertu, Paris, 1648, in-12. — - Réponse <i un écrit qui a
pour titre : Avis donné en ami « un certain ecclésias-
tique de Louvain, au sujet de la bulle du pape Ur-
bain VIII, qui condamne le livre portant le litre : Au-
gustinus Cornelii Jansenii, Paris, 1649, in-12. C'est
une réplique à un ouvrage qui conseillait de se sou-
mettre à la bulle In eminenti; on lit, dans l'écrit de
Quarré, que « l'ouvrage de Jansénius n'a été condamné
que sur un faux supposé, qui n'oblige pas en conscience
car il est inexact que le livre de Jansénius renouvelle
des propositions déjà condamnées dans Baius ». —
Le riche charitable ou de l'obligation que les riches ont
d'assister les pauvres et de la manière qu'il faut faire
l'aumône, Paris, 1653, in-12, dédié à l'archevêque de
Malincs, Jacques Boonen. — Direction spirituelle pour
tes âmes à qui Dieu inspire le désir de se renouveler
de temps en temps en la piété, par une sérieuse retraite
île quelques jours, où sont contenues des méditations sur
Jolis les devoirs du chrétien. Paris, 1654, in-12.
Micîiaud, Biographie universelle, t. xxxiv, p. 602; Moréri,
Graml iliei. hisl., éd. de 1759, t. vin, i>.t'>:>7; Feller-Weiss,
Biogr. univers., t. vu, p. 108; Richard el Giraud, Biilioth.
sacrée, t. xx, p. 310-317; Foppens, Biblioth. sacra. II1 purs,
p. 665-660; de Boussu. Histoire de Mons, p. 4.'Î2; A. Ma-
tliieu, Biogr. montoise, p. 251 ; Paquot, Mémoires poiw servir
à l'hist. lillér. des dix-sept provinces, éd. in-K", t. i, p. 2">0-
260; Swert, Ncerologiiim aliquot utriusque sexus roma.no-
eatholicorum qui vel scientia vel pietate, claruerunt ah anno
1600 usque ad annum 1739, p. 45-46; Batterel, Mémoires
domestiques iionr servir à l'hist. de l'Oratoire, t. n, p. ri:\-
434; Feret, La faculté de théologie de Paris et ses docteurs les
pins célèbres. Époque moderne, t. v, p. :;:'>S-:5!2; Biogr.
nat. de Belgique, t. win, col. 4O3-40C.
J. Carkeyre.
QUARTODÉCIMANS. - Nom par lequel on
désigne les partisans de l'ancien comput pascal, qui
fixait au ! Ie jour de la lune du printemps, à quelque
jour de la semaine qu'il tombal, la célébration de la
fête de Pâques. Voir l'art. Pâques, t. XI, col. 1948 sq.
Cet usage, asiate à sou point de départ, a dû tenter de
s'introduire en Occident. On ne comprendrait pas sans
cela l'attitude du pape Anicet dans cette question, ni,
à plus forte raison, telle du pape Victor. Il est remar-
quable d'ailleurs que le prêtre Hippolyte de Bonn- s'est
préoccupé à deux reprises des quartodécimans ; d'a-
bord dans son Sgntagma, perdu sans doute, mais que
l'on peut reconstituer conjecturalement par la compa-
raison de pseudo-Tertullien, De hœresibus, n. 8, P. L.,
t. n, col. 72, d'Épiphane, Hseres., l, P. G., t. xli,
col. 881 sq., et de Filastrius, Hseres., lxxxvii, P. L.,
t. xn, col. 1198; ensuite dans la Refutatio (Philoso-
phoumena), 1. VIII, c. xvin, éd. Wendland, p. 237.
Mais, s'il y eut à Borne et en Occident une poussée
quartodécimane — pseudo-Tertullien déclare, sans
que nous puissions contrôler son renseignement, qu'un
certain Blastus aurait causé un schisme à ce propos (cf.
Eusèbe, Hist. eccl., 1. V, c. xv) — si cette poussée appa-
raît en relation avec le mouvement montaniste, il faut
croire cependant qu'elle y eut peu de succès. Les héré-
siologues occidentaux du début du ve siècle ne men-
tionnent les quartodécimans que par ouï-dire et par
souci d'être complets; c'est le cas de Filastre, le cas
aussi de saint Augustin, De hœres., 29, P. L., t. xi.ii,
col. 51, auquel l'auteur du Prwdestinatus ajoute
quelques détails, relatifs d'ailleurs à l'Orient et sur
l'authenticité desquels on aimerait être plus au clair.
Cf. 1. I, n. 29, P. L., t. lui, col. 597.
C'est en Orient que la pratique quartodécimane s'est
maintenue. Nous ignorons à quelle date les commu-
nautés catholiques d'Asie y ont renoncé pour se rallier
à l'usage dominical. C'était chose faite a l'époque du
concile de Nicée. Mais ladite coutume s'était gardée
dans les nombreuses sectes de la région phrygienne et
des alentours, où se conservait l'esprit du montanisme,
revigoré dans la seconde moitié du [IIe siècle par les
influences novatiennes. Il n'est pas étonnant que dans
ces milieux, où l'on se piquait d'archaïsme, l'on soit
demeuré fidèle à un usage qui se réclamait du patro-
nage de l'apôtre Jean et des grandes lumières de
l'Asie ». Encore est-il que l'uniformité ne régna pas
longtemps. Pendant que les uns restaient absolument
fidèles au comput judaïque, d'autres se ralliaient à un
nouveau système. On venait de découvrir (après 325),
les Actes apocryphes de Pilule, qui fixaient la date de
la passion de Jésus au 25 mais (8 des calendes d'avril).
C'est cette date qui rallia les suffrages d'un certain
nombre de dissidents. Ils célébraient donc Pâques
comme une fête lixe. C'était en Cappadoce surtout que
cette manière de faire sciait imposée. De CC chef
d'ailleurs, on rompait entièrement aussi bien avec les
chrétiens qu'avec les juifs, dont le comput pascal étail
rattaché à l'année lunaire. Ceux qui procédaient ainsi
ne peuvent plus s'appeler des quartodécimans.
Mais il restait au Ve siècle des quartodécimans
authentiques. Sans appuyer autrement sur la donnée
du Prsedestinatus, qui nous montre saint Jean Chry-
sostome ralliant à l'Église « en beaucoup de cités » de
ces communautés dissidentes, on peut faire état de la
notice de Théodore! dans Ihcrelic. fabul. con/ut., [II,
1. /'. (',., t. i.xxxiii, col. !!)."> ; l'évêque de Cyr note que
les quartodécimans sont en rapports étroits avec les
novatiens. On doit surtout relever la mention qui es1
laite des quartodécimans à la fameuse Actio vi du
concile d'Éphèse (28 juill. 131). connue sous le nom
A'Actio Charisii. A celte séance, un certain Charisius,
économe » de l'Église de Philadelphie, exposa com-
ment à des quartodécimans de la région lydienne qui
voulaient se réunir à la grande Église, des gens de l'en-
tourage de Neslorius (voir ce qui est dit par Sociales,
Hist. eccl.. I. VII. c. xxix, de l'action de celui-ci)
avaient demandé la souscription d'un formulaire de
foi extrêmement suspect au point de vue christolo-
gique. Voir Mansi, Concil., t. iv, col. 1311 sq.; cf.
E. Schwarz, Acta concil. œcum., t. i, vol. i, fasc. 7,
p. H5 sq. Nous avons ainsi une vingtaine d'abjura-
tions, dont les signataires déclarent renoncer à 1' lie
I 147
OUAKTODECIMANS
OU AT RE -TE M PS
1448
résie » quartodécimane; quelques-uns seulement y
ajoutent les cireurs novatiennes. On a douté, il est vrai
de L'authenticité du procès-verbal de cette Actio Cha-
risii, qui aurait été fabriqué en bloquant des docu-
ments de provenance diverse. Mais il n'en reste pas
moins qu'à Éphèse on s'est occupé du cas de quartodé-
cimans désireux de revenir à l'Église catholique. Cette
pièce intéressante et la donnée de Socrates nous invi-
tent toujours à chercher au centre de l'Asie Mineure
l'habitat de ces communautés dissidentes, en rapports
plus ou moins étroits avec les cathares ou novatiens.
L'erreur quartodécimane durera autant que le nova-
tianisme et disparaîtra avec lui.
Voir In bibliographie de l'art. Pâques et «le l'art. Nova-
i il n. I. XI, col. 84!>.
É. Amann.
QUATRE-TEMPS. — Les quatre-temps sont
des jours d'abstinence et de jeûne prescrits par l'Église
au commencement de chaque saison. I. Origine. II.
Histoire. III. Mystique et discipline actuelle.
I. Oiugine. — Deux opinions existent sur la ma-
nière dont se sont établis ces jeûnes périodiques :
1° Pour Mgr Duchesne, ils sont la continuation du
jeûne hebdomadaire des mercredi, vendredi et samedi
« tel qu'il était à l'origine, mais porté à un degré spé-
cial de rigueur, tant par le maintien du mercredi que
par la substitution d'un jeûne réel au semi-jeûne des
stations ordinaires. Le choix des semaines où le jeûne
était ainsi renforcé fut déterminé par le commence-
ment des quatre saisons de l'année. » Les origines du
culte chrétien, 3e éd., p. 233. Les réunions primitives du
mercredi et du vendredi ont été continuées et se sont
terminées, au moins celles du mercredi, par la synaxe
liturgique; la leçon prophétique, sorte de deuxième
épître, disparue de la plupart des messes dans le cou-
rant du ve siècle, s'y est conservée. La messe du samedi
avec ses cinq leçons suivies chacune d'un graduel,
d'une oraison avec Flectamus genua, Levate, du chant
du Bcnedictus et de la lecture d'une épître de saint
Paul, est l'office de la vigile du dimanche, avancé plus
tard au samedi matin : les fidèles passaient la nuit dans
l'église à chanter, à écouter les lectures; la réunion se
terminait par la messe et, jusqu'après saint Grégoire,
le dimanche n'eut pas de messe propre et s'appela à
cause de cela dimanche vacant. Mais cette théorie, qui
rend bien compte du choix des jours, mercredi, ven-
dredi et même samedi, considéré comme la continua-
tion du jeûne du vendredi, n'explique pas suffisam-
ment celui des semaines, ni certaines particularités.
1. En effet, quand ils apparaissent dans l'histoire,
au milieu du ve siècle, avec les sermons de saint Léon;
ces jeûnes n'existent qu'à Rome et jusqu'au milieu du
VIe siècle, ils ne se trouvent qu'à Rome. Tertullien,
saint Jérôme, Eusèbe ne parlent pas des quatre-
temps, quoiqu'ils traitent des jeûnes. Le pape leur
donne une origine trop lointaine en les faisant remon-
ter aux apôtres, en les considérant comme un usage de
la Synagogue conservé par les apôtres : Illud (lempus)
est studiosius observandum, quod aposlolicis accepimus
traditionibus consecralum. Serm., xn, 4. Decimi hujus
mensis solemne jejunium... de. observantia veteris legis
rissumplum est. Serm., xv, 2; cf. xvi, 2; xvn, 1 : xix:
i.xxxix, 1 ; xc, f ; xcn, 1 ; xcm, 3. Le Liber pontiftea-
lis, dont la rédaction est postérieure, en attribue l'insti-
tution à saint Callist e (21 8-225) : C.onstiluitjejuniumdie
sabbati 1er in anno fini, frtimrnli, vitli cl olei sccundiim
prophetiam. Éd. Duchesne, t. i, p. 111. Il les rattache,
comme saint Léon, aux jeûnes judaïques, dont il est
question dans la prophétie fie Zacharie : < Le jeune du
quatrième mois, le jeûne du cinquième, le jeûne du
septième et le jeûne du dixième mois deviendront pour
la maison de Juda des jours de réjouissance el d'allé-
gresse, des solennités joyeuses. » Zach., vm, 19. L'ap-
plication du texte d'un prophète de l'Ancien Testa-
ment aux quatre-temps romains est un rapprochement
ingénieux, rien de. plus. Quant à l'attribution à saint
Calliste de celte institution, rien ne peut permettre de
l'affirmer ni de la contester .
Quelle tpie soit au juste l'époque de leur apparition,
me ou Ve siècle, il est certain que, jusqu'au milieu du
vie siècle, ils n'existent qu'à Rome, malgré l'insistance
des papes auprès des évèques d'Italie et d'ailleurs sur
la nécessité d'observer ces jeûnes des quatre saisons et
de réserver pour ces jours l'ordination des ministres
sacrés. Pelage Ier, parlant de l'un d'entre eux, s'ex-
prime ainsi : « Si l'ordinand ne peut être prêt pour le
samedi après le baptême, qu'il attende jusqu'au jeûne
du quatrième mois. » Dans Yves de Chartres, Decr., vi.
112, P. L., t. clxi.coI. 472. « NiàCapoue, sous l'évêque
Victor au milieu du vic siècle, ni à Naplcs au siècle sui-
vant, ni nulle part en Italie, on ne semble s'être con-
formé en ce point à l'usage romain. » Dom Morin,
L'origine des quatre-temps, dans Revue bénédictine,
t. xiv, 1897, p. 339. Il est donc bien difficile de ratta-
cher à une pratique générale de l'Église ce qui est
resté longtemps le propre de l'Église de Rome.
2. Saint Augustin affirme que, à la fin du ive siècle,
les chrétiens de Rome avaient encore l'habitude de
jeûner toute l'année le mercredi, le vendredi et le
samedi et qu'ils avaient ailleurs des imitateurs : verum
etiam chrislianus qui quarto et sexta et ipso sabbalo
jejunare consuevit, quod fréquenter Romana plebs jacit.
Epist., xxxvi, 8, écrite en 396-397. En 416, le pape
Innocent Ier rappelle à Décentius, évèque d'Eugubium,
l'obligation d'observer le jeûne du samedi toute l'an-
née et non pas seulement la veille de Pâques. Epist.,
xxv, n. 7, P. L., t. xx, col. 555.
3. Comment saint Léon, si l'origine était un jeûne
conservé seulement quatre fois l'année et disparu le
reste de l'année, aurait-il pu lui donner une origine
apostolique? Il y a donc tout lieu de croire que les
quatre-temps existaient bien avant que l'ordonnance
primitive de la semaine liturgique eût été modifiée.
2° Plusieurs auteurs, parmi lesquels dom Morin, art.
cit. et Paul Lejay, dans Rev. d'histoire et de littér. reli-
gieuse, 1902, p. 361, proposent de voir dans les quatre-
temps la transformation de fêtes, ou plus exactement
de fériés païennes. Trois fois l'année, à peu près à la
même époque que nous, les Romains célébraient des
fêtes, ou plutôt des fériés, pour obtenir la protection
des dieux sur les fruits de la terre. Les fériés des
semailles (sementinœ), qui d'après Pline le Jeune (Ilisl.
mundi, xvm, 56), allaient du coucher des Pléiades, 11
nov., au solstice d'hiver; les feriœ messis, qui pou-
vaient aller du mois de juin au mois d'août suivant la
température du pays et les différentes espèces de
grains; les feriœ vindemiales, qui s'ouvraient par la
fête des vinalia le 19 août et duraient jusque vers
l'équinoxe de septembre. Trop de ressemblances exis-
taient entre ces fériés païennes et nos quatre-temps
pour qu'il n'y eût pas de relation entre les unes et les
autres :
1. Les Romains n'avaient que < trois temps » et non
quatre. Cette différence, au lieu de créer une difficulté
peut au contraire servir de preuve. En effet, les quai re
temps de carême ne remontent probablement pas à la
même antiquité que les autres : ils ne sont pas men-
tionnés dans le texte cité plus haut du Liber pontifi-
calis, qui ne parle (pie du quatrième, du septième et du
dixième mois; ils existaient au temps de saint Léon,
mais, chose digne de remarque, dans les plus anciens
livres liturgiques, les formules ne font aucune allusion
aux fruits de la terre ; sauf quelques passages des leçons
du samedi, les textes se rapportent à peu près exclu-
sivement au jeûne quadragésimal. Dans les anciens
1449
QUATRE-TEMPS
1450
sacramentaires, le terme quatre-temps n'existe pas
encore. Dans le gélasien, il n'y a de messe propre que
pour les mois de juin, de septembre et de décembre.
P. L.,t. lxxiv, col. 1133, 1178, 1188; les quatre-temps
de mars sont simplement indiqués. Le grégorien a une
messe pour mars, juin, septembre, non pour décembre.
P. L., t. lxxviii, col. 61, 115, 142.
Paul Lejay cite ce texte d'une traduction latine
des Canons apostoliques faite par Denys le Petit :
Ofjerri non liceat aliquid ad allarc precter nouas spicas et
uvas et oi.eum ad luminaria et (hymiama, id est incen-
sum tempore quo sancta celebratur oblalio, les fruits cor-
respondant à juin, septembre et décembre. Il fait
remarquer que le texte grec ignore les épis et les raisins
et ne parle que de l'huile, comme de l'encens pour
l'usage de l'autel : il suppose que, dans sa traduction
retouchée, Denys s'inspire de sources canoniques
romaines qui lui ont fait ajouter les épis et le vin :
« Ainsi, les tiois fêtes de saison de l'Eglise romaine
peuvent avoir correspondu aux trois fêtes analogues du
calendrier païen. » Dom Morin, art. cit., p. 343. Vrai-
semblablement les quatre-temps de carême ont été
ajoutés entre l'époque de saint Calliste et celle de saint
Léon.
2. Autre ressemblance. Les fériés païennes n'étaient
pas tout à fait à date fixe, mais se célébraient un peu
plus tôt ou un peu plus tard, selon que la saison était
plus ou moins avancée. Les pontifes, surtout pour les
semenlinse, devaient en annoncer l'époque précise
quelque temps à l'avance (indicere). Voir Ovide,
Fastes, i, 657; elles prenaient pour cette raison le nom
de Jeriic conceptivœ par opposition aux autres appelées
feriœ stativœ. Dansl'usage chrétien, la place des quatre-
temps est restée longtemps assez flottante; aussi
fallait-il annoncer les quatre-temps à l'avance, et les
premiers sacramentaires nous ont conservé des for-
mules d'indiction: ainsi le léonien pour le septième mois:
Quarta igitur et sexta feria succedenle solitis conventi-
bus... exequamur, P. L., t. lv, col. 105; pour le dixième
mois : Hac hebdomade nobis decimi recensenda jejunia,
ibid., col. 109. Le gélasien s'exprime ainsi : Nos com-
monet illius mensis instaurata devotio, lxxxii, P. L.,
t. lxxiv, col. 1133. Le grégorien contient : Denuntiatio
jejuniorum prinxi, quarti, seplimi et decimi mensis,
P. L., t. lxxviii, col. 118. Celui qui a été édité par
dom Ménard ajoute que cette annonce se faisait à la
messe, après Pcx domini, n. 407, ibid., col. 393. C'est
peu à peu seulement que l'on est arrivé à rattacher ces
jeûnes à certaines semaines fixes du cycle liturgique;
ainsi, la notice de Léon II au Liber poniificalis nous
donne la preuve que, encore en 683, le samedi des
quatre-temps, fixé aujourd'hui à la semaine de la Pen-
tecôte, n'eut lieu que la troisième semaine après cette
fête, c'est-à-dire le 27 juin. Voir Liber pontificalis, 1. II,
? 150 et n. 11, t. i, p. 360, 362.
3. Une autre relation s'impose. Les fériés des se-
mailles ( sementinœ ) , qui se célébraient en décembre,
étaient les plus importantes. Ovide s'arrête longue-
ment à les décrire, elles avaient lieu après les semailles
et pouvaient à cause de cela être retardées jusqu'en
janvier; elles se terminaient par un sacrifice à Cérès et
à Tellus. Le poète nous a conservé le thème des prières
adressées à la divinité : on se félicitait de ce que la
charrue avait succédé au glaive, on remerciait Cérès
d'avoir rétabli la paix. Fastes, i, 657 sq. Voir Darem-
berg et Saglio, Dicl. des antiq.. t. vm, col. 1182. Les
quatre-temps de décembre ont conservé longtemps
dans l'Église une importance particulière. Il semble
que, jusque vers le pontificat de Simplicius (168-483),
il n'y ait pas eu à Rome d'ordination un autre jour que
la veille du samedi au dimanche qui mettait fin à ce
grand jeûne de la saison d'hiver. Saint Léon toutefois
(440-461) recommande la grande nuit de Pâques.
Epist., ix, ad Discorum, P. L., t. uv, col. 626. C'est le
pape Gélase, mort en 196, qui permit de faire les ordi-
nations des prêtres et des diacres à tous les quatre-
temps et à la mi-carême. Epist., ix, ad episc. Luca-
nise, 11, P. L., t. i.ix, col. 47.
4. Beaucoup de similitude aussi dans la nature des
fêtes, dans leur objet. Chez les Romains, le jour de
fête n'est pas un jour de joie, mais un jour de pureté,
de purification. Voir l'art. Feria', dans le Dicl. des
antiq., t. il, 21' part., p. 1044.
C'est la même idée qui a présidé à l'institution et à
l'ordonnance do nos quatre-temps : jours de fête litur-
gique sans doute, puisqu'il y a station, mais jours sur-
tout de pénitence, puisque le jeûne et l'abstinence sont
prescrits. Les Romains y demandaient la production
et la conservation des fruits de la terre. Les premières
fêtes des païens avaient été des fêtes de la nature, des
fêtes de saisons, quelques-unes gardaient encore ce
caractère aux premiers temps de l'Église et même
après la défaite du paganisme. D'après le Feriale Cam-
panum de 387, on célébrait encore à Capoue la fête des
moissons en août, celle des vendanges en octobre.
« Puissent par ces fêtes, disaient les païens, grandir les
moissons. Ex his jruges grandescere possinl. »
Les chrétiens demandent la même chose : « Jusque
dans les moindres détails, le formulaire antique des
quatre-temps reproduit en les christianisant, les pen-
sées et les préoccupations qui présidaient à la solennité
païenne. Dom Morin, art. cit., p. 3 11. Ainsi, aux
quatre-temps de Noël, le thème de la moisson est
transformé d'une façon grandiose, les fruits de la terre
font penser au fruit béni que, pendant l'Avent, la
Vierge porte dans son sein : » Nous sommes invités...
à [lasser de la vieillesse à la nouveauté de vie. de telle
sorte que, débarrassés des préoccupations de la nour-
riture temporelle, nous attendions avec de plus ar-
dents désirs l'abondance des dons célestes et que, par
cet aliment qui nous est fourni en des faveurs succes-
sives, nous parvenions a la vie qui ne finira point. »
Préface du Sacr. léonien, xi.ni. P. L., t. i.v, col. 153.
La même pensée revient dans les trois autres préfaces
du même jour, in jejunio mensis decimi. « Pouvons-
nous désespérer de voir la fécondité des semences con-
fiées à la terre lorsque, dans nos supplications, revient
le moment de l'année où nous avons à vénérer le fruit
de salut, (pie nous promet la Vierge Mère, le Christ .
notre Seigneur? Sacr. gélasien, préface pour le mer
credi, P. 1... t. lxxiv, col. 1188. « Attendu par les
anciens Pères, annoncé par l'ange, conçu par une vierge,
il a été présenté aux hommes à la fin des siècles. »
Sacr. grégorien, préface pour le mercredi, P. L.,
t. lxxviii, col. 192-193.
Aperiatur terra ri germinel Salvatorem, avait écrit
[sale, xlv, 8, dans le même sens, et l'Église le répète
pendant l'Avent. Le prophète avait dit aussi, pour
annoncer le règne de ce roi de la paix : Con/labunt gla-
dios in vomercs et lanceas suas in falces, n, 1, paroles
que nous lisons le mercredi des quatre-temps de l'A-
vent. et qui se retrouvent à peu près les mêmes dans
Ovide quand il célèbre la transformation des armes de
la guerre en instruments pacifiques de l'agriculture.
Fastes, i, 697 sq. Les lectures du samedi des quatre-
temps de carême développent le thème habituel en pro
mettant la prospérité à Israël; celles du samedi après
la Pentecôte parlent de l'offrande des prémices; celles
des quatre-temps de septembre restent plus fidèles
encore à l'idée primitive.
5. A l'exception des quatre-temps de décembre où
tout converge vers la venue du Rédempteur, il y a dans
les évangiles des autres quatre-temps, une lecture rela-
tive à l'expulsion des démons, à la délivrance des pos-
sédés: transfiguration, avant le deuxième dimanche de
carême; guérison de la belle-mère de saint Pierre,
1451
QUATRE-TEMPS
1452
samedi après la Pentecôte; guérison d'un fils victime
d'un esprit muet, d'une fille d'Abraham liée par Satan,
mercredi et samedi des quatre-temps de septembre. Si
l'on admet que les quatre-temps ont été institués pour
faire concurrence aux solennités païennes des saisons,
on comprend mieux pourquoi on a choisi ces passages.
Deux textes de saint Léon, relatifs à la fête des col-
lectes, imitée aussi des païens et qui a disparu, con-
firment cette supposition : « Parce que, dit-il, en ce
temps-là, le peuple païen s'adonnait davantage à la
superstition, il faut, à la place des sacrifices profanes
des impies, présenter l'offrande très sacrée de nos
aumônes. » Serin., ix, n. 3. < Chaque fois que l'aveu-
glement des païens se montrait plus intense à inventer
des supersititions, alors le peuple de Dieu redoublait de
prières et d'œuvres de piété. » Serm.. vin. II y a donc
plus que des conjectures dans l'opinion proposée par
dom Morin : « Peut-être la vérité se trouve-t-ellc dans
l'union des deux théories, et les quatre-temps, insti-
tués en effet dans le dessein qu'indique dom Morin,
n'ont-ils été fixés au mercredi et au vendredi que parce
que ces deux jours étaient tout désignés par leur rôle
primitif dans la semaine chrétienne. » Villien, Hist.
des commandements de l'Église, p. 217.
II. Histoire. — 1° D'origine romaine, les quatre-
temps sont restés assez longtemps purement romains
et, malgré l'importance que saint Léon leur donnait,
puisqu'il les disait établis par les apôtres, au milieu
du VIe siècle Home seule les pratiquait. C'est en vain
que les papes insistent dans leurs lettres aux évoques
d'Italie et d'ailleurs pour les obliger à observer ces
jeûnes des quatre saisons et à réserver pour ces jours-là
l'ordination des ministres sacrés. Leurs exhortations
ne furent guère écoutées pendant des siècles : « Ni à
Capoue, sous l'évêque "Victor au milieu du vie siècle, ni
à Naples au siècle suivant, ni nulle part ailleurs en
Italie on ne semble s'être conformé en ce point à
l'usage romain. » Dom Morin, art. cité, p. 339.
2° Les missionnaires envoyés par le pape saint Gré-
goire Ie» durent vraisemblablement l'introduire en
Angleterre. Il est même intéressant de constater que le
premier document que nous connaissions sur l'obser-
vance des quatre-temps en Angleterre ne mentionne
que les trois séries de jeûne les plus anciennes des
quatrième, septième et dixième mois; on y insiste sur
l'obligation de se conformer à la coutume romaine qui,
à ce qu'il semble, n'a été acceptée, là aussi, que diffi-
cilement, lui effet, le IIe concile de Cloveshoe (747),
c. XVIII, veut que ces jeûnes soient annoncés à l'avance :
.t nie horum initia per singulos annos admnnealur plebs,
qualenus légitima universalis Eeelesi;r sciai alque obser-
vet jejunia, concorditerque nnii>crsi id faciant, née ullate-
nus in ejusmodi discrepent observatione, sed secundum
exemplar, quod juxta ritum romanes Ecclesise description
est, slndeant cclcbrarc. Mansi, Concil., t. xil, col. 401.
Toutefois, à peu près à la même époque, Egbert
d'York (732-766) indique sur ces jeûnes une discipline
bien établie, qu'il fait remonter par saint Augustin de
Cantorbéry, jusqu'à saint Grégoire lui-même. Le
jeûne du premier mois est dans la première semaine de
carême, le deuxième dans la semaine après la Pente-
côte, le troisième dans la semaine avant l'équinoxe,
qu'elle soit ou non la troisième de septembre, le qua-
trième dans la semaine qui précède Noël. Egbert, De
inslit. cath., c. xvi, De jejunio quat. temp., /'. /..,
t. i.xxxix, col. 111-1 12.
La règle cependant n'étail pas absolument uni-
forme, cl le concile d'Enham (1009), C. XVI, qui décide
([n'en Angleterre on obéira aux prescriptions de saint
Grégoire, reconnaît qu'on ne le l'ait point partout :
quamvis alise (/entes aliter exereueriinl. Mansi, op. cit.,
I. xix, col. 308.
3° C'esl sans doute par l'intermédiaire des moines
envoyés par l'Angleterre en Germanie au vme siècle
que celle-ci connut les quatre-temps et là aussi il fut
nécessaire d'insister pour en imposer l'obligation, té-
moin le concile d'Estinnes de 743 : Doceant etiam
presbijteri populum quatuor légitima lemporum jejunia
observare, hoc est in mense marlio, junio, septembrio el
decembrio, quando sacri ordines juxta statuta canonum
agunlur. Statuta S. Bonifacii in conc. Leplinen., ut
videlur promulgata, c. xxx, P. L., t. lxxxix, col. 823.
Ce décret n'est pas à proprement parler rédigé par le
concile, il est plutôt une décision de saint Boniface
qui le communiqua à son clergé pendant le concile ou
à l'occasion du concile. La mention des ordinations
faites aux quatre-temps fait penser, il est vrai, plus
aux usages romains qu'à une origine anglaise : c'est
la première t'ois qu'il en est question dans l'Église
germanique.
Un peu plus lard, en 769, un capitulaire de Charle-
magne rappelle aux autres pays de l'empire franc
l'obligation d'observer les quatre-temps et de les
annoncer aux peuples. Éd. Boretius, dans Mon. Germ.
hist., t. i, [>. 16. Et en 813 le concile de Mayence fixe
non seulement la semaine du mois pour chacun d'eux,
mais aussi l'heure à laquelle le jeûne peut prendre (in :
" Que les jeûnes des quatre-temps, dit-il, soient obser-
vés par tous, c'est-à-dire la première semaine de mars :
que le mercredi, le vendredi et le samedi tous viennent
à l'église à l'heure de none pour les litanies et la messe;
de même la deuxième semaine de juin, que l'on jeûne
le mercredi, le vendredi et le samedi jusqu'à l'heure de
none et que l'on fasse abstinence; de même la troi-
sième semaine de septembre et en décembre, la der-
nière semaine pleine avant la vigile de la nativité du
Seigneur, comme il est de tradition dans l'Église
romaine. » Conc. Mogunt.. c. xxxiv, Mon. Germ. hist..
Concilia, t. n, p. 269.
4° La discipline est donc fixée dans tout l'empire
soumis aux Carolingiens; on se contentera désormais
d'y rappeler les décrets antérieurs ou même d'y faire
une simple allusion, ainsi Hérard de Tours dans ses
Capitula : « Quant aux jeûnes des quatre-temps et
ceux établis pour différentes nécessités, on ne peut
s'en dispenser que pour certaines infirmités. » Capilul.,
c. x, Mansi, Concil., t. xvi (append.), col. 678. Réginon
de Prûm (f 915) et Burchard (f 1023) citent avec des
variantes le texte du concile. Beginon, De Eccles.
disciplina, 1. I, c. cci.xxvn, P. L., t. cxxxn, col. 2 13;
Burchard, Décréta, 1. XIII, c. n, P. L., t. cxl, col. 885.
Il est donné en abrégé par Gratien, dist. LXXXI,
c. 2. Voir aussi Villien, op. cit., p. 223.
5° A voir l'insistance que mettent les évêques à en
surveiller l'observance, à punir les manquements de
sévères pénitences, il est permis de penser que ces
jeûnes n'ont jamais été très bien accueillis dans nos
pays. Les confesseurs doivent demander si l'on > a
manqué et imposer dans ce cas un jeûne de quarante
jours au pain et à l'eau. Burchard, Décréta. 1. XIX.
c. v, P. L.. t. c.xi,. col. 962.
En Italie, même difficulté pour les faire accepter;
Bathier de Vérone (f 97 1), un des rares qui en parle,
impose à ses prêtres « de les recommander de toutes
leurs forces et par tous les moyens, ainsi que ceux des
Rogations cl de la Litanie majeure ». Synodica ml
presbyteros, /'. /... t. cxxxvi, col. 562.
6° A la lin du xi° siècle, les semaines indiquées plus
haut étaient, à quelques exceptions près, admises
dans un grand nombre de pays : l'Angleterre ccpeu
dant mettait le jeûne du premier mois à la première
semaine de carême. Egbert, De inslil. cath., c. XVI,
De jejunio quai, temp., P. L., t. lxxxix, col. III;
d'autres coutumes locales existaient encore. Le concile
de Seligenstadl (1022), can. 2, dans le but d'établir
l'uniformité, décréta que, si le mois de mars commen-
1453
OU AT RE -TE M PS
1454
çait par un jeudi, les quatre-temps seraient remis à la
semaine suivante; si les quatre-temps de juin tom-
baient dans la semaine qui précède la Pentecôte, ils
seraient renvoyés à la semaine suivante; les diacres
prendront la dalmatique, on chantera alléluia, mais
non Flectamus genua; si le mois de septembre com-
mençait par un jeudi, le jeûne aurait lieu la quatrième
semaine; le jeûne de décembre serait toujours la
semaine qui précéderait la vigile de Noël. Gratien,
dist. LXXVI, c. 3.
Il faut croire que l'uniformité ne fut pas établie par
le fait, car le concile de Rouen de 1072, c. ix, rappelle
encore que, en conformité avec l'institution divine,
secundum divinam institulionem, on mettait les quatre-
temps à la première semaine de mars, la deuxième de
juin, la troisième de septembre et de décembre. Mansi,
op. cit., t. xx, col. 37. Elle ne le fut, théoriquement du
moins, que sous Grégoire VII qui fixa, selon la cou-
tume de Rome, les deux premiers quatre-temps non à
la première semaine de mars et à la deuxième de juin,
mais à la première de carême et à celle de la Pentecôte.
Micrologus, 24-27, P. L., t. cli, col. 995. La décision
fut enregistrée en Germanie par le concile de Qued-
limbourg (1085), can. 6, Mansi, op. cit., t. xx. col. 608;
en Italie, au concile de Plaisance en 1095, Urbain II
confirma le décret de son prédécesseur, Statuimus,
dist. LXXVI, c. 4, de même au concile de Clermont, en
1095, can. 27, et depuis il n'y a plus eu de changement.
7° La pratique ne fut pas uniforme pour cela; un
demi-siècle plus tard, Geoffroy de Vendôme priait
encore Hildebert de Lavardin de lui dire en quelle
semaine de juin il fallait jeûner, et en 1222 un concile
d'Oxford, can. 8, indiquait la première semaine de
mars pour la première série, et pour la deuxième « la
première semaine après les litanies ou la semaine de
la Pentecôte». Mansi, op. cit., t. xxn, col. 1151.
Bernon de Reichenau se demandait s'il était permis de
faire le jeûne la semaine du 1er mars quand ce jour
était un vendredi ou un samedi, alors que le mercredi
était encore en février. P. L., t. cxlii, col. 1097. « A
partir de cette époque, dans la plus grande partie de
l'Église latine, règne, grâce au décret de Grégoire VII,
l'uniformité la plus complète : l'Espagne reçut cette
discipline avec la liturgie romaine; elle fut établie à
.Milan par saint Charles Borromée. » Villien, op. cit.,
p. 220. L'archevêque veut qu'on annonce ces jeûnes
le dimanche précédent, que le mercredi on fasse une
prédication, que le samedi au soir tout le monde
s'assemble à l'église selon l'ancienne coutume pour
rendre grâces à Dieu de l'ordination. Les Grecs n'ont
jamais connu les quatre-temps parce qu'ils célébraient
toujours le samedi comme un jour de fête où il n'est
pas permis de jeûner; ils jeûnaient tous les mercredis
et vendredis de l'année, a quelques exceptions près.
III. Mystique et discipline actuelle. — 1° Mys-
tique. — Les quatre-temps sont avant tout des jours
de pénitence « distribués, dit saint Léon, tout le long
de l'année pour que la loi de l'abstinence soit observée
en tout temps : jeûne de printemps en carême, jeûne
d'été à la Pentecôte, jeûne d'automne au septième
mois, jeûne d'hiver au dixième ». Serm., xix, 2,
P. L., t. liv, col. 180. Le Moyen Age y a trouvé bien
d'autres raisons; Durand de Mende, qui résume Iïs
auteurs qui l'ont précédé, en énumère au moins sept :
les deux suivantes nous suffisent : « Le premier jeune
a lieu dans le mois de mars, c'est-à-dire la première
semaine de carême, afin qu'en nous se développe le
germe des vertus et que les vices, qui ne peuvent être
entièrement exterminés, se dessèchent pour ainsi dire
en nous. Le deuxième jeûne a lieu en été, dans la
semaine de la Pentecôte, parce que l'Esprit -Saint est
venu et que nous devons être pleins de ferveur dans
l'Ksprit-Saint. Le troisième a lieu en septembre, avant
la fête de saint Michel et quand on recueille les fruits;
et nous devons alors rendre à Dieu le fruit des bonnes
oeuvres. Le quatrième se fait en décembre, quand les
herbes se dessèchent et meurent, parce que nous devons
nous mortifier au monde... On jeûne encore parce que
le printemps se rapporte à l'enfance, l'été a la jeunesse,
l'automne à la maturité ou à la virilité, l'hiver à la
vieillesse. Nous jeûnons donc au printemps, afin que
nous soyons des enfants par l'innocence; dans l'été
pour que nous devenions des jeunes gens par notre
constance; dans l'automne, pour que nous devenions
mûrs par la modestie; dans l'hiver, pour que nous
devenions des vieillards par la prudence et l'intégrité
de la vie. » Rationale, 1. VI, c. \i, 5-0.
Des jours aussi de prière plus intense, plus prolon-
gée; les messes sont plus longues, spéciales pour cha-
cun de ces jours, les oraisons plus nombreuses; comme
au vendredi saint, aux grandes invocations on devrait,
sauf la semaine de la Pentecôte, fléchir le genou à
l'invitation du diacre : Flectamus genua, prier quelque
temps en silence et se relever quand le sous-diacre
dit : Leoate. Le mercredi a toujours deux leçons; le
samedi, cinq, sans compter l'épitre, sni\ies chacune
d'un graduel et d'une oraison; autrefois même il y en
avait douze, d'où le nom (pie portaient ces jours de
samedis à douze leçons.
2° Discipline actuelle. --Le Codex juris canonici
conserve la loi du jeûne et réserve en partie les
ordinations pour les samedis des quatre-temps : La
loi de l'abstinence, en même temps que celle du jeûne,
doit être observée le mercredi des Cendres, les vendre-
dis et samedis de carême, aux fériés des quatre-temps,
aux vigiles de la Pentecôte... » Lan. 1252, § 2. L'ordi
nation des ordres sacrés doit être célébrée pendant la
messe le samedi des quatre-temps, le samedi avant le
dimanche de la Passion et le samedi saint. Pour une
cause grave, cependant, l'évèque peut la faire chaque
dimanche ou un jour de fête de précepte. » Lan. 1006,
§ 2-3.
La Sacrée Congrégation des Rites a donne les ré
ponses suivantes : Le samedi des quatre-temps de la
Pentecôte, on ne peut répéter la messe du dimanche
de la Pentecôte. N. 893, ad 2""', le II avril 1010. A
l'ordination du samedi des quatre-temps, bien qu'il y
ait ce jour-là une fête double, on doit dire la messe de
la férié avec l'oraison pour les ordinands et les autres
suffrages, sans faire mémoire du saint occurrent.
N. 11119, ad 3n">, 20 janv. 1658; n. 2179, ad 1«»,
27 août 1707; n. 2291, ad 1U">, 30 janv. 1731 ; n. 3570,
ad 9um, 15 juin 1883. Si aux quatre-temps de la Pente-
côte arrive la fête du titulaire ou que se produise un
grand concours de peuple pour célébrer la fête qui doil
être transférée, on dit deux messes après noue, la
première du jour qui concorde avec l'office, ensuite
celle de la fête, à laquelle assistent les fidèles d'autant
plus volontiers qu'elle esl habituellement plus tardive.
Et bien que, dans ce cas, il n'y ait pas même une heure
d'intervalle entre les deux, le cas reste unique et privi-
légié à cause du concours du peuple. N. 1332, ad 2um,
13 l'évr. 1000. Aux fériés des quatre-temps et le
samedi, à l'occasion d'une fête a neuf leçons, on doit
chanter deux messes dans les cathédrales; celle de la
fête doit être chantée par les chanoines, l'évèque qui
l'ait l'ordination doit chanter ou célébrer celle de la le
rie en ornements violets. N. 1599, ad 3um, 10'juill. 1077.
Si la fête de saint Élie le prophète doit être célébrée
le samedi des quatre-temps de carême, il ne faut pas
dire à l'office la neuvième leçon de la férié qui est la
même que celle de la fête. N. 2 196, 1 sept. 1773. Si une
vigile se trouve en occurrence avec le samedi des
quatre-temps, l'évèque qui confère les ordres doit' faire
mémoire de la vigile, mais non lire le dernier évangile.
N. 3038, ad 1um, 18 juill. 1885. Si le mercredi des
1455
QUATRE-TEMPS — QUERINI (JÉRÔME;
1456
quatre-temps tombe dans l'octave de la Conception
de la bienheureuse Vierge Marie, la Sacré Congré-
gation des Rites se réserve de dire ce qu'il convient
de faire à l'office et à la messe. N. 2319, ad 26um,
5 mai 173G. Le samedi des quatre-temps et le samedi
Sitienles (samedi d'avant le dimanche de la Passion),
la messe d'ordination, qui est de la férié, n'admet
aucune mémoire de saints occurrents. N. 3G42, ad
3um, 23 sept. 1883. Si une férié des quatre-temps
tombe au jour octave de la Nativité de la bienheureuse
vierge Marie, dans la messe conventuelle de la férié,
il faut dire la préface de la férié. N. 128, 12 déc. 1626.
Aux quatre-temps et aux vigiles de carême on ne
doit pas omettre dans les cathédrales et les collégiales
de dire la messe de la férié ou de la vigile si ce jour-là
tombe une fête de saint double ou semi-double, ou
une octave. La Sacrée Congrégation des Rites y est
revenue plusieurs fois, n. 404. ad 3um, 525, ad 2um,
603, 925, 970, ad 4um, 1599, ad 3um, 1677, 1694,
22 août 1682.
Sur les textes des messes anciennes voir les sacramen-
taires léonien, gélasien, grégorien. Sur l'histoire et la pra-
tique : dom Cabrol, art. Annonce des fêles, dans Dict.
d'archéol., t. i, col. 2230; Duchesne, Les origines du cullc
clirêlien, c. vin, § 2; Durand de Mende, Rational ou manuel
des divins offices, 1. VI, c. vi; 1'. I.ejay, Reo. d'Iiist. et de
liltér. relig., 1902, p. 301; Liturgia, 1930, Les quatre-temps
ou les rogations, p. 022; A. Molien, /.« prière de l'Église,
2 vol. in-12, t. n, l'aris, 1924, p. 25-33, 117-121, 272-278;
539-540, 580-589; dom Morin, L'origine des quatre-temps,
dans Heu. bénéd., t. xiv, 1897, p. 336-346; Pascal, Origines
et raison de la liturgie cath., éd. M igné, in-4°, 1844, col. 1066;
Thomassin, Traité des jeûnes de l'Église, l" part., c. xvni;
Villien, Ilisl. des command. de l'Église, in-12, Paris, 1909,
p. 216-220; Vacandard, art. Carême, ici, t. II, col. 1724-
1750.
A. Molien.
QUÉRAS Mathurin (1614-1695), né à Sens le
1er août 1614, fut docteur de Sorbonne; très attaché
au jansénisme, il fut un des approbateurs du livre
célèbre d'Arnauld La fréquente communion; en 1658,
il ne voulut pas souscrire la censure portée contre
Arnauld et il fut exclu de Sorbonne. L'archevêque de
Sens, Gondrin, le nomma vicaire général et lui confia
la direction de son séminaire en 1658. A la mort du
prélat, en 1674, Quéras dut quitter le diocèse; il se
relira à Troyes, où il fut prieur de Saint-Quentin.
Il mourut le 9 avril 1695.
Quéras a publié quelques écrits, parmi lesquels il
faut citer celui qui a pour titre Éclaircissement de relie
célèbre et importante question : Si le concile de Trente
a décide ou déclaré que l'attrition conçue par la seule
crainte des peines de l'enfer et sans aucun amour de
Dieu soit une disposition suffisante pour recevoir la
rémission des péchés cl la grâce de la justification au
sacrement de pénitence, Paris, 1683, in-8°; Quéras ré-
pond que le concile n'a point résolu cette question.
Quéras a encore l'ail un Recueil sommaire des jirinci-
pales preuves de la dépendance des réguliers; il a pris
la part principale aux conférences ecclésiastiques de
Sens en 1658 et en 1659 et dirigé M. Raugrand, qui a
publié l'écrit intitulé Sancti Augustini doctrinse chris-
lianie praxis catechistica, Troyes, 1678, in-8°.
Iloerer, Nom), biog. gêner., t. xi.i, col. 304; Moréri,
Grand dict. hist., t. vin, p. 071 ; Feller-Weiss, Riogr. univers.,
t. vu. p. 111; Richard et Giraud, Biblioth. sacrée, t. xx,
p. /!27 ; Féret, La /acuité de théologie de l'aris et ses docteurs
les plus célèbres, Époque moderne, t. III, p. 242.
J. CARREYRE.
QUERBEUF (Yves-Mathurin-Marie Trèaudet
de) (1726-1797), né à Landeriieau le 3 janvier 1726,
entra chez les jésuites le 26 septembre 17 12. Il pro-
fessa la philosophie en divers collèges, puis la logique
à Paris en 1761. Il resta a Paris jusqu'à la Révolution.
puis il se retira en Angleterre et en Allemagne. Il
mourut à Rrunswick en 1797.
Les œuvres du P. Querbeuf sont très variées. Nous
retiendrons seulement : Mémoires pour servir à l'histoire
de Louis, dauphin de France, Paris, 1777, 12 vol. in-8°,
— • Lettres édifiantes et curieuses, écrites des missions
étrangères, nouv. édit., Paris, 1780-1783, 26 vol. in-12.
avec une dédicace au roi et une longue préface. C'est
le P. Querbeuf qui a groupé les lettres d'après le pays
d'origine : Mémoires du Levant, 1780, 5 vol.; Mémoires
d'Amérique, 1761, 4 vol.; Mémoires des Indes, 1783,
6 vol., et Mémoires de la Chine et des pays voisins,
1783, 9 vol. De nouvelles éditions furent encore
publiées: Toulouse, 1810, 26 vol. in-12; Lyon, 1819,
14 vol. in-8° (Ami de la religion et du roi, du 23 oct.
1819, t. xxi, p. 321-328); Paris, 1829-1832, 40 vol.
in-12; Paris, 1838-1813, 4 vol. in-4°. Cette dernière
édition a pour titre : Lettres édifiantes et curieuses
concernant l'Asie, l'Afrique et l'Amérique, avec quelques
relations nouvelles des missions et des notes géogra-
phiques et historiques, publiées sous la direction de
M. L. Aimé-Martin. — Œuvres de Fr. de Salignac de
la Mothe-Fénelon, Paris, 1787-1792, 9 vol., in-4°;
l'édition avait été commencée en 1785 par l'abbé
Gillet et dirigée ensuite par le P. Querbeuf, reproduite
en 1810 en 10 vol. in-8° et in-12, Paris, avec un Essai
historique sur la personne et les écrits de Fénelon, par
M. Chas, ancien avocat; une nouvelle édition parut
de 1809 à 1811, à Toulouse, en 19 vol. in-12. — Prin-
cipes de MAI. Bossuet et Fénelon sur la souveraineté,
tirés du 5e Avertissement sur les lettres de. M. Jurieu et
d'un Essai sur le gouvernement civil, Paris, 1791, in-8°,
réédités en 1797 sous le titre : La politique du vieux
temps ou les principes de Bossuet et de Fénelon sur la
souveraineté. — Histoire des controverses les plus mémo-
rables, tirée des Livres saints, de l'Histoire ecclésias-
tique de M. Fleuri/ et de la vie des saints et des martyrs,
traduit de l'anglais, Paris, 1792, in-8°.
Michaud, fiiogr. univers., t. xxxiv, p. 624-625; Iloefer,
Nom;, biogr. génér., t. xi.i, col. 304-305; Ouorard, La l-'rance
littéraire, t. vu, p. 391 ; Caballero, Biblioth. scripl. Sociel.
Jesu supplem., in-'.0, t. i, Rouen, 1814, p. 235; Miorccc
de Kerdanet, Notices chronol. sur les théologiens, juris-
consultes, philosophes, artistes, littérateurs... de la Bretagne,
depuis le convnenc. de l'ère chréi. jusqu'à nos jours, in-8°,
Brest, 1818, p. 380; de Backer, Biblioth. des écrivains de la
Compagnie de .Jésus, t. VI, p. 478-480; Sommervogel,
Biblioth. de la Compagnie de Jésus, t. VI, col. 1335-1338.
J. CARREYRE.
QUERINI Jérôme, en religion Ange-Marie,
bénédictin, évèque de Brescia, cardinal et bibliothé-
caire de l'Église romaine (1680-1755). Le cardinal
Querini, esprit ouvert à toutes les curiosités, en rela-
tions épistolaires avec presque tous les gens de lettres
de son temps, nous a très bien renseignés lui-même
sur sa propre personne, ses études, ses goûts, toutes
les occupations variées de sa longue carrière dans de
très intéressants Mémoires qu'il a menés jusqu'en
1741, et que le P. Fréd. Sanvilale, S. J., a continués
jusqu'à sa mort. Il a aussi laissé une immense cor
respondance, dont il a publié aussi une partie impor
tante C'est là que nous puiserons surtout les éléments
de cette rapide notice. Il naquit le 30 mars 1680, d'une
antique et illustre Camille de Venise. Son père, son
aïeul, deux de ses frères furent provédileurs de Saint-
Marc. Sa mère était une Giustiniani. A sept ans, il fui
confié, avec son frère aîné, au collège des nobles de
Saint-Antoine à Rrescia, dirigé par les jésuites, y til
d'excellentes humanités, y prit un goût très vif des
lettres, résista aux instances répétées de ses maîtres
qui voulaient attirer à leur Société un sujet déjà bril-
lant. Mais, justement « pour se vouer sans partage aux
études savantes », Jérôme Querini, à 17 ans, embrassa
1457
QUE Kl NI (JE HUME
1458
la vie bénédictine à la Badia de Florence, malgré l'op-
position de ses parents. Il y fut déjà fêté et encouragé
par Côme III et les derniers Médicis, auxquels il
avait été présenté. A la Badia, il fut mis tout de suite
à l'école de Mobarach, un Maronite, devenu jésuite
sous le nom de P. Benedetti, et qui, plus tard, avec son
aide et d'après ses conseils, édita en collaboration avec
un des Assémani les œuvres de saint Éphrem. Bene-
detti lui apprit le grec et l'hébreu. Sorti de page,
c'est-à-dire passé au rang des profès (il avait 20 ans),
il eut le loisir de jouir de la compagnie de Montfaucon.
qui lit alors un séjour de deux mois à la Badia et même
il soutint une thèse en sa présence, sur la grâce d'après
saint Augustin et saint Thomas. Son abbé, Angelo
Ninzio, était loin de décourager l'ardeur d'un tel néo-
phyte. Querini, avec l'étude de la théologie, menait de
front celle des mathématiques, lisait le P. Lami,
contrôlait Euclide, fréquentait tout ce que Florence
comptait alors de littérateurs et de savants : Salvini,
Grandi, Buonarotti, Magalotti, surtout Antonio Ma
gliabecchi. Côme III avait pensé à le nommer pro-
fesseur à l'université de Pise. A 22 ans, il soutenait
des thèses publiques à Pérouse, il enseignait la théo-
logie et l'hébreu à ses jeunes confrères de l'abbaye.
En 1710, il est autorisé à voyager pour étendre ses
connaissances dans tous les domaines de l'érudition.
Il fut en route pendant quatre ans, en compagnie de
son frère. Il visita l'Allemagne, la Hollande, l'Angle-
terre et la France, prolitant de toute occasion pour se j
faire présenter à tous les gens de science sur son che-
min. Il vit en Hollande Gronovius, Huster, Jean Le
Clerc, Quesnel lui-mîme et autres notoriétés jansénis-
tes; en Angleterre il discuta histoire avec les Burnet,
vit Bentley, Hudson, Potter, deux fois Newton. Il
plaignait les erreurs, mais se montrait bienveillant
aux hom njs et sut leur faire apprécier sa politesse et
son savoir vivre. Au retour d'Angleterre, passant par
la Haye, il fut l'hôte du cardinal Passionei, un autre
savant et curieux comme lui, salua à Leyde Perizonius,
Jacques Bernard, Casimir Oudin, eut à Rotterdam
un entretien amical avec le ministre Jurieu, alors
octogénaire. Après quoi, ce voyageur éclectique se mit
en rapports avec Papebrock à Anvers, et, à Cambrai,
reçut le plus tendre accueil de Fénelon. A Paris, il prit
logis en la docte abbaye de Saint-Germain des Prés.
Il y retrouva Montfaucon, Massuet, Le Nourry, Fé-
libien et les autres infatigables éditeurs; chez le car-
dinal d'Estrées, il rencontra presque tous les litté-
rateurs français qui vivaient en ces années 1711,
1712 et 1713, les autres, chez d'Aguesseau; d'autres
encore, comme dom Calmet, aux Blancs-Manteaux:
Malebranche, Lelong, Le Brun, à l'Oratoire; Noël
Alexandre, Le Quien, Échard, aux dominicains de
Saint- Jacques ou de Saint-Honoré; Hardouin, Daniel,
Gaillard, chez les jésuites. Et, hors des cloîtres, les
savantes gens de l'Académie des Inscriptions et Belles-
lettres : Kenaudot, l'abbé Régnier-Desmarais, l'abbé
Fleury, Houdard de la Mothe et tant d'autres, complai-
samment énumérés dans les Mémoires. L'Académie
ne le perdra plus de vue, et l'élira comme membre
étranger en 1743 (titre qui lui plaira encore plus que
ceux qui s'y sont joints ou s'y joindront d'associé des
académies de Bologne, de Vienne, de Berlin, ou de
Pétersbourg). Il se fait renseigner sur toutes les œuvres
en cours, les controverses qui s'agitent; il va à Saint-
Denis et s'intéresse, auprès de Denis de Sainte-Marthe,
aux débuts du Gallia chrisiiana. On le mène à Fontai-
nebleau, à Versailles. Ce gentilhomme vénitien aime
les propos spirituels des gens de cour et rapporte, avec
quelque apparence de vanité, les jolis compliments
qu'on lui adresse. On le trouve en Ile-de-France, en
Normandie, en Bretagne, en Champagne. 11 voit Le
Beuf à Auxerre, Bouhier à Dijon. Par la Bourgogne,
par Avignon, par l'île de Lérins, il est de retour en
Italie en 1714.
lia vu au passage Muratori, avec qui il bataillera
plus tard au sujet de la réduction des fêtes chômées.
Sa congrégation bénédictine du Mont-Cassin le charge
d'écrire les Annales de l'ordre de Saint-Benoît en
Italie. Dans ce but, le voilà reparti en tournée scien-
tifique, explorant les archives a Venise, Trévise.
Padoue, Ferrare, Modène, Florence, Rome, Naples,
le Mont-Cassin Ce travail ne fut pas poursuivi, Ma-
billon l'ayant fait en grande partie dans ses Annales,
dont les cinq premiers volumes venaient de paraître
de 1703 à 1713. Il en sortit pourtant, plus tard, son
travail sur l'abbaye de Farfa. Il dut surtout séjourner
à Rome, y gagna l'amitié de Prosper Lambertini (qui
fut Benoit XIV), et les bonnes grâces du pape régnant.
Clément XI, qui l'entendait volontiers sur les hommes
et les affaires religieuses de France. Il est déjà consul
teur de la Congrégation de l'Index, de celle des Rites;
en 1718, il fait partie de la nouvelle congrégation
érigée pour la correction des livres de la liturgie by-
zantine, et publie une édition critique du Quadrage-
simale, d'après un manuscrit de la bibliothèque Bar-
berini, avec des considérations qui lui attirent des
contradictions et lui font prendre le parti de se livrer
à d'autres études. Mais le pape voulut qu'il fût élu
abbé de son ordre, et, peu après, le nomma à l'arche-
vêché de Corfou. 11 y arriva au mois de juin 1724. y
travailla beaucoup pour l'édification de son peuple et
la conversion des sehismatiques. Venu à Rome deux
ans après, pour sa visite ad limina, il y fut retenu par
Benoit XIII, qui l'emmena avec lui dans son voyage
à Bénévent, le fit consulteur du Saint-Office, cardinal
le 9 décembre 1720, et l'année suivante, le transféra
au siège de Brescia. Il se rendit sans tarder dans son
nouveau diocèse, pourvut dès lors à ses besoins spiri-
tuels et matériels avec la plus grande sollicitude, y
appela des prêtres de la Mission, y dota un monastère
de la Visitation, y lit venir des clercs réguliers pour
diriger son séminaire, y acheva de S'js deniers et avec
somptuosité la nouvelle cathédrale, y fonda une bi
bliothèque importante, qui existe toujours et porte
son nom. Clément XII le nomma bibliothécaire de
l'Église romaine, l'autorisant a résider dans son dio
cèse. a la condition de faire de fréquents voyages à
Rome pour veiller aux intérêts de la bibliothèque Va-
ticane. Il lit en effet bien souvent le voyage, sa voi-
ture chargée de livres : « Les lettres, disait-on, voya-
geaient, villégiaturaient, pontifiaient, dormaient avec
lui. « A Rome il trouva encore moyen de restaurer des
basiliques : Saint-Alexis. Saint-Marc, Saint-Grégoire
et Sainte-Praxède. Il accrût les fonds de la biblio
thèque Vaticane, mais il racheta plus tard pour mille
écus un certain nombre des livres qu'il lui avail donnés,
voulant en faire le premier appoint de sa bibliothèque
Quiriniana.
Il était resté ou était entré en correspondance épis
tolaire avec un grand nombre de lettrés de son temps.
des origines les plus diverses. Ses relations avec Vol
taire datent de 17 H. La dissertation qui précède la
Sémiramis, jouée en 1748, lui est adressée. Il avail
traduit en vers latins une partie de la Henriade el
l'ode sur la bataille de Foatenoy. D'une complaisance
extrême, il compulsait des manuscrits pour ses corres
pondants, recueillait pour eux les notes utiles, aidai!
à la publication de leurs ouvrages. C'est ainsi qu'on
lui doit notamment l'édition des œuvres de saint
Éphrem, parue de 1732 a 1740, en six volumes in-folio.
C'est surtout au cours d'un nouveau voyage qu'il
(il en Suisse et en Allemagne, en 1747 et 1748, qu'il
entra en rapports, le plus souvent amicaux, avec les
plus notoires professeurs protestants des universités
allemandes. Il n'y vit pas Schellhorn, le bibliothé-
1 459
QUERINI (JÉRÔME)
QUESNEL ET LE QUESNELLISME
1460
cairc rie Memmingen, avec lequel il avait soutenu
mie courtoise controverse au sujet de sou édition des
Lettres du cardinal Réginald l'oie. Mais Schellhorn
l'envoya saluer à l'abbaye de Kempten. Querini
avail espéré, de bonne foi, provoquer ainsi le retour
de quelques égarés à l'Église romaine. : « se tenant,
dil l'un d'eux, comme dans un observatoire, il avait
un (ril sur l'Italie, l'autre sur l'Allemagne et les pays
avoisinants : deux yeux de lynx pour suivre les affaires
des protestants. » Il lit davantage: on lui doit l'érection
de l'église Sainte-I Iedwige à Berlin, car il était en
correspondance avec Frédéric II: il soutenait aussi de
généreuses aumônes les missions et les missionnaires
en pays rhétiques, en Hanovre, en Poméranic, au dio-
cèse de Salzbourg.
Il mourut à 75 ans, le 6 janvier 1755. 11 laissait
aux pauvres toute sa fortune : sa famille, disait il,
étant suffisamment pourvue. On peut se faire une
idée de la place qu'occupait un tel homme dans le
monde religieux et le monde savant de cette première
moitié du xvme siècle, grâce aux témoignages qui lui
furent rendus, avant et après sa mort, par les per-
sonnages les plus marquants de toute l'Europe. Un
d'entre eux qui n'est pas suspect de flagornerie vis-à-
vis de ce cardinal, l'appelle « un grand homme qui fait
à la fois l'honneur de la pourpre et de sa patrie, et qui
par la manière dont il protège et cultive les lettres,
mérite d'en être considéré comme un des Mécènes qui,
de nos jours, y font le plus d'honneur» (Frédéric II,
dans une lettre du 0 mars 1752). La république de
Venise lui avait confié la négociation d'affaires impor-
tantes. Plus de cinquante œuvres de savants italiens
ou étrangers lui furent dédiées, d'innombrables inscrip-
tions furent consacrées à sa mémoire; des médailles
frappées en son honneur. Querini avait réalisé les
rêves de sa studieuse jeunesse.
Œu .ues. — De Mosaicœ historiée prœstanlia oratio,
in-4°, Césène, 1705; De monastica Ilaliœ historia
c.onscribenda oratio, in-8°, Home, 1717; Chronicon
Earfense (d'après ses Mémoires); — Vêtus officium
quadragesimale Grœciœ orthodoxie., in-4°, Rome, 1721;
Diatribse quinque ad priorem parlem veteris offic.ii
quadragesimalis Grœciœ orthodoxie, in-4°, Rome, 1721 ;
Vita lalino-grœca S. P. Benedicti ex textu lalino Gre-
qorii III... in-4°, Venise, 1723; Enchiridion Grœcorum,
in-8°, Bénévent, 1727; Primordia Corcyrse, in-4°,
Lecce, 1725 et Brescia, 1738; — Epigrammala varia,
in libro cui titulus : « Corona di componimenli poëtiri
di varii autori bresciani », in-4°, Brescia, 1738; Ani-
madoersion.es in prop. 21 libri VII Elementorum Eucli-
dis, in-4°, Rrescia, 1738; Spécimen Brixianœ litle-
ralurœ, in-4°, Brescia, 1739; Pauli II Veneli, Pont.
Max. Vita..., in- 1", Rome, 1711 : Diàlriba prœlimina-
ris ad Franc. Barbari et aliorum ad ipsum epistolas,
in-l", Rrescia, 1741; Francise.! Barbari epistolse, in-!",
Rrescia, 1713: Dix Décades de lettres latines, adres-
sées par l'auteur à divers personnages, 10 vol. in-l",
Brescia, 1741-175 1. Ces lettres sont le plus souvent de
longues dissertations sur les sujets les plus divers.
Signalons parmi les destinataires Benoît XIV. le car-
dinal de Fleury, le cardinal Corsini, Monlfaucon,
Mazzochi, Claude de Roze, secrétaire perpétuel de
l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Apostolo
Zeno, Gori, Trombelli. Frérct, les Pères de Trévoux,
les académies de Paris, Berlin et Cortone, Riesling
et Kœstner, professeurs à Leipzig. Feverlin et Gesner,
professeurs à Goettingue, le landgrave de liesse, les
professeurs des universités de Leipzig, Goettingue,
Hambourg et Memmingen, « ad pios doclosque Germa-
nos », etc.; Collectio epistolamm Reginàldi Poli. S.R.E.
cardinalis et aliorum ad ipsum, 5 vol. in-l". Brescia,
1744-1757 (en tète les pièces de la controverse avec
Schellhorn); Imago optimi sapientissimique pontifteis
expressa" in geslis Pauli III Farntsii, in-l", Rrescia,
1745; Vita del cardinale Gasparo Contarini, scritia du
Monsignor Lodovico Beccatello, in-4°, Rrescia, 1746:
Commenlarius hisioricus de rébus perlinenlibus ad
Ang. Mur. Quirinum, S.P.E. cardinalem, 3 vol. in-8°,
Rrescia, 1749. Ce sont les Mémoires du cardinal. Il
y joignit un supplément contenant les consultations
des plus célèbres médecins sur sa grave maladie de
1719. 11 réédita luxueusement le premier volume de
ses Mémoires, avec planches gravées, in-fol.. Rrescia.
1751. Le P. Sanvitale, S J., rédigea une suite de ces
Mémoires (de 1711 à 1755) et la publia en 2 vol. in-8°,
Brescia, 1761; De vinculo quo adslringuntur episcopi
m! defendenda ecclcsiarum suarum jura, in-4", Brescia,
1750; In/ustœ secessionis ab Ecclesiee romanœ sinu
jam damnati... ad ovile Christi revocantur excurrente
anno jubilœi (avec réfutation d'un libelle de Rertling).
in-l", Rome, 1750; Deux volumes de Lettres italiennes.
2 vol. in-4°, Brescia, 1746-1751; La nolliplicilù dei
giorni festivi (lettre aux évoques d'Italie, en relation
avec sa controverse à ce sujet avec Muratori), in-4",
Rrescia, 1748; beaucoup d'autres lettres imprimées à
part, dont une Cuslodibus et scriptoribus Vaticanic
bibliollwcie, Rome, 1741 ; des Sermons, des Lettres
pastorales; Tiara et purpura Venela... Rome, 1750:
Atti speclanti alla fondazione e dotazione delta bibliote-
ca Queriniana, in-4°, Rrescia, 1757; Commcntarius de
bibliolheca Vaticana, in-l", Rrescia, 1739 (œuvre restée
inachevée) Velerum Brixiœ episcoporum S. Plulas-
trii et S. Gaudcntii opéra. . (éd. faite par Galeardi
aux frais du cardinal) in-fol., Rrescia, 1738; de mime
les éditions de Saint Ephrem par Pierre Renedetti et
.1. S. Assemani et des Diptgques par Gori et Hagcn-
bach. Enfin une dissertation non signée, Pro conser-
vando palriurchalu Aquileiensi (Cf. Fleury, Hisl. ceci.).
Les Mémoires (Commenlarius) et les Lettres du cardinal,
cités plus hauts ; J.-H. Gradonico, Ponlifi -tan Brixianorum
séries..., Brescia, 1755, p. 404-439; Biographie universelle,
t. xxxui, 1823, p. 387-393; Storia lelteraria d'Ualia, t. i.
p. 183-206 ; t. il, p. 297-304 ; t. xiv, p. 130-222 ; Journal des
savants, t. exiv, p. 291-307, et t.cxvm, p. 206-218 ; Mémoires
de Trévoux, 1741, p. 1541-1576; Vicennalia Brixiensia Em.
card. bibliothecarii Angeli Mariai Quirini celebrata in oca-
demia Goitingensi, C.œttinsrue, 1748; Leticra intorno alla
morte del card. Querini, dell' abate Ant. Simbuci. Brescia,
1757; Ê'oije, par Le Beau, dins t. xxvii des Mémoires de
l'Académie des Inscriptions et Belles-I.eitres; Hurter, No-
menclator, 3e éd., t. iv, col. 1404-1470 ; A. B ludrillart. De
cardinalis Quiniri vita cl operibus, Paris. 'SSO.
F. Bonnahd.
QUESNEL ET LE QUESNELLISME.
La paix de Clément IX aurait dû mettre fin au jansé-
nisme; mais elle ne fut qu'une trêve passagère. Elle
« accorde le dehors au pape et le fond de la chose aux
quatre évèques », qui l'avaient demandée et obtenue;
aussi cette paix ne dura que quelques années; bientôt
les polémiques reprirent, plus vives que jamais. Ar
nauld vieilli et exilé et surtout Quesnel représentent
cette seconde phase du jansénisme, durant laquelle les
violences se multiplient, tandis que la doctrine, sou-
vent oubliée, reste toujours la même. Pour achever
l'histoire du jansénisme (voir t. vm, col. 318-529) et
suivre son évolution, il faut étudier Quesnel cl le
quesnellisme.
I. Biographie de Quesnel. IL Ecrits de Quesnel
(col. 1461). III. Le jansénisme après la paix de Clé
mcnl IX (col. 1467). IV. Le rôle d'Arnauld (col. 1 171).
V. Le livre des Réflexions munîtes (col. 1477). VI. Le
Problème ceci si astique (col. 1481). VIL Justification
des Réflexions morales (col. 1185). VIII. Le jansé-
nisme à l'assemblée du clergé de 1700 (col. 1*87).
IX. Le « cas de conscience i (col. 1 190). X. Fénelon
cl le jansénisme (col. 1495). XL La bulle Vinenm
I): mini (col. 1500). XII. Pour et contre la bulle
1461
QUESNEL. BIOGRAPHIE
1462
Vineam Domini (col. 1512). XIII. Fénelon et Quesnel
(col. 1519). XIV. Les attaques contre le livre des
Réflexions morales (col. 1520). XV. Louis XIV de-
mande une bulle et l'obtient (col. 1528).
I. Biographie de Quesnel (1634-1719). — Pas-
quier Quesnel, né à Paris, rue Saint-Jacques, le
14 juillet 1634, fit ses humanités chez les jésuites du
Collège de Clermont et ses études philosophiques et
thcologiques en Sorbonne. Il était maître es arts le
29 novembre 1653 et entrait à la congrégation de
l'Oratoire le 17 novembre 1657. étant simple ton-
suré, bien qu'il lût âgé de 23 ans. Il se mil sous la
direction du P. Berthad, supérieur de la maison de
l'institution et fut ordonné prêtre, le 21 septembre
1659, par Nicolas Sevin, ancien évèque de Sarlat et
coadjuteur de Cahors, avec la permission des vicaires
généraux du cardinal de Retz; il célébra sa pre-
mière messe le 29 septembre et resta dans la maison
de l'institution jusqu'au mois d'octobre 166(5, chargé
d'enseigner les cérémonies, d'organiser la bibliothèque
et de diriger les frères. Durant ce séjour, Quesnel
signa, en 1661, 1662, 1664 et 1665, le formulaire
d'Alexandre VII et celui de l'Assemblée du clergé.
Comme on le trouvait trop sévère pour les jeunes
confrères, on le fit passer, à la fin de 1666, au sémi-
naire Saint-Magloire, où il demeura trois ans. comme
second directeur, tandis que le supérieur de la maison
était le P. Juannet.un augustinien très zélé. C'est alors
vraisemblablement qu'il s'attacha à Arnauld, lequel
se tenait caché au séminaire Saint-Magloire, jusqu'à
la paix de Clément IX, et qu'il publia ses premiers écrits
contre le sieur M aile t (ci-dessous col. 1472). Quesnel
entreprit de réformer Saint-Magloire, « pour en faire
une maison vraiment ecclésiastique ». Au mois de
novembre 1669, Quesnel revint à la maison de Paris,
où il compta parmi ses élèves, Soanen, le futur évèque
de Senez. C'est à Saint-Magloire que prit naissance
le célèbre ouvrage qui devait provoquer tant de polé-
miques : les Réflexions morales sur le Nouveau Testa-
ment. C'était alors un recueil des paroles de Notre-
Seigneur, avec quelques courtes réflexions. Quesnel
commença à publier quelques écrits et il fut chargé de
faire, à la maison Saint-Honoré, des conférences sur
le dogme, la morale et la discipline de l'Église. En
167K. l'archevêque de Paris, M. de Ilarlav, pour pur-
ger du jansénisme la congrégation de l'Oratoire » et
aussi pour des motifs de vengeance personnelle, au
dire de Quesnel, demanda l'éloignement de Quesnel.
Celui-ci se retira à Orléans, où l'évêque, Cambout
de Coislin, plus tard cardinal et grand aumônier de
France, lui accorda tous les pouvoirs pour exercer le
ministère. Ses biographes parlent de ses succès dans
la direction et la prédication. Mais l'assemblée de
l'Oratoire d'octobre 1684 fit un décret touchant 1rs
opinions qu'on devait suivre dans les écoles. Quesnel
refusa de souscrire et dut quitter Orléans; il se retira
d'abord chez les oratoriens de Mons, mais il y resta
fort peu de temps et il vint à Bruxelles. Là, il trouva
Arnauld, qui avait dû quitter la France en 1678.
Quesnel vécut avec Arnauld jusqu'à la mort de celui-
ci, en 1694, et prit une part plus ou moins active aux
travaux du célèbre docteur. Il compléta ses Réflexions
morales et en publia plusieurs éditions, considérable-
ment augmentées. Durant ce long exil, Quesnel écrivit
à ses amis de très nombreuses lettres, toutes pleines
de précautions minutieuses, d'allégories et de para-
boles, où l'auteur lui-même se cache sous des pseudo-
nymes très variés et désigne ses correspondants sous
des noms divers. En voici quelques-uns : Quesnel
s'appelle lui-même le P. prieur, M. de Fresnes, M. de
Frekenberg, le baron de Rebeck. M. Du Puis, M. de
Pozzo, Mme Quesnel; Arnauld est désigné par les
noms suivants : le prieur de Bosnel. Mlle de Raincy.
DICT. DE THÉOI.. CATHOI..
M. Du Rieu, mon oncle, notre P. abbé, M. David ou
M. Davy, le cher Didyme, dom Antoine; Duguet est
appelé le cousin Du Rieu, M. de Lory, M. Le Fossier,
M. de Lisola, ma sœur; Nicole s'appelle Rosny, M. de
Bethincourt, le voisin, M. Le Doux; Gerberon est
désigné par les noms de M. Kerkré, le pape, M. de
Saint-Martin, le P. Patrice; le cardinal de Noailles est
dom Bernard ou dom Antoine de Saint-Bernard;
Petitpied est M. Gallois ou Le Fort ; Fénelon est M. Du
Repos, et les jésuites sont appelés les Rouliers ou les
Noirs.
Après la mort d'Arnauld, le 6 août 1694, Quesnel
poursuit ses travaux à Bruxelles, où il demeura jus-
qu'en 1703. A cette date et par suite des polémiques
provoquées par le fameux Cas de conscience, Quesnel
fut, le 30 mai 1763, sur les ordres du roi d'Espagne,
enfermé, avec le P. Gerberon, dans les prisons de
l'archevêché de Malines. Le 13 septembre de la même
année, il s'évada « d'une manière inespérée et qui tient
du miracle ». On trouve le récit pittoresque de cette
évasion dans les histoires jansénistes. Xécrologe des
appelants, p. 100-108; Albert Le Roy, Histoire diplo-
matique de la bulle, p. 122-100. Quesnel a raconté lui-
même ce drame, dans Motif de droit, p. 55, et Relation
de la délivrance du P. Quesnel, lettre du 31 août
(Bibl. nat., ms. fr. 19 739, p. 67-106 par Bellissime,
pseudonyme de l'avocat Brunet, reproduit en partie
dans la Correspondance de Quesnel, t. n, p. 197-209).
Voir aussi Y Histoire de la sortie du 1'. Quesnel des pri-
sons de V archevêché de Malines, 1718, et le ms. fr.
19 736. Le ms. 19 739 contient de nombreux documents
relatifs à l'évasion de Quesnel, eu particulier des lettres
écrites de Bruxelles, du 30 mai au 18 octobre 1703,
p. 1-65.
Après son évasion, Quesnel fit un séjour de quelques
mois à Liège et se réfugia ensuite en Hollande, où il
arriva en avril 170 1. Désormais sa vie est inséparable
de La composition des innombrables écrits qu'il publia
pour se défendre lui-même, pour défendre son livre
des Réflexions et pour essayer de justifier Arnauld. II
proteste de mille et mille manières contre la condam-
nation de son livre par la bulle Unigenitus, « qu'on ne
peut accepter, écrit-il, sans condamner une partie des
dogmes de la foi, et il suffit de savoir un peu son caté-
chisme pour voir tout d'un coup qu'on ne peut adhérer
aux décisions de la bulle en question ». Quesnel affirme
ici son infaillibilité personnelle et celle de ses amis; il
écrit à un oratorien, le P. Dubois, le 25 juillet 1715,
ces paroles extraordinaires : o Le cri public des fidèles,
une infinité d'écrits convaincants, quinze ou seize
évêques qui sont l'élite de l'épiscopat el qui seuls se
sont trouvés à l'épreuve des craintes et des espérances
de ce monde et qui se sont exposés à tout plutôt que
de recevoir la Constitution, ton les ces preuves suffisent
pour prouver qu'elle est si énorme qu'on s'est cru
obligé de s'exposer à la colère des puissances les plus
respectables plutôt que de souffrir qu'elle soit reçue
de l'Église. » Il écrit aussi que ■ ce serait trahir la
vérité et violer la justice que de condamner et de
proscrire les cent vérités condamnées par la bulle ».
La mort de Louis XIV (oct. 1715) rendit l'espoir à
Quesnel et à ses amis. Le Régent prit le contre-pied
de la politique du roi et se montra nettement favo-
rable aux jansénistes et aux parlementaires, leurs
alliés. Certains songèrent au retour de Quesnel à
Paris, mais celui-ci redoutait, à juste titre, les fai-
blesses du cardinal de Noailles. Il apprit avec joie
l'appel des quatre évêques en 1717 et l'adhésion d'une
partie de la Sorbonne à cet appel et à l'appel de
Noailles. La fdle du Régent, la future abbesse de
Chelles, par l'intermédiaire de son confesseur, le
P. Louvard, le tint au courant des démarches qu'on fit
auprès du Régent pour obtenir son retour en France
T. — XIII — 47.
J i63
QUESNEL. ECRITS
146^
et détruire la cabale des jésuites, toujours accusés
d'être les inspirateurs des persécutions exercées contre
le jansénisme. Tout parait marcher à souhait; le
9 septembre 1717, Quesnel écrit au P. de La Tour,
supérieur de l'Oratoire, pour lui demander de le tenir
toujours comme un membre dévoué de la congréga-
tion : « .le vous supplie très humblement et, par vous,
tous nos Révérends Pères, de me faire la grâce de me
tenir toujours pour un de vos enfants, comme un
membre de la congrégation, dans le sein de laquelle
j'ai été. quoiqu'indigne, ordonné prêtre, il y aura
cinquante-huit ans, le 21 de ce mois, et où je tiendrai
à une singulière bénédiction de finir mes jours. » Il
ne reçut point de réponse.
Dom Louvard travailla toujours, avec la fille du
Hé^ent, pour obtenir le retour de Quesnel en France;
mais celui-ci hésita fort; il se réjouit beaucoup du
mandement de Noailles du 24 septembre 17 IX et de la
déclaration de la Sorbonne, qui a pris sa cause en main
et le reconnaît pour son élève; cependant, il ne songe
pas à revenir en France. D'ailleurs, depuis 1718, le
Régent, sous l'influence de Dubois, devient de moins
en moins favorable aux jansénistes, qu'il regarde
comme des semeurs de zizanie et des fauteurs de
désordre.
Quesnel tomba gravement malade le 27 novem-
bre 1719 et il signa une profession de foi le 28 no-
vembre : il persiste à croire que, dans son livre des
Réflexions et dans ses autres écrits, il n'a rien dit qui
ne soit parfaitement conforme à la doctrine de l'Église
et il renouvelle l'appel qu'il a interjeté au futur con-
cile; il déteste tout esprit de schisme et de division.
Dans son testament, daté du 1 I juillet 1719, il par-
donne de tout cœur et pour l'amour de Dieu à toutes
les personnes de qui il a reçu des offenses et des injus-
tices et qui l'ont faussement accusé d'erreurs et de
schisme. Il mourut, âgé de 85 ans, le 2 décembre 1719.
Les biographes de Quesnel, et en particulier le
Nécrologe des appelants, p. 118-125, célèbrent ses
grandes vertus, sa piété, sa rare charité et son désin-
téressement admirable. « Comme la vie du P. Quesnel
avait été toute consacrée à Dieu, à Jésus-Christ et au
service de l'Église, sa mort ne pouvait être que sainte
et précieuse devant Dieu. »
Ses écrits, fort nombreux, sont remplis d'une éru-
dition surprenante; mais il faut en contrôler la valeur,
car, inconsciemment peut-être, Quesnel donne aux
textes innombrables qu'il cite un sens qu'ils n'ont pas
toujours et en tire des conclusions parfois très contes-
tables. Encore plus qu' Arnauld son maître, il a donné
au jansénisme du XVIIIe siècle son caractère agressif,
ergoteur et outrancier. Bref, il ne faut accepter que
sous bénéfice d'inventaire, ses affirmations les plus
catégoriques, car les thèses qu'il édifie, à coups de
textes empruntés à saint Augustin, à BaïUS, à Jansé-
nius et à Arnauld, sont souvent peu solides, même au
point de vue historique, et c'est avec raison que
l'Église les a repoussées comme contraires à la vraie
tradition chrétienne. Ce compagnon fidèle d' Arnauld
vieilli et exilé, « qui n'eut pas ses imposantes qualités
et poussa plus loin ses défauts d, est le père de la
troisième génération de Port-Royal et, comme tel, il
est responsable de la décadence incontestable du
jansénisme doctrinal et du développement du jansé
nisme parlementaire, qui est très inférieur au jansé-
nisme de la première et même de la seconde génération.
Quesnel a tellement desséché le christianisme qu'il lui
a Ole toute vie propre religieuse et en a l'ail surtout un
parti d'opposition à Home, à l'épiscopal el même à la
monarchie : après lui, on put être du parti sans rire
de la religion. De son vivant, Quesnel a pu voir ou
du moins pressentir celte évolution regrettable d'une
doctrine qui avait prétendu ramener à ses origines
augustiniennes la doctrine de l'Église touchant la
grâce.
II. Écrits de Quesnel. — Avant de publier le
livre des Réflexions morales qui lui a donné une place
à part dans l'histoire du jansénisme, Quesnel avait
déjà composé quelques écrits, où l'on peut trouver les
germes de sa doctrine. Il importe de les citer tout
d'abord, pour en indiquer les idées générales.
Règles de la discipline ecclésiastique recueillies des
conciles, des synodes de France et des saints Pères de
l'Église, touchant l'état et les mœurs du clergé, Paris,
1665, in -12. Cet écrit fut réédité plusieurs fois, en
particulier, en 1670, avec des additions sur la nécessité
de la vocation, sur la pluralité des bénéfices et sur
les pensions injustes prises sur les biens de l'Église. —
L'office de Jésus pour te jour el l'octave de sa fête, qui se
célèbre dans la congrégation de l'Oratoire de Jésus, le
28 janvier, où la foi cl la piété de l'Église se trouvent
expliquées par V Écriture et les saints Pères, traduit en
français, avec des réflexions de piété, Paris, 1075.
in-8°. La préface, éditée à part, eut plusieurs éditions;
elle explique le but et l'objet de celte fête, qui avait
été instituée par le cardinal Pierre de Bérulle, fonda-
teur et premier supérieur de l'Oratoire.
Sancti Leonis Magni papie opéra omnia, nunc pri-
muin epistolis XXX tribusque de gratia opusculis
auctiora secundum exactam annorum seriem ordinata;
a suppositis lextibus, interpolalionibus, innumerisque
mendis expurgata; appendicibus, dissertalionibus, notis,
observalionibusque illustrala. Acce.dunt sancti Hilarii,
Arelalensis episcopi, opuscula, vita et apologia, Paris,
1675, 2 vol. in-4°; une édition in-fol. parut à Lyon
en 1700. Les Pères de l'Oratoire adressèrent leurs
félicitations au P. Quesnel, dans leur assemblée de
1(575. Cependant, les écrits de Quesnel étaient sus-
pects à Rome, et l'on parlait d'une mise à l'Index. Le
P. de Sainte-Marthe, pour éviter une condamnation,
écrivit au cardinal François Barberini une lettre datée
du 1er août 1677; mais l'ouvrage avait déjà été con-
damné par un décret du Saint-Office du 22 juin 1676,
à cause des notes et des dissertations où l'on trouve,
touchant la grâce et la liberté, des thèses répandues
par les jansénistes. Cette édition des (Euvres de saint
Léon fut fort louée, en particulier par Baillet, dans
Jugements des savants, éd. La Monnaye, t. n, p. 192
493. De son côté, Quesnel songea à défendre son
ouvrage et il composa une Apologie contre la prohi-
bition de son livre, qu'il envoya manuscrite à Arnauld.
mais celui-ci, dans une lettre datée du 18 octobre 1082,
lui conseilla de ne pas la publier à ce moment. Dans
son ouvrage, Quesnel attribuait à saint Léon les livres
de la Vocation des gentils, les Capitules sur la grâce
et la Lettre à Démétriade: le I'. Antelmy soutint que ces
écrits sont l'œuvre de saint Prosper dans l'ouvrage
intitulé : De veris operibus Ss, P. Leonis Magni et
Prosperi Aquitani Dissertât A>nes, qui bus Capituli de
gratia el epistola ad Demetriadem, neenon duos de Voca-
tione omnium Gentium libros Leoni nuper inscriptos,
adjudicat el Prospéra posl/iminio restituil Josephus
Antelmy, près buter et canonicus Ecclesim Forojuliensis
Paris, 10811. in-l° (voir Journal des savants des
2-9 mai 1689, p. 287-305. et du 10 mai, p. 310-327).
Quesnel répliqua par une Lettre à un de ses amis en
réponse au sieur Antelmy, où il conserve toutes ses
positions (Journal des savants des 8-15 août 1689,
p. 5 17 50ii), et Antelmy lui répondit dans le Journal
des savants du 21 avril 1090, p. 280-287.
Quesnel poursuivit la publication d'ouvrages ascé-
tiques : Conduite chrétienne, tirée de l'Ecriture sainte
et des Pires de l'Église, louchant la confession el la
communion, dédiée à Mme la Chancelière, Paris, 1070,
in-18; il y cul de nouvelles éditions en 1079. 108 1.
1692 el enfin en 1099; cette dernière avait une addi-
14G5
QUESNEL. ECRITS
I ',1,1.
tion sur les Exercices de l'âme pénitente. — Élévation
à Jésus-Christ Notre-Seigneur sur sa passion et sa
mort, contenant des réflexions de piété, pour servir de
sujets de méditation durant le carême et les vendredis
de l'année, Paris, 1676, in- 16, et 2' éd. en 1077. Le
fond de ce travail appartient au P. Desmaretz, mais
Quesnel l'a profondément modifié, comme il a modifié
l'œuvre du P. de Condren, intitulée L'idée du sacerdoce
et du sacrifice de Jésus-Christ, donnée par le P. de Con-
dren, second supérieur général de l'Oratoire, avec
quelques éclaircissements et une explication des
cérémonies de la messe. Paris, 1677, in-12. Les deux
dernières parties de cet ouvrage ont été composées
par Quesnel, qui dédia l'écrit à M. Le Camus, évêque
de Grenoble et plus tard cardinal. — Jésus-Christ
pénitent ou Exercices de piété pour le temps île carême
et pour une retraite de dix jours, avec des réflexions sur
les sept psaumes de la pénitence, Paris, 1680, in-12;
ce livre eut des éditions nombreuses; la quatrième,
publiée en 1719, est dédiée à Mme la duchesse de
Gratnmont cl elle comprend une addition sur les
règles d'une journée chrétienne. — Pensées cl pratiques
de piété pour les /êtes de Notre-Seigneur Jésus-Christ,
de la sainte Vierge et de plusieurs saints et pour les
dimanches de l'avent cl du carême. Bruxelles, Ki.s7.
in-lt, ; l'ouvrage fut aussi publié à Paris et reçut des
additions assez nombreuses, de telle sorte qu'une nou-
velle édition, revue, corrigée et augmentée par l'auteur
parut en 2 vol. in-12, à Paris, en 1715 et 1730. — Le
bonheur de la mort chrétienne, retraite de huit jours,
Paris, 1686, in-12; cet écrit eut beaucoup de suces;
Arnauld en fait l'éloge dans une lettre à Du Vaucel,
le 23 novembre 1693; il y a, pour chaque jour, un
commentaire du Pater, deux sermons sur deux vertus,
avec deux psaumes et un passage de l'Évangile. —
La discipline de l'Église, Urée du Nouveau Testament
et de quelques anciens conciles, Lyon, 1689, 2 vol. in- 1°.
Le t. i contient la discipline de l'Église naissante,
recueillie des Actes et de quelques épitres des apôtres;
le second contient le progrès de la discipline de l'Église,
recueillie des canons du concile fie N'icée et de celui
d'Ancyre, avec un discours préliminaire de l'origine
des saints canons et des codes de l'Église. Cet éeiit,
d'après Quesnel. lut publié contre son intention et
sans sa participation, et il en désavoua publiquement
l'impression. — Les irais consécrations ou Exercices
de piété pour se renouveler dans l'esprit du baptême, de
tu profession religieuse et du sacerdoce, et qui peuvent
aider toutes sortes de personnes à faire des réflexions
sur leurs devoirs et servir de sujets île méditation dans
les retraites annuelles. Bruxelles, 1693, in-<S"; des édi-
tions revues et augmentées parurent, Paris, 1699,
1725, in-8°.
En même temps (pie ces ouvrages de piété un peu
austères, Quesnel publiait de nombreux écrits polé-
miques, dont nous ne citerons ici que ceux qui ne se
rattachent pas directement au livre des Réflexions
morales et qui par conséquent peuvent être considérés
comme étant en marge de l'histoire du jansénisme
quesnelliste. Ce sont les suivants : Tradition de l'Église
romaine sur In prédestination des saints cl sur la grâce
efficace. Le I. , contient : 1" l'analyse de l'épître de
saint Paul aux Romains; 2" la doctrine de l'Église
jusqu'à saint Augustin; 3° la tradition jusqu'au con-
cile de Trente, par M. Germain, docteur en théologie,
Cologne, 1087, in-12. Le t. n contient la doctrine des
principales écoles et communautés de l'Église et celle
qui est exposée dans les congrégations De Auxiliis.
1689, et enfin le t. m contient, outre de nombreux
éclaircissements, la réfutation de la tradition du
P. Deschamps, jésuite, convaincu d'ignorances, de
faussetés et de calomnies, par M. Germain, Cologne,
1690, in-12. Plus tard, Quesnel publia un nouvel écrit
qu'on peut regarder comme le t. iv de la Tradition de
l'Église. C'est l'ouvrage intitulé Défense de l'Église
romaine et ses souverains /wnlifes contre Melchior
Leyâecker, théologien d'Utrecht, avec un écrit de M. Ar-
nauld et un recueil de plusieurs autres écrits curieux cl
importants pour l'histoire et la paix de l'Église sur les
questions du temps. Leyde, 1696, in-12; une 21' édition
parut en 1697. Quesnel veut montrer que le protes-
tantisme ne saurait triompher des condamnations
portées par l'Hanse- contre les cinq propositions de
Jansénius. Seule la première partie de cet écrit, qui
s'applique à réfuter Leydecker, parait être l'œuvre de
Quesnel; la seconde partie contient deux écrits d' Ar-
nauld ; Défense de la bulle li Alexandre \ 11 et île la
véritable intelligence de ces mots qui s'y trouvent :
i Sens de Jansénius. contre ceux qui oui cru qu'ils se
peuvent entendre de la doctrine de la grâce efficace »,
et Réfutation d'une réponse à l'écrit précédent; en tin la
troisième partie est un recueil de pièces latines ou
françaises qui ont été alléguées dans la Défense de
l'Église cl des papes: l'édition de 1696 ne contient que
:( I pièces, tandis cpie celle de 1697 en renferme 15,
parmi lesquelles V Instruction pastorale de Souilles
du 20 août 1696. Abrégé de l'histoire de la congré-
gation i De auxiliis », c'est-à-dire des secours de la
grâce de Dieu, tenue sous les papes Clément X" III el
Paul V, Francfort, 1687, in-12. — Apologie historique
îles deux censures de l.oiivain et de Douai sur la matière
de la grâce par M. Géry, bachelier en théologie, ù
l'occasion du livre intitulé Défense des nouveaux chré-
tiens », Cologne, 1688, in-12. La Défense des nouveaux
chrétiens était l'œuvre du P. Le Tellier. Dans son
Apologie. Quesnel se proposait aussi de répondre aux
attaques du P. Deschamps contre La vérité des actes
de la congrégation De auxiliis » et autres calomnies
répandues par ce jésuite, dans un livre nouvellement
imprimé. - - Lettre du prince de Conty, ou l'accord du
libre arbitre avec la grâce de Jésus-Christ, enseignée par
S. A. S. le prince de Conty, au P. Deschamps, jésuite,
ci-devant, arec plusieurs mitres pièces sur la même
matière, Cologne. 1689, in-12. - Remontrance jusli/i
cative des prêtres de l'Oratoire de Jésus à Mcsseitpieurs
du très illustre et 1res noble chapitre de l'église cathédrale
de Liège, ce 29 mars 1690, Liège, 1690, in I" et in-12.
Histoire de la fourberie de Douai, 1691-1692, 'A vol.
in-12; cet écrit comprend les travaux de plusieurs
auteurs différents ; le P. Quesnel est vraisemblablement
l'auteur de plusieurs d'entre ces écrits, spécialement :
Justification de la troisième plainte de M. Arnauld
contre le P. Piu/cn. recteur du collège des jésuites de
Paris (I. n et de presque toutes les pièces du t. n :
Correction faite au /'. l'ni/cn; Remarques sur la lettre
du H. /'. de Waudripont, recteur du noviciat des jésuites
de Tournai/, touchant l'affaire de Douai, el en lin. Le
vain triomphe des jésuites. - Question curieuse : Si
M. Arnauld, docteur de Sorbonne. est herétique'.' Co-
logne, 1091, in-12. — Histoire abrégée de la vie el des
ouvrages de M. Arnauld, Cologne, 1695, in -12, rééditée
en 1698; cet écrit ne fait (pie développer le précédent;
il raconte la vie de .M. Arnauld jusqu'à sa mort en
1694. Causa Arnutdina. seu Anlonius Arnaldus.
doctor el socius Sorbonicus, a censura anno 1656 sul>
nomine facultatis théologies Parisiensis vulgata vindi-
catus, sui ipsius iiliorumque scriptis, mine primum in
unum volumen collcitis, qui bus sancti Auguslini et
sancti Thomas doctrina de gratin efficaci el suffleiente
dilucide exptanatur, Liège, 1699, in-8°. D'après I-'ouil-
loux, Quesnel n'aurait composé que la préface de
l'ouvrage; il se proposait de recueillir les renseigne-
ments qui permettraient de faire une biographie exacte
du grand Arnauld et de donner un aperçu des polé-
miques auxquelles il fut mêlé et dans lesquelles il
aurait toujours gardé une grande modération; il
1 467
QUESNEL. APRÈS LA PAIX DE CLÉMENT IX
I 468
s'applique à justifier Arnauld des attaques dont il
fut la victime, à la suite des assemblées du clergé de
1654 et de 1656, qui axaient condamné plusieurs
propositions sur la grâce efficace et la possibilité d'ob-
server les commandements de Dieu; les thèses d'Ar-
nauld s'appuient toujours sur saint Augustin et sur
saint Thomas. Quesnel reprit la défense de son maître
dans un écrit intitulé Justification de M. Arnauld,
docteur de la maison de Sorbonne, contre la censure
d'une partie de la faculté de théologie de Paris, ou
Recueil des écrits français sur ce sujet, Liège, 1702,
3 vol. in-12. Le 1. i comprend les écrits composés par
M. Arnauld lui-même : ce sont trente écrits différents,
dont le premier est une lettre au pape Alexandre VII,
pour lui présenter sa « seconde lettre à un duc et pair »,
27 août 1655. Il y a un abrégé de la vie de M. Arnauld
et la défense de sa proposition contre la censure de la
faculté, avec la réfutation des faussetés avancées par
M. Dumas dans son Histoire des cinq propositions.
Dans les deux autres volumes, il y a un recueil des
écrits français composés, au sujet de la censure de la
faculté de Paris, soit par Arnauld, soit par d'autres
théologiens. Parmi ces écrits, il y a la Défense de la
proposition de M. Arnauld touchant le. droit; une
Réponse d'un docteur de théologie à un docteur el pro-
fesseur de Sorbonne, contenant un éclaircissement de
plusieurs passages de saint Augustin, de saint Prosper
et saint Fulgcnce sur le pouvoir prochain; un Éclair-
cissement sur cette, question : Si un docteur ou un
bachelier peut, en sûreté de conscience, souscrire à une
censure qui condamne comme hérétique el comme impie
une proposition qu'il sait véritable cl traiter comme cri-
minelle une pensée qu'il croit innocente. Quesnel, qui a
composé le premier volume, n'a fait que recueillir
et grouper les textes réunis dans les deux autres.
Désormais, les ouvrages de Quesnel sont tellement
mêlés aux discussions du jour qu'il est préférable de
les noter et de les analyser dans l'histoire du quesnel-
lisme; il suffira de signaler ici quelques libelles et
brochures de circonstance publiés par Quesnel de
1693 à 1700. Ce sont : Le roman séditieux du nestoria-
nisme renaissant, convaincu de calomnie el d'extra-
vagance, s. 1., 1693, in-4°;cet ouvrage est dirigé contre
les jésuites; Remontrances à Mgr l'archevêque île Ma-
tines sur son décret contre le livre de « La fréquente
communion », 1095; Mémorial touchant les accusations
de jansénisme, de rigorisme et de nouveauté, 1696;
Défense des deux brefs de .V. S. P. le pape Innocent XII,
1007; Lettre à M. Steyaert, pour servir de supplément
à la défense des deux brefs, 1697; différents écrits sur
L'intrusion des jésuites dans le séminaire de Liège,
1008; La foi el l'innocence du clergé de Hollande, 1700;
Le P. Bonhours convaincu de calomnies, 1700.
1 1 1. Le jansénisme après i,a paix de Clément IX.
— La paix de Clément IX, en 1669 (voir à l'art. Jansé-
nisme, t. vin, col. 518 sq.) ne fut et ne pouvait être
qu'une paix boiteuse, fondée sur des équivoques; le
Formulaire imposé était tellement imprécis que les
jansénistes purent le souscrire sans rien abandonner de
leurs opinions; les partisans de Jansénius et d' Arnauld
pensaient rester fidèles à leur signature tout en défen-
dant les idées de Jansénius et en réservant la question
de fait. La tour romaine ttait satisfaite, et les jansu
nistes déclaraient n'avoir accordé que ce qu'ils avaient
toujours offert. Un écrit anonyme, publié en 1700,
indique bien, ce semble, la position des jansénistes.
Il a pour titre : La paix de Clément IX ou démons-
tration des deux faussetés capitales avancées dans
l'Histoire des ci nq propositions contre la foi des dis-
ciples île saint Augustin el la sincérité des quatre
évêques, avec l'histoire de leur accommodement cl plu-
sieurs pièces justificatives cl historiques, Chambéry,
1700. in-12. Dans une longue préface, l' auteur affirme
que c*est en parfaite connaissance de cause que Clé-
ment IX leur avait accordé la paix. Ce pape savait que
les disciples de saint Augustin n'avaient jamais sou-
tenu les cinq fameuses propositions, ni avant ni après
la constitution d'Innocent X, et les évoques avaient
été de bonne foi. dans l'accommodement fait eu 1068,
au sujet du formulaire.
Cette paix fournit même à certains, en particulier à
Quesnel, l'occasion de rétracter des démarches [dus
positives qu'ils avaient déjà faites. Dans une lettre
datée du jour de saint Augustin 1673, Quesnel écrit :
o Je révoque, je rétracte et je veux être tenue pour
nulle et de nulle valeur la souscription que j'ai faite
de la censure de M. Arnauld... Quant à la souscrip-
tion des bulles de XX. SS. PP. les papes Innocent X
et Alexandre VII..., je ne la rétracte point pour ce que
je regarde la question de droit..., mais pour ce que je
regarde la question de fait, selon laquelle on attribue
à feu M. l'évêque d'Ypres les cinq propositions dans
leur sens hérétique et condamné. J'ai une bien grande
douleur d'avoir souscrit le Formulaire et d'avoir paru,
en le souscrivant, reconnaître et assurer que M. d'Ypres
a soutenu la doctrine hérétique des cinq propositions.
« Pour rendre la paix durable, écrit M. Gazier, Histoire
du mouvement janséniste, t. i, p. 186, il aurait fallu abo-
lir la signature du Formulaire », et Clément IX allait
sans doute agir en conséquence, lorsqu'il mourut pré-
maturément, le 9 décembre 160)9. Aussitôt, Louis XIV
envoya comme ambassadeur le duc de Chaulnes, pour
veiller, durant le conclave, aux affaires de la couronne
et régler définitivement la paix de Clément IX. Le
roi et de M. de Lionne chargèrent l'ambassadeur de
demander au nouveau pape « la suppression du For-
mulaire par un bref de douze lignes aux évêques de
France ». Lionne au duc de Chaulnes, 17 janv. 1670, et
le roi au même, 7 mars.
Le cardinal Albani fut élu le 29 avril et prit le nom
de Clément X voulant sans doute indiquer ainsi son
désir de continuer l'œuvre de son prédécesseur. Le
duc de Chaulnes communiqua les demandes du roi
dans sa lettre du 7 juin 1670; mais le pape demanda
le temps de réfléchir. Après le départ du duc, en
juin 1670, l'abbé de Bourlemont, chargé d'affaires,
poursuivit les négociations, mais Lionne lui écrivit,
dès le 4 juillet, qu'il ne fallait pas demander la sup-
pression du Formulaire au nom du roi (le roi confirma
cet ordre dans une lettre du 11 juillet). C'était dire
qu'on ne souhaitait pas fort cette suppression: aussi
IJourlemont écrivait, le 29 juillet, que la commission
nommée pour examiner la question du Formulaire
n'avait pas encore délibéré sur ce sujet et il insinuait
qu'elle prendrait son temps. Lionne mourut en
septembre 1671 et fut remplacé par le marquis de
Pomponne, qui continua son œuvre, mais il fut
contrecarré par le P. Ferrier, jésuite, qui avait succédé
au P. Annat, mort le 14 juin 1670, et par Harlay de
Champvallon, devenu archevêque de Paris aprè^ la
mort de Péréfixe (1er déc. 1671) et qui parut alors
changé de sentiments touchant le Formulaire. Enfin
après la mort de Ferrier en octobre 1674, parut le
P. La Chaise, celui que les historiens jansénistes
regardent comme leur grand adversaire auprès du roi.
Vialart, évèquede Châlons, qui avait participé d'une
manière si active à la conclusion de la paix de Clé-
ment IX, publia, le 15 décembre 1674, une déclaration
sur l'affaire de la paix de l'Église et sur la déclaration
du I décembre 1668, signée par Arnauld et par lui-
même; cela pouvait soulever des discussions, mais
bientôt une grave imprudence, commise par Henri
Arnauld, évêque d'Angers, vint tout compromet tic.
Une ordonnance de cet évêque (1 mai 1676) défend
à l'université, sous peine de suspense encourue par le
fait même, d'exiger le serment sur les cinq propositions
1469
QUESNEL. APRÈS LA PAIX DE CLÉMENT IX
I ',7(1
de Jansénius, sans distinguer le fait d'avec le droit,
pour empêcher l'exécution de la lettre de cachet du
16 avril. L'université protesta de nullité, le 21 mai,
contre cette ordonnance, sous prétexte qu'elle n'était
pas soumise à la juridiction de l'évêque; de plus, en
n'exigeant point la signature pure et simple du formu-
laire et en affirmant la distinction du fait et du droit,
l'évêque érigeait en règle pour tous ce qui pouvait
être, au plus, une tolérance pour quelques-uns. L'é-
vêque nia le fait, mais le roi, à la demande de l'arche-
vêque de Paris, déclara que son arrêt du 23 dé-
cembre 1608, arrêt fondamental de la paix de l'Église,
ne tirait pas à conséquence pour l'usage général : en
elîet, la condescendance dont on avait usé, en admet-
tant des signatures avec explications, en faveur de
quelques particuliers seulement et pour les mettre à
couvert de leurs scrupules, n'était point une révocation
de la bulle, qui prescrit avec serment, la signature du
Formulaire. Cet arrêt, rendu le 30 mai 1676, à l'année
de Flandre, est l'« arrêt du camp de Ninove ». Sainte-
Beuve, Port-Royal, t. v, p. 150-151.
Ce fut la première infraction grave faite à la paix
de Clément IX; d'ailleurs, de l'aveu même des histo-
riens jansénistes, cette paix avait déjà été fort com-
promise par le triomphe bruyant des jansénistes et en
particulier de Port-Royal, où les religieuses revinrent
en foule et attirèrent de nombreux visiteurs; le pen-
sionnat redevint florissant, et le noviciat se repeupla;
on fit des constructions nouvelles. On parlait beaucoup
de Port-Royal et l'on voyait venir « au désert gens
d'épée, magistrats, prêtres, dames de qualité, prin-
cesses ». Pontchartrain estimait « qu'il y avait trop
de carrosses en ces quartiers ». L'admiration dont
Port-Royal était l'objet et qui amenait ce concours de
pèlerins, grands et petits, dans un désert voisin de
Versailles, devenait un danger « sous un roi qui n'ai-
mait de bruit et d'éclat, que celui qu'il faisait et qui
se rapportait à lui ». Sainte-Beuve, op. cit., t. v,
p. 143. La Mère Agnès craignait, elle aussi, à cause de
la dissipation que cela causait.
De plus, sous le couvert de la paix de Clément IX,
furent publiés des ouvrages, qu'on n'avait pas encore
osé faire paraître : Considérations sur les dimanches
et fêtes des mystères et sur les fêtes de la Vierge et des
saints, Paris, 1670, 2 vol. in-8°, rédigées par l'abbé de
Saint-Cyran, durant son incarcération de Vincennes. —
Instructions chrétiennes, tirées par M. Arnauld d'An-
dilly de deux volumes de Lettres de Messire Jean Du
Verger de Haurane (sic), abbé de Saint-Cyran, Paris,
1671, in-12. C'était l'apothéose de Saint-Cyran. et
c'était peut-être imprudent. M. Gazier fait remarquer
que les » jésuites et leurs amis curent le bon goût de
ne pas manifester alors leur rage et leur dépit »; mais
la chose ne passa pas inaperçue. D'ailleurs, la duchesse
de Longueville couvrait les jansénistes de sa puissante
protection, mais elle mourut le 15 avril 1679, et son
cœur fut apporté en grande pompe à Port-Royal le
26 avril.
Auparavant, de graves événements s'étaient passés,
qui annonçaient la fin prochaine de la trêve signée par
Clément IX; son successeur, Clément X, était mort le
22 juillet 1676 et avait été remplacé par le cardinal
Odescalchi, qui prit le nom d'Innocent XI (21 sept.
1676). Les quatre évêques, signataires de la paix de
1668 lui écrivirent en 1677 pour protester contre cer-
taines infractions faites à la trêve, sous prétexte de
condamner une hérésie imaginaire. Innocent XI
répondit, le 7 juillet 1677, à l'évêque de Chàlons et,
le 19 septembre, à l'évêque d'Alet, pour faire cesser
des contestations inutiles. L'évêque de Chàlons
écrivit aussi au cardinal Cibo, principal ministre du
pape, et l'évêque d'Angers écrivit directement à
celui-ci (janv. 1678); enfin Gilbert de Choiseul voulut
rappeler au pape les faits qui avaient amené la paix
de Clément IX. D'autre part, en 1676, l'évêque
d'Arras, Gui de Sève de Rochechouart, avait dénoncé
au pape des propositions qu'il jugeait subversives de
toute morale et il s'était entendu, sur ce point, avec
l'évêque de Saint-Pons, Percin de Montgaillard, ami
de Pavillon, d'Arnauld et de Xicole. Les deux évêques
rédigèrent une lettre qui serait remise secrètement au
pape et ils firent appel à Xicole pour traduire la lettre
en latin. Des docteurs de Louvain avaient, de leur côté,
dénoncé diverses propositions contraires aux maximes
de l'Évangile et à la morale. Les jésuites n'étaient pas
désignés dans la lettre de Nicole, mais les propositions
dénoncées étaient toutes empruntées à des auteurs
jésuites. Une indiscrétion de l'évêque d'Amiens, en
1677, tit connaître à l'archevêque de Paris la dénon-
ciation. « Alors, écrit Gazier, op. cit., t. i, p. 206-307,
le P. de La Chaise et l'archevêque de Paris, Ilarlay
de Ctiampvallon, tirent alliance et se proposèrent de
ruiner Port-Royal, mais ils attendirent la mort de la
duchesse de Longueville. Louis XIV intervint, le
3 janvier 1679, pour faire condamner les propositions,
et un décret du 2 mars 1679 condamna soixante-cinq
propositions de morale relâchée. Dès 1669 avait paru
à Cologne le premier volume d'une collection, qui se
poursuivit jusqu'en 169 1 et dont les six derniers vo-
lumes ont été composés avec la collaboration d'Ar-
nauld lui-même. L'écrit a pour titre : La morale pra-
tique des jésuites, représentée en plusieurs histoires
arrivées dans toutes les parties du monde. Sainte-Beuve
appelle ces volumes, pesamment écrits, « la queue de
Pascal », et il note que celle demi-victoire îles jansé-
nistes à Rome allait les taire écraser en France. »
Lu effet, tout allait concourir à la ruine de Port-
Royal, regardé comme le foyer et la forteresse du
jansénisme : la colère des jésuites, le désir du roi,
manifesté depuis longtemps, d'être le maître de
Port-Royal, par le droit demandé à Rome de nommer
à l'abbaye, et le concours assuré de l'archevêque de
Paris pour en extirper les restes du jansénisme;
L'affaire de la régale, dans laquelle s'étaient compromis
deux évêques chers a Port-Royal : Pavillon et Caulet.
Ce dernier, sans être janséniste, avait énergiquement
soutenu Port-Royal et n'aimait guère les jésuites.
Louis XIV redoutait une nouvelle Fronde, dont les
armes se préparaient à Port-Royal; l'existence du
jansénisme allait lui apparaître incompatible avec
l'ordre et l'unité du royaume, presque comme une
forme de républicanisme opposée à la monarchie.
C'était une cabale dont il fallait se débarrasser; en
cela, « il serait plus jésuite que les jésuites eux-mêmes»,
écrit Sainte-Beuve, op. cil., t. v, p. 154. Sur ce point,
l'archevêque de Paris, M. de I larlay. élail pleinement
d'accord avec le roi : il n'aimait pas les jansénistes,
pour des raisons diverses, voir Sainte-Beuve, ibid..
p. 191-195. Les historiens jansénistes peignent l'arche-
vêque sous de tristes couleurs, comme un intrigant
perdu de vices. Voir Gazier, op. cit., t. i, p. 206, et
Mlle Gazier, Histoire du monastère de Port-Royal.
p. 306-307. El Sainte-Beuve termine son portrait de
l'archevêque de Paris, op. cil., t. v, p. 154-160, par ces
mots, qui montrent bien, ce semble, la position de
l'archevêque par rapport aux jansénistes : t'n arche-
vêque de l'esprit et de la capacité de M. de Harlay
l'ut contre Port-Royal parce que le roi le voulait et
que lui-même, prélat clairvoyant, il appréciait les
raisons qu'il y avait de dissiper et d'éteindre ce loyer
d'opposition ecclésiastique. »
Le 17 mai 1679, l'archevêque de Paris, après une
enquête préalable, procéda à l'expulsion des reli-
gieuses : il fit sortir les postulantes, les jeunes pension-
naires, au nombre de quarante-deux, les confesseurs
et autres ecclésiastiques, au nombre de six; puis il
I ',7 1
QUESNEL. LES DERNIERS TEMPS DWRNAULD
1472
([('•rendit aux religieuses de recevoir des novices tanl
qu'elles seraienl cinquante professes de chœur. Voir
les détails pittoresques dans Sainte-Beuve, op. cit.,
t. v. p. 1(12-177, et Mlle Gazier, op. cit., p. 329-335.
L'archevêque dit à l'abbesse : - Le roi ne veut point
de ralliement : un corps sans tête est toujours dange-
reux dans un État; il veul dissiper cela et qu'on n'en-
tende plus toujours dire: "(les messieurs, ces mes-
o sieurs de Port-Royal... "("était cette république de
Port -Royal qu'on voulait supprimer. » Tous les grands
amis de Port-Royal devaient s'éloigner. Arnauld avait
déjà reçu l'ordre de quitter le faubourg Saint-Germain,
OÙ on l'accusait de tenir des réunions clandestines;
en quelques semaines, il changea plusieurs lois de
résidence et, enfin sur les conseils du duc de Montau-
sier, il se décida à quitter définitivement la France,
le 18 juin 1679. Les jansénistes regrettent qu'il ne
se soit pas retiré à Home, où l'attendait le cardina-
lat (?); il se décida pour les Flandres. En même temps,
M. de Pomponne, ami d'Amauld, secrétaire d'Étal
des affaires étrangères, qui avait succédé à M. de
Lionne, en 1671, fut disgracié, en novembre 1079.
parce que le roi était mécontent de son opiniâtreté et
de son inapplication (Sainte-Beuve, ibid., p. 198-109)
et il fut remplacé par un frère de Colbert, M. de Crois-
sy. Cette année 1079 fut décidément une année désas-
treuse pour Port-Royal et pour le jansénisme : le
15 avril, mort de la duchesse de Longueville, la grande
protectrice des jansénistes; le 9 mai, début de l'en-
quête faite à Port-Royal par ('officiai de Paris et,
le 17 mai, visite de l'archevêque de Paris; le 18 juin,
départ d' Arnauld pour Bruxelles; le 21 juillet, mort
de Ruzanval, évoque de Beauvais et, le 24 août, mort
du cardinal de Retz, tous deux très favorables à
Port-Royal, enfin, en novembre, disgrâce de Pom-
ponne. C'était vraiment la série noire. Désormais,
Port-Royal vit dans la crainte et dans l'appréhension,
jusqu'à la destruction finale. Il y a quelque moment
d'accalmie lorsque, par exemple, M. Le Tourneux,
vrai successeur de Singlin et de Saci, est envoyé comme
confesseur des religieuses (oct. 1681) et lorsque la
.Mère Angélique est réélue abbesse; mais le calme es1
très passager, et l'on sent que Port -Royal va dispa-
raître, car il meurt chaque jour.
IV. Le ROLE d'Arnauld. — 1° L'affaire du « Nou-
veau Testament de Mons » (1667-1(588). — Durant la pé-
riode qui précéda et suivit la paix de Clément IX, le
grand Arnauld tient le premier rôle dans l'histoire du
jansénisme. D'abord, il parut tourner toute son acti-
vité contre le calvinisme, de concert avec son ami
Nicole, Mais cependant, même à cette époque, il
continua à prendre la défense du Nouveau Testament
imprimé à Mons, qui, on le sait, contribua beaucoup
à la propagande du jansénisme. Commencée en 1654
par Lemaistre de Saci. avec la collaboration d'An-
toine Le Maitre, d'Arnauld et de Nicole, l'œuvre parut
en avril 1667, imprimée à Amsterdam, sous le nom
d'un libraire de Mons, avec privilège du roi d'Espagne
et l'approbation d'un docteur de Louvain et de deux
évêques des Pays-Bas espagnols. Elle avait pour
titre ; Le Nouveau Testament de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, traduit en français, selon l'édition vulgate,
avec les différences du arec, 1667, 2 vol. in-8". L'écrit
eut un très grand succès : « Avoir sur sa table et dans
sa ruelle ce Nouveau Testament, élégamment traduit,
élégamment imprimé, fut alors le genre spirituel
suprême », écril Sainte-Beuve; mais il souleva aussitôt
de violentes polémiques. Péréflxe, l'archevêque de
Paris, défendil de le lire; Arnauld prit sa défense
contre les sermons du P. Maimbourg, en octobre 1667,
et il noie les Abus et nullités de l'ordonnance subreplice
de M. l'archevêque de Paris du t8 novembre 1667, par
laquelle l'archevêque défendait de lire et de débiter
cette traduction (1668), et cela malgré l'arrêt du
Conseil du 22 novembre 1667, qui défendait d'imprimer
cette traduction dans le royaume, lui juin 1668,
Arnauld défendit de nouveau la traduction contre la
seconde ordonnance de l'archevêque de Paris (20 avril
1668), dans laquelle le prélat disait que cette traduc-
tion « favorisait les erreurs des ministres de Genève et
renouvelait celles de Jansénius ». Un décret de Rome,
20 avril 1668, condamnait la traduction de Mons,
tandis que le P. Annat, dans ses Remarques sur la
conduite qu'ont tenue les jansénistes dans l'impression
et la publication du Nouveau Testament de Mons,
contestait l'authenticité des approbations épiscopales
données à cet ouvrage. Arnauld répliqua par une
Réponse aux Remarques du P. Annal (15 juill. 1668);
il publia un Mémoire, sur le bref du pape et deux Ré-
ponses aux Lettres d'un docteur en théologie, dans les-
quelles le P. Annat avait voulu « singer les Lettres
provinciales ». D'autre part, l'évèque d'Évreux et les
archevêques de Reims et d'Lmbrun avaient condamné
la traduction. La paix de Clément IX arrêta un instant
les polémiques, mais celles-ci reprirent bientôt, même
avant la rupture de la trêve et le départ d'Arnauld
dans les Pays-Bas. D'après Sainte-Beuve, Péréflxe dé-
signa Bossuet comme censeur de la version de Mons,
et celui-ci se contenta de critiquer le style et la forme
qui étaient trop recherchés; d'ailleurs, l'archevêque
mourut le l,r janvier 1671, et les discussions recom-
mencèrent.
En 1676, un docteur de Sorbonne, Charles Mallet,
dans l'écrit intitulé Examen de quelques passages de la
traduction française du Nouveau Testament, Rouen,
1676, in-12, critique la traduction de divers passages
relatifs à la prédestination, à la liberté et à la grâce.
Deux écrits anonymes attaquèrent l'ouvrage de Mal-
let : Lettre d'un ecclésiastique à une dame de qualité et
Préjugés contre le livre intitulé : « Examen de quelques
passages ». Arnauld, qui voulait « respecter la paix
de Clément IX », garda d'abord le silence, mais, sur
les conseils de quelques amis, il fit une requête au roi
pour lui demander la permission de répondre aux
attaques de Mallet, et il se mit à l'œuvre; mais on lui
fit remarquer qu'il serait imprudent de publier un
écrit sur un sujet si délicat. Il avait rédigé le travail,
qu'il emporta avec lui lorsqu'il quitta la France en
1679. L'écrit parut en 1680, sous le titre : Nouvelle
défense de la traduction du Nouveau Testament, contre,
le livre de M. Mallet, docteur de Sorbonne et chanoine
archidiacre de Rouen, Cologne, 1680, in-8° et in-12,
avec une préface datée du 10 août 1679. Sainte-
Beuve, op. cit., t. v, p. 291-298.
Arnauld, réfugié à Bruxelles, poursuivit la lutte
contre Mallet, sur un sujet plus général et qui eut une
grande importance dans la seconde phase du jansé-
nisme. Mallet avait publié un écrit intitulé : Traité
de l'Écriture sainte en langue vulgaire, Rouen, 1679,
in-12; il y déclare que la lecture de l'Écriture sainte
en langue vulgaire ne peut être permise que sous
certaines conditions, à cause des dangers qu'elle peut
présenter pour des esprits mal préparés. Aussitôt
Arnauld écrivit à son ami, l'évoque de Castorie,
Neereaslel, pour lui demander de dénoncer cet écrit,
et lui-même composa une réponse, sous le titre : De.
In lecture de V Écriture soi nie contre les paradoxes exlra-
vagants ri impics du sieur Mallet, dans son livre « De la
lecture de l'Écriture sainte », 1680, 1681, 1682, in-12.
Arnauld veut y montrer que la thèse de Mallet est
en opposition absolue avec les sentiments des Pères;
sa réponse fut complétée par un nouvel écrit dont parle
Arnauld dans une lettre du 13 janvier 1681 : Jugement
d'un théologien sur un livre intitule : •■ Recueil de divers
ailleurs qui ont condamné les versions de /' Écriture sainte
en langue vulgaire ». Lui-même avait publié une
1473
OUESNEE. LES DERNIERS TEMPS IV.VMNAULD
1474
Continuation de la nouvelle défense du Nouveau Tes-
tament, Cologne, 1681, in-8°. Axnauld reprit les mêmes
thèses dans la Défense des versions de l'Écriture sainte,
des offices de l'Eglise et des ouvrages des Pères et en par-
ticulier de la nouvelle traduction du bréviaire, contre la
sentence de l'offïcial de Paris du 10 avril 16X8, Cologne,
1688, in-8°, pour défendre la traduction du bréviaire
publiée par M. Le Tourneux. Enfin, dans les Règles
pour discerner les bonnes et les mauvaises critiques des
traductions de l'Ecriture sainte en français, pour ce qui
regarde la langue; avec des réflexions sur celte maxime,
que l'usage est le tyran des langues vivantes, Arnauld
critique les Nouvelles remarques sur la langue fran-
çaise du P. Houhours et défend les traductions de
plusieurs passages de la version de Mons.
2° Arnauld et Nicole. — En même temps, Arnauld
rédigeait quelques écrits d'inspiration nettement jan-
séniste, dont certains n'ont été publiés qu'après sa
mort. Parmi ceux-ci, il faut citer : Nécessité de la foi en
Jésus-Christ pour être sauvé, où l'on examine si les
païens et les philosophes, qui ont eu la connaissance d'un
Dieu et qui ont moralement bien vécu ont pu être sauvés,
sans avoir la foi en Jésus Christ. Ce travail n'a été
publié qu'en 1701 par Dupin, et les idées essentielles
ont été reprises dans des écrits rédigés par Arnauld,
en 1691 et en 1693. Ce sont : Écrit sur les actions des
infidèles et Examen de celte proposition : un philosophe
qui n'a point entendu parler de Jésus-Christ, mais qui
connaît Dieu, peut, avec le secours d'une grâce donnée par
les mérites de Jésus-Christ, faire une action moralement
bonne et vertueuse, avant que d'avoir aucune connais-
sance de Jésus-Christ.
Arnauld étudie aussi la question de la grâce dans
l'Instruction sur la grâce selon /' Écriture et les Pires.
publiée par Quesnel en 1700; les Instructions par de-
mandes et par réponses sur l'accord de la grâce et de la
liberté. Mais, sur ce point, il va se trouver en opposi-
tion avec son ami Nicole. Celui-ci, après la paix de
Clément IX, s'était de plus en plus consacré aux ou-
vrages de [ iété proprement dite. Il se trouvait déjà à
Bruxelles, lorsque Arnauld y arriva en 1679, mais il ne
voulut pas demeurer avec lui et il revint en France.
Nul doute que le caractère emporté d'Arnauld n'ait
été une cause de conflits entre les deux amis, qui
avaient autrefois collaboré. Les historiens jansénistes
affirment que leur amitié resta toujours entière, mais
il faut dire que ce fut à condition que les deux amis
fussent séparés. Leur désaccord ne port ad pas seule-
ment sur une question de méthode et de tactique à
suivre pour défendre le jansénisme, il allait jusqu'à la
doctrine elle-même. On le voit bien dans [a polémique,
courtoise si l'on veut mais sérieuse cependant, qui
éclata sur la question de la grâce générale.
Pour faire adopter la doctrine de saint Augustin,
(pu- certains trouvent trop austère parce qu'elle impose
à tous les hommes les mêmes devoirs et ne leur accorde
que des grâces très inégales, Nicole imagina sa thèse
sur la grâce générale : d'après lui. Dieu donne à tous les
hommes une grâce générale, avec laquelle ils peuvent
faire le bien: mais, en fait, avec cette grâce seule, ils
ne font jamais le bien, car pour cela il faut une grâce
plus puissante que Dieu n'accorde pas à tous et qu'il
n'accorde qu'aux prédestinés. Ainsi Nicole pensait
rendre la condition des hommes moins inégale et ôter
le droit de se plaindre de la distinction que la grâce
met entre ceux qui font le bien et ceux qui ne le
font pas. Par là Nicole restait toujours opposé au moli-
nisme, car la grâce accordée à tous ne pouvait se
confondre avec la grâce suffisante des molinistes,
puisque pour ceux-ci la grâce suffisante donne à
l'homme le pouvoir de faire le bien réellement et en
fait, tandis (pie la grâce générale exige une grâce
efficace pour faire le bien.
Arnauld s'opposa nettement à cette hypothèse de
Nicole, qu'il trouva exposée dans les Instructions sur
les symboles; d'après lui. le système de Nicole < renver-
sai! la théologie de l'Église dans des points très im-
portants et engageait en de très graves erreurs ».
Arnauld réfuta Nicole dans l'Écrit géométrique sur la
grâce générale et il l'envoya à Nicole, qui ne fut pas
convaincu et qui composa une réponse. Cette réponse
connue de deux bénédictins, le P. Hilarion Le Mon-
nier, de Saint-Vanne, et dom Lamy, de Saint-Maur,
fut réfutée par eux. Alors, Nicole publia son Traité
de la grâce générale, où il veut établir que les grâces
surnaturelles, ajoutées au pouvoir physique, n'étaient
point stériles, car elles produisent chez tous les
hommes, au moins à quelque degré, des lumières dans
l'entendement et des mouvements dans la volonté,
relativement aux devoirs qu'ils doivent remplir; sans
les grâces générales intérieures et surnaturelles, les
hommes seraient clans l'impuissance physique d'éviter
le péché et de faire aucun bien, en sorte qu'ils seraient
excusables. Arnauld attaque de nouveau le système
de Nicole, dans son Traité du pouvoir physique, 1691,
et il demanda à lîossuet d'appuyer ses critiques.
Bossuet estima que la doctrine de la grâce »cnérale
n'était pas conforme à la théologie de saint Augustin;
cependant, Nicole maintint son système, bien qu'il
y lût moins attaché, comme il l'écrit dans une lettre
à Quesnel, en décembre 169 1, où il dit qu'on n'avait
pas démontré par la raison la fausseté de son opinion.
Après la morl de Nicole, le 16 novembre 1695, ses
écrits sur la grâce générale se répandirent dans le
public, et les molinistes cherchèrent à en tirer profit
pour leur doctrine. Un Recueil, publié en 1715, réunit
tous les écrits composés sur ce sujet par Nicole et
ceux qui l'attaquèrent. L'éditeur des Œuvres d'Ar-
nauld les a groupés, t. x. p. 155-608.
D'après son biographe. Arnauld, durant son séjour
en Hollande, conçut le projet de faire un recueil sur
les disputes de la grâce, où, sans aucun doute, il aurait
exposé et défendu les positions du jansénisme; mais,
en fait, il ne réalisa pas ce projet, et les pièces qu'il
avait déjà réunies furent saisies, avec les papiers de
Quesnel. en 1703. On trouve sa main dans la plupart
des écrits publiés alors : il a pris une pari importante
à la rédaction de L'amour pénitent, de Neercastel, et il
y développe certaines questions ébauchées dans La
fréquente communion. Cel ouvrage fui dénoncé à Home
et, malgré les plaidoyers d'Arnauld et de son ami Du
Vaucel, qui, à cet le occasion, se rendit à Home, il fut
condamné, le 2() juin 1690. Arnauld entreprit aussi de
faire des Remontrances au roi pour dénoncer L'arche-
vêque de Paris comme l'ennemi de la paix : il affirmait
que le jansénisme n'était qu'un fantôme, mais ses amis
Obtinrent que cet écrit ne serait pas publié, car il ris-
quait d'exciter Home et la cour et de provoquer la perte
de Port-Royal. Cet ouvrage, confisqué avec les papiers
de Quesnel en 1703, a été perdu en grande partie; des
paquets de livres venant d'Arnauld lurent arrêtés en
France et plusieurs de ses amis, en particulier le
P. Dubreuil. furent incarcérés.
3° Arnauld et la régale. — Le 10 juillet 1681, l'assem-
blée du clergé avait écrit au roi, au sujet d'un bref
d'Innocent NI qui exhortait Louis XIV à rendre aux
Églises d'Alet et de Pamiers leurs anciennes immu-
nités. Le bref du pape était regardé comme un acte
de juridiction contraire à l'autorité du roi. Arnauld
prit parti pour les deux évèques dans la I. élire if un
chanoine èi un évêque, 168 1, contre la lettre du clergé.
Il composa aussi l'Apologie pour les catholiques contre
l'écrit intitulé : La politique du clergé », oeuvre de
Jurieu. Sur les renseignements qui lui furent fournis
par l'abbé Du Vaucel, qui l'avait rejoint en Hollande
après avoir vécu de longues années auprès de l'évèque
14 7.")
QUESNEL. LES DERNIERS TEMPS DARNAULD
1476
d'Alet, Arnauld publia les Considérations sur les
affaires de l'Église, qui doivent être proposées dans l'as-
semblée générale du clergé de France; il défend les quatre
articles de 1082 et conseille de recourir au besoin à
un concile national pour sauvegarder les libertés de
l'Église gallicane.
4° Arnauld et le jansénisme. — Les Œuvres d' Ar-
nauld, t. xi, contiennent quelques écrits polémiques
qui se rapportent à des thèses jansénistes relatives à
la hiérarchie ecclésiastique : Éclaircissements sur l'au-
torité des conciles généraux et des papes, ou explica-
tion du vrai sens de trois décrets des sessions IV et V
du concile général de Constance contre la Dissertation de
M. Srhelslrate sur les prétendus Actes publiés par le même
auteur en 1683. Cet écrit, rédigé par Arnauld en 1084
pour justifier la déclaration du clergé de 1082, ne fut
publié qu'en 1711 par Petitpied. — Jugement équitable
sur la censure faite par une partie de la /acuité étroite de
théologie de Louvain, en 1686, qui avait condamné la
déclaration de 1682, et Défense du jugement équitable,
juin 1087, où Arnauld discute les thèses de Steyaert,
lequel avait voulu justifier la censure de la faculté, dans
des thèses soutenues à Louvain, le 20 mars 1087, sous le
titre : Positions théologiques sur le pape et sur son auto-
rité contre le Français médisant. Steyaert répondit par
des Positions ultérieures sur le pape et son autorité, aux-
quelles Arnauld répliqua par la Réponse aux positions
ultérieures de Steyaert, contenant la justification de la
prééminence des conciles œcuméniques et la justifica-
tion des évèques de droit divin.
Arnauld eut une nouvelle polémique avec Steyaert,
qui, en juillet 1690, avait écrit à l'archevêque de Cam-
brai au sujet de la conduite des prêtres de l'Oratoire.
L'écrit d' Arnauld était intitulé Les difficultés proposées
à M. Steyaert, docteur et professeur en théologie de la
faculté de Louvain, sur l'avis par lui donné à M. l'ar-
chevêque de Cambrai pour lui rendre compte de sa com-
mission d'informer contre la doctrine et la conduite des
prêtres de l'Oratoire de Mons en Hainaut, Cologne, 1 691,
2 vol. in-12. Dans cet écrit Arnauld revient sans cesse
sur la question du Nouveau Testament de Mons, dont
il défend la version : il attaque particulièrement Ri-
chard Simon, auquel il adressa directement une Disser-
tation critique touchant les exemplaires grecs sur lesquels
M. Simon prétend que l'ancienne Vulgale a été faite et
sur le jugement que l'on doit faire du fameux manuscrit
de Bèze.
Cependant, du fond de son exil, Arnauld prenait
directement la défense du jansénisme et des jansénistes,
dans des écrits qui ne furent pour la plupart publiés
que plus tard. Il rédigea alors un Projet de lettre au roi,
pour lui adresser la justification de ceux qu'on décrie
sous le nom de jansénistes, et de Très humbles remon-
trances au roi pour sa justification et pour celle de tous
ceux qu'on décrie dans la pensée de Sa Majesté sous
le nom de jansénistes. Ces deux écrits restés manuscrits
furent trouvés parmi les papiers de Quesnel en 17(13
et ils ont été recueillis dans l'ouvrage intitulé Fantôme
du jansénisme, ou justification des prétendus jansé-
nistes, par le livre même d'un Savoyard, docteur de
Sorbonne, leur nouvel accusateur, intitulé : « Les préju-
gés légitimes contre le jansénisme ». Ce dernier écrit
avait été publié, en 1686, par l'abbé de Ville, fils
d'un conseiller au Parlement de Savoie, et il s'était
fort répandu en Hollande. Arnauld se retrouva en-
core en face de Steyaert dans la question du formu-
laire.
.">" Le Formulaire dans les Pays- lias. - En 1 660, l'uni-
versité de Couvain avait adopté un formulaire qui
condamnait les cinq propositions de .lansénius et elle
promettait l'observation religieuse des constitutions
d' Innocent X cl d'Alexandre Y 1 1 ; mais les évèques
n'en avaient pas exigé la signature, el beaucoup de
personnes ne souscrivirent point. Après la paix de
Clément IX, qui, d'après les jansénistes, approuvait
la distinction du fait et du droit et ne demandait que
le silence respectueux sur le fait, beaucoup se persua-
dèrent qu'on pouvait signer le Formulaire, puisqu'on
ne demandait point la croyance du fait. L'archevêque
de Malines, Humbert de Précipiano, adversaire décidé
du jansénisme, fit au formulaire d'Alexandre VII une
addition qui exprimait formellement la croyance du fait.
L'archevêque fit imprimer ce formulaire et en exigea
la signature, en février 10!)2, d'un prêtre de l'Oratoire
cl d'un licencié de Louvain nommé à un bénéfice,
et ensuite de tous ceux qui se présentèrent aux
ordres. Le docteur Steyaert, avec lequel Arnauld avait
déjà eu quelques polémiques, appuyait l'archevêque.
Aussitôt, Arnauld écrivit à Opstraët de Louvain pour
lui demander de protester contre cette innovation, et
à Du Vaucel, qui était à Home, pour engager le pape
à ne pas tolérer cet abus. Lui-même rédigea de Courtes
remarques sur le corollaire de la thèse de Steyaert
et publia V Histoire du formulaire et de la paix de Clé-
ment IX, 1092, pour montrer les maux provoqués en
France par l'exaction de la signature du formulaire.
La conclusion de ce travail résume les méfaits de cette
signature : 1. faire passer pour hérétiques des théolo-
giens très catholiques qui doutent seulement d'un fait
du xvne siècle; 2. opinion monstrueuse qu'un fait non
révélé peut être un dogme de foi; 3. hérésie nouvelle,
à savoir que le pape a la même infaillibilité que Jésus-
Christ, en décidant de ces sortes de faits; 4. persécu-
tion inhumaine qui a atteint des religieuses d'une piété
exemplaire, uniquement parce qu'elles ont voulu
garder le silence, conforme à leur état, à l'égard d'une
chose qu'elles n'ont point l'obligation de savoir et
qu'elles sont incapables de juger; 5. confusion à
laquelle a été réduite l'Église de France et tristes
suites pour les meilleurs évèques de France. Arnauld
publia ensuite les Difficultés proposées à M. Steyaert
sur la déclaration de ce docteur en faveur du formulaire,
1092. Une requête fut adressée à l'archevêque de
Malines et aux évèques de la province par des membres
du clergé séculier et du clergé régulier encouragés
par Arnauld. La supplique et une défense de la sup-
plique furent répandues dans les Pays-Bas et envoyées
à Rome, où, d'après les historiens jansénistes, elles
furent approuvées, malgré l'opposition des jésuites;
défense fut faite à l'archevêque de Malines et aux évè-
ques de la province de faire quelque innovation; mais,
disent-ils, l'internonce de Bruxelles à qui ces ordres
furent envoyés les garda secrets pour avoir le temps
de les faire révoquer. L'archevêque de Malines adressa
une requête au pape, en déclarant que le formulaire,
dont il exigeait la signature, n'innovait rien, car il
n'était que l'exécution de la bulle d'Alexandre VII
et que, d'ailleurs, la signature de ce formulaire était le
moyen nécessaire ■• pour rétablir dans les Pays-Ras
l'honneur et l'autorité du Saint-Siège, qui commençai!
à y être fort déchus par les intrigues des jansénistes,
lesquels deviendraient plus insolents si on l'obligeait à
se rétracter ».
L'université de Louvain envoya a Rome le docteur
Hennebel, qui fut chargé, par procuration, de deman-
der le jugement du Saint-Siège sur le formulaire.
qu'on déclarait inutile et même dangereux. Mais, en
ce moment même, les jésuites étaient accusés de
troubler la paix par leurs intrigues dans un écrit
intitulé .lansenismus omnem destruens rcligionem.
Arnauld répliqua par un nouvel écrit : Procès de calom-
nie, intenté devant le pape el les évèques, les princes cl
les magistrats, par les nommés dans le placard intitulé
« ,/ansenismus omnem destruens rcligionem », contre les
auteurs, les approbateurs et les fauteurs de ce placard.
Liège, 1693, in-12. De leur côté, les théologiens de
1477
QUESNEL. LES « RÉFLEXIONS MORALES
1478
Louvain publièrent des écrits contre les accusations
des jésuites, en particulier, un Mémoire adressé à
M. Van Espen, dans lequel ils disent que le pape ne
semble pas avoir eu l'intention de faire porter le ser-
ment du formulaire sur les faits eux-mêmes. Pendant
ce temps, à Rome, Hennebel, leur délégué, travaillait
à obtenir du pape une condamnation du formulaire
imposé par l'archevêque de Malines. Une congrégation
procéda, écrit le biographe d'Arnauld, « avec une équité
dont il n'y avait pas encore eu d'exemple depuis que
les troubles du jansénisme agitaient l'Eglise ». Après
de nombreuses assemblées, la congrégation arriva à
une conclusion que les jansénistes regardèrent comme
favorable à leur thèse : la paix de l'Église aurait été
établie sur la distinction du fait et du droit; par con-
séquent, on n'était point oblige de croire le fait de
Jansénius. C'est sur ces principes qu'était fondé le
bref d'Innocent XII, du 6 février 1694, adressé aux
évêques des Pays-Bas. Ce bref demande que les
évêques < n'exigent de vive voix ou par écrit, de ceux
qui auront à souscrire le formulaire ou à prêter le ser-
ment, quoi que ce soit, outre la formule et les termes
prescrits dans les constitutions apostoliques, qui res-
sente tant soit peu la déclaration, l'interprétation ou
l'explication »; il défend de discuter sur ce sujet et
impose un silence perpétuel; il défend « aussi que qui
que ce puisse être soit diffamé ou décrié par cette
accusation vague et cette imputation odieuse de
jansénisme, à moins qu'il ne soit constant, par des
preuves légitimes, qu'il s'est rendu suspect d'avoir
enseigné ou soutenu quelqu'une de ces propositions,
dans le sens naturel que les termes présentent à
l'esprit ». Les jansénistes, et Arnauld en particulier,
regardèrent le décret et le bref comme un triomphe
personnel et comme un désaveu de l'archevêque de
Malines. Ils auraient préféré qu'on supprimât toute
signature, mais, disaient ils, le bref arrivait à la même
conclusion en levant les difficultés qui arrêtaient ceux
qui ne voulaient pas attester un fait regardé comme
faux ou comme douteux. Le bref d'Innocent XII
faisait clairement entendre qu'on n'exigeait point la
croyance du fait, donc la signature ne concernait plus
que le droit. On peut donc signer le formulaire, disait
Arnauld, sans faire aucune distinction puisqu'il n'est
plus question que de droit. Aussi, plus tard, les jansé-
nistes n'hésiteront pas à dire que Clément XI se mit
en opposition formelle avec Innocent XII, lorsque
en 1702, il condamna le cas de conscience et lorsque
en 1705, il publia la bulle Yineam Domini. Mais les
interprétations des jansénistes, à la suite d'Arnauld,
forçaient quelque peu le sens du bref du 0 février 1094.
Un second bref du 24 novembre 1094 vint préciser :
« Notre intention expresse a été et est encore de nous
attacher à la constitution d'Alexandre VII et de ne
permettre en aucune manière qu'on ajoute ou on re-
tranche quoi que ce soit dudit formulaire. Nous ordon-
nons qu'il soit exactement observé dans toutes et dans
chacune de ses parties. » La plupart des écrits qui se
rapportent à cette question sont groupés au t. xxv
des Œuvres d'Arnauld.
Durant son séjour en Hollande, Arnauld continua à
multiplier les écrits en faveur du jansénisme, mais il
ne faut pas songer à analyser ni même à indiquer tous
les écrits polémiques qui remplissent les dernières
années d'Arnauld : « la liste seule de ces factums théo-
logiques rebuterait et ferait un fagot d'épines ».
Sainte-Beuve, op. cit., t. v, p. 451.
V. Le livre des « Réflexions morales ». — Dès
avant la fin du xvn° siècle, le jansénisme prit une
nouvelle allure sous l'influence de Quesnel. Beaucoup
d'ouvrages avaient déjà paru de lui, mais c'est seule-
ment à partir de 1093 qu'on peut parler du quesnel-
lisme. L'écrit de Quesnel qui est à l'origine de ce
mouvement et qui allait provoquer de si vives polé-
miques au xviiie siècle avait été publié depuis plusieurs
années, mais il subit alors des modifications capitales.
Dans son Explication apologétique des Réflexions,
Quesnel raconte que c'était une coutume à l'Oratoire,
de faire lire et méditer beaucoup le Nouveau Testa-
ment : les jeunes gens devaient, pour leur usage per-
sonnel, faire un recueil des paroles de Notre-Seigneur
qui les avaient le plus touchés. Pour faciliter cette
tâche, l'Oratoire fit imprimer ces paroles dans un livret
spécial. Le P. Nicolas Jourdain, supérieur de la mai-
son de l'institution, ajouta au texte lui-même quelques
réflexions fort courtes, en latin, comme le texte; ces
réflexions étaient insérées entre les versets. L'écrit
était intitulé : Verbi incarnati J.C.D.N. verba, ex
universo ejus Testamento collecta, adjutis argumentis,
chronologia et locorum similium designatione, Paris,
1650, in-24. Quelques années après, en 1664, M. de
Loménie, comte de Brienne, ministre et secrétaire
d'État, entra à l'Oratoire et demanda au P. Quesnel de
traduire cet ouvrage en français. Le Père lit cette
traduction et y ajouta quelques courtes réllexions;
l'ouvrage parut sous le titre : Les /tarâtes de la Parole
incarnée, Jésus-Christ, Notre-Seigneur, tirées du Soli-
veau Testament. La lri édition parut en 1668 et bientôt
après, en 1009, une 2e édition, corrigée et augmentée
d'un grand nombre de paroles omises dans toutes les
précédentes, de celles de la très sainte Vierge et de
plusieurs réllexions, qui en découvrent l'esprit, Paris,
1009, in-1K. Cette traduction faite par Quesnel peut
être regardée comme la première ébauche des Ré-
flexions mondes.
Le marquis de Laigue, qui résidait à l'institution de
l'Oratoire, demanda à Quesnel de faire le même tra-
vail pour le texte complet des quatre évangélistes.
Lorsque l'écrit fut rédigé, le marquis de Laigue le
mordra à l'évêque de Châlons-sur-Marne, Félix Via-
lart, qui fut enthousiasmé a la lecture et envoya à
M. de Laigue un mandement, daté du 9 novembre 1671.
Il décida de le faire imprimer sous le privilège qu'il
avait pour ses propres instructions » et il demanda à
l'archevêque de Paris, qui y consentit, que l'ouvrage
fût imprimé à Paris. Dans le mandement, placé en
tète, le prélat s'adressait à ses curés : i Nous avons cru
ne pouvoir mieux vous engager à la lecture des Livres
saints qu'en vous faisant part de cet excellent ouvrage,
que la Providence nous a mis entre les mains et que
nous avons examiné avec beaucoup d'application et
de soin... Celte lecture ne vous sera pas seulement
utile pour votre propre édification, mais aussi pour
faciliter les instructions chrétiennes que vous devez
à mis peuples. Mais il faut pour y trouver tous ces
avantages, que VOUS apportiez à cette lecture une
grande pureté intérieure, sans laquelle, dit un Père,
l'homme ne rencontre que des ténèbres et des préci-
pices dans cette source de lumière et de vie. » De plus,
Vialart faisait l'éloge de Quesnel : « Il faut que l'auteur
ait cette charité lumineuse dont parle saint Augustin
et qu'il ait été longtemps disciple dans l'école du Saint-
Esprit, qui a dicte ces divers livres, pour avoir pénétré
avec tant de clarté et d'onction dans l'intelligence des
mystères et des enseignements du Verbe incarné.»
Il faut dire ici un fait que Quesnel passa sous silence,
c'est que Jacques Seneuze, imprimeur de Vialart,
affirme, dans une déposition mise entre les mains de
M. Grossard, avocat du roi à Chàlons, que l'évêque
« axait fait beaucoup de corrections, que l'on appelle
des cartons en termes d'imprimerie», 7 nov. 1713.
L'ouvrage parut sous le titre : Abrégé de lu morale de
l' Évangile, ou Considérations chrétiennes sur le texte
des quatre évangiles, pour en rendre la lecture et la
méditation plus faciles à ceux gui commencent à s'y
appliquer, imprimé par ordre de M. l'évêque de Chà-
I i79
QUESNEL. LES . RÉFLEXIONS MORALES
1480
Ions, Taris, 1671, in-12. Dans cette première édition,
Quesnel l'ail aux âmes chrétiennes une obligation de
lire le texte des évangiles et il s'appuie sur la version
de Mons, qui avait été condamnée trois ans aupara-
vant. On y trouve linéiques idées de Y Augustinus,
plus ou moins dissimulées, el quelques-unes des propo-
sitions qui seront condamnées en 1713. AI. Gazier
parle de dix propositions. Histoire du mouvement
janséniste, t. t, p. 234. Languet de Gergy, de son côté,
écrit dans les Mémoires de Mme de Muintenon : ■< En
examinant eetle première édition, je n'y ai trouvé
que cinq propositions qui ont fait l'objet de la censure
de Clément XI. » .Mais les tendances s'accusaient déjà
par le choix voulu de la traduction de Mons, chère
aux jansénistes. Le pape Clément XI déclarera qu'une
des raisons pour lesquelles le livre de Quesnel fut
condamné, c'est la traduction qui y est employée.
Dans l'écrit lui-même, on lil des réflexions équivoques,
comme celle-ci : « Quand Dieu veut sauver l'âme, en
tout temps, en tout lieu, l'indubitable effet suit le
vouloir de Dieu » (Alarc, il, 11), ce qui pourrait être
entendu en ce sens que la grâce est irrésistible et que
Dieu ne veut sauver que les élus; on lit encore les
propositions suivantes : « Moïse et les prophètes sont
morts sans donner des enfants à Dieu, n'ayant fait
que des enfants de crainte » (Alarc, xn, 19); « Dieu ne
récompense que la charité parce que la charité seule
honore Dieu. » (Mat th., xxv, 36).
Quoi qu'il en soit, le livre eut beaucoup de succès,
et il n'y eut aucune plainte, disent les jansénistes.
Une 2e édition parut en 1674, et une 3e en 1679, tou-
jours en un seul volume, mais avec quelques menues
additions. Il y eut alors quelques protestations, mais
isolées. Toutefois, il n'est pas exact de dire, avec les
amis de Quesnel, que l'applaudissement fut universel
pendant vingt-cinq ans, vingt-sept ans, trente ans
et même quarante ans » (ces divers chiffres sont donnés
par des documents jansénistes).
lui 1680, Noailles succéda à Yialarl sur le siège de
Châlons et il approuva l'écrit de Quesnel, mais il ne
donna une approbation formelle que plus tard, par
son mandement du 23 juin 16!>.">. Nous avons vu que
Quesnel, après l'édition des Œuvres de suint Léon et
surtout après son refus de se soumettre aux ordres
donnés par le général de l'Oratoire, dut quitter Taris
et se retirer à Orléans, puis il s'exila dans les Pays-Bas,
où il demeura près d'Arnauld, qui mourut le H août
1694, laissant Quesnel le chef du groupe janséniste.
C'est durant cette période que Quesnel reprit et
compléta son travail. En 1687 parut une nouvelle
édition, fort augmentée, qui contenait tout le reste du
Nouveau Testament, les Actes des apôtres et les
épîtres. Ce fut V'Abrégé de tu monde des Actes des
apôtres, des épttres de s<iint l'uni, des épilres canoniques
cl de l'Apocalypse ou Pensées chrétiennes sur le texte
de ces Livres sucrés, Paris, 16K7, 2 vol. in-12. Les
réflexions sont courtes, comme dans le premier écrit,
et elles parurent, avec le mandement de Yialarl et
par l'ordre de l'évèque de Châlons; or, il est bien
(Aident que l'approbation de Yialart ne pouvait
s'appliquer à cet écrit puisque le prélat était mort en
1680. L'ouvrage portait l'approbation d'Ellies Dupin
(21 févr. 1687); Nicole, dans nue lettre d'octobre 1689,
fait un grand éloge de cet écrit, i tel qu'il n'en trouve
pas de plus digne d'un prêtre, de plus utile à l'Église,
de plus propre à tout le monde, cl. s'il avait à choisir
un livre avec le Nouveau Testament, à l'exclusion de
tout autre, c'est celui-là qu'il prendrait... Tout \
paraît non seulement solide, mais ravissant. Les lu-
mières y sont vives et profondes et dans une abon-
dance prodigieuse. Il remplit et passe Infiniment
toutes les idées... o Nicole déclare qu'il ne peut .se
charger de surveiller l'édition, a cause de la faiblesse
de sa vue, et il ajoute : « Ce que j'en ai vu me suffit,
ce me semble, pour pouvoir dire que cet ouvrage n'a
point du loul besoin d'être revu. Il est d'une exacti-
t ude prodigieuse : il n'y a pas la moindre inutilité. Je ne
sais si l'on y pourra ajouter, mais je sais bien qu'il n'y
a rien a ôter... Enfin, ma pensée est que, sans penser
à des revisions, additions, retranchements, trans-
criptions, on songeât au plus tôt à faire jouir l'Église
de cet ouvrage en l'état où il est; car tout le reste est
peu important. »
L'ouvrage parut enfin en quatre volumes in-8°, en
1692, avec la seule traduction française, puis en 1(393,
avec le texte latin, sous le titre : Le Nouveau Testament
en français, avec des réflexions momies sur chaque verset
pour en rendre lu lecture plus utile et lu méditation plus
aisée; une autre édition parut en 1(595. Antoine de
Noailles, le futur archevêque de Paris et cardinal,
était alors évêque de Châlons : il en recommanda la
lecture à son clergé, par un mandement du 23 juin 1695.
Noailles, s'appuyànt sur l'approbation de Vialart, son
prédécesseur, dont le mandement en date de 1671
paraissait toujours en tête des quatre volumes de 1695,
ajoutait : « Quel fruit n'en devons-nous pas espérer
pour vous, présentement que l'auteur l'a augmenté et
enrichi de plusieurs saintes et savantes réflexions'?
qu'il a ramassé ce que les saints Pères ont écrit de
plus beau et de plus touchant sur le Nouveau Testa-
ment, et en a fait un extrait plein d'onction et de
lumière? Les difficultés y sont expliquées avec netteté,
et les plus sublimes vérités de la religion traitées
avec cette force et cette douceur du Saint-Esprit, qui
les fait goûter aux cœurs les plus durs. Vous y trou-
verez de quoi vous instruire et vous édifier. Vous y
apprendrez à enseigner les peuples que vous avez à
conduire... Ainsi ce livre vous tiendra lieu d'une
bibliothèque entière; il vous remplira de l'éminente
science de Jésus-Christ... » Cette approbation, écrit
Languet de Gergy, « a été la première cause de toutes
les divisions qui ont agité l'Église de France ».
L'Histoire du livre des Réflexions morales ajoute
d'autres approbations : celle de Jean-Baptiste-Gaston
de Noailles, qui en 1696 succéda à son frère, devenu
archevêque de Taris (25 févr. 1697); celle de AI. d'Urfé,
évêque de Limoges; de M. Girard, évêque de Poitiers;
de AI. de Montgaillard, évêque de Saint-Pons; de
AI. de Bissy, alors évêque de foui. Ce dernier exhorte
ses prêtres à se faire une petite bibliothèque de bons
livres et, dans cette bibliothèque, il place le livre de
Quesnel. Le T. La Chaise, disent les jansénistes, comp-
tait le livre de Quesnel parmi ses livres de piété, et
Quesnel, dans ses Entretiens sur le décret de Home,
raconte que Bourdaloue parla très avantageusement
de ses Réflexions en bonne compagnie, chez AI. de
Lamoignon, avocat général; il prétend même que
Clément NI en a parlé «comme d'un livre dont la
doctrine était bonne ». M. Albert Le Roy, dans son
ouvrage si partial en faveur de Quesnel, parle à ce
sujet « de certaines anecdotes fantaisistes » et déclare
(pie de telles allégations n'ont aucune valeur critique :
ce sont des commérages d'histoire >; niais le même
auteur dit (pie, pendant vingt-cinq ans, « ce fut un
applaudissement général », ce qui évidemment est
1res exagéré, car il y eut des soupçons graves, presque-
dès le début. D'ailleurs, il faut remarquer (pie beau-
coup d'approbations, dont se réjouissent les jansé-
nistes, ne s'appliquent qu'aux premières éditions. Or
les t'dit ions successives sonl considérablement aug-
mentées el modifiées : elles renferment de nombreuses
propositions qu'on ne trouve pas dans l'édition
approuvée par Vialart, bien que Quesnel prétende,
dans les Vains efforts des jésuites, qu'un seul esprit
anime toutes les éditions plus ou moins développées
et (pie les mêmes doctrines soient affirmées dans tous
1481
QUESNEL. LE « PROBLÈME ECCLÉSIASTIQUE
1482
les exemplaires. Ce qui est vrai, c'est que, jusqu'en
1693, les éloges couvrent complètement les critiques,
qui restent isolées et discrètes; beaucoup de docteurs
auraient alors signé, avec quelques atténuations pour-
tant, ce que l'abbé Boileau écrivait, le 5 lévrier 1694,
à Quesnel : ■ Je ne sache rien de si solide et de si bien
que ces Réflexions. Tout y est vif et serré, sans être
obscur; il y a de l'onction, à proportion qu'il y a de
la lumière. En un mot, je n'ai point de goût, ou c'est
OD des livres les plus édifiants et les plus utiles qui se
sont faits depuis les auteurs canoniques. » Bibl. nat..
niss. jr. 19 757, f° 73. Les éditions se succédèrent
rapidement en 1699, 1700. 1702 et 1705, approuvées
par S. Ém. le cardinal de Noailles, archevêque de
Paris; en même temps, il paraissait à Liège et à Bru-
xelles, en 1700, une grande édition en huit vol. in-12,
avec son ancien titre : Abrégé de la morale. L'ouvrage
eut une telle vogue qu'il parut des éditions modifiées,
à Toulouse, à Lyon, à Bruxelles et aussi, pour la
commodité des lecteurs, des éditions abrégées, où les
pensées de Quesnel sont reproduites, d'une manière
plus ou moins exacte, sous des titres nouveaux : Le
jour évangélique, ou Irois cent soixante-six visites, tirées
du Nouveau Testament, pour servir de méditation
chaque jour de l'année, recueillies par J.-B., abbé régu-
lier de Bolduc, de l'ordre de Saint-Augustin, Paris,
17oo, in-12. — Instructions chrétiennes ou élévations
à Dieu sur la Passion, avec les octaves de Pâques, de
la Pentecôte, du Saint-Sacrement et de Noël, tirées des
Réflexions morales sur le N. T. par le P. Quesnel...,
Paris, 1702, in-12. Ce dernier écrit semble avoir été
rédigé par Quesnel lui-même.
VI. Le problème ecclésiastique. Martin de
Barcos, neveu de l'abbé de Saint-Cyran, avait à la
demande de Pavillon, évêque d'Alèt, composé une
Exposition de la foi catholique touchant la grâce et la
prédestination. C'était une sorte de catéchisme, que
Pavillon destinait aux élèves de son séminaire. L'ou-
vrage fut adopté, et il en circula quelques copies
manuscrites pendant une vingtaine d'années; c'est
seulement en 1690 qu'il fut imprimé. La publication
fut attribuée, par les uns, à une intrigue des jésuites
(papiers de Léonard. Arch. nat.. Jansénisme, L. 128),
par d'autres, au P. Quesnel. Mais aujourd'hui on est
certain que l'ouvrage fut imprimé parle 1'. Gerberon,
d'abord oratorien. puis bénédictin de Saint-Vanne.
Aussitôt des polémiques s'élevèrent : la Sorbonne
désigna deux théologiens pour examiner l'écrit.
Noailles, récemment nommé archevêque de Paris,
publia, le 20 août 1090, un mandement qui condam-
nait l'Exposition. •• On l'a pressé, l'épée dans les reins,
et il n'a pas eu la force de résister >, écrit Quesnel à
Du Vaucel, le 20 septembre. (Tétait son premier écrit
à Paris : la partie dogmatique du mandement avait
été rédigée par Bossuel et elle exposait la doctrine de
saint Augustin sur la grâce. Noailles avait composé
le préambule et il y l'appelait les bulles d'Innocent N
et d'Alexandre VII et reprochait à l'Exposition de
renouveler la première des cinq propositions de Jan-
sénius. Ajoutons qu'un décret du Saint-Office, 8 mai
1097, condamna, lui aussi, le livre de Barcos.
L'ordonnance de Noailles « était savante, bien
écrite; il n'y manquait que du bon sens», dit Le
Gendre dans ses Mémoires; elle frappait un livre dont
elle glorifiait la doctrine et renfermait une contra-
diction intrinsèque: elle souillait le chaud et le froid,
comme dira plus tard Fénelon, et Noailles se trouvait
pris entre les deux partis : il avait mécontenté les
molinistes en approuvant le livre de Quesnel, le
23 juin 1695, et il venait de blesser les jansénistes par
son mandement du 20 août 1696. Les amis de Port
Boyal ne savaient que faire en cette conjoncture déli-
cate. Duguet, un des plus sages parmi les jansénistes.
conseilla positivement de sarcler le silence, et Quesnel
exhortait ses amis « à ne pas se piquer », car, disait -il
plus tard, le mandement de Noailles constituait « un
excellent abrégé de la doctrine de l'Église sur la grâce
et un précis des écrits de saint Augustin ». Mais Ger-
beron, loin de réparer sa première imprudence, en
aggrava les suites par ses Remarques sur l'ordonnance
et l'instruction pastorale de M. l'archevêque de Paris,
portant condamnation du livre intitulé « Exposition de
la foi »; il s'y moque de Noailles et dénonce sa conduite
équivoque. Quesnel. lui aussi, juge sévèrement cette
ordonnance qui l'afflige », car « non seulement il
lève le masque contre Jansénius, mais il a encore
comme renouvelé la censure de Sorbonne, et il con-
damne l'Expositiont de la manière la plus dure qui
soit... J'ai peur que l'approbation, donnée aux Réfle-
xions sur le Nouveau Testament, qui semblait devoir
empêcher la condamnation de ce livre, n'y ait contri-
bué, car on lui aura fait craindre de passer pour jansé-
niste » (Quesnel à Du Vaucel, 7 sept. 1696, dans
Correspondance, t. i, p. 412), et il ajoute mélancoli-
quement quelques jours après, le 1 1 septembre : « J'ai
toujours appréhendé qu'on ne regrettât Monsieur de
Paris, défunt. » Ibid., p. 413; voir aussi lettre à
M. Golfert, ibid., p. 416-418, où il dit souhaiter
qu'on garde le silence. L'Histoire abrégée, du jansé-
nisme se inoutre également sévère pour Noailles.
Quesnel fut accusé d'être l'auteur de cet écrit, niais
il s'en défendit vivement : Non seulement je n'y ai
aucune part, mais je suis bien fâché que l'auteur, quel
qu'il soit, se soit avisé d'une telle entreprise et l'ail
exécutée d'une manière si contraire au respect dû à
l'autorité épiscopale et à la vénération que tous ceux
qui aiment l'Église doivent particulièrement avoir
pour un archevêque d'un mérite si extraordinaire. »
Quesnel à Boileau. 18 févr. 1697, Correspondance, t. n.
p. 8-11. Cette lettre de Quesnel fut l'occasion d'une
querelle intime : Quesnel soupçonna But h d'Ans, qui
vivait avec lui, d'être en correspondance secrète avec
les auteurs de l'Histoire abrégée; il pénétra dans la
chambre du chanoine absent et s'empara de lettres
clandestines. L'Histoire abrégée est probablement
l'œuvre collective de I.ouail. de Fouillou et de
Mlle de Joncoux.
Cependant, toute l'attention semble attirée par la
question du quiétisme, dans laquelle Bossuet et Féne-
lon occupent la première place. Noailles paraît oublié.
A cette époque aussi, à Rome, ou examinait un ou-
vrage posthume du cardinal Sfondrate, mort le
25 septembre 1090 et adversaire résolu des libertés de
l'Église gallicane. Les archevêques de Reims et de-
Paris, les évêques d'Arras, d'Amiens et de Meaux,
écrivaient au pape Innocent Nil pour faire condam-
ner l'écrit de Sfondrate. qui était favorable au inoli
nisme sur la question de la grâce et de la prédesti-
nation. Le pape lit examiner cet écrit, le Nodus prsedes-
tinationis dissolutus. D'après certains auteurs, ce serait
pour répondre a cette attaque contre Sfondrate que
les molinistes publièrent l'écrit qui allait jeter la
panique parmi les jansénistes. Tel serait le projet
imaginé par les historiens jansénistes; il n'y manque
qu'un point important : l'écrit qui déclencha les polé-
miques, s'il fut peut-être imprimé par les jésuites, fut
certainement composé par un ami des jansénistes.
Le titre de l'ouvrage indique bien son contenu :
Problème ecclésiastique, proposé à M. l'abbé Boileau de
l'archevêché : A qui l'on doit croire, de Messire Louis-
Antoine de Noailles, évêque de Chatons, en 1695, ou île
Messire Louis-Antoine de Souilles, archevêque de Pa-
ris, en 1696? Ce qui donna lieu à cette question, c'esl
d'un côté l'ordonnance de Noailles, du 23 juin 16*95,
qui approuvait les Réflexions morales de Quesnel. et.
de l'autre, le mandement du même Noailles, du
I ',s:;
QUESNEL. LE « PROBLÈME ECCLÉSIASTIQUE
20 août 1096, qui condamnait V Exposition de la foi, de
Barcos. Dans ce dernier mandement, l'archevêque de
Paris déclare la doctrine de l'Exposition t fausse, témé-
raire, scandaleuse, blasphématoire, injurieuse à Dieu
et dérogeant à sa bonté, frappée d'anathème et héré-
tique »; il ajoutait que les auteurs de ce livre étaient
des esprits inquiets et ennemis de la paix, dont l'orgueil
ne cessait de s'élever, quoique abattu. L'ordonnance
de 1695, au contraire, assure que le P. Quesnel avait
ramassé dans ses Réflexions morales tout ce que les
Pères avaient dit de plus beau et de plus touchant sur
le Nouveau Testament et en avait fait un extrait plein
d'onction et de lumière, que ce livre tiendrait lieu aux
prêtres d'une bibliothèque entière. Or les deux livres,
dont l'un est condamné et l'autre comblé d'éloges,
contiennent la même doctrine; les principes sont les
mêmes, et parfois les expressions. La doctrine de
Quesnel, patronnée par Noailles, évêque de Châlons,
est conforme aux cinq propositions de Jansénius, tout
comme celle de Barcos condamnée par Noailles,
archevêque de Paris. C'est cela que soulignait le
Problème, en faisant le parallèle des Réflexions et de
l'Exposition de la foi; il n'est pas possible d'accorder
l'évêque de Châlons et l'archevêque de Paris, puisque
les deux ouvrages sont si semblables qu'on ne peut
censurer ou approuver l'un sans censurer ou approuver
l'autre. « L'ouvrage, publié sans date et sans lieu, est
d'autant plus dangereux, écrit Le Cendre, qu'il est
composé avec un grand sens, qu'il n'y a ni injure
ni emportement et que l'auteur semble ne prendre
aucun parti. » L'écrit parut en 1698. Aussitôt, un pro-
blème se posa : quel était l'auteur du Problème?
Est-ce un jésuite, mécontent de l'approbation donnée
par Noailles à l'ouvrage de Quesnel? Est-ce un jansé-
niste, irrité de la condamnation du livre de Barcos?
On pencha d'abord pour la première hypothèse. Dès
le 13 décembre 1(198, Quesnel écrivait à Du Vaucel :
« Vous admirerez, sans doute, l'insolence des auteurs
du Problème ecclésiastique. Ce sont assurément les
jésuites. On le sait de source certaine. » Correspon-
dance, t. ii, p. .'50-31. Le 17 janvier suivant, Quesnel
écrivait au même correspondant : « Je sais le nom de
l'imprimeur; je sais le nom du jésuite qui le lui a mis
en main et qui est de la domination de France. C'est
le P. Souastre, mais il n'en est pas l'auteur. C'est le
P. Doucin. » Ibid., p. 37. Le 28 mars, Quesnel redit
que c'est un jésuite de Lille, du nom de Souastre : « Il
est venu à Bruxelles et l'a mis entre les mains de celui
qui l'a fait imprimer. » Ibid., p. 45. Quesnel se plaint
qu'on n'ait infligé au P. Souastre qu'une punition
insignifiante : une translation de Lille à Maubeuge,
20 janv. 1099, p. 59; si c'eût été un janséniste, il
pourrirait à la Bastille, 6 févr. 1700, p. 80. Le cardinal
de Noailles et d'Aguesseau l'attribuent au P. Daniel.
Bécemment, M. Albert Le Boy, s'appuyant sur le
principe is fecit cui prodest et sur des preuves intrin-
sèques, n'hésite pas à accorder la paternité de l'ouvrage
au P. Doucin.
Le P. Quesnel, dans un écrit intitulé Solution de
divers problèmes très importants pour la paix de /' fit/lise,
lire du Problème ecclésiastique proposé depuis peu
contre M. l'archevêque de Paris, duc et pair de France,
avec le plaidoyer de M. l'avocat général et l'arrêt du
Parlement, 2' éd., augmentée, Cologne, 1099, in -12,
attribue le Problème aux jésuites, malgré leurs protes-
tations et même à un jésuite qui s'est peint lui-même;
il a nié, mais on sérail bien simple d'en croire sur sa
parole le laineux avocat des équivoques et des restric-
tions mentales. C'esl le P. Souastre. C'est à la doctrine
de sainl Augustin que les jésuites en veulent et c'esl
dans sainl Augustin qu'ils trouvent ce qu'ils appellent
«la profession de foi des jansénistes ». Le P. Daniel
se défendit d'être l'auteur du Problème dans une Lettre
à l'archevêque de Paris. On ne voulut pas croire à
cette dénégation. Dans la Suite de la solution de divers
problèmes pour servir de réponse à la lettre du P. Daniel
à Mqr l'archevêque de Paris, Cologne, 1700, in-12, on
propose un moyen original de prouver qu'il n'est pas
l'auteur du problème. « Une personne assure qu'elle a
de quoi vous convaincre et que jusqu'à ce qu'elle l'ait
fait, elle veut bien demeurer en prison, pourvu que
vous vous rendiez vous-même prisonnier, pour sou-
tenir votre innocence et répondre si vous le pouvez,
à ses preuves. » Bref, les historiens favorables aux jan-
sénistes attribuent le Problème aux jésuites : les jé-
suites, acharnés contre Noailles, saisissent toutes les
occasions de le perdre, depuis que Noailles, récemment
arrivé à Paris, a déclaré vouloir rester indépendant
des Jésuites et n'être pas leur « valet ». M. Alb. Le Boy
a prétendu démontrer doctement que l'auteur du
Problème doit être cherché parmi les jésuites, à cause
« de leur inextricable embarras devant cet obstacle
historique » et, d'autre part, l'écrit a été imprimé à
Bruxelles, par les soins du P. Souastre; c'est le témoi-
gnage de Dorsanne, le secrétaire de Noailles, de
Ledieu, secrétaire de Bossuet, et de Bossuet lui-même.
Le P. d'Avrigny, dans ses Mémoires chronologiques
et dogmatiques pour servir à l'histoire ecclésiastique
depuis 1660 jusqu'en 1716, t. îv, p. 110-118, donne
plusieurs versions différentes : le P. Souastre aurait
l'ail imprimer le livre à Bruxelles, mais ce seraient
des jansénistes qui lui auraient envoyé le livre pour
lui tendre un piège et lui faire publier un libelle, sur
le modèle du faux Arnauld; la preuve qu'il donne de
cette hypothèse, c'est que les moindres démarches
du P. Souastre sont épiées depuis le moment où il a
entre les mains le manuscrit du Problème encore
secret. Le même auteur ajoute : lorsque dom Thierry
de Viaixnes, en 1703, fut arrêté, on trouva, dans ses
papiers, une copie manuscrite du Problème, et, d'après
d'Aguesseau, il finit par avouer qu'il était l'auteur
du libelle. Mais les amis de Viaixnes nient le fait de
l'aveu, et Goujet, dans sa biographie de Viaixnes,
ne cite pas le Problème parmi ses œuvres. Mathieu
Petitdidier, janséniste ardent, fut également accusé
d'avoir composé le Problème, en même temps qu'une
Apologie des « Lettres provinciales »; de même, deux
bénédictins, dom Gerberon et dom Barthélémy Sé-
noque. D'ailleurs, dès le 23 janvier 1700, Quesnel
écrivait à Du Vaucel : « On dit que Kerkré [Gerberon ]
soutient que c'est un disciple de saint Augustin qui a
fait le Problème. » Correspond., t. ri, p. 78. M. Vacant,
dans une étude fort documentée, a montré qu'il y a
dans le Problème des passages qui ne permettent pas
de l'attribuer aux jésuites : beaucoup de traits sont
empruntés à YHistoire abrégée du jansénisme, et l'au-
teur laisse entendre, en plusieurs endroits, que le jan-
sénisme n'est qu'un fantôme, car personne n'a jamais
soutenu les cinq propositions de Jansénius. Des docu-
ments, postérieurs à la période des polémiques, per-
mettent de conclure, avec une grande vraisemblance,
que l'auteur du Problème est un bénédictin, dom Ilila-
rion Monnier, qui mourut le 17 mai 1707. C'est lui
qui rédigea l'écrit, lequel fut imprimé à son insu.
Renseignements inédits sur l'auteur du « Problème
ecclésiastique », extrait de la Revue des sciences ecclé
siastiques, mai, juill. et août 1890 (tirage à part, 1890,
I':i ris cl Lyon).
Les questions dogmatiques soulevées par le Pro-
blème lui-même étaient fort embarrassantes. Les
Lettres d'un théologien à un de ses amis, èi l'occasion
du Problème ecclésiastique, adressé (i M. l'abbé Boileau,
Anvers, 1700, in-12, ne répondent pas directement.
La première, datée de septembre 1699, s'applique à
montrer que le livre des Réflexions mondes n'a rien
qui approche de la doctrine des cinq propositions sur
1485 QUESNEL. JUSTIFICATION DES « RÉFLEXIONS MORALES » 148G
la grâce. Les trois autres (28 sept., 15 oct. et 4 nov.
1699) veulent montrer, par des exemples, que la doc-
trine des Réflexions morales est en opposition formelle
avec celle des cinq propositions ; en réalité le Problème
attaque Noailles uniquement parce que l'archevêque
de Paris a défendu la doctrine de saint Augustin. Ces
quatre Lettres furent rééditées sous le titre de Défense
du mandement de M. l'éminentissime cardinal de
Noailles, archevêque de Paris, portant approbation des
Réflexions morales du P. Quesnel sur le Nouveau
Testament, Paris, 1705. in-12. Dans l'Avertissement
de cette réédition, on justifie Quesnel et l'on conclut
que les deux écrits où l'on traite le P. Quesnel de
séditieux et d'hérétique méritent le même sort que le
Problème.
Quesnel avait préparé une réponse directe au Pro-
blème pour justifier le dogme, mais dans une lettre à
Du Vaucel (4 avril 1699, Correspond., t. Il, p. 4(i) il
écrit qu'il supprime sa réponse et qu'il substituera
quelque chose « qui tire du Problème ecclésiastique les
avantages qu'on en peut tirer, pour montrer que le
jansénisme est un fantôme et que les rouliers [les
jésuites] en veulent à saint Augustin ». Cette nouvelle
parvint jusqu'à Noailles. et celui-ci manifesta le désir
qu'il n'en fît rien paraître qu'après l'avoir commu-
niqué: mais Quesnel répondit que cela l'embarras-
serait fort, car, dit-il, • si l'envoyais mon écrit à Paris,
on y changerait, ajouterait, retrancherait ce qu'on
jugerait à propos et on le ferait imprimer sous mon
nom; cela ne m'accommoderait pas ». Lettre à Du
Vaucel, S mai 1700, ibid., p. 91.
Le Problème fut condamné par un arrêt du Parle-
ment du 10 janvier 1699 et par un décret du Saint -
Office du 2 juillet 1700. Cependant, la situation de
Noailles restait fort délicate et Mme de Maintenon. au
dire de Languet de Gergy, dans ses Mémoires, lit des
démarches auprès du cardinal pour qu'il retirât l'ap-
probation qu'il avait donnée au livre de Quesnel. Pour
la seconde fois, Bossuet vint au secours de son ami.
VIL Justification df.s Réflexions morales ».
■ — Pour justifier pleinement Noailles, il aurait fallu
montrer que le livre de Quesnel, approuvé par lui. ne
contenait que la pure doctrine de saint Augustin sur
la grâce et la prédestination; nul n'était plus capable
que Bossuet de fournir la preuve, lui qui avait déjà
rédigé toute la partie dogmatique de l'instruction de
Noailles sur l'Exposition de la foi. Noailles mettrait le
travail de Bossuet en tète d'une nouvelle édition des
Réflexions morales de Quesnel. L'évêque de Meaux ac-
cepta la proposition, mais son œuvre ne fut pas publiée
à cette date.
Pourquoi? Bossuet aurait refusé de publier son écrit
parce que Quesnel n'aurait pas voulu faire les correc-
tions demandées par celui-ci. Telle est la thèse des
deux évèques de Luçon et de la Rochelle, dans leur
mandement collectif de 1711, et la thèse du docteur
Gaillande, dans ses Éclaircissements sur quelques
points de théologie, Paris, 1712, in-12, p. 6-7 : Bossuet
ne voulut pas qu'on se servît de V Avertissement qu'il
avait fait, et condamna son écrit à ne paraître jamais
au jour; "ceci est certain et public; on en a des
témoignages assurés... » L'abbé de Saint -André, archi-
diacre de Meaux, dans une lettre de 1721 à l'évêque de
Soissons, Languet de Gergy, reprend la même expli-
cation, et sa lettre a été publiée par Languet dans sa
Cinquième instruction pastorale du 25 novembre 1722;
l'abbé de Saint-André s'appuie sur des propositions de
l'abbé Ledieu, jadis secrétaire de Bossuet; enfin Lafi-
tau, dans la Réfutation des Anecdotes, p. 92, écrit que
Bossuet voulait mettre < six-vingts cartons, pour ôter
autant d'erreurs capitales, qu'on ne pouvait, en au-
cune façon, excuser », et qui en faisait « un des plus
pernicieux livres que l'hérésie ail produits .
Mais l'abbé Ledieu, en plusieurs passages de ses
Mémoires et de son Journal, insinue que Bossuet était
prêt à défendre Quesnel, moyennant quelques cor-
rections insignifiantes; ce fut le libraire, qui ne voulut
pas faire les corrections demandées. Dans les Vains
efforts des jésuites contre la justification des Réflexions
morales sur le Nouveau Testament, composée par feu
Messire Jacques-Bénigne Bossuet, évêgue de Meaux, où
l'on examine plusieurs faits publiés sur ce sujet, par
MM. les évêques de Luçon cl La Rochelle et par le sieur
Gaillande, 1713, Quesnel s'élève contre le livre des
Éclaircissements, qui n'est qu'une satire contre les
Réflexions morales, contre l'auteur, l'approbateur et
l'apologiste de cet ouvrage ». Bossuet, déclare-t-il, n'a
point changé de sentiment et n'a point composé son
livre par méprise : l'histoire des six-vingts cartons »
n'est qu'une fable. Quesnel indique quelques correc-
tions demandées par Bossuet et le projet de quelques
autres corrections à faire, qui ne sont pas toutes de
Bossuet : il s'agit de vingt-quatre cartons avec les
réponses.
Quoi qu'il en soit, au moment même où Bossuet
rédigeait son travail, les discussions étaient assez
vives; aussi Noailles renonça-t-il à publier une nou-
velle édition des Réflexions pour son diocèse de Paris.
et Bossuet garda son manuscrit, avec le titre, qu'il lui
avait donné : Avertissement sur le livre des Réflexions
murales; il en communiqua quelques passages à l'abbé
Boileau, et lui-même, d'après son secrétaire Ledieu,
corrigea et revisa son manuscrit. Bibl. nat., ms. latin
lî 680, p. 73. L'abbé Boileau, dans ses Lettres d'un
théologien à un de ses amis, pour répondre au Problème,
Anvers, 1700, in-12, dit que Bossuet. pendant plu-
sieurs années, corrigea le manuscrit; Noailles en cul
un exemplaire entre les mains, d'après une lettre qu'il
écrivit, le 7 novembre, à l'évêque de Carcassonne,
pour démentir une affirmation de l'évêque d'Agen.
Arch. nat.. Jansénisme. L. 21, minutes des lettres du
cardinal. Lorsque Bossuet mourut, le 12 avril 170 1,
diverses copies de V Avertissement étaient répandues,
et en 1710 un libraire de Lille l'imprima sous un litre
(pie Bossuet ne lui avait point donné : Justification
des Réflexions morales sur le Nouveau Testament...,
composée en 1699, contre le « Problème ecclésiastique »
par Messire Jacques-Bénigne Bossuet, Lille, 1710,
in-12. L'abbé Ledieu a avoué (pie ce titre lui est
imputable parce qu'il avait écrit le mot Justification
sur l'enveloppe qui contenait le manuscrit. Le libraire
de Lille, Jean Brovello, avait reçu le manuscrit de
Quesnel, et celui-ci le tenait de l'abbé Boileau, de
l'archevêché, ou de Noailles, ou de Le Brun, ami de
Bissy, évêque de Meaux et successeur de Bossuet, ou
enfin de l'abbé Ledieu.
La publication lit alors d'autant plus de bruit que
deux ans a\ant , le 13 juillet 1708, les Réflexions morales
avaient été condamnées par un bref de Clément XI;
dès lors, l'ouvrage posthume de Bossuet ne pouvait
que provoquer des discussions. L'ouvrage est-il
authentique? Pourquoi Bossuet ne l'a-t-il pas publié
en 1699? Bossuet avait-il changé de sentiment? Cette
publication tardive, si favorable à Quesnel, est -elle
une trahison ou n'est-elle que l'expression exacte
du jansénisme caché de Bossuet? Autant de questions
auxquelles il est difficile de répondre d'une manière
certaine. 11 ne faut pas oublier, d'autre part, qu'au
moment où Bossuet rédigea son travail, la question
du quesnellisme était encore fort obscure : les poli'
iniques, si violentes de 1700 à 1705, n'avaient pas
éveillé l'attention et envenimé les disputes. Ce qu'il y
a de sur, c'est que Bossuet n'aurait certainement pas
publié son écrit en 1710 et surtout il ne lui aurait pas
donné le titre provocateur qui lit sa réputation parmi
les jansénistes.
1 487
QUESNEL. L'ASSEMBLÉE DU CLERGÉ DE 1700
! i88
Sur celte question du livre de Bossuet voir en sens oppo- I
ses : Guettée, Essai bibliographique sur l'ouvrage de Bossuet
intitulé Avertissement sur le livre des Réflexions morales »,
in-12, Paris. 1854; Yse de Saléon, Lettres à Mgr l'èvêque de
Troyes sur les sentiments de M. Bossuet contre le jansénisme,
surtout la troisième lettre du 1>."> nov. 1731; Albert Le Roy,
Lu Irunee et Home île 1700 à 1715, in-.S". Paris, 1892,
p. 60-68 (très partial en faveur de Quesnel); Ingold, Bossuet
et le jansénisme, in-8", Paris, 1897 el 1904; Compte rendu
fait par l'abbé Urbain, dans la Revue' du clergé français,
t. xi, 1" juill. 1897, p. 260-265.
VIII. Le fansénisme a l'assemblée du clergé
de 1700. Condamné à Home par un décret du
2 juillet 1700, le Problème n'y fit point pourtant beau-
coup de bruit, et la réputation de Noailles n'en souf-
frit pas trop puisque, sur la demande faite par le roi
le 11 décembre 1699, l'archevêque de Paris lut créé
cardinal par Innocent XII le 21 juin 1700. Celle
année 1 700 marque l'apogée du crédit de Noailles.
Les lettres que lui écrit .Mme de Maintenon sont pleines
de confiance. Lui-même partit pour Home le 13 oc-
tobre 1700 pour y aller rejoindre au conclave les trois
cardinaux français : d'Estrées, de Janson et de Cois-
lin; Innocent XII, en effet, était mort le 27 septembre.
Le cardinal Jean-François Albani fut élu pape, le
23 novembre 1700, sous le nom de Clément X I. el ce fut
lui qui, le 18 décembre, remit le chapeau à Noailles,
dans le premier consistoire public.
Après les polémiques soulevées par le Problème
ecclésiastique, les discussions semblèrent se calmer en
France : l'édition des lie flexions morales de 1699 parut
sans l' Avertissement que Hossuet avait préparé, mais
il y eut cependant, comme un véritable chassé-croisé
de libelles français el latins, la plupart venus des
Pays-Bas et inspirés, sinon rédigés par Quesnel et
ses amis. Dans une lettre à Ou Vaucel. le 17 oc-
tobre 1699, Quesnel annonçait la publication « de
trois petits volumes in-12, le Wendrock entier en
français »; ce sont les notes de Nicole sur les Lettres
provinciales. La traduction était l'œuvre de Mlle de
Joncoux, qui va prendre une grande place dans les
rangs des jansénistes. Quesnel s'indigne contre Mon-
sieur de Chartres, qui •• fait du pis qu'il peut contre les
bons livres, et particulièrement contre les Réflexions ».
et, le 8 mai 1700, il parle d'un écrit des jésuites :
Décision d'an cas de conscience touchant la lecture du
Nouveau Testament du P. Quesnel de l'Oratoire, où l'on
conclut qu'on ne peut lire ce livre ■ parce qu'il insinue,
en une infinité d'endroits, les principaux dogmes de
l'hérésie jansénienne ». D'autre part, on répandait
partout un écrit intitulé Augustiniana Ecclesise
Romanse doctrina a cardinalis Sfondrati Nodo extri-
eata,per varias sancti Augustini discipulos. Cet ouvrage
imprimé à Cologne, sans nom d'auteur, niais avec
l'approbation du théologal de la cathédrale d'Anvers.
à la date du 11 mars 1700, était dédié à l'assemblée
du clergé qui allait bientôt se réunir. L'auteur priait
cette assemblée de condamner plusieurs propositions
du livre du cardinal Sfondrate : Nodus prsedestina-
tionis dissolulas; sous le couvcrl de saint Augustin on
rééditait toute la doctrine janséniste.
L'assemblée du clergé qui se Uni à Saint-Germain,
du 25 mai au 21 septembre 1700, ne devait s'occuper
que des comptes du clergé el ne comprenait que deux
députés pai- province. Mais il était impossible qu'on
n'y parlât poinl de questions doctrinales et morales,
car il y avail alors, à Paris el en province, de graves
discussions qui auraient fatalement leur écho à l'as
semblée : le quiélisme el la condamnation du livre
de Fénelon, les attaques des adversaires du probabi-
lisme contre les casuistes el la morale relâchée, les
libelles répandus eu France pour ou contre le jan-
sénisme. Bossuet, malgré son grand âge. fui l'âme de
l'assemblée, bien qu'il n'en fût pas le président. On a
dit que l'archevêque de Reims, Le Tellier, frère de
Louvois, manœuvra pour faire écarter Hossuet de cette
présidence; mais cette affirmation est certainement
erronée : l'assemblée de 1695 avait décidé, lorsque son
unique président. M. de Ilarlav, mourut subitement
durant l'assemblée, qu'on nommerait désormais plu-
sieurs présidents et non point, comme on l'a dit, quatre
présidents, dont deux archevêques cl deux évêques.
Conformément à cette décision, l'assemblée de 1700
nomma comme présidents les deux archevêques de
Reims et d'Auch : Le Tellieret de La Heaume de Siize;
Noailles. l'archevêque de Paris, n'était pas député a
rassemblée et il n'y fui admis que comme archevêque
diocésain el président honoraire.
Bossuet avait â l'avance tracé le programme de
l'assemblée dans deux Mémoires qui furent présentés
au roi par Mme de Maintenon, le 0 juin 1700. Dans le
premier Hossuet indiquait l'état de l'Église de France :
péril janséniste, ■ manifesté par une infinité d'écrits
latins, venus des Pays-Bas, où l'on demande ouver-
tement la revision de l'affaire de Jansénius et fies
constitutions qui ont condamné les cinq propositions,
où on blâme les évêques de France d'avoir accepté
cette condamnation et où ou renouvelle les propositions
condamnées »; le second Mémoire dénonce les excès
de certains casuistes « prêtres et religieux de tous
ordres et de tous habits qui, ne pouvant déraciner les
désordres qui se multiplient dans le momie, ont (iris le
mauvais parti de les excuser et de les déguiser».
Louis XIV permit a l'assemblée d'aborder ces graves
questions de dogme et de morale.
Dès le 26 juin, le président de l'assemblée, l'arche-
vêque de Beims, signala l'ouvrage intitulé Augusti-
niana Ecclesise romanse doctrina, qui attaquait le
cardinal Sfondrate et renouvelait le jansénisme, mais
il ajoutait : « Il est pareillement de notre devoir de
nous déclarer contre les autres erreurs dont nos Églises
sont trop souvent troublées et, en particulier, contre la
morale relâchée, et de le faire avec autant de vivacité
et de force contre les erreurs que de charité et de
modération pour les auteurs. » Après quelques obser-
vations, on décida de nommer une commission com-
posée de douze membres : six prélats, à savoir les
évoques de Meaux, de Châlons, de Hennés, de Cahors,
de Séez et de Troyes et six prêtres : Caumartin,
Pomponne, Hossuet, Louvois, Mazuyer et Brochenu.
Procès-verbal de l'assemblée de clergé de 1700, p. 173-
178. L'èvêque de Meaux fut élu président de la com-
mission; aussitôt, les jansénistes manifestèrent leurs
inquiétudes. Dès le 3 juillet, dans une lettre à Ou
Vaucel, Quesnel s'élève contre Hossuet. < qui a déclamé
à outrance contre les jansénistes et se plaint de ce
grand nombre de libelles qu'ils répandent »; il ne
comprend pas (prune assemblée d'évêques s'occupe
de si minces détails {Correspond., t. n, p. !>:">); le
10 juillet, il écrit : « M. de Meaux est si échauffé et
parle si ponti fiscalement et si pal riarcalement qu'il
pourra bien entraîner les autres dans son entêtement
et faire faire quelque condamnai ion saugrenue de
['Anti-Nodus... Les évêques de cour ne sont bons qu'à
s'opposer à la vérité el à ruiner la paix de l'Église...
Ibid. Il COnnaîl les membres de la commission el il les
juge, sauf deux ou trois, malintentionnés, mais il
espère (pie Noailles ne souffrira pas un examen de la
dod rine dans son diocèse, â moins qu'il ne lasse pari le
de la commission, car <• ces messieurs sont des ju'j>s
arbitraires hors de chez eux ». Le 21 juillet. Quesnel
demande â Ou Vaucel de prier pour Monsieur de
Meaux. qui n'est ni pur augustinien ni pur thomiste,
mais qui des deux a pris ce qui convient à ses idée--.
Il est aussi puissant dans sa situation présente qu'il \
est dangereux. Rien (pie Dieu ne peut lui résisler. Il
continue â déclamer, a jeter feu el flamme contre le
1489
QUESNEL. LE « CAS DE CONSCIENCE
1 490
jansénisme. » Ibid., p. 98. Quesnel crut nécessaire de
se rapprocher du champ de bataille et dans les pre-
miers jours du mois d'août, il vint incognito à Paris.
où il resta jusqu'à la fin de septembre. Ces jugements
de Quesnel sur Bossuet montrent ce qu'il faut penser
du prétendu jansénisme de Bossuet.
Cependant, les membres de la commission travail-
laient très activement, et un projet fut rédigé. Le
20 juillet, on distribua à chaque député, un « indicule »
des propositions de doctrine et de morale: on s'était
abstenu de nommer les auteurs parce que l'esprit
de l'assemblée était de s'opposer à l'erreur et non
pas de flétrir les auteurs »; au reste, les propositions
avaient été tirées des censures d'Alexandre VII et
d'Innocent XI, de différents livres et écrits et de
quelques thèses soutenues publiquement ; il y eut en-
core quelques réunions de la commission les II, 17 et
20 août, où l'on parla de cent vingt-neuf propositions
censurables; enfin le 2(i août, l'évêque de Meaux
fit une déclaration fort importante : « Pour entrer
dans l'esprit de l'assemblée, qui avait établi cette
commission, il fallait également attaquer les erreurs,
même opposées, qui mettaient la vérité en péril; si
l'on n'avait à consulter que la sagesse humaine, on
aurait à craindre de s'attirer trop d'ennemis de tous
cotés, mais la force de l'épiscopat consistait à n'avoir
aucun faible ménagement... Au reste, on doit regar-
der comme un malheur la nécessité de rentrer dans
les matières déjà tant de fois décidées et d'avoir à
nommer seulement le jansénisme; mais, puisqu'on
ne se lassait point de renouveler ouvertement les
disputes par des écrits répandus de imites parts, avec
tant d'affectation, en latin et en français, l'Église de-
vait aussi se rendre attentive à en arrêter le cours;
l'autre sorte d'erreurs qui regardent le relâchement de
la morale n'était pas moins digne du zèle des évêques. »
Procès-verbaux des assemblées du clergé, t. vi, col. 180-
483. Le parti janséniste s'agitait beaucoup : il voulait
la condamnation des propositions de morale relâchée.
mais il ne voulait pas la condamnation du jansénisme.
Dès le début de juillet, on avait écrit à Bossuet pour le
persuader que le jansénisme n'était qu'un fantôme et
que de saints évêques ont enseigné les vérités que les
jésuites ont groupées sous ce nom. Puis ce furent les
menaces : une seconde lettre fut envoyée à un abbé de
la commission : « .M. Bossuet doit s'attendre à être
bien relevé s'il fait une censure où la doctrine de
saint Augustin soit tant soit peu altérée...; ils ne
souffriront pas qu'on y porte la moindre atteinte... «
A ces menaces du dehors s'ajoutaient des conseils du
dedans, car des théologiens consultés étaient opposés
à toute condamnation du jansénisme. Le secrétaire
de Possuet en cite quelques-uns : Rouland, Neveu et
Ravechet, qu'il qualifie durement (ce sont des théolo-
gastres).
Malgré tant d'oppositions, quatre propositions
jansénistes lurent condamnées. La première avançait
qu'on » pouvait présentement reconnaître que le jansé-
nisme n'était qu'un fantôme, qu'on cherchai! pari ont,
mais qu'on ne trouvait cpie dans certaines imagina-
tions malades... i La seconde accusait les constitutions
d'Alexandre VII et d'Innocent XII de n'avoir l'ait
que renouveler et aigrir les disputes, d'avoir employé
des termes équivoques. La troisième supposait que
le bref d'Innocent XII. en date du (i janvier 1694,
avait d'abord paru apporter un remède au mal, en
mitigeant la rigueur des constitutions sur le point
de fait, mais que cette mitigation avait été affaiblie
par le bref du 24 novembre 1694. Enfin la quatrième
supposait qu'il était nécessaire d'avoir, par rapport à
la condamnation du livre de Jansénius, de nouvelles
conférences devant des juges nommés ou par le pape
ou par le roi. Ces quatre propositions furent décla-
rées « fausses, scandaleuses, téméraires, favorisanl
les erreurs condamnées, ont rageuses pour le clergé
de France et pour l'Église universelle ». Une cinquième
proposition, qui condamnait Arnauld. lut supprimée
par la commission pour que celui-ci ne fut pas
condamné devant son neveu, l'abbé de Pomponne, qui
faisait partie de la commission. Dès le 27 août, on
poursuivit l'examen des propositions concernant la
morale relâchée (voir l'art. Probabilisme, t. xm,
col. 553-558), et. le l septembre, l'assemblée signa les
divers actes préparés par Bossuet: c'étaient un pré-
ambule à la censure des cent vingt-trois proposi-
I ions, puis deux déclarai ions et en lin une conclusion et
une lettre circulaire aux évêques de France. Dans la
conclusion, qui était le morceau capital, Bossuet grou-
pait deux points de doctrine: la nécessité de l'amour
de Dieu dans le sacrement de pénitence et la malien
de la probabilité. Des historiens ont dit que celle
double condamnation était le résultat d'un compro-
mis entre Bossuet et la cour : Bossuet avait obtenu la
condamnation du jansénisme pour plaire au roi.
et, en échange, le roi avait consenti la condamnation
des casuistes, qui était désirée par Bossuet et par
Noailles.
IX. Le Cas i . i conscience ». Un nouveau
problème allait mettre les jansénistes en fâcheuse
posture, (/est le fameux cas de conscience dont l'his-
toire a été racontée en huit volumes par Mlle Joncoux,
Louail. l-'ouillou. Quesnel et Petitpied. Dans son
Histoire du mouvement janséniste, Augustin (iazier
passe légèrement sur cet incident; il se contente de
dire : ■ La lâcheuse affaire du cas de conscience, en
1702, eut pour effet de mettre à l'ordre du jour l'irri-
tante question des signatures cl de leur plus ou moins
de sincérité. Noailles intervint pour condamner la
décision prise et les passions contraires se ranimèrent •>.
Op. cil., t. i, p. 225. Lu l'ait, la question lut dès grave
et elle montre bien à quel point les passions étaient
montées.
D'après Y Histoire du cas de conscience, il y eut plu-
sieurs consultations, le 2li janvier et le 211 juillet 1701,
auxquelles prirent part un nombre plus ou moins grand
de docteurs. Voici le cas. In confesseur de Normandie
a quelques doutes sur le compte d'un ecclésiastique,
auquel il a donné longtemps l'absolution, sans scru-
pule; mais on lui a dit que cet ecclésiastique a des
sentiments nouveaux et singuliers. Il l'a interrogé, et
voici le résumé de ses réponses : 1° Il condamne les
Cinq propositions dans tous les sens condamnés pal'
l'Église et même dans le sens de Jansénius, comme
Innocent \11 l'a expliqué dans son bref aux évêques
des Pays-lias, c'est à-dire, dans le sens (pu présentent
les cinq propositions considérées en elles-mêmes et
Indépendamment du livre de Jansénius; mais, sur la
question de fait, c'est-à-diré, sur l'attribution des
cinq propositions au livre de Jansénius. il a seulement
une soumission de respect et de silence a ce (pie L'Église
a décidé sur ce l'ait, car il est persuadé que, par ses
brefs, le pape Innocent XII n'en exige pas davantage
de ceux quisignenl le Formulaire. (Telle esl la question
principale, qui soulèvera des discussions; mais il en
était d'autres cependant). 2" Il croit que la grâce est
efficace par elle-même et nécessaire à toute œuvre de
piété et (pie la prédestination est gratuite et précède
toute prévision; mais il axone cependant qu'il y a des
grâces intérieures qui donnent une vraie possibilité
d'accomplir les commandements de Dieu et qui n'ont
pas tout leur effet par la résistance de la volonté. -
3" Il croit que nous sommes obligés d'aimer Dieu par-
dessus toutes choses, comme notre lin dernière, et de
lui rapporter toutes nos actions; d'où il conclut que
les actions qui ne sont pas faites par l'impression de
quelque mouvement de l'amour de Dieu ne lui sont
l'iîll
QUESNEL. LE « CAS DE CONSCIENCE »
L492
pas agréables cl que ceux qui agissent de cette sorte
se renflent coupables de quelque péché, faute d'une
fin bonne et droite. - 4° Il pense que l'attrition doit
renfermer un commencement de l'amour de Dieu par-
dessus toutes choses, pour être une disposition suffi-
sante à recevoir la rémission des péchés dans le sacre-
ment de pénitence; l'ai I rit ion, conçue par le motif de
la crainte des peines, est bonne parce que cette crainte
est un don de Dieu, mais elle ne sullit pas pour obtenir
la rémission des péchés. — 5° Son sentiment est que,
pour assister à la messe comme on doit, il faut y
assister avec piété et esprit de pénitence : celui qui
assiste à la messe avec la volonté et L'affection au
péché mortel commet un nouveau péché à cause de
cette mauvaise disposition, qui est contraire à la
piété et au respect qu'on doit à Dieu dans l'exercice
du culte. — 6" Il croit qu'il est très utile au chrétien
d'avoir beaucoup de dévotion envers les saints et
principalement envers la sainte Vierge; mais il ne
croit pas que cette dévotion consiste dans tous les
vains souhaits et pratiques qu'on voit dans de cer-
tains auteurs, non plus qu'à s'enrôler dans les confré-
ries ou à porter des scàpulaires, dont il ne désapprouve
pas l'usage, pourvu qu'il soit réglé par la vérité qui est
selon la piété; il ne peut admettre qu'on ait autant et
même plus de confiance en la sainte Vierge qu'en
Dieu. — 7° Il ne croit pas à la conception immaculée
de la Vierge; mais pourtant il se donne bien de garde
de rien dire contre l'opinion opposée à la sienne. —
8° Il reconnaît qu'il lit le livre de La fréquente commu-
nion, d'Arnauld, les Lettres de M. de Saint-Cyran,
les Heures de M. Du Mont, La morale de Grenoble, les
Conférences de Luçon et le Rituel d'Alet. Il croit que
tous ces livres sont bons et approuvés par des docteurs
et des évêques. — 9° Enfin il possède la Traduction
française du Nouveau Testament, dite de Mons, car
cette Traduction est celle-là même sur laquelle on a fait
les Réflexions mondes, lesquelles ont été approuvées
par Mgr l'évêque de Châlons et par l'ordonnance de
Mgr le cardinal de No ailles.
Après avoir exposé le cas, le confesseur déclare
qu'il n'ose pas condamner son pénitent et qu'il craint
de le juger témérairement; c'est pourquoi il demande
à MM. les docteurs leur solution. Il les interroge pour
savoir si ces sentiments sont nouveaux et singuliers,
s'ils sont condamnés par l'Église et enfin s'ils sont
tels que le confesseur doive exiger de son pénitent qu'il
les abandonne, pour lui donner l'absolution. Hist. du
cas de conscience, t. i, p. 10-3(5.
On a prétendu parfois que le cas était imaginaire et
fait à plaisir. L'abbé I.e Gendre, dans ses Mémoires.
p. 257,278-322, et d'autres après lui ont supposé que le
cas était né à l'archevêché de Paris et que l'abbé l'.oi
leau en était le père, celui-là même auquel on avait
posé le fameux Problème; Sainte-Beuve, Port-Royal,
t. vi, ]>. 169, après avoir dit que d'Aguesseau < paraîl y
avoir vu un piège des ennemis du jansénisme », ajoute
qu'on a des preuves que ce cas, « digne d'avoir été
forgé pal' un agent provocateur, avait été supposé
bonnement, naïvement, par M. Eustace, confesseur
des religieuses de Port-Royal et très peu théologien...;
il est encore certain que ce fui M. Eustace qui se donna
tous les mouvements pour inviter les docteurs à
signer ». Sainte-Beuve esl ici l'écho du Supplément au
Nécrologe de Port-Royal, p. 623-624, art. Eustace, et il
continue : « M. Eustace et M. Besson, curé de Magny,
pioche voisin du monastère, ces deux honnêtes ucns
un peu trop simples, qui avaient arrange les articles
les plus fâcheux du cas, en furent aux regrets amers. »
Ibid., p. 173.
Tout cela esl un roman, car M. Bertrand, dans ses
Mélanges de biographie cl d'histoire, ln-80, Bordeaux.
1885. p. 1(58- 17C. cl dans la Bibliothèque sulpicienne,
t. m, p. 122-121, a montré d'une manière précise,
toute la genèse du cas de conscience. Ce n'est point
dans une ville de Normandie, comme le dit l'Histoire
du cas de conscience, mais en Auvergne, à Clermont-
Ferrand, que la question a été soulevée, et ce n'est
pas un cas imaginaire, inventé par les jésuites ou par
un janséniste naïf. I.e curé de Notre-Dame du Port,
M. Fréhel, confessait l'abbé Louis Périer, neveu de
Pascal, parfait honnête homme et sur les mieurs
duquel il n'y avait rien à reprendre », mais connu de
toute la ville, pour « un franc janséniste ». Le curé
Fréhel se confessait à M. Gay, supérieur du séminaire.
( .i lui ci v .:\ mt (pie I rfehel ne lu .ut pas son devou a
l'égard de l'abbé Périer, dont il était le directeur, finit
par refuser de l'entendre en confession. Fréhel « était
homme d'esprit, mais entêté pour le parti, comme tout
le monde l'a connu »; il s'avisa de proposer le cas à des
théologiens, ses amis. Il y eut une délibération à la
Sorbonne, le 20 juillet 1702 (l'Histoire du cas de
conscience, t. i, p. 36, dit 1701), sous le titre : Cas de
conscience proposé par un confesseur de province,
louchant un ecclésiastique qui est sous sa conduite, et
résolu par plusieurs docteurs de la faculté de théologie
de Paris. Il y eut deux consultations, dont les réponses
sont au fond les mêmes, mais la seconde est moins
tranchante; elle est exprimée en termes plutôt négatifs
et répond seulement à la question posée. La première
version est la glorification du silence respectueux, la
seconde suppose seulement la tolérance et réédite la
doctrine que, d'après les historiens jansénistes, la paix
de Clément IX avait autorisée sur la question du
fait. Quarante docteurs déclarèrent que les sentiments
de l'ecclésiastique n'étaient ni nouveaux ni singuliers
et, que par conséquent, le confesseur ne devait pas lui
refuser l'absolution et exiger qu'il abandonnât ses
sentiments. La décision resta secrète pendant presque
une année, et un calme complet régna. M. Bertrand
regarde ce calme comme invraisemblable, et c'est une
des raisons pour lesquelles il croit que les signatures
doivent être reportées au mois de juillet 1702, et
l'Histoire du cas de conscience aurait commis une
erreur de date.
La décision des quarante docteurs fut naturellement
envoyée à Fréhel, qui avait posé la question; le curé
lit passer, par son vicaire, le document au séminaire
de Clermont et il le fit remettre, non point à M. Gay,
le supérieur, car il ne voulait pas le provoquer, mais à
un jeune séminariste, qui le communiqua aux directeurs
du séminaire. M. Gay en eut ainsi connaissance et en
prit une copie pour rendre l'original imprimé qui avait
été prêté au séminariste et il écrivit au P. de La Chaise
et à l'évêque de Mcaux, tandis que M. de Champ flour,
son confrère, écrivait à l'évêque de Chartres et à
M. Dumas. Bossuet montra au roi les lettres et la
copie manuscrite du cas de conscience.
La décision, rédigée, croit-on, par Petitpied, resta
d'abord assez secrète; ce fut seulement en juillet 1702
que parut la première édition, et la seconde, quelques
mois plus lard, par les soins de Dupin, un des signa-
taires, qui y ajouta une préface. Les autres signataires
déclarèrent n'avoir eu aucune part à cette publicat ion.
Quoi qu'il en soit de la date et de la manière dont le
cas fut publié, il excita de vives réclamations, car la
décision des docteurs anéantissait tout ce qui avait
été réglé, le siècle précédent, contre le jansénisme.
Presque aussitôt parurent des écrits que l'Histoire du
cas de conscience attribue aux jésuites et qui rappe-
laient les faits [îassés : Entreprise de quelques docteurs
contre la censure de Nosseigneurs les cardinaux, arrhe
vêques cl évêques de l'assemblée du clergé de France du
4 septembre 1700; on sait (pie celle censure avait été
préparée par Bossuet. — Entretien d'un vieux cl d'an
jeune docteur de Sorbonne sur In décision des quarante
1493
OUESNEL. LE « CAS DE CONSCIENCE »
L494
docteurs louchant te fait de Jansénius. — Entretien d'un
docteur de la maison de Sorbonne avec un docteur ubi-
quiste, qui a signé la décision du cas de conscience
touchant le fait de Jansénius. — Entretien d'un prélat
avec le P. Alexandre, jacobin, l'un des quarante doc-
teurs qui ont signé la décision du cas de conscience. —
Attentat de quarante docteurs de Sorbonne contre
l'Église dénoncé à tous les archevêques et évêques du
royaume. Ces cinq écrits, attribues aux jésuites, furent
publiés, en moins de trois semaines, à la fin de
décembre 17(12 et au début de janvier 1703. Les
évêques de Meaux et de Chartres, qui, dit l'Histoire
du cas de conscience, p. 88, « partagent avec le métro-
politain le gouvernement de son diocèse et sont peu
soigneux de ce qui se passe dans le leur », se décla-
rèrent contre le cas de conscience et exercèrent leur
influence sur Noailles, pour lui arracher une répro-
bation du cas. Un des signataires, probablement Du-
pin, adressa à Noailles, le 11 janvier 17(13, une apologie
pour lui prouver qu'on ne peut condamner la décision
des quarante docteurs sans détruire tout ce qui avait
été l'ait au moment de la paix de Clément IX. Cepen-
dant, ce fut la débandade. .M. Vivant, qui. le printemps
liasse, mendiait des adhésions, invita les docteurs à
souscrire la formule dressée par Noailles et conseillée
par Bossuet, et il mit tant de zèle à cette nouvelle
besogne qu'on l'appela « le maître à dessigner ». Le
P. Noël Alexandre, dominicain, un des plus ardents
signataires, fut l'un des premiers à désavouer sa signa
ture et assura, dans une longue lettre à l'archevêque
de Paris, le 8 janvier 1703, que, par sa soumission de
respect et de silence, il avait entendu une soumission
de son propre jugement au jugement de l'Église ; il
déclara reconnaître (huis l'Église une infaillibilité de
gouvernement et de discipline dans la décision des
laits doctrinaux. D'autres docteurs reconnurent qu'on
doit à l'Église non seulement un silence respectueux,
mais encore une créance intérieure et un acquiescement
d'esprit et de cœur. Vivant plaida si bien la nouvelle
cause que tous les docteurs qui se trouvaient à Paris
rétractèrent leurs signatures; quelques-uns présen-
tèrent une requête au cardinal de Noailles le 10 fé-
vrier 1703, et certains accusèrent le cardinal de tra-
hison, car ils étaient convaincus (pie Noailles avait
connu le cas de conscience et avait engagé à le signer,
pourvu qu'on ne le compromit pas, et maintenant il
exigeait un désaveu! L'Histoire du cas de conscience,
écrite en 1705, à un moment où Noailles combattait
pour le jansénisme et où le calme était revenu, renou-
velait cette accusation de trahison, comme aussi les
deux grands défenseurs du jansénisme : Soanen,
évêque de Senez, et Colbert de Croissy, évêque de
Montpellier. Quoi qu'il en soit de ce fait, les docteurs
•rétractèrent peu à peu leurs signatures, il n'y en eut
que deux qui refusèrent : Petitpied et Delan, et encore
ce dernier se soumit-il. Petitpied, l'auteur de la déci-
sion, persévéra à la défendre, fut exilé à Beaune, puis
se retira en Hollande, auprès de Quesnel (Le Roy,
La France et Home de l~oo à 17 1~>, p. 98-1 16, a raconté
les divers incidents de la signature du cas de cous
cience et des rétractations dans un sens tout jansé-
niste).
Le cas de conscience avait été dénoncé à Home et
il fut condamné par un décret du 12 février 1703; ce
décret fut adressé au roi, avec un bref du 13 février.
Une lettre fut expédiée à Noailles. le 23 février : il y
est dit que le cas de conscience < est tout rempli du
poison de diverses doctrines dangereuses parce qu'on
y soutient plusieurs erreurs déjà condamnées...; on
y professe qu'on aura toujours pour les constitutions
îles papes un véritable respect intérieur, dans le
temps même qu'on les viole, et on rompt tous les jours
le silence, sous prétexte de le garder ». On s'étonne
DICT. DE THÉOL. CATHOL.
que des docteurs de Sorbonne l'aient approuvé.
Dans sa réponse au bref que le pape lui avait adressé,
Noailles constate avec joie l'effet particulier de la
providence toute puissante de Dieu « qui lui a fait
remettre le décret solennel de Rome le même jour
que l'on publiait le mandement qu'il avait fait quel-
ques jours auparavant ». Cette lettre est du Ci mars,
et l'instruction pastorale de Noailles, portant censure
du cas de conscience est du 22 février. Dans ce man-
dement, Noailles condamnait le cas de conscience.
mais aussi « les libelles pleins d'aigreur et d'amertume
qui ont été répandus dans le monde contre ceux qui
ont signé le cas. On n'y voit point cette haine parfaite,
qui n'exclut pas la charité, qui n'en veut qu'aux
erreurs et point aux errants, qui ménage les personnes,
sans épargner leur mauvaise doctrine. Aussi nous
condamnons encore ces libelles comme injurieux,
scandaleux, calomnieux et détruisant entièrement la
charité et nous en défendons expressémenl la lec-
ture... » Aussi Albert Le Roy a pu écrire ; « L'arche-
vêque infligeait aux jésuites une nouvelle et rude volée
de bois vert », et, selon lui, Bossuet aurait été l'inspi-
rateur de cette ingénieuse diversion dont les jésuites
payaient les frais.
Cependant, les jansénistes furent mécontents,
comme le prouvent les Réflexions sur l'ordonnance du
cardinal, publiées par l'Histoire du cas de conscience,
t. i, p. 171-221. On y lit, en effet, que la vérité y est
soutenue, que l'erreur y est combattue, (pie la mau-
vaise doctrine y est réfutée; en un mot, on n'y reprend
qu'un excès de zèle, fort excusable en ceux qui dé-
fendent une bonne cause... ; cette censure lit gémir
tous les gens de bien, el elle ne lit que renouveler la
doctrine de M. de Perélixe. si nettement réfutée dans
le Traité de la foi chrétienne, par l'Apologie de Porl-
Royal, Ira part., c, m, iv, v, et par Le fantôme du jansé-
nisme, c. xiii sq., car on n'est pas obligé de croire
les faits décidés par l'Église d'une foi divine et hu-
maine ». Cela est un dogme nouveau, opposé au
sentiment de tous les théologiens catholiques, préju-
diciable a l'unité de l'Église, scandaleux a l'égard des
hérétiques, contraire à l'autorité du roi et au bien
de l'Étal , cl sujet enfin à une infinité d'inconvénients»,
I. i. p. 195-196; il suffit donc d'avoir une soumission
de silence et de respect pour les faits déci les par
l'Église, quoi qu'en dise Noailles, et il est constant
que la paix de l'Église lut faite sur ce principe. Ibid.,
p. 107, 221, et à la tin du volume, p. 6-25 du Recueil
de pièces : Considérations sur l'ordonnance. L'arrêt du
Conseil d'État du roi, du ."> mars 1703, est également
discuté, par l'Histoire du cas de conscience, l. i, p. 143-
1 16 et 213-222; mais c'est surtout au décret de Rome
du 13 février que l'historien s'attaque. Ibid.. t. i,
II. 147-150 et 222-220 : Ce bref, y lit-on, met le pape
en possession d'une puissance (pie nous lui avons tou-
jours disputée, en l'élevant au-dessus des conciles, en
P établissant l'évêque universel de tous les diocèses de
France et de toute l'Église, en dépouillant les évêques
de l'autorité (pie Dieu leur a donnée et en les réduisant
au joug de simples fidèles, ou tout au plus à la qualité
de vicaires ilu pape. En effet, si le pape a le pouvoir
de condamner un écrit imprimé à 300 lieues de Home,
sans en être requis par personne et sans garder aucun
ordre ni aucune forme canonique et d'obliger, sous
peine d'excommunication, tous les chrétiens, les
évêques, con.me les simples fidèles, de croire qu'il est
justement condamné, il faut qu'il soif au-dessus de
tous les conciles... » A la suite on trouve un Mémoire
des nullités du lire/ de Clément XI, contre la décision
d'un cas de conscience, faite par quarante docteurs de
Sorbonne (ibid., p. 235-250) : il n'y a pas moins de
dix nullités.
La plupart des évêques publièrent dans leur diocèse
T.
XIII
18.
I 495
QUESNEL. INTERVENTION DE FÉNELON
1496
le décrel de Rome, sans que le roi en eût préalablement
ordonné la publication par des lettres patentes en-
registrées au Parlement. Aussi, pour veiller à la conser-
vation des libertés de l'Église gallicane, plusieurs de
ces mandements furent dénoncés : le parlement de
Paris rendit deux arrêts, le 9 niai et le 16 juin, pour
recevoir le procureur général du roi appelant comme
d'abus des mandements des évoques de Clermont et
de Poitiers; les parlements d'Aix et de Bordeaux
rendirent des arrêts semblables contre les mandements
d'Apt (25 mai) et de Sarlat (27 juin). D'ailleurs, beau-
coup d'évêques condamnèrent directement le Cas de
conscience : l'évêque d'Apt, le 1 février 1703, l'arche-
vêque de Paris, le 22 février, les évêques de Coutances,
le 26 mars; de Clermont, le 15 avril; de Poitiers, le
18 avril; les grands vicaires d'Auch, le lM mai; l'é-
vêque de Sarlat, le 0 mai; de Yence, le 12 mai; de
Chartres, le 3 août; de NoyOn, le 30 septembre; du
Mans, le 30 octobre; de Cambrai, le 10 février 1704;
d'Arles, le 3 mars; d'Angers, le 7 mai; de La Rochelle,
le 25 juin 1704.
La faculté de théologie de Paris ne censura le Cas
de conscience que le 4 septembre 1704 et elle exclut de
son sein les docteurs qui refusèrent de se soumettre :
c'est alors que Petitpied fut rayé du nombre des
docteurs. Le Cas fut aussi dénoncé dans les Pays-Pas.
Van Susteren, vicaire général de Malin.es, le dénonça
à la faculté de Louvain le 17 février 1703, et la censure
fut prononcée le 10 mars. Le P. Quesnel attaqua la
censure et publia une lettre intitulée Lettre d'un e'vêque
à un évêque, ou consultation sur le fameux cas de
conscience. Cette lettre citée in extenso par l'Histoire
du cas de conscience, t. n, p. 25-150, est vraisembla-
blement l'œuvre de Quesnel; il s'applique à montrer
que les quarante docteurs ont suivi les décisions des
plus illustres évêques, confirmées par plusieurs assem-
blées du clergé, par les évêques du royaume et la
doctrine de tous les théologiens : jamais on n'a établi
clairement l'infaillibilité du Siège apostolique; aux
décisions qui concernent les faits, on ne doit qu'une
soumission de respect et de silence. C'est à cette occa-
sion que le P. Quesnel fut emprisonné par l'arche-
vêque de Malines, avec Brigode et le 1'. Gerberon.
Un grand nombre d'écrits furent publiés pour cl
contre le cas de conscience et ['Histoire du cas de
conscience, t. iv, p. 52-63, cite douze de ces écrits,
dont plusieurs dirigés contre Fénelon. C'est à l'occasion
du cas de conscience que l'archevêque de Cambrai
entra pleinement en lutte contre le jansénisme.
X. Fénelon et le jansénisme. — -Dans leurs arrêts
pour condamner la publication du bref de Clément XI
avant l'enregistrement au Parlement, quelques ma-
gistrats avaient prétendu que la forme et les clauses du
bref pontifical ne permettaient pas l'autorisation
royale. Ce fut pour Fénelon l'occasion de rédiger un
Mémoire, qui fut probablement adressé aux ducs de
Beauvilliers et de Chevreuse, afin de réfuter l'audace
des magistrats et de noter l'inanité des raisons allé-
guées pour rejeter la bulle. Fénelon remarque, non sans
malice, que les magistrats s'étaient montrés moins
chatouilleux lorsque, quatre ans auparavant, ils
avaient accepté de recevoir le bref d'Innocent XII
condamnant les Maximes des saints de l'archevêque
de Cambrai, dans lequel les clauses de molti proprio et
de plenitudine poteslatis étaient insérées : ils avaient
protesté contre les deux clauses, mais ils avaient reçu
le bref, alors que, dans le présent bref, les deux
clauses étaient absentes.
Jusque-là Fénelon n'étail pas intervenu directement
dans la question du cas de conscience; peut-être
hésitait il à parler? Le 2 1 mai 1703, il écrivait à l'abbé
Langeron : « Il me convient moins qu'à un autre de
parler. On m'accusera de vengeance contre les jansé-
nistes; ils remettront sur la scène le quiétisme. Je
soulèverai tout le clergé de mon diocèse et les deux
universités voisines. » Correspond., t. il, p. 501. Il
ajoute qu'il n'agira que si le roi ordonne aux évêques
de parler et il n'agira qu'après les autres évêques; en
particulier, il serait nécessaire que son mandement fût
entièrement d'accord avec celui de l'évêque de
Chartres. Cependant, des historiens ont insinué que ce
fut Fénelon qui ranima les querelles jansénistes, après
le Problème ecclésiastique et avant le « cas de con-
science ». Condamné à Home et disgracié à Versailles,
Fénelon aurait pensé pouvoir se réhabiliter auprès
du pape et auprès du roi en combattant le jansénisme;
en même temps, il aurait pris sa revanche sur Bossuet,
cjui l'avait fait condamner à Home, et sur Noailles,
qui l'avait trahi à Paris. En revanche, Fénelon a
affirmé n'avoir jamais agi par rancune et par esprit de
vengeance. « Dieu m'est témoin, écrira-t-il le 12 mars
1714 à Le Tellier, qu'à l'égard de M. le cardinal, mon
cœur n'a jamais ressenti la moindre altération. J'ai une
horreur infinie de tout ressentiment... » Quoi qu'il en
soit, Fénelon va prendre désormais la première place
parmi les adversaires du jansénisme, auquel, par
tempérament, il a toujours été fort opposé. On sait
qu'au moment où il fut condamné à Rome il refusa
de s'allier aux jansénistes, qui lui demandaient de
faire cause commune avec eux contre la cour de Rome.
La plupart des évêques de France avaient déjà
condamné le cas de conscience, lorsque Fénelon publia,
le 10 février 1704, une instruction pastorale qui traite
largement la question du jansénisme. Il note que
l'Église n'a point condamné les intentions de Jansé-
nius, car elle ne juge pas les sentiments intérieurs des
personnes; le secret des cœurs est réservé à Dieu.
Quand elle parle du sens d'un auteur, elle n'entend
parler que de celui qu'il exprime naturellement par
soti texte. Donc, lorsque l'Église a condamné les cinq
propositions de Jansénius, elle n'a point prétendu que
ces propositions sont les expressions mêmes de cet
auteur, mais qu'elles sont l'abrégé de son livre. La
distinction du fait et du droit et le silence respectueux
que le cas de conscience a voulu justifier rendent pos-
sible n'importe quelle hérésie. Puis Fénelon veut éta-
blir l'infaillibilité de l'Église quand elle prononce sur
l'orthodoxie ou l'hétérodoxie d'un auteur : les pro-
messes d'infaillibilité faites par Jésus à son Église, la
pratique constante de l'Église, qui a réglé la foi des
fidèles, en approuvant certains textes, dont elle a fait
un symbole, et en condamnant d'autres textes comme
erronés; enfin les propres aveux des disciples de Jansé-
nius, qui reconnaissent l'autorité de l'Église quand
elle approuve la doctrine de saint Augustin et qui se
contredisent lorsqu'ils refusent de reconnaître cette
même autorité condamnant la doctrine de Jansénius,
tout cela prouve l'infaillibilité de l'Église. Ainsi, dans
cette première instruction, Fénelon s'appliqua à réa-
liser les principes qu'il avait souvent posés : il faut
expliquer. « L'autorité des brefs, des arrêts, des lettres
de cachet ne suppléera jamais à une bonne instruction;
la négliger, ce n'est pas établir l'autorité, c'est l'avilir
et la rendre odieuse, c'est donner du lustre à ceux
qu'on a l'air de persécuter.»
Cette instruction, Fénelon l'envoya à Clément XI,
le 8 mars (Correspond., t. III, p. 14-16) avec ces mots :
« Si l'Église peu! se tromper dans les jugements sur
les textes dogmatiques, c'est la porte ouverte à toutes
les hérésies...; tous les symboles, tous les canons,
pourront être tournés en dérision. » Le P. Lami, les
1!) mai et 2 juin 1704 (ibid., p. 17-18, 21-23), félicita
vivement Fénelon et il fait, en quelques lignes, un
résumé fort clair de sa thèse : l'Église est infaillible
dans les décisions relatives à la conservation du dépôt
de la foi: or, celte conservai ion n'est possible que si
1497
OUESNEL. INTERVENTION DE FENELON
1498
l'Église est infaillible dans les jugements qu'elle porte
des ouvrages qui regardent la foi. La clarté de l'expo-
sition et la modération dont il usait à l'égard des
personnes dont il combattait la doctrine valurent à
Fénelon l'admiration de tous : du même coup, il re-
conquit, en partie, l'autorité que la condamnation du
livre des Maximes des saints lui avait fait perdre dans
l'Église de France. Cette instruction du 10 février 1704
plaça Fénelon au premier rang des évêques dans les
démêlés jansénistes, d'autant plus que Bossuet allait
mourir quelques jours après, le 12 avril. L'archevêque
de Cambrai fut désormais le docteur le plus consulté
et le plus écouté; cela explique les attaques violentes
dont il fut l'objet de la part des amis du jansénisme :
c'est l'ennemi le plus redoutable et le plus redouté.
Pour se faire une idée de la haine suscitée par Fénelon
chez les jansénistes, il suffit de lire quelques passages
d'Albert Le Roy, op. cit., p. 320-331, 611-612.
De tous les mandements qui condamnèrent le cas
de conscience, celui de Fénelon est incontestablement
le plus éloquent et en même temps le plus instructif;
aussi les jansénistes l'attaquèrent-ils très vivement et
mêlèrent à leurs écrits des insinuations perfides, où
l'on mettait en doute la sincérité de sa soumission au
jugement qui avait condamné les Maximes des saints;
à quoi Fénelon se contenta de répondre : « Je souhaite
devant Dieu que non seulement vous, mais encore
tous ceux qui m'écoutent deveniez aujourd'hui tels
que je suis. »
Pour répondre explicitement aux objections qui lui
furent faites, Fénelon publia trois nouvelles instruc-
tions. La seconde instruction, datée du 2 mars 1705
(Œuvres, t. x, p. 265-483), se propose d'éclaircir les
difficultés soulevées par divers écrits publiés contre la
première instruction : Sentiment orthodoxe des savants
cardinaux Jean de Turrecremata. Baronius, Bellarmin
et autres théologiens, imprimé dans l'Histoire du cas de
conscience, t. v, p. 120-134; Éclaircissement sur l'or-
donnance et l'instruction pastorale, publié dans l'Histoire
du cas de conscience, t. v, p. 56-114 ; Défense de tous les
théologiens; Trois lettres intitulées Difficultés; Quatre
lettres à un abbé et enfin Histoire du cas de conscience
où on a mis des notes.
Fénelon s'élève contre les fausses interprétations
qu'on a faites de ses paroles, en particulier au sujet
de l'infaillibilité de l'Église et de son extension; on
lui a reproché d'attribuer à l'Église une infaillibilité
grammaticale et le pouvoir de faire d'un texte nouvel-
lement condamné un nouvel article de foi, avec la
connaissance surnaturelle et infuse de tous les textes;
rien de plus faux, et Fénelon précise sa pensée :
« L'Église est spécialement assistée du Saint-Esprit
et, par cette assistance, elle est infaillible pour garder
le dépôt; mais elle n'est point inspirée comme les
écrivains sacrés, car elle ne reçoit point, comme eux,
une révélation immédiate... L'infaillibilité de l'Église
est contenue dans la révélation, parce qu'elle est pro-
mise et que la promesse est une révélation divine;
mais quant au jugement de l'Église, qui condamne ou
qui approuve un livre ou une proposition, ce n'est
point une vérité révélée en elle-même, et ce jugement
ne tient à la révélation que par l'infaillibilité promise
à l'Église. » Bref, l'infaillibilité promise à l'Église et
appuyée sur une assistance spéciale du Saint-Esprit
peut seule assurer les fondements de la foi et de la
révélation et en même temps préserver l'Église de
toute erreur dans ses jugements. C'est pourquoi l'É-
glise doit être infaillible sur les faits dogmatiques
lorsqu'ils sont liés nécessairement à la doctrine.
La troisième instruction (Œuvres, t. xi, p. 3-507),
datée du 21 mars 1705, expose les témoignages de la
tradition en faveur de l'infaillibilité de l'Église touchant
les textes dogmatiques; enfin la quatrième (ibid.,
t. xii, p. 3-237), datée du 20 avril 1705, prouve que
c'est l'Église qui exige la signature du formulaire et
que, pour exiger cette signature, elle se fonde sur
l'infaillibilité qui lui est promise pour juger des textes
dogmatiques; dès lors refuser de signer le formulaire,
c'est désobéir à l'Église, et signer le formulaire, c'est
admettre intérieurement l'infaillibilité de l'Église;
accorder seulement le silence respectueux, c'est outra-
ger la vérité par un parjure et « par des raffinements
indignes de la sincérité chrétienne ». Ces quatre ins-
tructions forment de véritables traités de théologie,
remplis de remarques intéressantes et subtiles sur ces
questions particulièrement délicates, et l'on est sur-
pris de lire les remarques de Le Roy, qui écrit : « Elles
sont si effroyablement longues et si maussades que
l'archevêque de Cambrai a dû prendre son temps pour
frapper si lourdement des ennemis à terre. » Les
jansénistes à terre en 1705! Les quatre instructions
furent envoyées à Rome au cardinal Gabrielli, qui les
communiqua au pape, et celui-ci souhaita qu'elles
fussent traduites en latin. Correspond., t. m, p. 80-82.
Dans une lettre du 17 décembre 1704 au P. Lami
(ibid., p. 48-50), Fénelon avait déjà expliqué sa pen-
sée. « Personne, dit-il, ne peut s'imaginer que l'Église
soit infaillible sur le sens personnel de l'auteur, car
c'est le secret de sa conscience, dont Dieu seul est le
scrutateur... Ce sens personnel n'est que le secret d'un
cœur, qui n'est pas mis à la portée de l'Église, pour en
pouvoir juger... Pour le vrai sens du texte, c'est celui
qui sort, pour ainsi dire des paroles prises dans leur
valeur naturelle par un lecteur sensé, instruit et atten-
tif, qui les examine d'un bout à l'autre, dans toutes
leurs parties... Tout cela demeure fixe sous les yeux
de chaque lecteur dans le texte, indépendamment des
pensées que l'auteur a eues... Ainsi le sens personnel
n'est que dans la seule tête de l'auteur, et tout le sens
du texte ne doit être cherché que dans le texte même...
L'Église ne prétend point être infaillible pour deviner
le secret des consciences, mais elle ne peut garder avec
sûreté le dépôt sans pouvoir juger avec sûreté des
textes qui le conservent ou qui le corrompent... L'in-
faillibilité sur le dogme n'est qu'un fantôme ridicule
sans l'infaillibilité sur la parole, nécessaire pour l'ex-
pliquer et pour la transmettre. » Fénelon reprit les
mêmes idées, plus tard, dans les écrits qu'il publia
pour réfuter les thèses de l'abbé Denys. théologal de
Liège, lequel avait prétendu que, par la signature du
formulaire, on ne se prononçait point sur I'héréticité
de Jansénius, mais que l'on rejetait seulement les cinq
propositions dans le mauvais sens que le Saint-Siège
attribuait au livre de Jansénius (Correspond., t. m,
p. 155-157) : c'était le moyen, dit Fénelon, d'éluder
toutes les constitutions pontificales; pour justifier la
signature du formulaire, il faut admettre l'autorité
infaillible de l'Église.
Les questions abordées par Fénelon étaient fort
délicates, et quelques théologiens trouvèrent qu'il
aurait dû présenter ses thèses sur l'infaillibilité de
l'Église touchant le sens des textes dogmatiques seu-
lement comme une opinion libre. De ce nombre était
M. de Bissy, successeur de Bossuet sur le siège de
Meaux et plus tard cardinal. Il admettait les thèses
de Fénelon, mais ne croyait pas qu'on pût les donner
comme la doctrine de l'Église; il suffisait d'admettre
une infaillibilité morale. Fénelon lui écrivit deux
lettres, sous le titre : Réponse de M. l'archevêque de
Cambrai à un évèque sur plusieurs difficultés qu'il lui
a proposées au sujet de son instruction pastorale.
Œuvres, t. xn, p. 241-376. La seconde lettre est une
Réponse aux difficultés faites à la première; elles pa-
rurent en 1707. Fénelon y déclare qu'il a voulu éta-
blir l'obligation où sont les fidèles de condamner, sans
hésiter, même contre leurs propres lumières et avec
I 499
QUESNEL. LA BULLE VINEAM DOMINI
1500
serment, tous les livres que l'Église condamne comme
hérétiques; il n'est pas nécessaire d'indiquer, dans un
mandement, sur quels principes cette obligation se
fonde et surtout il ne faut pas faire appel à un prin-
cipe contesté, même par des docteurs qui ne sont pas
jansénistes.
Dans sa Lettre ù un théologien (Œuvres, t. xn,
p. 377-410), publiée en 1706, Fénelon reprend et
complète les arguments de ses instructions pastorales :
l'Église se croit infaillible touchant les faits et les
textes dogmatiques, puisqu'elle exige la croyance inté-
rieure; il n'y a pas de milieu entre le silence respec-
tueux, que l'Église rejette, et la doctrine de l'infailli-
bilité qu'il soutient, car la croyance certaine et irré-
vocable qu'exige l'Église ne saurait être fondée sur un
motif incertain, ou procurée par une autorité incer-
taine. Seule une autorité infaillible peut imposer une
croyance certaine et irrévocable.
Les moindres détails de ses instructions étaient no-
tés; ainsi, dans l'instruction du 21 mars, Fénelon avait
parlé de la lettre que l'évêque de Saint-Pons, Percin de
Montgaillard, avait écrite en 1667 au pape Clément IX
avec dix-huit autres prélats, et dont les jansénistes se
prévalaient en faveur du silence respectueux. L'é-
vêque de Saint-Pons était seul survivant et il crut
devoir prendre la défense de ses confrères, dont il
jugea la réputation compromise : il écrivit à Fénelon
une lettre, datée du 9 juin 1705, pour justifier les dix-
neuf évêques, qui écrivirent à Clément IX et attaquer
la doctrine exposée par Fénelon touchant les textes
dogmatiques. Hist. du eus de conscience, t. v, p. 13-38.
L'archevêque de Cambrai répondit par une lettre du
10 décembre (Œuvres, t. xn, p. 413-472) : il reprend
ses arguments contre le silence respectueux et alïirme
que, loin de flétrir la mémoire des dix-neuf évêques, il
avait voulu empêcher qu'on n'abusât de leur lettre
contre les droits de l'Église. L'évêque de Saint-Pons
répliqua par une nouvelle lettre, le 22 mai 1706
(Hist. du cas de conscience, t. v, p. 292-391), et cette
fois il défendait ouvertement le silence respectueux :
« L'Église, dit-il, n'a jamais cru qu'elle exerçait une
autorité infaillible pour la décision des faits... L'É-
glise n'a jamais cru que ses jugements fussent infail-
libles sur la condamnation des livres, qui souvent ont
été anathématisés dans un siècle où ils faisaient du
bruit et justifiés dans d'autres où ils étaient étouffés...
Le silence respectueux en soi est suffisant, mais on a
attaché un sens défavorable à ces deux mots, en sorte
qu'on regarde ce silence comme une marque de révolte,
d'indépendance et de malignité. Ceux qui ne sont pas
persuadés du fait de Jansénius cachent, sous le silence
respectueux, non seulement des pensées contraires à
la décision de l'Église, mais encore une volonté for-
melle de s'élever, d'écrire et de parler contre toutes les
bulles et toutes les constitutions sur cette matière...
Aussi le Saint-Siège a cru devoir déclarer, par la nou-
velle bulle, l'insuffisance du silence respectueux et
exiger une soumission de croyance sur le fait de
Jansénius. » Cette lettre fut fort lue, vraisembla-
blement sans l'aveu de l'évêque, sous le titre de
Nouvelle lettre de Mgr l'évêque de Suint-Pons, qui
réfute celle de Mgr l'archevêque de Cambrai, louchant
l'infaillibilité du pape.
Fénelon répondit (Œuvres, t. xn, p. 473-588) pour
se plaindre de la violence et de l'injustice des attaques
de l'évêque de Saint-Pons et lui rappeler par des docu-
ments publics et, en particulier, par le témoignage du
cardinal d'Estrées, qui fut un des négociateurs, que
Clément IX exigea le renouvellement des souscrip-
tions du formulaire, sans exceptions ni restrictions. Le
Saint-Siège ne se contenta donc pas du silence respec-
tueux et exigea des vingt-trois évêques une croyance
certaine par une souscription pure et simple. Fénelon
affirme encore l'infaillibilité de l'Église sur les textes
dogmatiques et il fait remarquer qu'il a parlé de
l'infaillibilité de l'Église et non point de Y infaillibilité
personnelle du pape. C'est ce passage qui, au dire du
P. Daubenton (lettre au P. Vitry du 24 mars 1709),
fut cause que cette lettre de Fénelon, traduite en latin,
ne fut pas goûtée des théologiens romains. Fénelon
avait dit (p. 588) : « Je ne parle jamais du chef que
comme joint avec les membres, ni des cinq constitu-
tions du Saint-Siège que comme reçues dans toutes
les Églises de sa communion. » Or Daubenton avait
écrit : « On veut l'infaillibilité du pape dans les déci-
sions des faits dogmatiques et on prétend que la
décision seule du pape, sans le consentement formel
ou tacite de l'Église, suffit pour la condamnation des
hérésies et, en particulier, des jansénistes, ce qui fait
que la fin de la seconde lettre a fort déplu... Le fan-
tôme qui fait peur à cette cour est l'acceptation des
Églises que l'on dit être requise pour rendre infail-
libles les constitutions apostoliques. » Aussi Fénelon
écrivit-il à Clément XI pour se justifier du reproche
de n'avoir pas parlé de l'infaillibilité du pape (Corres-
pond., t. m, p. 135-136), et le P. Daubenton écrivit à
Fénelon le 13 juillet 1707 (ibid., p. 140-143) pour
indiquer à Fénelon l'état des esprits sur ce point à
Rome. Il faut ajouter, d'ailleurs, qu'un décret du
17 juillet 1709 condamna le mandement de l'évêque
de Saint-Pons et ses deux lettres à l'archevêque de
Cambrai. Ci-dessous, col. 1508.
XI. La bulle « Vineam Domini ». — 1° La prépa-
ration de la bulle. — Le bref du 12 février 1703, qui
avait condamné le cas de conscience, ne portait qu'une
désapprobation générale et n'atteignait pas direc-
tement le silence respectueux, en sorte que beaucoup
étaient encore convaincus qu'il leur suffisait de ne pas
contredire ouvertement les décisions de l'Église, et
ils continuaient à écrire contre elles. D'autre part, ce
même bref n'était pas revêtu des formalités néces-
saires pour être reçu et publié en France; des parle-
ments s'étaient élevés contre les évêques qui avaient
osé le publier dans leur diocèse, et même certains
magistrats avaient soutenu que ce bref était tel qu'il
ne pouvait être revêtu de l'autorisation royale. Aussi,
écrit l'Histoire du cas de conscience, t. vi, p. 244,
était-il nécessaire de « solliciter une nouvelle constitu-
tion qui fût revêtue de toutes les formes d'une décision
solennelle, qui put être acceptée et publiée dans tout
le royaume et qui autorisât enfin la condamnation
que plusieurs évêques avaient déjà faite des principes
établis dans le cas de conscience, touchant la soumis-
sion due aux faits décidés par l'Église ».
Les adversaires des jansénistes voulaient faire
décider explicitement les deux propositions suivantes :
1. Il est nécessaire de condamner intérieurement
comme hérétique le livre de Jansénius dans le sens
des cinq propositions, et le silence respectueux ne
suffit point; 2. On ne peut souscrire le formulaire
d'Alexandre VII, si l'on ne juge pas intérieurement
que le livre de Jansénius contient une doctrine héré-
tique. Certains auraient même voulu faire proclamer
l'infaillibilité de l'Église dans les faits doctrinaux et
l'inséparabilité du fait et du droit, car cette infailli-
bilité était le fondement de toutes leurs thèses.
Ce fut l'évêque d'Apt, Foresta de Colong ie, qui
déclencha l'affaire. Le mandement, qu'il avait publié,
le 1 février 1703, contre le cas de conscience, fut sup-
primé par le parlement de Provence le 25 mai. L'é-
vêque publia une seconde censure, le 19 juin, et déclara
la doctrine du cas de conscience « fausse, téméraire,
scandaleuse, injurieuse au souverain pontife, à toute
l'Église et, en particulier, au clergé de France, schis-
matique et favorable aux erreurs calviniennes; il dé-
fend aux confesseurs d'absoudre ceux qui se conten-
15 01
QUESNEL. LA BULLE VINEAM DOM1NI
1502
tent du silence respectueux ». Enfin, une ordonnance
du 15 octobre 1703 interdit la lecture des Ré flexions
morales de Quesnel, au moment même où celui-ci
venait de s'échapper des prisons de Malines; aussi
Quesnel répliqua par un Mémoire louchant l'ordon-
nance publiée sous le nom de M. l'évêque d'Api." On
admire, dit-il, comme chose jusqu'à présent inouïe
qu'un simple évêque français censure et condamne, à
la vue de toute la France, de toute l'Église, un ouvrage
adopté par un cardinal, archevêque de la capitale du
royaume, ouvrage approuvé d'un autre côté par deux
des évèques de Chàlons, par plusieurs docteurs de
Sorbonne, approuvé par un grand nombre d'autres
évêques, de docteurs et de personnes de toutes con-
ditions, qui l'ont entre les mains depuis vingt et
trente ans, sans y avoir rien trouvé que d'édifiant ».
Les amis de Quesnel disent que l'évêque d'Apt, inter-
dit par cette réplique inattendue, n'osa rien répondre
et que, l'année suivante, il aurait avoué à l'évêque
de Marseille que son mandement était l'œuvre des
jésuites. En même temps, d'ailleurs, les jésuites pu-
bliaient directement Le P. Quesnel séditieux et Le
P. Quesnel hérélique.
Quelques autres mandements rangeaient le livre
des Rép exions morales parmi les livres suspects. Four
satisfaire les exigences des parlements et détruire le
jansénisme, qui devenait encombrant, Louis XIV
fit alors des démarches à Rome pour obtenir une
nouvelle bulle, plus explicite contre le jansénisme et
rédigée sous une forme telle qu'il fût possible de
l'enregistrer au Parlement. La correspondance avec
Rome à partir de mai 1703 (Affaires étrangères,
Rome, Correspondance, t. cdxxxiii) contient de très
nombreuses dépêches où la cour de France demande
à l'ambassadeur, le cardinal de Janson, d'expliquer et
d'excuser la conduite des parlements, qui, au nom des
maximes du royaume, avaient condamné quelques
mandements, en particulier, celui de l'évêque d'Apt
(dép. du 7 mai 1703); mais le roi ajoute : « Lorsque le
pape voudra agir de concert avec moi, dans les matières
où la pureté de la foi sera intéressée, on prendra les
précautions nécessaires. » Janson répondit que le pape
avait accueilli favorablement cette proposition, et le
roi, le 18 juin, écrivait : « J'ai été bien aise de voir,
par votre lettre, que Sa Sainteté paraissait disposée
à renouveler les bulles de ses prédécesseurs contre le
jansénisme. Je suis persuadé qu'une nouvelle consti-
tution sur ce sujet serait utile à l'Église, dans la
conjoncture présente, pourvu qu'elle se fasse de con-
cert avec moi et qu'il n'y ait aucun terme qui puisse
en empêcher la publication dans mon royaume. » Kn
fait, Louis XIV veut, à cette époque surtout, se
débarrasser du jansénisme et arriver à l'unité reli-
gieuse, avec le concours de Rome, mais en sauve-
gardant toujours les maximes du royaume. Pour être
assuré que la bulle souhaitée ne renfermerait rien qui
empêche de la publier, rien qui déclenche l'opposition
du Parlement, Louis XIV envoie une annexe à sa
dépêche du 29 août. Aff . étr., Rome, Correspond.,
t. cdxxxiv, et Arch. du Vatican, Xunziatura, D. 2266,
où il y a un Mémoire qui est comme le modèle de la
bulle à faire.
A Versailles, on est impatient de recevoir la bulle,
dont on veut lire le texte avant qu'elle soit publiée
dans sa forme définitive; à Rome, on ne se hâte point.
Les jansénistes prétendent que Clément XI trouve
une très vive opposition chez quelques cardinaux de
son entourage, leurs amis ou opposés à la prépotence
des jésuites. D'autre part, Clément XI répugne à
dresser une bulle fabriquée sur commande et sur
modèle, puisqu'on lui dicte ce qu'il doit dire et ce
qu'il doit taire afin de ne pas mécontenter les magis-
trats et les parlements. Fénclon, qui connaissait les
habiletés des jansénistes pour éluder même les
condamnations les plus expresses, craignait que le
pape, soit pour ménager les jansénistes, soit par égard
pour certaines opinions théologiques répandues en
France, ne s'expliquât pas assez nettement sur la
question de l'infaillibilité de l'Église touchant les faits
dogmatiques, question qu'il jugeait capitale dans les
circonstances présentes; aussi il adressa au cardinal
Gabrielli un Mémoire latin, daté de juillet 1704, avec
une lettre du 12 juillet (Correspond., t. m, p. 30-32)
et une autre du 9 août (ibid., p. 34-41) : pour couper
le mal jusqu'en sa racine et condamner définitivement
le cas de conscience et les faux-fuyants du jansénisme,
il faut définir l'infaillibilité de l'Éplise dans le juge-
ment qu'elle porte sur les textes dogmatiques et exiger
de tous les fidèles une adhésion intérieure et absolue
à cette définition. Il montre que, dans sa Conférence
avec le ministre Claude, Rossuet avait clairement
supposé cette infaillibilité, et que, d'autre part, la
signature du Formulaire et le serment qui l'accom-
pagne ne sont parfaitement légitimes que si l'Église
est infaillible, -car on ne peut exiger un serment qu'en
vertu de l'infaillibilité enfermée dans les promesses
divines et souscrire un formulaire avec serment si
l'Église, qui l'impose, n'a pas la promesse divine de
l'assistance du Saint-Esprit, par conséquent si l'É-
glise n'est pas infaillible ». Memoriale de apostolico de-
creto contra Casum conscienliiv mox edendo, dans
Œuvres, t. xm, p. 61-88, et Lettre au cardinal Gabrielli,
du 12 juil. 1704.
Cependant, Louis XIV s'irrite des délais qu'on lui
impose et va jusqu'à les expliquer par le désir qu'au-
rait Rome de se faire payer à l'avance : « On est plus
appliqué à Rome à usurper de nouveaux avantages
et à soutenir ses prétentions qu'à travailler au bien
et aux intérêts solides de la religion. » Aff, étr., Rome,
Correspond., t. cdxxxiii, dép. du 18 juin 1703. Le roi
est poussé, dit-on, par son confesseur, le P. de La
Chaise et par Mme de Mainteiion, alors toute-puis-
sante. « Elle se croyait, dit Saint-Simon, l'abbesse
universelle; elle se figurait être une mère de l'Église. »
Mme de Mainteiion voyait tous les jours l'évêque de
Chartres, qui, on le sait, avait publié un long mande-
ment contre le cas de conscience. Mais un désaccord
fondamental séparait les deux cours : Clément XI
voulait publier la bulle au moment choisi par lui et
sans l'avoir préalablement communiquée au roi, car
il tenait à sauvegarder l'indépendance de son autorité
spirituelle. Aff. étr., Rome, Correspond., t. CDXLIII,
dép. de Janson au roi, 19 août 1704. De son côté,
Louis XIV voulait que la bulle fût examinée à Paris
avant d'être publiée et il promettait une discrétion
absolue : « Mon intention a toujours été, lorsque j'au-
rai reçu le projet de faire examiner seulement et en
secret si les termes conviennent aux usages et aux
maximes de mon royaume, sans examiner le fond. »
Ibid.. dé]), du roi à Janson, 8 sept. 1704. Toute l'an-
née 1704 est remplie par les pourparlers relatifs à cette
affaire. Le roi d'Espagne, lui aussi, écrit au pape, le
17 septembre 1704, pour lui demander de condamner,
d'une manière explicite, la doctrine de Jansénius,
répandue dans les Pays-Ras. Hisl. du cas de conscience,
t. vi, p. 247-240.
Impatienté, le roi déclare, le 27 janvier 1705, que la
bulle doit être rédigée et expédiée au plus tôt, en spé-
cifiant qu'elle a été donnée à la demande de Sa Ma-
jesté, car, sans cette déclaration, elle ne saurait être
reçue en France; à cet ordre, le roi ajoute une sorte de
chantage, car il avertit le pape que, s'il ne se décide
pas à publier la bulle avant le printemps, l'assemblée
du clergé de France pourrait bien prendre l'affaire en
main et se substituer au pape. Ibid., t. cdli, le roi à
Janson, 27 janv. 1705. Cette menace, au dire de Janson
1503
QUESNEL. LA BULLE V1NEAM DOMINI
1504
(dép. du 3 mars), amena le pape à réunir sept commis-
saires chargés de préparer la bulle. Mais la chose n'est
pas exacte, car les commissaires s'étaient déjà assem-
blés chez le cardinal Ferrari le 25 janvier; il y eut
deux congrégations les 4 et 28 février 1705. Hisl. du
ras de conscience, t. vi, p. 251-254.
A la même époque, un Mémorial était présenté aux
cardinaux du Saint-Office, au nom de M. Hennebel et
de quelques autres théologiens de l'université de Lou-
vaiii. contre le décret de l'archevêque de Malines,
louchant la signature et l'interprétation du Formu-
laire, dans lequel ce prélat approuvait et adoptait
une ordonnance de l'évêque de Chartres, diamétra-
lement opposée aux brefs d'Innocent XII. Hisl. du
ras de conscience, t. vu, p. 254-258. Il s'agissait de
deux propositions relatives au silence respectueux,
dont on demandait la condamnation parce qu'elles
supposaient que l'Église juge des choses cachées, dont
le jugement est réservé à Dieu (ibid., p. 258-283) :
ainsi, on reviendrait à la doctrine qui fut, en 1608, le
fondement de la paix de Clément IX. Cet le demande
des théologiens de Louvain expliquait et appuyait
celle de Louis XIV et, en même temps, elle manifestait
les manœuvres et les intrigues des jansénistes, car les
docteurs de Louvain certifièrent qu'ils ignoraient le
Mémorial présenté à Rome par Hennebel et qu'ils
n'avaient chargé aucun agent de les représenter à
Rome. Ibid., p. 284.
Le projet de bulle fut dressé à Rome et envoyé à
Paris le 31 mars 1705; à Versailles, la satisfaction
semble avoir été générale; il fut proposé à Noailles,
qui le regarda comme l'acceptation par le pape des
libertés de l'Église gallicane, au procureur général
d'Aguesseau et au premier président de Ilarlay, qui
y trouvèrent la reconnaissance des droits du Parle-
ment pour l'enregistrement et le contrôle des brefs
venus de Rome; enfin l'entourage du roi y vit le
triomphe du monarque et la subordination de la cour
de Rome. On jugea la bulle acceptable dans le fond
et dans la forme : elle condamnait le jansénisme et
rejetait le principe sur lequel il s'appuyait depuis
longtemps puisqu'elle déclarait nettement que le
silence respectueux ne suffisait point; il fallait donner
aux faits décidés par l'Église une créance intérieure.
Beaucoup de jansénistes regardaient le silence respec-
tueux comme une misérable équivoque : si une doc-
trine est fausse, il faut la condamner; si elle est vraie,
il faut l'accepter. L'erreur n'a pas droit au silence, et
la vérité demande une adhésion entière : telle est la
thèse de Pascal, qui disait : « Il faut crier d'autant
plus fort qu'on est censuré plus injustement ; jamais
les saints ne se sont tus. » Or ce silence prétendu
respectueux était condamné. Que pouvait -on désirer
de plus?
Cependant, quelques parlementaires auraient voulu
que la bulle fît mention des démarches du roi, afin
qu'elle ne parût pas venir de l'initiative du pape; de
plus, le projet parlait de l'obéissance duc au Saint-
Siège; on aurait souhaité la suppression de celle pro-
position. Mais le pape ne voulait rien modifier, car,
écrit Janson le 19 mai, il croyait qu'on voulait l'obliger
à consentir à l'un des articles de l'assemblée de 1682,
qui porte que les bulles et les constitutions (les papes.
en matière de foi, n'ont point de force si elles ne sont
reçues par le consentement de tous les évêques. Et le
pape ne pouvait tolérer que les évêques jugeassent
avec lui et après lui. .lanson essaya d'arracher quel-
ques concessions : lui-même raconte, dans sa dépêche
du 30 juin, comment il avait engagé le pape à prier,
le jour OÙ il célébrerai! la messe sur l'autel de Saint-
Pierre, le 2!) juin, ce sainl de lui donner les lumières
nécessaires pour connaître en quoi consistait son auto-
rité et pour dresser sa constitution en des I ennes qui
ne blesseraient ni son autorité légitime ni les principes
de l'Église gallicane, afin de pouvoir éteindre les restes
du jansénisme. Clément XI fit plus : une lettre du
11 juillet ordonna des prières publiques dans toutes
les églises de Rome, « pour obtenir de Dieu l'assis-
tance de ses lumières dans une délibération très grave
et très importante ». Le jeudi 16 juillet 1 705, la bulle fut
lue au consistoire et elle fut affichée le lendemain,
avec les formalités ordinaires. C'était la bulle Vineam
Domini Sabaoth. Les jansénistes ont dit qu'elle avait
été dressée par le cardinal Fabroni et les jésuites, ses
bons amis. C'est dire à l'avance qu'ils ne l'accepteront
pas.
2° La bulle. — Le pape se plaignait de ce qu'on abu-
sai principalement du bref de Clément IX aux quatre
évêques et des deux brefs d'Innocent XII aux évêques
des Pays-Bas. Clément IX avait exigé des quatre évê-
ques « une véritable et absolue obéissance », et Inno-
cent XII n'avait nullement modifié les déclarations
précédentes. Ce dernier, « en déclarant, avec sagesse
et précaution, que les propositions extraites du livre
de Jansénius ont été condamnées dans le sens évident
que les termes dont elles sont composées présentent
d'abord et expriment naturellement, a voulu parler
du sens propre et naturel qu'elles forment dans le
livre de Jansénius ou que Jansénius a eu en vue...;
il n'a rien voulu adoucir, restreindre ou changer dans
les constitutions d'Innocent X et d'Alexandre VII ».
Puis Clément XI condamnait le silence respectueux :
« Sous le voile de cette trompeuse doctrine, dit-il, on
ne quitte point l'erreur, on ne sait que la cacher; on
couvre la plaie, au lieu de la guérir; on n'obéit point
à l'Église, mais on s'en joue. Rien plus, quelques-uns
n'ont pas craint d'assurer que l'on peut licitement
souscrire le formulaire, quoiqu'on ne juge pas inté-
rieurement que le livre de Jansénius contienne une
doctrine hérétique, comme s'il était permis de trom-
per l'Église par un serment et de dire ce qu'elle dit
sans penser ce qu'elle pense. »
La décision portée par Clément XI était aussi pré-
cise qu'on pouvait le souhaiter; aussi la bulle Vineam
Domini peut être regardée comme un des monuments
les plus importants de l'enseignement de l'Église;
mais les jansénistes vont continuer à multiplier les
subtilités et, encore une fois, ils arriveront à affirmer
que cette bulle ne décide rien contre eux.
3° L'acceptation de la bulle par l'Église gallicane. —
Elle arriva à Versailles le 27 juillet et elle fut d'abord
accueillie avec enthousiasme. Le cardinal la trouve
« très belle et très bonne...; il n'y a pas, ce me semble,
de difficultés à la recevoir. Je crois, au contraire,
qu'il le faut faire le plus tôt, et avec tout l'honneur
qui sera possible. » Afj. rtr., Rome, Correspond.,
t. cdliii, Noailles à Torcy, le 17 juillet. Par une lettre
du 2 août, le roi communiqua la bulle à l'assemblée du
clergé, afin, dit-il, « que vous puissiez la recevoir avec
le respect qui est dû à notre Saint-Père le pape et le
zèle que vous apportez dans tout ce qui regarde le
bien et l'avantage de l'Église »; il demande aux
membres de l'assemblée de délibérer sur l'acceptation
de celle bulle cl sur « la voie qu'ils estimeront la
plus convenable pour la faire recevoir d'une manière
uniforme dans tous les diocèses ». Procès-verbaux
de 1705, p. 158-150 (la bulle se trouve à la suite,
p. 159-170) et Collections des procès-verbaux du clergé,
t. vi. col. 839-840,
Le 3 août, l'assemblée du clergé, réunie sous la
présidence du cardinal (le Noailles, cul communication
Officielle de la bulle. Les membres de celte assemblée,
sauf Noailles, toujours prêt à « pilaliscr », cl peut-être
Colbert, archevêque de Rouen, n'étaient pas jansé-
nistes: mais ils étaient gallicans. La lecture de la bulle
provoqua des déceptions. L'assemblée, écrit Lafltau
1505
QUESNEL. LA BULLE V1NEAM DOMIN1
1506
dans son Histoire de la Constitution, accueillit la bulle
avec respect; mais un peu plus bas, il dit plus juste-
ment que quelques évèques trouvèrent que le pape
avait lésé leurs droits de juger. La soumission inté-
rieure exigée par les décrets de Rome et les ternies
employés par le pape qui semblait juger par lui-même,
motu proprio, offusquaient quelques membres de
l'assemblée : l'Église gallicane prétendait juger avec
le pape et même après lui et ils n'accordaient aucune
valeur aux bulles et aux brefs de Rome avant qu'ils
les eussent examinés et discutés. Noailles lui-même
laissait soupçonner sur quels points allait porter les
difficultés. « Il s'agit, dit-il, de la doctrine et du dépôt
de la foi, qui est le bien le plus précieux dont les
évêques sont chargés. » Il va être question des libertés
de l'Église gallicane et du droit des évêques à examiner
la bulle pontificale, l'ne commission fut désignée :
elle eut comme président l'archevêque de Rouen et
comme membres six évêques : ceux de Coutances,
d'Amiens, d'Angers, de Senlis, de Blois et de Fréjus,
avec sept abbés. Elle siégea du 10 au 20 août.
On n'a pas conservé les discours prononcés par les
membres de la commission; mais, au dire des histo-
riens jansénistes, il y eut de très vives discussions, sur-
tout à propos du discours de Noailles, président de
l'assemblée, avant la nomination de la commission.
En présentant la bulle, Noailles avait fait un long
discours pour prouver « l'obligation de se soumettre
de cœur et d'esprit aux décisions de l'Église dans les
faits; mais il rejettait comme inconnu à la tradition
le système que Mgr l'archevêque de Cambrai venait
de donner au public dans quatre instructions qu'il
avait publiées dans son diocèse et qui se vendaient
publiquement à Paris ». Le chancelier d'Aguesseau
(t. xm, p. 233) parle de ce discours de Noailles et il
dit qu'on lui reprocha « d'avoir parlé trop faiblement
contre les jansénistes et trop fortement contre l'arche-
vêque de Cambrai et quelques autres évêques fauteurs
de la doctrine de l'infaillibilité de l'Église sur les faits
dogmatiques. On fut surpris, en entendant son dis-
cours, que lui seul n'eût pas aperçu le piège qu'il se
tendait à lui-même. Il le sentit à la fin, mais il n'était
plus temps, et l'on verra, dans la suite, le dégoût que ce
discours lui attira... » Ce dégoût « fut la résolution un
peu humiliante de conjurer l'orage en le supprimant :
contre l'usage, il ne fut point imprimé dans le procès-
verbal de l'assemblée ».
Le 21 août, l'archevêque de Rouen lut le rapport de
la commission. Ce rapport était inspiré par le plus pur
gallicanisme : 1. les évêques ont droit, par institution
divine, de juger les matières de doctrine; 2. les cons-
titutions des papes obligent toute l'Église, quand elles
ont été acceptées par le corps des pasteurs; 3. cette
acceptation de la part des évêques se tait toujours par
voie de jugement. Il conclut à l'acceptation de la
bulle, mais après avoir posé les trois maximes qui en
affaiblissent singulièrement la portée. Le 22 août.
l'assemblée approuva unanimement le rapport et
décida d'accepter la bulle avec respect, soumission et
unanimité parfaite, d'écrire à Sa Sainteté une lettre
de congratulation et de remerciement, d'écrire aussi
une lettre circulaire à tous les évêques du royaume
pour les exhorter à recevoir et à publier ladite consti-
tution; enfin de remettre à Sa Majesté la présente
déclaration et de la remercier humblement de la
protection qu'elle a bien voulu donner à l'Église et de
la supplier d'accorder ses lettres patentes pour l'enre-
gistrement et la publication de la bulle dans toute
l'étendue du royaume ». Coll. des procès-verbaux,
t. vi, p. 214-216, et Hisl. du eus de conscience, t. vu,
p. 18-21. Les maximes préliminaires causèrent des
inquiétudes. Quand il fallut signer, quatre évêques,
qu'on appela les quatre protestants, refusèrent de
souscrire à cause du discours de Noailles et surtout
des trois maximes, où la note gallicane était vraiment
trop accentuée. C'étaient les évèques de Coutances, de
Senlis, d'Angers et de Rlois. Comme il est naturel, les
jansénistes ont tracé de ces prélats un portrait peu
flatteur : l'évèque de Coutances était compromis dans
l'affaire du quiétisme; l'évèque dJ Angers était lils
d'un ministre d'État et contrôleur général; l'évèque
de Senlis était un honnête homme, mais ignorant,
crédule, ayant peut-être conservé son innocence
baptismale, au demeurant le meilleur et le plus imbé-
cile des hommes; enfin l'évèque de Blois, le chef du
complot, ami de Fénclon et, par conséquent, adver-
saire de Noailles. Les quatre évêques ne furent pas
suivis, mais ils s'adressèrent à Aime de Maintenon
et au roi et ils obtinrent, disent les jansénistes, que
les discours de Noailles et de l'archevêque de Rouen
ne fussent pas imprimés. Le discours de Noailles est
perdu, mais on a conservé des copies du discours de
Colbert, que l'Histoire du eas de conscience, t. vu,
p. 23-56, reproduit et commente. On y lit que, • dans
toutes les questions de doctrine, il est plus conforme
aux règles de l'Église que la décision du pape soit
remise à la délibération libre des évêques, sans aucun
préjugé de l'autorité séculière...; que les évèques ont
droit, par institution divine, de juger de toutes les
matières de doctrine; que, lorsque le Saint-Siège con-
damne une erreur, cette condamnation, reçue et
acceptée par le corps des pasteurs, a le droit et la force
nécessaires pour obliger toute l'Église, et que, quand
les évêques acceptent les jugements du pape sur les
questions de doctrine, ils n'agissent point en simples
exécuteurs des décrets apostoliques, mais ils jugent
avec le Saint-Siè^e, aussi véritablement et aussi li-
brement qu'ils le feraient, s'ils étaient assemblés avec
le pape dans un concile...; il approuve le fond de la
bulle, qui condamne justement le silence respectueux,
parce que ce silence ne condamne pas intérieurement
comme hérétique le sens du livre de .lansénius, con-
damné dans les cinq propositions, et qu'il cache l'er-
reur sans l'abandonner, pour se moquer de l'Église,
au lieu de lui obéir, ce qui permet de signer les termes
du formulaire sans penser cependant ce que pense
l'Église... »
Le lundi 24 août, Noailles porta au roi la délibé-
ration du clergé; le 27 août, il dit à l'assemblée que Sa
Majtstc a\.ut et; trîs satisfaite et a\ ni promit, de
faire expédier incessamment les lettres patentes pour
la faire enregistrer au Parlement et la faire publier.
Dès le 31 août, le roi fit expédier les lettres qu'il
avait promises. L'avocat général du roi, Portail, lil
un discours dans lequel Y Histoire du cas de conscience,
t. vu, p. 92-102, signale plusieurs faussetés : Le
roi a jugé digne de sa sagesse de demander au pape
une dernière décision, capable d'épuiser le venin d'une
fausse doctrine qui se reproduisait tous les jours, sous
des faces nouvelles, et de dissiper pour jamais les
faibles restes d'une erreur qui, n'osant plus paraître
à découvert, se fortifieraient de plus en plus à L'ombre
de subtilités captieuses, i II affirme que le silence
respectueux est plus propre à couvrir le mal qu'à
le guérir, à perpétuer l'erreur qu'à la détruire... : il ne
fait consister toute l'obéissance due aux oracles pro-
noncés par l'Église qu'à ne pas contredire en publie-
les vérités que l'on se réserve le droit de censurer en
secret. On ne doute pas que les évèques qui n'étaient
pas présents à l'assemblée ne se joignent à leurs con-
frères, comme les clauses écrites dans les lettres pa-
tentes le prescrivent. Rien, dans la forme extérieure
de cette bulle, ne blesse les droits sacrés de la couronne
et les saintes libertés dont nos pères ont été si jus-
tement jaloux; d'ailleurs, elle sauvegarde ces maximes
qui veulent (pie, pour former une décision irrévocable
1507
QUESNEL. LA BULLE VINEAM DOM1NI
1508
en matière de dogme, le pape, comme chef visible de
l'Église, prononce à la tête des évèques, mais avec les
évèques et que le vicaire de Jésus-Christ sur la terre
règne avec l'Église et non pas sur l'Église ». On ne dit
cela d'ailleurs que « comme une précaution innocente,
mais utile... » Les lettres patentes disent que le roi a
demandé au pape cette nouvelle constitution, que
l'assemblée du clergé a approuvée. Procès-verbaux
de 1705, recueil de pièces, p. cviii-cxi.
Dès le 30 août, le roi avait envoyé à la Sorbonne
une lettre « pour que, dans les lectures de théologie et
dans les thèses qui seront proposées, il ne soit avancé
ou enseigné aucune proposition contraire aux décisions
contenues dans cette bulle: des délégués de la Sorbonne
vinrent remercier le roi, le 9 septembre ». Hist. du cas
de conscience, t. vu. p. 88-90.
Restait à rédiger les lettres au pape et aux évèques
de France; l'archevêque de Rouen fut chargé de les
présenter. Le 7 septembre, l'archevêque lut à l'assem-
blée la lettre au pape. Procès-verbaux de 1705, p. 261-
2(53, et Hist. du cas de conscience, t. vil, p. 62-67. On
y fait l'éloge de l'archevêque de Paris, qui a condamné
des libelles, avec l'approbation de tous les évèques du
royaume; mais on est heureux de constater que le
pape a condamné toutes les subtilités qu'on avait
imaginées pour défendre l'erreur déjà condamnée par
Innocent X et par Alexandre VII; le roi a commu-
niqué cette constitution à l'assemblée du clergé, qui
l'a approuvée.
La lettre circulaire aux évèques fut approuvée le
14 septembre. Procès-verbaux de 1705, p. 292-291, et
Hist. du cas de conscience, t. vu, p. 68-70. lïllc contient
des principes qui devaient déplaire à Rome : on
rappelle que la bulle a été sollicitée par le roi et que
celui-ci l'a envoyée à l'assemblée. « Nous avons donné
tout le temps et toute l'application que demandait
l'examen d'une affaire si importante, dans laquelle
nous savons que nous n'agissons pas en simples exé-
cuteurs des décrets apostoliques, mais que nous ju-
geons et prononçons véritablement avec le pape...
Pour procurer plus efficacement le bien de l'Église,
nous sommes tous convenus d'ordonner la publication
de l'exécution de la bulle dans nos diocèses par des
mandements simples et uniformes autant que pos-
sible. » On joignait le modèle du mandement, dont
les évèques de Marseille et de Vence avaient suggéré
l'idée, sans cependant imposer de s'en servir.
A Rome, l'acceptation de la bulle par l'assemblée du
clergé provoqua quelque déception. Sans doute la
bulle était reçue, mais avec des considérants qui en
compromettaient les résultats. Les maximes que les
prélats de l'assemblée avaient établies ruinaient l'au-
torité du Saint-Siège, car elles affirmaient ouvertement
que les constitutions des papes obligeaient toute l'É-
glise seulement lorsqu'elles étaient acceptées par le
corps des pasteurs, d'une manière solennelle, par voie
de jugement et après mùr examen. Ces maximes se
retrouvaienl partout, dans les discours de l'arche-
vêque de Paris et de l'archevêque de Rouen, dans la
lettre circulaire aux évèques du royaume et dans le
discours de Portail. Aussi le cardinal Fabroni, qui
avait inspiré et peut-être rédigé la bulle, confident de
Clément XI, ne manqua pas d'exciter le méconten-
tement du pape; d'ailleurs celui-ci, dans sa réponse à
la lettre de Noailles, le 20 octobre, ne fait pas allusion
à l'approbation des évèques et. le même jour, il écri-
vait au cardinal d'Estrées, une réponse à la lettre
que celui-ci lui avait envoyée le 7 septembre. Hist.
du cas de conscience, t. vu, p. 73-77, 79-80.
■1° Altitude des évèques. La plupart des évèques
publièrent le mandement d'acceptation, dans les der-
niers mois de 170f> ou au début de 1706, el se conlcn
tèrent de donner le mandement modèle rédigé par
l'assemblée; pourtant, quelques-uns firent des re-
marques que l'Histoire du cas de conscience, t. vu,
p. 109-1 14, a soulignées: «Les uns ne parlent pas des
désordres causés par le jansénisme (Verdun, Orléans,
Saint-Pons, Reims, Toul, Ypres, Arras); d'autres sont
très vagues sur la question de l'acceptation des cons-
titutions d'Innocent X et d'Alexandre VII par le
corps des évèques; d'autres atténuent les règlements
que l'assemblée avait donnés à tous les évèques;
d'autres les exigent et les étendent, au point de dé-
fendre la lecture de tous les livres de piété et de
science, excepté ceux qui ont les jésuites pour auteurs
ou pour approbateurs. »
Mais la bulle fut publiée dans tous les diocèses, sauf
à Saint-Pons, dont l'évêque, Percin de Montgaillard,
mettait Clément XI en opposition avec Clément IX,
dont il prétendait bien connaître la pensée, car il était
le dernier survivant des dix-neuf évèques qui, en 1068,
avaient signé la lettre en faveur des quatre opposants
et par cette intervention avaient obtenu la paix de
Clément IX. Par le mandement qu'il donna, l'évêque
de Saint-Pons avait voulu contenter tous les prélats
et, en fait, il ne satisfit personne, suivant la remarque
de d'Aguesseau (op. cit., t. xnr, p. 292) : « Les jansé-
nistes rigoureux trouvèrent mauvais qu'on l'eût fini
par l'acceptation de la dernière bulle, l'accusant de
détruire ce qu'il avait lui-même édifié, de rejeter le
silence respectueux, dont il avait été le zélé défenseur
et de préférer la décision obscure de Clément XI sur
le silence, à la paix glorieuse de Clément IX, dont le
même silence avait été le fondement... Les jésuites,
au contraire, contents de la conclusion de l'évêque de
Saint-Pons, puisqu'elle tendait à l'acceptation de la
bulle, ne pouvaient digérer les principes sur lesquels
il l'appuyait; ils l'opposaient lui-même à lui-même...;
condamnant en apparence le silence respectueux, il le
justifiait en efïet... »
Le mandement de Montgaillard, qui était un plai-
doyer pour le silence respectueux et qui se terminait
par une acceptation de la bulle, provoqua une polé-
mique avec l'archevêque de Cambrai, où les jansé-
nistes ont voulu voir une nouvelle revanche de
Fénelon contre le cardinal de Noailles et ses amis.
Plusieurs fois pris à partie par l'évêque de Saint-Pons,
Fénelon rédigea une lettre où il relevait les inexacti-
tudes et les contradictions renfermées dans le man-
dement. Œuvres, t. xm, p. 177-264. Bientôt d'ailleurs,
un décret de l'Inquisition du 17 juillet 1709, confirmé
par un bref de Clément XI du 18 janvier 1710, con-
damna la mandement de Montgaillard et les deux
lettres que cet évêque avait écrites à Fénelon. Le
mandement était condamné comme renfermant « une
doctrine et des propositions fausses, scandaleuses,
séditieuses, téméraires, schismatiques, erronées, sen-
tant respectivement l'hérésie et tendant manifes-
tement à éluder la dernière constitution du Saint-
Siège sur l'hérésie de Jansénius ».
L'Histoire du cas de conscience, t. vin, a publié la
plupart des mandements des archevêques et évèques
de France. Noailles, dans son mandement du 30 sep-
tembre 1705, déclare que les constitutions des papes
doivent, après l'acceptation solennelle que le corps
des pasteurs en a faite, être regardées comme le juge-
ment et la loi de toute l'Église »; il reproche aux jansé-
nistes d'avoir inventé des subtilités pour mettre la
doctrine de ce livre (Y Augustinus) à couvert des
censures de l'Église », et il ajoute que la bulle du
16 juillet a dissipé tous « les vains prétextes auxquels
on avait recours pour se dispenser d'obéir aux déci-
sions de l'Église ». L'archevêque de Lyon, le 21 oc-
tobre, reproduit le mandement de Noailles. L'arche-
vêque de Reims, le lô octobre, dit qu'à la faveur du
silence respectueux ■ chaque particulier se mettrait
1509
QUESNEL. LA BULLE VINEAM DOMIN1
1510
en droit de préférer son sentiment à celui de l'Église
et se croirait, par l'effet d'une présomption insuppor-
table, l'arbitre souverain du sens des livres et des
écrits en matière de religion... La décision de Sa Sain
leté va devenir, par l'acceptation du corps des pasteurs
la règle commune des Églises et la loi constante des
fidèles... » Il adhère aux maximes unanimement
approuvées sur le droit des évêques : « Nous jugeons,
après Sa Sainteté, que le seul silence respectueux ne
suflit pas pour rendre l'obéissance qui est due aux
constitutions d'Innocent X et d'Alexandre VII, qu'il
faut s'y soumettre intérieurement et rejeter non
seulement de bouche, mais aussi de cœur, le sens du
livre de Jansénius, condamné dans les cinq propo-
sitions. » L'archevêque de Besançon (21 oct.) ordonne
aux curés « d'expliquer la substance de la bulle à
leurs fidèles, afin qu'ils ne se laissent pas séduire par
les fausses opinions des ennemis de l'Église ». L'évèque
de Soissons (25 nov.) écrit : « Lorsque l'Église a pro-
noncé sur le sens d'un livre, tout vrai fidèle doit
renoncer à son propre sens et se soumettre intérieu-
rement au jugement qu'elle a rendu. Cela est pour
ainsi dire tout raisonnable... N'est-il pas temps qu'ils
écoutent la voix de leur mère, ces défenseurs d'un livre
aussi inutile que dangereux et qu'ils cessent de dispu-
ter contre elle? » L'évèque de Chartres (5 janv. 1706)
analyse et approuve les diverses parties de la bulle et
il condamne en même temps la Défense de tous les
théologiens catholiques et, en particulier, des disciples
de saint Augustin, laquelle attaque les évêques et leur
reproche leur lâcheté et leur servilité à l'égard de
Rome. L'évèque d'Ypres (5 janv. t70(>) fait de nom-
breuses allusions à l'origine du jansénisme dans son
diocèse : « De là sont venus tant de libelles répandus
dans le public pour le surprendre et pour cacher
l'attachement à la mauvaise cause, sous le voile spé-
cieux de la justice qu'on devait à un évèque recorn-
mandable d'ailleurs par sa piété...; il faut imiter
l'auteur du livre, qui en a été la funeste cause : il a
prévenu avec soin ce que l'Église aurait demandé de
lui s'il avait vécu plus longtemps et il a effacé ses
erreurs par la soumission dont il a réitéré les protes-
tations en tant d'endroits de son livre, mais qu'il a
surtout renouvelées avec tant d'humilité, étant prêt
à mourir, pressé par la force de la vérité... Les fidèles
d'Ypres doivent donner l'exemple d'une soumission
complète puisqu'ils sont dans le lieu où l'erreur a
malheureusement, pour ainsi dire, pris sa naissance. •
L'évèque de Beauvais, le 1" février, et enfin l'arche-
vêque de Narbonne, le 15 février, publièrent leur
mandement.
C'est seulement le 1" mars 170fi, c'est-à-dire l'un
des derniers, que l'archevêque de Cambrai publia
son mandement pour la publication de la bulle Vineam
Domini; par suite, on ne saurait lui reprocher son
empressement à attaquer le jansénisme. Son instruc-
tion pastorale (Œuvres, t. xm, p. 85-148) développe le
sens de la bulle et souligne avec beaucoup de bonheur
les conséquences qui en découlent pour la condam-
nation du jansénisme. L'archevêque publie le texte
même de la bulle et il le fait précéder de remarques
« pour en faire sentir toute la force et toute l'étendue
à certains lecteurs auxquels leurs préjugés obscur-
cissent les décisions les plus évidentes ... Il avait lon-
guement médité son mandement et il avait adressé
au cardinal Gabrielli son projet, d'après la lettre
latine du 31 octobre 1705 de ce cardinal à Fénelon
et d'après la lettre du 1'. Malatra, jésuite, fi no-
vembre 1705. Correspondance de Fénelon, t. m, p. 80-
84. 11 montre que la question du silence respectueux
est particulièrement grave, car, sous des apparences
trompeuses, ce système fomente l'hérésie, autorise
le parjure et la plus honteuse dissimulation, et par là
même aggrave et propage les plaies de l'Église, en
semblant les guérir; aussi le jugement de l'Église sur
le silence respectueux n'est point un article de pure
discipline, mais un jugement doctrinal qui a toutes les
conditions requises pour obliger tous les fidèles.
Fénelon a complété et précisé les idées exposées
dans son instruction du 1er mars par la lettre qu'il
écrivit, le 1 mai 1706, au P. Lami. Correspond., t. m.
p. 106-115. Le pape, dit-il, a établi avec évidence la
nécessité de croire le prétendu fait, d'une croyance
certaine et irrévocable, et l'héréticité du livre de
Jansénius; les jansénistes peuvent seulement pré-
tendre que la bulle ne décide pas que cette croyance
doit être fondée sur une autorité infaillible: mais la
bulle suppose cela évidemment : si elle exige une
croyance certaine et irrévocable, c'est qu'elle prononce
un jugement certain, fondé sur une autorité certaine.
5° Réaction romaine. — A Borne, le cardinal de
.lanson, notre ambassadeur, était convaincu que la
bulle serait acceptée avec enthousiasme : le 21» sep-
tembre, il écrivait au roi que le pape avait reçu fort
agréablement la lettre de l'assemblée du clergé et qu'il
était ravi de l'enregistrement au Parlement. A/],
étr.. Rome, Correspond., t. cdliv. Mais Clément XI
avait lu les lettres patentes et la lettre de l'assemblée
et il était fort mécontent du contenu de celles-ci :
dans ses audiences privées, il faisait remarquer qu'on
lui avait formellement promis, au nom du roi,
qu'on recevrait la bulle avec soumission et sans la
moindre réserve; or, l'assemblée avait insisté pour dire
qu'on recevait la bulle o par voie de jugement et après
mûr examen ». Aussi le cardinal l'aulucci, ministre du
pape, déclarait-il à .lanson que le pape se plaignait : la
manière dont les évêques ont reçu la bulle était « une
marque d'ingratitude et une injure contre le Saint-
Siège »; le discours de l'archevêque de Rouen était
une insulte à l'autorité du pape, comme la lettre
circulaire aux évêques. dans laquelle on lit : Nous
ne recevons pas comme simples exécuteurs, mais nous
jugeons et nous prononçons véritablement avec le
pape. » Clément XI lui-même écrivit une première fois,
le 17 janvier 1706, aux évêques de l'assemblée :
Combien n'esl-il pas regrettable (pie vous, dont le
devoir est de reprendre les hommes inquiets qui
troublent l'Église, vous cédiez à leurs suggestions et
leur donniez la main, sans VOUS en apercevoir? Qui vous
a établis juges? Appartient-il aux inférieurs de juger
sur l'autorité des supérieurs et d'examiner leurs juge-
ments? Oui, c'est un abus intolérable de voir des évê-
ques, qui ne doivent leurs privilèges qu'à la faveur du
pontife romain, chercher à ébranler les droits du pre-
mier siège, des droits qui reposent non sur l'auto-
rité humaine, mais sur celle de Dieu... » l'n peu plus
loin, le pape déclarait aux évêques » qu'il ne leur
demandait pas leurs conseils, qu'il ne réclamait pas
leur suffrage, qu'il n'attendait pas leur jugement,
mais qu'il leur enjoignait l'obéissance... » Le bref
adressé au roi le 25 février était presque aussi caté-
gorique. Le pape avait évité, dans la constitution,
< toute clause qui pût déplaire aux défenseurs les plus
susceptibles des usages gallicans; il aurait donc pu
espérer, en retour, que l'assemblée du clergé userait
à son égard des mêmes attentions, dans un temps
surtout où la concorde entre le chef et les membres
était si nécessaire ». Lorsque ces lettres arrivèrent en
France, les membres de l'assemblée s'étaient séparés;
ils n'eurent donc pas à en délibérer et à rédiger une
réponse : il eût été curieux de voir la réponse officielle
que les évêques auraient pu faire à cette revendication
des thèses romaines si nettement opposées aux thèses
gallicanes.
Le pape écrivit directement au roi, le 31 août 17nfi
(Hist. du cas de conscience, t. vu, p. 147-161), pour lui
1511
QUESNEL. DISCUSSIONS AUTOUR DE LA BULLE
L512
exposer ses plaintes : « Tout ce qui a paru jusqu'à
présent des Aetes de l'assemblée est fait de telle ma-
nière qu'on dirait qu'ils ne se soient pas tant assem-
blés pour recevoir notre constitution (pie pour mettre
des bornes à l'autorité du Siège apostolique, ou plutôt
à l'anéantir... Ce qui fait le sujet de nos plaintes est
une doctrine nouvelle... qui ferait le triomphe du
jansénisme, aussi bien (pie du quiétisnie, et même de
toutes les hérésies qui pourront naître à l'avenir... La
dernière assemblée s'est éloignée de la doctrine an-
cienne et si louable de l'Église gallicane, et même de
la doctrine que tinrent les évêques de France, pour
recevoir et exécuter, avec l'obéissance qu'ils devaient,
les constitutions d'Innocent X et d'Alexandre VII... »
Clément XI reproche aux évêques d'avoir «eu la
hardiesse d'usurper la plénitude (le puissance que Dieu
n'a donnée qu'à cette unique chaire de saint Pierre »
cl il rappelle qu'ils «doivent se contenter de cette
portion de la sollicitude pastorale qui leur a été donnée
dans l'Église et qu'ils apprennent à révérer et à exé-
cuter les décrets du Saint-Siège touchant la foi catho-
lique, loin d'avoir la présomption de les examiner et
d'en juger ». Le pape envoya une lettre semblable aux
évêques de l'assemblée et chargea le nouveau nonce,
Cusani, qui remplaçait Gualterii, de présenter au roi
les plaintes du Saint-Siège. Cusani hésita quelque
temps à remplir cette mission délicate. Le roi déclara
qu'il ne pouvait recevoir ces brefs, ou que, s'il les
recevait, il ne pouvait se dispenser de les renvoyer au
Parlement, ce qui serait l'occasion de nouveaux
troubles. Mais des copies en circulèrent, en avril 1707,
par les soins des jansénistes, à ce que l'on prétendit à
Rome. Aussitôt, les gens du roi rendirent un arrêt,
mais à huis clos, sur les ordres du roi. Pour répondre
aux lettres du pape et aux instructions données, le
30 novembre 1706, au nonce par le cardinal Paulucci
(Hist. du cas de conscience, t. vu, p. 1118-189), le roi
prit la décision de faire enseigner cl soutenir de
nouveau, dans les écoles de théologie, la doctrine de
l'assemblée de 1682, sur laquelle on gardait le silence
depuis longtemps par considération pour les deux
derniers papes. Ibid., p. 162. Les jansénistes noient
discrètement que le cardinal de Noailles, avec le
consentement du roi et des évêques qui avaient siégé
avec lui à l'assemblée de 1705, signèrent, le 10 mars
1710, une lettre d'explication qui vaut la peine d'être
rapportée (Procès-verbaux de 170ï. p. 311-312) et que
VHisloire du cas de conscience, t. VII, p. 154-172, a
accompagnée de nombreuses réflexions. Pour éviter
les mauvaises interprétations des novateurs, «qui
abusent de tout », ils veulent expliquer la véritable
intention de l'assemblée de 1705 : « 1. Elle a prétendu
recevoir cette constitution dans la même forme et
dans les mêmes maximes que les autres bulles contre
le livre de Jansénius ont été reçues. 2. Quand elle a dit
que les constitutions des papes obligent toute l'Église
lorsqu'elles ont été acceptées par le corps des pasteurs,
elle n'a point voulu établir qu'il soil nécessaire que
l'acceptation du corps des pasteurs soil solennelle pour
que de semblables constitutions soient des règles du sen-
timent des fidèles. 3. Elle est très persuadée qu'il ne
manque aux constitutions contre Jansénius, aucune
des conditions nécessaires pour obliger toute l'Église,
cl nous croyons qu'elle aurait eu le même seul iment sur
les bulles contre Baïus, contre Molinos et contre le
livre de M. l'archevêque de Cambrai intitulé Maximes
des maints, s'il en eût été mention. I. Enfin elle n'a
point prétendu que les assemblées du clergé' aienl droit
d'examiner les jugements dogmatiques des papes pour
s'en rendre les juges et s'élever en tribunal supérieur. »
Fénelon, que M. Albert Le Roy, selon sa coutume,
présente comme un adversaire acharné de Noailles cl
de l'assemblée, plaida en fait la cause de l'assemblée.
Au moment même où il attaquait l'évêque de Saint-
Pons, qui ergotait en faveur du silence respectueux,
Fénelon écrivait au cardinal Gabrielli pour lui dire
que quelques évêques assemblés en concile provincial
n'avaient certainement pas cru avoir le droit d'exa-
miner une sentence portée par le Saint-Siège; ils n'ont
pas voulu autre chose que de prononcer une même
sentence avec leur chef. Ils ne peuvent s'ériger en
juges des décrets apostoliques, mais ils sont juges de
la foi et des erreurs qui la combattent, et, lorsqu'ils
adhèrent avec soumission et obéissance aux décrets
du Saint-Siège, lors même (pie cette adhésion est
pour eux un devoir, c'est comme juges qu'ils la pro-
noncent conjointement avec leur chef ». Ici, Fénelon
semble redire ce qu'avait proclamé un concile provin-
cial de Reims en 1699 : l'adhésion des évêques au
jugement de Home est tout ensemble et un acte
d'obéissance envers ce siège et un acte d'autorité cl
de jugement sous l'autorité principale de ce même
siège ». Dans une lettre au cardinal Fabroni, l'arche-
vêque disait que « si les évêques de l'assemblée avaient
tant insisté sur l'unanimité du corps des pasteurs,
c'était afin de couper court aux artifices des jansé-
nistes, qui cherchaient toujours à faire croire qu'on ne
voulait autre chose (pie d'établir l'infaillibilité abso-
lue des papes ». Le pape parut satisfait de cette
explication puisque, dans une lettre au duc de Che-
vreuse, le 10 janvier 1710. Fénelon disait que le pape
«lui avait fait témoigner qu'il le félicitait de ses vues
pacifiques et conciliantes... »
Il faut ajouter que la bulle Yineam Domini fut plei-
nement approuvée par la faculté de Louvain. Dès le
13 mars 1703, cette [acuité avait porté un jugement
détaillé sur le jansénisme et le silence respectueux,
qu'elle avait formellement condamné; elle exigea un
acte de soumission complète de tous les docteurs cl
déclara que désormais on n'admettrait à aucun grade
avant la signature préalable du formulaire d'Alexan-
dre VII, conformément aux déclarât ions de Clément XI.
Cette démarche de la faculté de Louvain lui valut un
bref du pape, en date du 12 décembre 1705. Hist. du cas
de conscience, t. vm, p. 373-401.
En France, la bulle continua à soulever des oppo-
sitions : le bref du pape au roi, le 31 août 1706, ranima
la vieille querelle des quatre articles de 1082 : un
arrêt du Conseil du 15 décembre 1706 condamna un
livre du P. Huilier, intitulé Pratique de ta mémoire
artificielle, où ce jésuite (lisait que certains évêques
avaient eu de la peine à obtenir les bulles pour les
évêchés auxquels ils étaient nommés, parce qu'ils
n'avaient pas rétracté les quatre articles. En 1707,
H. Du Pin publia un Traité de la puissance ecclésiastique
cl temporelle, où il s'applique à justifier les articles de
la Déclaration du clergé. La même doctrine es1 expo-
sée dans les six thèses que l'Index du 26 octobre 1707
condamna. Hist. du cas de conscience, t. vin, recueil
de pièces, p. 368-373. En maintes autres occasions.
Home dut prolester contre les prétentions du clergé
de France, qui affirmait la nécessité d'une acceptai ion
solennelle du corps des pasteurs pour (pie les bulles
pontificales eussent force de loi pour les fidèles; une
acceptation tacite ou le silence ne suffisait pas. car
l'acceptation des évêques devait se faire par voie de
jugemenl : telle est la thèse (pie l'on retrouve sans
cesse dans les écrits de celle époque, malgré les décla-
rai ions contraires, signées par les douze archevêques
cl évêques le 10 mars 1710.
L'Histoire ecclésiastique /In v 17/- siècle, d'E. Du Pin, ln-8°,
l'aris, 1711, a réuni les principaux documents relatifs au
cas de conscience, t. IV, p. 105-540.
XII. POUB ET CONTRE LA BULLE « VlNEAM D )MIM i.
-- La publication de la bulle Yineam Domini cl des
1513
OUESNEL. DISCUSSIONS AUTOUR DE LA BULLE
J 5 1 5
mandements épiscopaux qui la firent connaître aux
fidèles ne terminèrent point les discussions soulevées
par le cas de conscience. Les jansénistes trouvèrent
des distinctions qui leur permirent de se soumettre
à la bulle, sans pourtant abandonner leurs positions.
L'Histoire du cas de conscience, t. vu, p. 197-250,
rappelle un grand nombre d'écrits qui parurent pres-
que aussitôt après la bulle et qui, sous des formes di-
verses, en combattent la doctrine, les principes ou les
conclusions, et d'autres qui s'appliquent à en défendre
les thèses.
1° Les défenseurs. — La lettre du chanoine Denys,
théologal de Liège, qui avait eu des démêlés avec les
jésuites, avait pour but de faciliter la signature du
Formulaire, imposée parla bulle; elle avait pour titre:
Epistola theoloyi cujusdam Leodiensis de subscriplione
/ormulani.
Cette lettre fut vivement attaquée par la Dénon-
ciation d'une lettre latine qui commence par ces mots :
Révérende admodum, du P. Bekman, jésuite de Liège,
d'après lequel la lettre du chanoine « est un dangereux
écrit, où il y a du venin artificieuseinent répandu, car
la lettre autorise le parjure, rétablit le silence respec-
tueux sous une forme équivoque et porte le caractère
de l'esprit janséniste »; en effet, elle ne reconnaît pas
l'infaillibilité de l'Église dans les faits dogmatiques,
sans laquelle on n'est pas obligé de croire ce qu'elle
décide, puisqu'alors la chose décidée reste toujours
incertaine. Fénelon répondit au même écrit du cha-
noine Denys dans sa Lettre à un théologien servant de
réponse à un libelle latin et anonyme, 1706, dans Œuvres
de Fénelon, t. xm, p. 449-494. L'archevêque de Cambrai
reconnaît que la lettre du chanoine Denys est douce,
insinuante et bien écrite », mais il ajoute qu'elle est
pleine d'équivoques lorsqu'elle conseille à ses amis de
signer le formulaire, soit qu'ils n'aient jamais entendu
parler du fait de Jansénius, soit qu'ils aient des doutes
au sujet de la signature, car l'Église est une grande
autorité, soit qu'ils aient quelque scrupule sur le ser-
ment, car le serment ne signifie qu'une chose, à savoir
qu'on souscrit avec sincérité. Ainsi on condamne les
cinq propositions, par obéissance et avec leur mauvais
sens, quel qu'il puisse être, que l'Église prétend trou-
ver dans Jansénius. (Test aussi à cette date, le 10 dé-
cembre 17(15, que fénelon répondit à la première lettre
de l'évèque de Saint-Pons. L'écrit intitulé La justifi-
cation du silence respectueux, en 1707. consacrera
presque tout le t. m à réfuter les thèses de Fénelon sur
l'infaillibilité de l'Église dans les faits dogmatiques.
lui 170b' parut un recueil intitulé : Divers écrits tou-
i ■liant la signature du formulaire par rapport à la der-
nière constitution de N. S. P. le pape Clément XL
En tète se trouvent les Nouveaux éclaircissements sur la
signature du Formulaire cl des Réflexions sur la lettre
latine écrite de Liège, V avril 1706. Dans ce dernier
écrit, on lit qu'on doit examiner un ouvrage avant de
signer, afin de savoir à quoi on s'engage; sans cela
on est exposé au parjure, que l'ignorance n'excuse
point; d'autre part, l'obéissance qu'on doit à l'Église
a des limites, et une croyance commandée reste sus-
pecte. Après avoir dit que les constitutions des papes
ne sont point par elles-mêmes des jugements cano-
niques, l'auteur conclut : « Je demeure donc persuadé
plus que jamais qu'on ne peut signer en conscience le
Formulaire, sans commettre un mensonge, un faux
témoignage et un parjure, à moins qu'après un examen
suffisant on ne soit convaincu que le livre de Jansé-
nius contient les erreurs des cinq propositions, que
celles-ci en sont extraites et qu'elles y sont dans le sens
propre et naturel que ces propositions présentent à
l'esprit. » La seconde partie des Nouveaux éclaircis-
sements contient un petit écrit composé par Nicole,
en 1668, à propos d'une thèse de M. Dumas, l'auteur
présumé de l'Histoire des cinq propositions. Dans cette
Histoire on affirmait qu'on doit croire, non de foi
divine, mais de foi humaine ecclésiastique, les faits
décidés par l'Église. Or, Nicole réfutait par avance
tout ce qu'on venait d'affirmer tombant l'infaillibilité
de l'Église sur les faits dogmatiques. Si d'ailleurs cela
était vrai, on devrait croire de foi divine, et non point
simplement de foi ecclésiastique; enfin, même en
admettant l'infaillibilité de l'Église, un ne saurait
obliger à croire le fait de Jansénius, car cette décision
n'est pas un jugement de l'Église ni un jugement reçu
par le consentement de toute l'Église.
Les thèses du théologal de Liège sont encore atta-
quées dans un écrit qui parut sous le titre: Réponse à la
lettre de M.**, où l'on réfute les raisons (pi' il allègue pour
prouver que, depuis la nouvelle constitution de S. S. P.
le pape Clément A'/, on peut et on doit signer parement
et simplement le Formulaire; cette Réponse est datée
du 20 avril 1706. Elle discute en détail les thèses de
Denys et montre (pie le fondement en est frivole, car
le consentement des évêques n'est qu'apparent. Ceux
qui agissent sur la seule parole du pape ne sont pas
exempts de mensonge et de parjure, et les jansénistes
qui refusent de signer ne sauraient être accuses de
mépriser l'autorité de l'Église et de préférer leurs
propres jugements à celui de l'Église, puisque celle-ci
n'a pas parlé. L'écrit de Nicole intitulé Examen d'un
écrit de M. Direis, docteur île Sorbonne, louchant la
soumission qu'on doit aux jugements de l'Église sur les
livres, avait été composé en 1664, mais il était resté
inédit et il ne fut publié qu'en 1706 pour réfuter la
thèse du théologal de Liège : les jansénistes qui re-
fusent de signer ne sont ni présomptueux ni témé-
raires, et ceux qui ne veulent pas admettre le fait de
Jansénius ne sont nullement hérétiques.
Les écrits se multiplient et s'opposent avec une
extraordinaire rapidité sur la question de l'infaillibi-
lité de l'Église touchant les jugements qu'elle porte
sur les faits dogmatiques, et l'on tire les conclusions des
thèses soutenues : les uns déclarent qu'on doit signer
le formulaire imposé par la bulle Yineam Domini, les
autres qu'on ne saurait le souscrire, à moins que la
bulle ne soit préalablement acceptée par l'ensemble
des évêques. L'archevêque de Cambrai fut le principal
avocat de la première thèse dans les écrits qu'il publia
a celte date et dont voici les plus importants : Réponse
et un évèque sur plusieurs difficultés qu'il lui a proposées
au sujet de ses instructions pastorales, 1706 {Œuvres,
I. xii, p. 241-288), et Réponse èi lu deuxième Ici Ire de
M. l'évèque de Meaux du II septembre 170(i (ibid.,
t. xii. p. 301-376). Lettre à un théologien au sujet
ileses instructions pastorales [ibid., t. xn, p. 379- U0). -
Réponse a lu première lettre de Mgr l'évèque de Saint-
l'ons. 10 décembre 1705 (ibid., t. XII, p. 113-172),
et Réponse éi la seconde lettre (ibid., t. XII, p. 173-588). —
Lettres èi l'occasion d'un nouveau système sur le silence
respectueux {ibid.. I. xm. p. 149-622) : ce sont
quatre lettres dont la première est adressée à un
théologien au sujet de l'ouvrage du théologal de
Liège; la seconde répond a une Relire île Liège et à un
ouvrage intitulé Defensio auctoritatis Ecclesise (p. 195-
550); la troisième (p. 551-585) est adressée à S.A.S.E.
Mgr l'évèque de Cologne, au sujet de la protestation
de. l'auteur anonyme d'une lettre latine et du livre
intitulé Defensio auctoritatis Ecclesise; enfin la qua-
trième (p. 585-622) est adressée à Monsieur N...
sur un écrit intitulé Lettre èi Son Altesse serénissime
électorale l'électeur de Cologne, au sujet de la lettre de
M. l'archevêque de Cambrai à Son Altesse électorale de
Cologne, contre une Protestation d'un théologien de
Liège. Ces quatre lettres lurent écrites à l'occasion'du
système de l'abbé Denys, théologal de Liège. — Enfin
et surtout l' Instruction pastorale sur le livre intitulé
] 5 1 5
QUESNEL. DISCUSSIONS AUTOUR DE LA BULLE
1516
« Justification du silence respectueux » (t. xiv, p. 3-339)
et la Lettre sur l'infaillibilité de l'Église touchant les
textes dogmatiques (t. xiv, p. 343-410), dont nous par-
lerons plus longuement parce que ces deux écrits
caractérisent le mieux la position de Fénelon dans la
question du jansénisme.
Mais Fénelon ne lut pas le seul défenseur de la thèse
qui soutint l'obligation de signer le Formulaire imposé
par la bulle: il faut citer encore les écrits suivants, qui
furent publiés de !70l> à 1710 : Yera dejensio auctori-
tatis Ecclesise in qua asserilur gravissimum pondus
ejus conslitulionum et novella quiedam principia
illi injuriosa, cum Epistola Leodiensi de Formula
Alexandri VII re/elluntur; c'est l'œuvre d'un jésuite,
professeur au séminaire de Liège, le P. Henri Robert
Stephani. - Réfutation d'un ouvrage de ténèbres, qui
est un libelle diffamatoire, schismatique, fomentant
l'hérésie des cinq propositions, donné au publie avec ce
litre : « Mémoire touchant le dessein », 1 707. — Défense
de la constitution de S. S. P. le pape Clément XI, contre
un livre qui a pour titre : « Nouveaux éclaircissements
sur la signature du formulaire, contenant des répexions.
— Deuxième défense de la constitution contre un libelle
donné au public de la part du P. Quesnel, avec ce litre :
« Lettre à .1/. Bêcher, où l'on réfute son nouveau sys-
tème », 1707. — Réfutation d'un second ouvrage de
ténèbres, 1708. — Dejensio verilatis catholiese contre
scriptum jansenianum, oui titulus : « De quœslione
facti Jansenii variée quiesliones juris et responsa »,
quod hic totum referlur et refulalur per..., S. T. I). L'au-
teur est M. Martin, docteur de Louvain. — Dialogi
pacifiai inter Iheologum et jurisconsullum contra libel-
tum « De qu&stione facti Jansenii variie quiesliones
juris et responsa » aliosque anonymos, cum designa-
tione quinque famosarum propositionum in libro Jan-
senii, 1708; l'auteur est le P. Désirant, augustin et
docteur de Louvain. — Appendix sive observaliones
in prolestalionem et appellationem ab authore Epis-
tolœ Leodiensis factam, adversus quoddam mandatum
Serenissimœ sua- Celsitudinis elecloralis editum; c'est
une addition aux thèses du P. Stephani qui ont pour
titre : Junsenismus merito condemnalus. — Troisième
défense de la constitution « Vineam Domini » par
M. L. I). C. Decker, doyen et chanoine de la métropole
de Malines, contre un nouveau livre du P.Q., intitulé
' Chimère du jansénisme ». — Concilium Paeis, adver-
sariis propriis inter se dispulanlibus dalum a Roberlo
Stephani, 1710. — Lettre où l'on fait voir que. les
jansénistes ont tort de se prévaloir du mandement de
S. E. M. le cardinal de Nouilles, archevêque de Paris,
du 15 avril 1700, par lequel il adopte une lettre écrite
autrefois par feu Bossuet, jeune docteur, pour les reli-
gieuses de Port-Royal et où on démontre qu'ils avancent
contre la vérité, que celle lettre contredit tous les principes
de Mgr l'archevêque de Cambrai, 1710; cette Lettre a
été attribuée à Fénelon lui-même.
2° Les adversaires. - Mais les adversaires de la
bulle et les partisans du silence respectueux ne se tai-
sait point, et leurs écrits furent encore plus nombreux
peut-être que ceux des défenseurs; beaucoup se dissi-
mulaient derrière la thèse de Denys, le théologal de
Liège; voici les principaux écrits qui répondent aux
précédents ou qui les provoquèrent : Avili Academici
parœnesis ad alumnos aima universitatis Lovaniensis
e qua liquel quid dejerendiim sil constitutioni Clemen-
tinte nu[)cr:c quie Vineam Domini Sabanth, de rxordio
dicilur, 1706. - Dejensio auctoritalis Ecdesite, in qua
asserilur gravissimum pondus ejus conslitulionum,
rejellilur novellum qunrumdam principium illi iQJUrio
sum, ac Epistola Leodiensis de formula Alexandri nu
oindicatur, 1707; c'est une défense de la lettre de
Liège contre l'archevêque de Cambrai. Dejensio
epistola Leodiensis ctinjulala, ubi varia- de subscrip
tione formula' Alexundrinie post conslilutionen Clemen-
tinam sententiœ discutiuntur : inter quas ea potissimum
refulalur quam luetur illius Epistolie auctor et vindex
in libro qui falso inscribitur « Dejensio auctoritatis
Ecclesise ». 1707. — Parœnesis vindicala, seu depulsio
calumniarum ac cavillulionum quas adversus Avilum
Academicum et Cornelium Jansenium intorsit oir
abunde notus, Ecclesiasticte auctoritatis defensor, in
qua ri latins disculitur Clemenlina periodus, 1707. — ■
Justification du silence respectueux, ou Réponse aux
instructions pastorales et autres écrits de M. l'arche-
vêque de Cambrai, 1707, .'{ vol. in-12; c'est l'écrit le
plus important de ce groupe, et nous le trouverons
plus loin. — Mémoire touchant le dessein qu'on a
d'introduire le formulaire du pape Alexandre VII dans
l'Église des Pays- Ras, 1707. — Second mémoire tou-
chant l'introduction du jormulaire d'Alexandre VII
dans les Pays- Ras, pour servir de réponse, à la réfutation
du premier, 1707. — Lettre à M. Decker, doyen de
l'Église de Malines, où l'on réfute son nouveau système,
du jansénisme et les vaines accusations qu'il jail contre
Mgr l'archevêque de Sébasle et contre le P. Quesnel dans
la Défense de. la constitution, 1707. — Chimère du jansé-
nisme ou dissertation sur le sens dans lequel les cinq
propositions ont été condamnées, pour servir de réponse
à un écrit qui a pour litre : « Deuxième défense de la
constitution », 1708. — Troisième mémoire où l'on
défend contre les Réponses aux deux premiers les droits
du roi catholique et des autres souverains touchant l'in-
troduction des bulles, décrets ou formulaires de Rome
dans leurs Étais, avec une. déduction historique de plu-
sieurs différends arrivés sur ce sujet aux Pays-Bas,
1708. — De quiestione facti Jansenii variœ quiesliones
et responsa, 1708. — Asserlio opusculi quod inscribitur :
« De questionc facti Janseniani variée quiesliones juris et
responsa ». contra duos libellas, quorum alteri titulus :
« Dejensio verilatis catholiese »: et alteri « Dialogi
paci/ici », cum animadversionibus apologeticis in de-
crelum Anlonii Parmenlicr, 1708. — Mandatum
proleslalionis et appellationis ad sanctam Sedem, 1708;
c'est un placard du chanoine Denys. — Obedientiœ
credulie varia religio seu silenlium religiosum in causa
Jansenii explicalum, et salua fuie et auctorilute Eccle-
siœ vindiculum adversus Iheologum Leodiensem, aliosque
obedienlia' credulie dejensores, 1708, 2 vol. — Disser-
tatio epistolaris de scnlenlia S. P. démentis XI. in
decrelo Romie condito XVI mensis Julii M DCCV,
quo constituliones Innocenta X et Alexandri VII de
famosis V proposilionibus conjirmantur, 1708. —
Dséaveu d'un libelle calomnieux attribué au P. Quesnel
dans la dernière instruction pastorale de Mgr l'arche-
vêque de Cambrai, 1700. — Lettre à un chanoine pour
répondre à la le/Ire de M. l'archevêque de Cambrai, sur
un écrit intitulé : • Lettre à S. A. E. Monseigneur
l' Électeur de Cologne », 1700. Réflexions sur le man-
dement de S. E. M. le cardinal de Noailles, archevêque
île Paris, portant permission d'imprimer une lettre de
feu M. l'évêque de Meaux aux religieuses de Port-Royal,
1700. Lettre à M. l'archevêque de Cambrai au sujet
de sa Réponse à la II' lettre de M. l'évêque de Saint-
Pons, I7oo. Denuntiatio solemnis bullte Clémen-
tines fada universm Ecclesise catholiese, ou Dénonciation
solennelle de la bulle de Clément XI (i toute l'Église
catholique et principalement à. tous ses premiers pas-
teurs, connue d'une bulle qui renverse la doctrine de la
grâce, par laquelle nous sommes chrétiens, qui redonne
la vie i'i Pelage cl il ses sa tuteurs, qui expose l'Eglise
au scandale de ceux qui sont hors de son sein, qui aigrit
plus que jamais des divisions qui n'ont déjà que trop
duré et qui. sous l'enveloppe du sens de Jansénius.
condamne d'hérésie les premiers cl les plus certains
fondements de la piété chrétienne, de l'humilité, de la
reconnaissance, de l' espérance et de la charité, savoir
1517
OUESNEL. DISCUSSIONS AUTOUR DE LA HUELK
L518
la grâce de Jésus-Christ efficace par elle-même et la
prédestination gratuite des élus, 1709. — Defensio
auclorilatis Ecclesise vindicata contra erudilissimum vi-
rum Jansenio suppetias ferentem, Avitum Academicum
et alios a quibus impugnata fuit, 1709; c'est la réponse
de M. Denys à l'écrit intitulé Defensio Epistolse Leo-
diensis. — Seconde lettre à Mgr l'archevêque de Cam-
brai, toucliant le prétendu jansénisme, au sujet de la
Réponse à la IIe lettre de M. de Sainl-Pons, 1710. —
Arles jesuilicœ in sustinendis perlinaciler novilatibus
laxilatibusque sociorum (quarum plusquam mille hic
exhibenlur) S. D. N. démentis papse XI alque orbi
universo denuntiatse per chrislianum aletophilum,
editio '-'■', média fere parte auclior, 1710. — ■ Du refus de
signer le formulaire, qui est la suite de Trois lettres
sur l'excommunication.
Parmi ces très nombreux écrits, qui prirent la
défense du cas de conscience et attaquèrent plus ou
moins directement la bulle Vineam Domini, l'ouvrage
de Jacques Fouilloux est assurément le plus caracté-
ristique. Il a pour titre Justification du silence respec-
tueux ou Réponse aux instructions pastorales et autres
écrits de M. l'archevêque de Cambrai, 1707, 3 vol. in-12.
L'auteur se vante d'avoir suivi pas à pas Fénelon et
d'avoir réfuté un à un tous ses arguments en faveur
de la bulle et de la signature du formulaire. Il veut
établir trois propositions fondamentales qui prouvent
la légitimité du silence respectueux : 1. La croyance
du fait, que suppose le formulaire, est une croyance
certaine et absolue. 2. On ne peut exiger une croyance
certaine et absolue en un fait qui parait douteux qu'en
vertu d'une autorité infaillible. 3. L'Église n'est pas
infaillible dans le jugement qu'elle porte des auteurs
et des livres. Cette dernière proposition est en oppo-
sition formelle avec les écrits de Fénelon. A cette
attaque contre l'archevêque de Cambrai Fouilloux a
ajouté des injures personnelles : Fénelon est un « esprit
faux dont l'aveuglement est inconcevable, et l'igno-
rance profonde; nouvel Apollinaire et nouveau Julien,
dont les écrits ne sont que du galimatias ».
Le 1er juillet 1708, Fénelon publia une Instruction
pastorale pour réfuter le gros ouvrage de Fouilloux.
Œuvres, t. xiv, p. 3-339. 11 souligne la dissimulation
des jansénistes pour éluder les définitions de l'Église
et les vaines déclarations contre toutes les autorités
ecclésiastiques, et même contre les conciles généraux
qu'ils avaient paru respecter autrefois. L'Instruction
pastorale est établie d'une manière fort méthodique :
1. De l'aveu du parti, l'Église a la promesse de l'in-
faillibilité pour juger des textes de ses symboles, de ses
canons et des autres décrets équivalents. 2. La con-
damnation du texte de Jansénius est entièrement
équivalente à un canon de concile œcuménique. 3. De
l'aveu des écrivains du parti et, en particulier, de
l'auteur de la Justification, il faut conclure que l'É-
glise est infaillible sur les textes d'auteurs particuliers,
comme Jansénius. 4. Enfin la tradition est décisive-
sur cette question, soit par les conciles, en particulier
par le concile de Trente, soit par toutes les assemblées
du clergé depuis 1653. Bref, l'Église est infaillible
quand elle condamne des textes soit courts, soit longs,
qui se rapportent à la conservation du dépôt de la foi,
pour régler notre croyance et indépendamment de
toute information sur l'intention personnelle des au-
teurs. Elle est certainement infaillible quand elle
exige, par un serment solennel dans sa profession de
foi, la croyance intérieure de l'héréticité du texte
condamné; il y a une différence essentielle entre le
fait de l'intention de l'auteur et l'héréticité de son
texte. Fénelon termine son instruction par ces paroles
mémorables : « Ce n'est point être uni à l'Église que de
ne l'écouter pas quand elle exige qu'on fasse un ser-
ment pour promettre une croyance absolue, sans
crainte d'être trompé... Rien n'est plus pernicieux que
de vouloir demeurer dans le sein de l'Église pour lui
faire la loi... C'est un nouveau genre de tentation,
réservé aux derniers temps, que cette conduite des
novateurs, qui affectent de demeurer au dedans de
l'Église pour la séduire et qui ne gardent l'unité au
dehors que pour diviser les esprits au dedans... Pen-
dant qu'ils affectent de paraître si soumis, ils ne
veulent rien écouter, ni examiner... » P. 335.
La Lettre de l'ar hevëque de Cambrai touchant les
textes dogmatiques, où il répond aux principales objec-
tions (Œuvres, t. xiv, p. 343-410), est un résumé précis
de toute la controverse sur le silence respectueux, et elle
est capitale dans l'œuvre de Fénelon, car elle vise à
détruire les difficultés soulevées contre l'argument
fondamental mis en avant par lui : l'Église est infail-
lible touchant les textes dogmatiques. C'est, dit-il,
la doctrine commune de l'Église et de la tradition. En
vertu des promesses reçues de Jésus-Christ, l'Église
est infaillible sur la signification des textes, qui con-
servent ou qui corrompent le dépôt de la foi ; sans
cela, les vérités chrétiennes, qui sont exprimées dans
des textes seront toujours douteuses ou incertaines:
l'Eglise juge la catholicité ou l'héréticité îles textes
avec la même autorité infaillible qui la fait juge de la
foi. Si elle pouvait se tromper, elle ne pourrait pas
exiger, avec serment, une croyance intérieure à ses
jugements. Comme il le dira dans sa lettre au P. Lami,
du 4 mars 1708 (Correspond., t. m, p. 161) : «La
croyance certaine est manifestement impossible sans
un motif certain. » Or. le seul motif certain qui puisse
imposer une croyance certaine, c'est l'infaillibilité de
l'Église.
3° La destruction de Port-Royal. — La bulle Vineam
Domini eut en France un contre-coup imprévu : la
destruction de Port-Royal, sur laquelle les amis de
Quesnel ont coutume de s'apitoyer, oubliant qu'avant
d'arriver à cette extrémité regrettable le pouvoir civil
avait pris des mesures plus douces, qui furent sans
effet à cause de l'entêtement des religieuses, soutenues
par les conseils de leurs directeurs. Sainte-Beuve
lui-même, qui a tant insisté sur les détails de cette
destruction, laisse voir que les pauvres religieuses
furent quelque peu responsables de leur malheur.
M. Albert Le Roy a consacré un long chapitre, où il
suit Sainte-Beuve, et il dit : « l'ar un raffinement
odieux, on chargea de signifier la sentence d'extirper
le jansénisme et de briser son nid, celui-là même qui
était réputé le secret protecteur de la faction. » Il
s'agit du cardinal de Noailles, traité avec tant de
pitié dans les Gémissements d'une âme vivement tou-
chée de la destruction de Port-Royal-des-Champs : il fit
ce que n'aurait pas fait son prédécesseur, pourtant si
peu ami de Port-Royal. Noailles désobéissait au pape,
mais il s'inclinait devant les ordres du roi.
Le 18 mars 17nti, Gilbert, vicaire général de Noailles,
intima à M. Marignier, confesseur des religieuses,
l'ordre verbal de lire la bulle Vineam Domini et de
souscrire, en leur nom, la formule préparée par l'ar-
chevêché : on leur demandait de renoncer au silence
respectueux et d'abandonner la distinction du fait
et du droit. Le 21 mars, le confesseur apposa sa signa-
ture, au nom des religieuses, en ajoutant les mots
suivants : « Sans déroger à ce qui s'est lait a leur égard,
à la paix de l'Église, sous le pape Clément IX. »
Sainte-Reuve écrit justement : « Il était singulier et
ridicule que, seules, une vingtaine de filles, vieilles,
infirmes et la plupart sans connaissances suffisantes,
qui se disaient avec cela les plus humbles et les plus
soumises en matière de foi, vinssent faire acte de mé-
fiance et protester indirectement en interjetant une
clause restrictive. » On essaya de vaincre leur résis-
tance; ce fut inutile. Le P. Quesnel, consulté de loin,
L519 QUESNEL. ATTAQUES CONTRE LES « RÉFLEXIONS MORALES
1520
;i Amsterdam, approuva la résistance de « ces fidèles
servantes de Dieu », qui s'exposaient « à tout plutôt
que de trahir leur conscience par l'approbation d'un
écrit calomnieux »; d'autres amis désapprouvaient la
résistance, mais ils ne furenl pas écoutés. On n'a pas
à raconter ici les détails de cette triste histoire, car
ils n'intéressent point la théologie. Le monastère fut
détruit le 29 octobre 1709.
Sur 1;< destruction de Port-Royal, on peut lire les écrits
du temps et particulièrement les Mémoires sur la destraction
de Port-Rogal-dcs-Champs, 1711 ; Mémoires historiques et
chronologiques de Guibert, t. m-vi ; llist. abrégée de lu
dernière persécution, par Olivier Pinaud, 3 vol. in-12, 17.">0;
Gémissements d'une Ame vivement touchée de la destruction
du monastère de Port-Royal-des-Champs, in-12, 1734 fil y
en a quatre); Sainte-Beuve, Port-Royal, tout le 1. VI;
Albert Le Itov, Ln France et Rome île 1700 -< 1715, p. 234-
294 ; Mlle Gabier, llist. ilu monastère de Port-Rogal-des-
Champs, in-8°, Paris. 1929, C. vi-x,
XIII. Fénelon et Quesnel, — Féiielon, qui avait
si vivement attaqué le jansénisme, regardait Quesnel
comme l'auteur responsable de cette nouvelle poussée
janséniste au début du xviii" siècle. Le cardinal de
Iiausset, dans son Histoire de Fénelon, 1. V, p. 350-
358, parle d'une première lettre de Fénelon à Quesnel,
dans laquelle l'archevêque de Cambrai accueille avec
bonté la proposition qui lui aurait été faite par Ques-
nel de s'entretenir avec lui sur la question du jansé-
nisme : « Si nous ne pouvions pas nous accorder sur
les points contestés, au moins tâcherions-nous de don-
ner l'exemple d'une douce et paisible dispute, qui
n'altérerait en rien la charité. » Le fait est peu probable
car le P. Quesnel écrivait, le 19 octobre 1709, à
M. Schort, médecin anglais converti à la morale jan-
séniste : « On dit que M. l'archevêque de Cambrai va
se mettre à traiter le dogme sur l'affaire du jansénisme.
Ce prélat aura peine à se tenir dans de justes bornes :
il s'est barbouillé des opinions moliniennes et, s'il suit
leurs idées, il se rendra digne de la censure des plus
habiles théologiens. » Correspondance de Quesnel, t. il,
p. 303.
En fait, en 1710, Fénelon écrivit deux lettres à
Quesnel, « chef de parti », pour répondre aux écrivains
sans nom de son école, dont il est responsable. La pre-
mière lettre demande au Père ce qu'il pense devant
Dieu de l'écrit intitulé : Denuntialio bullic Clémentines
quse incipit : Vineam Domini.:., facta universiv Eccle-
siœ catholicœ, dont le titre seul est un blasphème
contre l'autorité de l'Église et du Saint-Siège et contre
Clément XI, qu'il accuse d'avoir ressuscité le péla-
gianisme et détruit la grâce de Jésus-Christ par sa
bulle du 15 juillet 1705. D'après le dénonciateur, la
bulle renverse la grâce par laquelle nous sommes
chrétiens, expose l'Église au scandale de ses ennemis,
augmente et irrite de nouveau les dissensions, qualifie
d'hérétique, sous le nom de jansénisme, la doctrine
qui est le premier principe et le fondement le plus
assuré de la piété chrétienne, de l'humilité, de la
reconnaissance de l'espérance cf de la charité. Bref, la
bulle est un monumeni de ténèbres, tandis que le livre
de Jansénius est a un livre divin et tout d'or », mani-
festement conforme à la doctrine de saint Augustin.
L'auteur du libelle est un ancien doyen de la collé-
giale de Malines, nommé de Witte, qui, dit-il, i trou-
vant l'enseignement de son pays infecté de pélagia-
nisme, est allé chercher en Hollande l'asile de la foi
catholique ». Fénelon, après avoir souligné le scandale
de cette dénonciation en citant de nombreux passages,
montre à Quesnel que cet excès révoltant est la consé-
quence logique des principes qu'il a lui-même posés
et <pie ses partisans, s'ils sont sincères, doivent logi-
quement aboutir aux mêmes conclusions (pie le
dénonciateur, sans s'amuser à la vaine distinction du
fait cl du droit. « 11 faut que la grâce de Jansénius
soit hérétique si la bulle n'est pas pélagienne, ou que
la bulle soit pélagienne, si la grâce de Jansénius n'est
pas hérétique et opposée à celle de saint Augustin. »
Œuvres, t. xih, p. 267-368.
La seconde lettre de Fénelon (ibid., p. 369-445) se
rapporte à la Relation du cardinal Rospigliosi sur la
paix de Clément IX. Dans la Lettre à M. l'archevêque
de lUunbrai.au sujet de sa Réponse à la seconde lettre
de M. l'évêque de Saint-Pons, 1709, l'auteur pour
légitimer le silence respectueux, avait invoqué la
Relation du cardinal Rospitjliosi, dans laquelle on
raconte les pourparlers qui avaient abouti a la paix
de Clément IX. Contre cette affirmation, Fénelon
montre à Quesnel que cette Relation condamne formel-
lement et ouvertement le silence respectueux et que
l'on a tronqué les textes du cardinal. Pour légitimer
le silence, on ne peut prétendre que l'Église, infaillible
pour ce qui regarde le texte sacré, est faillible pour
l'intelligence des textes doctrinaux qu'elle condamne
comme hérétiques ou qu'elle propose à la foi comme
catholiques et fondés sur l'autorité divine. L'Église ne
peut prononcer que sur des textes; elle ne saurait
prononcer « sur des sens en l'air et détachés de toute
expression qui les fixe et qui les transmette ».
A cette mise en demeure, qui le regarde comme le
chef du parti et l'auteur responsable des attaques
contre Home, Quesnel réplique par une Réponse aux
deux lettres de M. l'archevêque de Cambrai au P. Ques-
nel, 1711, in-12. Il se défend d'avoir des disciples :
« Je n'ai ni école, ni disciples. Je ne suis chef d'aucun
parti; je n'en ai aucun; j'ai eu horreur tout parti; ma
loi, c'est l'Évangile; les évèques sont mes pères, et
le souverain pontife est le premier de tous. » Après
cette profession de foi, Quesnel attaque la conduite
de Fénelon dans l'affaire du livre des Maximes des
saints; il accuse les jésuites d'être des idolâtres, des
corrupteurs de la morale et des négateurs de la vraie
grâce de Jésus-Christ. Il soutient que le système des
deux délectations auquel Fénelon attribue le point de.
départ du jansénisme n'est en réalité que le système
des thomistes, tel qu'ils l'ont exposé dans les congré-
gations De auxiliis. La Relation du cardinal Respigliosi
est abandonnée par Quesnel comme « une pièce apo-
cryphe, une rapsodie mal conçue, un discours en l'air,
dont la source est inconnue, remplie de raisonnements
pitoyables, de conséquences arbitraires, de dist incl ions
Innées, d'explications incompréhensibles, de longues
et ennuyeuses digressions cl de tout ce qui peut rendre
méprisable un écrit de ce genre ». P. 91.
D'après plusieurs lettres, écrites en 1711 et 1712, il
semble bien que Fénelon se proposait de réfuter la
Réponse de Quesnel: mais il en fut détourné par di-
verses considérations, en particulier, pour éviter de
mettre en cause le cardinal de Noaillcs, avec lequel le
P. Quesnel aurait voulu le brouiller définitivement.
XIV. Les attaques contre le livre des ■ Ré-
flexions MORALES ». A mesure (pie les éditions des
Réflexions morales se succèdent, les attaques de mul-
tiplient. La fuite du P. Quesnel dans les Pays-Bas et
surtout son incarcération dans les prisons de l'arche
vêque de Malines attirent l'attention sur Quesnel et
sur son livre.
Déjà, en 1694, le docteur l'romageau avait signalé
près de deux cents propositions comme censurables
et il publia un Extrait critique pour en souligner le
sens tout janséniste. Cependant , Noaillcs, par son man-
dement du 25 juin 1005. en recommandait la lecture
aux curés du diocèse de Châlons : On trouve ramasse
dans ce livre tout ce (pie les saints Pères ont écrit de
plus beau et de plus louchant sur le Nouveau Testa-
ment cl on en a l'ail un extrait plein d'onction et de
lumière. Les plus sublimes vérités de la religion y
152J QUESNEL. ATTAQUES CONTRE LES « RÉFLEXIONS MORALES » L522
sont traitées avec cette force et cette douceur du
Saint-Ksprit qui les font goûter aux cœurs les plus
durs. Vous y trouverez de quoi vous instruire et vous
édi lier. Vous y apprendrez à enseigner les peuples que
vous avez à conduire... Ainsi ce livre vous tiendra
lieu d'une bibliothèque entière. »
Cependant, les attaques se précisent. Ce sont d'a-
bord des escarmouches : le 15 octobre 17015, l'évêque
d'Apt, Foresta de Colongue, interdit dans son diocèse
la lecture des Réflexions murales, et à la même date
Fénelon écrit : « Il faudra examiner le livre de Quesnel,
approuvé à Chàlons. » Quesnel multiplie les lettres
et les thèses pour détendre son livre, tandis que le
jansénisme fait de nombreuses conquêtes, surtout
dans le clergé du second ordre et dans la bourgeoisie
parlementaire. Or, le grand moyen de propagande,
c'est le livre des Réflexions, approuvé par Noailles.
devenu archevêque de Paris.
Le P. Lallemant, S. J., publie deux ouvrages reten-
tissants : Le P. Quesnel séditieux, Paris, 1704, in-12, et
Le P. Quesnel hérétique, Paris. 1705, in-12; dans ces
deux écrits, le livre des lié/lexions est jugé très sévè-
rement. La bulle Vineam Domini, qui condamne le
silence respectueux, approuvé par les amis de Quesnel.
ralentit un peu et détourne les attaques dirigées
contre le livre de Quesnel; mais, le 3 juillet 1707,
l'archevêque de Besançon, et. le 5 août, l'évêque de
Xevers condamnent le livre des Réflexions et inter-
disent la lecture de ce livre suspect et hérétique.
L'évêque de Nevers remarque qu'on y insinue des
erreurs déjà condamnées et qu'on inspire aux lidèles
un esprit de révolte contre l'autorité ecclésiastique.
Quesnel lui-même publie alors des écrits qui attirent
l'attention de Rome : Motif de droit; — Anatomie de
lu sentence de M. l'archevêque de Matines; — Avis
sincères aux catholiques îles Provinces Unies; — Divers
abus et nullités du décret de Rome du 4 octobre 1707
contre M. l'archevêque de Sébaste, et d'autres écrits
qui, en attaquant l'archevêque de Matines, attaquent
ceux qui ont été publiés contre le jansénisme.
Aussi dans une dépêche chiffrée de Torcy à l'abbé de
Polignac, ambassadeur à Home, on lit, à la date
du 26 décembre 1707 (.4//. étr., Rome, Correspond.,
t. cdlxxiii) : « On a parlé de censurer le livre de
Quesnel, et à Paris Noailles, qui a approuvé ce livre,
se montre inquiet de cette nouvelle. » L'abbé de Poli-
gnac répond, le 7 janvier 1708, que le livre est entre
les mains des examinateurs et qu'on regarde Quesnel
comme le chef des jansénistes. Ibid., t. cdlxxxii.
1° Le décret du 13 juillet 1708. — La dénonciation
du livre en cour de Rome avait déjà été laite par le
P. Timothée de La Flèche, capucin français (Jacques
Peschard), qui était venu à Home, en avril 170I5,
comme secrétaire du procureur général de son ordre.
Dans ses Mémoires, publiés en 1774 et réédités en
5e édition, en 1907, par le P. t'bald d'Alençon. il
raconte lui-même (p. \.i-M) que l'assesseur Casoni fit
d'abord traîner l'affaire en longueur, mais, lorsqu'il
devint cardinal, son successeur, le P. Alexis Dubuc.
théatin et professeur de théologie à la Propagande,
examina l'ouvrage avec soin. Cependant, l'affaire n'a-
vança que lentement, à cause des discussions très vives
soulevées alors par la question des rites chinois et des
rites malabares. Après avoir recueilli par écrit les
suffrages, Clément XI ordonna des jeunes et des
prières publiques, fit des aumônes extraordinaires et
célébra lui-même la messe du Saint-Esprit pour obte-
nir du ciel une assistance particulière: enfin, le
13 juillet 1708, le livre de Quesnel lut condamné par
le bref Universi dominici gregis, sous les deux titres
où il avait paru : Le Nouveau 'testament français,
avec des réflexions mondes sur chaque verset, Paris,
1699, et Abrégé de la monde de l'Évangile, îles Actes des
apôtres, des Épttres de saint Paul, des É pitres cano-
niques et de l'Apocalypse, ou Pensées chrétiennes sur le
texte de ces Livres sacrés, Bruxelles, 1693-1694.
Le décret n'entre pas dans le détail des erreurs
condamnées. Il déclare que l'ouvrage » produit le
texte sacré du Nouveau Testament corrompu par
une entreprise téméraire et d'une manière tout à fait
condamnable, comme conforme, en plusieurs chefs,
à une autre version française condamnée par le pape
Clément IX, le 2 avril lli(i8 ». Il contient aussi des
o notes et des observations qui, sous ombre de pieté,
tendent malignement à abolir la pratique de cette
vertu. Dans ces notes se trouvent répandus, en divers
endroits, des sentiments et des propositions sédi-
tieuses, téméraires, pernicieuses, erronées, ci-devant
condamnées et sentant évidemment le venin de l'hé-
résie de Jansénius. » En conséquence, le décret défend
d'imprimer l'ouvrage de Quesnel, de le transcrire, de
le lire, de le retenir ou de s'en servir, et cela sous peine
d'excommunication encourue par le seul fait. « Tous
ceux qui ont chez eux ce même livre ou qui l'auront
à l'avenir devront le remettre et le consigner entre
les mains des Ordinaires des lieux ou des inquisiteurs
en matière d'hérésie, lesquels, sans différer, brûleront
et feront brûler les exemplaires qu'on leur aura don-
nés, nonobstant toutes résistances et oppositions
quelles qu'elles soient. » Toujours fidèle à sa méthode,
M. Albert Le Roy déclare que le P. Timothée ne fut
que la mouche du coche, car il était l'instrument docile
du cardinal Fabroni et des jésuites. Le bref ne fui
pas reçu en France par suite de certaines clauses con-
traires aux usages du royaume.
Quesnel répliqua à cette condamnation par un écrit
intitulé : Entretiens sur le décret de Rome contre le
Nouveau Testament de Chàlons, accompagné des
réflexions morales, où l'on découvre le vrai motif de
ce décret, <m soutient le droit des évêques el l'on justifie
l'approbation de Mgr le cardinal de Noailles, arche-
vêque de Paris, Paris, 1709, in-12. Ce sont trois entre-
tiens d'un bourgeois, d'un avocat et d'un abbé. Les
deux premiers veulent justifier la doctrine de l'assem-
blée du clergé sur le droit qu'ont les évêques de juger
les constitutions et les décrets de Home avant de les
recevoir, qu'il s'agisse de décrets disciplinaires ou de
constitutions dogmatiques. Le troisième prend la
défense des Réflexions morales contre le décret de
Home, montre les excès de fond et de forme de ce
décret, en même temps que la conduite sage du car-
dinal de Noailles quand il a approuvé la traduction
du Nouveau Testament et les réflexions qui l'accom-
pagnent. Ce décret •■ est l'effet d'une noire intrigue,
un ouvrage de ténèbres et d'une horrible cabale; c'est
un attentat scandaleux contre l'épiscopat, une pièce
subreptice nulle et de nul effet, donnée sans cause.
sans raison et sans une procédure régulière, puisque
l'auteur n'a été ni cité ni entendu ». Cette condam-
nation n'est qu'une vengeance du parti ultramontain
contre le cardinal de Noailles, qui, à l'assemblée de
170."), avait soutenu les droits de l'épiscopat. Pour
intéresser Louis XIV à sa cause, Quesnel ajoute que le
bref a été dressé et introduit en France sans que le roi
ait été pressenti. Au fond, le jansénisme se cache der-
rière le gallicanisme.
Quesnel voulait compromettre définitivement le
cardinal de Noailles; mais celui-ci essaya alors de se
désolidariser des jansénistes en se pliant aux exigences
de la cour au sujet de Port-Royal. Le décret du
11 juillet 1709 supprima l'abbaye de Port-Royal, et
peu de temps après la maison fut renversée de fond
en comble, en vertu d'un arrêt du roi. Les jansénistes
s'indignent contre la conduite de Noailles, et celui-ci
profondément attristé, songea, dit-on, à donner sa
démission. Le cardinal accusait La Trémoille et l'abbé
L523 QUESNEL. ATTAQUES CONTRE LES « RÉFLEXIONS MORALES
152'
de Polignac de l'avoir desservi auprès du pape; bientôt
conseillé par des amis, qui comptaient toujours sur
lui, il reprit courage : il oublia les injures que lui avait
attirées la suppression de Port-Royal et de nouveau
il lit cause commune avec Quesnel pour la défense du
livre condamné par Home.
2° Le mandement des évêques de Luçon el de La
Rochelle. — L'évêque de Luçon. Yaldérics de Lescure,
et l'évêque de La Rochelle, de Champflour, publièrent,
le 10 juillet 171(1. un mandement collectif qui condam-
nait le livre des Réflexions. Les deux évêques montrent
que les cinq propositions sont contenues dans le livre
de Jansénius et que ces propositions sont rééditées
dans le livre de Quesnel; d'autre part, ils prouvent
que la doctrine de Jansénius et de Quesnel est opposée
à la doctrine de saint Augustin. Ce mandement est
un véritable traité de la grâce dirigée contre les
théories nouvelles.
Les historiens jansénistes assurent que Fénelon
fut l'instigateur de cette démarche des deux évêques,
afin d'atteindre le cardinal de Noailles, approbateur
du livre condamné. Lue correspondance entre l'abbé
de Langeron, ami et commensal de Fénelon, et
l'abbé Chalmette, chanoine de La Rochelle, prouve
que Fénelon connut le projet de l'évêque de La
Rochelle, auquel il donna même des conseils. Le
23 décembre 1707, Langeron écrit: « Je croisqu'il est
bien utile de faire quelque démarche contre le jansé-
nisme dans le diocèse de La Rochelle, mais, afin que
la chose soit utile, je crois qu'il faut joindre à la cen-
sure, qui est un coup d'autorité, l'instruction, qui est
un moyen propre pour la persuasion. » Correspond, de
Fénelon, t. ni, p. 150. Il précise encore, le 23 juin 1708 :
" M. l'archevêque de Cambrai pense comme moi et il
trouve que, dans la censure qu'on fait d'un ouvrage,
il ne faut citer aucun passage que ceux qui renferment
évidemment l'erreur qu'on attribue à l'ouvrage et qui
ne peuvent être détournés à un sens catholique sans
leur faire violence. » L'instruction pastorale fut com-
muniquée à l'abbé Langeron, qui en fait l'éloge dans
une lettre du 2(i avril 1710, bien qu'il fasse quelques
remarques. Correspond, de Fénelon, t. m, p. 262-263,
268-270.
Deux ans plus tard, dans une lettre à la maréchale
de Noailles, qui voulait le réconcilier avec le cardinal,
Fénelon écrit : « Je n'ai eu aucune part à ce man-
dement; si j'y avais part, je le dirais sans embarras;
les évêques ne m'ont point consulté sur cet ouvrage;
il n'y a eu aucun concert entre eux et moi; je n'ai vu
le mandement que comme le public et après son
impression. « Ibid., t. iv, p. 8, lettre du 7 juin 1712.
L'est un défi à la vérité, écrit M. Le Roy, car « Fénelon
a connu le projet des deux évêques; il les a encouragés;
il a travaillé à leur compte et mis à leur service tout
son entourage d'abbés et de théologiens rompus à la
casuistique. Bien mieux, c'est lui qui, après avoir
corrigé le mandement, fixe les conditions et choisit
l'heure de la publication. » Op. cil., p. 331. Ht. pour
faire mieux accepter sa thèse, M. Le Roy, empruntant
des traits à Saint-Simon, peint les deux évêques
comme notoirement incapables de l'aire ce mande-
ment : ils sont « de vrais animaux mitres », follement
ultramontains et livrés aux jésuites. M. de La Ro-
chelle « était l'ignorance el la grossièreté mêmes, sans
esprit, sans savoir el sans aucune sorte de lumière,
sans monde encore moins, un homme de rien el un
véritable excrémenl de séminaire ». De son côté, h'
5 mai 1711, Quesnel écrit à M. Schort : » Ce sont des
évêques sans lumière et sans science ». Correspond, de
Quesnel. I. II, p. 1513. Ces traits sont fort exagérés,
ainsi (pie le jugement sans nuances que M. Le Roy
porte sur la responsabilité de Fénelon, car la corres-
pondance de Langeron prouve seulement (pie Fénelon
connut le projet des deux évêques, mais non point
qu'il ait inspiré ce projet et corrigé le mandement.
Les deux évèques envoyèrent leur mandement au
pape, avec une lettre dans laquelle ils déclarent qu'ils
ont voulu « montrer que les Réflexions morales de
Quesnel reproduisent la doctrine de Jansénius et que
Quesnel s'est proposé de mettre en français, à la portée
des fidèles, ce que Jansénius avait fait dans la langue
des savants ». Correspond, de Fénelon, t. m, p. 285-288.
Le pape les félicita par un bref du 1 juillet 1711.
Ibid., p. 105-1(1(1.
Le cardinal de Noailles. qui avait approuvé le livre
de Quesnel, était nettement mis en cause; or, disenf
les historiens jansénistes, les deux évêques firent
répandre leur mandement dans le diocèse de Paris en
février 1712; des affiches furent placardées sur les
murs de la cathédrale et jusque sur les portes du palais
épiscopal, et cela par les soins des deux neveux des
évêques de Luçon et de La Rochelle qui se trouvaient
au séminaire Saint-Sulpice. La vérité est moins
dramatique.
L'imprimeur de La Rochelle, pour vendre l'ouvrage,
envoya des exemplaires dans les grandes villes du
royaume el, en particulier, à Paris; le libraire de Paris
Ht annoncer l'ouvrage par des affiches qui furent
placardées sur toutes les places, au coin des rues, su ■
les portes des églises et jusque sur le palais de Noailles.
La fit au avoue (pie, comme il était question d'un ou-
vrage approuvé par le cardinal, « il y avait de l'indé-
cence à la placarder jusque sur la porte de son arche-
vêché ». Cet oubli des convenances donna lieu à un
fâcheux incident. On persuada â Noailles que les deux
évêques n'avaient attaqué le livre de Quesnel que
parce qu'il l'avait approuvé; il devait donc se défendre
contre des injures faites à sa personne. Aussitôt, sans
interroger le libraire qui vendait le mandement, sans
aucune enquête, Noailles ordonna au supérieur de
Saint-Sulpice d'expulser du séminaire les deux neveux
des deux évèques. M. Léchassier déclara en vain au
cardinal que les deux jeunes gens étaient innocents
du fait qu'on leur imputait, car ils n'avaient eu aucune
part à l'affichage. Ce fut inutile. Comme le dit Saint-
Simon, Noailles commit la faute capitale du chien
qui mord la pierre qu'on lui jette et laisse le bras qui
l'a ruée». En même temps, par une contradiction
singulière, Noailles affectait de croire que l'ordon-
nance n'était point l'œuvre des deux évêques, mais
d'un faussaire ou d'un mystificateur.
Sur ces entrefaites, l'évêque de Gap, Perger de
Malissoles, publiait, le I mars 1711, un mandement
pour s'unir aux deux évêques, et ceux-ci recevaient de
nombreuses lettres qui leur conseillaient de protester
contre l'injure faite â tout le corps épiscopal en leur
personne et pour un sujet qui intéressait non point le
cardinal de Noailles, mais la saine doctrine, puisque le
livre des Réflexions mondes avait été condamné. Ces
deux évêques écrivirent au roi, le 11 mars, pour se
plaindre du procédé injuste de Noailles à l'égard de
leurs neveux; ils accusent le cardinal d'être le fauteur
des nouvelles doctrines par l'approbation qu'il a
donnée au livre de Quesnel: ils ne l'ont point attaqué
personnellement : » Tout notre crime est d'avoir con
damné un livre qui inspire la révolte et l'erreur et que
Noailles a eu le malheur d'approuver. Ils souhaitent
que Noailles retire son approbation et sa protection
à un livre qu'il ne peut plus soutenir (pie par des voies
de fait, absolument indignes de son caractère» et ils
écrivent ces mots : - Les plus grands maux de l'Église
sous les empereurs chrétiens Sont \cnus des évèques
des villes impériales, qui abusaient de l'autorité (pie
leur place leur donnait. • C'était dur. l.a lettre fut
envoyée au P. Le TeHier, qui félicita les deux évêques;
mais la lettre fut rendue publique, et Noailles. indigné
1525
QUESNEL. ATTAQUES CONTRE LES « RÉFLEXIONS MORALES
1526
demanda justice au roi. Celui-ci promit d'obtenir des
évêques une réparation; mais, avant que les deux
évêques eussent pu répondre à la demande du roi,
Noailles publia, le 28 avril, une Ordonnance qui accu-
sait les deux évêques d'inspirer le mépris pour l'auto-
rité de saint Augustin, d'avancer des doctrines con-
traires à l'intégrité de la foi et à la pureté de la morale,
et de renouveler les erreurs de Baïus et de Jansénius.
Singulière accusation! Cette Hâte de Noailles à atta-
quer les deux évêques lui valut la disgrâce du roi, qui
lui défendit de paraître à la cour. Mme de Maintenon
intervint et essaya d'arracher à Noailles une rétrac-
tation de l'approbation donnée au livre de Quesnel,
mais Noailles écrivit au roi, le 4 mai, une lettre cu-
rieuse : « Il n'est pas juste, dit-il, que, pendant (pie des
évêques, les derniers de tous en toute manière, ont la
liberté de l'aire à tort et à travers des mandements,
un aichevêque de Paris ne l'ait pas », et il se plaignait
à Mme de Maintenon de la partialité du roi. Les deux
évêques écrivaient au P. Le Tellier pour le prier de les
appuyer auprès du roi et ils écrivaient au roi lui-
même, le 20 mai, pour lui dire qu'ils s'étonnaient de
voir le cardinal de Noailles les accuser de jansénisme :
« Il est assez surprenant que M. le cardinal de Noailles
ait été le seul qui ait trouvé le jansénisme dans notre
Instruction et le seul des évêques qui n'en trouve point
dans le P. Quesnel!... Il nous fait dénoncer dans
toutes les chaires et les carrefours de Paris comme des
fauteurs d'hérésie »; ils demandent au roi la permission
de se pourvoir devant le Saint-Siège contre une telle
accusation. M. le cardinal de Noailles n'est pas le juge
des évêques et il nous a jugés; c'est une usurpation sur
l'épiscopat... Non content de nous déshonorer dans
son mandement, comme auteurs d'une mauvaise doc-
trine, il nous déshonore encore en faisant entendre que
Y Instruction publiée sous notre nom est l'ouvrage
d'autrui... Si notre Instruction est répréhensible, il
n'est pas juste que nous laissions faussement tomber
le blême sur d'autres... » Le même jour, ils écrivaient
au P. Le Tellier pour lui dire qu'ils avaient reçu de
M. de La Vrillière, de la part du roi, un modèle de
satisfaction à faire au cardinal de Noailles pour leur
lettre touchant le traitement fait à leurs neveux. Ils
déclarent qu'ils « n'ont [joint écrit pour exercer une
vengeance, mais uniquement pour défendre la bonne
doctrine » et qu'ils n'ont eu aucune part à la publi-
cation de la lettre pour laquelle on demande une salis-
faction ; aussi ils ne peuvent donner la satisfaction qui
leur est demandée de la part du roi, car « elle serait
pernicieuse à la religion, surtout après le mandement
publié par Noailles contre la censure qu'ils ont faite
du livre de Quesnel ». C'est pourquoi ils écrivent au
roi, « afin de pouvoir recourir au Saint-Siège pour y
réclamer un jurement définitif qui nous réunisse tous
dans la même doctrine » et supprime le scandale de la
division, .Aussi ils ne publieront pas le petit écrit qu'ils
voulaient donner à leurs fidèles pour leur expliquer la
valeur du témoignage nue les jansénistes veulent don-
ner au livre de Quesnel, par la Justification qu'ils
viennent de publier, car Bossuet « était persuadé que
les 1 /'flexions de Quesnel contiennent le pur jansé-
nisme ». Quesnel venait en effet, à cette date, de publier
à Lille l'ouvrare posthume qu'avait rédieé en 1702
l'évênie de Meaux, sous le titre d'Avertissement, pour
servir d'introduction à une édition corrigée du livre
de Quesnel.
Afin de raffner Noailles, le roi maintint sa demande
de réparation auprès des deux évêques; ceux-ci si-
gnèrent, le fi juin, le modèle envoyé, en supprimant
cependant ce qu'ils regardaient comme contraire à
leur conscience, en retranchant tout ce qui aurait paru
une rétra<taCon de ce qu'ils avaient écrit dans leur
mandement et en priant le roi de ne remettre cette
DICT. DE THÉOL. CATHOL.
lettre au cardinal de Noailles que lorsque celui-ci au-
rait révoqué l'approbation qu'il avait donnée au
livre de Quesnel. Mais Noailles ne pouvait se résoudre
a condamner le livre de Quesnel. Le chancelier Voysin
fit des démarches auprès de lui et lui déclara que la
suppression de son approbation était nécessaire pour
désarmer ses adversaires. Noailles lit des promesses
très vagues; on lui donna le temps de réfléchir jusqu'à
l'assemblée du clergé de 1711, mais il demanda de
nouveaux délais. Il était convaincu, et les jansénistes
le lui répétaient sans cesse, que les jésuites en voulaient
à sa personne et qu'en fait il n'était nullement question
de doctrine. D'ailleurs, Noailles restait toujours fer-
mement attaché au livre de Quesnel, dont il prend
ouvertement la défense dans sa Lettre à l'évèque
d'Agen et dans sa correspondance. Voir, à la Biblio-
thèque nationale, ms. /r. 23 213, 23 214 et surtout
23 217. L'incident qui survint alors, habilement ex-
ploité par les amis de Quesnel, ancra encore davan-
tage dans l'esprit de Noailles l'idée qu'il s'agissail
d'une cabale montée contre lui.
Après l'échec de plusieurs projets (exposés par
Thu illier. Histoire de la constitution « !' ni yen il us ».
p. 75-79) pour régler pacifiquement l'affaire des deux
évêques, le roi décida de constituer un tribunal d'ar
bitrage. présidé par son petit-fils, le duc de Bourgogne,
assisté de l'archevêque de Bordeaux et de l'évoque de
Meaux, avec trois ministres. De mai à juillet 1711, on
interrogea, on examina, on discuta. L'évèque de
Meaux multiplia les démarches auprès de Noailles el
tenta de concilier les esprits. Mais l'affaire est fort
délicate : il faut ou absoudre les évêques et condamner
le livre (les ht flexions el le cardinal de Noailles, qui
décidément ne veut pas retirer son approbation, ou
réhabiliter le cardinal de Noailles et condamner les
évêques, en déclarant le livre de Quesnel irréprochable.
Or, le pape axait déjà condamné ce livre, et. bien que
le décret de Rome n'eût pas été publié en France, il
était difficile de se prononcer en faveur de ce livre.
D'ailleurs, des faits nouveaux venaient compliquer la
tâche des commissaires. En ce moment, Quesnel pu-
bliait l'ouvrage posthume de Bossuet sous le titre de
Justification des Réflexions morales, et la grande
autorité de Bossuet mise en avant, quoique tout à
fait à tort, impressionnait les esprits mal préparés.
D'autre part, la Lettre de l'évèque d' A gen aux évêques
de Luçon et de La Rochelle (9 juill.) était offensante pour
ces deux derniers : l'évèque d'Agen accusait ses con-
frères de basse vengeance contre un très illustre prélat;
ils étaient les instruments de la passion et de la haine
des ennemis de Noailles, en attaquant un livre qu'on
axait Longtemps lu sans en être scandalisé. Cette
lettre valut à l'évèque d'Agen les félicitations de
Quesnel dans sa Lettre apologétique à M. l'évèque
d'Agen sur ce que ce prélat a dit de lui dans sa lettre à
MM. les évêques de Luçon et de La Rochelle : Quesnel
nie l'existence du jansénisme et demande qu'on veuille
bien lui dire quels sont les dogmes nouveaux qu'il a
prêches. L'évèque d'Agen écrivit également à M. de
Pontchartrain, le 15 octobre 1711, pour attaquer les
jésuites, auxquels il reproche leur haine contre
Noailles et contre ce qu'ils appellent le jansénisme :
« Le jansénisme n'est pas un fantôme, mais les jansé-
nistes sont rares, et il est difficile d'en trouver. » Pont-
chartrain lui répondit, le 8 décembre, de la part du
roi, de vouloir bien ne pas s'occuper d'une affaire où il
n'était pas intéressé personnellement. La Lettre de
l'évèque d'Agen provoqua de nouvelles polémiques :
les deux évêques obtinrent du dauphin la permission
de réfuter les accusai ions portées contre eux. (le fui
l'écrit intitulé : Éclaircissements sur les faits contenus
dans la Lettre de M. l'évèque d'Agen et dans plusieurs
libelles anoni/mes, louchant les contestations qui sont
T. — XIII — 4P.
1527
QUESNEL. AVANT LA BULLE UNIGENITUS
1528
entre M. le cardinal de Noailles et les évêques de Luçon
et de La Rochelle.
3° L'ufjaire Bochard de Saron. — A ce moment, un
incident regrettable vint tout compliquer, car il con-
tribua à faire croire à Noailles qu'il y avait une cabale
dressée contre lui. L'abbé Bochard de Saron, trésorier
de la sainte chapelle de Vincennes et neveu de l'évoque
de Clennont, écrivait à son oncle, le 15 juillet 1713,
qu'il avait eu une longue conférence avec le P. Le
Tellier, touchant les affaires du cardinal de Noailles et
des deux évoques. Les membres de la commission
nommée par le roi examinaient le fond de l'affaire :
pour les procédés personnels, on donnerait quelque
satisfaction au cardinal, mais on donnerait raison aux
évêques sur le fond; le livre de Qucsnel serait condam-
né. Il ajoutait qu'il avait vu entre les mains du P. Le
Tellier, plus de trente lettres d'évèques demandant
cette condamnation; bientôt il en aurait le double. Le
secret était promis à tous ceux qui écriraient; pour
qu'il y eût plus d'uniformité, le P. Le Tellier avait
rédigé une lettre au roi, que Bochard envoyait à son
oncle, en le priant de la signer. On y lisait : « Les fidèles
sont scandalisés; les novateurs, dont tout l'espoir et
toutes les ressources sont dans le trouble et la division,
profitent de la mésintelligence qui se trouve dans le
corps même des pasteurs... J'ai cru, Sire, que l'amour
de la vérité et de la paix, l'expérience que j'ai acquise
dans le long gouvernement d'un grand diocèse...,
peuvent autoriser la liberté que je prends aujourd'hui
d'implorer la protection de Votre Majesté et d'avoir
recours à la sagesse de ses conseils dans une occasion
où la religion, la charité chrétienne, l'unité de l'épis-
copat, la hiérarchie apostolique et l'édification pu-
blique sont également intéressées... » Il envoyait la
minute du mandement qu'il devait publier.
Le paquet qui contenait les deux pièces tomba
entre les mains de Noailles, et il fut facile de le con-
vaincre qu'il tenait la preuve de la cabale organisée
par le P. Le Tellier. Aussitôt Noailles envoya des co-
pies au dauphin et à Mme de Maintenon et il écrivit
au roi le 25 juillet : « Ils veulent armer tous les évêques
de votre royaume les uns contre les autres, séduire
ceux qui sont sensibles à leur fortune et qui croient
ne les pouvoir tenir que du P. Le Tellier et les opposer
à ceux qui auraient assez de foi pour défendre la liberté
et la sainteté de leur ministère. » Au dauphin il écri-
vait : « Quel trouble et quelle division dans l'Église
de France si les jésuites continuent à employer leur
crédit et les récompenses dont ils se prétendent les
maîtres, par la distribution des bénéfices, pour mettre
aux mains les évoques contre les évoques. Quel scan-
dale pour les fidèles, quel triomphe pour les jansé-
nistes et quels avantages pour tous les hérétiques et
les libertins! » Avec Mme de Maintenon, Noailles est
encore plus explicite : « Personne n'a douté jusqu'ici
(pie les jésuites ne fussent la principale cause de tout
ce qui se passe aujourd'hui contre moi; j'en avais
déjà bien des preuves, mais en voici une nouvelle,
capable de convaincre les plus incrédules... » Doin
1 huillier cite in extenso les trois lettres (op. cil.,
p. 96-100); il discute l'œuvre de Bochard qu'il estime
légitime (ibid., p. 100-105), et Bochard lui-même ex-
plique sa conduite dans une lettre au P. Le Tellier, le
31 juillet (ibid., p. 105-107) : il déclare qu'il a rédigé
la lettre de son propre mouvement et à l'insu du Père.
Mais les jansénistes, et en particulier Pierre de Lunule,
l'évêque de Boulogne, n'ajoutent aucune foi à la
« seconde Bocharde ». Bibl. nat.. ms. /r. 23 207, lettres
des 2\) août, 16 sept, et 12 OCt. 1711. I. 'archevêque
de Paris éerivil une lettre Indignée au roi, le il août,
contre le P. Le Tellier, auteur d'un mauvais livre,
deux fois condamné à Rome, et absolument Incapable
d'exercer le ministère de confesseur auprès de Si
Majesté : « Il se sert de la confiance de Votre Majesté
pour la tromper et employer le crédit que lui donne
sa place pour séduire les évoques, les diviser et exposer
l'Église à un schisme... Votre Majesté peut-elle, en
conscience, laisser son Ame en de telles mains? Et
puis-jc contribuer, en donnant mes pouvoirs à un
homme qui en fait un si mauvais usage? » Bibl. nat.,
m s. fr. 23 484, 11 août. Le roi fit répondre le 13 août,
par Mme de Maintenon; Noailles, poussé par ses
amis, refusa de renouveler aux jésuites les pouvoirs de
prêcher et de confesser; il n'osa pas les refuser au
P. Le Tellier, o quoique ce soit celui qui mérite le
mieux de ne plus en avoir ». Les jansénistes sont dans
la joie et applaudissent le geste de Noailles, avec le
miracle qui avait fait tomber entre leurs mains les
lettres de Bochard. Qucsnel raconte lui-même ce
miracle dans L'intrigue découverte ou Réflexions sur la
lettre de M. Bochard de Saron.
Pour toute cette affaire, on peut lire l'écrit intitulé :
Relation du différend entre le cardinal de ISlonilles, arche-
vêque de Paris et les évêques de Luçon, de La linclielle el de
Gap, avec un recueil d'écrits importants sur ce sujet el sur ce
qui s'est passé entre S. E. et les Jésuites, in-12, s. 1., 1712;
il y a vingt-deux pièces, avec un append. de 10 p.; le livre
est favorable aux jansénistes; Albert Le Roy, La France
et Rome de 1700 à 1715, in-8°, Paris, 1892, p. 323-372;
Relation historique de tout ce qui s'est passé sur le sujet des
contestations entre M. le cardinal de Noailles el MM. les
évêques de Luçon cl de La Rochelle, présenté à noire Saint-
Père le pape par ces deux éviques, pour rendre comrile de leur
conduite éi Sa Sainteté..., cité dans la Correspondance de
Fénclon, t. iv, p. 227-270, et nombreuses lettres de cette
Correspondance, t. III et iv; dom Vincent Tnuillier, Home
el la France : la seconde phase du jansénism", publié par le
P. Ingold, in-S°, Paris, 1901, p. 60-121 ; cet ouvrage com-
prend les 1. VII à XIII de VHisloire de la constitution
« Unigenitus % qui se trouve à la Bibliothèque nationde,
fonds fr. 17 744-17 748.
XV. Louis XIV demande une bulle et l'obtient.
— Le roi voulait obtenirqueNoaillcscondamnàtlelivre
de Quesnel, et la commission présidée par le dauphin
tendait au même but, tandis que l'évêque de Meaux,
de Bissy, membre de cette commission, faisait des
démarches auprès de Noailles pour lui arracher cette
condamnation. Mais Noailles hésitait toujours et
reculait devant une décision ferme; les évêques parais-
saient se diviser de plus en plus. Aussi le roi prit-il le
parti de recourir à Home : par un arrêt du 11 novem-
bre 1711, il abolit le privilège qui avait été accordé
pour l'impression des Réflexions mirâtes et par là il
répondait à la condamnation déjà portée par Rorri3 le
13 juillet 1708. Il écrivait au pape qu'une décision
était nécessaire pour terminer les disputes des évêques
et ramener la paix et il envoyait, le 16 novembre, une
longue dépêche au cardinal de La Trémoille. Dans
cette dépêche (.A//, étr., Rome, Correspond., t. dxiv),
le roi exprimait le désir d'obtenir une constitution
pontificale qui pût être publiée en France. Le brel du
13 juillet 1708 n'avait eu aucun elîet dans le royaume
parce qu'il avait ele impossible de recevoir ce bref.
donné par le pape < de son propre mouvement » et
avec des expressions qui ne sauraient être admises.
i Sa Sainteté aurait évité cet inconvénient si elle
avait voulu se souvenir de la promesse qu'elle fit, il y
a quelques années, au cardinal de Janson, de me
communiquer ce qu'elle voudrait faire qui regarderait
la France et d'agir de concert avec moi par rapport
au bien de la religion. »-Lc roi recommande à son
ambassadeur d'insister sur ce point et de rappeler au
pape qu'en lui demandant une constitution contre le
livre de Qucsnel il ne lui demandait (pie la suite de ce
qui a été fait par lui et par ses prédécesseurs contre
l'hérésie de Jansénius puisque le livre dont il s'agit
en renouvelle les propositions. « Vous ajouterez (pic,
152 9
QUESNEL. AVANT LA BULLE UNIGENITUS
1530
sur ce fondement et regardant la constitution que je
demande comme une suite de celle que le pape a don-
née lui-même au sujet du cas de conscience et du
silence respectueux, je m'engage à l'aire accepter cette
nouvelle constitution par les évêques de France avec
le respect qui lui est dû. » Aussi le roi demande-t-il
de voir la bulle avant qu'elle soit publiée officiellement;
sous cette condition, il répond des évêques et du Par-
lement. 11 ajoutait : « Toutes les expressions seront
examinées de manière que, lorsque j'en serai convenu
avec Sa Sainteté, elle pourra être sûre que les évêques
de mon royaume s'y conformeront entièrement, et
vous lui donnerez ma parole qu'ils accepteront la
constitution de la manière uniforme dont je serai de-
meuré d'accord avec elle. » 11 n'est donc pas exact de
dire que, pour en finir avec le jansénisme, Louis XIV
sacrifiait le gallicanisme, car les traditions gallicanes
étaient bien sauvegardées dans leur teneur essentielle.
Mais le roi obtiendrait-il l'assentiment de tous les
évêques, comme il le promettait? La chose était fort
douteuse. L'évêque de Montpellier écrivait à Noailles,
le 23 novembre, pour protester contre l'arrêt du con-
seil qui supprimait le privilège accordé au livre de
Quesnel, « où il ne trouve rien que d'admirable », et
il encourage Noailles à résister {(liiwres de Colbert,
I. m, p. 4). Dans sa réponse du 14 décembre, Noailles
laisse voir qu'il n'est pas éloigné de penser comme
l'évêque; il avoue qu'il n'a pas lu le livre de Quesnel
tout entier et qu'il s'en est rapporté à diverses per-
sonnes sur les endroits qu'il n'a pas lus. Des amis lui
conseillent de révoquer l'approbation qu'il a donnée,
afin de prévenir la condamnation qui sera sûrement
portée par Rome: mais d'autres, comme le P. Roslet,
qui se trouve à Rome, lui écrivent qu'on n'obtiendra
pas de Rome un nouveau décret contre le livre de
Quesnel. AfJ. élr., Rome, Correspond., t. cdlxxxix,
28 févr. 1711.
Le 20 décembre, Noailles écrivait à l'évêque d'Agen
une lettre qui fut publiée; elle caractérise bien Noailles
«t laisse deviner que le roi s'engage beaucoup quand il
promet au pape d'obtenir l'assentiment de tous les
évêques de son royaume à une condamnation ponti-
ficale. Noailles prend encore la défense du livre de
Quesnel : ce livre « n'est pas un livre dogmatique, où
l'on soit obligé de parler avec une exactitude rigou-
reuse, mais des réflexions de piété, où l'on ne ménage
pas ordinairement avec tant de scrupule les expres-
sions qu'on y emploie ». Il ajoute « qu'il n'a pas voulu
adopter ce livre comme son propre ouvrage, ni se
rendre garant de tous les sens qu'on lui peut donner.
Tout le monde sait qu'il y a bien de la différence entre
approuver un livre et en être l'auteur »; mais cepen-
dant « on ne le verra jamais ni mettre ni souffrir la
division dans l'Église pour un livre dont la religion
peut se passer, et si notre Saint-Père le pape jugeait à
propos de censurer celui-ci dans les formes, je rece-
vrais sa constitution avec tout le respect possible, et
je serais le premier à donner l'exemple d'une parfaite
soumission d'esprit et de cœur »; d'ailleurs, il sera
toujours opposé « aux erreurs du jansénisme ». A
l'évêque de Meaux, qui lui annonçait que le roi allait
recourir à Rome, Noailles répond qu'il le désirait fort
et qu'il se soumettrait à la décision du pape; il fit
même une déclaration au roi et, le 12 janvier 1712, il
écrivait au cardinal de La Trémoille : « Je serai tou-
jours plus attaché à l'Église qu'à toute autre chose, et
quand ce livre aura été condamné dans les formes, je
serai le premier à me soumettre à la condamnation
et ne ferai jamais, s'il plaît à Dieu, de schisme dans
l'Église. Je préférerai sa paix et son unité à tous les
avantages personnels. » Peut-être d'ailleurs espérait-il
que le pape ne condamnerait point, par une bulle, un
.livre qu'il avait déjà condamné par un bref qu'on
n'avait pas reçu en France. Lui-même était-il bien
décidé à se soumettre? A Rome, on en doutait.
Dom Vincent Thuillier raconte que, lorsque la lettre
du roi fut remise au pape, celui-ci se trouvait à la
campagne avec l'abbé de Boussu, futur archevêque de
Malincs et cardinal. L'abbé Boussu dit au pape « qu'il
lui paraissait que Sa Sainteté ne devait pas renouveler
la défense qu'elle avait faite de lire le livre des Réfle-
xions morales... et, que, quelque assurance que le roi
lui donnât de la soumission du cardinal de Noailles, il
connaissait assez cette Éminence pour craindre qu'elle
n'eût pas toute la déférence qu'elle promettait... »
Noailles serait poussé à ne pas se soumettre par quel-
ques évêques qui n'approuvaient pas la procédure
prise par le roi. Le 3 février 1712, les évêques de Laon
et de Langres envoyèrent un Mémoire au dauphin
pour protester contre les usurpations des évêques de
Luçon et de La Rochelle, et ils ajoutaient : «C'est
blesser les lois de l'État et celles de l'Église, avilir
l'épiscopat, oserais-je dire, déshonorer les évêques, que
de recourir à notre Saint-Père le pape, dans les moindres
occasions qui arrivent, pour demander une constitu-
tion qui condamne des livres dont nous sommes les
juges légitimes... Il est contre l'honneur de l'épiscopat
de les priver du droit qui nous est si légitimement
acquis », et ils supplient le dauphin « de ne pas cher-
cher des juges hors de son royaume, dans le temps
qu'il y a, en France, tant d'évêques éclairés... qui sont
les juges légitimes de cette affaire...; il faut donc que
la cause soit portée ou aux conciles provinciaux, ou
aux assemblées provinciales, ou à un tribunal qu'on
érigerait à Paris et qui serait composé d'évêques, choi-
sis et députés par l'assemblée de la province. Les amis
de Quesnel et Quesnel lui-même protestent contre la
procédure royale, qu'ils estiment contraire aux li-
bertés de l'Église gallicane ». Le 15 novembre, Quesnel
écrit à Petitpied : « Noailles aurait dû faire agir les
gens du roi et empêcher qu'on ne portât à Rome
immédiatement les causes que les évêques de France
doivent juger en première instance. » Correspond..
t. ii, p. 320.
Dès qu'il se sentit menacé, Quesnel entreprit la
défense de son livre; il publia l'écrit intitulé Expli-
cation apologétique des sentiments du 1'. Quesnel dans
ses Réflexions sur le Nouveau Testament, par rapport
à l'ordonnance de MM. les évêques de Luçon et de La
Rochelle, s. 1., 1712, in-12. L'avertissement qui précède
la première partie, en date du 8 janvier 1712, fait
l'histoire du livre, en faveur duquel Bossuet a composé
une Justification, qui a été approuvé par l'évêque de
Châlons et l'archevêque de Paris et consacré par la
piété des fidèles, qui en sont édifiés, qui a été fort
estimé même du P. de La Chaise et du P. liourdaloue,
qui a eu des centaines de milliers de lecteurs; ainsi, dit
Quesnel, « j'ose dire que l'accusation d'erreur et de ce
qu'on appelle jansénisme, formée contre les Réflexions,
est des plus étranges accusations qui se soient jamais
faites dans l'Église, si on considère l'approbation
générale qu'elles ont eue en France depuis quarante
ans », et il s'efforce de montrer que les erreurs qu'on
lui reproche sont communes à tous les théologiens qui,
après saint Augustin, défendent la prédestination
gratuite et la grâce efficace par elle-même. La seconde
partie, dont l'avertissement est daté de juillet 1712,
expose l'histoire et la défense « des cinq célèbres
articles dogmatiques » qu'il est permis d'enseigner,
car « sur la matière de la grâce il n'est pas de système
plus autorisé dans l'Église ». De plus, Quesnel écrivit
au pape une lettre dont deux exemplaires autographes
furent expédiés à Rome, le 22 juillet et le 22 sep-
tembre 1712 : après avoir rappelé les approbations
épiscopales données à son livre, il demande au pape
de ne choisir comme consulteur aucun « qui ne soit
1531
QUESNEL. WANT LA BULLE UNIGENJTUS
15 32
recommandable par sa doctrine et par uni.- probité à
toute épreuve, aucun qui soit le moins du monde sus-
pect ou partial...; que les théologiens à qui l'examen
sera confié aienl une connaissance suffisante el un
long usage de la langue française, alin qu'on ne soit
poinl obligé de recourir à des versions qui pourraient
n'être pas exactes, car on parle d'une traduction
latine qu'il n'a jamais lue, qui n'a été ni faite par des
Français, ni corrigée sur les dernières éditions de
France... a II demande de n'être point condamné
dans sa doctrine sans avoir été écouté ni sans avoir eu
la liberté de se défendre ». On doit tenir compte des
approbations : « On ne saurait mépriser le jugement de
lanl de personnes de si grand poids, ni flétrir celui de
presque toute la France, où ce livre se lit depuis plus
de quarante ans avec une satisfaction dont j'ai honte
de parler. » Aussi il supplie le pape d'ordonner que
les propositions extraites du livre des Réflexions
morales et dénoncées comme dignes de censure lui
soient communiquées, alin que, s'il y en a quelqu'une
qui soit évidemment erronée ou qui porte ou paraisse
porter à l'erreur, je puisse ou l'expliquer ou la rétrac-
ter absolument, car je suis prêt a le faire, sans hésiter,
et dans les termes les plus clairs et les plus précis ».
Un avocat prit aussi la défense du livre de Quesnel
dans une Lettre adressée à un magistral et datée du
10 novembre 1711 : il examine les inconvénients qu'il
y a à demander une constitution au pape : cela est
en opposition avec les libertés de l'Église gallicane et
renverse l'autorité de l'épiscopat, qui ne l'ait plus rien
sans recourir à Rome.
Le pape souhaitait qu'on se contentât du bref du
13 juillet 170<S; mais le roi persistait à demander une
nouvelle constitution où les usages du royaume se-
raient sauvegardés. Devant cette insistance, le pape
nomma une commission, composée des cardinaux Spa-
da, Ferrari, Fabroni, Cassini et Toloméi, assistés de
neuf théologiens ou consulteurs : le P. Téroni, barna-
bite; le P. Nicolas Castelli, servite; le P. Alfaro, jé-
suite; le P. de Saint-Élie, franciscain du tiers ordre; le
P. Palermo, franciscain observantin; le P. Pipia,
dominicain; le P. Bernardini, maître du Sacré Palais;
dom Tedeschi, bénédictin et évêque de Lipari, et enfin
M. Le Brou, augustin et éveque de Porphyre. On leur
donna à examiner cent cinquante-cinq propositions
extraites du livre de Quesnel et traduites en latin.
Lorsque Noailles connut la nomination des commis-
saires, il comprit qu'une décision allait être prise el
qu'il serait prudent pour lui de rétracter l'approbation
qu'il avait donnée au livre; il fit part de ce dessein
au cardinal de La Trémoille, qui l'engagea à réaliser
son projet; mais Noailles avait alors à Rome deux
correspondants qui le rassuraient : la constitution ne
serait jamais donnée avec les clauses que le roi exi-
geait. Le P. Roslet, général des minimes, cl un
expéditionnaire de l'ambassade, nommé La Chausse,
répétaient au cardinal qu'on lui tendait un piège,
qu'on voulait lui arracher une condamnai ion du livre
des Réflexions par la perspective d'une constitution
qui ne viendrait jamais. Telle était aussi la pensée de
beaucoup d'amis de Quesnel, de Quesnel lui-même.
qui écrivait, le 23 juin 1713, c'est-à-dire la veille de la
publication de la bulle : » Cette affaire embarrasse
beaucoup la cour de Rome; il y avail grande appa
rence qu'on ne la poursuivrait point et qu'elle s'assou
pirait. On m'a mandé a peu près la même chose de
Paris. » Correspond., I. n. p. 327-328.
D'après Lafltau, les deux mêmes correspondants de
Noailles répandaient à Rome des bruits qui faisaient
croire qu'à Paris on ne recevrait point la bulle de
condamnation si jamais elle paraissait. En effet, di-
saient-ils, le dauphin, héritier de la couronne, était
nettement favorable à Quesnel; d'autre part, le Par-
lement venait de condamner un livre du P. Jouvency,
jésuite, sur l'histoire de la Compagnie el, par suite, il
se déclarait ouvertement contre les jésuites, dénon-
ciateurs du livre de Quesnel, et la cour venait de
nommer a l'évêché de Beauvais l'abbé de Saint-Aignan
qu'on peignait comme ami des jansénistes. Sur ces
entrefaites, le dauphin mourut le 1 8 février 1712, et le
roi, pour faire cesser des bruits faux, lit publier un
Mémoire de Monseigneur le Dauphin pour notre Saint-
Père le Pape, trouv dans ses papiers, et qui condam-
nait formellement Quesnel el le jansénisme. On y
lisait : » Soit que les jansénistes soutiennent ouver-
tement la doctrine de Jansénius, soit qu'ils se retran-
chent sur le fait, soit qu'ils s'en tiennent au silence
respectueux ou à un prétendu thomisme, c'est toujours
une cabale très unie et des plus dangereuses qu'il y ait
jamais eu et qu'il y aura jamais. » Une courte préface
disait (pie cel écrit s'était trouvé parmi les papiers
de la cassette, tout de la propre main du prince, avec
des renvois et des ratures qui font voir à l'œil que c'est
son ouvrage ». Les amis de Quesnel attribuèrent
cependant cette pièce à Fénelon, si attaché au dauphin.
Quoi qu'il en soit, cela prouvait que le dauphin n'était
pas favorable au jansénisme, et l'écrit fut envoyé au
pape pour l'exciter à condamner le livre de Quesnel.
La mort du dauphin entraîna la disparition de la
commission nommée par le roi pour juger l'affaire des
trois évêques, que Louis XIV renvoya au pape le
12 avril 1712. Ainsi, écrit M. Albert Le Roy, on
» renonçait à l'une des plus essentielles prérogatives
de l'Église gallicane et on livrait au Saint-Siège une
contestation qui n'eût jamais dû sortir de France »,
et c'est encore « Fénelon qui aurait suggéré cette pro-
cédure. » Op. cit., p. 417.
Cependant, le P. Roslet et Philopald écrivent à
Noailles (Bibl. nat., fonds /r. 23 227, et Aff. étr., Rome,
Correspond., Suppl., t. xi) que l'affaire de la consti-
tution n'avance point, qu'elle recule plutôt; de son
côté, La Trémoille écrit au roi que le livre de Quesnel
est long, que les théologiens et ensuite les cardinaux
du Saint-Oflice veulent examiner avec soin les propo-
sitions dénoncées; il faut du temps; mais « l'ouvrage
avance ». Aff. étr., Home, Correspond., t. dxix,
28 mai 1712. Un nouvel incident se produisit au mois
d'août : cent trois propositions extraites du livre de
Quesnel sont dénoncées à la congrégation qui doit les
examiner. D'après Le Rov, ces propositions «éma-
naient des jésuites ». Noailles était convaincu que ces
attaques des jésuites étaient dirigées contre lui autant
que contre Quesnel : exaspéré, il écrit une lettre au roi,
le 7 octobre 1712 : < Votre Majesté sait que son auto-
rité, quoique sacrée, puisqu'elle vicul de Dieu, quoique
souveraine et absolue, ne s'étend point jusqu'aux
choses sacrées, dont je suis seul chargé... »; c'est pour-
quoi il refuse de donner les pouvoirs à tous Ds jésuites.
A Rome, les neuf conseillers qui appartenaient aux
diverses écoles théologiques examinent les propo-
sitions dénoncées el ils s'assemblent chez le cardinal
FSU'HIÏ pour quahh.i ces propositions. Du (: juin au
26 décembre 1712, il y eu1 vint'! séances: après
l'examen des consulleurs. les propositions furent por-
tées au Saint-Office; là. il y eut vinrrl dois congré-
gations, présidées par le pape lui-même, avec les car-
dinaux Ferrari, Sacripanti, Paulucci, Fabroni et Olto-
boni; elles se liment du 'à février au 25 août 1713.
Dans ces congrégations, les cardinaux expriment leurs
Miiix el étudient les raisons données par les consul-
leurs qui avaient qualifié les diverses nropositions.
Les jansénistes oui «lit el répété que l'examen des
propositions se m a la hâte el comme au hasard, pour
se débarrasser des instances venues de Paris, et
l'Histoire des Réflexions écril : Ce serait une chose
curieuse que d'avoir une copie de ces vuux pour
1533
QUESNEL. AVANT LA BULLE UN1GEN1TUS
1534
juger des motifs différents qui déterminèrent les théo-
logiens à condamner ce grand nombre de propositions.»
11 est facile de satisfaire cette curiosité. Tous les
documents sont aux archives Vaticanes (Francia,
l. i xxx-cxxxiv, beritture del papa Clémente XI);
on y trouve les propositions dénoncées, les rapports
des consulteurs, les notes des cardinaux, les censures
et le jugement final du pape, écrit de sa propre main
pour chacune des propositions. Les dépèches du car-
dinal de La 'lrémoille témoignent de l'application
infatigable du pape dans ce travail délicat, et l'on
peut sourire quand on lit dans Saint-Simon que le
pape ne lit que signer la bulle qui lui avait été proposée
par Le Tellier. Les preuves écrites attestent la science
et la conscience avec lesquelles fut préparé le jugement
final, ainsi que le soin et le scrupule qui avaient réservé
le îôlc de la liberté humaine dans le problème de la
grâce. Sur chaque proposition, on indique les qualifi-
cations données par chacun des neuf consulteurs, puis
les sens dont la proposition paraît susceptible et les
différents partis que les Pères ou les théologiens en ont
lires et en tin les autorités et les raisons pour lesquelles
ont été qualifiées de telle ou telle manière les propo-
sitions; les cardinaux du Saint-Office, après la lecture
du rapport des consulteurs, donnent chacun leur avis.
On trouvera un exemple de ce travail pour les propo-
sitions 26 et 27 dans l'ouvrage de Vincent Thuillier
(p. 118-150). Malgré tout, il est permis de dire que le
pape céda aux instances du roi pour publier cette
constitution. Cela ressort nettement du Mémoire que
le P. Timothée de La Flèche reçut, de la part du pape,
le 8 juin 1713 : « Je n'accorde cette constitution
qu'avec beaucoup de peine, quelque nécessaire que
je la croie pour détruire le jansénisme qui fait tant de
mal dans son royaume, par la crainte que j'ai qu'elle
ne soit pas reçue comme elle doit l'être de son clergé et
de ses parlements, mais enfin, sur les assurances qu'il
m'a souvent données de la faire recevoir sans oppo-
sition, je vaincrai mes répugnances. » Mémoires du
P. Timothée, p. 71-72 de l'éd. du P. l'bald d'Alençon.
Pour parer le coup, Noailles écrivit au pape une
longue lettre, en juillet 1713, au moment où l'on ache-
vait l'examen des propositions; il attaque « le système
de Molina, qui, bien que non condamné par la congré-
gation De auxiliis, n'a été d'abord qu'une opinion
théologique, enseignée par les jésuites dans leurs
écoles; mais aujourd'hui les jésuites s'acharnent à
faire condamner comme hérétiques, ou du moins
comme fauteurs d'hérésie, les théologiens qui ne
pensent pas comme eux... Les disciples de saint Au-
gustin, les défenseurs de la doctrine de saint Thomas
sont, pour eux, autant de jansénistes... Les évèques
mêmes ne sont pas épargnés ni à couvert du soupçon
d'hérésie s'ils ne sont ou ne paraissent être dans la
disposition d'entrer dans leur passions, d'obéir à leurs
ordres ou de souscrire à leur doctrine. Voilà, tus
Saint-Père, quel est mon crime; voilà pourquoi on
m'accuse, sinon d'être hérétique, du moins de favo-
riser l'hérésie. » ("est une attaque directe : « Si j'avais
abandonné la doctrine de saint Augustin et de saint
Thomas sur la grâce de Jésus-Christ, si j'avais opprimé
par violence, par autorité les théologiens catholiques
qui la défendent, si j'avais employé contre eux la
fraude et l'artifice, si j'avais dissimulé la morale cor-
rompue que les disciples de Molina ont prise sous leur
protection, si je m'étais abstenu de réfuter et de con-
damner la fausse spiritualité de quelques nouveaux
mystiques et l'idée chimérique de leur pur amour, de
la vie intérieure et de l'oraison de quiétude, si je n'a-
vais pas condamné publiquement l'opiniâtreté de ceux
qui ne cherchaient que les moyens d'anéantir et d'élu-
der les décrets de Votre Sainteté contre les supersti-
tions chinoises; enfin si, plus occupé de mener une vie
douce et commode que de mon devoir, je leur avais
abandonné le gouvernement de mon diocèse, j'aurais
sans doute été de leurs amis, et je serais dans leur
esprit et dans leurs discours non seulement un prélat
orthodoxe, mais encore une des grandes lumières de
l'Église. » Cette lettre, écrite au pape lui-même, in-
dique le ton des polémiques.
Tandis que la commission pontificale examinait les
propositions dénoncées, les ouvrages pour et contre
Quesnel se multipliaient. En septembre 1712 parut un
écrit qui devait inquiéter Quesnel; il avait pour titre :
Éclaircissements sur quelques ouvrages de théologie,
Paris, 1712, in- 12, et il avait pour auteur Noël Gai-
lande, cpie les jansénistes regardent volontiers comme
un ignorant et un fanatique, tout dévoué aux jésuites.
Le docteur Gallande montrait que les Réflexions mo-
rales reproduisent les cinq propositions sous une
forme plus subtile et il raconte que Bossuet refusa de
publier son Avertissement parce qu'il avait préala-
blement exigé qu'on mît « six- vingts cartons », et qu'on
ne voulut pas le faire. Quesnel répliqua par des Obser
ludions sur le livre intitulé Éclaircissements et surtout
par les Vains efforts des jésuites contre la justification
des Réflexions sur le Nouveau Testament, où l'on examine
plusieurs faits publiés sur ce sujet par MM. les éoêques
de Luçon et de La Rochelle et par le sieur Gallande, s. 1.,
1713, in-12. Quesnel déclare que le livre de Gallande
n'est qu'une satire contre les Réflexions et contre leur
auteur, contre l'approbateur et l'apologiste de cet ou-
vrage; il proteste contre L'histoire des six-vingts car
tons » et souligne les erreurs du docteur Fromageau,
qui en 1694 avait extrait des Réflexions, cent quatre
vingt-dix-neuf propositions censurables; il indique en-
lin les quelques propositions insignifiant es don l Bossuet
avait demandé la correction. L'écrit de Quesnel, d'après
ses amis, ne lit que le desservir à Home.
Cependant, le Saint-Office travaillait très acti-
vement; au mois d'août 1713, le bruit courut que la
constitution paraîtrait bientôt; il ne restait qu'à la
rédiger. Aussi le cardinal de I.a 'lrémoille écrivait
au roi, le 2(1 août, qu'il axait remis au pape une sorte
de mémento gallican, cpii contenait le résumé suc-
cinct « de ce que Sa Majesté souhaitait qu'on insérât
dans la bulle et de ce qu'elle souhaitait qu'on n'y mît
pas »; il avait rappelé la promesse de communiquer
la bulle avant de la publier. Dom Alexandre Albani,
à qui cette note fut remise, promit, de la part du pape,
qu'on prendrait comme modèles les bulles qui axaient
été le mieux reçues en France, comme celle d'Inno-
cent X et d'Alexandre VII, et qu'il n'y aurait aucune
expression dont le clergé de France put se plaindre,
mais qu'on ne pouvait envoyer en France le projet de
la bulle. Le lendemain, le cardinal l'abroni confirma
les paroles d' Albani et déclara que Sa Sainteté avait
seulement promis de communiquer le projet de bulle
au ministre du roi, qui, à Home, connaissait les inten-
tions de Sa Majesté, comme cela avait été l'ait pour la
bulle Vineam Domini. D'ailleurs, la bulle était faite
pour toute la chrétienté et non point seulement pour la
France; il devait suffire au roi qu'il n'y eût rien contre
les maximes du royaume. On ne pouvait plus ajourner
la publication de la bulle, le pape axait déjà demandé
des prières pour implorer l'assistance de Dieu; la
publication, suivant la coutume, devail suivre de près
ces prières.
Ces nouvelles arrivèrent à Fontainebleau le 13 sep-
tembre et le jour même le roi adressa à La Trémoille
une réponse dans laquelle on lisait que, » puisqu'on ne
pouvait savoir si la bulle ne contenait pas des clauses
contraires aux maximes du royaume, il ne prenait
aucun engagement jusqu'à ce que toutes les expres-
sions aient été bien examinées ». .1//. élr., Rome,
Correspond., t. dxxix, lettre du 13 sept. 1713.
1535 QUESNEL ET LE QUESNELLISME — QUESVEL (PIERRE) 1536
Dans les derniers jours d'août, le pape fit commu-
niquer le projet de bulle à La Trémoille, qui, après
l'avoir confronté avec le mémoire envoyé de France,
lit retrancher quelques expressions estimées par lui
contraires aux usages gallicans, en particulier l'article
Decernentes, copié tout entier dans la bulle d'Ale-
xandre VII, et il renvoya le projet au pape. Dans sa
lettre au roi, le 2 septembre (AfJ. étr., Hume, Corres-
pond., t. nxxx). La Trémoille raconte les laits : « Il
m'a paru cpie toutes les expressions que Votre Majesté
souhaitait y être insérées y sont et qu'elle ne conlicnl
aucune de celles qu'elle souhaitait que le pape s'abs-
tînt. Je l'ai confrontée avec la dépêche du l(i no-
vembre 1711 par laquelle elle m'ordonnait de de
mander cette constitution. » Cependant, il a souhaité
la suppression de quelques expressions. Sa Sainteté a
fait les changements et suppressions demandées, et
l'ambassadeur termine par ces mots : « Je n'ai point
vu les propositions condamnées; cela n'est point mon
affaire; mais, quant au reste, j'ose dire à Votre Majesté
que je ne crois pas qu'il y ait la moindre chose qui
puisse faire de la peine par rapport aux maximes du
royaume, et j'espère qu'elle aura lieu d'être satisfaite
La bulle Unigenitus Dei Filius fut signée le 8 sep-
tembre, imprimée le 9 et enfin affichée le 10 sep-
tembre 1713. Elle condamnait cent une propositions
extraites d'un livre imprimé en français et divisé en
plusieurs tomes, intitulé Le Xouveau Testament, avec
des n flexions morales sur chaque verset, Paris, 1699,
cl autrement Abrégé de la monde de l'Évangile, des
Arles des apôtres, des épttres de saint Paul, etc., et de
l'Apocalypse, ou Pensées chrétiennes sur le texte de ces
livres sacrés, Paris, 1693 et 1694, avec la prohibition
tant de ce livre que de tous les autres qui ont paru ou
qui pourront paraître à l'avenir pour sa défense.
Cette bulle Unigenitus mérite une étude à part, à
cause de la doctrine si complexe qu'elle renferme, à
cause des difficultés qu'elle souleva en France durant
de longues années et enfin à cause de l'influence qu'elle
a eue sur toute l'histoire de l'Église au xvme siècle.
La bulle Aurlorem fidei n'a fait que reprendre, en les
précisant, pour éviter de nouvelles polémiques, la
plupart des propositions déjà condamnées par la bulle
Unigenitus,
La bibliographie serait interminable si l'on voulait citer
tout ce qui a été écrit sur cette seconde phase du jansénisme.
Les ouvrages les plus importants ont été cités au cours de
cet article.
J. Carreyre.
QUESIMOY (Jacques du), frère mineur, appelé
aussi de Carceto, de Quarcheto, de Kaisneto, paraît être
originaire du Quesnoy (déparlement du Nord). Il doit
avoir enseigné la théologie à Paris et y avoir été maître
régent des frères mineurs vers 1290-1292. Cela résul-
terait, d'après P. Glorieux, d'une notice relative au
franciscain Vital du Four, nous informant que ce der-
nier fut à Paris l'élève d'un martre Jacques, sous lequel
il lut les Sentences, et aussi d'une citation de Code-
froid de Fontaines, qui dans son Quodlibei X. q. xm,
rédigé vers 1291-129:',, attaque une opinion soutenue
récemment, semble-t-il, par frère Jacques. En 1303, il
est toujours à Paris, puisque son nom ligure sur la liste
des non-appelants, qui refusèrent, le 25 juin 1303,
d'adhérer à l'ordre de Philippe le Bel d'en appeler au
concile général contre lionifacc VIII. Il esl d'ailleurs
le seul qui y s lit désigné du titre de « magister ». Jacques
du Quesnoy, comme les autres non-appelants, dut
subir la rigueur des sanctions portées contre ceux qui
ne s'étaient pas courbés devant la volonté royale cl
quitter la France dans les t rois jouis, r'csl-ù dire entre
le 25 et le 28 juin 1303. A noire connaissance aucun
ouvrage de Jacques du Quesnoy n'a été signalé jus
qu'ici.
E. Longpré, O.F.M., Le B. Jean Duns Scot pour le Saint-
Siège et contre le gallicanisme ( 25-28 juin 1303), d:ins La
France franciscaine, t. xi, 1928, p. 152; P. Glorieux,
D'Alexandre de Halès à LJirrre Auriol. La suite des maîtres
franciscains de Paris au XIII" siècle, dans Arch. franc, hist.,
t. xxvi, 1933, p. 277-278, 281 : du mime, Répertoire des
maîtres en théologie de Paris au XIIIe siècle, t.n, Paris, 1934,
p. 135.
A. Teetaert.
QUESVEL Pierre, frère mineur, dont la vie est
encore enveloppée d'épaisses ténèbres. Nous savons
qu'il était d'origine anglaise et appartint, au début du
xive siècle, au couvent des frères mineurs de Norwich,
chef-lieu du comté de Norfolk, en Angleterre et qu'il
est l'auteur d'une Somme des confesseurs intitulée :
Directorium juris in foro conscientise et judiciali, dont
le prologue commence : Si qui s ignorât ignorabilur !■'
ad Corinthios xim cap. et hec verba ponuntur di.
XXX VIII c. qui ea, et secundum quod exponit Jo, intel-
ligunlur hec verba de eo qui conlempnit scire vel de eo qui
de facili scire posietsi haberel traclatum. Cette somme
est divisée en quatre livres, dont chacun embrasse une
matière déterminée et complète en soi, afin que, dit le
prologue, les pauvres puissent se procurer i> meil'eur
compte celui qui les intéresse particulièrement et de
la sorte n'avoir plus l'excuse de ne pouvoir se payer les
livres volumineux et coûteux. Les sujets traités dans
chacun des livres d'après le prologue sont : De : umma
Trinitate et fide catholica cl de septem sacramentis (I. 1);
De iis qui sacramcnla ecclesiastica administrant et reci-
piunt etquse possunt ad contractus varios perlinere (I. II):
De criminibus quœ possunt a sacramentis impedire et de
pœnis pro criminibus imponendis (1. III); De iis quir
ad jus et judicium pertinent (1. IV). Comme ces livres
constituent des traités complets en soi et qu'on les ren-
contre isolément dans bien des bibliothèques, ii ne sera
point inopportun d'en indiquer le début et la fin, pour
pouvoir les identifier à l'occasion. Ainsi le 1. I com-
mence : Dignus es, Domine, aperirc librum et solverc
signacula ejus; le 1. II : Provide de < mni plèbe viros pa-
tentes cl limenles Deum; le 1. III : Quicumque totam
legem observaverit ofjendens autem in uno factus esl
omnium reus; le 1. IV : Judices etmagistros constitues in
omnibus poitis tuis. De même le 1. 1 finit : Hoc notai
Gof. § ultimo; le 1. II : Extra, c. slatutum et c. ut peri-
culosa li. VI; le 1. III : Hoc notât Host. c. ? pcnullimus:
le 1. IV : a quo exspecto mini prumium reddi cui laus est
et gloria per omnia ssecula sœculorum. Amen.
Dans le long épilogue que l'on lit à la fin du I. IX,
Pierre Quesvel confesse que, malgré ses infirmités et
ses nombreuses autres graves occupations, il a accède
aux prières réitérées de ses amis et confrères, qui lui
demandaient de rédiger ce Directorium juris à l'usage
tant des fidèles que des confesseurs. 11 s'est récusé de
suivre la division des Décret aies et l'ordre alphabé-
tique pour exposer d'une façon met ludique les ma-
tières se rapportant tant au for de la confession qu';:ii
for judiciaire, afin que Ions les hommes, quelle que fui
leur condition, pussent y trouver ce qui les regardait
spécialement. Pour toutes les questions traitées il ('mi-
nière les diverses sentences des canonistes, principale-
ment des décrétalistes qui l'ont précédé, pour s'arrêter
plus longuement à la thèse qu'il juge la plus probable
ou la plus vraie. Il a soin aussi d'indiquer l'admit
exact où l'on pcul trouver les opinions alléguées dans
les ouvrages de leurs auteurs respectifs. Pierre Quesvel
se rattache cependant liés étroitement à saint Ray-
mond de l'enatoii et à Jean de Fribourg. A cause de
son caractère pratique, ce Directorium juris n eu une
influence assez notable et lut Iris répandu, comme en
témoignent les nombreux manuscrits qui en sont con-
servés dans les bibliothèques de tous les pays, à savoir
les mss. 825, ?-'6(|. I et II) et 152-154 (I. III et IV) de
la bibl. royale de Bruxelles; le ms. Canonici Miscell.
1537
QUESVEL (PIERRE)
QUIETISME
1538
463 de la bibl. Bodléienne d'Oxford; les mss. M. 4261,
4262 et 8934 de la Bibl. nationale de Paris; le ms. 75
de la bibl. de Troyes; le ms. D. 1 . 18 de la bibl. natio-
nale de Turin; le ms. Scafj. 1, n. 28 de la bibl. Anto-
niciine de Padoue; les mss. S. Croce Plut. I, sin 8 et
Plut. III. sin 2 de la bibl. Laurentienne de Florence;
le ms. lat. 2146 de la bibl. nationale à Vienne; le ms.
1044 (incomplet) de la bibl. de Klostemeuburg; le ms.
M. 18 (1. IV) du Bôhmisch Muséum et le ms. J. V. du
chapitre métropolitain de Prague; le ms. a. 1436 delà
bibl. de Kœnigsberg.
Il est à noter qu'à la fui du Decrelorium juris Pierre
Quesvel a ajouté une table alphabétique très étendue
des diverses matières traitées dans son ouvrage avec
indication du livre, du titre et du paragraphe. Très
complète, elle est d'une grande Utilité pour retrouver
les questions et les matières dans le corps de l'ouvrage.
Fr. von Scluilte. Die Geschichte der Quellui und Lileratui
des canonischen Bcclits, t. Il, Stuttgart, 1877, p. 262; le
même, Die canonischen Handschriften der Bibliotheke in
Praq, Pracue, 1808; L. Wadding, Scripiores ord. minorum,
Rome, 1906, p. 192; J.-H. Sbaralea, Supplementum ad
scripiores ord. min., t. Il, Rome, 1921, p. 357-358; A. Tee-
taert. I.a confession aux laïques dans l'Éqlisc latine depuis
le VIII' jusqu'au XI V' siècle, Bruges-Faris, 1 «)26, p. 456-457 ;
C. Oudin, Comment, de scriptor. Eccl. antiquis, Leipzig,
1722, col. 1168.
A. Teetaert.
QUÉTIF Jacques, érudit dominicain né et
mort à Paris (1618-1698). En 1634 il prit l'habit domi-
nicain dans ce couvent de la rue Saint-Honoré où il
devait mourir soixante-quatre ans plus tard. On a de
lui une édition d'un commentateur de saint Thomas,
Jérôme de Médicis : R. A. P. Hieromjmi dv Medicis a
Camerino, O. P., formalis explicatif) Summa- théologien'
1). Thomse Aquinatis, Paris, 16.">7, in-folio. Il a égale-
ment composé une Vita P. P. F. Hieronymi Satonaro-
lœ, en trois vol., in-12, Paris. 1674, avec des éditions de
textes. Il a donné une édition des canons du concile de
Trente : Concilii Tridcnlini canones, Paris, 1666. Dans
l'édition des œuvres de Jean de Saint-Thomas, il a mis,
au t. vm une courte biographie de ce théologien. Mais
on doit surtout au P. Quétif, la longue préparation des
Scripiores ordinis prwdicatorum que le P. l'ehard
devait publier en deux in-folics.
Quétif-Echard, Scripiores ord. pracdicalorum, t. i, 1736,
p. 746-747; Richard et Giraud, Bibliothèque sacrée, t. xx,
p. 331.
M. -M. Goiîce.
QUIETISME. — Dans son sens tris général,
le quiétisme est toute doctrine qui tend à supprimer
l'effort moral de l'homme. Les théories philosophiques
et religieuses qui motivent cette suppression varient
selon les diverses formes du quiétisme, mais elles y
aboutissent toujours; aussi cette erreur à la fois doctri-
nale et pratique ne se rencontre-t-elle pas seulement
au xvnc siècle, comme beaucoup seraient portés à le
croire. On la trouve bien avant: elle est même anté-
rieure à l'ère chrétienne. « Il s'est toujours trouvé, dit
justement J. Paquier, des hommes portés à nier l'éner-
gie individuelle, à nier l'individu lui-même, pour les
absorber en Dieu ou dans l'ensemble des forces de
l'univers. C'est cette disposition qui est à la racine
du quiétisme : il vient d'une tendance au repos, d'une
tendance à s'exonérer de la lassitude de l'action. »
Qu'est-ce que le quiétisme? Paris, 1910, p. 9.
On étudiera dans cet article les diverses formes du
quiétisme que l'on rencontre soit en Orient, soit en
< ii ciftent.
I. LE QUIÉTISME EN ORIENT. — I. Dans les reli-
gions de l'Inde. II. Dans l'ancien stoïcisme et dans le
néoplatonisme (col. 1540). III. Aux ivc et ve siècles :
le quiétisme des euchites ou messaliens (col. 1542).
IV. Au Moyen Age : les hésychastes de la région du
mont Athos (col. 1545).
I. Le quiétisme dans les religions de l'Inde. —
Trois cultes principaux se sont succédé dans l'Inde
avant l'ère chrétienne : le védisme, le brahmanisme
et le bouddhisme. C'est surtout dans les deux derniers
que le quiétisme imprègne les enseignements religieux
et moraux.
1° Le brahmanisme. — Il considère «l'existence
comme un mal, le seul mal à proprement parler ».
celui dont il faut se débarrasser à tout prix. Cette
conception si pessimiste de l'existence « repose sur la
doctrine du Samsara ou la théorie des renaissances,
destinée à une si haute et si durable fortune dans
l'Inde ». A. Roussel, Dict. apolog., t. n, col. 652.
Les âmes individuelles, ou jivatmans, ont pour
principe l'Ame universelle et suprême ou Paramâtman.
Elles doivent retourner à cette Ame, leur centre
commun, pour y être absorbées et s'y perdre. Cette
perte absolue dans le Grand Tout, ou absorption dans
le Brahme, l'Être suprême, est la fin dernière de
l'âme. C'est le Nirvana brahmanique. Il constitue le
bonheur de l'âme, s'il est possible de parler de bon
heur pour une âme qui perd totalement sa personna-
lité, comme la goutte d'eau tombée dans l'océan perd
son individualité.
Mais cette absorption dans le Grand Tout ne peul
avoir lieu que lorsque « la somme des actes repréhen-
sibles » de l'âme aura été compensée par celle des
bonnes actions ». Tant que cette compensation n'esl
lias laite, «la roue du Samsara, ce cercle fatal des
renaissances tourne ». L'âme est soumise à la trans-
migration; elle recommence de nouvelles existences
douloureuses. Elle est soumise à de nouvelles morts.
« Depuis le commencement des temps, les âmes sont
transportées, par l'efficacité invisible... de leurs actes
(Karman), d'une destinée dans une autre : dieux,
hommes, animaux ou damnés. Tel est le Sams ru,
douloureux en soi, car la somme de souffrance dans
l'univers visible ou supposé (enfers) dépasse infini-
ment la somme de joie. » L. de La Vallée-Poussin,
Le bouddhisme et les religions de l'Inde, dans Christus,
Paris, 1912. p. 253-251.
Le grand obstacle au bonheur, c'est-à-dire aux
non-renaissances par l'absorption dans le Brahme,
est donc l'acte, le karman, l'oeuvre. Aussi faut-il y
renoncer, l'éteindre. On doit renoncer à la soif de
l'existence la cause de tout mal, puisque exister c'est
agir. Comment opérer ce renoncement, cette extinc-
tion? C'est ici que nous allons trouver le quiétisme.
La méditation extatique est considérée comme le
moyen de « prendre contact avec l'absolu ». Elle coin
mence à faire « rentrer l'âme en son principe trans-
cendant ». Elle inaugure dès ce monde l'union de
l'âme avec Brahme, le Grand Tout, et ainsi elle pré-
pare son absorption définitive dans le Nirvana an
moment de la mort.
Il faut donc que l'homme, pendant sa vie, s'absorbe
dans la pensée de l'être suprême. Et pour cela il s'in-
terdira toute autre pensée. Il finira même pas s'inter-
dire toute pensée. Il aura un genre de vie spécial. Le
corps restera complètement immobile. La respiration
s'atténuera. Le regard fixera longtemps le même objet.
« Immobilité du corps, immobilité de l'esprit, suppres
sion aussi totale que faire se peut des fonctions vitales »,
telles sont les conditions indispensables de cette médi-
tation extatique, opératrice du salut brahmanique.
« Les fakirs actuels de l'Inde peuvent nous donner
quelque idée de ce faux mysticisme, de ce quiétisme
avant la lettre. » A. Roussel, Dict. apolog., t. n,
col. 653.
On a observé que ces extases, au cours desquelles les
brahmanes croient prendre contact avec l'absolu.
1539
QUIÉTISME. LE NÉO-PLATONISME
1540
présentent une fâcheuse parenté avec les hypnoses
des sorciers. La Vallée-Poussin, lot. cit., p. 257.
2° Le bouddhisme. — Le bouddhisme est par rapport
au brahmanisme ce qu'une hérésie est par rapport au
catholicisme. Il a retenu les principaux dogmes brah-
maniques, mais en les modifiant. 11 est surtout une
ascèse. Ses adhérents sont moines.
Pour les bouddhistes, comme pour les brahmanes,
l'existence est un mal et même le seul mal. Une lois
débarrassé de l'existence par l'entrée dans le Nirvana
— sorte de néant d'après le bouddhisme - l'homme
est sauvé. Il est assuré de n'avoir pas d'autres exis-
tences, d'autres renaissances ni d'autres ■• remorls ».
L'exercice de la méditation est ainsi pour le boud-
dhisme «une sorte d'apprentissage du Nirvana», la
« perte de la conscience personnelle ». Il consiste aussi
« dans l'ankylosc de la pensée aussi bien que du corps »,
ce qui ne saurait se produire que dans la vie monas-
tique bouddhiste.
« Assis sur ses talons, les mains rapprochées ou
jointes, les yeux à demi clos, sans regard, l'ascète
[bouddhiste] retire, pour ainsi dire, en lui-même
toutes ses facultés. Il suspend, autant que possible,
sa respiration et tout à fait sa pensée, chose essentielle
entre toutes, car la méditation bouddhique, de même
que la méditation brahmanique, d'où elle procède,
consiste avant tout à ne penser à rien, mais à s'absor-
ber complètement dans cette pensée négative... Le
modèle classique [de cette méditation!, celui que l'on
propose comme l'idéal dont il faut se rapprocher le
plus possible, c'est Vindlinna. le stambba, c'est-à-dire
la bûche, le poteau, la pièce de bois, inerte et morte,
qui reste là où on la jette, où on la pose, et qui, si on
l'enfonce en terre, ne prend pas racine et ne pousse ni
branches, ni feuilles, ni fleurs, ni fruits. » A. Roussel,
Le bouddhisme primitif, Paris, 1911, p. 76-77.
Il est difficile de pousser le quiétisme plus loin. On
arrivait par cette méditation « au sentiment calme et
universel du néant », qui annonçait l'entrée définitive
dans le Nirvâ îa. Les longues heures passées dans la
méditation ainsi comprise causaient souvent « une
surexcitation nerveuse qui mettait l'imagination en
l'eu et produisait des efTets analogues aux états patho-
logiques que s'efforce d'expliquer le psychisme actuel.
Les bhikshus |moines bouddhistes | arrivaient fré-
quemment à l'extase par l'autosuggestion, au moyen
de trucs spéciaux, minutieusement décrits clans les
traités de discipline bouddhiste. Le plus usité consis-
tait à fixer longtemps un objet quelconque, dans une
position spéciale, jusqu'à ce que l'on acquît le reflet
intérieur. Une fois en possession de ce reflet, le moine
en quête d'extase rentrait dans sa cellule et là, les
yeux fermés ou grands ouverts, mais immobiles, il
contemplait ce que l'on appelait la copie du reflet.
Il se sentait dégagé des sens, l'espril élevé au-dessus
des sphères de ce monde. C'était le plus haut degré
de l'extase, quand ce n'était pas le pur idiotisme.
A. Housse!, Dict. apolog., t. n. col. 663.
Il était utile de connaître ce quiétisme de l'Inde.
Nous en trouverons des infiltrations eu Orient, au
Moyen Age, chez les faux mystiques hésychastes.
Voir Louis de La Vallée-Poussin, Bouddhisme, éludes et
matériaux, Londres, 1898; le même, Bouddhisme. Opinions
sur l'histoire <lr In dogmatique, Paris, 1909; le même, Inde
( Religions de l'), Problèmes apologétiques, dans Dict. apolog.
t. ii, 1911, col. 676 sci.; A- Roussel, Inde (Religions <'<■ V ),
Exposé historique, Dict. tipol.. t. n, col. 645 sq.i A. Barth,
Les religions de l'Inde, Paris. 1879 (extrait (le V Kncnelopalie
îles sciences religieuses): Chantepie d<' la Saussaye, Manuel
d'histoire des religion:,, Irad. de l'allemand, Paris, 1904;
,r.-.\. Dubois, iiiniin manners, customi and cérémonies,
oxford. 1906; Indische Studlen; II. Oldenberg, LeBoudda,
su vie, su doctrine, sa communauté, Paris, 1903, trad. de
l'allemand. Pour redresser les théories, parfois si ten-
dancieuses, des historiens rationalistes voir Pinard de la
Boullaye, s. J., L'étude comparée des religions, essai cri-
tique, 2 \ol., Paris, 1922-1925.
II. L'ancien stoïcisme et le néo-platonisme. —
D'après The catholic encgclop'edia de New- York, t. xn,
p. 608-609, il faudrait voir des tendances quiétistes,
chez, les grecs dans l'àTrâOeia stoïcienne et dans l'ex-
tase néo-platonicienne.
1" L'ancien sionisme fut conduit à l'impassibilité
(àTtiOeta) par sa conception matérialiste du inonde
cpù aboutit au fatalisme. Tout ce qui arrive dans le
monde est le résultat de la loi suprême, « de cette
Nécessité qui régit le cours des phénomènes et des
événements de l'histoire... Suivre la nature ou suivre
Dieu, c'est se soumettre à la Nécessité, c'est recon-
naître que chaque événement est l'effel d'une loi
rigide, c'est accepter un sort cpie nul ne peut plier. »
A.-.I. Fcstugière, O.P., L'idéal religieux des Grecs et
l'Évangile, Paris, 1932, p. 71. Contre celte nécessité,
il faut se raidir, ne rien l'aire, rester impassible : « Quel
es t, en ellet , le porl rait du sage dans l'ancien stoïcisme?
Il est au-dessus des maux. L'épicurien se retirait de la
vie, où tout le trouble. Le sage du portique la domine...
Plus n'est besoin de se cacher, de s'endormir pour
éviter les maux. On les attend. On les nie, car ils ne
sont plus maux pour le ono^Sodoç, dès là qu'il en
triomphe et n'y voit qu'une occasion nouvelle de se
démontrera soi-même combien il est vertueux, patient,
invincible. » Festugière, op. cil., p. 68.
En fait, ce « sage stoïcien » n'existe pas. Il y a, en
ellet, dans l'âme stoïcienne une contradiction entre
les principes philosophiques et les aspirations. Au
premier abord, il semble y avoir dans la morale stoï-
cienne une insurmontable difficulté qui la force à
aboutir au quiétisme de l'homme partait, qui, bon
gré mal gré, assiste, impassible, à tous les événements.
Tous les stoïciens sont d'accord pour reconnaître que
tout est Indifférent, hors cette disposition intérieure
qu'est la sagesse et qu'il n'y a ni bien ni mal pour
nous en ce qui nous arrive : c'est dire qu'il n'y a
aucune raison de vouloir un contraire plutôt que
l'autre, la richesse plutôt que la pauvreté, la maladie
plutôt que la santé. » É. Bréhier, Histoire de lu philo-
sophie, t. i, Paris. 1927, p. 327.
Les aspirations foncières de l'âme humaine ra-
mènent les stoïciens à une doctrine moins rigide dans
la pratique. L'homme sage, l'homme parfait • choi-
sirait la maladie, par exemple, s'il savait qu'elle est
voulue par le destin; mais, toutes choses égales d'ail-
leurs, il choisira plutôt la santé. D'une manière gêné
raie, sans les vouloir du tout comme il veut le bien, il
considère comme préférables. TcpovjYjjiÉva, les objets
conformes à la nature, sauté, richesses, cl comme non
préférables, à7to7rpor;Y!Ji£va, les choses contraires à la
nature. » É. Bréhier. ibid.. p. .'528.
L'idéal cependant est V r/.niS)zi?. rigide, l'impassibi-
lité absolue. Celle complète ataraxie exercera une
influence, plus tard, sur la secte hérétique et quiéiisle
des euchites ou messaliens. Car cette impassibilité
semblera se réaliser plus sûrement, aux dires de ccr
tains, par la suppression de lout effort et de toute
activité.
(,r. Emile Bréhier, Les idées philosophiques et religieuses
de Philon d'Alexandrie, Paris, 1908; G. Bardy, art. Apa-
theia, dans Dict. de spiritualité, t. i, col. 727 7 16,
2° Le néo-platonisme île Plotin (t 270 apr. ,1,-C.) voit
dans l'extase le moyen dont dispose l'âme humaine
d'atteindre sa destinée, qui est son retour à l'Unité
divine et son absorption en elle.
Le plotinisme doit-il quelque chose aux théories
religieuses de l'Inde? Cette- question île 1' ■orienta-
lisme « de Plotin est très controversée.
1541
QU1ÉTISME. LES MESSAL1ENS
1542
Les uns déclarent invraisemblables ces influences
orientales sur la pensée de Plotin. H. -F. Millier,
Orientalisches bei Plotinos? dans Hermès, t. xlix,
1914. M. É. Bréhier ne considère pas, lui, « comme
invraisemblables les relations de la doctrine de Plotin
avec la pensée religieuse de l'Inde ». La philosophie de
Plotin, Paris, 1928, p. 122. Il est impossible, pour le
moment du moins, de démontrer comment ces rela-
tions auraient pu s'établir. Serait-ce alors concordance
fortuite du plotinisme avec la pensée indienne? Tou-
jours est-il que les historiens récents de la philosophie
de l'Inde font remarquer 1' affinité » du plotinisme
avec les systèmes indiens. P. Deussen, Allgemeine
Geschichte der Philosophie, 1894-1899; Oldenberg, Die
J.fhre der Upanishaden und die Anfânge des lluddhis-
mus, Gœttingue, 1915. Il y a en effet des ressemblances
Frappantes entre certaines parties du plotinisme et les
religions de l'Inde.
Comme les Indiens, c'est bien le problème de la
destinée que Plotin s'elTorce de résoudre : « Plotin est
un guide spirituel plutôt qu'un doctrinaire; ce qu'on
est habitué à considérer comme l'essentiel de sa doc-
trine, la trinité des hypostases, Un, Intelligence et
Ame, devait apparaître seulement comme une bana-
lité, ou au moins comme un point de départ aux yeux
de ses premiers lecteurs, habitués de longue date à
des spéculations de ce genre. Ce qu'il y avait de nou-
veau, ce n'était pas la lettre, mais l'esprit. » É. Bré-
hier, La philosophie de Plotin, p. 182.
La direction plotinienne donnée a lame pour la con-
duire à sa destinée, si elle a des ressemblances avec celle
des Indiens, en diffère cependant sur plus d'un point.
Le salut des âmes individuelles, selon le brahma-
nisme, s'opère par leur absorption, par leur perte
absolue dans le Brahme, l'Être suprême, le Grand
Tout. Par cette perte, elles évitent le mal des renais-
sances cl des « remorts ». L'extase est le moyen de se
perdre dans le Grand Tout. Plotin n'a pas cette
phobie des renaissances. 11 n'y cherche pas la raison de
ce désir qu'a l'âme individuelle de retourner au prin-
cipe suprême qui est l'Un. L'âme doit retourner à ce
principe uniquement, selon lui, parce qu'elle en est
sortie pour s'unir à un corps et (pie ce retour est sa
destinée. Cependant, dans le plotinisme comme dans
le brahmanisme, c'est par l'extase que ce retour s'o-
père. L'extase et l'union directe et immédiate de l'âme
avec l'Un sont essentielles au système de Plotin, oii
l'on trouve une solution panthéiste du problème de la
destinée. Cette extase se lait dans un bain de lumière.
L'âme, dans cette extase el celte vision immédiate de
l'Un, se confond avec lui : Lorsque l'on voit le Pre
mier, dit Plotin, on ne le voit pas comme différent de
soi, mais comme un avec soi-même... Plus aucun inter-
médiaire : les deux (Ame et Dieu) ne font qu'un; tant
que dure cette présence, aucune distinction n'est
possible. » Ennéades, VI, ix. H); VI, vu, Ml.
Cette vision, cette contemplation extatique s'ac-
commodent mal de l'action. Pour des raisons diffé-
rentes de celles du brahmanisme, le plotinisme recom-
mande l'inactivité. Ce n'est pas par L'action, mais par
la contemplation i quiétiste » qu'on arrive à l'extase.
Plotin décrit la préparation requise pour la production
de cette extase. Ennéades, VI, xxxiv, :>">. L'âme doit
se détourner des choses présentes », se dépouiller
de toutes ses formes ». Elle évitera de penser, car
la pensée est un mouvement », et l'âme ne veut pas
se mouvoir o. L'absence de toute représentation intel-
lectuelle, un état de vide complet, telle sera la prépa-
ration de l'âme tendant à l'extase. L'âme devant
perdre sa personnalité par son retour extatique dans
l'Un, l'annihilation de son activité la prédisposera à
«cite perte totale d'elle-même. Cette annihilation est
donc indispensable.
Le R. P. R. Arnou déclare inexacte cette interpré-
tation de la pensée de Plotin : « C'est..., dit il, une
interprétation erronée et sans fondement dans les
textes que de voir dans l'état décrit par Plotin un état
de pure négativité où la vie, à force de se ralentir,
aurait fini par s'arrêter, où, à force de retranchement,
il ne resterait plus rien. » Le désir de Dieu dans la
philosophie de Plotin, Paris, 1921, p. 252-253. Des
commentateurs de Plotin pourront trouver et trou-
veront que les défauts du plotinisme sont ici trop atté-
nués. Ce qui est certain, c'est (pie les mystiques chré-
tiens, qui se sont inspirés du néo-platonisme pour
expliquer philosophiquement la contemplation exta-
tique, insistent énormément sur ce dépouillement
intellectuel complet de l'âme.
Saint Augustin, après sa conversion, fut élevé rapi-
dement aux états contemplatifs. Et comme il trouvait
dans la théorie de la contemplation néo-platonicienne,
qu'il connaissait bien, les éléments d'une philosophie
de son propre état d'âme, il n'hésita pas à s'en servir,
en la corrigeant, pour ébaucher une théologie mysti-
que. On sait avec quelle force il énonce le principe
néo-platonicien de l'ineffabilité de Dieu . Deus inefla-
bilis est, facilius dicimus quid non sit qu<nn quid sit.
Aussi le saint docteur demande-t-il au contemplatif,
qui veut connaître Dieu par la contemplation, de lais-
ser de côté toute image el toute idée.
Mais c'est surtout le pseudo-Denvs l'Aréopagile qui
accentue ce dépouillement intellectuel préparatoire à
la contemplation extatique. Cet auteur, on le sait,
utilise en la christianisant la philosophie néo-plato-
nicienne. Il propose comme préparation à l'extase
la suspension de toute activité des sens et de toute
opération intellectuelle. L'esprit doit se taire tota-
lement. C'est alors qu'il entre dans la ténèbre divine,
c'est-à-dire dans la lumière inaccessible où I >ieu habite.
Cf. I Tim., vi, 16.
Les mystiques rhénans du xiv siècle, Jean Tailler
et les autres, ont formulé, d'après le néo-platonisme,
leur théorie de la nudité de l'esprit, préparatoire à la
contemplation mystique. Cette nudité ou dépouil-
lement complet de l'esprit n'est pas, selon l'opinion
de beaucoup d'auteurs spirituels, nécessaire à la
contemplation. Elle rend la contemplation beaucoup
trop antiintellectualiste. Mais nous devons reconnaître
(pie cette nudité intellectuelle n'es! pas absolument
contraire à la saine spiritualité. Elle offre cependant
des inconvénients; elle peut être exagérée par des au-
teurs imprudents, ("est ce qui arriva au XVIIe siècle.
Les préquiétistes, sous prétexte de nudité de l'esprit,
en vinrent à donner trop d'importance à la passivité
de l'âme. Peu à peu on lit de cette passivité comme
une loi générale de la vie spirituelle. Molinos, poussant
tout à l'outrance, enseignera cet le grave erreur :
Oportei potentias annihilare et hsec est vin interna.
Denz.-Bannw., n. 1221.
Cette introduction du néo-platonisme dans la
mystique chrétienne spéculative fut plutôt fâcheuse.
Voir Emile Bréhier, Plotin, Ennéades, texte et trad.,
coll. Budé, 5 vol. parus; E. Yaelienit, Hist. critique <!<■
l'école d'Alexandrie, Paris, 1844; K. Zeller, Philosophie der
Griechen io ihrer geschichllichen Enltvicklung dargestellt,2'
a 5e éd., Leipzig, 1879-1892; 1-:. Krakowski, Plotin <i le
paganisme religieux, Paris, 1933; H. Jolivet, Sainl Augustin
et le néo-platonisme chrétien, Paris, 11)32.
III. Le quiétisme en Orient \rx iv et vi° siè-
cles : LES EUCHITES OU MESSALIENS. La THÉORIE
MESSAL1ENNE DE L'« APATHEIA ». - Ce n'est pas le
néo-platonisme, mais la théorie de Vapatheia (pie l'on
retrouve dans le quiétisme des euchites ou messa-
liens.
Les euchites (z'y/r-%i. priants ,., de sù/r, prière »)
étaient ainsi nommés parce qu'ils faisaient de la
L543
QUIÉTISME. LES MESS ALI E N S
I 5 \ S
prière continuelle l'unique moyen de salut, à l'exclu-
sion de toute autre ouvre, même de la réception des
sacrements. On les appelait aussi messaliens ou
massaliens, d'un mot syriaque qui signifie « ceux qui
prient ». Ils étaient aussi connus aux v et vie siècles
sous les noms d'enthousiastes, èv6ouŒiotCTaC et de
choreutes, yopsuTat « danseurs », parce que dans leurs
frémissements mystiques, sorte de délire sacré, ils
sautaient et dansaient.
Les origines de cette secte sont obscures. Cf. art.
Euchites, t. v, col. 1454-1465. Nés en Mésopotamie,
dans les environs d'Édesse, les euchites se répandirent,
vers la (in du rve siècle, en Syrie et dans les provinces
de l'Asie Mineure. Quelques moines subirent leur in-
fluence. Sous prétexte de prier sans discontinuer, ils
s'avisèrent, contrairement aux traditions monastiques,
de supprimer le travail des mains et de demander leur
nourriture à la seule charité des fidèles. Cf. saint Nil,
De paupertale, 21, P. C, t. lxxix, col. 997.
On trouvera les références aux ouvrages des histo-
riens ecclésiastiques anciens, Théodoret de Cyr, Ti-
mothée de Constantinople et saint Jean Damascène,
rapportant les erreurs des euchites, dans l'article cité,
col. 1454-1456. Le P. de Guibert, S. J., a reproduit
tous les textes de ces historiens, concernant les eu-
chites, dans ses Documenta ccclesiastica christiame per-
fectionis sludium speclanlia, Rome, 1931, n. 78-88,
p. 15 sq.
Dom L. Villecourt, La date et l'origine des Homélies
spirituelles attribuées à Macaire, dans Comptes rendus
des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-
Lettres, t. i, 1920, p. 250-258, et dom A. Wilmart,
L'origine véritable des homélies pneumatiques, dans la
Revue d'ascétique et de mystique, t. i, 1920, 361-377,
estiment que les cinquante Homélies spirituelles, attri-
buées à Macaire l'Égyptien, sont un ouvrage de prove-
nance messalicnne. Voir ici l'art. Messaliens, t. x,
col. 792-795.
Les euchites ont émis des erreurs sur l'Écriture
sainte, l'immutabilité divine, la Trinité, Jésus-Christ,
le péché originel, la prière, l'état d'impassibilité ou
à7TOt8ei.a.
On ne parlera ici que de leurs tendances quiétistes.
Elles procèdent de deux faux principes : la corruption
foncière, substantielle de la nature humaine déchue et
l'efficacité exagérée, attribuée à la prière perpétuelle,
et qui jette l'âme dans Vapatheia.
Les euchites enseignent que le mal constitue la na-
ture humaine, depuis le péché originel. A la naissance
d'un enfant, disent-ils, un démon s'unit à lui substan-
tiellement et le porte bientôt à commettre des actes
obscènes. Timothée, prop. 1 ; Théodoret, prop. 3.
Satan habite ainsi avec l'homme, uni en quelque sorte
hy postât iquement à lui, èvu7ro<TT<xTa><;. Satan et les
démons ont en leur possession la nature humaine;
celle-ci est en communauté étroite avec les esprits
mauvais, xoivwvixy) èati tcov 7rv£Ufj.âTcov v?)ç 7rov7)ptocç.
Saint Jean Damascène, prop. 1, 2.
Comment délivrer l'homme de cette emprise essen-
tielle du démon? Cette délivrance ne s'opère pas par
le baptême. Ce sacrement peut bien remettre les pé-
chés, mais il est impuissant à chasser les démons de
l'âme et à en arracher les racines du péché qui, depuis
la chute originelle, « font partie de la substance de
l'homme ». Théodoret, 1,4; Timothée, 2; S. Jean I).. I,
5. Même après la réception du baptême, l'homme est
dans une masse de péché. S. Jean D., 5. Seule la
prière perpétuelle, èvSsXe/T.ç 7rpoaeoy_Y), peut arracher
les racines du péché qui demeurent dans le baptisé
et chasser le démon qui s'est uni à lui dès sa naissance.
Théodoret, 2, 1; Timothée, 3; S. Jean l>., I. 6.
Cette prière continuelle, (pie les messaliens com-
prennent mal d'ailleurs, est Incompatible avec le tra-
vail des mains. C'est pourquoi, celui-ci était considéré
par ces hérétiques comme une chose honteuse, pSeXupov,
tout a lait indigne tics hommes spirituels qu'ils pré-
tendaient être. Théodoret, (>; Timothée, 13. Toutes
les aumônes devaient être pour eux, de préférence aux
pauvres et aux malheureux. Eux seuls étaient les
« vrais pauvres en esprit ». Timothée, 15. C'est contre
ces prétentions si opposées a la tradition chrétienne
que saint Nil fulminait du haut du mont Sinaï. Refuser
ainsi de travailler et abuser de la charité des fidèles
était un crime. De paupertale, 21, P. G., t. lxxix,
col. 997. C'était aussi grave paresse, car les messaliens,
sous prétexte de prier sans cesse, dormaient une grande
partie du jour. Théodoret, 6.
Les erreurs les plus graves de ces hérétiques se
rapportent à l'efficacité complètement anormale qu'ils
attribuent à cette prière continuelle. Cette prière, et
elle seule, arrache les racines du péché qui sont dans
la substance de l'homme et expulse le démon qui
habite en lui depuis sa naissance. Le démon est expulsé
par le mucus des narines et par la salive de celui qui
prie continuellement. Il s'enfuit sous forme de fumée
ou de serpent. Théodoret, 2, 5; Timothée, 3. Mais ce
n'est là que le côté négatif de la transformation opérée
dans l'âme par la prière continuelle. Les effets positifs
sont ceux du quiétisme le plus accentué; c'est l'état
d'impassibilité, àirâôeioc.
Le faux mysticisme est presque toujours à tendances
panthéistes et sensuelles. Identifier l'âme humaine
avec Dieu est en effet le meilleur moyen de lui enlever
toute responsabilité morale quand elle suit ses pas-
sions. Les messaliens enseignaient que l'homme, déli-
vré par la prière continuelle des racines du péché et
du démon, arrive à l'impassibilité. Il est envahi par
l'Esprit-Saint, qui s'unit à lui par des liens rappelant
ceux des rapports conjugaux des époux. Timothée, 3,
4; S. Jean D., 7,8. La personne même de l'Esprit-
Saint est perçue par l'âme d'une manière sensible.
L'âme ne peut douter de sa présence en elle. S. Jean
D., 17. Bien plus, l'âme est transformée en la nature
divine et immortelle, p.STa6àXXe-rca eîç tt)v 0e[av xo'.i.
àxTjpa-rov çrja'.v. Timothée, 11. Dans cet état, l'homme
voit la Trinité des yeux du corps, il connaît les pensées
les plus secrètes des autres. Théodoret, 8; Timothée, 5.
Il est parfois dans une sorte de délire sacré. Théodoret,
10, 11; Timothée, 10.
Les conséquences les plus immorales étaient dé-
duites de cette fausse mystique. Arrivée à l'impassibi
lité, telle que la comprennent les messaliens, l'âme a
atteint la suprême perfection morale, c'est-à-dire l'im-
peccabilité. Elle n'a plus besoin de s'instruire ni de
discipliner son corps. Celui-ci ne peut plus entraîner
au mal. Il est délivré de la tyrannie des passions.
Timothée, 9. Aussi, celui qui est arrive à l'impassibi-
lité ainsi comprise peut se livrer aux actes sensuels et
au libertinage sans commettre aucune faute. Il lui est
permis désormais de s'\ laisser aller. Timothée, 16.
Cette impassibilité messalienne est en grande partie
différente de celle des anciens stoïciens. L'impassi-
bilité stoïcienne est un état où la racine des passions
aurait été arrachée de l'âme humaine, afin que celle < i
dcvînl insensible aux tentations. Conception chinic
rique sans doute, mais qui ne conduit pas nécessai
rement aux conséquences immorales de l'impassibilité
des messaliens. BUepeul y conduire cependant et favo-
riser le quiétisme. Celui qui se croira arrivé a l'impassi-
bilité, à cet état sans passion, estimera souvent inutile
tout effort pour maintenir le corps dans le devoir. Nous
voilà dans le quiétisme I C'est ainsi que les messaliens
v sont tombés, l.a vraie spiritualité se tient dans un
juste milieu : in medio stat Veritas. Si elle dévie à droite
ou à gauche, on arrive aussitôt à des conséquences
erronées et Funestes, les doctrines spirituelles ont
1545
O U I É T I S M E . L' H E S YC H A S M I :
1546
une influence directe et immédiate sur la conduite de
l'homme; aussi les erreurs en spiritualité sont-elles
particulièrement redoutables.
IV. L'hésychasme en Orient au Moyen-Age. —
On appelait hésychastes (Yjair/dcÇov-rsç « ceux qui se
livrent à la quiétude ») les moines qui vivaient en
ermites dans les environs des monastères orientaux
de la région du mont Athos. Dès le ve siècle, l'usage
s'était établi de permettre aux moines qui se sentaient
appelés à la vie rigoureusement contemplative de
quitter leurs communautés pour se livrer à la contem-
plation à proximité des monastères. Le samedi, ils
revenaient au milieu de leurs frères pour célébrer
avec eux l'office eucharistique.
Cette pratique n'eut rien que de très légitime à
l'origine. Mais — sous quelles influences? on l'ignore
une fausse mystique s'introduisit parmi les hésy-
chastes. Nous la trouvons formulée au xie siècle. Il y
eut donc à cette époque un hésychasme hétérodoxe, à
tendances quiétistes dont il faut parler.
Le principe fondamental de cette fausse mystique
est expliqué ainsi par un moine oriental de cet le
époque, Syméon, dit le Nouveau Théologien. D'après
lui, la grâce est nécessairement objet de conscience en
nous. Celui qui n'expérimente pas en lui-même la
présence de la grâce sanctifiante n'est pas justifié.
Être dans la sainte amitié de Dieu et ne pas voir Dieu
sous forme de lumière est impossible. ■ Car Dieu est
lumière, et pareille à une lumière est sa contempla-
tion. » J. Mausherr, La méthode d'oraison hésychaste,
dans les Orientalia christiana, t. ix, 1927, p. 101 sq.
Cf. art. Paiamas, t. xi, col. 1751. Inutile de taire
remarquer combien erronée est cette conception de la
grâce divine.
Le but de la contemplation, c'est justement d'ob-
tenir la vision de cette lumière divine et d'en donner
la jouissance. Les méthodes de contemplation con-
seillées par les hésychastes étaient variées. L'une
d'elle est particulièrement curieuse. Elle semble s'ins-
pirer de la contemplation bouddhiste exposée plus
haut. Cette méthode, à la fois physique et morale, est
fondée sur la théorie de la respiration telle que la
concevaient, au xnc siècle, les moines de la région du
mont Athos. L'air que nous respirons, dit un moine
athonite appelé Nicéphore (t vers 1310), passe par
le nez et va dans le cœur. Le cœur attire l'air afin de
lempérer sa chaleur. « L'agent de la respiration, c'est
le poumon, qui, pareil à un infatigable soufflet, fait
entrer et sortir l'air ambiant. » Lorsque l'air aura
pénétré dans le cœur, l'esprit sera entièrement recueilli,
l'âme éprouvera une grande joie et elle verra la lu-
mière divine. Cf. Nicéphore, De cordis custodia, P. G..
t. cxlvii, col. 963 sq.; Grégoire le Sinaïte, De respi-
ratione, P. G., t. cl, col. 1316 sq.
Voici d'ailleurs comment Syméon le Nouveau
'théologien décrit cette méthode de contemplation
dans sa Méthode de la sainte oraison et attention :
« Assis dans une cellule tranquille, à l'écart, dans un
coin, fais ce que je te dis : ferme la porte et élève ton
esprit au-dessus de tout objet vain et temporel; en-
suite, appuyant ton menton sur la poitrine et tournant
l'œil corporel avec tout l'esprit sur le milieu du ventre,
autrement dit le nombril, comprime l'aspiration de
l'air qui passe par le nez, de façon à ne pas respirer à
l'aise, et explore mentalement le dedans des entrailles
pour y trouver le lieu du cœur, où aiment à fréquenter
toutes les puissances de l'âme. Dans les débuts, tu
trouveras une ténèbre et une épaisseur opiniâtres,
mais en persévérant et en pratiquant cette occupation
de jour et de nuit, tu trouveras, ô merveille! une félicité
sans bornes. Sitôt, en effet, que l'esprit trouve le lieu
du cœur, il aperçoit tout à coup ce qu'il n'avait jamais
vu, car il aperçoit l'air existant au centre du cœur, et
il se voit lui-même tout entier lumineux et plein de
discernement; et dorénavant, dès qu'une pensée
pointe, avant qu'elle s'achève et prenne une forme, il
la pourchasse et l'anéantit par l'invocation de Jésus-
Christ. » Cité dans les Grœcorum sententiœ, de Gré-
goire Paiamas, P. G., t. cl, col. 899. Cf. liausherr,
op. cit., p. 161-165; Grég. Paiamas, De hesychastis,
P. G., t. cl, col. 1106-1107, 1110, 1112, 1111; t. cuv,
col. 840. On nomma ces contemplatifs les omphalo-
psyques ou « regardeurs de nombril ».
Le Calabrais Barlaam de Seminaria (t 1318) se
moqua publiquement de ces pratiques saugrenues des
hésychastes et des doctrines hétérodoxes qui les mo-
tivaient. Ces faux mystiques prétendaient que la
la lumière qui enveloppait le corps du contemplât il
était la lumière divine, celle qui avait transfiguré le
corps mortel du Christ sur le Thabor, au moment de
la transfiguration. Les critiques acerbes de Barlaam
déclenchèrent la fameuse controverse hésychaste que
l'on n'a pas à exposer ici. Voir, t. xi, col. 1777 sq.,
l'art. Palamite i Controverse).
Remarquons les tendances quiétistes de cette con-
templation hésychaste. fout d'abord les ressemblances
de cette contemplation avec celle des moines indiens
des religions brahmaniques ; même immobilité du
corps, influence analogue de la manière de respirer
pour obtenir le résultat désiré, et surtout même moyen
mécanique el tout corporel pour produire un effet mo-
ral, spirituel. L'hésychaste n'a pas recours à l'ascèse.
à l'effort moral pour arriver à la sainteté; aussi ses
pratiques s'inspirent-elles d'une déformation grave de
la mystique chrétienne.
Les tendances quiétistes de l'hésychasme ne se
manifestent pas autant qu'on aurait pu le craindre.
L'hésychaste est invité à prier, à lire et à méditer,
mais avec modération, car son grand souci doit être
de contenir sa respiration, de la gouverner comme elle
doit l'être, xpxTÛv ttjv èx7rvoï)v, en vue du rôle essen-
tiel qu'elle joue dans la contemplation. Grégoire le
Sinaïte, De quietudine et duo bus oralionis modis, 2.
/'. G., t. cl, col. 1316.
Ce souci baroque de la respiration gênait évidem-
ment beaucoup la psalmodie, laquelle exige que l'on
puisse respirer librement. Aussi, parmi les hésychastes,
les uns psalmodiaient peu, d'autres pas du tout.
« Ceux qui ne psalmodient jamais, disait Grégoire le
Sinaïte, ont raison s'ils sont avancés dans la perfection.
Car ceux-là n'ont pas besoin de psalmodie, mais de
silence et de perpétuelle prière et contemplation quand
ils sont arrivés à l'illumination d'eux-mêmes. Car,
étant unis à Dieu, il ne leur est pas avantageux d'en
détourner leur esprit ni de le jeter dans le trouble.
Ibid., col. 1320.
Ces erreurs manifestes n'empêchèrent pas l'hésy-
chasme d'être bien vu dans le milieu byzantin du
Moyen Age. (le succès fut dû, en grande partie, à
l'autorité extraordinaire dont jouit son plus célèbre
défenseur, Grégoire Paiamas, archevêque de Thessa-
lonique. L'hésychasme s'identifia tellement avec
Grégoire Paiamas que ses adeptes furent appelés
palamites. Aujourd'hui encore des historiens grecs et
russes font l'apologie de la mystique hésychaste.
Sur l'hésychisme, outre les ouvrages cités, voir l'indi-
cation des sources dans les Indices de la Pairologie qrecque,
de F. Cavallera, p. 141-142; Échos d'Orient, t. V, 1902,
p. 1-11, t. vi, 1003, p. 50-00; M. Viller, Nicodém" l'Hagiorite,
dins Revue d'ascétique el de mystique, 1024, p. 174 sq. :
K. Krumv>acher, Geschichte der byzantinisc/vn Liiteratur,
2e éd., Munich, 1897; Nicétas Stétathos, Un grand mystique
byzantin. Vie de Syméon le Nouveau Tkéoloqien ( 949-1022 ) ,
texte grec inédit, publié avec introd. et notes critiquespar
le P. Irénée Hausherr, S. .1., et trad. fr. en collaboration
avec le P. J. Iforn, S. J., dans Orientalia chrisiiana, t. xn,
n. 45, 1028; sur Grégoire Palarms, M. Jugie, art. Pu. amas
1547
QUIÉTISME. LES FRÈRES DU LIBRE ESPRIT
1548
et Theologia dogmatica christianorum orientalium, t. n;
Sébastien Guichardan, A. A.. /.<• problème de la simplicité
divine aux XI P« el -V p siècles. Grégoire Palamas, l/uns Scot,
Georges ScJiolurios, Lyon, 1933; Eugène Mercier, La spiri-
tualité byzantine, Paris, 1933, p. 415-417.
II. LE QUIÉTISME EN OCCIDENT. - - I. Au
Moyen Age : les frères du lime esprit, les Déghards, maî-
tre Eckart. II. Le quiétisme luthérien. III. Au xvr siè-
cle et au début du xvir : les alumbrados en Espagne.
IV. L'hérésie quiétiste au xvne siècle. Les précurseurs.
Le préquiétisme. V. Les guérinets ou les illuminés de
Picardie en 1634. VI. L'hérésie de Molinos : précurseurs
immédiats en Italie. Le molinosisme. VII. Le quié-
tisme en France au xvir siècle. Le 1'. La Combe et
MmeGuyon. VIII. Controverse entre Bossuet et Fené-
lon. Les articles d'Issy. La condamnation de Fénelon.
I. Au MOYEN AGE : LES FRÈRES DU LIBRE ESPRIT;
les béghards; maître Eckart. — 1° Les frères il ii libre
esprit. — Les origines du quiétisme occidental sont
obscures. On trouve les erreurs quiétistes déjà accen-
tuées au xnr siècle, chez les frères du libre esprit.
Ces hérétiques ne formaient pas une secte ostensible-
ment organisée, mais plutôt une société secrète dont
les membres répandaient leurs erreurs d'une manière
occulte; aussi défiaient-ils les menaces de L'Inquisition.
Ils étaient nombreux sur les bords du Rhin, cette ré-
gion « classique des hérésies de l'Allemagne du Moyen
Age ». Voir, ici, t. vi, col. 'M 10-31 M). Là aussi llorissait,
au xnic et au xive siècle, l'association religieuse des
béguines el des béghards, association pure et ortho-
doxe à l'origine et qui fut gâtée en pallie par les frères
du libre esprit. Chez les béghards hétérodoxes, comme
nous le verrons, se trouvent des erreurs quiétistes
semblables à celles des frères du libre esprit. Voir art.
BÉGHARDS, BÉGUINS, t. Il, col. 528-535.
Le faux mysticisme de ces hérétiques s'inspire du
panthéisme. Il tend à la suppression de l'activité
personnelle et de la responsabilité morale. D'où venait
ce panthéisme? Peut-être d'Espagne, où l'averroïsme,
système phîlosophico-religieux arabe, était puissam-
ment soutenu. D'Espagne cette philosophie à ten-
dances panthéistes ne tarda pas à pénétrer dans les
villes rhénanes, surtout à Strasbourg, ce carrefour
intellectuel de l'Europe du Moyen Age. Comme pres-
que toujours, c'est par la porte du panthéisme que le
quiétisme s'introduisit dans les esprits.
Les erreurs des frères du libre esprit furent dénon-
cées et condamnées. Saint Albert le Grand, lorsqu'il
était évêque de Ratisbonne, lit, vers 1260, un recueil
de cent vingl et une erreurs des frères du libre esprit,
ck'si iné aux inquisiteurs de la foi. W. Preger, Geschichle
der deutschen Mystik ini Mittelalter, t. i, Leipzig, 1874,
p. 461-471; I. von Dôllinger, Beitràge :ttr Sekten-
geschichte des Mille/allers, t. n, p. 395 sq. Ce recueil
nous fait connaître avec précision renseignement de la
secte. On en trouvera un excellent texte dans les
Documenta ecclesiastica christianse perfectionis studium
spectantia, n. 198-221 , p. 116-127, du P. de Guibert.
Quant aux erreurs des béghards hétérodoxes, elles ont
été condamnées par le concile de Vienne en 1312.
De Guibert, ibid., n. 27 1 -27.r>, p. 155 sq.; Denz.
Bannw., n. 171 sq. Les ailleurs spirituels catholiques
rhénans de cette époque n'ont pas manqué de com-
battre la fausse mystique des frères du libre esprit el
des béghards. Parmi eux, Tauler et surtout le bien-
heureux Ruysbroeck doivent être mentionnés.
l'n panthéisme absolu inspire toute la doctrine des
frères du libre esprit. L'âme humaine est de la même
substance (pie Dieu: éternelle comme lui. Dicere <mi-
main esse de substantiel Dei, seternam ami Dca. Prop. 7.
95, 96. Toute créature est Dieu : quod munis creatura
sil Deus. Prop. 7(i. L'homme esl donc Dieu, égal à
Dieu: son aine esl divine : Dicere liominem Daim esse.
hominem passe fieri œqualem Deo vel animam fteri divi-
nam. Prop. 27, 77, etc. Il est l'égal du Christ. Prop. 23,
(15, 85.
La première conséquence de cette identité de Dieu
et de l'homme, c'est que l'action de l'homme parfait
est l'action même de Dieu : Quod homo ad talem slatum
polesl pervenire quod Deus in ipso omnia operatur.
Prop. 15, 1'.), 56. Il n'y a pas de responsabilité person-
nelle pour l'homme parfait. Tout ce qu'il fait a été
prédéterminé par Dieu : Quod hue quod faciunt homines,
ex Dei ordinatione faciunt. Prop. 66. Il ne peut donc
pas pécher lors même qu'il commettrait l'acte du
péché : Quod homo faciat mortalis peccati actum sine
peccato. Prop. 6. S'il tombe dans les péchés quels
qu'ils soient, il n'en aura cure, car c'est Dieu qui a tout
prédéterminé, el l'on ne doit pas s'opposer aux prédé-
terminations divines. Prop. 117.
Les frères du libre esprit rejettent évidemment
l'Église. L'homme parfait n'a pas besoin du prêtre :
Quod Iwma tantum profteiat, quod sacerdole mm indi-
geal. Prop. 10. La confession sacramentelle est rejetée:
Quod homo unitus Dca non debeat eon/ileri etiam pecca-
lum morlalc. Prop. 11. Les prières et les jeûnes, tout
comme la confession, sont un obstacle à la perfection :
Quod orationes, fejunia, confessiones peccatorum impe-
diant bonum hominem. Prop. 50, etc.
Le bienheureux Ruysbroeck résume ainsi ces er-
reurs : « Ou trouve encore d'autres homines mauvais
et diaboliques, qui disent qu'ils sont le Christ en
personne ou qu'ils sont Dieu : le ciel et la terre ont été
faits de leurs mains, et ils le soutiennent avec tout ce
qui existe. Supérieurs à tous les sacrements de la
sainte Lglise, ils n'en ont pas besoin et n'en veulent
pas. Quant aux ordonnances et usages ecclésiastiques
et tout ce que les saints mit laissé dans leurs écrits,
ils s'en moquent et n'en retiennent rien. Mais le dérè-
glement, une hérésie détestable et les coutumes sau-
vages qu'ils ont inventées eux-mêmes, voilà ce qu'ils
estiment saint et parfait. La crainte et l'amour de
Dieu ont fui de leur cœur; ils ne veulent connaître ni
bien ni mal et ils prétendent avoir découvert chez
eux, au-dessus de la raison, l'être sans modes. » Le
miroir du salut éternel, c. xvi, Œuvres de ituijsbroeck
l'Admirable, trad. des bénédictins de Saint-Paul de
Wisques, t. i, Bruxelles, 1919, p. 116; cf. Le livre des
sept clôtures, c. xiv, ibid., p. 180.
L'oisiveté spirituelle, le quiétisme le plus radical,
sont prônés par les frères du libre esprit. Aucune œuvre
n'est nécessaire pour devenir parlait. Bien plus, les
jeûnes, les disciplines, les veilles, sont des obstacles qui
s'opposent à La perfection : Quod homines impediant et
retardent perfectionem et bonitatem per fejunia, fl igella-
tiones, disciplinas, vigilias et alia similia. Prop. 110;
cf. prop. II. 50. L'homme étant Dieu n'est pas obligé
d'obéir aux commandements divins : Dicere hominem
liberum esse a decem prseceplis. Prop. 83. De là les
immoralités de la secte : Quod unitus Deo auilacler
possil explere libidinem carnis per qualemcumque mo-
dum, etiam religiosus in utroque sexu. Prop. 106; cf.
prop. 63, 72, 81, 07.
Leur oisiveté, dil I !uv sbroeck leur semble de si
grande importance qu'on ne doit y mettre obstacle par
aucune œuvre, si bonne qu'elle soit... Aussi se livrent-
ils à une pure passivité, sans aucune opération en
haut ni en bas..., de peur qu'en faisant quelque chose
ils n'entravent Dieu en son opération. Leur oisivilé
s'étend donc à toute vertu, à tel point qu'ils ne veu-
li ni ni remercier, ni louer Dieu... A leur avis, ils sont
au delà de Ions les exercices, de toutes les vertus,
el ils soûl parvenus à une pure oisiveté, où ils sont
affranchis vis-à vis de toutes vertus... Ils pensent
donc ne pouvoir jamais croître en vertus, ni mériter
davantage, ni commettre des péchés; car ils n'ont plus
1541)
QUIÉTISME. MAITRE ECKART
L550
de volonté..., ils sont un avec Dieu et réduits à néant
quant à eux-mêmes. La conséquence c'est qu'ils
peuvent consentir à tout désir de la nature inférieure...
Dès lois, si la nature est inclinée vers ce qui lui donne
satisfaction et ss pour lui risister, 1 sïsiveti de 1 £.sprit
doit en être tant soit peu distraite ou entravée, ils
obéissent aux instincts de la nature, afin que leur
oisiveté d'esprit demeure sans obstacle. » L'ornement
des noces spirituelles, 1. II, c. ixxvn, ibid., t. ni,
p. 2(i(t-2(il.
Ruysbroeck condamne ici le quiétisme des béghards
hétérodoxes en même temps que celui des frères du
libre esprit. Ce qu'il dit de l'affranchissement de l'âme
quiétiste de tout exercice des vertus a été condamné
par le concile de Vienne, en 1312, réprouvant la
(i1' proposition des béghards : Quod se in actibus exer-
cere virtutum est hominis imperfecli et perjecla anima
licential a se. tnrtutes. Denz.-Bannw., n. 4715 ; de Gui-
bert, op. cit., n. 275, p. 155; cf. n. 273.
2° Les béghards. — Le panthéisme des béghards est
beaucoup plus mitigé que celui des frères du libre
espiit. C'est surtout l'impcccabilité de l'homme par-
fait qui est mise en relief : > L'homme, dit-on, dans
cette vie présente peut acquérir un tel degré de per-
fection qu'il devienne complètement impeccable et ne
puisse plus croître en grâce ». Car, ajoute-t-on, « si l'on
pouvait progresser indéfiniment dans la sainteté, on
(inirait par être plus parfait que le Christ. » Prop. 1.
Les béghards enseignaient encore que l'on peut être
aussi parfait ici-bas qu'on le sera dans la vie bien-
heureuse du ciel. Et d'ailleurs, selon leur manière de
voir, « tout être intellectuel est naturellement bien
heureux en lui-même; l'âme humaine n'a pas besoin
de la lumière de gloire l'élevant â un ordre supérieur
pour voir Lieu et jouir de lui béatitiquement. » Prop.
4, 5. On remarquera ici l'influence de l'erreur aver-
roïsfe de l'unité de l'intellect.
L'n quiétisme absolu, comme celui des frères du
libre esprit, était la conséquence de ces erreurs.
L'homme qui est arrivé au degré voulu de perfection
« et d'esprit de liberté « est affranchi de toute obéis
sance. Les lois de l'Église ne sont plus pour lui.
Prop. 3. Les œuvres sont inutiles, la lutte contre les
passions ne se conçoit plus : « L'homme parfait, dit -on.
ne doit ni jeûner ni prier, car alors ses sens sont si
totalement soumis à son esprit et à sa raison qu'il peut
accorder à son corps tout ce qui plaît. » Prop. 2. Se
laisser aller aux tentations n'est plus pécher : l'n
acte charnel [contre la chasteté |, lorsque la nature y
incline, n'est pas un péché, surtout si celui qui le l'ait
est tenté. ■> Prop. 7. Les » violences diaboliques >,
dont parlera plus tard Molinos, s'inspireront de cette
doctrine immorale des béghards.
Enfin, la contemplation, comme la comprenaient les
béghards, ne pouvait avoir pour objet ni l'humanité
du Christ, ni la passion, ni l'eucharistie. Y penser
aurait été déchoir des hauteurs de cette contemplation
qui ne s'attache qu'à l'essence divine. Aussi, les lié
ghards ne s'apenouillaient-ils pas pour adorer le corps
du Christ au moment de l'élévation. Prop. X. Nous
retrouverons plus tard cette prétention de certains
contemplatifs d'exclure de leurs oraisons et de propos
délibéré l'humanité du Christ.
3° Mettre Eckart. — n naquit en Thuringe vers 1260.
Il entra, jeune encore, au couvent dominicain d'Er-
furt. En 1300, il vint étudier à Paris et il y revint
en 1311 pour y enseigner. Pendant quelque temps il
prêcha à Strasbourg, où les béghards hétérodoxes
étaient en grand nombre. Eckart fut accusé de n'avoir
pas assez combattu leurs erreurs. En 1326, alors qu'il
professait la théolorie à Cologne, l'archevêque de celte
ville, Henri de Yirnebourg, le cita à son tribunal
comme suspect d'hérésie. Eckart se défendit de son
mieux, puis en appela au pape. 11 mourut l'année sui-
vante, et, deux ans après, en 1329, le pape Jean XXII,
par la bulle In agro dominico, du 27 mars, condamna
vingt-huit propositions extraites de ses œuvres : dix-
sept — les quinze premières et les deux dernières
comme hérétiques, et les autres comme malsonnantes,
téméraires et suspectes d'hérésie.
D'après les propositions condamnées, il s'opérerait,
selon Eckart, une identification réelle, proprement
dite, entre l'homme juste et Dieu : La proposition 10
est ainsi formulée : Nous sommes totalement trans-
formés en Dieu et changés en lui de la même manière
que dans le sacrement [de l'eucharistie] le pain est
changé au corps du Christ; je suis ainsi changé en lui
parce qu'il me fait son être un et non seulement sem-
blable; par le Dieu vivant, il est vrai qu'il n'y a aucune
distinction. » Cf. prop. 9. Jean Gerson (f 1 129) trou-
vera injustifiée et téméraire cette comparaison de
l'union mystique avec la transsubstantiation eucharis-
tique. De theotoyia mustica spec.ulatwa, part. VIII, dans
Ellies du Pin, Gersonii upera omnia, t. ni. Amers.
1706, p. 394-395. L'usage qu'en l'ail Eckart est tout
â fait abusif.
Identification aussi entre le mystique et le Christ ;
« Tout ce que Dieu le Père a donné à son Fils unique,
quant à sa nature humaine, il me l'a entièrement don
né â moi aussi; je n'excepte rien, ni l'union ni la
sainteté, tout m'a été donné aussi bien qu'à lui. »
" Tout ce que dit du Christ la sainte Écriture, tout cela
se vérifie aussi de l'homme bon et divin. » Prop. 11,
12; cf. prop. 20, 21.
La conséquence de cette identification, c'est que
lac lion de l'homme se confond d'une manière absolue
avec celle de Dieu : «Tout ce qui est propre à la
nature divine, cela est entièrement propre à l'homme
juste et divin; c'est pourquoi cet homme juste opère
tout ce que Dieu opère et il a créé conjointement avec
Dieu le ciel et la terre, et il est générateur du Verbe
éternel, et Dieu sans cet homme ne saurait rien faire.
Prop. 13.
Il faudra donc considérer les actions de l'homme
comme étant les actions mêmes de Dieu. L'homme
n'agira pas par lui-même. L'abandon extrême à Dieu
et l'indifférence de l'homme pour toutes choses, même
pour sa sanctification, seront les conditions de la vie
spirituelle véritable : « Ceux qui ne recherchent pas
les biens matériels, ni les honneurs, ni ce qui esl utile,
ni la dévotion intérieure, ni la sainteté, ni la récom-
pense, ni le royaume des cieux, mais ont renoncé à
tout cela, même à ce qui est leur, c'est en ces hommes
(pie Dieu est honoré. » Prop. 8.
Cel abandon total fera tellement adhérera la volon-
té divine permissive que l'homme ne devra pas regret-
ter d'avoir commis le péché, sous prétexte (pie cela a
été permis par Dieu. « L'homme bon doit si bien
((informer sa volonté à la volonté divine qu'il veuille
tout ce que Dieu veut : puisque Dieu veut en quelque
manière que j'aie péché, je ne voudrais pas, moi,
n'avoir pas commis de péché, et telle est la vraie péni-
tence. » Prop. 1 1. Et encore : « Si un homme avait
commis mille péchés mortels, s'il élail bien disposé, il
ne devrait pas vouloir ne pas les avoir commis. »
Prop. 15.
Cel abandon quiétiste à la volonté divine permis-
sive est tout i fait illégitime. 11 s inspire de la doctrine
des frères du libre esprit. Prop. 117, Guibert, op. cit.,
p. 126. Tout pécheur a le grave devoir de se repentir
de ses fautes. Mais comment détestera-t-il les péchés
qu'il a commis s'il ne regrette pas de les avoir commis?
L'adhésion à la volonté divine permissive au sujel des
actions mauvaises auxquelles on s'est livré sera tou-
jours accompagnée de la douleur de les avoir faites et
du désir sincère, s'il était réalisable, de les avoir évi-
1551
OUIÉTISME. LES AL U MB R A DOS
1552
tées. « On ne doit jamais supposer la permission di-
vine, dit Fénelon, que dans les fautes déjà eommises;
cette permission ne doit diminuer en rien alors notre
haine du péché, ni la condamnation de nous-mêmes. »
Correspondance de Fénelon, t. v, Paris, 1827, p. 369-
370. Jean Gerson, toujours si prudent quand il traite
de la mystique, reconnaît sans doute la légitimité de
notre adhésion à la volonté divine permissive du pé-
ché; mais il ajoute qu'elle est un point délicat de la
spiritualité qui peut facilement être mal compris. De
discretione seu rectitudine cordis, consid. 9, dans Opéra
omnia, t. m, Anvers, 1706, p. 470.
La bulle de Jean XXII In agro dominico a été rééditée
par Denifle, Akten zum Processe Meister Eckeharts, dans
Archiv fur I.illeralur- und Kirchengcschichte des Millelallcrs,
t. il, 1886, p. 636 sq., texte reproduit par Denzinger-
Bannwart, Enchiridion, n. 501-529, et par de Guibert,
Documenta ecclesiaslica clirislianœ perfeclionis sludium spec-
tanlia, n. 28-1-289, p. 162 sq. Sur le procès d'Iickart voir
Daniels, Beilràge zur Geschichle der Philosophie des Millel-
allers, t. xxm, fasc. 5, 192:i, et G. Tiiéry. Édition critique des
pièces relatives au procès d'Eckharl, dans Archives d'hisl.
doctrinale et littéraire du Moyen Age, t. i, 1926, p. 129-268. —
Voir art. Eckart, t. iv, col. 2057-2081; S. M. Deutsch,
Prolestant. Realencyclopàdie, t. v, 1898, p. 142-151; G. Tilé-
ry, Vie spirituelle, Suppl., 1924 p. 93 sq.; 1925, p. 149 sq.;
1926, p. 49 sq.
4° Les mystiques rhénans. - Trouve-t-on des traces
de quiétisme dans les écrits des mystiques rhénans du
xiv siècle, en particulier dans Taulcr? La réponse est
douteuse selon plusieurs historiens. Ce qui est certain,
c'est que, dans la période du préquiétisme, au milieu
du xvne siècle, beaucoup d'auteurs spirituels se sont
inspirés de la mystique rhénane. La doctrine de la
nudité de l'esprit, celte prétendue condition de la
contemplation parfaite, qui occupe une si grande
place dans cette mystique, séduisit entièrement les
auteurs, nombreux alors, qui exagéraient l'importance
des états passifs pour la sanctification de l'âme. Selon
les mystiques rhénans, nous le savons, l'âme qui se
prépare à l'union parfaite avec Dieu, doit se dépouiller
de toute image et de toute idée, suspendre son acti-
vité, être presque totalement passive. Cette passivité,
si elle est mal comprise, peut engendrer le quiétisme,
la tendance à diminuer et même à supprimer les actes
des vertus chrétiennes. C'est malheureusement ce qui
eut lieu.
On trouve assez souvent dans les sermons de Tauler,
des passages comme celui-ci : « Pour que Dieu opère
vraiment en toi, tu dois être dans un état de pure
passivité; toutes tes puissantes doivent être complè-
tement dépouillées de toute leur activité et de leurs
habitudes, se tenir dans un pur renoncement à elles-
mêmes, privées de leur propre force, se tenir clans leur
néant pur et simple. Plus cet anéantissement est pro-
fond, plus essentielle et plus vraie est l'union. » Ser-
mons de Tauler, trad. Hugueny, Théry et Corin, t. n,
Paris, 1931, p. 96.
« Il s'est vu de nos jours, dira François Malaval, un
grand philosophe [Descartes ] qui a cru que pour ac-
quérir la véritable philosophie et pour la rétablir dans
sa pureté, il fallait que l'esprit humain oubliât tout ce
qu'il avait appris; qu'alors... la vérité paraîtrait dans
son vrai jour... Ce n'est pas ici le lieu de disputer si ce
fondement de sa philosophie est raisonnable, mais
dans le chemin dont nous parlons, il est certain que qui
laisse tout recouvre ce qu'il laisse plus parfait et plus
entier, ayant Dieu pour principe... « Pratique facile
pour élever l'âme à la contemplation, Paris, 1673,
p. 333-331.
IL Le quiétisme luthérien au xvie siècle. — Je
signale brièvement le quiétisme luthérien, car on
trouve ici. t. ix, col. 1146 sq., un long et suggestif
article sur Luther de .1. Paquier.
Le quiétisme de Luther est une conséquence de sa
conception ultra-pessimiste de l'humanité déchue. Se-
lon sa manière de voir, la concupiscence est le péché
originel lui-même. Tous ses mouvements même invo-
lontaires sont toujours des péchés graves. Les passions
sont donc insurmontables, aussi indomptables que
Cerbère, aussi invincibles que le géant Antée. Le libre
arbitre a d'ailleurs été détruit par la chute originelle.
La volonté est donc irrémédiablement subjuguée par
les passions.
Dès lors, il est inutile d'essayer de lutter. Nous
sommes toujours vaincus d'avance. Inutile de prier au
moment de la tentation, puisque la volonté est fata-
lement vouée au mal. Aucun acte intérieur tel que le
repentir n'est possible. Les œuvres extérieures, comme
la confession et la réception (les sacrements, sont de
nul ell'et.
Si l'homme est incapable de tout bien et s'il reste en
lui-même pécheur, sa justification ne peut être qu'ex-
térieure à lui et purement « nominaliste » : il est juste
parce que la justice du Christ le couvre et voile aux
yeux de Dieu les iniquités de son âme. L'unique
moyen d'être ainsi extérieurement justifié c'est la foi
ou la confiance ferme que nous sommes justifiés, que
la justice du Christ nous est imputée.
Nous trouvons dans la doctrine de Luther la division
de l'homme en deux parties : la partie inférieure avec
les passions qu'il faut laisser faire, à qui il faut tout
permettre et la partie supérieure qui a la confiance
inébranlable que la justice du Christ est imputée.
Cette division est bien celle du quiétisme rigide.
III. LE QUIÉTISME ESPAGNOL AU XVIe SIÈCLE ET AU
début du XVIIe. Les alumbhados. — Vers 1509, on
commença à parler en Espagne, en Andalousie sur-
tout, de la secte des alumbrados ou illuminés, appelés
aussi deiados ou anéantis. Les adeptes se faisaient
remarquer par leur exaltation mystique suspecte.
Leurs pratiques, inspirées par l'illuminisme, parais-
saient extravagantes et dangereuses pour la morale.
De fait, plusieurs villes, et principalement Llerena, en
Estramadure, furent gâtées par ces faux mystiques.
Leur doctrine se précisa peu à peu. Elle s'inspire,
semble-t-il, du néo-platonisme, de l'averroïsme et sur-
tout du quiétisme des béghards.
L'Inquisition espagnole poursuivit sans relâche les
alumbrados. Elle publia contre eux des édits en 1568
et 1574. Elle sévit contre eux à Llerena dans les années
suivantes. La principale condamnation fut celle de
1623. L'édit de 1623, le plus important, fut publié par
l'archevêque grand inquisiteur André Pacheco. 11 con-
tient une liste de soixante-seize propositions qui ré-
sument toute la doctrine des alumbrados. Le texti
espagnol se trouve dans V. Barrantes, .\;>arato biblio-
qraphico de la historia de Estremadura, Madrid, 1875,
t. n, p. 364-370. Le P. de Guibert, op. cit., n. 405-419,
le reproduit avec une traduction latine. L/iie traduction
française a été donnée dans le Mercure de France,
t. ix, 1621, p. 357 sq.
Les erreurs des alumbrados paraissent découler de
l'importance exagérée qu'ils donnent à l'oraison men-
tale et de l'efficacité tout à fait excessive qu'ils lui
attribuent. Selon ces hérétiques, l'oraison mentale est
obligatoire de droit divin; par elle on accomplit par
le fait même tous les autres préceptes : Menlalem
orationem divino prseceplo imperatam esse et per eam
c-rtera omnia impleri. Prop. 1. La prière vocale a peu
de valeur. Prop. 2. Aussi, ni prélat, ni père, ni supé-
rieur n'a droit à être obéi lorsqu'ils commandent
quelque chose qui pourrait réduire les heures d'oraison
mentale ou de contemplation. Prop. 1. Pour se livrer
à l'oraison, il faut laisser toutes les autres obligations,
même les devoirs d'état. L'oraison doit être préférée
à l'audition de la messe, même un jour de fête. Prop.
1553
QUIÉTISME. DÉBUTS UU SYSTÈME
1554
18, 19. Sans l'oraison, telle que la comprennent les
alumbrados, personne ne peut se sauver. Prop. 7. Ces
principes sont en désaccord avec l'enseignement des
auteurs spirituels orthodoxes sur l'utilité de l'oraison
mentale. Ce qui suit l'est bien davantage.
L'oraison des alumbrados consiste à se recueillir en
présence de Dieu, sans discourir, ni méditer, ni réflé-
chir à la passion du Christ ou à sa très sainte humanité.
Prop. 17. On peut arriver à un tel degré de perfection
que la grâce submerge les puissances de l'âme si bien
que l'âme ne puisse plus ni déchoir ni progresser.
Prop. 36. Une personne de la secte des alumbrados
aurait été confirmée en grâce trois fois par Dieu : la
première fois au sujet des imperfections naturelles, la
seconde au sujet des péchés mortels, et la troisième au
sujet des péchés véniels. Dans un état si parfait, il ne
lui restait rien de la chair déchue d'Adam. Prop. 37.
D'ailleurs, dans l'état des parfaits et dans la vie
unitive avec Dieu par l'amour, si Dieu déclare au
pariait qu'il est bon, celui-ci sera substantiellement
bon, et dans ce cas son âme ne devra plus du tout agir.
Prop. 43. Dans leurs extases et leurs ravissements, les
alumbrados prétendaient voir l'essence divine et la
sainte Trinité comme les voient les élus dans la gloire.
Cette vision pouvait se reproduire à volonté. Prop. 9,
58-62. Aussi n'avait-on pas besoin de révélation spé-
ciale pour se savoir en grâce avec Dieu. Prop. 31.
Le quiétisme le plus radical découlait de ces erreurs.
Dans l'état d'union avec Dieu on ne fait pas beaucoup
d'actes de volonté. Prop. 42. Les parfaits n'ont pas
besoin de faire des actes de vertu. Ils ont en eux la
grâce et le Saint-Esprit qui les guide immédiatement
lui-même. Prop. 8, 10. 11 n'y a qu'une seule chose à
faire : suivre le mouvement et l'inspiration intérieure
de cet Esprit pour agir ou ne pas agir. Prop. 11. L'âme
unie à Dieu est oisive. Elle ne doit rien faire, ni vouloir
ni ne pas vouloir. Prop. 43.
Les pratiques immorales des confesseurs de la
secte avec leurs pénitentes, qui rendirent les alum-
brados si odieux, étaient considérées par eux comme
des manifestations de l'union divine ou des moyens
de l'opérer; ces pratiques, disaient-ils, communi-
quaient l'Esprit-Saint et l'amour divin aux âmes.
Prop. 46-55; cf. prop. 32, 76. Michel Molinos a trouvé
sans doute dans ce faux mysticisme immoral plusieurs
de ses sataniques inspirations.
Les alumbrados, comme les luthériens, enseignaient
que « l'intercession des saints est vaine », et la véné-
ration de leurs images inutile. Prop. 38.
M. Henri Bremond, toujours préoccupé de mini-
miser le quiétisme, a singulièrement réduit l'impor-
tance de l'hérésie des alumbrados. « Si je me suis
étendu si longtemps, dit-il, sur l'édit qui les [les illu-
minés de Séville | stigmatise, c'est qu'une fois tra-
duite et répandue de ce côte-ci des Pyrénées cette
bizarre pièce, fumeuse, mais fulgurante, va présider,
pour ainsi dire, à toute l'histoire de l'illuminisme, ou
du quiétisme, ou du semi-quiétisme français, pendant
tout le xvne siècle... La notion abstraite de quiétisme
va se réaliser en un mannequin puant, barbouillé de
soufre, épouvantait aux gestes obscènes, que les
furieux tireront de sa boîte quand ils voudront perdre
un homme d'Église ou une dévote, et que les docteurs
eux-mêmes inviteront gravement à leurs discussions
sur l'« abandon » ou sur l'oraison de simple regard. »
Histoire littéraire du sentiment religieux en France,
t. xi, Paris, 1933, p. 70. Tel n'est pas sans doute le
jugement de l'histoire.
Outre les ouvrages cités, on consultera sur les alumbra-
dos : Menandez Pelayo, Historia de los helerndoxos espa-
iloles, 2' éd., t. v, p. 205-248; A. Arbiol, Desen gunos mysti-
eos, t. v, Barcelone, 1758, p. 533 sq., où se trouve une liste
de soixante propositions condamnées; Malvasia, Calalogus
omnium hivresum, Rome, 1661, p. 26'.), donne cinquante
propositions; Terzago, Tneologia historico-mystica, Venise,
1764, rapporte trente-cinq propositions; Lea, Hislorg of Ihe
inquisition of Spain, t. iv, New- York, 1007, p. 21-25;
Constant, art. Alumbrados, dans Dict. d'hist. et de gèogr.
eccl., t. il, 1014, col. 840 sq.; Colun^a, Los alumbrados
espanoles, Salamanque, 1010; Bernardino Llorca, Die spa-
nische Inquisition und die Alumbrados, Berlin, 1-J34.
IV. L'hérésie quiétiste au xvir3 siècle. Les
précurseurs. Le préquiétisme. — Jusqu'ici nous
avons trouvé le quiétisme à l'état sporadique, dispersé
et mêlé avec d'autres erreurs. Au xvir siècle, il se
présente sous la forme d'un système cohérent dont les
diverses parties s'enchaînent étroitement.
Comme toutes les hérésies importantes et qui ont
troublé l'Eglise, le quiétisme a été précédé d'un ensei-
gnement qui l'a préparé et en a rendu l'éclosion pos-
sible : enseignement spirituel assez répandu qui
exagérait l'importance des états passifs dans la vie
intérieure. On peut le considérer comme une sorle de
préquiétisme. Plusieurs se sont étonnés et de ce mot
et de la chose exprimée par lui. A ce sujet, on a même
fait de l'esprit d'un goût douteux. Et pourtant l'his-
toire et la psychologie ne nous apprennent-elles pas
qu'une hérésie est d'ordinaire précédée d'une période
d'incubation pendant laquelle, consciemment ou non,
le milieu favorable se prépare? Une mentalité se crée,
qui rend possible la naissance et la diffusion de l'hé-
résie. Il en a été ainsi de I'arianisme, du monophysisme
et de toules les hérésies. La tâche de l'historien est
précisément de mettre en relief cette mentalité qui
prépare les voies à l'erreur; sinon il laisse inexpliquée
l'origine des doctrines hétérodoxes.
Il est d'autant plus facile de découvrir le préquié-
tisme que nous sommes aidés en cela par l'Église. Llle
a proscrit, comme nous le verrons, postérieurement à
la condamnation de Molinos (1687), bon nombre
d'ouvrages parus avant celle-ci, comme contenant un
enseignement spirituel dangereux, capable de favo-
riser le quiétisme. Elle nous laisse ainsi entendre que
ces ouvrages ont pu contribuer à la diffusion de cette
hérésie. A cela on a objecté que la condamnation de
ces écrits s'explique par la très forte réaction qui suivit
la condamnation de Molinos. Explication insuffisante I
Réaction sans doute, mais motivée par la conviction
de la nocivité des ouvrages prohibés. Quel catholique
oserait affirmer que l'Église ait mis à l'Index complè-
tement à tort, sans raison aucune, un si grand nombre
d'ouvrages? Que quelque livre non dangereux ait été
censuré par le fait de la réaction antiquiétiste, c'est
incontestable. Mais quel historien consciencieux vou-
drait déclarer que l'ensemble de ces livres condamnés
ne présentait pas un réel danger pour l'orthodoxie de
la piété catholique? On est donc autorisé à croire que
les auteurs de ces ouvrages prohibés ont frayé, volon-
tairement ou non, le chemin au quiétisme.
Voici les principaux auteurs préquiétistes, ceux qui
paraissent avoir exercé la plus grande, influence.
En Espagne, le vénérable Jean Falconi, religieux
de l'ordre de Notre-Dame-de-Ia-Merci, qui mourut à
Madrid en 1638. Ses Œuvres spirituelles furent publiées
après sa mort, en 1662, à Valence, en Espagne. La
traduction italienne de trois de ses écrits fut mise à
l'Index le 1er avril 1688 : V Alphabet pour apprendre à
lire dans le Christ; Lettre à un religieux sur l'oraison de
pure foi et Lettre à une de ses filles spirituelles touchant
le plus pur et le plus parfait esprit de l'oraison. Le
Marseillais François Malaval, que nous allons rencon-
trer, et Mme Guyon ont beaucoup étudié les Œuvres
spirituelles de Falconi.
En Italie, nous trouvons le fameux Brève compendio
intorno alla perfezione crisliana d'une dame milanaise,
Isabelle Christine Bellinzaga (1552-1624), qui a été en
L555
QUIÉTISME. DEBUTS DU SYSTÈME
L556
relation avec le jésuite Achille Gagliardi (1537-1607).
Ce Brève compendio a été reproduit et adapté par lié
mile dans sua premier ouvrage : Briel discours de
l'abnégation intérieure, publié en l "> * » T , avec l'appro-
bation d'André Duval. Œuvres complètes de Bérulle,
Migne, Paris, 1856, col. 879 sq. L'écrit de la (lame
milanaise a été beaucoup étudié ces dernières années
par le R. P. Viller, Bev. d'ascétique et de mystique,
t. xii, 1931, p. 14-89; t. xm, 1932, p. 34-59, 257-
293; par dom Giuseppe de Luca, ibid., l. xn, 1931,
p. 112-152; par Henri Bremond, Vie spirituelle, févr.
et mars 1931, et llisl. du sentiment religieux, l. xi,
1933, p. 3-56; par M. J. Dagens, Hev. d'hist. eccl. de
Louoain, n. 2. 1931. L'adaptation en français, faite
par Bérulle, du Brève compendio est irréprochable au
point de vue doctrinal. Le jeune Bérulle fut guidé dans
son travail par les docteurs de Sorbonne, ses conseil-
lers. Mais il semble que le Brève compendio contienne
des traces de quiétisme. Le P. Gérard de Saint-Jean-
de-la-Croix y trouve une doctrine tendant à la même
lin que celle de Molinos. Éludes carmélitaines, 1913,
p. 511, 512. Ce jugement paraît à bon droit excessif
au P. Viller. Le qui paraît exact c'est qu'il y a dans le
Compendio des tendances quiétistes. Et comme l'écrit
a exercé une grande influence, il n'est pas téméraire
de le mettre au nombre des œuvres préquiétistes du
début du xvii'- siècle.
L'écrivain spirituel italien le plus célèbre qui fut
condamné par l'Église est Lier iMalteo Petrucci,
évêque cardinal de Jesi. Ses écrits, publiés de 1073
à 1686, furent mis à l'Index le 5 lévrier 1688, comme
entachés des mêmes erreurs que celles de la Guide
de Molinos. Cf. P. Dudon, Recherches de science reli-
gieuse, mai juin 1914. Deux autres auteurs italiens
sont à signaler à cause de l'influence qu'ils exercèrent :
Iienedetto Biscia, oratorien, et le dominicain Tomaso
Menghini. Les ouvrages du premier, publiés vers 1082
et 1083. furent prohibés le 5 février 1088, et ceux du
second le 2 mars de la même année. Ils avaient été
édités vers 1680 et 1082.
L'enseignement spirituel à tendances quiétistes
était alors si répandu au sud de l'Italie que le cardinal
Caracciolo, archevêque de Naples, écrivit une lettre à
ce sujet au pape Innocent XI, le ,'50 janvier 1682, pour
lui demander d'intervenir. Nous retrouverons plus
loin, clans le molinosisme, les mêmes erreurs que celles
qui sont mentionnées par le cardinal.
Plusieurs auteurs spirituels français, antérieurs à la
condamnation de Molinos, furent censurés par l'Index.
Benoît de Canfield, auteur de la Reigle de perfection,
contenant un abrégé de toute la vie spirituelle, réduite
à un seul point de la volonté de Dieu, Paris, 1009, fut
condamné le 20 avril 1089. L'ouvrage, publié sous le
nom de Jean de Bernières par le P. I ouis-François
d'Argentan : Lechresiien intérieur ou la conformité inté-
rieure que doivent avoir les chrestiens avec Jésus-Christ,
Rouen, 1660, fui traduit en italien. Cette traduction
fut mise à l'Index le 20 juillet 1089. l'n autre ouvrage
de Bernières : Œuvres spirituelles, Paris. 1070, éga-
lement traduit en italien, fut censuré le 12 dé-
cembre 1090. Mais l'auteur qui s'est fait le plus remar-
quer par ses tendances quiétistes esl le Marseillais
François Malaval. Son livre Pratique facile pour élever
l'âme à la contemplation en forme de dialogue [entre un
directeur el sa Philothée], Paris. 1664, 2e éd.. aug-
mentée (\'unc II' pari., 1070, eut une très grande
Influence. La traduction italienne lui mise à l'Index le
21 mars 1088. Voir l'art. Mai \- ai, t. ix, col. 1703.
Les ouvrages énumérés ne contiennenl pas \d]v doc-
trine quiétiste proprement dite. Aucun d'eux n'en-
seinrne que l'âme, arrivée aux états mvstiques éle\és.
perde sa liberté el devienne irresponsable de ses actes.
Ce quiétisme rigide esl celui des frères du libre esprit.
des béghards, «les alumbrados et de Molinos. Mais la
spiritualité de ces préquiétistes tend à mettre indû-
ment l'âme chrétienne dans la passivité, sans se de-
mander si Dieu l'y appelle ou si. y étant appelée, s;i
préparation ans états passifs a été faite. Le P. Surin
déplorait cet abus. Il y a des gens qui sans être appe-
lés de Dieu a cet étal [de passivité], disait-il, lisant les
auteurs qui en traitent, ou conversant avec des per-
sonnes qui en parlent sans cesse, prennent goût à cette
lecl ure et à ces entretiens, se portent d'eux-mêmes aux
choses extraordinaires, n'ont à la bouche que la désap-
propriation, l'anéantissement passif, la transformation
de l'âme en Dieu, l'union essentielle cl d'autres sem-
blables termes qui. ne venant point du cœur, sont
vides de suc, n'ont qu'un faux brillant el ne descen-
dent jamais jusqu'au cœur. » Dialogues spirituels.
t. n, Avignon, 1821, 1. III. c. ix, p. 1 !7.
Saint Jean Eudes déplorait que Bernières eût poussé
aux oraisons passives les personnes qui habitaient
l'Ermitage de Caen et qui tombèrent dans I'illumi-
nisme. « La source de semblables tromperies, écrivait-il
au supérieur du séminaire de Coutances, est la vanité,
laquelle, étant une fois entrée dans un esprit, n'en sort
que très dillicilemenl el très rarement : c'est ce qu'une.
personne de piété [Marie des Vallées | avait dit plu-
sieurs fois à M. de Bernières, que, autant d'âmes
qu'il mettrait dans la voie de l'oraison passive (car
c'est à Dieu à les y met Ire), il les mettrait dans le
chemin de l'enfer. » Œuvres complètes du bienheureux
Jean Eudes, t. x. Vannes, 1900, p. 139.
Les préquiétistes entendaient donner des méthodes
courtes el faciles permettant, croyaient-ils, d'arriver
rapidement et à coup sur à la haute contemplation.
Malaval a proposé la Pratique facile, Mme (juvon aura
le Moyen court et 1res facile.
Dans ces méthodes, on indique les moyens de mettre
l'âme dans l'oraison passive sans qu'on se demande
si elle y esl appelée et préparée. Le cardinal Caraecioli
disait dans sa lettre, citée plus haut, à Innocent XI :
Les quiétistes ne font « ni méditation, ni prières vo-
cales... Ils s'efforcent d'éloigner de leur esprit el même
de leurs yeux tout sujet de méditai ion, se présentant
eux-mêmes, comme ils disent, à la lumière et au souille
de Dieu, qu'ils attendent du ciel, sans observer aucune
règle ni méthode, et sans se préparer ni par aucune
lecture ni par la considération d'aucun point... [Ils|
prétendent s'élever d'eux-mêmes au plus sublime degré
de l'oraison et de la contemplation, qui vient néan-
moins de la pure bonté de Dieu, qui la donne à qui il
lui plaît et quand il lui plaît... » Dans les Œuvres de
Bossuet, t. xxvii, Versailles, 1817, p. 193-19 1.
François Malaval exige que sa Philothée arrive,
pour faire l'oraison parfaite, à cette nudité totale de
l'esprit cpie recommandent avec tanl d'insistance les
mystiques allemands et flamands du XIVe siècle. Une
nudité d'espril aussi radicale est-elle nécessaire à la
contemplation mystique? Beaucouo de théologiens le
nient, bai tout cas. si elle esl requise, il faut que ce
soit Dieu qui l'opère. Vouloir se dépouiller l'esprit des
idées qu'il possède et le réduire à l'inactivité lorsque
Dieu n'intervienl pas spécialement pour l'y conlrain
dre, c'est se jeter dans une dangereuse passivité. Mu
linos enseignera plus tard (pie la voie intérieure con-
siste à annihiler les puissances de l'âme. Malaval ne
s'éloignait guère de cet enseignement lorsqu'il deman
dait à sa Philothée de faire, bon gré mal gré, le vide
Intellectuel en elle el de maintenir de force ses facultés
Inactives dans ses oraisons. Cf. Pratique facile..., Paris.
107.3, p. 22. 333-33 1. etc.
Quant à l'objet de la contemplation, il esl, d'après
les préquiétistes aussi simple (pu- possible. De cet
objet ou exclul toute distinction, toute multiolicité,
si minime qu'elle SOit. L'âme ne doit pas considérer les
155;
QUIÉTISME. LES GUÉRINETS
1558
attributs divins, ni même les personnes divines, mais
l'Être divin dans sa rigoureuse unité. Cf. Malaval,
op. cit., p. 364-365. Or, les vrais mystiques disent,
au contraire, que dans la plus haute contemplation,
l'âme peut s'attacher aux personnes divines et aussi
aux attributs divins.
Un point de la mystique des préquiétistes est parti-
culièrement regrettable. Le contemplatif, disent-ils,
doit laisser de lui-même, de propos délibéré, la consi-
dération de l'humanité du Christ : « Dans cette oraison
de quiétude, écrivait encore à Innocent XI le cardinal
Caraccioli, quand il se présente à leur [aux quiétistes]
imagination des images même saintes et de Notre-
Seigneur, [ils] s'elforcent de les chasser en secouant
la tête, parce, disent-ils, qu'elles les éloignent de
Dieu... Leur aveuglement est si grand que l'un d'eux
s'avisa un jour de renverser un crucifix de haut en
bas parce, dit-il, qu'il l'empêchait de s'unir à Dieu et
lui faisait perdre sa présence. » Œuvres de Bossuet,
ibid. Voir ce que dit Bossuet de Malaval, à propos de
cette exclusion de l'humanité du Christ dans la con-
templation, Ordonnance sur les états d'oraison, Œuvres
de Bossuet, t. xxvii, Versailles, 1817, p. 6-7. Sainte
Thérèse, on le sait, s'indigne contre ces auteurs qui
exhortent les contemplatifs « à écarter... toute repré-
sentation corporelle pour s'attacher à la contempla-
tion de la seule divinité, car, disent-ils, lorsqu'on est
déjà si avancé, l'humanité de Jésus-Christ devient un
obstacle et un empêchement à la parfaite contem-
plation. » Elle convient que, dans la haute contem-
plation, « la présence de cette sainte humanité nous
échappe... Mais que de nous-mêmes, à dessein et avec
application, au lieu de prendre l'habitude d'avoir tou-
jours cette très sainte humanité présente — et plût à
Dieu que ce fût toujours! — nous fassions le contraire :
voilà, encore une fois, ce que je désapprouve. » Vie,
c. xxn, dans Œuvres complètes de sainte Thérèse, trad.
des carmélites de Paris, t. i, Paris, 1907, p. 279.
Autre doctrine très contestable : la continuité de
l'acte de contemplation. Falconi écrivait à l'une de ses
filles spirituelles : « Je voudrais que tous vos soins,
tous vos mois, toutes vos années et votre vie tout
entière fût employée dans un acte continuel de contem-
plation... En cette disposition il n'est pas nécessaire
que vous vous donniez à Dieu de nouveau, parce que
vous l'avez déjà fait. » Il donne ensuite la comparaison
d'un diamant offert à un ami. La donation reste va-
lable tant qu'elle n'est pas révoquée. De même l'acte
de contemplation. Une fois fait, il dure tant qu'il n'est
pas détruit par un acte contraire. La comparaison de
Falconi a été reprise par Malaval et par Molinos. Cf.
Bossuet, Instruction sur les états d'oraison, 1. I, c. xiv.
Falconi, comme la plupart des préquiétistes, considé-
rait aussi comme répréhensible tout acte spirituel au-
quel se mêlait quelque chose de sensible. Lettre à une
de ses filles spirituelles, dans Recueil de divers traités
sur le quiélisme, Cologne, 1699, p. 103-104.
Cet enseignement spirituel des préquiétistes, sans
être formellement hérétique, n'est-il pas cependant
erroné et dangereux? N'est-il pas le prodrome du
quiétisme proprement dit?
V. Les'guérinets ou les illuminés de Picardie
en 1634. — Les guérinets sont ainsi appelés du nom
de Pierre Guérin, curé de Saint-Georges de Roye, en
Picardie, l'un de leurs principaux chefs. Ils dogma-
tisaient vers 1634, à Chartres, mais surtout en Picar-
die. De là ils se seraient répandus en Flandre.
Les deux disciples les plus connus de Pierre Guérin
auraient été Claude Bucquet, curé de Saint-Pierre de
Roye, et son frère, Antoine Bucquet, prêtre adminis-
trateur de l'hôtel-Dieu de Montdidier, à qui Dieu
avait révélé, prétendait-on, une pratique de foi et
de vie suréminente, célèbre dans la secte.
DICT. DE THÉOL. CATHOL.
Ce fut, dit-on, le P. Joseph, l'Éminence grise, le
conseiller de Richelieu, qui découvrit ces sectaires en
1634. Le cardinal sévit vigoureusement contre eux.
Il « chargea l'évèque d'Amiens de procéder contre
Guérin, Claude Bucquet, Antoine Bucquet, Made-
leine de Fiers, religieuse de l'hôtel-Dieu de Montdidier,
et contre ceux qui seraient suspectés de faire partie
de la secte des guérinets ». Les accusations portées
contre eux semblent n'avoir pas été aussi graves
qu'on le crut tout d'abord. En 1635, après un inter-
rogatoire dirigé par saint Vincent de Paul, l'atïaire se
termina par l'acquittement des accusés. Cf. A. de
Salinis, S. J., Madame de Villeneuve, fondatrice et ins-
titutrice de la Société de la Croix, Paris, 1918, p. 292.
Quelle fut l'importance de cette secte et quelle a
été au juste sa doctrine? On a de la peine à le savoir
avec certitude.
C'est dans les Memorie recondite, t. vm, de l'abbé
Vittorio Siri, mort à Paris en 1685, que se trouvent
des renseignements sur les guérinets. D'après Siri,
cette secte était assez répandue, et sa doctrine très
pernicieuse. Favorable à Richelieu et au P. Joseph,
Siri aurait-il voulu rehausser les mérites de ces per-
sonnages en exagérant les méfaits de ces prétendus
quiétistes?
Les historiens qui ont parlé des guérinets renvoient
aux Memorie de Siri. Ainsi Jean Hermant, curé de
Maltot, dans son Histoire des hérésies, t. n, Rouen,
1712, p. 199-204; un manuscrit du séminaire Saint-
Sulpice; A. de Salinis, op. cit., p. 290. Des renseigne-
ments semblables sont donnés sur les guérinets par
d'Avrigny, Mémoires chronologiques, t. I, p. 341 ;
l'abbé Ducreux, Les siècles chrétiens ou histoire du
Christianisme, t. ix, p. 211-212; \eDict. hist. deMoréri,
éd. de 1759, art. Illuminés, t. vi, p. 313; Bergier,
art. Illuminés, dans Dict. théol. La plupart prétendent
que cette secte s'inspira des alumbrados d'Espagne.
Écoutons tout d'abord ce que disent des guérinets
ces historiens. Nous signalerons ensuite les réserves
faites par des auteurs récents sur leurs témoignages.
1° Organisation de la secte. — Les guérinets « mépri-
saient communément les religieux, les prêtres et les
docteurs qui n'étaient pas au nombre de leurs intimes.
Ils étaient unis ensemble par serment, car ils exi-
geaient de ceux qui étaient admis parmi eux un secret
inviolable et les obligeaient à jurer fidélité. Ils s'as-
semblaient, les jours de fête et les dimanches, dans
des maisons particulières pour y expliquer leurs
sentiments. Ils accordaient aux filles l'autorité de
prêcher et d'enseigner, et c'était d'elles particuliè-
rement qu'ils se servaient pour la propagation de
leur secte. Aussi les envoyaient-ils en différents
endroits pour y établir des assemblées de filles dévotes.
Ils avaient certains livres qui leur étaient propres
et où leurs opinions étaient expliquées. Ils avaient
même un Credo de pratique, qu'ils appelaient leur
Soleil. Dans la confession, ils nommaient les complices,
et le confesseur en les interrogeant leur faisait des
demandes horribles et honteuses. Ils se moquaient
des austérités qui sont en usage dans l'Église et ils
empêchaient d'aller à la messe et ne faisaient aucun
cas des jeûnes, non pas même du carême, parce que,
affaiblissant le corps, ils le rendaient peu propre à
l'oraison, ils l'indisposaient pour l'oraison. Enfin
ils prétendaient qu'on pouvait mentira des supérieurs
pour éviter les châtiments dont on était menacé».
Manuscrit de Saint-Sulpice.
Hermant, qui donne aussi ces mêmes renseigne-
ments, ajoute que la secte eut pour premiers auteurs
deux religieux apostats qui répandirent leur doctrine
tout d'abord secrètement, puis publiquement par des
écrits. Plusieurs monastères auraient été conta-
minés. Mais leurs noms ne sont pas indiqués.
T. — XIII — 50.
1559
QUIÉTISME. LES GUÉRINETS
1560
2° Doctrine des guérinets. — Hermant ne rapporte
pas cette doctrine; il se contente de renvoyer aux
Mémoires de Siri. Voici l'exposé de cette doctrine
d'après le manuscrit de Saint-Sulpice :
«Entre leurs erreurs, Ijs principales étaient celles-ci :
que Dieu avait révélé à frère Antoine Bucquet une
pratique de foi et de Die suréminenle inconnue jus-
qu'alors et inusitée à toute la chrétienté. Qu'avec
cette méthode on pouvait s'élever en peu de temps
à un degré de perfection et de gloire égal à celui où
étaient parvenus les saints et même la sainte Vierge,
qui n'avait été douée que d'une vertu commune, au
lieu qu'en suivant cette pratique on arrivait à une
union si sublime que toutes nos actions étaient déifiées.
Que, quand on est parvenu à une union si relevée, il
fallait laisser agir Dieu seul en nous, sans produire
aucun acte de notre part. Que tous les anciens doc-
teurs de l'Église n'avaient jamais su ce que c'était
que dévotion. Que les saints n'avaient point eu cette
connaissance sublime qui n'était communiquée aux
hommes que depuis peu. Que saint Pierre était un
bon homme et que saint Paul avait à peine oui parler
de dévotion. Qu'il ne fallait point s'adresser auxprédi-
cateurs ai aux religieux, ni s'appuyer sur leurs ins-
tructions parce que c'étaient autant d'aveugles qui
conduisaient d'autres aveugles dans le précipice.
Que les cloîtres étaient remplis de dérèglernsnts
parce que l'esprit de la vraie dévotion, qui s'acquiert
facilement par cette pratique, n'y était pas. Que toute
la chrétienté était dans les ténèbres'de l'ignorance de
la vraie pratique du Credo. Qu'il n'y avait ni prédica-
teur, ni religion, ni docteur qui eût l'esprit de la
véritable dévotion. Que, pour acquérir, en suivant
la méthode qu'ils enseignaient, cet esprit de piété et
de religion, il était nécessaire de demeurer trois mois
entiers sans penser à quoi que ce fût; qu'il fallait vivre
en Dieu par la foi nue et cesser d'opérer quand on
voulait le servir et le laisser agir en nous, qu'ainsi,
demeurant en sa présence elle suffisait seule pour nous
délivrer de nos mauvaises habitudes. Que la contri-
tion, l'humilité ni les autres vertus n'étaient nulle-
ment nécessaires, non plus que les pénitences. Que
sans cela Dieu nous faisait part de ses grâces. Que la
crainte de la divine justice et de l'enfer mettait les
âmes à la torture et les empêchait d'arriver à la
perfection [à laquelle conduisait] infailliblement
la pratique qu'ils enseignaient. Qu'il n'étaitnullement
à propos de penser au temps passé ni au futur, qu'on ne
devait s'occuper que du présent. Que, quand nous
péchions, nous ne devions point nous troubler, m lis
dire seulement que nous faisions ce que nous pouvions.
Que c'était chose inutile de regarder le crucifix et les
images et même le corps du Sauveur lorsque le prêtre
le montre à l'autel et qu'on devait au temps de l'élé-
vation se cacher derrière un pilier. Qu'on pouvait
sans aucun péché mentir à son confesseur pourvu
qu'on mente pour un bien. Qu'on pouvait de même
user de duplicité et dissimuler sa créance quand on
parlait à des religieux ou à d'autres personnes qui
n'étaient pas animées de cet esprit, et c'était pour
cela qu'afin de se reconnaître les uns Les autres ils
s'appelaient entre eux les intimes. Que l'esprit de
Dieu ne se communiquait point aux docteurs. Qu'on
devait ne désirer ni bien ni mal, non pas même la
vertu, mais regarder toutes choses comme Indifférentes
et se contenter de ce qu'il plaisait à Dieu de nous
accorder, que saint Antoine, en s'écartant de cette
règle, aurait eu tort de se plaindre de ses tribulations.
Qu'il fallait faire tout ce que dictait la conscience
et qu'on pouvait pratiquer dans l'amour de Dieu tout
ce qu'on pratiquait dans l'amour du monde. Que Dieu
n'aimait que lui-même. Que tous les gens d'Église
étaient dans l'erreur lorsqu'ils séparaient [distin-
guaient] l'opération de Dieu de sa volonté. Que
l'on n'avait pas besoin de mission pour enseignercette
doctrine aux ignorants puisqu'il n'était nullement
besoin de demander mission pour faire les œuvres
de miséricorde. Que cette doctrine serait reçue de
tout le monde avant que dix ans se fussent écoulés et
qu'alors on ne se mettrait plus en peine ni de reli-
gieux, ni de prêtres, ni de curés, que cette règle nou-
velle mettait l'homme au-dessus de tout, le rend lit
content et le faisait vivre dans une parfaite liberté
d'esprit. »
On voit la parenté de ces erreurs avec les précé-
dentes, surtout avec celles des alumbrados. Étaient-
elles vraiment enseignées par les guérinets, comme on
le prétend?
Plusieurs auteurs modernes s'inscrivent en faux
contre ce témoignage du « torrent des historiens »
des guérinets : l'abbé J. Gorblet, Origines royennes de
l'institut des filles de la Croix, Paris, 1869, extrait de
L'art chrétien, oct. 1858; A. de Salinis, dans sa bio-
graphie de Mme de Villeneuve, celle-là même qui
conseilla à M. Olier et à ses compagnons de fonder
leur premier séminaire à Vaugirard (cf. A. de Salinis,
op. cit., p. 384 sq), et Henri Bremond.
A l'origine de l'institut des filles de la Croix, Pierre
Guérin et Claude Bucquet furent en relation avec les
premières jeunes filles qui s'occupèrent des écoles de
Saint-Georges de Roye et qui préludèrent à la fonda-
tion de l'institut. On appela même ces premières
filles dévotes les guérinetles. Cf. A. de Salinis, op. cit.,
p. 265-293. On comprend que les historiens de Mme
de Villeneuve se soient efforcés d'atténujr le plus
possible les accusations portées contre les premiers
directeurs des maîtresses d'école qui furent au berceau
de l'institut.
Mais il y a de meilleures preuves de l'innocence des
guérinets. Les historiens qui les ont accusés parlent,
semble-t-il, en se référant à Vittorio Siri; or nous
avons de bonnes raisons de croire que ce personnage,
dans le cas présent comm: dans d'autres semblables,
a voulu mettre en relief le zèle du cardinal de Richelieu
à prendre la défense de la foi. Toujours est-il — et c'est
la meilleure justification des guérinets — ■ qu'après
l'examen de l'affaire par saint Vincent de Paul, Pierre
Guérin et Claude Bucquet furent proclamés innocents
et réintégrés dans leurs fonctions. « S'ils avaient été
coupables de la centième partie de ce dont on les
accusait, dit avec raison Corblet, on aurait obtenu
contre eux une condamnation judiciaire.»
Enfin, ce qui corrobore cette conclusion, c'est le
silence qui se fit sur les guérinets après la sentence de
1635. Si la prétendue secte avait enseigné les gros-
sières erreurs qu'on lui reprochait, les troubles qu'elle
aurait produits dans les esprits se seraient fait s util
pendant au moins un demi-siècle. Or rien de semblable
n'est attesté; aussi cet obscur épisode des illuminés
de Picardie est-il un fait à peu près négligeable de
l'histoire du quiétisme. Celui-ci a d'autres racines autre-
ment profondes et étendues. Les accusations formu-
lées contre Pierre Guérin et ses disciples ne paraissent
pas avoir influé sur le développement du quiétisme
dans la deuxième partie du xvne siècle.
Cependant, M. Gustave Fagniez, Le P. Joseph et
Richelieu, J577-163S, t. n, Paris, 1894, p. 59, 66, n'ac-
cepte pas cette manière de voir. Il a repris la thèse des
anciens historiens. Selon cel auteur, la secte des gué-
rinets fut importante. Sun influence aurait été assez.
considérable. M. Henri Bremond, Histoire du sentiment
religieux, t. xi, c. iv, Les illuminés de Picardie, le
réfute et accepte les vues de l'abbé Corblet et «lu
P. de Salinis; mais il essaie de tirer des conséquences
inattendues de cette affaire des guérinets. Elle aurait
été une cabale pseudo-quiétiste, comme il y en eut,
1561
QUIÉTISME. LE MOLINOSISME
1562
dit-il, plusieurs au xvne siècle : « Puisqu'ils [les guéri-
nets] sont dénoncés et poursuivis comme quiétistes, il
va de soi qu'on égrènera devant leur juge, et sans en
oublier un seul point, la somme déjà clichée —
et tout récemment dans l'édit de Séville — de toutes
les abominations qu'on veut que les quiétistes se per-
mettent. » P. 109.
L'histoire du quiétisme ne serait, d'après M. Bre-
mond, qu'une suite de manœuvres calomniatrices
de ce genre. « Pour une poignée de quiétistes authen-
tiques — et encore ! — dit-il, l'histoire religieuse du
xvne siècle nous présente des calomniateurs par
centaines de mille et des millions de gobeurs, automa-
tiquement prêts à croire tout ce qu'on leur raconte
du prochain et surtout le pire. » P. 111. On recon-
naîtra ici le ton parfois outrancicr de l'éminent
écrivain.
Sur les guérinets voir les ouvrages cités, où l'on trouvera
des références aux documents manuscrits utilisés se rappor-
tant aux procès de Pierre Guérin et des autres chefs de la
secte. — Le P. Godefroy de Paris, dans les Éludes Francis-
caines, 1934, p. 541-558; 1935, p. 340-356; C01-G15, défend
la position de Fagniez contre M. Bremond.
VI. Le molinosisme. — 1° Erreurs graves qui l'ont
immédiatement précédé en Italie. — Ce n'est pas dans
la fameuse Guide spirituelle de Molinos qu'il faut
chercher le molinosisme. La doctrine qui s'y trouve
ne diffère guère de celle de Falconi et de Malaval,
dont Molinos s'était inspiré du reste. Même ensei-
gnement sur la passivité de l'esprit dans l'oraison,
mêmes considérations sur l'anéantissement et la perte
de l'âme en Dieu, enseignement toutefois qui ne
convient qu'aux âmes élevées par Dieu aux états
passifs. Aussi beaucoup ne trouvèrent-ils, au premier
abord, rien à reprocher au livre de Molinos, sinon la
prétention de pousser trop indistinctement les
fidèles aux oraisons passives.
Aussi bien faut-il chercher les erreurs de Molinos
moins dans ses publications que dans son enseigne-
ment ésotérique. Ce faux mystique, né en Espagne
en 1628, alla se fixer à Rome en 1663. Il déduisait
de la Guide spirituelle des principes de direction
étranges par lesquelles il prétendait justifier des
pratiques immorales. Ces principes étaient enseignés
dans des lettres de direction ou dans des entretiens
privés. Ils furent révélés au procès. L'abbé Bossuet
écrira de Rome à son oncle, le 11 novembre 1697 :
« Ce qui donna le coup à Molinos et fit découvrir le
venin de son livre [La guide], qui jusque-là passait
pour bon, fut sa conduite qu'on découvrit et son inten-
tion dans tout ce qu'il faisait. Bien d'habiles gens
prétendent même qu'on aurait de la peine à trouver
dans le livre de Molinos : De la guide, des proposi-
tions qu'on pût condamner indépendamment de ses
autres écrits, de ses explications et de sa confession.
Correspondance de Bossuet, t. vm, p. 339. Molinos
fut condamné par le décret de l'Inquisition du 28 août
1687, par la sentence solennelle de condamnation du
3 septembre et par la bulle Cielestis Paslor du 19 no-
vembre de la même année.
Où Molinos trouva-t-il les erreurs si monstrueuses
qu'on l'accusa d'avoir enseignées en secret? Peut-être
la connaissance des doctrines quiétistes condamnées en
Italie, de 1655 à 1687, donne-t-elle quelques lumières
à ce sujet.
Nous trouvons vers 1657 les erreurs des « pélagins »
en Lombardie. Un laïque milanais, Giacopo di Filippo.
avait construit un oratoire à sainte Pélagie dans la
vallée de Valcamonica, au diocèse de Brescia. Hom-
mes et femmes s'y rassemblent pour s'adonner à l'orai-
son mentale. L'archiprêtre de Bisogno, Ricaldini,
devint le chef de cette confrérie suspecte, dont les
membres furent appelés pélagins. Ils furent dénoncés
au Saint-Office; l'évêque de Brescia, Ottoboni, le
futur Alexandre VIII, fut chargé de l'enquête. La
sentence de condamnation fut rendue le 1er mars
1657. Dudon, Michel Molinos, Paris, 1921, p. 45-46.
Les erreurs des pélagins sont rapportées par le
cardinal Brancate de Lauria, De oratione, Venise. 1687,
opusc. il, 4 (10 propositions) et parla rétractation de
Ricaldini (11 propositions). Cf. Nicolo Terzago,
évêque de Narni, Theolvgia historico-mystica. t. i,
Venise, 1764, n. 5, p. 7, 8; de Guibert, op. cit., n. 43S-
440.
Les pélagins semblent s'être inspirés de la doctrine
des alumbrados d'Espagne, principalement pour ce
qui concerne la nécessité de l'oraison et son efficacité.
Sans l'oraison mentale, disent-ils, « personne ne peut
être sauvé »: elle est «l'unique porte de salut ». En
méconnaître la nécessité, c'est être « réprouvé et
damné ». La prière vocale par rapport à la mentale
est peu de chose, «c'est du son comparé à la farine
ou de la paille comparée au grain ». Ne pas savoir
faire l'oraison mentale, c'est être en dehors de la voie
du salut. Aussi faut-il préférer l'oraison mentale
à tous les devoirs d'état et désobéir sans hésiter aux.
supérieurs ecclésiastiques ou autres qui voudraient
troubler ceux qui méditent. Celui qui apprend aux
autres à faire l'oraison mentale «n'a pas une autorité
moindre que le souverain pontife ». Enfin ceux qui
s'adonnent à l'oraison mentale sont impeccables, ou
ne peuvent que très difficilement pécher. Nous allons
voir où conduisirent de telles erreurs.
On comprend bien que l'Église en les réprouvant
n'entend pas déprécier l'exercice de l'oraison mentale
sagement compris, tel que le recommandent avec tant
d'insistance les auteurs spirituels catholiques. Satan,
se déguisant en ange de lumière, cherchait à perdre
les âmes par une conception entièrement erronée de
la nature de l'oraison mentale.
C'est ce qu'écrivait le cardinal Caraccioli au pape
Innocent XI, le 30 janvier 1682 : « Si j'ai quelque
sujet de me consoler, disait-il, et de rendre grâces à
Dieu, en apprenant que beaucoup d'âmes confiées
à mes soins s'appliquent au saint exercice de l'orai-
son mentale, source de toute bénédiction céleste, je
ne dois pas moins m'afiligcr d'en voir d'autres
s'égarer inconsidérément dans des voies dangereuses.
Et le cardinal signale «l'usage fréquent de l'oraison
passive » chez des gens qui n'y sont ni préparés ni
appelés par Dieu. Ces partisans de l'oraison € de pure
foi et de quiétude » mal comprise « rejettent entiè-
rement la prière vocale et même la confession. »
« Ils sont dans cette erreur de croire que toutes les
pensées qui leur viennent dans le silence et dans le
repos de l'oraison sont autant de lumières et d'inspi-
rations de Dieu et qu'étant la lumière de Dieu elles
ne sont sujettes à aucune loi. « Cf. de Guibert, op. cit.,
n. 112. Je cite la traduction de Bossuet, Actes de
condamnation des quiétistes, Œuvres de Hossuet, t. xxvn,
Versailles, 1817, p. 493 sq.
En octobre 1682. un projet d'instruction destine
aux confesseurs fut rédigé. Il ne semble pas qu'il ait
été publié. L'oraison de contemplation bien comprise
y est déclarée légitime. Personne ne doit la condam-
ner. Les contemplatifs, de leur côté, ne mépriseront
pas ceux qui se livrent à la simple méditation. Con-
templatifs et méditatifs se garderont bien de rejeter
la prière vocale «instituée par le Christ». Personne
ne s'avisera de rejeter de propos délibéré, pendant
ses oraisons, la pensée de l'humanité du Christ.
Même le degré le plus élevé de la contemplation ne
dispense pas de l'obéissance aux commandements de
Dieu, ni de l'accomplissement des devoirs d'état. Enfin
le projet signale l'opinion « impie » selon laquelle les
contemplatifs ne seraient pas obligés de résister aux
1563
QUIÉTISME. LE MOLINOSISME
1564
tentations; les péchés qu'ils commettraient tandis
qu'ils contemplent seraient imputables au seul démon.
Nous trouvons ici des allusions au molinosisme. Cette
instruction est publiée par P. Dudon, Michel Molinos,
p. 271-273; de Guibert, op. cit., n. 449-452.
Cinq ans après, le 15 février 1687, le procès de
Molinos étant commencé, le cardinal Cybo, dans une
lettre circulaire écrite, au nom du Saint-Office, aux
évèques d'Italie, signale l'existence de « compagnies,
confréries ou assemblées » pour conduire les âmes à
l'oraison « de quiétude ou de pure foi et intérieure ».
Les mauvais directeurs qui dirigent ces groupements
« insinuent peu à peu dans les esprits simples des
erreurs très grièves et très pernicieuses, qui enfin
aboutissent à des hérésies manifestes et à des abomi-
nations honteuses, avec la perte irréparable des âmes
qui se mettent sous leur conduite parle seul désir de
servir Dieu ». La circulaire est suivie de dix-neuf propo-
sitions contenant les erreurs principales de la contem-
plation quiétiste. P. Dudon, op. cit., p. 273-274, donne
le texte italien de la circulaire ; de Guibert, op. cit.,
n. 444-148; traduction de Bossuct, Œuvres, loc. cit.
2° Documents officiels relatifs au molinosisme. —
La doctrine ésotérique de Molinos se trouve dans
deux documents officiels : 1. La sentence de condam-
nation de Molinos, du 3 septembre 1687. Elle est
en italien. Les Analecla juris pontificii, t. vi, 1863,
p. 1634-1649, en donnent une traduction latine.
Cf. P. Dudon, op. cit., p. 274-292. — 2° Les soixante-
huit propositions de Molinos condamnées par la bulle
Cœlestis Pastor, d'Innocent XI, en date du 19 no-
vembre 1687. Cf. P. Dudon, op. cit., p. 292-299;
de Guibert, op. cit., texte italien et traduction latine,
n. 455-468; traduction française dans Œuvres de
Bossuet, t. xxvn, Versailles, 1817, p. 509-528.
Les soixante-huit propositions condamnées par la
bulle Cœlestis Pastor sont le document le plus complet
où se trouve exposé le molinosisme. Il faut donc le
rapporter ici dans toute son étendue, avant de faire
la synthèse de cette hérésie.
Le pape Innocent XI déclare au début de la bulle que
Molinos a reconnu comme siennes ces soixante-huit
propositions, a quo [Molinos] fuerant [propositiones]
pro suis recognitœ.
1. Oportet potentias anni-
hilare et hacc est via interna.
2. Vellc operari active est
Deum offendere, quia vult
esse solus agens : et ideo opus
est seipsum in Deo totum
totaliter derelinquere, et pos-
tea permanere velut corpus
exanime.
3. Vota de aliquo faciendo
sunt perfectionis impeditiva.
4. Activitas naturalis est
gratins inimica, impeditque
Dei operationes et veram per-
fectionem, quia Deus operari
vult in nobis sine nobis.
5. Nihil operando anima se
annihilât, et ad suuin prin-
cipium redit et ad suam ori-
gincm, qua: est essentia Dei,
in qua transforma ta remanet,
ac divinisata, et tune Deus
in seipso remanet; quia tune
non sunt amplius dîne res
unitse sed uns tantum et hac
ratione Deus vivii ci régna!
in nobis, cl anima scipsam
annihilai in esse operativo.
1. Il faut anéantir les puis-
sances de l'âme : telle est la
voie [vie [ intérieure.
2. Vouloir agir, être actif,
c'est offenser Dieu, qui veut
être seul agent; et c'est pour-
quoi il faut s'abandonner to-
talement sans réserve à lui, et
demeurer ensuite comme un
corps inanimé.
3. Les voeux de faire quel-
que bonne œuvre sont des
obstacles a la perfection.
4. L'activité naturelle est
l'ennemie de la grâce et elle
s'oppose aux opérations de
Dieu et à la vraie perfection
parce que Dieu veut agir en
nous sans nous.
5. En ne faisant rien, l'âme
s'annihile et retourne â son
principe et â son origine, qui
est l'essence de Dieu, dans
laquelle elle demeure trans-
formée et divinisée. Dieu de-
meure alors en lui-même, car
il n'y a plus en ce cas deux
choses unies, mais une seule
chose, cl c'est ainsi que Dieu
\il et replie en nous et que
l'âme s'anéantit elle-même
dans son principe d'activité.
6. Via interna est illa in
qua non cognoscitur nec lu-
men, nec amor, nec resigna-
tio; et non oportet Deum
cognoscere ; et hoc modo recte
proceditur.
7. Non débet anima cogi-
tare nec de prsemio, nec de
punit ione, nec de paradiso,
nec de inferno, nec de morte,
nec de œternitate.
8. Non débet velle scire an
gradiatur cum voluntate Dei,
an cum eademvoluntatercsi-
gnata maneat neene; nec
opus est ut velit cognoscere
suum statum, nec proprium
nihil, sed débet ut corpus
exanime manere.
'.). Non débet anima remi-
nisci nec sui nec Dei, nec
cujusque rei, et in via inter-
na omnis reflexio est nociva
etiam reflexio ad suas ac-
tiones humanas et ad pro-
prios defectus.
10. Si propriis defectibus
alios scandalizet, non est
necessarium rellectere. dum-
modo non adsit voluntas
scandalizandi; et ad proprios
defectus non posse reflectere
gratia Dei est.
11. Ad dubia quœ occur-
runt, an recte procedatur,
neene, non opus est rellec-
tere.
12. Qui suum liberum ar-
bitrium Deo donavit, de nul-
la re débet curam habere, nec
de inferno, nec de paradiso,
nec débet desiderium ha-
bere propriae perfectionis, nec
virtutum, nec proprise sancti-
tatis, nec propriœ salutis cu-
jus spem expurgare débet.
13. Resignato Deo libero
arbitrio, eidem relinquenda
est cogitatio et cura de omni
re nostra, et relinquere ut
faciat in nobis sine nobis
suam divinam voluntatem.
14. Qui divina- voluntati
resignatus est, non convenit
ut a Deo rem aliquam petat,
quia petere est imperfectio,
cum sit actus propriae volun-
tatis et electionis, et est velle
quod divina voluntas nos-
troc conformetur, et non quod
nostra divina'. El illud l'.van-
gelii : Petite et aetipietil, non
est dictum a C.hristo pro
animabus internis, quac no-
lunt habere voluntatem : imo
hujusmodi anima; eo perve-
niunt ut non possint a Deo
rem aliquam petere.
15. Sicut non débet a Deo
rem aliquam petere, ita nec
illi ob rem aliquam grattas
6. La voie intérieure est
celle où on ne connaît ni
lumière, ni amour, ni rési-
gnation; il ne faut pas même
connaître Dieu. Et c'est ainsi
que tout va bien.
7. L'âme ne doit penser ni
â la récompense, ni à la puni-
tion, ni au paradis, ni à l'en-
fer, ni à la mort, ni à l'éter-
nité.
8. Elle ne doit pas désirer
savoir si elle marche comme
Dieu le veut, ni si elle de-
meure en conformité avec la
volonté divine ou non. Inu-
tile aussi qu'elle veuille con-
naître son état ni son propre
néant, mais elle doit rester
comme un corps sans vie.
'.). L'âme ne doit se souve-
nir ni d'elle-même, ni de
Dieu, ni d'aucune chose.
Dans la voie intérieure, toute
réflexion est nuisible, même
celle que l'on fait sur ses
actions humaines et sur ses
propres défauts.
10. Si par ses propres dé-
fauts elle scandalise les
autres, il n'est pas nécessaire
qu'elle y fasse attention,
pourvu qu'elle n'ait pas la
volonté de scandaliser. De
ne pouvoir réfléchir sur ses
propres défauts est une grâce
de Dieu.
11. Dans les doutes qui
surviennent si l'on est dans
la bonne voie ou non, il n'est
pas besoin de réfléchir [pour
se le demander].
12. Celui qui a donné son
libre arbitre à Dieu, ne doit
plus se soucier de rien ni de
l'enfer, ni du paradis. Il ne
doit avoir aucun désir de sa
propre perfection, ni des ver-
tus, ni de sa sanctification
personnelle, ni de son propre
salut, dont il ne doit pas
garder l'espérance.
13. Après avoir remis à
Dieu notre libre arbitre, il
faut aussi lui abandonner la
pensée et le soin de tout ce
qui nous concerne et lui
laisser faire en nous, sans
notre concours, sa divine vo-
lonté.
14. A celui qui s'est aban-
donné à la volonté divine, il
ne convient pas de faire à
Dieu une demande quel-
conque, car toute demande
est une imperfection puis-
qu'elle est un acte de propre
volonté et de propre choix;
demander, c'est vouloir que
la divine volonté se conforme
â la nôtre, et non la nôtre à
elle. Aussi bien, cette parole
de l'Evangile : Demandez et
vous recevrez, n'a pas été dite
par le Christ pour les âmes
intérieures qui ne veulent
pas avoir de volonté. Bien
plus, ces âmes parviennent a
un état ou elles ne peuvent
plus lien demander à Dieu.
1 "'. I )e même qu'on ne doit
adresser à Dieu aucune de-
mande, on ne doit non
1565
QUIÉTISME. LE MOLINOSISME
15G6
agere debent, quia utrumque
est actus propriae voluntatis.
16. Non convenit indulgen-
tias quaerere pro pœna pro-
pres peccatis débita ; quia me-
lius est divinae justitiae satis-
facere, quam divinam mise-
ricordiam quaerere; quoniam
illud ex puro Dei amore pro-
cedit, et istud ab amore nos-
tri interessato, nec est res
Deo grata, nec meritoria,
quia est velle crucera fugere.
17. Tradito Deo libero ar-
bitrio et eidem relicta cura
et cogitatione animae nos-
trae, non est amplius habenda
ratio tentationum, nec eis
alia resistentia fieri débet,
nisi negativa, nulla adliibita
industria; et si natura com-
movetur, oportet sinere ut
commoveatur, quia est na-
tura.
18. Qui in oratione utitur
imaginibus, figuris, speciebus
et propriis conceptibus, non
adorât Deum in spiritu et
veritate.
19. Qui amat Deum eo mo-
do quo ratio argumenta tur
aut intellectus comprehendit,
non amat verum Deum.
20. Asserere quod in ora-
tione opus est sibi per discur-
sum auxilium lerre, et per
cogitationes, quando Deus
animam non alloquitur, igno-
rantia est; Deus nunquam
loquitur, ejus locutio est ope-
ratio et semper in anima
operatur quando haec suis
discursibus, cogitationibus et
operationibus eum non im-
pedit.
21. In oratione opus est
manere in fide obscura et
universali, cum quiète et
oblivione cujuscumque cogi-
tationis particularis ac dis-
tinctse attributorum Dei ac
Trinitatis, et sic in Dei prse-
sentia manere ad illum ado-
randum et amandum, eique
inserviendum, sed absque
productione actuum, quia
Deus in his sibi non com-
placet.
22. Cognitio haec per fidem
non est actus a creatura pro-
ductus, sed est cognitio a
Deo creaturse tradita, quam
creatura se habere non cog-
noscit, nec postea cognoscit
se illam habuisse; et idem
dicitur de amore.
23. Mystici cum S. Ber-
nardo, in Scala claastralium
[vel auctore Sculie claustra-
lis, sub nomine ejusdem Ber-
nardi ], distinguunt quatuor
gradus: lectionem, méditât io-
nem, orationem et contem-
plationem infusam; qui sem-
plus le remercier de rien, car
demande et remerciement
sont des actes de propre
volonté.
16. Il ne convient pas de
chercher des indulgences pour
la peine due a nos propres
péchés, car il est mieux de
satisfaire à la justice de Dieu
■ — ce que demande le pur
amour divin — que de re-
courir à sa miséricorde — ce
qui est le propre de l'amour
intéressé de nous-mêmes —
chose non agréable à Dieu, ni
méritoire pour nous, puisque
c'est vouloir fuir la croix.
17. Le libre arbitre étant
remis à Dieu, le soin et l'exa-
men de notre âme lui étant
aussi abandonnés, il n'y a
plus lieu de s'inquiéter des
tentations. On ne doit pas
leur opposer d'autre résis-
tance que la résistance néga-
tive, sans faire aucun effort.
Si la nature est troublée par
la tentation, laissez-là se
troubler puisqu'elle est la
nature.
18. Celui qui dans l'oraison
se ».ert d'images, de figures,
d'idées et de ses propres con-
cepts, n'adore pas Dieu en
esprit et en vérité.
19. Celui qui aime Dieu de
la manière que le demande la
raison ou que l'entendement
le conçoit n'aime pas le vrai
Dieu.
20. Dire que dans l'oraison
il soit besoin de s'aider de
raisonnements et de pensées
lorsque Dieu ne parle pas à
l'âme, c'est être dans l'igno-
rance. Dieu ne parle jamais;
sa parole est son action, et il
agit toujours dans l'âme
lorsqu'elle ne l'en empêche
pas par ses raisonnements,
par ses pensées et par ses
opérations.
21. Dans l'oraison, il faut
demeurer dans la foi obscure
et universelle, dans le repos
et dans l'oubli de toute
pensée particulière et dis-
tincte des attributs de Dieu
et de la Trinité. On doit res-
ter ainsi en la présence de
Dieu pour l'adorer, l'aimer et
le servir, mais sans produire
des actes, parce que Dieu n'y
prend aucune complaisance.
22. Cette connaissance par
la foi n'est pas un acte pro-
duit par la créature, mais elle
est une connaissance donnée
par Dieu à la créature, que
celle-ci ne sait pas avoir au
moment où elle l'a, ni ne sait
ensuite avoir eue. Il faut en
dire autant de l'amour.
23. Les mystiques avec
saint Bernard dans L'Échelle
des cloîtres [ou avec l'auteur
de l'échelle claustrale, qui est
sous le nom du même saint
Bernard ], distinguent quatre
degrés : la lecture, la médi-
tation, l'oraison et la con-
per in primo sistit, nunquam
ad secundum pertransit; qui
semper in secundo persistit
nunquam ad tertium per-
venit, qui est nostra contem-
platio acquisita in qua per
totam vitam persistendum
est, dummodo Deus animam
non trahat (absque eo, quod
ipsa id expectet), ad contem-
plationem infusam; et bac
cessante anima regredi débet
ad tertium gradum et in ipso
permanere absque eo quod
amplius redeat ad secundum
aut primum.
24. Qualescumque cogita-
tiones in oratione occurrant,
etiam impurse, etiam contra
Deum, sanctos, fidem et
sacramenta, si voluntarie non
nutriantur, nec voluntarie
expellantur, sed cum indiffe-
rentia et resignatione tole-
rentur, non impediunt ora-
tionem fidei; imo eam per-
fectiorem efficiunt, quia ani-
ma tune magis divinae volun-
tati resignata remanct.
25. Etiamsi superveniat
somnus et dormiatur, nihilo-
minus fit oratio et contem-
platio actualis, quia oratio
et resignatio, resignatio et
oratio idem sunt; et dum
resignatio perdurât, et oratio
perdurât.
26. Très illse v iae purgativa,
illuminativa et unitiva sunt
absurdum maximum, quod
dictumfuerit inmystica, cum
non sit nisi unica via, scilicet
via interna.
27. Qui desiderat et am-
plectitur devotionem sensi-
bilem, non desiderat, nec
quaerit Deum sed seipsum
et maie agit, cum eam desi-
derat et eam habere conatur,
incedens per viam internam,
tam in locis sacris quam in
diebus solemnibus.
28. Tsedium rerum spiri-
tualium bonum est, siquidem
per illud purgatur amor pro-
prius.
29. Dum anima interna
fastidit discursus de Deo et
virtutes et frigida remanet,
nullum in seipsa sentiens
fervorem, bonum signum est.
30. Totum sensibile quod
experimur in vita spiritual!
est abominabile, spurium et
immundum.
31. Nullus meditativus ve-
ras virtutes exercet internas,
quae non debent a sensibus
cognosci. Opus est amittere
virtutes.
32. Nec ante nec post
communionem alia requiritur
prseparatio, aut gratiarum
actio (pro istis animabus in-
ternis), quam permanentia
templation infuse. Celui qui
s'arrête toujours au premier
ne monte jamais au second;
celui qui s'éternise au second
n'atteint jamais le troisième
qui est notre contemplation
acquise dans laquelle il faut
persister pendant toute la
vie, à moins que Dieu n'attire
l'âme (sans qu'elle le désire
toutefois) à la contemplation
infuse. Celle-ci venant à ces-
ser, l'âme doit redescendre au
troisième degré et s'y fixer si
bien qu'elle ne retourne plus
ni au second ni au premier.
24. Quelles que soient les
pensées qui surviennent dans
l'oraison, même impures, ou
contre Dieu, contre les saints,
la foi et les sacrements, si on
ne les entrelient pas volon-
tairement sans les repousser
cependant, mais qu'on les
tolère avec indifférence et
résignation, ces pensées n'em-
pêchent pas l'oraison de foi.
Au contraire, elles la rendent
plus parfaite parce que l'âme
est alors davantage résignée
a la volonté divine.
25. Lors même que le som-
meil surviendrait et que l'on
s'endormirait, l'oraison et la
contemplation actuelle n'en
continueraient pas moins
parce qu'oraison et résigna-
tion, résignation et oraison
sont une même chose. L'o-
raison dure autant que la
résignation.
26. La distinction des trois
voies : purgative, illumina-
tive et unitive est la plus
grande absurdité qui ait été
dite en mystique, car il n'y a
qu'une seule voie, la voie in-
térieure.
27. Qui désire la dévotion
sensible et s'y attache ni ne
désire ni ne recherche Dieu,
mais soi-même. Et il agit
mal celui qui, marchant dans
la voie intérieure, souhaite
cette dévotion et s'efforce de
l'avoir tant dans les lieux
saints qu'aux fêtes solen-
nelles.
28. Le dégoût des choses
spirituelles est bon, puisque
par lui l'amour-propre est
purifié.
29. Lorsqu'une âme inté-
rieure prend en dégoût les
entretiens de Dieu et les
vertus, et qu'elle reste froide
et ne sent en elle aucune fer-
veur, c'est un bon signe.
30. Tout sensible qui serait
éprouvé dans la vie spirituelle
est chose abominable, mal-
propre et immonde.
31. Celui qui fait la médi-
tation ne pratique pas les
vraies vertus intérieures, car
elles ne doivent pas être
connues par les sens. II faut
donc bannir les vertus.
32. Ni avant ni après la
communion, une autre pré-,
paration ou une autre action
de grâces n'est requise (pour
les âmes intérieures) que
1567
in solita resignatione passiva ;
quia supplet modo perfec-
tiori omnes actus virtutum,
qui fieri possent et liunt in
via ordinaria; et si hac occa-
sions communionis insur-
gunt motus humiliât ion is,
petitionis, nut gratiarum ac-
tionis, reprimendJ sunt quo-
ties non dignoscatur cos esse
ex impulsu speciali Dei; alias
sunt impulsus naturœ non-
dum rnortuœ.
33. Maie agit anima, quae
procedit per hanc viam inter-
nam, si in diebus solemnibus
vult aliquo conatu particula-
ri excitare in se devotum ali-
quem sensum, quoniam ani-
mae interna; omnes dies sunt
œquales, omnes festivi. Et
idem dicitur de locis sacris,
quia hujusmodi animabus
omnia loca sunt aequalia.
34. Verbis et lingua gra-
ttas agere Deo non est pro
animabus internis, quae in
silentio manere debent, nul-
lum Deo impedimentum op-
ponendo, quod operetur in
illis : et quo magis Deo se
resignant, experiuntur se non
posse orationem dominicain
seu Pater nosler recitare.
35. Non convenit animabus
hujus vise internée quod fa-
ciant operationes, etiam vir-
tuosas, ex propria electione
et activitate; alias non essent
mortuœ; nec debent elicere
actus amoris erga B. Virgi-
nem, sanctos et humanitatem
Christi, quia cum ista objecta
sensibilia sint, talis est amor
erga illa.
30. Xulla creatura, nec B.
Virgo, nec sancti sedere de-
bent in nostro corde, quia
solus Deus vult illud occu-
pare et possidere.
37. In occasione tentatio-
num etiam furiosarum, non
debcl anima elicere actus
explicitos virtutum opposi-
tarum, sed débet in supra-
dicto amore et resignatione
permanere.
38. Crux voluntaria morti-
ncationum pondus grave est
et infructuosum, ideoque di-
mittenda.
39. Sanctiora opéra et
pamitentia; quas peregerunt
sancti, non sulfïciunt ad re-
movendam ab anima vel
u m ii un adlursionem.
40. Beats Virgo nullumun-
quiini opus exterius peregit,
et tnmen fuit omnibus sanc-
tis sanctior. Igitur perveniri
QUIÉTISME. LE MOLINOSISME
de demeurer habituellement
dans la résignation passive.
Elle supplée en effet d'une
manière plus parfaite tous
les actes des vertus qui peu-
vent se faire et qui se font
dans la voie ordinaire. Et si,
à l'occasion de la communion,
des sentiment s d'humiliation,
de demande ou d'action de
grâces s'élèvent dans l'âme,
il faut les réprimer toutes les
fois qu'on reconnaîtra qu'ils
ne viennent pas d'une inspi-
ration particulière de Dieu;
autrement ce sont des mou-
vements de la nature qui
n'est pas encore morte.
33. Elle fait mal l'âme qui
marche dans cette voie inté-
rieure si, aux jours de fêtes
solennelles, elle veut, par
quelque effort particulier,
exciter en elle des sentiments
de dévotion, car pour l'âme
intérieure tous les jours sont
égaux, ils sont tous jours de
fêtes. Il faut en dire autant
des lieux sacrés; pour ces
âmes intérieures tous les
lieux se valent.
34. Rendre grâces à Dieu
en paroles et de la langue
n'appartient pas aux âmes
intérieures; elles doivent de-
meurer en silence, sans oppo-
ser aucun obstacle à l'opé-
ration de Dieu en elles. Et
plus elles s'abandonnent à
Dieu, plus elles éprouvent de
l'impuissance à réciter l'orai-
son dominicale ou Noire Père.
35. Il ne convient pas aux
âmes de cette voie intérieure
de faire des actes, même ver-
tueux, de leur propre choix
et de leur propre activité,
autrement elles ne seraient
pas mortes. Elles ne doivent
pas non plus faire des actes
d'amour envers la bienheu-
reuse Vierge, les saints et
l'humanité du Christ parce
que, ces objets étant sen-
sibles, l'amour qui s'y rap-
porte l'est aussi.
36. Aucune créature, ni
la bienheureuse Vierge, ni
les saints, ne doivent tenir
une place dans notre cœur,
car Dieu seul veut l'occuper
et le posséder.
37. Dans les tentations
même violentes, l'âme ne doit
pas faire des actes explicites
des vertus qui leur sont oppo-
sées, mais demeurer dans
l'amour et dans la résigna-
tion dont il a été parlé.
38. La croix volontaire des
mortifications est un poids
lourd et sans fruit; aussi
faut-il s'en décharger.
39. Les plus saintes actions
et les pénitences faites par
les saints ne suffisent pas
pour oter de l'âme même la
moindre ni l:\che désordon-
née.
40. I ,a bienheureuse Vierge
Marie n'a jamais fait aucune
œuvre extél ieure, et cepen-
dant elle a été plus sainte que
potest ad sanctitatem absque
opère exteriori.
41. Deus permittit et vult,
ad nos huniiliandos et ad ve-
ram transi ormationem per-
ducendos, quod in aliquibus
animabus perfectis, etiam
non arreptitiis, da'mon vio-
lentiam inférât earum cor-
poribus, easque actus car-
uales committere f aciat etiam
in vigilia et sine mentis
offuscatione, movendo phy-
sice earum manus et alia
membra contra earum volun-
tatem. Et idem dicitur quoad
alios actus per se peccami-
nosos, in quo casu non sunt
peccata, quia in bis non adest
consensus.
42. Potest dari casus quod
hujusmodi violentiae ad ac-
tus carnales contingant eo-
dem tempore ex parte dua-
rum personarum, scilicet
maris et femina?, et ex
utraque parte sequatur ac-
tus.
43. Deus praeteritis saeculis
sanctos efficiebat tyrannorum
ministerio, nunc vero efficit
eos sanctos ministerio daemo-
num, qui causando in eis
praedictas violent ias facit ut
illi seipsos magis despiciant,
atque annihilent et se Deo
resignent.
44. Job blasphemavit, et
tamen non peccavit labiis
suis, quod fait ex dœmonis
violentia.
45. Sanctus Paulus hujus-
modi daemonis violent ias in
suo corpore passus est, unde
scripsit : Non quod volo bo-
num, hoc ago, sed quod nolo
malum, hoc facio.
46. Hujusmodi violentise
sunt médium magis propor-
tionatum ad annihilandam
animam et eam ad veram
transformationem et unio-
nem perducendam, nec alia
superest via. Et haec est via
facilior et tutior.
47. Cum hujusmodi vio-
lentiae occurrunt, sinere opor-
tet ut Satanas operetur,
nullamadhibendoindustriam
nullumque proprium cona-
tum, sed permanere débet
liomo in suo nihilo; et ctiam-
si sequantur pollutiones et
actus obseceni propriis ma-
nilnis, et etiam pejora, non
opus est se ipsum inquietare,
sed foras emittendi sunt
scrupuli et timorés, quia ani-
ma fit magis illuminata, ma-
gis roborata, maglsque can-
dida et acquiritur sancta
libertas; et prae omnibus non
opus est hœc conflteri, et
sanctissime fit non confi-
tendo, quia hoc pacto supe-
ratur dacmon et acquiritur
thésaurus pacis.
48. Satanas, qui hujus-
modi violentias causât, sua-
1568
tous les saints. Donc on peut
parvenir à la sainteté sans
accomplir d'oeuvres exté-
rieures.
Il . Dieu permet et veut,
pour nous humilier et nous
conduire à la vraie transfor-
mation, qu'à certaines âmes
parfaites, même non possé-
dées, le démon violente leurs
corps et leur fasse commettre
des actes charnels, même à
l'état de veille et sans aucun
trouble de conscience, en
remuant physiquement leurs
mains et d'autres membres
du corps contre leur volonté.
Il faut en dire autant d'au-
tres actions, coupables en
elles-mêmes, et qui ne sont
pas, dans ce cas, des péchés
parce que la volonté n'y
consent pas.
42. Il peut se produire des
cas où ces violences aux actes
charnels arrivent en même
temps, entre deux personnes
de sexe différent et les pous-
sent à l'accomplissement de
l'acte charnel.
43. Dieu, aux siècles pas-
sés, faisait les saints par le
ministère des tyrans; main-
tenant il les fait par celui des
démons. Ceux-ci, étant la
cause des violences susdites,
portent les saints à un plus
grand mépris d'eux-mêmes,
à l'anéantissement et à un
complet abandon à Dieu.
44. Job a blasphémé et
cependant il n'a pas péché
par ses lèvres, parce que c'é-
tait une violence du démon.
45. Saint Paul a souffert
dans son corps ces violences
du démon. Aussi a-t-il écrit :
Je ne fais point le bien que je
veux, mais je fais le mal que
je hais.
46. Ces violences sont un
moyen plus apte à annihiler
l'âme et à la conduire à la
véritable transformation et
union. Il n'y a pas d'autre
voie pour y parvenir; celle-ci
est la plus facile et la plus
sûre.
47. Lorsque ces violences
surviennent, il faut laisser
faire Satan sans y opposer
aucun moyen de résistance
ni aucun effort; on restera
dans son néant. Et s'il s'en-
suit des pollutions et autres
actes obscènes produits avec
le? mains et pis encore, il n'y
a pas lieu de s'inquiéter, mais
il faut chasser tout scrupule
et toute crainte, car l'âme en
est plus éclairée, plus forti-
fiée et plus pure; elle acquiert
la suinte liberté. Surtout, il
n'est pas besoin de confesser
ces choses; on agit très sain-
temen t en ne les accusant pas ,
car c'est par ce moyen que
l'on triomphe du démon et
que l'on acquiert un trésor
de paix.
48. Satan, l'auteur de ces
\ iolences, persuade ensuite à
1569
QUIETISME. LE MOLINOSISME
1570
det deinde gravia esse delic-
ta, ut anima se inquietct ,
ne in via interna ulterius pro-
gredJatur; unde ad ejus vires
enervandas melius est ea non
confiteri, quia non sunt pec-
cata, nec ctiam venialia.
49. Job ex violentia daemo-
nis se propriis manibus pol-
luebat, eodem tempore quo
mundas habebat ad Deum
preces : sic interpretando lo-
cum ex capite xvi Job.
50. David, Jeremias et
multi ex sanctis prophetis
hujusmodi violentias patie-
bantur harum irapurarum
operationum externarum.
51. In sacra Scriptura mul-
ta sunt exempla violentia-
rum ad actus externos pecca-
minosos; uli illud de Sam-
sone qui per violentiam se
ipsum occidit cum Philis-
taeis, conjugium iniit cum
alienigena et cum Dalila
meretrice fornicatus est, quœ
alias erant prohibita et pec-
cata fuissent; de Judith qua'
Holoferni mentita fuit; de
Elisaeo qui pueris maledixit ;
de Elia qui combussit duos
duces cum turmis régis
Achat). An vero fuerit vio-
lentia a Deo immédiate pe-
racta, vel daîmonum minis-
terio, ut in aliis animabus
contingit, in dubio relinqui-
tur.
52. Cum hujusmodi violen-
tise, etiam impure, absque
mentis offuscntione accidunt,
tune anima Deo potest uniri
et de facto semper magis
unitur.
53. Ad cognoscendum in
praxi an aliqua operatio in
aliis personis fuerit violenta,
régula, quam de hoc habeo,
nedum sunt protestationes
animarum illarum qua; pro-
testantur se dictis violentiis
non consensisse aut jurare
non posse quod iis consen-
serint, et videre quod sint
anima3, quae proficiunt in via
interna; sed regulam su-
merem a lumine quodam ac-
tuali, cognitione humana ac
theologica superiori, quod me
certo cognoscere facit, cum
interna securitate, quod talis
operatio est violenta, et cer-
tus sum quod hoc lumen a
Deo procedit, quia ad me
pervenit conjunctum cum
certitudine, quod a Deo pro-
veniat, et mihi nec umbram
dubii relinquit in contra-
rium; eo modo, quo inter-
dum contigit quod Deus
aliquidrevelando eodem tem-
pore animam certam reddit
quod ipse sit qui révélât et
l'âme que ce sont de graves
péchés afin de l'inquiéter et
de l'empêcher d'avancer da-
vantage dans la voie inté-
rieure. C'est pourquoi, pour
rendre ses efforts inutiles, il
est préférable de ne pas con-
fesser cela, car il n'y a là
aucun péché, pas même vé-
niel.
49. Job, par la violence du
démon, se souillait de ses
propres mains au moment
même où il adressait à Dieu
des prières pures, comme on
peut interpréter ce passage
(v. 18) du c. xvi de son
livre.
50. David, Jérémie et
beaucoup d'autres saints pro-
phètes souffraient ces sortes
de violences dans de sem-
blables actions extérieures
impures.
51 . Dans la sainte Écriture
il y a beaucoup d'exemples
de violences portant aux
actes extérieurs de péché, ce-
lui de Samson qui par cette
violence se tua avec les Phi-
listins, épousa une femme
étrangère, pécha avec la cour-
tisane Dalila, choses qui,
en d'autres circonstances,
auraient été défendues et
mauvaises; celui de Judith
qui mentit à Holopherne;
celui d'Elisée qui maudit les
enfants fà Béthel]; celui
d'Élie qui fit descendre le feu
du ciel sur deux chefs du roi
Achab et sur leurs soldats.
Cette violence fut-elle exer-
cée immédiatement par Dieu
ou par le ministère des dé-
mons, comme cela arrive aux
autres? La réponse reste
douteuse.
52. Lorsque ces violences,
même impures, arrivent sans
troubler la conscience, l'âme
peut alors s'unir à Dieu et
de fait elle lui est toujours
plus unie.
53. Pour savoir, en pra-
tique, si une action qui se
produit dans les autres pro-
vient de cette violence, la
règle, que je suis, n'est pas
tirée uniquement des pro-
testations que ces âmes font
de n'avoir pas consenti à ces
violences, ni du fait qu'elles
ne pourraient pas jurer y
avoir consenti, ni même des
progrès de ces âmes dans la
voie intérieure. Je prendrais
plutôt ma règle d'une certaine
lumière actuelle, supérieure
à la connaissance humaine et
théologique, qui me fait con-
naître avec certitude par une
conviction intérieure que
telle action vient de la vio-
lence. Je suis certain que
cette lumière vient de Dieu,
parce qu'elle est jointe à la
conviction qu'elle est d'ori-
gine divine, et qu'elle ne
laisse en moi pas même
l'ombre d'un doute du con-
traire. C'est de la même ma-
nière que ce qui arrive par-
anima in contrarium non
potest dubitare.
54. Spirituales vita? ordi-
nariae in hora mortis se delu-
sos invenient et confusos et
cum omnibus passionibus in
alio mundo purgandis.
55. Per hanc viam inter-
nam pervenitur, etsi multa
cum sufferentia, ad purgan-
das et extinguendas omnes
passiones; ita quod nihil
amplius sentitur, nihil, nihil;
nec ulla sentitur inquietudo,
sicut corpus mortuum, nec
anima se amplius commoveri
sinit.
56. Duae leges et duae cupi-
ditates, animae una et amoris
proprii altéra, tamdiu per-
durant, quamdiu perdurât
amor proprius; unde quando
hic purgatus est et mortuus,
uti iit per viam internam,
non adsunt amplius illse dua?
leges et duae cupiditates, nec
ulterius lapsus aliquis incur-
ritur, nec aliquid sentitur
amplius, ne quidem veniale
peccatum.
57. Per contemplationem
acquisitam pervenitur ad
statum non faciendi amplius
peccata nec mortalia nec
venialia.
58. Ad hujusmodi statum
pervenitur, non rellectendo
amplius ad proprias opera-
tiones, quia defectus ex
reflexione oriuntur.
59. Via interna sejuncta
est a confessione, a confessa-
riis et a casibus conscientiae,
a theologia et philosophia.
60. Animabus provectis,
qua? rellexionibus mori inci-
piunt et eo etiam perveniunt
ut sint mortua1, Deus con-
fessionem aliquando etlicit
impossibilem et supplet ipse,
tanta gratia praeservante,
quantum in sacramento reci-
perent; et ideo hujusmodi
animabus non est bonum in
tali casu ad sacramentum
raenitentiae accedere, quia id
est illis impossibile.
61. Anima, cum ad mortem
mysticam pervenit, non po-
test amplius aliud velle,
quam quod Deus vult, quia
non habet amplius volunta-
tem, et Deus illi eam abstu-
lit.
62. Per viam internam
pervenitur ad continuum
statum in pace imperturba-
bili.
63. Per viam internam
pervenitur etiam ad mortem
sensuum ; quinimo signum
quod quis in statu nihilitatis
maneat, id est mortis mysli-
cae, est si sensus exteriores
fois lorsque Dieu fait une
révélation à une âme et qu'il
la convainc en même temps
que c'est bien lui qui révèle,
de sorte que le doute ne lui
est pas possible.
54. Les spirituels qui mar-
chent dans la voie commune,
à l'heure de la mort se ver-
ront joués et confondus; ils
auront à se purifier de toutes
les passions dans l'autre
monde.
55. Par cette voie inté-
rieure, on parvient, quoique
avec beaucoup de peine, à
purifier et à éteindre toutes
les passions, au point qu'on
ne sente plus rien, oui rien,
rien, aucune révolte, comme
si le corps était mort; l'âme
ne se laisse plus troubler.
56. Les deux lois, les deux
convoitises, l'une de l'âme
et l'autre de l'amour-propre,
durent autant que règne
l'amour-propre. Aussi, lors-
qu'il est épuré et mort,
comme il arrive dans la voie
intérieure, il n'y a plus alors
les deux lois ni les deux
convoitises; on ne fait plus
aucune chute, on ne sent
aucune révolte, on ne com-
met même pas un péché
véniel.
57. Par cette contempla-
tion acquise, on parvient à un
état où l'on ne fait plus aucun
péché ni mortel ni véniel.
58. On arrive à cet état en
ne réfléchissant plus sur ses
propres actions, car les fautes
naissent de la réflexion.
59. La voie intérieure est
indépendante de la confes-
sion, des confesseurs et même
des cas de conscience, de la
théologie et de la philosophie.
60. Aux âmes avancées,
qui commencent à mourir
aux réllexions et qui sont
arrivées à être mortes, Dieu
rend quelquefois la confes-
sion impossible. Aussi y
supplée-t-il par une grâce qui
les préserve et qui est égale
à celle qu'elles recevraient du
sacrement. C'est pourquoi il
n'est pas bon à ces âmes de
s'approcher, dans ce cas, du
sacrement de pénitence, car
cela leur est impossible.
61. L'âme qui parvient à la
mort mystique ne peut plus
vouloir autre chose que ce
que Dieu veut, car elle n'a
plus de volonté. Dieu la lui a
ôtée.
62. Par la voie intérieure,
on parvient a un état conti-
nu de paix imperturbable.
63. Par la voie intérieure
on arrive aussi à la mort des
sens. Bien plus, le signe que
l'on est dans l'état d'anéan-
tissement, c'est-à-dire de mort
mystique, c'est que les sens
1571
QUIÉTISME. LE MOLTNOSISME
1572
non repra-sentent amplius
res sensibiles, unde sint ac
si non essent; quia non per-
veniunt ad faciendum quod
intellectus ad cas se applicet.
64. Theologus minorem
dispositionem habet quam
homo rudis ad statum con-
templativi. Primo quia non
habet fidem adeo puram;
secundo quia non est adeo
humilis; tertio quia non adeo
curât propriam salutem ;
quarto quia caput refertum
habet phantasmatibus, spe-
ciebus, opinionibus et specu-
lationibus, et non potest in
illo ingredi verum lumen.
65. Pnepositis obediendum
est in exteriori, et latitudo
voti obedientise religiosorum
tantummodo ad exterius
perlingit. In interiori vero
aliter res se habet, ubi solus
Deus et director intrant.
66. Risu digna est nova
quœdam doctrina, in Eccle-
sia Dei, quod anima quoad
internum gubernari debeat
ab episcopo et quod si epis-
copus non sit capax, anima
ipsum cum suo directore
adeat. Novam dico doctri-
nam, quia nec S. Scriptura,
nec concilia, nec canones,
nec bullae, nec sancti, nec
auctores eam unquam tradi-
derunt, nec tradere possunt
quia Ecclesia non judicat de
occultis et anima jus habet
et facultatem eligendi quem-
cumque sibi bene visum.
67. Dicere quod internum
manifestandum est exteriori
tribunali pnepositorum, et
quod peccatum sit id non
facere, est manifesta decep-
tio : quia Ecclesia non judi-
cat de occultis, et propriis
animabus prsejudicant his
deceptionibus et simulatio-
nibus.
68. In mundo non est
facilitas nec jurisdictio ad
pra-cipiendum ut manifes-
tentur epistolse directoris
quoad internum animas et
ideo opus est animndvertere
quod hoc est insultus Sata-
nse.
Quas quidem propositiones
tanquam hsereticas, suspec-
tas et en'oneas, scandalosas,
lilasphemas, piarum aurium
otfensivas, temerarias, chris-
tiana; disciplina; relaxativas
et eversivas et seditiosas res-
pective, ac qtuecumque super
iis verbo, scripto, vel typis
emissa, pariter cum voto
corumdem fratrum noslro-
rum S.R.E. cardinalium et
iuquisitorum generalium
damna vimus, circumscripsi-
mus el abolcvimus...
extérieurs ne nous repré-
sentent pas plus les choses
sensibles que si elles n'exis-
taient pas du tout, car ils
sont dans l'impuissance d'y
appliquer l'entendement.
64. Un théologien a moins
d'aptitude à l'état de contem-
platif qu'un homme igno-
rant. Premièrement parce
qu'il n'a pas une foi si pure;
secondement parce qu'il n'est
pas si humble; troisièmement
parce qu'il n'a pas tant de
soin de son propre salut;
quatrièmement parce qu'il a
la tète farcie de vaines ima-
ginations, d'espèces intelli-
gibles, d'opinions et de théo-
ries, au point que la vraie
lumière ne peut y entrer.
65. Il faut obéir aux supé-
rieurs dans les choses exté-
rieures, et le voeu d'obéis-
sance des religieux ne s'étend
qu'aux choses extérieures.
Mais pour l'intérieur il en est
tout autrement; là Dieu seul
et le directeur y entrent.
66. Elle est digne de risée,
cette doctrine nouvelle dans
l'Église, a savoir que l'âme
doive être, pour ce qui con-
cerne son intérieur, gouvernée
par l'évèque et que, si l'é-
vèque en est incapable, elle
doive se présenter à lui avec
son directeur. Doctrine nou-
velle, dis-je, car ni l'Écriture,
ni les conciles, ni les saints ca-
nons, ni les bulles des papes,
ni les saints, ni les auteurs
ne l'ont jamais enseignée.
Et ils ne le peuvent pas, puis-
que l'Église ne juge point des
choses cachées et que l'âme a
le droit et la faculté de choisir
pour guide qui bon lui semble.
67. Dire qu'il faille décou-
vrir l'intérieur de la cons-
cience au tribunal extérieur
des supérieurs, et que ne pas
lef aire soit un péché, c'est une
tromperie manifeste, parce
que l'Église ne juge point des
choses cachées et que l'on nuit
beaucoup aux âmes par ces
duperies et ces hypocrisies.
68. Il n'y a au monde ni
autorité ni juridiction qui ait
le droit d'ordonner que les
lettres du directeur, traitant
de l'intérieur de l'âme, soient
communiquées; aussi est-il
a propos d'avertir que, ce
faisant, on commet un ou-
trage satanique.
Ces propositions, de l'avis
de nos susdits frères les car-
dinaux de la sainte Église ro-
maineet les inquisiteurs géné-
raux, nous les avons condam-
nées, notées et proscrites res-
pectivement comme héréti-
ques, suspectes, erronées,
scandaleuses, blasphéma-
toires, offensives des pieuses
oreilles, téméraires, énervant
et détruisant la discipline
chrétienne, et séditieuses, et
pareillement tout ce qui a été
émis a leur sujet de vive voix
ou par écrit ou imprimé...
On est écœuré en lisant ces propositions, qui sont le
complet renversement de la doctrine traditionnelle
concernant la vie spirituelle et même la morale
chrétienne. Sans doute quelques-unes de ces pro-
positions pourraient être interprétées dans un sens
acceptable, mais, quand on connaît les principes
détestables auxquels elles se rattachent, on est con-
traint d'y voir le venin de l'erreur. Même lorsqu'il
emploie le langage ordinaire de la spiritualité catho-
lique, Molinos donne à celui-ci un sens faux ou tout
au moins dangereux.
Remarquons aussi que toutes les erreurs ou témé-
rités émises par les préquiétistes et autres auteurs
plus ou moins sujets à caution se retrouvent dans le
molinosisme. Molinos semble avoir lu tout ce qui a
été écrit sur le quiétisme, depuis les béghards jusqu'à
lui; aussi peut-il être considéré comme la personnifi-
cation de l'hérésie quiétiste. Voici une synthèse de sa
doctrine.
3° Synthèse du molinosisme. — Le système moli-
nosiste est fondé sur une conception radicalement
quiétiste de l'oraison. Celle-ci n'unit pas simplement
l'âme à Dieu, mais elle l'identifie avec lui, au point
de lui faire perdre toute activité, toute personnalité
et donc toute responsabilité.
Molinos donne différents noms à l'oraison telle
qu'il la conçoit : « Tu as été accusé auprès du suprême
tribunal de l'Inquisition, lisons-nous dans la sentence
de condamnation, du 3 septembre 1687, d'avoir
enseigné une nouvelle espèce d'oraison, inconnue
jusqu'ici. Tu l'appelles contemplation acquise, oisiveté
sainte, repos, voie intérieure, état passif, total
abandon à la volonté divine, parfaite indifférence...
Tu as aussi avoué complètement que tu dirigeais un
certain nombre d'âmes... dans la voie de l'esprit...,
de la pure foi... de l'union intérieure avec Dieu, du
pur esprit, de la transformation, de l'annihilation,
de l'oubli complet de soi en Dieu, dans la voie de
mort mystique... d'incompréhensibilité et d'état
divin... ». P. Dudon, op. cit., p. 276, 281.
De tous ces noms celui que Molinos emploie le plus
souvent est voie intérieure. Cette voie intérieure
consiste dans un état de complète annihilation des
facultés de l'âme. Celles-ci doivent être non seulement
inactives, mais inertes. Car « vouloir être actif, agir,
c'est offenser Dieu puisque seul il veut agir en nous »;
il faut que nous soyons « comme un corps inanimé ».
L'activité naturelle « est l'ennemie de la grâce divine.»
Prop. 1-4. Dans cet état de mort mystique, l'âme
ne peut plus vouloir que ce que Dieu veut; sa propre
volonté lui a été enlevée. Par cette destruction de son
activité, « l'âme retourne à son principe et à son ori-
gine qui est l'essence divine, dans laquelle elle demeure
transformée et déifiée : alors aussi Dieu demeure en
lui-même, puisque ce n'est plus deux choses unies,
mais une seule chose, et c'est ainsi que Dieu vit et
règne en nous, et que l'âme s'anéantit même dans sa
puissance d'agir ». Prop. 5. « Une âme arrivée à la
mort mystique ne peut plus vouloir autre chose que
ce que Dieu veut parce qu'elle n'a plus de volonté et
que Dieu la lui a ôtée. > Prop. 61. Elle est alors in-
sensible à ses passions et incapable de pécher même
véniellement. Prop. .->r>-.r>7. Le molinosisme, comme
presque toute fausse mystique, tombe dans le pan-
théisme et aboutit â l'irresponsabilité morale. On
voit la parenté des erreurs de Molinos avec celles des
béghards et des alumbrados.
Cette annihilation panthéiste de l'âme a pour
conséquence l'abandon de la prière, surtout de la
prière de demande, celle-ci étant un « acte de la
volonté propre ». Dans toute oraison, quelle qu'elle
soit , l'âme doil s'abstenir de tout effort. Elle se tiendra
en présence de Dieu i sans produire aucun acte parce
1573
QUIÉTISME. Mme GUYON
que Dieu n'y prend pas plaisir ». Prop. 14, 15, 18-21.
L'indifférence la plus absolue au sujet du salut sera
encore une conséquence de cet anéantissement de
l'âme. Pour ne pas troubler son absolue quiétude,
l'âme ne pensera ni au ciel, ni à l'enfer, ni à son
éternité 1 Elle ne s'inquiétera pas de ses défauts, elle
ne s'examinera pas. Les diverses dévotions qui ont
pour objet l'humanité du Christ, la vierge Marie ou
les saints seront rejetées. Prop. 7-13, 34-30.
Mais la partie la plus lamentable du molinosisme
concerne les tentations; c'est elle qui caractérise
l'hérésie de Molinos, qui la personnifie, on peut dire.
L'inactivité de l'âme exige, selon Molinos, que, dans
les tentations même les plus violentes, elle ne fasse pas
des actes explicites des vertus opposées au mal. La
résistance sera purement négative. Prop. 17, 37.
Et même il n'y aura aucune résistance lorsque le
démon tente les personnes arrivées à la voie intérieure
et qu'il les violente : « Dieu permet et veut, dit-il,
pour nous humilier et pour nous conduire à la parfaite
transformation, que le démon fasse violence dans
le corps à certaines âmes parfaites, qui ne sont point
possédées, jusqu'à leur faire commettre des actes char-
nels, même à l'état de veille et sans aucun trouble
de l'esprit, en leur remuant réellement leurs mains
et d'autres parties du corps, contre leur volonté; ce
qu'il faut entendre d'autres actions mauvaises par
elles-mêmes, qui ne sont point péché en cette ren-
contre, parce qu'il n'y a point de consentement. 11
peut arriver que ces violences à commettre des actes
charnels arrivent en même temps entre deux per-
sonnes de sexe différent et les poussent à l'accomplis-
sement de l'acte mauvais. » Prop. 41, 42; cf Sentence,
P. Dudon, op. cit., p. 275-276. Les béghards et les alum-
brados déclaraient que l'âme arrivée à la suprême
perfection ne peut plus pécher, quelques libertés
qu'elle se permette. Par sa singulière théorie des
violences diaboliques, Molinos arrive à la même con-
clusion immorale.
Un système général de vie spirituelle, fondé sur
la totale inertie de l'âme arrivée à la « voie intérieure »,
était enseigné par Molinos. La mort mystique en
Dieu est incompatible avec les exercices de piété
traditionnels : plus de lecture spirituelle, ni de visite
au Saint Sacrement. On délaissera la prière pour les
vivants et pour les morts. La permanence de l'âme
intérieure dans l'état passif supplée excellemment
tous les actes de vertu. Elle tient lieu de préparation
à la communion et d'action de grâces. Prop. 15, 16,
32, 34, 35; Sentence, P. Dudon, op. cit., p. 280. La
confession était particulièrement déconseillée. Sen-
tence, ibid., p. 283, 284, 286; prop. 59, 60. Les péni-
tents et pénitentes de Molinos devaient se délier du
Saint-Office et lui cacher rigoureusement les secrets
qui leur étaient enseignés par leur maître. Sentence,
P. Dudon, op. cit., p. 289-290; prop. 65-68.
Molinos fut arrêté et interné clans les prisons du Saint-
Office, à Rome, en 1685. Son procès dura deux ans.
11 mourut »avec toutes les apparences du repentir »,
en 1696, dans les prisons du Saint-Office. Le mal que
firent ses doctrines fut grand. Voir, entre autres
documents, les lettres des correspondants de Bossuet
qui étaient à Rome. Correspondance de Bossuet,
édit. Urbain et Levcsque, t. x. p. 88, 318, 332, 1 59.
Sur Molinos voir : P. Dudon, Le quiétiste espagnol Mi-
chel Molinos (1628-1696), Paris, 1921; J. Paquier, art.
Molinos, ici, t. x, col. 2187-2192, et art. Innocent XI,
t. vu, col. 2010 sq. ; Bigelow, Molinos the quietist, New-York,
1882; les articles sur Molinos des diverses encyclopédies.
4° Condamnations italiennes postérieures à relie
de Molinos. — La sentence de condamnation de
Molinos est du 3 septembre 1687. Le lendemain,
les deux frères Léoni, l'un prêtre, l'autre laïque,
furent aussi condamnés. On formula leurs erreurs
en quarante-huit propositions, que le Saint-Office
censura. Analecta juris ponti/ïcii, t. x, p. 594 sq.,
Le P. de Guibert en donne le texte en italien et eu
latin dans Documenta ecclesiastica christianse per-
fectionis studium speclantia, n. 470-475. Ces erreurs
sont sensiblement les mêmes que celles de Molinos.
Mêmes conséquences immorales que dans la moli-
nosisme, prop. 42-48. Nous trouvons cependant ici
des erreurs sur la Trinité, sur l'incarnation et sur la
sainte vierge Marie, prop. 2 19, que Molinos ne parait
pas avoir enseignées.
Mais l'événement le plus sensationnel en Italie,
après la condamnation de Molinos, fut la rétracta-
tion, imposée par le Saint-Office, le 17 décembre 1687,
au cardinal Petrucci, de cinquante-quatre proposi-
tions tirées de ses ouvrages. J. Hilgers, Der Index
der verbotenen Bûcher, Fribourg, 1904, p. 564-573 ;
P. Dudon, Molinos, p. 299-306; de Guibert. op. cit.,
n. 478-488, texte italien et traduction latine. Dans
les propositions censurées de Petrucci, il n'y a pas
évidemment de doctrine immorale, comme dans
celles de Molinos et des frères Leoni. On y trouve des
exagérations au sujet des effets de la contemplation
et de la mort mystique de l'âme. La passivité spiri-
tuelle est trop accentuée. La résistance aux tentations
est trop négative. De ces propositions se dégage une
dangereuse impression de quiétisme. Il était nécessaire
de les condamner.
VII. Le quiétisme en France au xvne siècle.
Le P. La Combe et Mme Guyon. — Le P. La Combe
est né en Savoie en 1643. Il entra dans l'ordre des
clercs réguliers barnabites, qui avaient au x\ ne siècle
plusieurs maisons en France, en particulier à Paris,
au prieuré Saint-Éloi. En 1671, il rencontra pour la
première fois Mme Guyon à Montargis. Il devint son
directeur. Une grande intimité s'établit entre le
directeur et sa pénitente. Ils voyageaient fort sou-
vent ensemble. Us séjournèrent à Genève, à Thonon
en Savoie, où le P. La Combe fut supérieur de la
maison des barnabites, àVerccil et àTurin.en Piémont,
enfin à Paris en 1686. Là, le P. La Combe fut arrêté
en 1687. On l'accusait de suivre la doctrine et les
pratiques de Molinos. Enfermé d'abord à la Bastille,
il fut emmené en 1688 clans l'île d'Oléron, puis trans-
féré en 1689 à la forteresse de Lourdes et interné en
1698 à Vincennes. Atteint de folie en 1712, il mourut
à Charcnton en 1715.
Les deux principaux ouvrages du P. La Combe
sont : Orationis menlalis analysis, deque uariis ejusdem
speciebus judicium ex verbis Domini, sanctorumve
Patrum sentenliis concinnatum, Verceil, 1686; livre
mis à l'Index le 9 septembre 1088; Lettre d'un servi-
teur de Dieu, contenant une briève instruction pour
tendre sûrement à la perfection chrétienne, Grenoble,
1686, condamnée le 4 novembre 1087, par .Jean
d'Arenthon, évêque de Genève.
La doctrine contenue dans ces écrits n'est pas plus
erronée que celle des autres livres quiétistes de l'é-
poque, h' Analysis reçut même l'approbation régle-
mentaire et canonique lorsqu'elle parut, ainsi que
la Lettre. C'est dans son enseignement secret que le
P. La Combe accepte les théories les plus perverses de
Molinos. Il est prouvé que le malheureux barnabite
s'est livré, dans la forteresse de Lourdes, à des pra-
tiques immorales qu'il justifiait par une fausse mys-
tique, h' Information canonique de l'official de Tarbes,
Bernard de Poudeux, ne laisse guère de cloute à ce sujet.
Elle est confirmée parla Déclaration du P. La Combe
à l'évêque de Tarbes du 9 janvier 1098. Cf. Correspond.
de Bossuet, édit. Urbain et Levesque, t. ix, append.
n, p. 480-486. Voir cependant ici-même, t. m, col. 1998,
1575
QUIÉTISME. FÉNELON
1576
l'appréciation du P. Largent sur la valeur des aveux
faits par le P. La Combe.
La théorie mystique par laquelle le P. La Combe
justifiait ses très regrettables pratiques diffère de celle
de Molinos. 11 ne croit pas aux violences diaboliques.
11 enseigne, lui, la doctrine de «l'extrême abandon »
de l'âme à Dieu. Le souci de ne point déplaire à Dieu
doit aller jusqu'à accepter l'humiliation du péché et
la perspective de l'enfer encouru : «C'est pour ne
déplaire pas à Dieu, même par une imperfection,
disait-il, ou par la moindre propriété et recherche
de soi-même, qu'on en vient jusque-là, selon qu'on s'y
sent porté par la plus haute résignation, que pour cet
effet l'on appelle l'extrême abandon ». Déclaration à
l'évêque de Tarbes, Correspond, de Bossuet, t. IX,
p. 480. «Ce Père a enseigné, rapporte l'Information
canonique, que le plus grand sacrifice qu'on pouvait
faire à Dieu était de commettre le péché qu'on avait
le plus en horreur. » P. Dudon, Recherches de science
religieuse, 1920, p. 197. Cette doctrine hérétique est
aussi celle de Mme Guyon, comme nous Talions voir.
Mme Guyon, comme Molinos et comme le P. La
Combe, avait un double enseignement : celui qu'elle
donnait publiquement et l'autre qui était secret. Le
livre Les torrents spirituels circula longtemps en
manuscrit et dans l'ombre; il contient la plupart des
erreurs guyoniennes. Seuls le Moyen court et très facile
de faire oraison et L'explication du Cantique des can-
tiques furent imprimés du vivant de l'auteur.
La mystique de Mme Guyon aboutit à une sorte de
panthéisme qui supprime la responsabilité morale.
A ce sujet, elle est dans la ligne de celle de Molinos.
Plusieurs caractères de cette mystique s'expliquent
par le tempérament morbide de son auteur. Il y a
intérêt à en suivre l'évolution parallèlement aux cir-
constances de la vie mouvementée de celle qui pas-
sait aux yeux de certains pour une «nouvelle prophé-
tesse ». Mais nous n'avons pas à refaire ici la biogra-
phie de Mme Guyon. On la trouvera dans ce diction-
naire, t. vi, col. 1997 sq. Qu'il suffise d'exposer les prin-
cipes de sa mystique.
Mme Guyon établit trois catégories parmi les
âmes qui se convertissent et tendent à la perfection.
La première est celle des âmes qui s'adonnent à la
méditation. Elles «vont doucement à la perfection ».
Ces âmes sont ordinairement peu appliquées au
dedans. « Elles travaillent au dehors et ne sortent
guère de la méditation; aussi ne sont-elles pas propres
à de grandes choses. » Les torrents spirituels, Ire partie,
c. ii. Opuscules spirituels de Mme Guyon, Paris,
1790, t. i, p. 134-135. Selon Mme Guyon, l'œuvre de
la perfection consiste à aller du dehors au dedans de
nous, vers notre centre, qui est Dieu présent en nous.
Ce qui est très exact. Mais, ce qui l'est moins, c'est
que nous ayons peu ou que nous n'ayons pas d'effort
à faire pour être attirés par Dieu au centre de notre
âme. La méditation, qui exige l'effort, est à cause de
cela peu appréciée de Mme Guyon, qui donne ses pré-
férences aux voies passives.
Les âmes de la deuxième catégorie sont justement
dans la voie passive de lumière. Elles paraissent déjà
bien intérieures. Cependant, elles a ne seront jamais
anéanties véritablement, et Dieu ne les tire pas de
leur être, propre pour les perdre en lui ». Torrents,
IIe pari., c. m. Opuscules, t. i, p. 1 15, 1 l(>. Leur pente
centrale vers Dieu n'a rien d'impétueux, si bien
qu'elles restent en route et n'atteignent pas le tenue
de leur marche.
Ce sont les âmes de la troisième catégorie) entrées
dans la voie passive en fui. qui retiennent l'attention
de Mme Guyon. Elle compare la rapidité de leur
retour à Dieu à l'impétuosité des torrents des Alpes.
Dans cette troisième vole, l'âme doit parcourir
quatre étapes pour arriver à se perdre en Dieu :
le repos et la paix intérieure, les épreuves spirituelles,
la nu/ri mystique et enfin la résurrection de l'âme en
Dieu. Ibid., c. iv-ix, p. 153 sq. Mme Guyon fait
des descriptions curieuses de «l'état consommé de
la mort de l'âme », de «sa sépulture •, de «sa pourri-
ture ou putréfaction », de « sa réduction en cendres ».
Ibid., c. vm. La «résurrection en Dieu » qui succède
à une pareille destruction ressemble fort au panthéis-
me : « Dieu peu à peu la [l'âme ] perd en soi et lui
communique ses qualités, la tirant de ce qu'elle a de
propre. » Vie de Mme Guyon écrite par elle-même,
t. ii, Paris, 1790, c. iv, p. 40. L'âme dans cet état
cesse d'être responsable. Mme Guyon déclarait que,
« pour la confession, elle était étonnée, qu'elle ne
savait que dire, qu'elle ne trouvait plus rien ». Ibid.,
p. 41. On Ta accusée d'avoir dit qu'elle pouvait se
passer de la confession pendant « quinze ans entiers ».
Correspond, de Bossuet, t. vu, p. 486-487.
L'âme ainsi ressuscitée en Dieu est impeccable
quoi qu'elle fasse : « C'est la volonté maligne de la
part du sujet, dit-elle, qui fait l'offense et non l'action.
Car si une personne dont la volonté serait perdue et
comme abîmée et transformée en Dieu était réduite
par nécessité à faire des actions de péché, elle les
ferait sans pécher. » Torrents, ms. Recueil sur le
P. La Combe et Mme Guyon, t. i, p. 500. Le cardinal
Le Camus, évêque de Grenoble, atteste qu'on repro-
chait à Mme Guyon d'avoir dit « qu'on pouvait être
tellement uni à Dieu qu'on pourrait tomber dans des
actes impurs, même avec un autre, étant éveillé,
sans que Dieu y fût offensé ». Correspond, de Bossuet,
t. vu, p. 489-490.
Même en faisant la part des exagérations, auxquelles
exposent les animosités les plus justifiées, la mystique
guyonienne apparaît non seulement erronée, mais
aussi extrêmement dangereuse pour les bonnes
mœurs. On serait donc tout à fait déraisonnable si
Ton accusait d'injustice ceux qui usèrent de sévérités
pour mettre Mme Guyon dans l'impossibilité de.
répandre ses erreurs.
Sur le P. La Combe, voir ses lettres à Mme Guyon dans
la Correspondance de Bossuel, éd. Urbain et Levesque,
t. vm, app. i; t. ix, append. M; dans la Correspondance
générale de Fénelon, t. vu, Versailles, 1828; Lettres du
P. La Combe au général des barnabites, Correspond, de
Bossuet, t. ix, p. 460 sq.; sa Déclaration à l'évêque de
Tarbes, ibid., p. 480 sq.; son apologie en réponse aux
accusations du général des chartreux, Revue Fénelon, 1910,
p. 69 sq., 139 sq.
Sur Mme Guyon voir ses lettres et les témoignages la con-
cernant dans Corresp. de Bossuet, t. vi, p. 531 sq.; t. vu,
p. 483 sq.; t. vin, p. 441 sq.; A. Largent, art. Guyon,
ici, t. vi, col. 1997 sq., où l'on trouvera une bibliographie;
Jean-Philippe Dutoit, Lettres clirétiennes et spirituelles
de Mme Guyon, 5 vol. in-12, Londres (Lyon), 1707-1768;
Lettres inédites de Mme Guyon, dans Revue Fénelon,
1910-191 1, p. 109 sq.; 1911-1912, p. 195 sq.; M. Masson,
Fénelon et Mme Guyon, Paris, 1907.
Sur le P. La Combe et Mme Guyon voir une bibliographie
dans Recherches de science religieuse, 192U, p. 182 sq.;
P. PoUITat, La spiritualité chrétienté, t. IV, p. 221 sq.
VIII. Controverse entre Bossuet et Fénelon.
— Je la résume brièvement . car elle a déjà été expo-
sée à l'art. Fénelon.
1° Les articles d'Issy (1695). — Lorsque les projets
secrets de Mme Guyon de conquérir le monde, avec
l'aide de Fénelon, et d'y établir le règne mystique de
l'oraison et de l'amour pur curent élé ébruités vers
1693, l'émoi fut grand, à Taris surtout. Dans son
Ordonnance du 16 avril 1695, promulguant les articles
d'Issy. Bossuet disait : «Bien informés... que ces
dangereuses manières de prier, introduites par quel-
ques mystiques de nos jours, se répandaient insensi-
1577
QUIÉTISME. FÉNELON
1578
blement même dans notre diocèse, par un grand
nombre de petits livres et écrits particuliers que la
divine Providence a fait tomber entre nos mains :
nous nous sommes sentis obligés à prévenir les suites
d'un si grand mal. » Œuvres de Bossuet, t. xxvn,
Versailles, 1817, p. 3. 11 fallait donc enrayer ce mal
et condamner de si pernicieuses erreurs.
Mme Guyon, lorsqu'elle vit son œuvre compromise,
demanda elle-même, en juin 1094, à Mme de Main-
tenon d'être examinée sur ses écrits et sur ses mœurs
par Bossuet, M. de Noailles, alors évêque de Chàlons,
et M. Tronson, supérieur de Saint-Sulpice. Voir sa
lettre dans Œuvres de Bossuet, t. xl, p. 80. Les trois
examinateurs se réunirent à Issy et rédigèrent trente-
quatre articles sur l'oraison quiétiste pour la condam-
ner. Mme Guyon les souscrivit et promit de ne plus
enseigner ses erreurs. Elle fut accusée d'avoir manqué
à sa promesse; aussi fut-elle internée à Vincennes en
1C95, puis l'année suivante dans une communauté
de Vaugirard, enfin à la Bastille en 1698. Elle en
sortit en 1712 et mourut à Blois en 1717.
A Issy, Fénelon était en cause autant que Mme Guyon,
qu'il défendait du reste : « Il est clair, comme le jour,
dira-t-il,que j'étais le principal accusé. » Réponse à la
Relation, n. xix. Il n'était pas admis aux conférences,
mais il envoyait aux examinateurs des rapports où
il exposait ses vues sur les points controversés.
L'entente se fit facilement pour condamner les
principales erreurs quiétistes. Fénelon n'avait jamais
partagé toutes les faussetés de la mystique guyonienne.
Les articles d'Issy réprouvent : 1. la foi quiétiste ou
cette vue confuse, générale et indistincte de Dieu qui
supprime les actes de foi explicite aux trois personnes
divines, aux attributs divins et à l'humanité du
Christ : 2. l'inutilité des désirs et des demandes dans
la prière, comme contraires au parfait repos en Dieu;
3. l'acte universel, continuel et unique de contempla-
tion qui renferme en lui tous les actes de religion et
qui n'a pas besoin d'être réitéré, car, une fois fait,
il subsiste toujours; 4. la dépréciation de l'exercice
des vertus, en particulier de la mortification, comme
d'un exercice inférieur à l'état des parfaits; .">. enfin la
prétention de voir la perfection chrétienne uniaue-
ment dans les oraisons extraordinaires auxquelles,
par suite, tout le monde indistinctement doit tendre.
L'accord entre les examinateurs et Fénelon se fit
péniblement sur trois autres points de la mystique :
l'amour pur, désintéressé; l'oraison passive; certaines
épreuves des mystiques ou certaines purifications
passives. Ces divergences expliquent les tâtonnements
dans la rédaction des articles. « Le 14 février 1C95,
le projet comprenait vingt-quatre propositions;
le 19 février, le nombre fut porté à trente, et le 8 mars
à trente-trois. Le 10 mars, au moment de signer on
ajouta la trente- quatrième. » E. Levesque, Les confé-
rences d'Issy sur les états d'oraison, dans Revue Bossuet,
1905, p. 194.
Au sujet de l'amour pur, Bossuet enseignait que
l'idée de récompense céleste ne rend pas la charité
intéressée, « puisque la récompense qu'elle désire
n'est autre que celui qu'elle aime ». Fénelon, au
contraire, pensait qu'il est de l'essence de la charité
parfaite d'être un amour de Dieu pour lui-même,
sans aucun rapport avec notre béatitude. Pour le
contenter, on ajouta les art. xin et xxxin, qui ont
pour objet l'amour pur. Mais ils furent plutôt un
compromis qu'un accord réel. La suite le montra du
reste.
Bossuet et Fénelon ne s'entendaient pas non plus
au sujet « de la contemplation ou oraison passive
par état ». Selon Bossuet, dans la contemplation
passive l'âme reste disposée à produire tous les actes
des vertus: Fénelon disait au contraire que la contem-
plation consistait dans un acte unique, ordinairement
d'amour, cet acte comprend tous les autres sans que
l'âme ait à les produire distinctement. Divergence aussi
relativement à l'état passif. Pour Bossuet, l'oraison
passive était celle où l'âme est en extase et donc
incapable d'agir; Fénelon enseignait, lui, que l'âme
est dans l'état passif lorsqu'elle est arrivée à l'amour
pur et qu'elle est exempte dans ses actes « des inquié-
tudes et des empressements de l'amour-propre ». On
ajouta donc les art. xn et xxxiv, qui ne firent pas
cesser le malentendu, comme on le vit bien.
Restait la question des • tentations et des épreuves
des états passifs ». Dans les épreuves des purifications
passives on le sait, l'âme éprouve des tentations vio-
lentes de blasphème, de désespoir, etc. Elle peut même
avoir, dans un certain sens, la conviction qu'elle est
réprouvée. Fénelon pensait que Dieu, en permettant
ces épreuves, voulait détacher totalement l'âme de
tout intérêt propre et la conduire définitivement à
l'amour pur. Dans les Maximes des saints, il dira
même que l'âme, ainsi éprouvée, peut faire le sacrifice
absolu de son salut, ce que l'Église a condamné.
Bossuet, on le devine, n'accepta jamais les vues de
Fénelon. Sa pensée sur les épreuves des états passifs
se trouve dans les art. xxxi et xxxn.
Les articles d'Issy sont dans les Œuvres de Bossuet,
t. xxvm, Versailles, 1817; dans les Documenta..., du
P. de Guibert, avec la traduction latine de Terzago,
n. 491-497. Cf. P. Dudon, Le gnostique de Clément
d'Alexandrie, opuscule inédit de Fénelon, Paris, 1930,
p. 279-294.
2° L'a Explication des maximes des saints » de
Fénelon. — D'après ce qui a été dit, l'accord entre
Bossuet et Fénelon fut établi d'une manière bien
précaire par les articles d'Issy. Cet accord apparent
n'aurait pu subsister que grâce au silence. Mais ce
silence devint impossible.
Bossuet prépara son Instruction sur les états d'orai-
son pour expliquer les articles d'Issy et pour réfuter
les erreurs de Mme Guyon et des autres quiétistes.
Fénelon fut froissé des attaques contre Mme Guyon
que l'ouvrage pouvait contenir. De plus, il croyait,
à tort ou à raison, que l'explication donnée par Bossuet
des articles d'Issy n'était pas conforme à la véritable
mystique. Pour toutes ces raisons, il se hâta de compo-
ser son Explication des maximes des saints et de la
publier le 1er février 1697, six semaines avant l'Ins-
truction sur les étals d'oraison de l'évêque de Meaux.
La conséquence fut la disgrâce de Fénelon, qui reçut,
le 1er août 1697, l'ordre de quitter la cour et de se
retirer à Cambrai, dans son diocèse. Puis ce furent les
discussions passionnées avec Bossuet qui aboutirent
à la condamnation par Rome, le 12 mars 1699, du
livre de Fénelon.
Il nous reste à exposer les erreurs de l'Explication
des maximes des saints. Elles sont contenues dans les
vingt-trois propositions extraites du livre et condam-
nées par le bref Cum alias d'Innocent XII, le 12 mars
1699. Cf. Chérel, Explication des maximes des saints,
édition critique, Paris, 1911; Terzago, p. 166 sq., qui
donne les censures des consulteurs pour chacune des
propositions condamnées; de Guibert, Documenta...,
n. 499-504; Denz.-Bannw., n. 1327-1349.
Ce ne sont pas évidemment les grossières erreurs de
Molinos, ni celles de Mme Guyon, ni même celles dis
préquiétistes que contient l'ouvrage de Fénelon.
Les inexactitudes du livre des Maximes des saints
se rapportent à l'amour pur. Et souvent les inexacti-
tudes sont plus dans l'expression que dans la pensée.
On peut ramener à quatre principales les erreurs
condamnées : 1. Dans l'état habituel de pur amour,
il n'y a plus de désir du salut éternel; 2. dans les
épreuves passives, l'âme peut faire le sacrifice absolu
1579
QUIETISME
1580
de son salut; 3. l'amour pur implique l'indifférence
pour la perfection et pour la pratique des vertus;
4. en certains états contemplatifs, l'âme perd la vue
réfléchie de Jésus-Christ le Verbe incarné.
Au début du livre, p. 10, Fénclon distingue cinq
états différents d'amour de Dieu : états d'amour
purement servile, de pure concupiscence, d'espérance,
de charité mélangée, enfin d'amour pur. Dans ce
dernier état, « ni la crainte des châtiments, dit Féne-
lon, ni le désir des récompenses n'ont plus de part à
cet amour. On n'aime plus Dieu, ni pour le mérite,
ni pour la perfection, ni pour le bonheur qu'on doit
trouver en l'aimant». Maximes, p. 10-11. C'est la
lre proposition condamnée. Cette doctrine est de nou-
veau censurée dans d'autres propositions. Elle exclut,
en effet, la vertu d'espérance.
Fénelon avait été frappé, en lisant la Vie des saints,
des tentations de désespoir dont plusieurs, comme
saint François de Sales, ont souffert. Il voulut justifier
ces faits par la théologie de l'amour pur. A cette fin,
il semble enseigner qu'à la dernière étape des puri-
fications passives une âme peut se persuader, d'une
persuasion invincible et réfléchie, qu'elle est juste-
ment réprouvée de Dieu et qu'elle peut lui faire le
sacrifice absolu de son bonheur éternel. Le directeur
est autorisé alors à permettre à cette âme d'acquiescer
à sa damnation. Maximes, art. x, p. 87-92. Les pro-
positions condamnées 8, 9, 10, 11, 12 et 14 contiennent
cette doctrine. Le sacrifice absolu et volontaire du salut
est toujours défendu, comme contraire à l'espérance
et à la charité.
Si l'amour pur peut détacher l'âme parfaite du
désir du salut, il peut par le fait même la rendre indif-
férente pour son avancement spirituel dans la pra-
tique des vertus. Tel semble être l'enseignement des
Maximes des saints, art. xxxm, p. 223 sq; art. xl,
p. 252. L'Église l'a condamné dans les propositions
18, 19, 20 et 21; cf. prop. 5. Quel que soit l'état de
sainteté où une âme arrive, il ne lui est jamais permis
de ne pas désirer progresser.
L'art, xliv des Maximes des saints, p. 2(ï3, laisserait
entendre que, d'après Fénelon, il y avait dans l'Église
ancienne une tradition secrète, sorte d'enseignement
ésotérique sur l'amour pur, réservée aux seuls initiés.
La publication de l'opuscule inédit, Le gnostique de
saint Clément d'Alexandrie, Paris, 1930, ne laisse aucun
doute au sujet de la réalité de cette théorie fénelo-
nienne. P. 124 sq. C'est donc à bon droit que l'Église
l'a condamnée dans les 3e et 22e propositions.
Enfin, aux art. xxi et xxm, Fénelon s'exprime
comme si la perfection chrétienne ne pouvait se trouver
que dans les états contemplatifs. Ceux qui font l'orai-
son discursive ne sauraient s'élever au dessus de l'amour
intéressé et imparfait. Doctrine censurée aux propo-
sitions 15 et 16.
Fénelon a expliqué, dans son Instruction pastorale du
15 septembre 1697 et dans d'autres écrits, les passages
incriminés de son livre. Et nous devons reconnaître
que ses explications sont acceptables. Mais l'Église
considère le texte écrit et non les explications légi-
times qu'on en peut donner. Ce texte, d'ailleurs, a
été rédigé trop hâtivement, et à cause de cela, il n'a
pas l'exactitude et la précision requises dans des ma-
tières si délicates. Fénelon, on le sait, se soumit admi-
rablement au jugement de l'Église, comme le prouve
son Mandement du 9 avril 1699.
Sur cette controverse voir, outre les ouvrages rites,
A. Largent, art. Fénelon, ici, t. v, col. 2137 sq.; art.
Bossuet, t. il, col. 1011) sq.; llarcnt, art. Cspérance,
t. v, col. 662 sq.; P. Pourrat. I.n spiritualité chrétienne,
t. iv, 1928, p. 25:5 sq.; Urbain cl I.evesquc, Correspondance
de Bossuet, h partir de l'année 1 « "»'. > t ; Gossclin, Ilist. littér. 'le
Fénelon, Lyon-Paris, 1843; H. Bremond, Apologie i«iur
Fénelon, Paris, 1910; L. Navatel, Fénelon. La Confrérie
secrète dn pur amour, Paris, 1914; Georges Lizerand, Le duc
de Beauvillier, Paris, 1933, c. vi.
Conclusion. — De cette analyse des diverses
formes historiques du quiétisme se dégagent des
conclusions qu'il convient de synthétiser en ter-
minant cet article.
1° Comme nous l'avons déjà fait remarquer, la cause
fondamentale du quiétisme est cette horreur de l'effort
inhérente à la nature humaine. Croître en vertu,
tendre à la perfection, faire son salut, autant d'œuvres
qui supposent l'énergie, l'exigent et la provoquent.
Énergie qui coûte, qu'accompagne la souffrance. Ne
serait-il pas possible de se sanctifier et de se sauver
sans s'imposer tant de peine et même en ne s'en
imposant aucune? Le quiétisme a donné à cette
question la réponse que l'on sait.
2° Cette disposition de la nature humaine à redou-
ter l'effort et la peine cherche sa justification dans
certains principes théologiques faussés. Le premier et
le principal selon le quiétisme se trouve dans l'exagé-
ration de l'impuissance morale de l'homme déchu.
Sans doute, dans l'ordre surnaturel, nous ne pouvons
rien si la grâce ne nous aide. Notre concours est cepen-
dant nécessaire pour coopérer à la grâce. Les deux
actions : celle de Dieu et celle de l'homme, s'unissent
dans la collaboration. Toute doctrine qui supprimerait
l'une pour mieux exalter l'autre serait hérétique. Il est
permis pourtant aux auteurs spirituels, selon les écoles
auxquelles ils appartiennent, d'insister davantage dans
leurs exhortations sur la nécessité du concours divin
ou sur celle de la collaboration humaine. Libre à
euxl
Le quiétisme, lui, sous prétexte d'exalter l'impor-
tance de l'action divine dans nos œuvres, supprime
la collaboration humaine. Il motive cette suppression
soit par la prétendue corruption foncière de l'homme
déchu, qui rend celui-ci incapable de tout bien, soit
par le désir de mettre en relief le néant de la nature
humaine : celle-ci n'a qu'à s'anéantir dans l'être et
dans l'agir pour tout abandonner à l'action divine.
Le résultat est, selon les formules quiétistes bien
connues, ne rien faire et laisser faire, avec toutes les
conséquences que l'on devine.
3° Le quiétisme a cru trouver encore sa justifica-
tion dans une interprétation fautive des états passifs.
Il y a des états mystiques bien authentiques où l'âme
est passive. Elle est mue et gouvernée par Dieu.
Elle garde cependant la liberté d'accepter et de suivre
cette conduite de l'Esprit-Saint. En un mot, elle reste
responsable. Le quiétisme a poussé jusqu'à l'extrême
cette passivité. Il a prétendu que le mystique, arrivé
aux états passifs, a perdu sa volonté; Dieu la lui a
ôlée. Dès lors tout ce qui est voulu par lui, c'est Dieu
qui le veut en réalité. Le mystique devient irrespon-
sable. On voit les conséquences.
Le quiétisme a encore faussé la théologie mystique,
relativement aux états passifs, en enseignant que
l'âme doit se mettre d'elle-même dans cette passivité.
Or, comme le rappelait saint budes, c'est à Dieu
à l'y mettre. Vouloir l'y pousser si Dieu n'intervient
pas, c'est l'exposer à l'oisiveté spirituelle, loin de lui
faire atteindre les degrés de l'oraison mystique pro-
prement dite; c'est la jeter dans le quiétisme.
4° La nature de l'union mystique a été également
altérée par le quiétisme. Cette union extraordinaire
produite entre Dieu et l'âme est assurément très
étroite. L'âme ainsi unie à Dieu perd parfois le senti-
ment d'être distincte de lui. En réalité elle demeure
toujours elle-même et simple créature. La mystique
orthodoxe a horreur de tout ce qui ressemblerait au
panthéisme. Celle horreur, le quiétisme ne l'a pas.
Dans l'extase néo-platonicienne, nous le savons,
1581
QUIÉTISME
QUINISEXTE (CONCILE;
1582
l'être de l'âme semble bien, d'après l'interprétation
commune, devenir l'être même de Dieu. Molinos
n'enseignait-il pas, lui aussi, que l'activité de l'âme
mystique est totalement absorbée par l'activité
divine? L'âme ainsi annihilée retourne à son principe,
qui est Dieu. Elle ne fait plus qu'un avec lui. Le
quiétisme rigide, depuis celui des frères du libre
esprit jusqu'à celui de Molinos, est imprégné de
panthéisme.
5° Enfin, même dans le quiétisme mitigé fondé
sur les exagérations de l'amour pur, nous retrouvons
cette inclination de notre nature vers la passivité
de mauvais aloi. « L'état d'amour pur », imaginé
par le semi-quiétisme et qui comporte le désintéresse-
ment constant du propre salut et du désir de pro-
gresser dans la vertu, aboutit finalement à la suppres-
sion de l'effort moral et à une sorte d'oisiveté spiri-
tuelle tout à fait contraire à la conception tradition-
nelle de la perfection chrétienne.
La spiritualité vraiment sûre est celle qui, dans tous
les degrés de la vie spirituelle, laisse à l'effort moral
la place qui lui convient.
Bibliographie générale. — - Hilgers, S. J., Zur Bibliogra-
phie des Quielismus d ins Centralblall f. Bibliothekswesen,
t. xxiv, 1907, p. 583 sq.; Heppe, Geschichie der quietisl.
Mystik in der kath. Kirche, Berlin, 1875, Protestant view;
Nicole, Réjulalion des principides erreurs des quiétistes, Paris.
1695; le même, Traité de la prière, 1 vol., Paris, 1695; Vau-
ghan, Hours with the mystics, Londres, 1856, New-York,
1893; ("■ennari, De falso mysiieismo, Rome, 1907; .1. Pa-
quier, Qu'est-ce que le quiétisme ? Paris, 1910; P. Pourrat,
La spiritualité chrétienne, t. iv, Paris, 1928; Dict. de spiri-
tualité, art. Faux abandon, t. i, col. 25 sq.; P. Dudon.
Dict. apolng. de la foi cah., t. IV, col. 527 sq.; toutes les
encyclopédies religieuses, art. Quiétisme.
P. Pourrat.
QUINISEXTE (CONCILE) ou in Trullo.
— Célèbre concile de l'Église grecque considéré comme
le complément des cinquième et sixième conciles (692).
— I. Convocation et date du concile. IL Les canons.
III. Le Quinisexte et l'Église romaine.
I. Convocation et date du concile. — Ce concile
se qualifie lui-même d'oecuménique. Adresse du concile
à l'empereur, Mansi, Concil., t. xi, col. 933; can. 3,
début et can. 51. Il fut convoqué par l'empereur Jjs-
tinien II en vue de corriger les abus qui s'étaient glissés
dans le peuple chrétien et d'extirper les restes d'im-
piété juive et païenne qui pouvaient encore se ren-
contrer. Ibid.
Les Ve et VIe conciles généraux qui tous deux
avaient siégé à Constantinople, en 553 et en 680, s'é-
taient contentés de condamner l'hérésie et de préciser
la doctrine; le synode convoqué par Justinien II se
proposait de compléter leur œuvre en édictant les
décrets disciplinaires que l'état de la chrétienté rendait
nécessaires (Adresse du concile). Parce que ce concile se
constituait en complément des Ve et VIe conciles géné-
raux, les Grecs lui ont donné le nom de Quinisexte,
7t£v6éy.T7). On l'appelle aussi concile in Trullo, parce
qu'il siégea dans la grande salle ronde du palais impé-
rial de Constantinople. Et parce que le VIe concile
général de 680 avait également tenu ses séances dans
cette salle, l'assemblée convoquée par Justinien II a
parfois été appelée le IIe concile in Trullo.
Dans le can. 3 de ce concile in Trullo, il est question
« du 15 janvier de la IVe indiction qui vient de s'écou-
ler, ou de l'an du monde 6199 ». D'où il suit que le
concile s'est réuni dans le courant de la Ve indiction
ou de l'an du monde 6200. Or, d'après l'ère de Cons-
tantinople, l'an 6199 du monde correspond à l'année
691 de l'ère chrétienne, laquelle est effectivement une
IVe indiction. Le concile Quinisexte se serait donc
réuni en 692, probablement après Pâques, époque des
réunions conciliaires. D'aucuns ont voulu prétendre
que la 6199e année devait être calculée d'après l'ère
alexandrine, ce qui ramènerait la célébration du con-
cile en l'an 706. Mais comme le pape Serge Ier, auquel
les canons de ce concile furent envoyés, est mort
en 701, cette opinion est insoutenable. Au lieu de 6199,
les anciennes éditions des canons conciliaires et bon
nombre de manuscrits lisent au canon 3 l'an du
monde 6109; mais cette leçon est inadmissible, car elle
reporterait la célébration du concile au début du
vne siècle et le rendrait antérieur de 90 ans au temps
de l'empereur Justinien II et du pape Serge Ier.
IL Les canons. — - Les procès-verbaux du Quini-
sexte ne nous sont pas parvenus. Seuls les 102 canons
et l'adresse du concile à l'empereur ont été conservés,
ainsi que les souscriptions des évêques présents qui
tous étaient des Grecs et des Orientaux. Bien que les
canons soient avant tout d'ordre disciplinaire et ne
touchent le dogme que d'une manière indirecte, on en
donnera ici une analyse détaillée, en raison de leur im-
portance historique. Là où ce sera nécessaire, l'on
ajoutera un bref commentaire.
Adresse du concile à l'empereur. — Le « saint et
œcuménique concile », convoqué par l'empereur, voit
en celui-ci « le gardien de la vérité et de la justice pour
l'éternité »..., « conçu et enfanté sous les auspices de la
sagesse divine, rempli par elle du Saint-Esprit, cons-
titué par elle pour être l'œil du inonde, qui éclaire
ses sujets par la clarté et la splendeur de son intelli-
gence »..., « auquel elle a confié l'Église ». Il le prie d'ap-
prouver les canons qu'il a élaborés. Mansi. t. xi,
col. 929-936.
Canon 1. — « La foi qui nous vient des apôtres, les-
quels furent les témoins et les serviteurs du Logos », doit
être conservée « sans innovation et sans changement ».
Cette foi est aussi celle des 318 Pères du concile de
Nicée qui ont enseigné « la consubstantialité des trois
hypostases de la nature divine... du Père, du Fils et du
Saint-Esprit, que nous devons adorer d'une seule ado-
ration »; qui ont réfuté ceux qui introduisaient « des
degrés inégaux dans la divinité », et qui ont annihilé
« les jeux enfantins » des hérétiques contre la vraie
foi. On doit de même recevoir ly foi des 150 Pères du
concile de Constantinople, célébré sous le règne «du
grand Théodose », particulièrement leurs définitions
dogmatiques, zàç OsoXôyouç cpcovâç, concernant le
Saint-Esprit; de mètne les condamnations de Macédo-
nius et d'Apollinaire portées à ce concile. On doit éga-
lement recevoir renseignement du concile d'Éphèse,
« qu'un est le Fils de Dieu incarné », que la vierge Marie
est, « au sens vrai du terme et véritablement la Mère
de Dieu », ainsi que la condamnation de Nestorius qui
prétendait que « l'unique Christ est un homme séparé
et un Dieu séparé ». De même faut-il admettre l'ensei-
gnement des 630 Pères de Chalcédoine qui ont pro-
clamé « que l'unique Christ, Fils de Dieu, est composé
de deux natures et est glorifié en ces deux natures »,
ainsi que la condamnation d'Eutychès, de Nestorius
et de Dioscore. De même « furent formulées avec l'aide
du Saint-Esprit... les décisions des 165 Pères du concile
de Constantinople sous Justinien, qui ont jeté l'ana-
thème à Théodore de Mopsueste, à Origène, à Didyme
et à Évagre, lesquels avaient repris les mythes des
Grecs et, dans leurs élucubralions et leurs songes,
avaient remis en circulation les migrations et les trans-
formations de certains corps et des âmes, et, comme
des hommes ivres, avaient bafoué la résurrection des
morts ». Également est approuvée la condamnation
portée par les mêmes Pères de « ce que Théodoret a
écrit contre la vraie foi et contre les douze chapitres de
Cyrille, ainsi que celle du document dénommé Lettre
d'Ibas ». On doit aussi garder la foi du VIe concile,
« laquelle a reçu une plus grande force du fait que le
pieux empereur en a signé la définition », cette foi qui
L583
QUINISEXTE (CONCILE). CANONS
L584
enseigne « l'existence de deux volontés naturelles cl de
deux énergies physiques dans l'économie incarnée de
notre unique Sauveur .Jésus qui est vrai Dieu ». On doit
aussi accepter la condamnation portée par le XIe cou
cile contre « ceux qui ont enseigné l'existence d'une
seule volonté et d'une seule énergie en Jésus, c'est-à-
dire Théodore de Pharan, Cyrus d'Alexandrie, Hono-
rius de Rome, Serge, Pyrrhus, Paul et Pierre de Cons-
tantinople, ainsi que Macaire d'Antioche ».
Ce canon se termine par la phrase suivante : « Nous
n'avons rien à ajoutera ce qui a été défi ni auparavant;
nous n'avons non plus rien à soustraire; nous ne le
pouvons d'aucune façon. » 11 se peut que, par cette der-
nière phrase, le concile ait voulu insinuer qu'aucune
nouvelle définition dogmatique ne saurait plus inter-
venir. S'il en était ainsi, le Quinisexte aurait inauguré
l'attitude adoptée dans les siècles postérieurs par
l'Église orthodoxe.
Canon 2. — On doit observer les 85 Canons des
Apôtres, mais non les Constitutions apostoliques, bien
qu'elles soient recommandées par les canons susnom-
més, « parce que des hérétiques y ont introduit des
faux et des choses étrangères à la piété ». De même sont
à observer « les canons des conciles de Nicéc, d'Ancyre,
de Néocésarée, de Gangres, d'Antioche de Syrie, de
Laodicée de Phrygie, de Constantinople sous Théo-
dose, d'Éphèse, de Ghalcédoine, de Sardique, de Gar-
thage », ainsi que ceux « des Pères qui se réunirent une
seconde fois à Constantinople sous Nectaire et Théo-
phile d'Alexandrie ». De même sont à observer les
canons de Denys et de Pierre d'Alexandrie, de Gré-
goire le Thaumaturge, d'Athanase d'Alexandrie, de
Basile de Césarée, de Grégoire de Nysse, de Grégoire le
Théologien, d'Amphiloque d'Iconium, de Timothée, de
Théophile et de Cyrille d'Alexandrie, et de Gennade de
Constantinople. « De même est à observer le canon
promulgué par Cyprien qui fut archevêque du pays des
Africains et martyr et par son concile, lequel canon fut
en vigueur dans les endroits des prélats susnommés et
uniquement selon la coutume qui leur était tradition-
nelle. »
Il est interdit de changer quoi que ce soit aux c.uions
énumérés ci-dessus, de leur dénier leur autorité et d'en
recevoir d'autres « collectionnés sous de faux noms par
certains hommes qui voulaient faire de la vérité un
article de commerce ».
Les Constitutions apostoliques ayant été éliminées au
début de ce canon, la phrase citée en dernier lieu ne
peut guère viser que les collections appelées « défini-
tion canonique des saints Apôtres » et les canons du
concile apostolique d'Antioche, ou d'autres qui ne sont
pas parvenus jusqu'à nous.
La liste des autorités canoniques énumérées dans ce
canon paraît comporter un sens limitatif. Quoi qu'il en
soit, toute la législation canonique latine, à part les
canons de Carthage et celui de Cyprien, est passée sous
silence. Par « canons de Carthage », le Quinisexte
entend probablement la collection canonique promul-
guée au concile de Carthage de 4 10. Cf. Hefelc-Leclcrcq,
Histoire des conciles, t. ir, p. 190 sq.; 201 sq. Quant au
t canon de Cyprien », on a supposé que le Quinisexte
vise ici la phrase prononcée par Cyprien au début du
concile de Carthage, en 256, lors de la controverse
baptismale : « Nul ne doit se poser en évêque des
évêques. »
On a aussi fait observer qu'en ce canon 2 le Quini-
sexte reçoit des autorités qui sont contradictoires en
ce qui concerne le canon des Écritures, car si le canon
47 du concile de Carthage accepte les deutérocano-
niques, le canon 00 de Laodicée les ignore. On remar-
quera cependant que l'authenticité du canon 00 de
Laodicée est loin d'être démontrée. Voir Laodicée
(Concile de), t. vm, col. 2011.
Canon 3. — Considérant que la discipline romaine
concernant la chasteté des clercs est plus sévère que
celle qui est en usage à Constantinople, mais voulant
éviter le laxisme comme tout excès de sévérité, le con-
cile décide que les clercs qui ont contracté un second
mariage et qui au 15 janvier de la IVe indiction écou-
lée (an du monde 6199; 091 de notre ère) ne l'auraient
pas rompu, doivent être déposés; les clercs qui auront
rompu leur second mariage avant la décision du concile
et de même ceux dont la femme épousée en secondes
noces est décédée, devront, s'ils sont prêtres ou diacres,
s'abstenir de toute fonction de leur ordre, «car il n'est
pas convenable que celui qui doit panser ses propres
blessures bénisse les autres »; mais après avoir fait
pénitence durant le temps qui leur aura été prescrit, ils
garderont leur rang et leur place dans l'église. Les
prêtres, les diacres ou les sous-diacres qui ont épousé
une veuve ou qui, après leur ordination, ont contracté
mariage, devront s'abstenir d'exercer leurs fonctions
et faire pénitence quelque temps; ensuite, après avoir
rompu leur union illicite, ils seront réintégrés à leur
rang, sans toutefois pouvoir être promus à un degré
supérieur delà hiérarchie. Toutefois, seuls jouiront de
ces adoucissements ceux qui ont contracté un mariage
non canonique avant le 15 janvier 091. Pour l'avenir
les canons apostoliques doivent demeurer en vigueur,
qui prescrivent « que celui qui postérieurement à son
baptême a contracté deux mariages ou qui a épousé
une veuve ou une femme répudiée ou une prostituée
ou une esclave ou une actrice, ou qui aura pris une
concubine, ne pourra devenir ni évêque, ni prêtre, ni
diacre, ni faire partie du clergé ». Les canons ici cités
par le concile sont les canons 17 et 18 des apôtres.
Ce canon 3 est un canon de liquidation : il avait en
vue la régularisation de la situation des clercs qui, au
cours des troubles causés par les invasions des Arabes
au viie siècle, avaient contracté des unions non cano-
niques.
Canon 4. — • « Un évêque, prêtre, diacre, sous-diacre,
lecteur, chantre ou portier, qui a commerce avec une
femme consacrée à Dieu doit être déposé; un laïc doit
être excommunié. » Cité par Gratien, caus. XXVII,
q. i, c. 0, comme étant du VIe concile.
Canon 5. — ■ Sous peine de déposition il est défendu
aux clercs d'avoir dans leur maison d'autres femmes
que celles auxquelles « le canon » permet d'y habiter.
Les eunuques sont aussi tenus à cette prescription,
sous peine de déposition s'ils sont clercs et d'excom-
munication s'ils sont laïcs. Le canon ici visé est le 3e
de Nicée, que le Quinisexte étend aux eunuques et
auquel il ajoute une sanction. Voir t. xi, col. 409.
Canon 6. — • Conformément au 27e (25°) canon des
Apôtres, il est défendu sous peine de déposition, aux
sous-diacres, aux diacres et aux prêtres de contracter
mariage après leur ordination. Toutefois il est permis
de le faire avant celle-ci. Cité par Gratien, clist.
XXXII, c. 7, comme étant du VIe concile.
Canon T. — Les diacres, même s'ils sont revêtus de
charges ecclésiastiques, ne doivent pas avoir la pré-
séance sur les prêtres, excepté le cas où ils ont à repré-
senter un patriarche ou un métropolitain dans une
église étrangère. Cité par Gratien, dist. XCIII, c. 26,
comme étant du VIe concile. Le canon 18 de Nicée
avait déjà porté une prohibition analogue.
Canon S. — Les invasions des barbares ayant rendu
impossible la réunion de deux synodes par an dans
chaque province ecclésiastique, comme le concile de
Chalcédoine l'avait ordonne, il est prescrit d'en tenir
un par an, entre l'àques cl le mois d'octobre, dans la
ville désignée par le métropolitain.
Canon 9. — Sous peine de déposition, il est défendu
aux clercs de tenir une auberge. Cité par Gratien,
dist. XLIY, c. 3, comme étant du VIe concile.
1585
QUIN1SEXTE (CONCILE). CANONS
1586
Canon 10.] — ^11 est défendu aux évêques, prêtres et
diacres d'accepter des intérêts et des pourcentages;
ceux qui s'obstinent à le faire doivent être déposés. Le
canon 17 de Nicée avait déjà porté cette défense.
Canon 11. — - Il est défendu aux clercs sous peine de
déposition et aux laïcs sous peine d'excommunica-
tion de manger des azymes des Juifs, de vivre familiè-
rement avec eux, de les prendre comme médecins et
de se baigner avec eux. Le canon 70 (69) des Apôtres
avait déjà porté pour les azymes une défense analogue.
Cité par Gratien, caus. XXVIII, q. i, c. 13.
Canon 12. — Les évêques qui, après leur sacre, con-
tinuent à cohabiter avec leurs épouses, comme c'est le
cas en Afrique, en Libye et en d'autres lieux, doivent
être ^déposés. Ls concile porte cette défense « non pas
pour abroger ou pour renverser ce qui auparavant a
été ordonné apostoliquement, mais parce que nous
voulons que l'état ecclésiastique soit au-dessus de tout
blâme ».
Dans son commentaire, Balsamon se donne beau-
coup de peine pour démantrer que la prohibition por
tée par ce canon n'est pas en contradiction avec le
canon 6 (5) des Apôtres, lequel défend « à tout évêque,
prêtre ou diacre, de renvoyer sa femme sous prétexte
de piété ». La phrase du canon 12 citée plus haut
montre que les Pères du concile prévoyaient qu'on
leur reprocherait de s'être mis en contradiction avec
les canons des Apôtres et qu'ils essayaient de s'en
défendre.
Canon 13. — « Mous avons appris que dans l'Église
romaine il est donné comme règle canonique que ceux
qui se disposent à recevoir l'ordination diaconale ou
presbytérale doivent promettre (xx9oji.oXoY£Ïv), de ne
plus avoir de commerce avec leurs épouses. Pour nous
conformer avec l'ancien canon de la règle et de la per-
fection apostolique, nous voulons que les mariages
légitimes des clercs conservent dorénavant leur vali-
dité et leurs effets, èppcà(79x!.; nous ne voulons ni dis-
soudre leur union avec leurs épouses, ni les priver du
commerce avec elles en temps convenable. C'est pour-
quoi, si un homme est jugé digne d'être ordonné sous-
diacre, diacre ou prêtre, il ne doit en aucune façon être
empêché d'être promu à ce degré de la hiérarchie parce
qu'il vit avec son épouse; et l'on ne doit pas non plus
au moment de l'ordination lui demander de s'abstenir
du commerce légitime avec sa femme, afin en agissant
ainsi, de ne pas être amené à jeter le discrédit sur le
mariage institué par Dieu et sanctifié par sa présence. »
Cf. Matth., xix, 6; Heb., xv, 4; I Cor., vu, 20.
« Nous savons que les Pères du concile de Garthage,
soucieux de la sainteté de la vie des ministres des
autels, ont prescrit aux sous-diacres qui touchent les
saints mystères, aux diacres et aux prêtres, de s'abs-
tenir du commerce de leurs femmes durant le temps
fixé pour leur service. Nous aussi, nous voulons obser-
ver la tradition apostolique en vigueur depuis les
temps anciens : sachant qu'il est un temps pour chaque
œuvre, tout particulièrement pour le jeûne et la prière,
nous voulons que ceux qui servent à l'autel, au temps
où ils accomplissent les fonctions sacrées, soient absti-
nents en toute chose, afin qu'ils puissent obtenir de
Dieu ce qu'ils lui demandent.
<■ Quiconque, contrairement aux canons apostoliques
aura l'audace de priver de la vie commune avec son
épouse quelque membre du clergé, c'est-à-dire un
prêtre, un diacre ou un sous-diacre, devra être déposé.
De même, un prêtre ou un diacre qui renvoie son
épouse sous prétexte de piété devra être excommunié
et, s'il s'obstine, il devra être déposé. »
Le canon apostolique dont, par deux fois, il est ques-
tion, est le canon 6 (5) des Apôtres. Nous l'avons déjà
cité à propos du canon 12. Le 2e canon du IIe concile de
Garthage auquel il est fait allusion prescrit en réalité
la continence absolue des clercs, et pas seulement la
continence limitée au temps où les clercs exercent
leurs fonctions sacrées. Cf. Célibat ecclésiastique,
t. ii, col. 2075.
Dans ce canon 13, le Quinisexte ne se contente pas
de prohiber la discipline romaine du célibat ecclésias-
tique; il va jusqu'à menacer de déposition ceux qui
l'imposent ainsi que ceux qui s'y soumettent.
Ce canon 13 est cité par Gratien, dist. XXXI. c. 13,
comme étant du VIe concile, avec la remarque expresse
qu'il ne concerne que l'Église orientale.
Canon 14. — Nul ne pourra être ordonné prêtre
avant l'âge de trente ans, ni diacre avant l'âge de
vingt-cinq ans. Une diaconesse devra avoir qua-
rante ans. Le canon 71 de Néocésarée avait déjà lixé
l'âge de l'ordination sacerdotale à trente ans.
Canon 15. — ■ Nul ne pourra être ordonné sous-diacre
avant l'âge de vingt ans. Quiconque a été ordonné
avant l'âge fixé par les canons doit être déposé. Cité
par Gratien, dist. LXXVII, c. 4, comme étant du
VIe concile.
Canon 16. — Le canon 15 du concile de Néocésarée,
se référant au livre des Actes, vi, 1-6, avait lixé le
nombre des diacres à sept pour toute église, quelque
grande qu'elle pût être. Se fondant sur un passage de
saint Jean Chrvsostome, In Act., hom. xiv, n. 3,
P. G., t. lx, col. 116, le Quinisexte expose ici que les
diacres dont parle le livre des Actes ne sont pas ceux
qui servent à l'autel, mais ceux auxquels était confiée
l'administration de la charité ecclésiastique. Les com-
mentateurs byzantins, Balsamon, Zonaras et Aristé-
nus, expliquent que ce canon veut justifier la pratique
des églises qui ont plus de sept diacres, comme c'était
le cas de l'église de Constantinople.
Canon 17. — Aucun clerc ne peut sans la permission
de son évêque quitter l'Église dans laquelle il a été
ordonné pour entrer au service d'une autre. Cette
défense est portée sous peine de déposition pour le
clerc ainsi que pour l'évêque qui le reçoit. Cité par
Gratien, caus. XXI, q. II, c. 1, comme étant du
VIIe (sic) concile général.
Canon 18. — Les clercs qui abandonnent leur église
lors d'une invasion ou pour toute autre nécessité,
doivent y retourner quand la tranquillité est rétablie et
ne plus la quitter sans raison pour un temps considé-
rable. Ceux qui n'observent point cette règle devront
être excommuniés tant qu'ils n'auront pas réintégré
leur église; il en est de même pour l'évêque qui les
retiendrait.
Canon 19. — Les évêques doivent prêcher tous les
jours et particulièrement le dimanche... « sans s'écar-
ter des définitions et de la tradition des Pères »...; « si
une question scripturaire est soulevée, ils doivent la
résoudre comme les lumières et les docteurs de l'Église
l'ont expliqué dans leurs écrits. Qu'ils cherchent leur
gloire dans la reproduction de renseignement de
ceux-ci, plutôt qu'en donnant des serinons composés
par eux-mêmes, afin qu'ils ne tombent pas dans l'er-
reur quand se présente une difficulté. «
Canon 20. — Un évêque ne doit pas enseigner publi-
quement dans une ville qui n'est pas de son diocèse;
s'il le fait, il devra cesser les fonctions épiscopales et
exercer celles de prêtre.
Canon 21. — Les clercs qui se sont rendus coupables
de fautes comportant la déposition et la réduction à
l'état laïc, pourront, s'ils s'amendent .spontanément,
porter les cheveux coupés à la manière des clercs ; s'ils
ne s'amendent pas spontanément, ils devront porter
les cheveux comme les laïcs.
Canon 22. — Tout évêque et tout clerc ordonné
pour de l'argent devra être déposé; il en sera de même
pour ceux qui les ont ordonnés.
Canon 23. — Tout évêque, prêtre ou diacre, qui
1587
■QUINISEXTE (CONCILE). CANONS
1588
exige une rémunération pour l'administration de la
sainte communion doit être déposé comme simoniaque.
Cité par Gralicn, caus. I, q. i, c. 100, comme étant du
VIe concile général.
Canon 24. — Il est défendu aux clercs et aux moines
d'assister à des courses et à des jeux scéniques; invités
à des noces, ils doivent se retirer quand les jeux com-
mencent.
Canon 2ô. — Ce canon reproduit le canon 17 de
Chalcédoine sur les paroisses rurales. Sur ce canon, voir
Ilefele-Leclercq, Histoire des conciles, t. n, p. 805-806.
Voir Gratien, caus. XVI, q. in, c. 1.
Canon 26. — Un prêtre qui, « par ignorance » a
contracté un mariage défendu, pourra, après avoir
rompu cette union, continuer à siéger parmi les piètres,
mais devra s'abstenir de toute fonction sacrée, par-
ticulièrement « de la distribution du corps du Sei-
gneur »; et il ne devra pas non plus donner sa bénédic-
tion aux fidèles, car « la bénédiction étant communica-
tion de sainteté, celui qui ne possède pas celle-ci à
cause de la faute qu'il a commise par ignorance, com-
ment pourrait-il la communiquer à d'autres? » « Se
contentant de son siège de prêtre, il doit supplier le
Seigneur avec larmes de lui pardonner la faute qu'il a
commise par ignorance. » Ce canon reprend une prohi-
bition déjà édictée au canon 3; il est cité par Gratien,
dist. XXVIII, c. 16, comme étant du VIe concile.
Canon 27. ■ — Sous peine d'excommunication pour la
durée d'une semaine, un clerc doit toujours porter
l'habit ecclésiastique, même en voyage. Cité par Gra-
tien, eaus. XXI, q. iv, c. 2, comme étant du VIe con-
cile. Mais, dans Gratien, le terme grec àçopiçéaGco
est rendu par suspendatur.
Canon 28. ■ — L'usage retenu dans certaines églises de
déposer des raisins sur l'autel avec les oblats et de les
distribuer aux fidèles avec la sainte communion, est
prohibé. Les raisins doivent être bénis et distribués aux
fidèles séparément de la communion. Cette défense est
portée sous peine de déposition pour les clercs qui l'en-
freignent. Il est probable que l'usage romain de bénir
les raisins le jour de saint Sixte est ici visé. Sur cet
usage, voir Duchesne, Origines du culte chrétien, 5e édi-
tion, p. 187. Ce canon est cité par Gratien, dist. II, De
cons., c. 6.
Canon 29. — La coutume de l'Église d'Afrique de
célébrer la messe le jeudi saint après le repas est
réprouvée comme contraire à «la tradition des Apôtres
et des Pères » et comme « ternissant tout le carême ».
Une semblable prohibition est déjà portée au canon 50
de Laodicée.
Canon 30. — « Voulant tout ordonner pour l'édifi-
cation de l'Église, nous avons décidé de régler aussi la
vie des prêtres des Églises barbares : si ceux-ci
estiment devoir transgresser le canon apostolique qui
défend de renvoyer son épouse sous prétexte de piété
et faire plus qu'il n'est prescrit, conviennent avec leurs
femmes de s'abstenir du commerce conjugal, nous
prescrivons qu'ils ne doivent plus habiter avec elles
d'aucune façon, afin de fournir ainsi la démonstration
parfaite de l'accomplissement de leur promesse. Nous
leur faisons cette concession uniquement à cause de
leur pusillanimité et de leur moralité étrangère qui
manque de solidité. »
Ce canon constitue une dérogation au canon 13 en
faveur des clercs des Églises situées dans les territoires
soumis aux barbares germaniques. Il leur est permis
de suivre la discipline romaine concernant le célibat,
mais cette concession est faite avec des considérants
qui manquent d'aménité.
Canon 31. — Il est défendu aux clercs sous peine de
déposition >[i- célébrer la liturgie et d'administrer le
baptême dans les oratoires privés sans la permission
de l'évoque du lieu. Cité par Gratien, dist. I, /><•
cons., c. 31, comme étant du VIe concile général.
Canon 32. — L'usage des Arméniens de ne pas
mettre d'eau dans le calice à la messe est prohibé sous
peine de déposition. Le texte de saint Jean Chrysos-
tome qu'ils citent pour justifier leur coutume vise ceux
qui célèbrent l'eucharistie avec de l'eau seule. Voir ce
texte In Matthseum homiliœ, hom. lxxxii, n. 2,
P. G., t. lviii, col. 740. Comme évêque de Constanti-
nople, ce saint docteur mélangeait l'eau au vin dans le
calice à la messe. Il en fut de même pour Jacques le
frère du Seigneur et pour Basile de Césarée « qui nous
ont laissé par écrit leur hiérurgie mystique ». Cette
dernière phrase est insérée par Gratien dans la dist. I,
De cons., c. 47, comme étant du VIe concile général.
Canon 33. — L'usage des Arméniens de n'admettre
dans le clergé que des membres de familles sacerdo-
tales est réprouvé comme entaché de judaïsme; est
également réprouvée leur coutume de ne pas tonsurer
les chantres et les lecteurs.
Canon 34. — Ce canon reproduit le canon 18 de
Chalcédoine concernant la conjuration des clercs
contre leur évêque. Voir Hefelc-Leclercq, Histoire des
conciles, t. n, p. 806.
Canon 35. — Défense est faite au métropolitain
après la mort d'un de ses suflragants d'enlever ou de
s'approprier les biens de celui-ci ou ceux de son Église.
Ces biens devront demeurer sous la garde des clercs
de l'Église privée de son pasteur jusqu'à la prise de
possession du nouvel évêque. Si l'Église veuve est
dépourvue de clercs, ces biens seront sous la garde du
métropolitain qui devra les remettre intégralement au
nouvel évêque. Ce canon est cité par Gratien, caus.
XII, q. ii, c. 48, comme étant du VIe concile général.
Canon 39. ■ — ■ Rappelant les décisions du concile de
Constantinople de 381 (can. 3) et celles du concile de
Chalcédoine (can. 28), le Quinisexte décrète « que le
siège de Constantinople doit jouir des mêmes préro-
gatives, 7rpscr6Eta, que celui de l'ancienne Rome et
doit avoir les mêmes avantages que celui- ci dans l'ordre
ecclésiastique êv -rotç èxxXYjcnacmxoïç ebç èxeïvov fisya-
XuveaGou izç>6t.Y{xo.GW, vu qu'il occupe la deuxième place
après lui. Le siège de la grande ville d'Alexandrie doit
se ranger après lui, ensuite celui d'Antioche et après ce
dernier celui de Jérusalem. »
Les termes employés ici pour fixer les droits du
siège de Constantinople et ses rapports avec celui de
Rome sont ceux du canon 28 de Chalcédoine. Ce canon
est cité par Gratien, dist. XXII, c. 6.
Canon 37. — Les évêques qui, par suite des inva-
sions de barbares, n'ont pu prendre possession de leurs
sièges ne doivent pas être privés de leur rang ni du
droit de faire des ordinations. Hefele-Leclercq note
que ce canon nous donne « un des premiers essais du
titre épiscopal in parti bus infidelium ». Hist. des con-
ciles, t. m, p. 567, note 7.
Canon 38. — Ce canon reproduit la dernière phrase
du canon 17 de Chalcédoine : les divisions territoriales
ecclésiastiques doivent êtr». conformes aux divisions
territoriales de l'ordre civil.
Canon 39. — L'invasion des barbares ayant forcé
l'archevêque de l'île de Chypre à se réfugier à Néojus-
tinianopolis dans la province de l'Hellespont, il doit y
jouir de tous les droits que le concile d'Èphèse a con-
férés à son siège, les prérogatives de l'Église de Cons-
tantia, métropole ds l'île de Chypre, étant transférées
à celle de Néojustinianopolis. Il devra donc avoir auto-
rité sur les évêques de l'Hellespont, y compris celui de
Cyzique, et être sacré par ses propres évêques.
Dans ce canon nous avons lu KcùVo-Tav-n,véwv iroXecoç,
de la ville de Constantia, au lieu de KwvaTavTivou-
ttôXemç. Constantinople, car on ne voit pas comment le
concile aurait pu transférer les droits de Constanti-
nople au siège de Néojustinianopolis. La leçon que nous
1589
QUINISEXTE (CONCILE;
1590
avons retenue est celle du manuscrit d'Amerhach.
Canon 40. — L'âge requis pour embrasser la vie
monastique, que saint Basile avait fixé à seize ans est
ramené par le concile à dix ans. Le concile se croit auto-
risé à prendre cette décision en raison du précédent
posé par le concile de Chalcédoine qui a abaissé à
quarante ans l'âge requis pour devenir diaconesse,
alors que saint Paul exigeait la limite de soixante.
Cf. Concile de Chalcédoine, can. 17, dans Hefele-
Leclercq, op. cit., t. n, p. 803. Voir S. Basile, Epist.
canonican ad Amphilochium, can. 19, P. G., t. xxxu,
col. 719.
Canon 41. — Ceux qui veulent se retirer dans un
ermitage, doivent auparavant passer trois ans dans un
monastère. Retirés dans leur ermitage, ils ne doivent
plus le quitter sans raison grave et sans la permission
de l'évêque.
Canon 42. — Les ermites, qui, vêtus de noir et por-
tant les cheveux longs, circulent dans les villes et
visitent des laïcs et des femmes, doivent couper leurs
cheveux, prendre l'habit monastique et se retirer dans
un monastère. S'ils s'y refusent, on doit les chasser des
villes et les reléguer dans des endroits déserts.
Canon 43. — Tout chrétien peut se faire moine,
quelle que soit la faute dont il aurait pu se rendre cou-
pable.
Canon 44. — Un moine qui tombe dans la fornica-
tion ou qui vit maritalement avec une femme, doit
subir la peine édictée par les canons contre les forni-
cateurs.
Canon 45. — Les femmes qui vont faire profession
religieuse ne doivent pas être conduites au sanctuaire
revêtues d'habits de soie et parées de pierres précieuses:
pour cette cérémonie, elles doivent prendre l'habit noir
des religieuses.
Canon 46. — ■ Les religieuses ne doivent pas sortir de
leur monastère, si ce n'est en cas de nécessité, après
avoir obtenu la permission de la supérieure, et accom-
pagnées de plusieurs religieuses âgées; toutefois en
aucun cas elles ne devront passer la nuit en dehors du
monastère. De même, les moines ne doivent sortir
qu'en cas de nécessité après avoir obtenu la permission
<ie leur supérieur. Ceux qui enfreindraient cette règle,
moines et religieuses, devront être punis.
Canon 47. — - Une femme ne doit pas passer la nuit
dans un monastère d'hommes, ni un homme dans un
couvent de femmes. Cette défense est portée sous peine
■d'excommunication pourles clercs comme pourleslaïcs.
Canon 48. — ■ La femme de celui qui est élevé à
l'épiscopat doit se retirer dans un monastère éloigné
<le la demeure épiscopale. L'évêque devra lui fournir
une sustentation et, si elle est jugée digne, elle pourra
être élevée au rang de diaconesse. A rapprocher du
•canon 12.
Canon 49. — Ce canon reproduit le canon 24 de
Chalcédoine, qui défend l'aliénation des monastères et
de leurs biens en faveur des laïcs. Voir Hefele-Leclercq,
Histoire des conciles, t. n, p. 810.
Canon 50. — Le jeu de dés est défendu aux clercs
sous peine de déposition, aux laïcs sous peine d'excom-
munication. Le canon 42 (41) des Apôtres avait
défendu le jeu de dés aux clercs seulement.
Canon 51. — Le concile prohibe les représentations
théâtrales, celles des combats de bêtes féroces, ainsi
que les danses scéniques. Ceux qui s'adonnent à ces
choses devront être déposés s'ils sont clercs, et excom-
muniés s'ils sont laïcs. Ce canon ne fait pas double
emploi avec le canon 24 qui défend aux clercs et aux
moines d'assister à des représentations; ici, il leur est
défendu d'y prendre part comme acteurs.
Cdnon 52. — Tous les jours du carême à l'exception
du dimanche et du jour de l'Annonciation, on doit
■célébrer la liturgie des présanctifiés.
DICT. DE THÉOL. CATHOL.
Canon 53. — La parenté spirituelle étant supérieure
à la parenté du sang, un parrain ne peut épouser la
mère de son filleul sous peine d'être obligé de rompre
cette union non canonique et de subir la peine édictée
contre les fornicateurs.
Canon 54. — Voulant préciser les prohibitions for-
mulées par saint Basile, Epist. canonica ni ad Amphi-
lochium, can. 67, 68, 79, P. G., t. xxxu, col. 800, ce
concile soumet à sept ans de pénitence « l'oncle qui a
épousé sa nièce, un père et un fils qui ont épousé la
mère et la fille; deux frères qui ont épousé la mère et
la fille; deux frères qui ont épousé deux sœurs ». En
outre, l'union non canonique devra être rompue.
Canon 55. — Visant l'usage romain de jeûner les
samedis du carême, le concile rappelle le can. 64 des
Apôtres qui défend le jeûne du samedi, à l'exception
du Samedi saint, sous peine de déposition pour les
clercs et d'excommunication pour les laïcs.
Canon 56. — L'usage arménien de manger des œufs
et du fromage les samedis et dimanches de carême est
prohibé sous peine de déposition pour les clercs et
d'excommunication pour les laïcs, car « il ne doit y
avoir dans toute l'Église qu'une seule manière de jeû-
ner ».
Canon 57. — a A l'autel on ne doit ofîrir ni lait ni
miel. » Ce canon, qui renouvelle le canon 3 des Apôtres,
vise probablement l'usage romain de bénir et de don-
ner aux néophytes, le jour de Pâques et de la Pente-
côte, un breuvage composé de lait et de miel. Cf. Du-
chesne, Origines du culte chrétien, p. 186.
Canon 58. — Sous peine d'excommunication pen-
dant une semaine, il est défendu aux laïcs de se donner
eux-mêmes la sainte communion, si un évêque, un
prêtre ou un diacre est présent.
Canon 59. — ■ Il est défendu de conférer le baptême
dans les oratoires privés sous peine de déposition pour
les clercs, d'excommunication pour les laïcs.
Canon 60. — Ceux qui simulent la possession diabo-
lique doivent être soumis à toutes les mortifications
qu'on impose aux véritables possédés pour les libérer.
Canon 61. — Ceux qui consultent les devins ou les
« hécatontarques » pour connaître l'avenir, doivent
être soumis à la pénitence pendant six ans. La même
peine doit frapper ceux qui « montrent des ours ou
d'autres animaux pour tromper les simples », ceux qui
expliquent les sorts, ceux qui donnent des oracles pour
les naissances, qui interrogent les nuages ou qui ven-
dent des amulettes, ainsi que les devins eux-mêmes.
Au cas où les personnes visées ci-dessus refuseraient
de s'amender, elles devront être chassées complète-
ment de l'église. Balsamon et Zonaras expliquent que
les hécatontarques jouissaient d'une réputation
d'hommes savants et que les montreurs d'ours ven-
daient des poils de ces animaux comme amulettes.
P. G., t. cxxxvn col. 720 D.
Canon 62. — Sont prohibées : les fêtes des Calendes
(le 1er de chaque mois), les Bota (fêtes en l'honneur
de Pan), les Brumalia (fêtes en l'honneur de Bacchus),
les fêtes du 1er mars (ancien nouvel an des Romains),
les danses exécutées publiquement par des femmes,
les fêtes et danses d'hommes et de femmes en l'hon-
neur des dieux du paganisme. Il est également défendu
aux hommes de se déguiser en femmes et aux femmes
de se déguiser en hommes. Il est également prohibé
de porter des masques comiques, tragiques ou saty-
riques. On ne doit pas non plus invoquer Bacchus en
pressant le raisin ou en mettant le vin en tonneaux.
Ces prohibitions sont portées sous peine de déposition
pour les clercs et d'excommunication pour les laïcs.
Balsamon et Zonaras s'étendent longuement sur ces
usages défendus. P. G., t. cxxxvn, col. 725 sq.
Canon 63. — Les histoires de martyrs écrites par des
« ennemis de la vérité » ne doivent pas être lues dans
T. — XIII — 51.
1591
QUINISEXTE (CONCILE)
1592
l'église, mais être brûlées. Ceux qui les reçoivent
comme vraies sont frappées d'anathènie.
Canon 64. — Il est défendu aux laïcs sous peine de
40 jours d'excommunication d'enseigner publique-
ment la religion.
Canon 65. — Il est défendu d'allumer des feux à l'oc-
casion de la nouvelle lune pour danser autour. Cette
prohibition est portée sous peine ('e déposition pour
les clercs et d'excommunication pour les laïcs.
Canon 66. - — Tous les jours de la semaine qui suit le
dimanche de Pâques doivent être fériés; les courses de
chevaux et les spectacles sont défendus pendant cette
semaine.
Canon 67. — ■ Ce canon rappelle sous peine de dépo-
sition pour les clercs et d'excommunication pour les
laïcs, la défense portée par Act., xv, 29, de se nourrir
du sang des animaux.
Canon 68. — Sous peine d'une année d'excommuni-
cation, il est défendu de détruire ou de couper les
livres de l'Ancien et du Nouveau Testament, ainsi que
les écrits des saints docteurs; il est défendu de les
vendre aux marchands de papier, aux parfumeurs ou à
qui que ce soit qui se propose de les détruire, à moins
que ces livres n'aient été rendus inutilisables par les
vers ou par l'eau. La même peine doit frapper ceux qui
font l'acquisition de ces livres en vue de leur destruc-
tion.
Canon 69. — Aucun laïc ne doit s'approcher de
l'autel; exception est faite pour l'empereur qui peut
« selon une très ancienne coutume y déposer son
offrande ».
Canon 70. — Ce canon renouvelle la défense faite
aux femmes de prendre la parole pendant l'office
divin (I Cor., xiv, 34 sq.).
Canon 71. — Sous peine d'excommunication il est
défendu aux étudiants en droit civil de se conformer
aux usages helléniques, de paraître sur la scène des
théâtres et de porter un costume étranger. Ce canon
défend aussi aux mêmes étudiants de célébrer ou
d'accomplir les xûXiaTpœi.. Déjà Balsamon et Zonaras
ne pouvaient dire ce qu'il faut entendre par ce terme.
Canon 72. — Le mariage contracté entre un homme
orthodoxe et une femme hérétique ou entre un homme
hérétique et une femme orthodoxe doit être considéré
comme non valide, fotupoç, et les conjoints doivent se
séparer, et la partie orthodoxe devra dorénavant
encourir l'excommunication. Par contre, quand deux
conjoints hérétiques ont contracté un mariage légi-
time, si, après la conversion de l'un d'eux à l'orthodoxie,
ils veulent continuer la vie commune, on ne doit pas
les séparer, en vertu de la parole de saint Paul, I Cor.,
vu, 12-14. Ce canon assimile ce que le droit actuel
nomme empêchement de religion mixte à l'empêche-
ment de disparité de culte. On notera que les mariages
mixtes sont déclarés non valides.
Canon 73. — Il est défendu sous peine d'excommu-
nication de reproduire l'image de la sainte Croix sur le
pavé d'un édifice.
Canon 74. — Il est défendu de célébrer ce qu'on
appelle les agapes dans les églises. Ceux qui s'obsti-
neraient à le faire devront être excommuniés.
Canon 75. — Ceux qui prennent part au chant dans
les églises ne doivent ni crier ni ajouterquoi que ce soit
au texte liturgique.
Canon 76. — Sous peine d'excommunication il est
défendu d'établir dans l'enclos qui entoure les églises
des magasins (échoppes), d'y vendre des comestibles ou
quelque marchandise que ce soit.
Canon 77. — Il est défendu à tout chrétien laïc ou
clerc de se baigner avec une femme sous peine de
déposition pour le clerc et d'excommunication pour le
laïc. Le canon 30 de Laodicée avait porté la même
défense, mais sans édicter de sanction.
Canon 78. — Les catéchumènes doivent apprendre
le symbole de la foi et le réciter le jeudi saint devant
l'évêque et les prêtres. Ce canon répète mot pour mot
Je canon 40 de Laodicée.
Canon 7 9. — Il est défendu c'e se donner des pré-
sents à Noël (Xoyeïtx) en l'honneur des couches de la
sainte Vierge, l'enfantement du Sauveur ayant eu lieu
d'une manière miraculeuse et totalement différente de
celui clés enfants des hommes. Cette défense est portée
sous peine de déposition pour les clercs et d'excommu-
nication [jour les laïcs.
Canon 80. — Tout clerc ou laïc qui, sans empêche-
ment grave et n'étant pas en voyage, reste « trois
dimanches en trois semaines », donc trois dimanches
consécutifs sans aller à la synaxe (y.rt cuvépyotvTo),
doit être puni, le clerc de déposition, le laïc d'excom-
munication. Le canon grec 11 (latin 14) de Sardique
portait déjà une semblable pénalité.
Canon 81. — Il est défendu sous peine de déposition
pour les clercs et d'excommunication pour les laïcs,
d'ajouter au Trisagion la clansule « qui a été crucifié
pour nous ».
Canon 82. — Dorénavant on ne devra plus représen-
ter le Christ sous la forme d'un agneau, mais unique-
ment « sous sa forme humaine ». Duchesne suppose que
le pape Sergius Ier introduisit dans la liturgie romaine
le chant de l'Agnus Dei pour protester contre cette
prohibition. Cf. Liber pentif., t. r, p. 381, n. 42.
Canon 83. — 11 est défendu de donner l'eucharistie
aux morts.
Canon 84. — Quand on ne peut acquérir la certitude
qu'un enfant a reçu le baptême, on doit le baptiser.
Canon 8ô. ■ — L'affranchissement d'un esclave doit
avoir lieu en présence de trois témoins.
Canon 86. — Ceux qui tiennent une maison de pros-
titution doivent être déposés et excommuniés, s'ils
sont clercs; s'ils sont laïcs, ils doivent être excommu-
niés.
Canon 87. — Celui qui quitte sa femme pour en
épouser une autre devra faire sept années de pénitence
canonique.
Canon 88. — A moins d'extrême nécessité, on ne
doit pas faire entrer de bétail dans une église. Le clerc
qui enfreint cette défense sera déposé et le laïc excom-
munié.
Cancn 89.- — Pendant la semaine sainte le jeûne doit
durer ju: qu'à minuit du «gn.i d ; ; 1 bat «(samedi saint).
Canon 90. — En l'honneur de la résurrection du
Sauveur, on ne doit pas fléchir le genou depuis les
complies du samedi jusqu'à celles du dimanche. Ce
canon précise le canon 20 de Nicée.
Canon 91. — Les femmes qui donnent des remèdes
pour procurer l'avortement ainsi que celles qui les
prennent doivent être soumises aux pénalités qui
frappent les meurtriers.
Canon 92. — Ce canon reproduit le canon 27 de
Chalcédoir.e, édictant des pénalités contre ceux qui
commettent le rapt. Cf. Hefele-Leclereq, Hist. des eon-
ciles, t. il, p. 814 sq.
Canon 93. — Une femme q^'i se remarie avant d'a-
voir acquis la certitude de la mort de son premier
époux disparu au cours d'un voyage ou d'une guerre
est adultère. Cependant la probabilité de la mort de
son premier époux la rend partiellement excusable.
Une femme qui de bonne foi a épousé un homme
abandonné par son épouse a forniqué, mais par igno-
rance. Après son renvoi causé par le retour de la pre-
mière femme, elle ne peut être e mpêchée de contracter
un autre mariage, bien qu'elle fît mieux de s'en abste-
nir, t'n soldat qui, au retour d'une longue absence.
trouve sa femme mariée à un autre est dans son
droit en la reprenant après lui avoir pardonné ainsi
qu'à celui qui l'avait épousée en seconde noces.
1593
QUINISEXTE (CONCILE)
1594
Canon 94. — Ceux qui prêtent des serments païens
doivent être excommuniés.
Canon 93. — Ce canon reproduit le canon 7 du con-
cile de Constantinople de l'année 381. Voir Hefele-
Leclercq, Hist. des conciles, t. n, p. 35 sq. Il y ajoute
ce qui suit : « Les manichéens, les valentiniens, les mar-
cionites et autres hérétiques semblables qui se con-
vertissent (doivent être traités comme des païens et
rebaptisés; les nestoriens, euty chiens et sévériens),
doivent donner une profession de foi par écrit et jeter
l'anathème à l'hérésie, à Nestorius, à Eutychès, à
Dioscore, à Sévère, à tous les chefs d'hérésie sem-
blables et à leurs adhérents ainsi qu'à toutes les héré-
sies nommées plus haut; ensuite, ils peuvent recevoir
la sainte communion. »
Le membre de phrase entre parenthèses ne se lit pas
dans le texte des collections des conciles; il provient
du commentaire de Balsamon, mais il est réclemé par
le sens, car on ne voit pas pour quelle raison on exige-
rait des marcionites et des gnostiques une réprobation
de Nestorius et d'Eutychès. D'autre part, il est avéré
que le baptême des gnostiques n'était pas reçu par
l'Église.
Canon 96. — Il est défendu sous peine d'excommu-
nication de friser ses cheveux d'une manière provo-
quante en vue de séduire le prochain.
Canon 97. — Ceux qui ont commerce avec leur
femme dans les lieux saints, ou qui profanent ces der-
niers d'une manière quelconque, doivent être frappés
de déposition, s'ils sont clercs, et d'excommunication,
s'ils sont laïcs.
Canon 98. — Celui qui épouse la fiancée d'un autre
du vivant de celui-ci, doit être puni comme adultère.
Canon 99. — L'usage arménien de cuire des viandes
à l'intérieur des églises et d'en offrir aux prêtres est
prohibé sous peine d'excommunication.
Canon 100. — Les images et peintures qui excitent
les sens à la lubricité sont interdites. Leurs auteurs
devront être frappés d'excommunication.
Canon 101. - — On doit recevoir la sainte commu-
nion sur les mains tenues en forme de croix et non sur
un récipient, fût-il d'or ou d'argent. Cette prescrip-
tion oblige sous peine d'excommunication celui qui
distribue la sainte communion comme celui qui la
reçoit.
Canon 102. — Ceux qui ont reçu le pouvoir de lier
et de délier doivent étudier le caractère eu pécheur,
afin de pouvoir employer les moyens propres à l'ame-
ner à s'amender.
Appréciation d'ensemble. — 11 suffit d'un rapide
coup d'oeil sur ces canons pour se convaincre que le
Quinisexte avait en vue l'unification et un essai de
codification de la législation canonique imposant
les usages et la pratique de Byzance à l'Église univer-
selle. Après l'énumération des autorités dogmatiques et
canoniques, canons 1 et 2, les canons 3-39 fixent la
discipline du clergé, les canons 40-50, celle des moines
et des religieux, enfin les canons 51-102 visent l'tmen-
dement du peuple chrétien.
Les canons concernant le clergé supposent l'organi-
sation de l'Église en patriarcats, can. 36; prescrivent
la conformité de la division territoriale ecclésiastique
avec la division territoriale civile, can. 37; règlent la
tenue des conciles provinciaux, can. 8; ainsi que l'attri-
bution des paroisses rurales, can. 25, et la conserva-
tion des patrimoines ecclésiastiques, can. 35. Nom-
breux sont les canons concernant la chasteté des clercs,
can. 3, 4, 5, 6, 12, 13, 30, et la dignité de leur vie,
can. 9, 11, 24, 27. Enfin l'obligation de la stabilité et
de la résidence est rappelée, can. 17, 19, 37. Plusieurs
canons règlent différents usages liturgiques, can. 28,
29, 31, 32, et prohibent les ordinations simoniaques
ainsi que la simonie dans l'administration des sacre-
ments, can. 22, 23.rPour ce qui concerne les religieux,
le Quinisexte fixe l'âge requis pour la profession reli-
gieuse, can. 40, 43, réglemente la clôture des monas-
tères, can. 46, 47, la vie érémitique, can. 41, 42, voire
la toilette des religieuses à l'occasion de leur profes-
sion, can. 49. La partie concernant la discipline géné-
rale est moins systématique. Le concile déclare vouloir
unifier la pratique du jeûne, can. 55. Il rappelle l'obli-
gation d'assister à la messe le dimanche, can. 81. Il
précise les empêchements de mariage, de parenté spi-
rituelle, can. 53, de consanguinité et d'affinité, can. 54,
de religion mixte, can. 77. Il règle les rapports des
chrétiens avec les Juifs, can. 11, et réprouve un grand
nombre de pratiques superstitieuses, can. 61, 62, 65,
71. et d'autres abus.
Un semblable essai de codification et d'unification
de la législation canonique était conforme à la menta-
lité byzantine et, en 692, la situation paraissait fort
propice à sa réalisation. En effet, le VIe concile général
avait liquidé les controverses dogmatiques; les pays
infectés de monophysisme avaient été détachés de
l'empire au courant du vne siècle. Bien qu'amoindri
celui-ci était devenu plus cohérent et plus uni, surtout
par la réforme administrative, première ébauche de
l'organisation des » thèmes » byzantins. Enfin, la cam-
pagne heureuse de Constantin Pogonat semblait avoir
éloigné tout danger d'invasion de la part des Arabes.
III. Le Quinisexte et l'Église romaine. — La
législation du Quinisexte heurtait les conceptions
romaines en plus d'un point. Le canon 36 reproduisait
le canon 28 de Chalcédoine qui donnait au patriarche
de Constantinople la seconde place dans l'Église uni-
verselle, immédiatement après celle du pontife romain.
Or, Rome n'avait pas admis le can. 28 de Chalcédoine.
En outre, la pratique romaine du célibat ecclésias-
tique était réprouvée, can. 13, ainsi que la coutume
romaine du jeûne du samedi, can. 55. Enfin bien des
usages liturgiques de Rome étaient prohibés, can. 28,
57, 82. En outre le fait que dans l'énumération des
autorités canoniques, can. 2, les décrétaJes des papes et
la plupart des conciles latins étaient passés sous
silence ne pouvait que déplaire à Rome.
1° Sous Serge I". — A en croire la biographie du
pape Serge Ier (687-701) au Liber pontificalis, des légats
romains auraient assisté au Quinisexte et, induits en
erreur, auraient souscrit ses canons. Duchesne, Lib.
pont., t. i, p. 378, n. 18, admet la véracité de ce rensei-
gnement et suppose que « les légats auraient été désa-
voués et que leur signature aurait été bifiée par la
suite ». Mais l'empereur voulait plus que la signature
des légats romains; il fit expédier à Rome six exem-
plaires des canons du Quinisexte, munis de la signa-
ture impériale et de celles des patriarches de Constan-
tinople, d'Alexandrie et d'Antioche. Le pape était
invité à mettre la sienne à la prtmière place qui avait
été laissée en blanc à cette fin. Mais Serge Ier refusa
d'obtempérer à la demande impériale, parce que le
concile qui lui était soumis contenait quelques canons
qui « s'écartaient de l'usage ecclésiastique ». C'est
pourquoi il ne voulut ni le recevoir, ni le faire lire
publiquement et il le rejeta comme entaché de « nou-
veautés et d'erreurs ».
Pour intimider le pape et l'amener à ses fins, Justi-
nien II fit enlever de Rome et transporter à Constan-
tinople Jean, l'évêque de Porto qui avait représenté
le pape au VIe concile général, ainsi que le conseiller
Boniface. Ensuite arriva à Rome le protospathaire
Zacharie qui avait l'ordre d'enlever le pape lui-même
et de l'amener à Constantinople; mais les milices de
Ravenne et de la Pentapole qui avaient eu connais- •
sance des intentions du protospathaire marchèrent sur
Rome pour l'empêcher de réaliser son dessein. Effrayé
Zacharie demanda au pape de faire fermer les portes
1595
QUINISEXTE (CONCILE;
1596
de la ville de Rome et se réfugia dans la chambre à
coucher du pontife au palais du Latran. Les troupes de
Ravenne entrèrent néanmoins dans la ville et, comme
la rumeur s'était répandue que le pape avait été em-
barqué sur un navire en partance pour Constantinople,
elles entourèrent le Latran, demandant à voir le pon-
tife et menaçant d'enfoncer les portes. Tout tremblant,
le protospathaire se blottit sous le lit du pape. Celui-ci
sortit et parvint à calmer les miliciens. Zacharie
obtint la vie sauve, mais fut chassé ignominieusement
de la ville de Rome. Voir Vie de Serge Ier, au Liber
pontificalis, t. I, p. 372 sq. ; Paul Diacre, Historia Lan-
gobardorum, 1. VI, c. xi, P. L., t. xcv, col. G30; Bède,
Chronique, P. L., t. xc, col. 568 sq. La révolution qui
renversa Justinien II en 695 l'empêcha de poursuivre
l'affaire du Quinisexte. Ses deux successeurs Léonce et
Tibère Apsimare ne s'en occupèrent pas.
Nous avons noté plus haut que l'introduction faite
par le pape Serge Ier du chant de VAgnus Dei à la
messe semble être une protestation liturgique contre
le canon 82 du Quinisexte.
2° Sous Jean VII. — - Rétabli sur le trône impérial
en 705, Justinien II n'oublia pas son concile. Il envoya
deux métropolites au pape Jean VII (705-707) « pour
traiter l'affaire des tomes qu'il avait envoyés à Rome
sous le pontificat de Serge d'apostolique mémoire,
dans lesquels se trouvaient certains chapitres qui
étaient en opposition à l'Église romaine ». Vie de
Jean VII, dans Lib. pont., t. i, p. 385 sq. Ces deux
métropolites étaient porteurs d'une lettre dans laquelle
l'empereur conjurait le pape de rassembler son concile,
d'examiner les canons en question, de confirmer ceux
qui lui sembleraient dignes d'approbation et de casser
ceux qu'il jugerait répréhensibles. Mais le pape «timoré
par fragilité humaine, ne les amenda en aucune façon
et les renvoya tels quels au prince par le ministère des
métropolites susnommés ». Lib, pont., loc. cit. Sans
doute, dans la phrase citée ci-dessus, le biographe de
Jean VII ne dit pas que ce pape ait donné sa signature
aux canons du Quinisexte; il ne dit pas non plus
expressément qu'il les ait approuvés d'une manière
quelconque; mais, si Jean VII s'était contenté de les
renvoyer purement et simplement sans ajouter quoi
que ce soit, son attitude aurait été analogue à celle de
Serge Ier et on ne voit pas comment son biographe
aurait pu lui reprocher sa pusillanimité à cette occa-
sion. Nous ne croyons pas que Jean VII ait donné sa
signature aux canons du Quinisexte, car s'il l'avait
fait, les commentateurs et les polémistes byzantins du
Moyen Age n'auraient pas manqué de le rappeler;
mais nous estimons qu'il ressort de la biographie de
Jean VII que ce pape, ne fût-ce que de vive voix, a
donné une certaine approbation au concile Quinisexte,
que l'empereur s'en est contenté, mais que le clergé
romain l'a pris en mauvaise part. Ceux qui doutent de
l'approbation du Quinisexte par Jean VII mettent en
avant que, si elle avait vraiment eu lieu, Justinien II
n'aurait pas repris cette affaire avec le pape Constan-
tin successeur de Jean VII.
3° Sous Constantin Ier. — Nous lisons en effet dans
le Liber pontificalis qu'en 710 le pape Constantin
(708-715) reçut de l'empereur une lettre le convoquant
à Constantinople. Parti de Rome le 5 octobre de la
IXe indiction, le pape rencontra à Naples le patricc
Jean Rhizocopus qui se dirigeait lui-même vers Rome,
où il fit mettre à mort quatre membres influents du
clergé romain. Constantin ne fut sans doute pas mis
au courant des instructions impériales dont le patrice
était porteur. Il continua son voyage vers la ville
impériale, où il fut reçu avec de grands honneurs au
printemps suivant. A Nicomédie, le pape Constantin
rencontra l'empereur, qui lui baisa les pieds, voulu I
recevoir la communion de sa main, confirma tous les
privilèges de l'Église romaine et l'autorisa à retourner
à Rome. Liber pont., t. i, p. 389; Bède, Clironique,
P. L., t. xc, col. 570. Rien dans ce récit n'indique que
l'affaire du Quinisexte ait été pour quelque chose dans
la convocation du pape Constantin à Constantinople.
Il y avait à cette époque, à Rome, à Ravenne et dans
le reste de l'Italie, assez de troubles, de difficultés et
d'intrigues qui rendent compréhensible la mesure
prise par l'empereur Justinien, voire la manière forte
employée par Jean Rhizocopus. Sans doute, le bio-
graphe de Grégoire II raconte que ce pape étant diacre
avait accompagné son prédécesseur Constantin lors de
son voyage à Constantinople et que « interrogé par
l'empereur Justinien sur certains chapitres, il donna
une très bonne réponse et fournit une solution pour
chaque question ». Liber pont., t. i, p. 396. Il est pos-
sible, probable même, que ces « chapitres » aient été les
canons du Quinisexte, mais il n'est pas nécessaire d'ad-
mettre que la conversation de l'empereur et du diacre
Grégoire ait roulé sur l'approbation pontificale; il est
plus probable, comme il s'agissait de « solutions » à
donner à diverses « questions », que les interlocuteurs
ont traité de l'interprétation de certains de ces canons
ou de leur mise en vigueur dans l'Église romaine. Quoi
qu'il en soit de cette question, le pape et l'empereur
se séparèrent, comme on vient de le voir, en très bons
termes; et le Liber pontificalis a gardé un bon souvenir
du féroce Justinien II, qu'il appelle «un bon prince», «un
empereur orthodoxe et très chrétien ». Id., ibid., p. 391.
4° Discussions ultérieures. — Les troubles qui agi-
tèrent l'empire après la mort de Justinien II, la que-
relle des images qui survint peu après (dès 726), firent
rentrer dans l'ombre la question du Quinisexte. On
n'en reparla plus qu'en 787, au IIe concile de Nicée. Le
canon 82 du Quinisexte prescrit que le Sauveur ne doit
être représenté que sous sa forme humaine. Citant ce
canon à la session iv du IIe concile de Nicée, Taraise,
patriarche de Constantinople, expliqua « que quatre
ou cinq ans après le VIe concile œcuménique, les
mêmes évêques s'étant de nouveau réunis en assemblée
avaient porté les susdits canons » (ceux du Quini-
sexte). Mansi, Concil., t. xin, col. 219. L'adresse du
Quinisexte à l'empereur, ibid., t. xi, col. 933, dit bien
que ce concile voulait compléter l'œuvre des Ve et
VI« conciles, en formulant des décrets disciplinaires;
mais Taraise à Nicée va plus loin. Pour lui, les canons
du Quinisexte sont à considérer comme émanant du
VIe concile général, puisqu'ils ont été élaborés par les
Pères de ce concile, réunis au bout de quelques années
pour parachever son œuvre. L'assertion de Taraise eut
un plein succès; elle obtint l'adhésion du VIIe concile
ainsi que celle du pape Adrien Ier. Dans la longue
lettre qu'il écrivit aux évêques de l'Église franque,
pour répondre aux critiques qu'ils avaient formulées
contre l'œuvre du VIIe concile général, Adrien Ier dit
au c. xxxv, que « les Pères du VIIe concile ont cité un
témoignage du VIe concile, pour démontrer clairement
que déjà à l'époque de celui-ci... les saintes images
étaient vénérées ». P. L., t. xcvm, col. 1264 A. Ici le
pape fait évidemment allusion au can. 82 du Quini-
sexte, qu'il croit être le VIe concile. Déjà avant la réu-
nion du IIe concile de Nicée, dans sa Lettre à Taraise,
qui fut lue à la ne session de cette assemblée, Adrien Ier
avait écrit : « Je reçois le VIe concile avec tous ses
canons, dans lesquels il est dit que certaines images
représentent un agneau désigné du doigt par le Précur-
seur... » Il est clair qu'ici aussi le pape vise le can. 82
du Quinisexte, qu'il croit être du VIe concile. Ainsi que
nous l'avons dit plus haut, ce ne peut être que Taraise
qui a amené le pape à attribuer au VIe concile les
canons du Quinisexte, car il n'est guère admissible
qu'à Rome, au courant du vin* siècle, cette attribution
ait été communément admise.
159:
QUINISEXTE (CONCILE) — QUIROGA (DIEGO DE;
1598
A partir de cette époque, les canons du Quinisexte
furent généralement attribués au VIe concile général
et le concile Quinisexte lui-même fut considéré comme
un appendice de ce dernier. C'est sans doute pour cette
raison qu'aucun chroniqueur byzantin du haut
Moyen Age ne le mentionne. George Hamartolos, dans
la notice qu'il consacre à Constantin Pogonat, cite le
can. 82 du Quinisexte, mais l'attribue au VIe concile
général.
Enfin, nous avons signalé plus haut, dans l'analyse
des canons, que Gratien attribue au VIe concile les
nombreux canons du Quinisexte qu'il cite. Seul le
pape Jean VIII (872-882) semble avoir émis quelque
doute sur le bien fondé de cette attribution. Dans sa
préface de la traduction des Actes du VIIe concile
général, Anastase le Bibliothécaire lui fait dire qu'il
n'approuve « les canons que les Grecs prétendent être
<iu VIe concile » qu'autant qu'ils ne sont pas contraires
aux décrets des papes et aux bonnes mœurs. Mansi,
Concil., t. xn, col. 982. Ce n'est que plus tard, au
courant de6 controverses entre Latins et Byzantins,
que l'existence indépendante du Quinisexte fut recon-
nue.
Les canons du Quinisexte se trouvent dans Mansi,
Concil., t. xi, col. 929 sq. Meilleure édition dans Lauchert,
Die Ktmones der allkirchlichen Konzi/i>n,-Fribourg-en-B.,
1896, p. 97 sq. Sur l'histoire du Quinisexte, Hefele-Le-
clercq, Hisl. des conciles, t. in, p. 560 sq.; Duchesne,
L'Eglise au VI' siècle, p. 477 sq.; Er. Caspar, Geschichle
des Papsttums, t. n, Tubingue, 1933, p. 633-640.
G. Fritz.
QUINTANADUENAS Antoine, théologien
moraliste espagnol, né à Alcantara en 1599. Il entra
dans la Compagnie de Jésus en 1615, professa les
humanités et, appliqué au saint ministère, se signala
par son dévouement aux prisonniers et aux pestiférés;
il fut recteur du Collège irlandais à Séville et y mourut
en 1651.
Il est surtout connu par une instruction pratique,
écrite en castillan en vue de la préparation aux
ordres sacrés et plusieurs fois rééditée : Instruction
de ordinandes y ordenados..., avec appendice Del
examen de confessores y predicadores, Séville, 1640,
et par deux ouvrages latins de morale casuistique
auxquels se réfère parfois saint Alphonse : Singularia
théologies moralis ad septem Ecrlesiœ sacramenta,
accessit appendix adeelebriora christiani orbis jubilœa,
Séville, 1645; Venise, 1648; Singularia moralis theo-
logise ad quinque Ecclesiœ prœcepta, neenon ad eccle-
siasticas censuras et pœnas, Madrid, 1652 (posthume).
Nous avons en outre de cet auteur, en castillan :
deux petits écrits canoniques de circonstance, Casos
occurrenles en los jubileos de dos semanas..., Séville,
1642; Explication de la bula de Vrbano VIII contra
il usu del tabaco en los templos, Séville, 1642 (par la
constitution Cum Ecclesiœ, 30 janv. 1642, Urbain VIII
avait défendu l'usage du tabac sous quelque forme
que ce fût dans les églises du diocèse de Séville;
cf. Ferraris, Prompla bibliotheca, art. Tabaccum,
éd. Migne, t. vu, 1857, col. 777; Gaspard, Codicis
juris canonici fontes, 1. 1, 1923, n. 222, p. 422), et divers
ouvrages d'hagiographie et d'ascétique, Vida de la
infanta D. Sancha Al/onso, 1631 ; Gloriosos martyres
de Osuna..., 1632; Santos de la ciudad de Sevilla...,
1637 ; Santos de la impérial ciudad de Toledo,... 1651;
Nombre santissimo de Maria : son excelencia, signi-
ftcados, vénération y efeclos, 1643.
Ce jésuite est à distinguer d'un homonyme, le
canoniste Antoine de Quintanaduenas, né à Burgos,
consulteur des vice-rois de Sicile et senator italicus à la
cour madrilène, mort vers 1 628, qui composa un ouvrage
sur les bénéfices. Ecclesiasticon lib. IV, Salamanque,
1592. Cf. Hurter, Nomenclator, t. m, col. 867.
Sommervogel, Bibliothèque de la Comi>agnie de Jésus,
t. vi, col. 1345 sq.; Hurter, Nomenclator, 3e éd., 1907,
t. m, col. 1188; Astrain, Historia de la Compania de Jésus,
t. v, 1916, p. 89, 102, note 2.
R. Brouillard.
QUINTILLIENS. — Parmi les compagnes de
Montan, saint Épiphane est seul à signaler une
certaine Quintilla, qu'en plusieurs endroits il associe
avec Maximilla et Priscilla. Cf. Hœres., xlix, 1, P. G.,
t. xli, col. 880; Hœres., li, 33, col. 949; Hœres.,
lxxix, 1, t. xlii, col. 741. Au premier passage cité,
il fait de cette femme l'éponyme d'une secte qu'il
appelle l'hérésie des quintilliens, appelés encore
pépuziens, artotyrites, priscilliens. Épiphane, à la
vérité, n'est pas très sûr si c'est Priseille ou Quintille
qu'il faut mettre à l'origine de la secte. Ces hésita-
tions montrent que l'évêque de Salamine n'avait sur
les communautés en question, qu'il distingue, on ne
sait trop pourquoi, des montanistes, que des rensei-
gnements très vagues. On accueillera donc avec
quelque scepticisme les données qu'il fournit tant
sur Quintilla et les apparitions du Christ qu'elle
prétendait avoir eues que sur les pratiques de la
secte qu'il rattache à cette femme. Tout ce qu'il dit,
soit du rôle que jouaient les « prophétesses » dans
les communautés susdites, soit de la cérémonie où
sept vierges, de blanc vêtues et portant un flambeau,
exhortaient les fidèles à la pénitence, soit enfin de
rites sanglants qui se célébraient dans certaines
assemblées quintilliennes (voir Hœres., xlviii, 15,
col. 880 B), a été dit en général des montanistes.
Si les deux premiers points au surplus demeurent
assurés, le dernier, qui est relatif à un enfant dont on
exprimait le sang par des piqûres d'épingles pour le
mêler au pain eucharistique, n'est rien moins que
certain. Ce n'est pas d'ailleurs sans hésitation que,
après avoir laissé cette grave accusation suspendue
sur les montanistes en général, Épiphane se décide à
l'imputer aux quintilliens. Saint Augustin, qui a trop
de confiance en Épiphane, aurait pu lui laisser la
responsabilité de cette assertion. Voir De hœresibus,
n. 26 et 27, P. L., t. xlii, col. 30-31.
S. Épiphane, Hœres., xlix, « Centre les quintilliens ou
pépuziens que l'on appelle encore priscilliens, à qui se
rattachent les artotyrites »; cf. Anacephalœosis, P. G.,
t. xlii, col. 864.
Voir ce qui a été dit aux art. Artotyrites, t. i, col. 2035,
et Montanisme, t. x, col. 2355 sq., en particulier col. 2368;
voir la bibliographie, col. 2370.
É. Amann.
QUIROGA (Diego de), capucin de la province
de Castille. Originaire de Quiroga, où il naquit en 1572
de la noble famille Somoza Quiroga, il fut, avant son
entrée en religion, capitaine des troupes espagnoles en
Flandre. Il revêtit l'habit de capucin en 1598 au cou-
vent de Figueras, où il fit profession le 30 juin 1599.
Ordonné prêtre en 1605, il contribua à la fondation des
couvents de Tolède (1611), du Pardo (1613) et de Sala-
manque (1614), dont il fut aussi supérieur. En 1615, il
fut provincial de Valence et en 1622, 1624, 1626 de Cas-
tille et d'Andalousie. Il peut être considéré comme un
des fondateurs de la province de Castille, qui, en 1625,
fut séparée de celle de l'Andalousie. En 1628 il fut
nommé gardien de Madrid et élu premier définiteur.
A partir de cette date on ne le rencontre plus parmi les
prélats de l'ordre. Le P. Diego s'illustra encore comme
confesseur et théologien de Philippe II, Philippe III,
Philippe IV, de son épouse, Marie-Anne d'Autriche, et
de sa fille Marie-Thérèse, épouse de Louis XIV. Il mou-
rut à Madrid le 10 octobre 1649. D'après les biblio-
graphes il serait l'auteur d'un certain nombre d'ou-
vrages de théologie, de philosophie et de politique,
qui, restés manuscrits, n'ont jusqu'ici pu être
retrouvés.
1599
QUIROGA (DIEGO DE) — QUISTELLI (AMBROISE;
11,111»
Bernard de Bologne, Bibl. scriplorum ord. min. capacc,
Venise, 1747, p. 71-72 ; Erario divino de la sagrada religion
de los fr. men. capuch. en la prou, de Castilla, Salamanque,
1909, p. 4-16; Estadistlca gen. de los fr. men. capuch. de
la proo. de Castilla, Salamanque, 1910, p. 1 ; Docum.
para la cranica de los fr. men. capuch. de Castilla, Sala-
manque, 1910, p. 25, 29, 35-36, 42, 60-65; Andres de
Palazuela, Vilalidad serâfica, 1" série, Madrid, 1931,
p. 198-199.
A. Teetaert.
1 . QU IROS (Antoine Bernard de) , jésuite espa-
gnol. Né à Torrelaguna au diocèse de Tolède en 1613,
il entra dans la Compagnie en 1627, enseigna la
philosophie et la théologie à Valladolid, où il mourut
en 1668. Il était, dit son contemporain le P. Sotwell,
vir ingenii admodum sublimis. Nous avons de lui :
Seleclx disputationes theologicx de Deo (essence et
attributs, vision de Dieu, science et volonté), in-fol.,
Lyon, 1654; Selectse disputationes de prxdestinalione,
Trinitate et angelis, in-fol., Lyon, 1658; Opus philo-
sophicum, in-fol., Lyon, 1666, comprenant la Logique,
la Physique et la Métaphysique, suivies d'un traité De
opère sex dierum. De Backer et Sommervogel men-
tionnent un autre Opus philosophicum édité à Lyon en
1658; mais il semble être identique avec celui de 1666
dont la première approbation est datée de 1658 et dont
le titre porte la mention nunc primum in lucem prodit.
Les mêmes auteurs indiquent en outre, sans date ni
lieu de publication, Disputationes selectse in /im-j/ae
D. Thomas, et De incarnatione, in III*™ partent
D. Thomx. Plusieurs ouvrages du P. de Quiros sont
restés inédits, en particulier Tractatus de efjicacia
auxiliorum divinx gratise congruentis cum libertate
humanx voluntatis, contre Jansénius, Valladolid,
1653.
Sotwell, Bibl. scriplorum Soc. Jesu, 1676, p. 67 ;
Antonio, Bibl. hispana nova, t. i, p. 104 ; De Backer,
Bibl. des écrivains de la Comp. de Jésnt, t. Il, col. 2213-
2214 ; Sommervogel, Bibl. de la Comp. de Jésus, t. vi,
col. 1352-1353; Hurter, Nomenclalor, 3e éd., t. iv,
col. 8.
J. P. Grausem.
2. QUIROS (Hyacinthe-Bernard de) , théologien,
historien et canoniste. D'origine espagnole, il enseigna
d'abord à Rome sous l'habit dominicain. Il passa
ensuite au protestantisme et enseigna à Lausanne.
Dans cette dernière période de sa vie il composa des
écrits peu favorables à l'Église romaine : De malis ex
Ecclesix romanx dogmalibus, disciplina et praxi dia-
tribse XII, 1752, in-4°; Kirchengeschichte, 1756,
3 vol. in-12; De mysterio S. Trinilatis revelato, 1757,
in-4°.
Hoefer, Notwclle biographie générale.
M.-M. Gorce.
QU ISTELLI Ambroise, de Pistallis ou Pisteolis,
de l'ordre des ermites de Saint-Augustin (t 1549). Né
à Padoue, il eut, de son temps, réputation de savant,
gouverna avec sagesse les augustins d'Italie, au titre
de vicaire général, en l'absence de Seripando, le
célèbre général de l'ordre. /Il avait fait de bonnes
études de philosophie à l'université avant de prendre
l'habit des augustins et acheva dans leur couvent de
Padoue ses cours de théologie, avec un tel succès que,
bien vite, dans leurs maisons d'Italie et de toute l'Eu-
rope, dit Ghilini, il passa pour un maître. Dès lors, il se
livre tout entier à la prédication, avec un remarquable
succès. Des infirmités précoces l'obligent à une vie plus
sédentaire : il se fait professeur et explique aux jeunes
religieux le Maître des Sentences; puis il commente en
public à la cathédrale les Épîtres de saint Paul et
l'Évangile de saint Jean, devant des auditoires en-
thousiastes, nous disent les chroniqueurs augustins.
Mais il ne put occuper une chaire de théologie à l'uni-
versité, observe Papadopoli, cette chaire n'ayant pas
été créée avant 1555. Il fut appelé à Rome par le car-
dinal Nicolas Ridolfi (ce neveu de Léon X, qui avait
au mains cinq évêchés). Le cardinal en fit son secré-
taire. Quistelli trouvait des loisirs pour expliquer
encore au psuple l'Écriture sainte, avec le même succès
qu'autrefois à Padoue. Paul III l'avait remarqué et se
proposait de le mettre au nombre des légats qu'il
envoyait en Allemagne pour y rétablir la paix reli-
gieuse. Mais, repris de la goutte, l'augustin ne put se
mettre en voyage et mourut à Rome, le 8 juillet 1549.
Œuvres. — Imprimés : Opus adversus philosophos
eos qui asserunt divinam Scripturam nequaquam percipi
posse nisi ab his qui bonam vitx partem in Aristotelis et
aliorum philosophorum leclione contriverint, Venise,
1537; Ds modo prxdicandi evangelium, Venise, 1537 et
1544.
Manuscrits : Comm-ntarium super Aristoiel. de Gé-
nère et corrupt.; De controversia de unica et tribus
Mariis; Expositio super IV Sentent, tibris; Lecliones
super nmnes Pauli epistolas ; Sermons ; Papadopoli
ajoute un livre : De veritate alchimix (?).
Elssius, Encomiasticon augustin., 1654, p. 47; N. Com-
nène Papidopoli, Hist. gymn. Patavini, 1726, p. 196;
Hurter, Momenclator, 3e éd., t. il, col. 1478.
F. BONNARD.
R
RABAN MAUR, célèbre polygraphe du ixe siè-
cle. I. Vie. II. Action. III. Œuvres.
I. Vie. — La vie de Raban Maur fut écrite, peu
de temps après sa mort, par Rudolfe, son disciple;
mais elle est si incomplète que Trithème, soit qu'il
l'ignorât, soit qu'il ne la considérât point comme une
véritable biographie, se tient, en 1515, comme son pre-
mier biographe. Le texte de Rudolfe et celui de
Trithème se lisent dans P. L., t. cvn, col. 39-106.
Raban, ou Hraban, ou Rhaban, surnommé Maur
par Alcuin, naquit à Mayence, vers 776, si l'on adopte
la date proposée par Mabillon, P. L., t. cvn, col. 12;
vers 784, d'après Diïmmler, dans Mon. Germ. hist.,
Epislolœ, t. v, p. 379. Dès son enfance, il fut confié
à l'abbaye de Fulda, d'où on l'envoya à Tours, pour
y étudier sous la direction d'Alcuin. Alcuin mourut
en 804; un billet de lui, adressé à Maur, « benoît
enfant de saint Renoît », nous indique que le disciple
était rentré à Fulda, avant la mort du maître, et
que, déjà, il y enseignait. Valeas féliciter cam pueris
tuis. P. L., t. c, col. 399.
En 814, il est ordonné prêtre. Écolàtre de Fulda,
il eut à souffrir de la part de son abbé, Ratgar, qui,
« saisi d'une véritable passion pour les bâtiments,
supprima l'école, et obligea, parfois même par des
sévices, tous ses moines à travailler à ses nombreuses
constructions ». Hefele-Leclercq, Hist. des conciles, t. iv,
p. 131. Raban vit ses notes et ses cahiers confisqués;
il s'en plaignit en vers latins, mais n'obtint pas gain
de cause. Carminu Rabani, P. L., t. cxn, col. 1600.
Martène et Mabillon pensent que, durant cette crise,
Raban quitta l'abbaye pour voyager; un texte du
Commentaire de Raban sur Josué semble faire allu-
sion à un pèlerinage en Terre sainte : Ego quidem,
cum in locis Sidonis aliquoties demoratus sim... P. L.,
t. cvm, col. 1000 et 1053. Finalement, les moines
obtinrent que leur abbé fût déposé, et ils élirent à sa
place Eigil, qui rétablit la paix. Raban Maur reprit
tranquillement ses travaux. Eigil mourut en 822, et
Raban fut élu pour lui succéder. Pendant les vingt
ans qu'il resta à la tête de l'abbaye, ce fut pour celle-ci
une période très brillante de rayonnement intellec-
tuel. En 842, il donna sa démission; les causes de cette
démission sont assez difficiles à élucider, vraisem-
blablement, les difficultés politiques y furent pour
beaucoup : Raban Maur avait toujours entretenu de
bons rapports avec Louis le Débonnaire; à la mort
de celui-ci, fidèle à l'idée impériale, sa sympathie
le portait plutôt vers Lothaire, ce qui lui valut,
semble-t-il, la disgrâce momentanée de Louis le
Germanique. Cl. Kleinclausz, L'Empire carolingien,
p. 334 et 372; Dùmmler, Mon. Germ. hist., Poelse,
t. ii, p. 155. Son ami, Hatton, qui avait été avec lui
élève d'Alcuin, lui succéda, et Raban mena une vie
de prière et d'étude dans une solitude relative au
Petersberg, non loin de Fulda.
C'est là qu'on vint le chercher, en 847, pour le faire
archevêque de Mayence. Les difficultés qui avaient
provoqué sa démission étaient apaisées, et l'abbé
Hatton put écrire au pape Léon IV, que cette éléva-
tion s'était faite « par le choix des princes francs, et
l'élection du clergé et du peuple. » Son épiscopat fut
marqué par trois synodes importants, tenus à Mayence,
sur lesquels nous aurons à revenir. Hefele-Leclercq,
op. cit. p. 131, 137, 190. Il mourut le 4 février 856.
Son nom se trouve dans plusieurs martyrologes. Les
Rollandistes, au t. ier de février, lui consacrent une
longue étude, et donnent ensuite les deux Vies par
Rudolfe et par Trithème, signalées ci-dessus.
II. Action. — Les Allemands ont qualifié Raban
Maur, de Preeceptor Germanise. L'expression est
heureuse; Raban Maur est bien, en effet, « le fonda-
teur des études théologiques en Allemagne ». Dom
Ursmer Berlière, L'ordre monastique des origines au
XIIe siècle, p. 119. Moine, abbé, archevêque, parmi
la multiplicité des affaires, tant religieuses que sécu-
lières, auxquelles il fut mêlé, on peut discerner dans
sa vie, ce qui en fait l'unité, l'idée directrice, autour
de laquelle s'ordonne tout le reste : « Raban est avant
tout pédagogue; ce qui lui importe, c'est de trans-
planter sur le sol de la Germanie l'amour des lettres,
et aussi la culture théologique qu'il a hérités d'Al-
cuin ». Cependant, abbé d'une des plus grandes
abbayes de la chrétienté, puis archevêque, il ne pou-
vait se désintéresser des difficultés politiques qui
troublaient alors l'empire d'Occident; d'autre part,
il eut à continuer activement l'évangélisation de son
diocèse ; et, placé aux frontières de la chrétienté, le pro-
blème missionnaire se posa pour lui.
1° Action politique. — Raban Maur ne chercha jamais
à jouer un rôle politique. Sincèrement attaché à l'idée
impériale, il laissa à d'autres le soin d'en développer la
théorie. Il est en relations suivies avec Louis le
Débonnaire et l'impératrice Judith, puis avec Lothaire
et Louis le Germanique; il correspond avec eux, leur
dédie ses ouvrages; ses lettres et dédicaces montrent
son loyalisme, elles révèlent aussi la pensée qui le
domine : l'aspect moral des choses; les combinaisons
politiques, la solution pratique des questions litigieuses
ne sont pas de son ressort.
Le préambule de son étrange Liber de Cruce nous
présente, au seuil même du poème, «l'image de César ■>,
l'empereur Louis, en majesté : le souverain est
debout, le front couronné et entouré d'un nimbe,
il appuie la main gauche sur son bouclier, et de la
droite, il tient une longue croix; dans le nimbe est
inscrite cette invocation : Tu Hludovicum Criste
corona. C'est là, une figuration naïve de l'idée
impériale. P. L., t. cvn, col. 141. En 834, à la suite
de la déposition de Louis, il lui envoie une lettre de
consolation, que l'on trouve parfois marquée sous
ce titre : De reverenlia filiorum erga patres, Diïmmler,
Mon. Germ. hist., Epist., t. v, p. 403. Raban explique,
à l'aide de citations scripturaires, que la dignité
royale devrait inspirer aux enfants plus de respect
encore qu'on n'en doit aux parents ordinaires, mais
la cupidité des biens terrestres produit l'orgueil et la
sédition ; il conclut en exhortant Louis au pardon,
car, peut-être, s'est-il montré lui-même .trop dur à
l'égard de ses fils.
1603
RABAN MAUR. ACTION
1604
Dans I'épitre dédicatoire des livres d'Esthcr et de
Judith, à l'impératrice Judith, il lui donne discrète-
ment des conseils de sagesse et de prudence, plutôt
que de force : « Ces deux femmes, écrit-il, à cause de
leur vertu insigne, sont des modèles pour les hommes
comme pour les femmes; leurs ennemis spirituels,
elles les ont vaincus par leur énergie, mais leurs
ennemis temporels, elles les ont vaincus par la solidité
de leur jugement. Ainsi donc votre louable sagesse,
qui déjà a remporté sur ses ennemis une victoire
non petite, dominera heureusement tous ses adver-
saires, pourvu qu'elle continue l'œuvre commencée,
et s'efforce toujours de se rendre elle-même meil-
leure ». P. L., t. cix, col. 540. Au c. xv du Pénitenliel
adressé à Otgar, il ne craint pas, au lendemain de la
bataille de Fontanet, de qualifier d'homicides les
meurtres commis « pendant les derniers troubles et
révoltes de nos princes ». « Ceux, dit-il, qui pour
plaire à leurs maîtres temporels ont méprisé le Maître
éternel, ... ont commis un homicide, non pas accidentel,
mais bien volontaire. » P. L., t. cxn, col. 1411, 1412.
De Lothaire, il fut particulièrement l'ami; mais
avec ce prince qui eut quelquefois des allures de
moine et de théologien, les échanges de lettres ont
pour objet, non la politique, mais la sainte Écriture.
Une fois, cependant, à propos de ce texte de l'Épître
aux Hébreux : Obedite preepositis vestri.s... Ipsi enim
pervigilanl, quasi ralionem pro animabus vestris reddi-
turi (xin... 17), il remarque que ce texte expose les
devoirs des sujets et les devoirs des princes : les
sujets doivent être obéissants pour faciliter la tâche
difficile des princes; ceux-ci doivent être vigilants
et conscients de leurs responsabilités; mais ils ne
doivent pas se venger s'ils sont méprisés par leurs
sujets : ils doivent prier et gémir devant Dieu, qui
se chargera du châtiment. P. L., t. ex, col. 181.
Avec Louis le Germanique, les rapports furent
d'abord tendus. Mais la disgrâce ne dura pas : arche-
vêque de Mayence, qui, malgré sa situation sur la
rive gauche du Rhin, faisait partie du nouveau
royaume de Germanie, Raban eut à collaborer avec
le roi d'une manière continue; il lui rend compte par
lettre du synode de 847; Louis assiste aux synodes
de 848, 852 (ou 851) à Mayence. Raban lui envoie ses
ouvrages et les dédicaces nous montrent les préoccu-
pations liturgiques et théologiques du prince qui,
à ce point de vue, semble bien rester dans la tradition
carolingienne.
Ces quelques exemples suffisent pour délimiter
l'action politique de Raban Maur. Préoccupé d'apos-
tolat intellectuel, soucieux de travailler sur les moines
et le clergé, et par eux, sur le peuple chrétien, il
s'efforce d'intéresser les princes à son action et, par
ses instances, il contribue efficacement à la conti-
nuation de l'œuvre de Charlemagne. Mais il se can-
tonne, autant qu'il est possible à l'époque, dans le
domaine religieux. De ce point de vue, il ne ressemble
guère à son grand contemporain, Hincmar de Reims,
dont le curriculum vilœ a tant d'analogie avec le sien.
2° Action apostolique et missionnaire. — L'évangéli-
sation de la Germanie, si puissamment poussée par
saint Boniface, était loin d'être achevée. Raban,
abbé de Fulda, ne pouvait oublier que son abbaye
avait été fondée pour servir de base d'opérations aux
missionnaires. A l'époque qui nous intéresse, la partie
occidentale de la Germanie était organisée hiérar-
chiquement, mais au-delà, vers l'est, et surtout vers
le nord, un immense territoire restait à conquérir.
D'autre part, malgré la hiérarchie régulière, il y avait
fort à faire dans la région de Fulda et dans celle même
de Mayence, pour maintenir la foi et la vie chrétiennes
dans leur intégrité. Haban connut donc ces deux
préoccupations : maintien et développement de la
foi dans le pays chrétien et expansion missionnaire.
Son biographe, Rudolfe, nous le montre faisant
construire églises et oratoires, et organisant des
cérémonies solennelles de translations de reliques
pour la prise de possession de ces nouveaux lieux de
culte. Raban conservait le souvenir de ces « dédi-
caces », souvent marquées par des miracles, en des
poèmes qu'il faisait graver sur les murs de l'édifice.
L'importance qu'il attachait à cette partie de son
activité montre qu'il ne s'agit pas seulement d'actes
de dévotion, mais de la constitution de paroisses
ou de centres religieux, L'état moral des populations
laissait beaucoup à désirer, si nous nous en rapportons
aux « pénitentiels » de Raban ou aux dispositions prises
par les conciles réformateurs qu'il tint à Mayence.
Mais la réforme des fidèles ne pouvait être réalisée
que par un clergé, lui-même formé, et c'est ce à quoi
vise la plus grande partie de l'œuvre écrite de Raban,
comme nous le verrons au paragraphe suivant.
Deux de ces conciles eurent à s'occuper d'une
question missionnaire assez épineuse : après la des-
truction de Hambourg par les Danois, en 844, Ans-
chaire, nommé par le pape Grégoire IV archevêque
de cette ville, avait repris le siège de Brème, vacant
par la mort de Leuderich (24 août 845), et l'on avait
uni les deux ressorts de Hambourg et de Brème. Le
concile de 847 compléta cette mesure, toute de circon-
stance, en supprimant le siège de Hambourg, qui
avait été fondé en 831 précisément en vue des missions
du Nord; aussi les mesures prises durent-elles être
révisées l'année suivante : le synode de 848 trouva la
solution équitable. Cf. De Moreau, Saint Anschaire,
Louvain, 1930, p. 70 sq.
La correspondance de Raban montre l'intérêt qu'il
portait à ces problèmes missionnaires. En 832,
Gauzbert était parti pour la Suède, soutenu par
l'empereur Louis le Débonnaire et par l'archevêque
de Reims, Ébon. « De Fulda... Raban Maur écrivit
plusieurs fois à l'évèque et à ses compagnons; il les
exhortait à persévérer dans leur pénible apostolat,
en dépit de la haine des hommes; il leur envoyait
divers présents : ainsi un sacramentaire, un lection-
naire, un psautier, les Actes des apôtres, des orne-
ments et vêtements liturgiques, des linges d'autel
et des cloches ». De Moreau, op. cit., p. 61; Cf. Mon.
Germ. hist., Episl., t. v, p. 522, 523.
Frédéric, évêque d'Utrecht, qui devait mourir
martyr en 834, eut recours à l'abbé de Fulda pour
procurer à sa bibliothèque des textes scripturaires;
Raban lui envoya plusieurs de ses commentaires
pour qu'il les fît copier, entre autres un Commentaire
sur Josuê; en le lui envoyant, il rappelle le souvenir
du « très saint évêque et bienheureux martyr Boni-
face » parti autrefois de Fulda pour l'évangélisation
de ces peuples. P. L., t. cvm, col. 999.
Mais les « évèques missionnaires » n'étaient pas les
seuls à qui cette assistance intellectuelle fût nécessaire,
lui bien des régions du pays franc, le besoin de livres,
traités, manuels se faisait sentir et les sollicitations arri-
vaient à Baban Maur, comme à un spécialiste apprécié.
3° Action intellectuelle. — La vocation intellec-
tuelle de Raban Maur lui fut révélée, à Tours, par
Alcuin. On sait quel fut le rôle de celui-ci dans ce
qu'on a appelé la renaissance carolingienne. Il s'agis-
sait de ne laisser tomber dans l'oubli ni les lettres
antiques, ni les ouvrages des Pères : l'effort accompli
fut animé beaucoup plus par une pensée de conserva-
tion que par un esprit de progrès; il est cependant
très estimable. Raban ne dissimule pas ce qu'il doit
à Alcuin; dans une miniature du Liber de cruce déjà
cité, il se fait représenter à genoux devant le pape,
lui offrant son livre; derrière lui, son maître Alcuin,
à genoux également, lui appuie affectueusement
RABAN MAUR. ACTION
1606
la main sur l'épaule et patronne l'œuvre du disciple.
Dict. d'hist. et de ge'oyr. eccl., art. Alcuin, col. 32;
P. L., t. cvn, col. 137. A Fulda, il se sert des cahiers
qu'il a rédigés à Tours : quœcumque docuerunt ore
magistri, ne vaga mens perdat, cuncla dedi (oliis,
P. L., t. cxn, col. 1600 : il voudra réaliser dans son
abbaye ce qu'il a vu à Tours, en faire un centre de
culture intellectuelle, à la fois sacrée et profane,
capable de rayonner au dehors; nous avons vu
quelles difficultés il rencontra d'abord de la part de
son abbé Ratgar, mais la mauvaise volonté de celui-
ci ne doit pas faire oublier ce qui avait été accompli
à Fulda même par son prédécesseur Baugulfe : la
question était posée, une tradition naissait. A l'œuvre
commencée, Raban Maur donna une extension consi-
dérable. Pour en apprécier toute la portée, il nous
faut examiner successivement : le point de départ
et les conditions de cette action intellectuelle, son
esprit et la méthode suivie, enfin sa valeur réelle.
1 . Point de départ et conditions. — La « renaissance
carolingienne » part de très bas, les lettres de saint
Boniface nous permettent d'apprécier la triste situa-
tion qui se présentait sous Charles Martel et les
derniers Mérovingiens. Un certain relèvement com-
mença à se produire sous Pépin le Bref, mais c'est
Charlemagne qui, aidé d'Alcuin et de quelques
autres, entreprit le gros elïort dont il vit les résultats
appréciables. Son but n'était pas de propager la
haute culture intellectuelle, il était beaucoup plus
modeste : donner au clergé, aux moines, aux diri-
geants laïques, un minimum de culture, pu«r qu'ils
fussent capables d'instruire les peuples, de les tirer
de la barbarie ou les empêcher d'y retomber. On ne
doit pas oublier cette situation initiale, si l'on veut
comprendre le sens de l'action de Raban Maur.
Parmi les lettres circulaires que Charlemagne adressa,
en 787, au clergé séculier et régulier, celle qui, préci-
sément, était adressée à Baugulfe, abbé de Fulda,
nous a été conservée : elle marque bien ce que se
propose Charlemagne, la portée et les limites de son
effort ; cf. Léon Maître, Les écoles épiscopales et
monastiques en Occident avant les universités, p. 8.
Charlemagne revient à la charge en 789, insistant
pour que chaque abbaye entretienne une école. En
802, un concile d'Aix-la-Chapelle donne tout un
programme d'études ecclésiastiques. A Fulda, les
désirs et les ordres de l'empereur ne furent pas lettre
morte; c'est vraisemblablement avec la pensée de
faire de lui un écolâtre que l'on avait envoyé le jeune
Raban à Tours : de fait, après la déposition de l'abbé
Ratgar, nous voyons, sous la direction de Raban,
écolâtre, puis abbé, l'organisation scolaire de Fulda
fonctionner à plein rendement : un corps professoral
nombreux distribuait l'instruction aux moines, aux
oblats, aux étudiants du dehors; la bibliothèque était
importante et s'augmentait progressivement des copies
sorties du scriptorium. L. Maître, op. cit., p. 125,
133, 167.
Attirés par la renommée de Fulda, les étudiants
vinrent, comme autrefois à Tours. De Raban Maur,
Éginhard fait ainsi l'éloge dans une lettre à son fils,
alors novice à Fulda : « Applique-toi aux exercices
littéraires, et cherche à acquérir, autant que tu le
pourras, le savoir de ce professeur dont les leçons sont
si claires, si substantielles; mais imite surtout les
mœurs pures qui le distinguent, car les arts libéraux
sont vains et nuisibles s'ils ne reposent sur une sage
conduite. » L. Maître, op. cit., p. 36. Parmi les dis-
ciples de Raban qui devinrent célèbres à leur tour, il
faut citer : Rudolfe, son biographe, YValafrid Stra-
bon, Loup, abbé de Ferrières, etc. En 830 fut fondée
par Fulda l'abbaye d'Hirsauge près de Spire; grâce
aux maîtres venus de Fulda, cette abbaye devint à
son tour un centre de rayonnement intellectuel.
Nous pouvons, par les lettres d'envoi ou dédicaces
qui précèdent toutes les œuvres de Raban, nous faire
une idée de l'importance de son action intellectuelle
et de la manière dont elle s'exerce. De divers côtés,
il est sollicité d'écrire et de composer ces ouvrages,
que nous appellerions aujourd'hui des manuels,
fonds obligé d'une bibliothèque ecclésiastique. Fré-
culfe, évêque de Lisieux, lui dépeint sa détresse
intellectuelle : la population de son diocèse, écrit-il,
est très ignorante et l'évêché pauvre en livres : il
ne possède même pas tous les livres canoniques ;
à plus forte raison manque-t-il de commentaires ;
il supplie donc Raban de composer pour lui un
commentaire sur le Pentateuque; Raban répond que,
malgré les occupations multiples que lui donne sa
charge d'abbé, il ne peut rien lui refuser et il envoie
successivement chacun des cinq livres avec son
commentaire; il ne revendique pas la propriété
littéraire : Obsecro, ut commissum tibi opus ca mente
accipias. qua tibi directum est, et lam tuis quam tuorum
utilitalibus ipsum accommodes : nec etiam, si alicui
de a/fmibus tuis illud placueril, prœstare ei deneges.
P. L., t. evu, col. 441, 442. Il arrive qu'on lui envoie,
des parchemins, pour qu'il fasse exécuter les copies
à Fulda, mais souvent, il envoie son manuscrit en
communication pour que son correspondant en fasse
prendre copie. Dans ce dernier cas, il a soin de recom-
mander que l'on veille à l'exécution des copies, ne
scriptoris vitium dictatoris dereputetur errori. A Hais-
tulfe, Commentaire sur S. Matthieu, P. L., t. cvn,
col. 730. Humbert de Wurzbourg ne manque pas
de livres, il donne une longue liste de ceux que pos-
sède sa bibliothèque, mais il voudrait, pour l'étude
des Livres saints, un abrégé, plus facile à consulter
que les grands auteurs, comme Origène, Jérôme,
Ambroise, Augustin, etc.. Il envoie donc à Raban
des parchemins pour qu'il fasse copier son commen-
taire sur l'Heptateuque (Pentateuque, plus Josué,
plus Juges et Ruth). 11 désire que sa lettre de demande
soit placée en tête de l'ouvrage (on sent d'ailleurs
que la lettre a été composée pour être publiée, elle
est soignée et même un peu pompeuse) ; il envoie en
même temps les reliques demandées. Raban répond
qu'il n'a sous la main présentement que les Juges
et Ruth, c'est un travail récent qui n'a encore été
dédié à personne : qu'il veuille donc en accepter la
dédicace; il lui enverra copie, plus tard, dès qu'ils
seront de retour, des commentaires sur le Penta-
teuque, composés, non sans travail, à la demande de.
Fréculfe; de même le commentaire sur Josué com-
posé pour Frédéric, évêque d'Utrecht, n'est pas
encore revenu, il le lui enverra aussi, et très volon-
tiers, tout autre travail qui pourra lui être utile.
P. L., t. cvm, col. 1107-1110.
On pourrait dire de Raban Maur qu'il travaille
sur commande; cela est vrai de ses ouvrages d'une
certaine étendue, tous précédés d'une et parfois de
plusieurs dédicaces; mais aussi, et plus encore,
peut-être, de ses petits traités, qui se présentent sous
forme de réponse à une consultation, la simple liste
de ses œuvres nous le montrera.
2. Esprit et méthode. — Saint Benoît prévoit dans
sa règle que les moines, en dehors des heures consa-
crées à l'office divin, s'occuperont au travail manuel
et à la lectio divina : on se rappelle la manière dont
Ratgar comprenait la chose. Raban Maur, au rebours,
considère qu'après l'office divin, l'occupation essen-
tielle des moines est la lectio divina, c'est-à-dire la
lecture des Livres saints, et d'une manière plus
générale, l'étude des sciences sacrées. Par la lecture
intelligente de l'Écriture sainte, les moines nourri-
ront leur piété, s'entretiendront dans la contempla-
1607
RABAN MAUR. ACTION
1608
tion. Mais au souci d'édification personnelle s'ajoute
inévitablement le souci apostolique : l'ordre béné-
dictin, alors, embrasse tout l'ordre chrétien, il n'est
pas spécialisé : Anschaire est moine et missionnaire;
Raban Maur est moine et apôtre intellectuel. D'autre
part on ne conçoit pas, ni pour la piété, ni pour l'apos-
tolat, une étude strictement limitée aux sciences
sacrées. Ne serait-ce que pour comprendre la sainte
Écriture, il faut une certaine initiation intellectuelle
d'ordre général que donne l'étude de sciences auxi-
liaires, telles que la grammaire, l'histoire, etc.; c'est
la voie ouverte vers l'humanisme. Les textes nous
montrent toutes ces préoccupations chez Raban Maur.
A ses correspondants qui lui demandent des com-
mentaires sur les Livres saints, il a soin de marquer
sa satisfaction de leur zèle pieux : à Samuel, évêque
de Worms, à qui il envoie un commentaire sur saint
Paul, il indique discrètement son impression person-
nelle : (Scripturarum divinarum) lectio semper mihi
dulcis eral. P. L., t. exi, col. 1273. Il écrit, au
1. III de son De eccksiaslica disciplina : Lectio (Scrip-
turarum) assidua purifical animant, timorem incutit
gehennee, ad superna gaudia cor instigat legentis. Qui
vult cum Deo semper esse, fréquenter débet orare et
légère. Kam, cum oramus, ipsi cum Deo loquimur,
cum vero legimus, Deus nobiscum loquilur... Sicul ex
carnalibus escis alitur caro, ila ex divinis eloquiis in-
lerior homo nutritur ac pascitur. P. L.,t. cxn, col. 1233.
On trouve le même texte dans l'hom. xlviii, De
studio sapientife et meditatione divinie legis. P. L.,
t. ex, col. 89. Envoyant à Louis le Germanique un
commentaire sur les Machabées, il note la coïnci-
dence liturgique : Nunc vero, lempus est illud, quo
Romana Ecclesia constituil libros Machabœorum legi
in ecclesia. P. L., t. cix, col. 1127. Ainsi pour lui, la
prière contemplative suppose nécessairement une
préparation intellectuelle.
L'édification personnelle compte pour beaucoup :
à elle seule, elle serait un motif suffisant d'étudier;
mais à ce premier motif l'idée apostolique venant
s'ajouter fait de l'étude un devoir impérieux pour
les moines. Dans la disette intellectuelle de l'époque,
les moines seuls, ou à peu près, sont en mesure de
donner au clergé et au peuple la nourriture intellec-
tuelle, la théologie, dont ils ont besoin. Raban Maur
eut conscience que c'était là sa vocation particu-
lière. A Haymon, évêque d'Halberstadt, son ami, il
envoie son traité De universo, composé pour lui,
et il lui présente ainsi son travail : Neque enim mihi
ignotum est qualcm infeslationem habeas, non solum
a paganis qui fibi confines sunt, sed cliam a populorum
turbis, quse per insolcnliam et improbilalem morum
tuœ Patcrnitali non parvam molestiam ingerunt,
et ob hoc, frequenti orationi atque assiduœ lectioni te
viirare non permillunl. Hœc enim omnia mihi sollicite
traclanli venil in menlem ut... ipse libi aliquod opus-
culum conderem. P. L., t. exi, col. 12. Dans la même
lettre il déplore que les hommes d'Église soient
beaucoup plus occupés des affaires séculières que
du soin de leur ministère spirituel. De toute néces-
sité, ceux que l'évêque appelle à l'ordination devraient
être suffisamment formés aux points de vue spirituel
et intellectuel, Ut, cum ordinati /urrint et sacris ordi-
nibus sublimati, magis populo l)ei prosint quam no-
ceant. Ad Iïcginbaldum episcopum, De ecclesiastica
disciplina, P. L., t. r.xn, col. 1102. Moine, Raban
compose des homélies, ou plutôt des plans d'homélies
à l'usage des prédicateurs; il donne sur ce point
d'excellents conseils dans le De clericorum inslitutione;
il y revient dans le De ecclesiastica disciplina, eu un
long chapitre, d'ailleurs emprunté ;'i saint Augustin :
Quomodo rudes catechizandi sunt, et il s'en explique
dans la préface à l'évêque Réginbald, son jeune ami :
il veut, dans son traité, dit-il, instruire d'abord le
maître lui-même et, par lui, les simples auxquels
celui-ci doit son enseignement. Dans le De clericorum
inslitutione, que nous venons de citer, il a condensé
en trois livres tout ce qu'un clerc doit savoir : Raban
était à cette époque écolàtre de Fulda et travaillait
pour Haistulfe, archevêque de Mayence; plus tard,
devenu archevêque à son tour, il sait qu'une de ses
fonctions les plus importantes est l'enseignement,
mais il n'a plus beaucoup de temps pour composer
des choses nouvelles, il vit sur son acquis; il reprend
alors son De clericorum inslitutione et l'adresse, après
quelques retouches et additions, à Thiotmar, qu'il
a choisi pour le suppléer dans la charge d'instruire
les prêtres : Quia mei cooperalorem in sacro minis-
lerio le elegi, hortor ut, quod pro infirmitale corporis
coram mullis exponere non possum, tu, qui junior
œtale et validior es corpore, illis qui ad sacerdolium
ordinati sunt, et ministerium sacerdotale agere debent,
nolum facias et eis persuadeas, imo jubeas, ut dili-
genter discant quod in hoc opusculo conscriplum est.
Liber de sacris ordinibus, P. L., t. cxn, col. 1165. En
de telles dispositions, Raban ne pouvait se désin-
téresser de l'enseignement à donner en langue vul-
gaire. Pendant qu'il était abbé de Fulda, un groupe
de six traducteurs mit en langue germanique le
Diatessaron de Tatien, d'après un manuscrit latin
ayant appartenu à saint Boniface. Laistner, Thought
and Lcllers in Western Europe, A.D. 500-900, p. 322.
Migne cite, d'après Lambecius, un fragment d'un
glossaire latin-tudesque, attribué à Raban Maur :
l'ouvrage entier comprendrait l'Ancien et le Nouveau
Testament.
Dans cet ensemble de culture intellectuelle, les
sciences profanes ont nécessairement leur place, ne
serait-ce que comme préparation à l'étude de la
théologie et de l'Écriture sainte. Raban s'en explique
longuement au 1. III du De clericorum inslitutione, où
il passe en revue le trivium et le quadrivium. Dans
la préface du De unioerso, à Haymon d'Halberstadt,
il lui rappelle les lectures qu'ils ont faites ensemble :
Memor boni studii lui, sancle Pater, quod habuisli in
puerili atque juvenili œtale, in lillerarum exercilio et
sacrarum Scripturarum meditatione, quando mecuin
legebas non solum divinos libros et sanclorum Patrum
super eos expositiones, sed etiam hujus mundi sapien-
tium de rerum naturis soieries inquisitiones, quas in
liberalium arlium descriplione et caeterarum rerum
investigatione composuerunt. P. L., t. exi, col. 11.
Le scrupule si brillamment exposé par saint Jérôme
à propos de l'utilisation des auteurs païens se pré-
sente aussi à l'esprit de Raban Maur, mais il ne s'y
arrête guère : le chrétien, dit-il, ne doit pas, en se
séparant de la société des païens, se faire scrupule
de les piller pour mettre au service de l'Évangile ces
richesses dont ils n'ont pas su se servir; Dieu n'a-t-il
pas donné aux I lébreux sur le point de quitter l'Egypte
l'ordre d'emprunter aux Égyptiens tout ce qu'ils
pourraient, avec l'arrière-pensée de s'approprier les
objets ainsi empruntés. P. L., t. cvn, col. 404. La
comparaison deviendra classique, à supposer qu'elle
ne le soit pas encore. Il n'est pas sûr que Raban
connût le grec, ce qui empêche de le qualifier, à
strictement parler d' « humaniste »; quoi qu'il en
soit, il eut le grand mérite de comprendre et de faire
comprendre qu'il ne peut exister de véritable culture
théologique et scripturaire sans une culture « pro-
fane » proportionnée.
3. Valeur. — - Pour apprécier d'une manière équitable
l'œuvre de Raban Maur, il importe de ne pas oublier
le but qu'il se proposait et qui en explique à la fois
l'intérêt et les lacunes. De cette <ruvre on peut dire
qu'elle est pratique, encyclopédique et traditionnelle.
1609
RABAN MAUR. ACTION
1610
La pure érudition est absente des préoccupations
de Raban Maur; cette œuvre intellectuelle si vaste
n'est pas animée par ce qu'on appelle la curiosité
intellectuelle; l'idée de connaître pour connaître ne
semble pas être en lui. Cela se comprend, si l'on se
rappelle qu'il est avant tout un moine; il n'enseigne
pas dans une université, mais dans un monastère
situé aux confins de la chrétienté; son enseignement
est un apostolat. D'autres moines sont missionnaires,
plusieurs deviennent évêques en des régions difficiles,
aux uns et aux autres, Raban s'est donné la mission
de fournir des instruments de travail, les éléments
essentiels d'une culture générale théologique, indis-
pensable à la vie religieuse et à la vie apostolique.
Pour la même raison que nous venons de dire,
Raban Maur s'intéresse à toutes les branches du
savoir humain. Son traité De clericorum institutione,
outre la théologie proprement dite, la liturgie et d'une
manière générale ce qu'on est convenu d'appeler les
sciences ecclésiastiques, passe en revue le trivium
et le quadrivium. Le De universo fait un peu songer
à un autre ouvrage d'une autre « Renaissance », et
dont le titre est resté fameux : De omni re scibili...
Pourtant il ne faudrait pas le croire atteint de cette
espèce de boulimie intellectuelle que l'on constate
parfois chez les hommes du xvie siècle; la « renais-
sance carolingienne », nous l'avons déjà signalé, est
beaucoup plus modeste; le mot « encyclopédique »
pourrait d'ailleurs prêter à équivoque : il ne s'agit
pas d'une universelle érudition, mais d'un ensemble
de connaissances superficielles considérées comme
nécessaires. La science de Raban Maur, en apparence
un peu disparate, se rassemble sous une idée direc-
trice : « faire tourner toutes les sciences profanes
au profit des divines Écritures. » Léon Maître, op. cit.,
p. 141. Les Livres saints sont la source de toute
doctrine et de toute vie, ils sont le « manuel » par
excellence.
On a fait remarquer enfin, à propos des théolo-
giens de l'époque carolingienne, « l'impossibilité où
l'on se trouve... de fixer la pensée personnelle d'un
auteur déterminé ». Cette remarque est particulière-
ment vraie de Raban Maur. Son œuvre est vaste, mais,
il faut bien le reconnaître, elle est peu personnelle;
même quand il prend parti dans une controverse,
il suit l'opinion et souvent prend les expressions de
tel ou tel des auteurs qui l'ont précédé : Alcuin, Rède
le Vénérable, Isidore de Séville, les Pères de l'Église
latine, et leurs disciples immédiats. Les Pères grecs
lui sont moins connus et, vraisemblablement, il les
lit dans une traduction latine. Le titre de compila-
teur ne lui a pas été épargné : il est vrai qu'il l'est
souvent, et à la lettre. Cependant, il convient ici
d'ôter à ce mot ce qu'il peut avoir de péjoratif et
d'un peu méprisant. De ce caractère de son œuvre
Raban Maur a parfaitement conscience, il ne se pose
jamais comme un créateur de système, sa méthode
est une méthode de professeur, il explique des textes,
à l'aide de commentaires anciens, recueillant les
passages les plus intéressants, les plus adaptés aux
disciplesjprésents ou lointains, pour qui il travaille.
11 cite indéfiniment, il condense, il résume. Chez
lui, rien de cette espèce d'enivrement que l'on remar-
que chez les exégètes de la Renaissance du xvie siècle;
il travaille lentement, sans émotion apparente, ali-
gnant ses références; il est modeste dans ses formules,
sans doute, et l'on pourrait penser qu'elles sont de
style : elles sont sincères, mais il est tout aussi modeste
dans son âme et dans ses prétentions. Dom Wilmart
s'est plu à relever par exemple dans les commen-
taires sur le Pentateuque, composés pour Fréculfe,
évêque de Lisieux, « sa manière bien caractéristique,
d'exprimer son espérance de la récompense céleste
pour tant d'humbles, mais coûteux travaux ». Une
invocation de Raban Maur, dans Rev. bénéd.. 1931,
p. 218. Il n'est pas d'ailleurs tellement timide qu'il
ne mette jamais du sien, mais son rôle essentiel est de
disposer à la portée des autres l'enseignement des
maîtres. Sur cette fonction qui est la sienne, il s'expli-
que souvent. Quelques exemples seulement, choisis
parmi bien d'autres.
Dans une lettre au roi Louis pour lui envoyer un
commentaire sur les Paralipomènes, il écrit : Quid ego,
quasi doclus magisler, per omnia ipsius flibri) mysteria
indagare aut explanare potuissem? Sed Patrum vestigia
sequens, ea quœ explanala ab eis inveni, et ad similitu-
dinem sensus eoruni (gratia Dei annuenle) per me inves-
iigare potui, in ordinem disposui, alque in unum opus-
culum colligere curavi. P. L., t. cix, col. 280. Dans la
préface du De clericorum institutione, il avait dit plus
clairement encore : nec per me, quasi ex me, ea proluli,
sed auctoritati innilens majorum, per omnia itlorum
vestigia sum seculus, Cyprianum dico atque Hilarium,
Ambrosium, Hieronymum, Augustinum, Gregorium,
Joannem, Damasurn, Cassiodorum, et cœteros nonnullos
quorum dicta alicubi in ipso opère, ita ut ab eis scripla
sunt per convenientiam posui, alicubi quoque eorum
sensum meis verbis propter brevilutem operis strictim
enunliavi, inlerdum vero, ubi necesse fuit, secundum
exemplar eorum quœdam meo sensu proluli. P. L., t. cvn,
col. 296. Cependant, s'il n'a pas pourson compte per-
sonnel le souci de la propriété littéraire, il a soin de
noter ses emprunts, pour rendre à chacun ce qui lui
est dû ; les passages cités sont donc accompagnés des
premières lettres du nom de l'auteur; de même, ce
qui est de lui est marqué de son nom; ces indications
des manuscrits ont malheureusement été souvent
négligées par les copistes.
Ce procédé des « morceaux choisis » est reconnu
et apprécié par les contemporains : témoin Fréculfe,
demandant à Raban un commentaire sur le Penta-
teuque. Ce devra être un travail sommaire, un abrégé
où l'on retrouvera les textes patristiques susceptibles
d'élucider et le sens littéral et la signification spiri-
tuelle de l'Écriture. Les noms des auteurs anciens
utilisés seront soigneusement notés à la marge; quant
à ses réflexions personnelles, Raban voudra bien
les signaler par l'initiale de son nom. P. L., t. cvn,
col. 439. Raban répond qu'il procédera comme il est
indiqué. Cependant, si cette méthode trouve de nom-
breux admirateurs, elle rencontre aussi ses critiques.
Raban le constate, et c'est pour lui l'occasion
d'affirmer davantage l'utilité pratique du système :
d'autres, peut-être, travaillent d'une manière plus
personnelle; lui, compose des florilèges. Les critiques
sont d'ailleurs contradictoires : les uns l'accusent de
n'être pas assez personnel, à quoi il répond que sa
vocation est d'être un abréviateur, un vulgarisateur;
les autres l'accusent au» contraire de mettre trop du
sien dans son œuvre : il est inutile et présomptueux,
disent-ils, d'ajouter des ouvrages à tant d'autres qui
existent déjà; Raban réplique que les ouvrages des
Pères existent en effet mais que, pour diverses raisons,
ils sont souvent difficilement utilisables tels quels ;
d'ailleurs, la chose est très simple, les gens délicats
n'ont qu'à délaisser ses modestes élucubration-, et à
recourir directement aux sources. Préface au commen-
taire sur S. Matthieu, P. L., t. cvn, col. 730.
Pour lui, il aime mieux supporter la critique que
de négliger paresseusement la grâce du Christ. Op.
cit., col. 729. La « torpeur » d'esprit lui paraît être la
maladie de l'époque, et c'est pourquoi, nous le voyons
soutenir le zèle des princes pour la continuation de
l'œuvre intellectuelle de Charlemagne; les préfaces
et dédicaces à eux adressées n'ont pas d'autre raison
d'être : plusieurs font allusion aux critiques faites à
1 1 ; I I
RABAN MAUR. ŒUVRES
1612
l'auteur; il s'en plaint, par exemple à Louis le Germa-
nique, en lui envoyant son commentaire sur les
Paralipomènes et il lui demande de se faire son défen-
seur. P. L.. t. cix, col. 281, 282. De même, dans une
lettre à Lothairc, en lui offrant un commentaire sur
Ézéchiel, t. ex, col. 497, 498; aussi, dans la préface
du commentaire sur Jérémie qu'il lui adresse, il le
fait juge de sa méthode, t. exi, col. 793.
Quoi qu'il en soit de ces critiques, elles ne furent
pas capables de ruiner le prestige de Raban ; il fit
œuvre utile et la plupart de ses contemporains lui en
furent reconnaissants. Pour apprécier cette œuvre, il
faut tenir compte des nécessités du moment : Dùmmler
exprime les préoccupations de Raban en une formule
heureuse : Doclrinam non augere, sed in poslerilalem
propagare ei cordi fuit. Mon. Germ. hisl., Epist., t. v,
p. 379.
III. Œuvres. — Il n'existe pas d'édition complète
des œuvres de Raban Maur et, même encore aujour-
d'hui, il est assez difficile d'en établir la liste inté-
grale, à plus forte raison de les classer suivant l'ordre
chronologique.
Le premier essai d'édition d'ensemble eut lieu à
Cologne en 1532 où un certain nombre d'ouvrages de
Raban Maur, ou à lui attribués, furent rassemblés
en deux volumes.
Une autre édition, beaucoup plus intéressante,
parut, à Cologne encore, en 1627. Elle comprend
6 volumes. L'auteur, Georges Colvener, accomplit
certainement un gros effort, mais son édition, d'une
part, est loin d'être complète et, d'autre part, elle
contient beaucoup trop d'œuvres faussement attri-
buées à Raban.
L'édition de Migne (P. L., t. cvii-cxii) est plus
complète. Aux ouvrages déjà rassemblés par Colve-
ner, elle en ajoute d'autres empruntés aux recueils
de d'Achery, Mabillon, Martène, Pez; d'autre part,
elle restitue à leurs véritables auteurs plusieurs écrits
qui figuraient indûment dans l'édition de Colvener;
mais elle conserve à tort la Vie de Marie- Madeleine,
et la Lettre à Égil, abbé de Priim, sur l'eucharistie.
En ce qui concerne la Vie de Marie-Madeleine qui
figure au t. cxn, d'après Faillon, dans ses Monuments
inédits sur l'apostolat de sainte Madeleine, les Bollan-
distes protestent contre son attribution à Raban
Maur, (cf. Biblioth. hag. lai., Bruxelles, 1900, 1901,
p. 810). L'authenticité de la Lettre à Égil n'est plus
acceptée aujourd'hui, (cf. Joseph Geiselmann Die
Eucharistielehre der Vorscholastik, Paderborn, 1926,
p. 222, sq. ; voir aussi du P. de La Taille, Mysterium
fidei, editio tertia, p. xi, 277). Dom Morin propose
de l'attribuer à Gottschalk; c'est très vraisemblable.
(Cf. Revue bénédictine, octobre 1931, p. 310.) Par
contre, Aligne omet des ouvrages qui sont certaine-
ment ou très vraisemblablement de Raban et qu'on
trouve édités ailleurs ou encore inédits. Nous nous
efforcerons de leur donner leur place dans la nomen-
clature générale, sans prétendre toutefois résoudre
ces problèmes d'attribution.
L'ordre chronologique étant assez problématique,
nous grouperons les œuvres de la façon suivante :
1. Travaux et commentaires sur l'Écriture; — - 2. Trai-
tés et opuscules divers; — 3. Consultations et corres-
pondance.
1° Travaux et commentaires sur l'Écriture. —
Au dire de son biographe Rudolfe, suivi en cela par
Trithème, Raban Maur aurait composé des com-
mentaires sur toute l'Écriture; de fait, il commenta la
plus grande partie des Livres saints; mais on peut
difficilement croire que les lacunes constatées dans
la série viennent de ce que les ouvrages ont étéjpcrdus.
En ce qui concerne l'Ancien Testament, nous
avons de lui des commentaires sur ce qu'on appelle
l'Heptatcuque, c'est-à-dire le Pentateuque plus le
livre de Josué et le livre des Juges, auquel s'ajoute
comme un appendice le livre de Ruth; les livres des
Rois et des Paralipomènes; le livre de Judith et
celui d'Esther; Jérémie; Ézéchiel; le livre de la
Sagesse; les Proverbes; l'Ecclésiastique; les Macha-
bées. Tous ces commentaires se trouvent dans Migne;
ils sont précédés d'une dédicace au personnage qui
les a demandés, sauf cependant Y Exposilio in Pro-
verbia Salomonis, P. L., t. exi, col. 679, qui se pré-
sente sans préface ni dédicace et que, par ailleurs,
Raban ne cite pas dans sa lettre à Otgar, arche-
vêque de Mayence, en lui envoyant son commentaire
sur la Sagesse et sur l'Ecclésiastique. P. L., t. cix,
col. 671. Il ne le cite pas non plus dans sa lettre à
Lothaire pour lui offrir son commentaire sur Jérémie,
alors qu'il indique son travail sur la Sagesse et l'Ec-
clésiastique. P. L., t. exi, col. 793. Ce silence laisse
donc une incertitude sur l'authenticité de l'écrit en
question.
Les commentaires sur Isaïe et sur Daniel sont
encore inédits; Dummler en a publié les préfaces dans
Mon. Germ. hisl., Epist., t. v, p. 467-469 (Daniel) et
p. 501-502 (Isaïe). Il donne en même temps les indi-
cations utiles concernant les manuscrits. Dummler
publie aussi la préface d'une Cœna Cypriani refaite
par Raban Maur et dédiée par lui au roi Lothaire II.
Ibid. p. 506.
Aux écrits sur l'Ancien Testament, il conviendrait
de rattacher un traité De agno pascali, ms. n. 441
(xme s.), de Corpus Christi Collège, à Cambridge.
Sur un commentaire d'Esdras et sur un traité
De benedictionibus patriarcharum signalés par Sigebert
de Gembloux et par Trithème (P. L., t. cvn, col. 109,
114), nous ne savons rien.
En ce qui concerne le Nouveau Testament, nous
avons de lui un commentaire sur saint Matthieu et
un commentaire sur les Épîtres de saint Paul, tous
deux dans Migne, et il y faut peut-être ajouter un
opuscule sur la passion, recueilli par Pez et reproduit
dans Migne, P. L., t. cxn, col. 1425. Un commen-
taire sur les Actes des apôtres, encore inédit, se trouve
à Balliol Collège, Oxford, ms. n. 167 (xme siècle) et
Trithème signale encore un commentaire sur l'évan-
gile de saint Jean qui n'a pas été retrouvé.
En ajoutant à cette liste les Commenlaria in can-
tica quse ad matulinas laudes dicunlur, plus le Magni-
ficat et le Nunc dimillis, œuvre à la fois scripturaire
et liturgique, composée à la demande de Louis le
Germanique, P. L., t. cxn, col. 1090, nous pouvons
clore la liste des commentaires scripturaires de Raban
Maur.
Raban explique lui-même sa méthode d'inter-
prétation des Livres saints; il en fait la théorie dans
un ouvrage particulier, intitulé : Allégories in Scrip-
luram sacram. P. L., t. cxn, col. 849. Il y explique
que le texte renferme quatre sens différents et complé-
mentaires : le sens littéral ou historique; le sens allé-
gorique, qui révèle à l'âme contemplative des vérités
surnaturelles cachées au profane; le sens tropolo-
gique, qui incite cette âme à b^n agir; le sens ana-
gogique, qui la conduit à sa fin dernière, en lui révé-
lant la raison d'être de sa vie. Dans plusieurs pré-
faces ou lettres précédant les divers commentaires,
nous retrouvons ces idées et nous remarquons que le
commentaire met plus ou moins en valeur l'un ou
l'autre de ces sens, suivant le désir ou les besoins
spirituels du correspondant. C'est ainsi que Lothaire
demande, un commentaire littéral sur le début de la
Genèse, secundum liltcnc sensum; un commentaire
spirituel sur les chapitres de Jérémie non commentés
par saint Jérôme : rogo ut spiritali sensu exponas;
un commentaire sur Ézéchiel, à partir de l'endroit
1613
RABAN MAUR. ŒUVRES
li.l \
où cessent les homélies du pape saint Grégoire : le
pape saint Grégoire a développé surtout le sens ana-
gogique, l'empereur demande que Raban insiste sur
le sens moral et pratique : etiam ethicam quam queeri-
mus, tua largitio aperiat. P. L., t. ex, col. 495-496.
On trouve ces diverses distinctions bien marquées
dans les préfaces des livres du Pentateuque adressés à
Fréculfe : celui-ci, en efïet, a précisé qu'il désirait
d'abord une interprétation littérale, puis l'explica-
tion spirituelle laquelle comporte les différents sens
indiqués plus haut; on ne s'étonnera pas que dans
ce sens spirituel les « ligures » tiennent une large
place. A la suite des principes généraux d'interpré-
tation du texte sacré, le même traité des Allégories
donne l'explication, conformément aux différents sens,
d'un grand nombre de mots classés par ordre alpha-
bétique. Est-il besoin de faire remarquer que Raban
Maur ici n'invente pas? Comme souvent il copie, et
sans faire remonter jusqu'à Méliton de Sardes cette
manière d'allégoriser, ainsi que le fait dom Pitra au
t. m du Spicilegium Solesmense, il faut reconnaître
qu'à l'époque de Raban Maur elle est déjà ancienne
et qu'il n'a eu qu'à la recueillir, ne serait-ce que d'Isi-
dore de Séville en ces célèbres Étymologies. L'attribu-
tion des Allegorias à Raban Maur a été mise en doute,
non sans raison semble-t-il. Voir Petit, « Ad viros
religiosos. » Quatorze sermons d'Adam Scot, Tongerloo,
1934; cet auteur propose de les attribuer à Adam
Scot, op. cit., p. 27. Voir aussi dom Wilmart, dans
Mélanges Mandonnet, t. n, p. 161.
2° Traités et opuscules divers. — 1. De clericorum
inslitutione (P. L., t. cvn, col. 293-420). — Ce traité
fut composé vers 819, quand Raban Maur était
encore à la tête de l'école de Fulda. Il est dédié à
Haistulfe, archevêque de Mayence, et Raban déclare
qu'il l'a composé à la demande de plusieurs religieux
de Fulda qui, venant souvent le consulter pour des dif-
ficultés particulières, le prièrent finalement de rédiger
un ouvrage d'ensemble, où les principales questions
seraient traitées. De fait, cet ouvrage, divisé en trois
livres, étudie les questions les plus diverses, sans en
approfondir aucune; il est une somme, un manuel
assez bien ordonné, où clercs et moines peuvent
trouver les connaissances et les conseils dont ils ont
besoin. L'analyse suivante en donnera un aperçu.
L. I. — Après un court préambule sur l'unité et la
catholicité de l'Église, l'auteur distingue dans l'Église
trois ordres : les laïques, les moines, les clercs; ces
derniers constituent la hiérarchie et de cette hiérar-
chie Raban étudie les degrés depuis la tonsure jusqu'à
l'épiscopat. C. i-xm. Les c. xiv-xxiii traitent des
vêtements sacerdotaux. Puis viennent les sacre-
ments, dont la définition est empruntée textuelle-
ment à Isidore de Séville, c. xxiv; ce mot semble
ici réservé aux rites de l'initiation chrétienne, et à
l'eucharistie : Sunl autem sacramenta, baplismum et
chrisma, corpus et sanguis. Col. 309. Les c. xxiv-xxx
décrivent donc l'initiation chrétienne, ou catéchu-
ménat. La fin du livre I (c. xxxi-xxxm) est consacrée
à l'eucharistie. Pour l'exposé de la pensée de Raban
sur les différents problèmes que pose l'eucharistie
sacrement et sacrifice, se reporter à l'art. Messe,
col. 1004-1021.
L. II. — Les c. i-ix traitent de la prière publique
et des heures canoniales. Viennent ensuite les diverses
prières privées, c. x-xvi, puis les jeûnes obligatoires
et de dévotion, les aumônes, c. xvii-xxvm. Les
c. xxix et xxx décrivent la pénitence, la satisfaction
et la réconciliation des pécheurs par l'Église : à ces
chapitres, il convient de rattacher le c. xiv, dans
lequel l'exomologèse est présentée comme l'une des
meilleures prières. Pour l'étude d'ensemble de la
discipline pénitentielle d'après Raban Maur, on se
reportera à l'art. Pénitence, col. 871-891. Les c. \xxi-
xlvi passent en revue les fêtes et temps liturgiques,
la liturgie dominicale, les fêtes des saints, les sacrifices
offerts pour les défunts, les dédicaces, etc. Les élé-
ments de la prière liturgique, cantiques, psaumes,
hymnes, antiennes, répons, leçons, bénédictions, etc.,
sont décrits dans les c. xlvii-lv : à propos des leçons
ont trouvé place deux chapitres sur les livres des deux
Testaments et leurs auteurs. Le livre s'achève, c. i.vi-
lviii, par quelques considérations sur la règle de foi,
le symbole, et un catalogue des principales hérésies.
L. III. — C'est un traité des études du clergé.
Ce que les clercs doivent d'abord étudier, c'est l'Écri-
ture sainte : étude indispensable en vérité, mais qui
présente bien des difficultés. C. i-xv. Par suite, une
préparation intellectuelle, profane en apparence, est
très utile pour aborder les Livres saints; cette pré-
paration comporte l'étude de la grammaire, de la
rhétorique, de la dialectique, de la mathématique,
cette dernière se subdivise en arithmétique, géomé-
trie, musique et astronomie : ce sont là les sept arts
libéraux que l'on trouve développés dans les écrits des
philosophes et dont il faut savoir tirer le meilleur parti
possible. C. xvi-xxvi. La fin du livre est consacrée à la
prédication.
Plus tard, entre 842 et 847, retiré dans la solitude du
Petersberg, Raban Maur reprendra son œuvre, ajou-
tant, supprimant, répartissant autrement la matière.
Il offre à Réginbald l'ouvrage ainsi refondu et nous
l'avons sous le titre : De ecclesiastica disciplina. P. L.,
t. cxn, col. 1191-1262. Deux longs morceaux du I. I
sont empruntés à saint Augustin : Quomodo rudes cule-
chizandi sunl et De duabus civilalibus. Le 1. III s'in-
titule : De agone chrisliano : c'est un traité de spiritua-
lité sur l'effort et le progrès à réaliser dans la vie chré-
tienne ; le raccord avec ce qui précède est ainsi marqué:
Descriplis ergo sacramenlis divinis, in quibus homo
christianus efficitur... qualiler Mi postea in agone cliris-
tiano cerlandum sit, consequenler scribendum esse arbi-
tramur. Ibid., col. 1229.
Plus tard encore, devenu archevêque de Mayence,
Raban enverra à Thiotmar, son collaborateur, sous le
titre de Liber de sacris ordinibus, sacramentis divinis,
et veslimentis sacerdolalibus, la même œuvre revue en-
core et augmentée; le chapitre sur le catéchuménat et
sur le baptême, mais surtout celui sur la messe ont
reçu de plus amples développements. P. L., t. cxn, col.
1165-1192.
2. Homélies (P. L., t. ex, col. 9-468). — Sous le
titre d'Homélies, nous avons deux recueils assez diffé-
rents : il n'est pas sur, d'ailleurs, que tout y soit de
Raban Maur, et d'autre part, nous ne possédons pas
toutes les homélies qu'il a composées. Le premier
recueil, col. 9-134, est adressé à Haistulfe, archevêque
de Mayence. Chacune des pièces a été composée et
envoyée séparément; il s'agit, d'ailleurs, non pas de
sermons proprement dits, entièrement rédigés, mais de
plans à l'usage des prédicateurs; le groupement en a
été réalisé finalement par Haistulfe lui-même et Raban
le pria de faire précéder le recueil de sa propre lettre,
pour servir de préface. Ces homélies traitent des divers
mystères de l'année liturgique, puis d'un certain nom-
bre de vertus et de vices : on y peut glaner des indica-
tions théologiques intéressantes. Raban Maur trouve
ici l'occasion de mettre en œuvre certains principes du
De clericorum instilulione sur la prédication ; il repren-
dra plus tard certains développements dans le De agone
chrisliano signalé plus haut.
Le second recueil est dédié à l'empereur Lothaire;
sur ce recueil, les indications données par Migne sont
heureusement complétées par Dummler, Mon. Cerm.
hist., Epist., t. v, p. 503-506. Lothaire avait demandé
à Raban des homélies sur le Lectionnaire de toute
1615
RABAN M.VUR. ŒUVRES
1616
l'année liturgique; il nous en manque, malheureuse-
ment, une très grosse partie.
3. De virtulibus et vitiis. — Deux ouvrages distincts
se présentent avec le même titre. Le premier De virtu-
libus et vitiis fut composé en 834 et adressé par Raban
à l'empereur Louis le Débonnaire, alors au plus fort de
ses difficultés avec ses fils; il consiste dans une série
d'exhortations morales en 40 chapitres ou paragra-
phes. Une longue lettre accompagne ce traité, elle est
connue sous ce titre : De reverenlia filiorum erga patres;
nous l'avons déjà signalée à propos de l'action politi-
que de Raban. Ni le traité, ni la lettre ne se trouvent
dans Migne; le De virtulibus et vitiis a été publié par
Lazius dans ses Fragmenta quœdam Caroli Magni,
Anvers, 1560, p. 190. La lettre, par Baluze, avec le De
concordia Sacerdolii et Imperii de Pierre de Marca, Pa-
ris, 1704, col. 13C7-1382, et par Dûmmler, op. cit.,
p. 403-415.
On trouve dans Migne, au t. cxn, col. 1335-1398, un
De vitiis et virtulibus, et peccatorum satisfactione, en
trois livres. L'éditeur restitue les deux premiers à Halit-
gaire, évèque de Cambrai, le troisième serait de Ra-
ban, mais il ne porte aucune indication qui permette
de le lui attribuer d'une manière certaine.
4. Liber de computo (P. L., t. cvn, col. 669-728). —
Ce traité, composé à la demande du moine Marchaire,
est une adaptation du De ralione compuli de Bède le
Vénérable. 11 se présente sous la forme d'un dialogue
entre un maître et son disciple : le but premier est de
découvrir à quelle date on doit célébrer la fête de Pâ-
ques qui commande les dates de la plupart des autres
fêtes: mais la question s'élargit et le maître, pour ré-
pondre aux questions du disciple, en vient à parler de
tout ce qui concerne le calendrier : théorie du calen-
drier, puissance des nombres, le temps et ses divisions,
l'astronomie, etc.
5. De universo (P. L., t. exi, col. 9-614). — Cet ou-
vrage, un des plus considérables de Raban Maur (22 li-
vres), se présente sous plusieurs titres; le plus complet
et le plus significatif est celui-ci : De rerum naturis et
verborum proprielalibus, neenon etium de myslica eoriun
significalione. Cet ouvrage fut composé entre 842 et
847, pendant la retraite de Raban : il est dédié à Hay-
mon, évêque d'Halberstadt et à Louis le Germanique.
Sa dépendance est étroite à l'égard des Étymologies
d'Isidore de Séville; cependant, la préoccupation éty-
mologique y est un peu moins accusée; d'autre part,
l'ordre suivi n'est pas l'ordre alphabétique. Après avoir,
dans un premier livre, parlé de Dieu, des noms divins,
des attributs divins, des personnes divines, l'auteur
passe en revue la création tout entière, en une vaste
encyclopédie; on passe d'une question à une autre, en
vertu des lois un peu capricieuses de l'association des
idées plutôt, semble-t-il, qu'en vertu de la stricte lo-
gique. L'ensemble est assez superficiel, mais la lecture
en est fort intéressante : on y découvre une conception
mystique du monde : le monde est plein de Dieu et la
réalité spirituelle y a plus d'importance que la réalité
matérielle, tout est symbole et l'esprit doit s'appliquer
à saisir la véritable signification des mots et dos choses :
la connaissance ne doit pas s'en tenir à la stricte ma-
térialité des objets, mais comprendre qu'ils sont des
signes. Le De universo de Raban Maur eut un succès
considérable; il prélude aux diverses « Sommes », « Mi-
roirs .., « Trésors », que le Moyen Age nous a transmis,
sous forme de textes écrits ou sons forme d'images
peintes ou taillées: cf. É. Maie, L'art religieux au
\ 111' siècle, p. 46, el Cli. V. Langlois, I.a vie en France
au Moyen Age, La connaissance de la nature ri du
monde, p. xvn.
6. Martyrologe (P. /... t. CX., col. 1121-1188). —
Composé à la demande de Rartleik, abbé de Seligen-
stadt, puis dédié à Grimold, archichapelain de Louis le
Germanique, ce martyrologe appartient, dit dom Quen-
tin, à la catégorie des martyrologes historiques, c'est-
à-dire que, aux noms et aux dates, il ajoute une notice
sur le saint, sa vie ou sa passion. « Sous l'influence des
décisions conciliaires et des ordonnances épiscopalcs,
la littérature spéciale des martyrologes historiques se
développait de toutes parts. Rhaban Maur... prenait
pour base de son travail un manuscrit de la première
famille de Jiède >. Dom Quentin, Martyrologes histori-
ques, p. 683. Le savant auteur écrit encore : « La dé-
pendance du Martyrologe de Rhaban Maur visa vis
de celui de Bède a été souvent constatée et elle est évi-
dente », p. 3. Raban a puisé aussi à d'autres sources,
mais sans grand esprit critique. Op. cit. p. 131.
7. Pénitentiels. — Nous avons de Raban Maur deux
pénitentiels : l'un adressé à Otgar, archevêque de
Mavence (t. exil, col. 1397-1424), l'autre à Héribald,
évêque d'Auxerre, (t. ex, col. 467-494). Sur ses deux
pénitentiels on lira l'appréciation donnée à l'article
Pénitence, col. 863, 883-894; et à l'art. Péniten-
tiels, col. 1173. Du pénitentiel à Héribald le 33e arti-
cle demande une mention particulière, t. ex, col. 492 :
à propos d'une question posée par Héribald, « Utrum
eucharislia, postquam consumitur. et in secessum emit-
litur more aliorum ciborum, iterum redeat in naturam
prislinam, quam habueral, anlequam in allari consecra-
retur »; Raban répond qu'il s'est expliqué longuement
sur diverses questions touchant l'eucharistie, dans sa
lettre à Égil. Cette lettre à Égil, Mabillon croyait pou-
voir la reconnaître dans un opuscule anonyme intitulé
Dicta cujusdam sapientis de corpore el sanguine Domini.
Or, il paraît maintenant établi que cet opuscule a
pour auteur, non pas Raban Maur mais Gottschalk;
la lettre à Égil est donc perdue. Cf. Dom Cappuyns,
Jean Scot Erigène, Louvain, 1933, p. 87. On voit du
moins dans ce court passage que Raban ne partage
pas l'opinion de Radbert sur l'identité du corps eu-
charistique et du corps historique du Christ. Cf. art.
Messe, col. 1016.
8. De anima (P. L., t. ex, col. 1109-1120). —C'est
un petit traité de psychologie et de morale; l'auteur
y définit l'âme et ses facultés, il étudie l'origine de
l'âme, sa localisation dans le corps, sa spiritualité;
puis il examine successivement les vertus morales,
prudence, force, justice, et tempérance. Cet ouvrage
nous fournit un exemple caractéristique de la méthode
de travail de Raban : presque toute la matière, en
effet, en est empruntée à Cassiodore et à saint Augus-
tin.
9. De videndo Deum (P. L., t. cxn, col. 1262-1332).
— Le titre complet est : De videndo Deum, de purilate
cordis el modo pœnilentiœ libri 1res ad Bonosum abba-
tem. C'est un ouvrage de spiritualité dont la substance
est empruntée à saint Augustin. Les trois livres ont
entre eux le rapport suivant : la vision de Dieu est le
but de nos efforts, la récompense de notre foi; les
cœurs purs verront Dieu; la pureté du cœur se main-
tient et se répare par la pénitence.
10. Traités grammaticaux, glossaires, etc. — Dans
le De clericorum institulione et dans le De universo, les
considérations sur la grammaire ne manquent pas;
mais pour fournir aux écoliers un manuel facile à uti-
liser, Raban emprunta à Priscien, grammairien du
vie siècle, les éléments essentiels de son De arle gram-
malica. P. L., t. exi, col. 613-678. On attribue aussi
à Raban sous le titre : De invenlione linguarum une
collection d'alphabets; de même, plusieurs glossaires
pour la traduction des Livres saints et des prières chré-
tiennes en dialecte germanique (P. L.,t. cxn, col. 1575-
1583).
1 1 . Poésies. — L'œuvre poétique de Raban Maur
est assez abondante. On la trouve rassemblée par Mi-
gne. t. cxn, col. 1583-1676, mais surtout, par Di'mim-
1617
RABAIS' MAUR. ŒUVRES
1618
1er dans Mon. Germ. hisl., Poelie, t. n. Les poèmes de
Raban célèbrent ses amis, ses bienfaiteurs; d'autres
sont des inscriptions pour les églises ou les autels con-
sacrés par lui; ce sont encore des épitaphes, la sienne
en particulier; des hymnes religieux : il est fort possi-
ble que le Veni, Creator soit de lui. Suivant l'habitude
de son maître Alcuin, il fait précéder bon nombre de
ses ouvrages d'une dédicace en vers. Dans l'ensemble,
l'inspiration et la forme sont assez médiocres : imita-
tion ou réminiscences des devanciers, classiques ou
non, y tiennent une grande place.
Parmi les œuvres poétiques, il faut faire une place
à part à une œuvre étrange, qui s'apparente de très
près à nos mots carrés, en losange, etc., mais sur une
vaste échelle. Il s'agit du poème intitulé Liber de
Cruce ou encore, De laudibus sanclse Crucis. P. L.,
t. cvn, col. 133-294. C'est une œuvre de jeunesse, mais
le nombre de manuscrits qui nous restent et qui furent
exécutés à Fulda, sous les yeux de l'auteur, montrent
qu'il n'était pas peu fier de sa virtuosité. De fait, un
pareil travail suppose une connaissance extrêmement
riche de la langue. Raban l'offrit à un grand nombre
d'amis et de personnages divers, comme en témoignent
les multiples dédicaces qui précèdent le texte imprimé.
Comme le titre l'indique, le poème est destiné à glori-
fier la croix du Sauveur; il se compose d'un texte en
vers et en prose, et de figures : les vers se lisent nor-
malement de gauche à droite ; mais, au milieu des vers
sont inscrites des figures variées, les unes purement
géométriques, les autres représentant des personnages:
l'empereur, Notre-Seigneur en croix, des chérubins,
Raban lui-même, les animaux prophétiques, etc. Dans
ces figures, d'autres vers sont inscrits, suivant les
lignes diverses, et, offrant, avec des lettres empruntées
au fond, un sens spécial, et comme un second poème.
Une notice explicative (qui n'est pas superflue) accom-
pagne chaque tableau. La typographie de Migne per-
met de se faire une idée des originaux, mais le dessin
évidemment ne rend pas les miniatures, qui sont fort
belles. Cf. Boinet. Notice sur deux manuscrits à minia-
tures exécutés à l'abbaye de Fulda, dans Bibliothèque de
l'École des Chartes, année 1904, t. lxv.
3° Consultations et correspondance. — Il n'existe pas
un recueil des lettres de Raban Maur, comme il existe
par exemple une « Correspondance de Loup de Fer-
rières ». Dummler, qui en a rassemblé cinquante-sept,
dans Mon. Germ. hisl., Epist., t. v, p. 377-516,
cf. p. 517-533, est obligé, pour obtenir ce chiffre, de faire
iigurer dans sa collection les dédicaces et lettres d'en-
voi qui précèdent les différents traités; quant aux au-
tres, il reconnaît que ce sont plutôt de petits traités
que des lettres proprement dites; ainsi, le premier
mot que nous avons placé comme titre de ce paragra-
phe paraît plus exact que le second : il arrive fréquem-
ment que Raban soit consulté sur une question ou sur
une autre; tantôt, il répond par un véritable ouvrage,
c'est ainsi que l'ensemble de son œuvre donne l'im-
pression d'avoir été exécutée sur commande; tantôt
il répond par un simple mémoire. Cependant, de nom-
breux fragments, recueillis par Dummler et publiés
par lui, à la suite des Epislolœ, montrent que la corres-
pondance de Raban fut très vaste. Les « Centuriateurs
de Magdebourg » avaient entre les mains une collec-
tion de ces lettres qui a disparu depuis.
1. Lettre à Drogon, archevêque de Metz, sur les choré-
vêques (P. L., t. ex, col. 1198-1206; Epist., p. 431-439).
— Les chorévêques, collaborateurs des évêques, appa-
raissent en Occident, vers le milieu du vme siècle. Peu
à peu, des prélats, peu empressés à s'acquitter de leurs
fonctions, ou retenus près du souverain pour suivre les
affaires publiques, se déchargèrent de leurs devoirs sui-
de tels auxiliaires. Il dut en résulter des abus, des em-
piétements; aussi un mouvement d'opinion se créa-t-il
contre eux et il arriva que des préoccupations de
discipline ecclésiastique faussèrent les principes de la
théologie patristique sur la validité des actes accomplis
par les chorévêques. Raban Maur prend leur défense :
pour lui, ils ont réellement des pouvoirs épiscopaux,
mais qu'ils ne doivent exercer qu'en dépendance de
l'évêque dont ils sont les collaborateurs. Cf. Saltet,
Les réordinations, Paris, 1907, p. 109-124. Dans le
royaume de Charles le Chauve, où les proceres ecclé-
siastiques étaient fort animés contre eux, les Fausses
décrétales leur portèrent un coup fatal.
2. Consultations diverses sur le mariage et la péni-
tence. — ■ Lettre à Humbert de YV'urzbourg sur les de-
grés de parenté qui empêchent le mariage. P. L.,
t. ex, col. 1083-1088; Epist., p. 445-447. — Reprise
de la même question, dans une lettre à Lionose, abbé
de Fulda, son successeur; puis examen de quelques
difficultés concernant la magie et la superstition. P. L..
t. ex, col. 1087-1096; 1097-1108; Epist., p. 455-462. —
Lettre à Réginbald, chorévêque, réponse à plusieurs
questions sur la pénitence. P. L., t. ex, col. 1187-1196;
Epist., p. 448-454. — Au même sur divers sujets. P. L.,
t. cxii, col. 1507-1510; Epist., p. 479-480. — Lettre au
chorévêque de Strasbourg sur la pénitence à imposer
à l'inceste et au parricide. Epist., p. 507-508.
3. Lettres concernant l'affaire de Gottschalk. — ■ Cette
affaire de Gottschalk occupa théologiens, évêques et
conciles pendant une bonne partie du siècle. Raban
Maur qui la déclencha n'en vit pas l'issue; il se retira
d'ailleurs de la controverse, bien avant de mourir, soit
lassitude résultant de son état de santé, soit qu'il con-
sidérât l'affaire comme assez mal conduite par Hinc-
mar.
Gottschalk encore enfant avait été offert — obla-
tus — à l'abbaye de Fulda, au temps de l'abbé Égil,
pour devenir moine. Plus tard, arrivé à l'âge d'homme,
il soutint que ses vœux ne l'engageaient pas, faute de
consentement; il fit discuter son cas au concile de
Mayence de 829. Le concile lui donna raison, mais Ra-
ban Maur, qui était alors son abbé, protesta dans une
lettre à l'empereur, lettre qui constitue un véritable
mémoire sur l'oblature des enfants. P. L., t. evn,
col. 419-440, Liber de oblalione puerorum. La question
est traitée en termes généraux et Raban conclut que
les engagements pris ainsi au nom des enfants par leurs
parents peuvent être parfaitement valides. Quoi qu'il
en soit, Gottschalk ne resta pas à Fulda, il partit pour
le monastère d'Orbais, au diocèse de Soissons, où il
fit profession. Là, il se mit à l'étude de saint Augustin,
se fit bientôt un certain renom de compétence et en-
tra en relations avec quelques-uns des meilleurs esprits
de son temps. C'est au cours d'un voyage qu'il fit en
Italie que ses prédications et ses discussions commen-
cèrent à inspirer des doutes sur son orthodoxie. A son
retour de Rome (date incertaine) il séjourna quelque
temps dans le Frioul, chez le gouverneur Éberhard.
Celui-ci était un ami personnel de Raban Maur qui lui
avait peu auparavant envoyé en hommage son Liber
de Cruce. Au Frioul, Gottschalk rencontra par hasard
l'évêque nommé de Vérone, Noting, et eut avec lui des
discussions théologiques. La gemina prsedestinatio est
déjà son leit-motiv. Quelque temps après, Noting se
rencontra avec Raban auprès de Louis le Germanique
et lui demanda son opinion sur la question. Raban ré-
pondit par une lettre dans laquelle, d'après Prosper
d'Aquitaine, et d'après Y Hijpomnesticutn qu'il croit
être de saint Augustin, il réfute la thèse de Gottschalk :
Epislola ad Nolingum, cum libro de prœdeslinalione.
P. L., t. exil, col. 1530-1553. Cette lettre serait de 840,
à l'estimation de Dummler. Epist., p. 428. Plus tard,
vers 846-847, Raban écrivit à Éberhard, lui expliquant
que Gottschalk a trahi la pensée de saint Augustin,
que celui-ci n'a jamais enseigné la double prédestina-
1619
RABAN MAUR — RABBOULA
1020
tion, et qu'il ne faut pas confondre prédestination et
prescience : Dieu prédestine au salut ceux qui seront
sauvés, mais il prévoit seulement ia damnation des
autres, qui n'aura pour cause que leur mauvaise vo-
lonté. Epislola ad Heberardam comitem, ibid., col. 1553-
1562; Episl., p. 481-187.
Là-dessus, Gottschalk viril à Mayence vraisembla-
blement pour s'y justifier, et le synode d'octobre 848
eut ù se prononcer sur la controverse. Le résultat fut
la condamnation de Gottscbalk, lequel fut mis en état
d'arrestation et expédié à Hincmar, métropolitain de
Reims, de qui il dépendait comme moine d'Orbais.
Une lettre de Haban, qualifiée de « synodale » expose
à Hincmar les conclusions du concile. Epislola sy-
nodatis ad Hincmarnm archiepiscopum lUicmcnscm,
P. L., t. cxii, col. 1574-1575.
Après diverses péripéties que nous n'avons pas à
raconter ici, Gottschalk réussit à répandre ses idées
en divers opuscules et à intéresser à sa cause des théo-
logiens de valeur, comme Ratramne de Corbie, et
Loup de Ferrières, des évoques comme Prudence de
Troyes, etc., de telle façon qu'Hincmar se vit dans
une situation fâcheuse, suspect, à son tour, d'avoir
altéré dans un sens pélagien la pensée de saint Augus-
tin, ce qui était évidemment la plus grave infidélité
que l'on pût commettre à l'égard de la doctrine du
maître. D'autre part, on l'accusait d'avoir manqué
de douceur envers son prisonnier, qu'un concile de
Quierzy avait fait fouetter, et qu'il détenait sous sa
surveillance directe, non pas à Orbais, au diocèse de
Soissons dont l'évêque Rothade lui était suspect, mais
à Hautvillers dans son propre diocèse. Inquiet de la
tournure que prenaient les choses, Hincmar écrivit
donc à Raban pour avoir son opinion sur le fond du
problème et des indications pratiques sur la conduite
à tenir. Nous sommes un peu avant Pâques de l'an-
née 850. A la lettre de Hincmar, Raban répondit
aussitôt, lui envoyant ses propres écrits sur la pré-
destination, à savoir la lettre à Noting et la lettre à
Éberhard, promettant une réponse plus complète plus
tard. C'est la seconde lettre de Raban à Hincmar, elle
n'est pas dans Migne; mais on la trouve dans Diimm-
ler, Episl., p. 487-489.
La réponse promise fut envoyée un peu plus tard :
P. L., t. cxii, col. 1518-1530; Episl., p. 490-499. Elle
n'ajoute rien de bien nouveau à ce que nous savions
déjà par les lettres précédentes à Noting et à Eberhard,
auxquelles, d'ailleurs, Raban renvoie; il affirme être
tout à fait d'accord avec Hincmar contre Prudence et
Ratramne, qui ont tort de soutenir Gottschalk. Mais
la vieillesse, dit-il, et la maladie l'empêchent d'inter-
venir désormais activement dans le débat.
De fait il n'interviendra plus, mais ses lettres cons-
titueront des pièces importantes pour le procès qui va
se continuer sans lui; Hincmar sera heureux de pou-
voir s'appuyer sur son autorité, mais un adversaire.
Florus de Lyon, écrira que Raban dans sa lettre à
Noting est « tout à fait en dehors de la question ». Dont
Cappuyns, Jean Scol Erigènc, p. 120.
Une lettre de Raban à Hincmar sur la Trina Dr i las
et publiée par Dummler, op. cit., p. 499-500, se place
vraisemblablement avant celle que nous venons de
citer : c'était là encore un des points de doctrine que
Hincmar reprochait à Gottschalk. Dom Cappuyns,
op. cil., p. 84 et 109.
I. Éditions. - I.e célèbre érudit .1. do Pamèle (t 1587)
avait préparé lis matériaux d'une édition complète de
Raban Maur; celle-ci ne parut que quarante ans après la
mort de PanuMe, par les soins de Colvener, chancelier de l'u-
niversité de Douai. Rabani Maurl opéra, a. Pamelio collecta,
emissa studio G. Colvenerll, Cologne, 1626-1827,6 vol.,in-fol.
C'est cette édition qui a servi de base à celle de la /'. L.,
t. CVH-CXII, 1851-1852. — ■ E. I> miniler a donné une édition
très soignée des œuvres poétiques dans Mon. Gertn. hist.,
Poètes Ici., t. n, 1894, p. 159-258; et des lettres, même collec-
tion, Iii>ist., I. v, 1899. p. 379-533. — A. Knopfler a donne
une édition du De inslitnlione clcricorum libri 1res, Munich,
1900 = Vcrôfljnllichungen aus dem kirclienhisloriselien
Semiimr Munelien, n. 5.
II. Travaux. — ■ 1° Généraux. — Mabillon, Acta sanctor.
ord. S. Ben., éd. de Venise, t. vi, p. 1-45; du même Annales
un/. .S'. Ben., t. n, passim, voir la table, p. 7Ô0-761 ; R. Ceil-
lier, Histoire des auteurs sacrés et eccles., 2e éd., t. xu: Kbert,
Allgemeine Gesch. der Lilerat. des M. A., t. n, p. 120-145;
A. Hauck, Kirchengesch, Deulschlands, 3C-4C éd., t. n,
Leipzig, 1912, passim, voir table alphabétique, p. 846i
M. Manitius, Gesclt. der lat. Lileratur des M. A., 1. 1, Munich,
1911, p. 283-302; I.. Maître, Les écoles épiscopalcs et monas-
tiques en Occident avant les universités = Archives de la
hranee monastique, t. xxvi, 1924; Laistner, Thought and
lelters in Western Europe A. D. 500 to 900, Londres, 1931.
2° Particuliers. — ■ Outre les introductions de Dummler et
Knopllcr, aux éditions citées, voir surtout : E. Dummler,
Hrabanstudien dans Siizungsberichle der Berliner Akademie,
1898, t. i, p. 24-43; Kunsttnann, Hrabanus Magnentius
Maurus, Mayence, 1841 ; E. Kohler, Hrabanus Mourus und
die Schule zu Fulda, Leipzig (dissert, inaug.); sur les com-
mentaires scripturaires : Schônbach, dans Silznngsbrrirhle
der Wiener Akademie, phil.-hist. Klasse, t. cxlvi, 1903,
fasc. 4, p. 79 sq.; .1. llablitzel, Hrabanus Maurus, ein
Beitrag zur mittelall. Exégèse = Biblische Sludien, t. xi,
fasc. 3, FrK>ourg-en-R., 1906; sur la doctrine sacramentelle :
F. J. Scliell, Hrabani Mnuri de sacramentis Ecclesiœ doclrina
(programme de Fulda), 18-lf>.
H. Peltier.
RABAUDY (Bernard de), dominicain mort en
1731. Il appartenait à l'une des principales familles
de Toulouse, ville où il fut prieur, inquisiteur, profes-
seur à la faculté de théologie. Sa doctrine était un
thomisme strict et appuyé sur l'augustinisme, mais
sans esprit étroit de polémique dans les controverses
de son temps. Comme les questions relatives à la
méthode de la théologie l'intéressaient grandement, au
point que les ouvrages qu'il a publiés concernent en
grande partie ces questions de méthode, U savait faire
leur part à la théologie positive et à l'histoire. Le plan
de son ouvrage ou plutôt de son monument théolo-
gique était grandiose, mais la réalisation s'avérait
extrêmement compliquée. II voulait répandre sous le
titre de Exercitationes theologicœ ad singulas parles
summœ sancli Tlwmse docloris angelici, toutes les idées
de saint Thomas, les commenter, les doubler d'une
théologie positive et d'une casuistique thomiste. Aussi,
des trois volumes qui parurent à Toulouse, in-8°,
1713, 1713, 1715 : 654 p., 800 p., 931 p., les deux
premiers étaient entièrement consacrés aux prolégo-
mènes et le troisième ne contenait que le traité De
Deo uno. Le P. de Rabaudy n'en publia pas davan-
tage. D'autres parties de son œuvre, déjà préparée
et concernant la théologie des sacrements, demeurè-
rent manuscrites. D'une lettre du maître général des
dominicains, le P. Cloche, il semble résulter que c'est
le courage plus que le temps qui fit défaut au P. de
Rabaudy pour mener à bien l'énorme entreprise.
R. Coulon, Scriptores ord. prtedicatorum... suppl., fasc. 7,
Paris, 1914, p. 507-508.
M. -M. Gorce.
RABBOULA, évêque d'Édesse (t 7 août 436).
I. Vie. II. (Euvrcs et doctrines.
I. Vie. — Sur la vie de Rabboula, l'on est renseigné
soit par un panégyrique, œuvre d'un contemporain
et d'un admirateur assez fortement teinté de mono-
physisme, soit par un long épisode de la Vie du moine
Alexandre, fondateur du couvent des Acémètes à
Constantinople. Cette dernière, qui parle surtout de la
conversion de Kabboula, se raccorde mal avec la pré-
cédente, qui ne laisse pas d'être suspecte, elle aussi.
Il naquit à KenneSrin (le nid des aigles), le Chalcis
des Romains, près de Bérée (Alcp). Son père était un
1621
RABBOULA
1622
prêtre païen, qui, dit-on, aurait offert un sacrifice à
la demande de Julien l'Apostat, quand celui-ci tra-
versa la région pour aller combattre les Perses en 363.
Sa mère était au contraire une chrétienne accomplie.
L'enfant fit de très bonnes études, soit en grec, soit en
syriaque (le syriaque était sa langue maternelle). Ces
études lui permettront un jour de prendre la parole
en grec devant l'empereur à Constantinople; en atten-
dant elles lui ouvrirent l'accès des fonctions publiques;
il finit par devenir préfet. Cependant son père et sa
mère s'efforçaient, chacun de son côté, d'amener le
jeune homme à leur foi: sa mère crut réussir en lui fai-
sant épouser une chrétienne. La mère, la femme et
surtout la grâce divine travaillèrent à amener Rab-
boula à la foi du Christ. On l'adressa d'abord à l'évê-
que de KenneSrin, Kusèbe, qui, désespérant de le faire
céder, l'amena au vieil Acace, évêque de liérée (Alep).
Cf. Bedjan, Acla marlyrum et sanctorum, t. i, p. 1020
sq.; t. v, p. 628 sq.; J.-J. Overbeck, S. Ephrœmi syri,
liabulœ episcopi Edesseni, Balsei aliorumque opéra se-
lecla, Oxford, 1865, p. 159-162. Ces deux évêques
l'éclairèrent et le guidèrent dans la recherche de la
vraie religion. Ce qui contribua beaucoup à l'y amener
ce furent les miracles opérés par un saint reclus du
nom d'Abraham, au monastère de Markianos à Ken-
nesrin même. Enfin il trouva définitivement la foi
alors qu'il priait dans le sanctuaire des saints Cosme
et Damien, et après y avoir été témoin d'un grand
prodige.
Vers l'an 400, ce prosélyte fit partie d'un pèlerinage
en Terre sainte et profita de la circonstance pour se
faire baptiser dans le Jourdain. Ame ardente et cœur
généreux, dès son retour dans son pays, il vendit ses
biens, les distribua aux pauvres, quitta sa mère, sa
femme, ses enfants et se retira au couvent de Markia-
nos sous la direction du moine Abraham. A son exem-
ple sa mère et son épouse en firent autant et entrèrent
dans un monastère de religieuses. Trouvant la vie cé-
nobitique trop facile et avide de perfection, Rabboula
se fit ermite et pénétra dans le désert avec son ami
Eusèbe pour mener une vie d'ascétisme plus intense.
Héliopolis (Baalbeck), la ville païenne, le tenta; il y
vint avec son compagnon pour y briser les idoles et v
recevoir la couronne du martyre; mais sa tentative
échoua. Cf. M.-J. Lagrange, Mélanges d'histoire reli-
gieuse : Un évéque syrien du Ve siècle, Rabulas d'Edesse,
Paris, 1915, p. 195. L'authenticité de l'épisode est
suspectée, à bon droit, par le P. Peeters. La Vie
d'Alexandre l'Acémète attribue, au contraire, la con-
version de Rabboula, qui était prêtre païen dans sa
ville natale, à l'action d'Alexandre. Ses argumenta-
tions, ses miracles surtout, arrivent, non sans peine,
à convertir Rabboula.
En 411 ou 412,1e siège d'Edesse étant devenu va-
cant par la mort de Diogène, les évêques d'Orient,
réunis à Antioche, choisirent pour l'occuper le moine
Rabboula; Acace de Bérée alla l'arracher à sa retraite
pour l'élever au siège d'Edesse. Dieu l'avait ainsi pré-
paré pour une mission délicate. Humble, zélé, dévoué,
charitable et austère, tel fut ce saint évêque. Sa mort,
d'après son biographe, eut lieu le 7 août 435. Le quan-
tième du mois est exact; pour l'année, il vaudrait
mieux au dire du P. Peeters s'arrêter a 436.
L'Église syriaque le considère comme l'un de ses
grands saints et célèbre sa fête le 17 décembre. Peu
après sa mort, un de ses familiers entreprit d'écrire la
biographie que nous avons signalée: elle a passé pour
l'un des meilleurs morceaux du genre, dans la littéra-
ture syriaque. Publiée par Overbeck, op. cit.. p. 160 sq.,
elle a été reproduite par Bedjan, Acla n.artyrum et
sanctorum t. iv, p. 396 sq, et traduite en allemand par
Bickell, Bibliothek der Kirchenvaler de Tallhofer. n. 1 02-
104. D'après Rubens Duval. « l'ascétisme rigoureux
DICT. DE TllÉOL. CATHOL.
dont Rabboula fut le modèle à Édesse, semble avoir
été personnifié sous une forme vivante par la légende
syriaque de L'homme de Dieu, légende qui eut un grand
retentissement aussi bien en Occident (elle y est deve-
nue la légende de saint Alexis) ([n'en Orient ». La lit-
tér. syriaque, p. 161.
II. OiuviŒS et doctrine. — L'œuvre écrite de
Rabboula est assez mince. Telle qu'elle a été publiée
par Overbeck, op. cit., p. 210-250; p. 362-380, elle
peut se répartir de la façon suivante : 1. Un groupe
de textes canoniques. 2. Des lettres. 3. Un discours
prononcé à Constantinople. 4. Enfin quelques hymnes.
Mais l'action de l'évèque d'Edesse n'a pas laissé d'être
considérable. Nous étudierons cette action dans le
domaine de la théologie', dans le domaine scriptu-
raire, enfin dans le domaine canonique, en signalant
au fur et à mesure les ouvrages qui entrent en ligne
de compte.
1° Action théologique. — Pour en bien comprendre
l'importance, il faut se souvenir qu'Édesse était le
siège, au moment où Rabboula en était évêque, île la
célèbre « école des Perses », inféodée dès cette époque
à la théologie antiochienne, dont Théodore de Mop-
sueste était le représentant le plus brillant et le plus
autorisé. Peu après la mort de Théodore, cette théolo-
gie trouvait en Nestorius, devenu archevêque de Cons-
tantinople en 428, un interprète qui allait très vite la
discréditer. La lutte ne tardait pas à éclater entre lui
et le patriarche d'Alexandrie, saint Cyrille. Voir art.
Nestorius, t. xi. col. 9 1 sq. A la sommation adressée
a Nestorius par le pape saint Célestin d'avoir à se ré-
gler sur l'enseignement traditionnel de Rome et
d'Alexandrie, Cyrille ajoutait, de son chef, à l'hiver
de 430, les « douze anathématismes «dont la publica-
tion, au moins intempestive, allait liguer contre la
théologie alexandrine les représentants les plus en
vue de la théologie antiochienne. Quelle fut dans ces
conjonctures l'attitude de Rabboula?
S'il faut en croire son biographe — ou plutôt son
panégyriste, — il aurait pris parti, dès le principe,
contre Nestorius. On aimerait d'ailleurs avoir d'autre
garant que cet auteur, qui manque totalement de doc
trine, au sujet d'une intervention (pie Rabboula au-
rait faite à Constantinople même en faveur de la doc-
trine de la maternité divine de Marie, menacée, pen-
sait-il, par les incartades de l'archevêque. Le biographe
raconte, en effet, qu'avant eu l'occasion d'aller à la
capitale, Rabboula y prêcha dans la Grande-Église,
en présence même de Nestorius (le tyran, comme il
l'appelle), alors protégé par le souverain, et qu'il pré-
vint le peuple et tes souverains (Théodosc II et sa sœur
Pulchérie?) contre les cireurs de l'archevêque. Un
fragment s'est conservé, de lait, d'un sermon de Rab-
boula (Overbeck, op. cit., p. 233-244), qui pourrait
avoir été tenu dans la capitale, et qui contient une
affirmation explicite de l'unité de personne dans le.
Christ, et de la légitimité du terme théotocos appliqué
à la Vierge. Peut-être quelques expressions donnent-
elles à penser que l'orateur est moins ferme sur la dua-
lité des natures, et il y a un passage assez dangereux
sur «Celui qui, impassible par nature, a souffert dans
son corps selon qu'il le voulait ». Somme toute, la Uni m
du sermon correspond assez bien a la situation qui
existait à Constantinople en 429-130; un voyage de
Rabboula dans la capitale n'a rien d'absolument in-
vraisemblable. On remarquera d'ailleurs qu'aux dires
mêmes du biographe, l'évèque d'Edesse n'a pas lait
ce voyage pour aller combattre Nestorius, ce qui, à
cette date, n'aurait aucun sens, mais pour des raisons
d'ordre surtout financier. Il n'est pas étonnant que,
venu à Constantinople, il ait été invité à prêcher;
son sermon a d'ailleurs la modération qui convient
à un étranger parlant dans une des églises de la.
T. — XIII
52.
1623
RABBOULA
1624
capitale. Mais le discours ne serait-il pas un faux?
Cf. E. Schwartz, Konzilstudien, Strasbourg, 1914,
p. 23, n. 1.
Mais, dans l'hiver de 430-431, Rabboula va être
amené à prendre plus catégoriquement position. An
die de Samosate vient, sur l'ordre de Jean d'Antioche,
de composer sa réfutation des anathématisines cyril-
liens. Rabboula s'en émeut et écrit à son voisin une
Ici Ire partiellement conservée. Overbeck, op. cit.,
p. 222. La doctrine soutenue par André lui paraît
inquiétante, pour ne pas dire plus. La distinction des
natures, après l'union, risque, dit-il, d'introduire la
vieille distinction (déjà condamnée) des deux fils. A
la suite de cette lettre, Overbeck publie un fragment
d'une missive d'André à Rabboula, ibid., p. 223, mais
ce ne peut être une réponse à la lettre précédente; il
y est fait allusion à une condamnation publique que
Rabboula aurait prononcée contre son collègue de
Samosate, geste certainement prématuré à cette date.
Cependant le concile qui, dans la pensée de Théo-
dose, devait dirimer le conflit entre Nestorius et Cyrille
se réunissait à Éphèse, à la Pentecôte. Rabboula s'y
rendit avec les autres évoques « orientaux », conduits
par Jean d'Antioche. On sait que la représentation
antiochienne arriva avec du retard, alors que la con-
damnation de Nestorius avait déjà été prononcée par
la majorité groupée autour de Cyrille. Art. Nesto-
rius, col. 114. Les « Orientaux » se forment eux-mêmes
en un concile rival qui condamne l'œuvre de l'assem-
blée cyrillienne. Or, il semble bien que Rabboula, dans
l'occurrence, ait suivi son chef, le patriarche d'Antio-
che. Cela résulte du fait que sa signature se lit, avec
celle de ses collègues d'Orient, au bas de deux lettres
adressées par le concile de Jean, l'une au peuple de
Hiérapolis, l'autre aux délégués qui avaient été en-
voyés à Constantinople. Voir Synodicon Casinense,
n. 96, 116, dans Schwartz, Acla concil. œcum., t. i,
vol. iv, p. 45 et 67. Il n'y a pas lieu de s'arrêter à une
conjecture faite, il y a longtemps déjà, par M.-J. La-
frange, selon laquelle le nom de Rabboula aurait été
indûment ajouté à la liste des signataires. Mélanges
d'histoire religieuse, p. 214.
Quoi qu'il en soit d'ailleurs, Rabboula, qui ne sem-
ble pas avoir eu d'hésitation au point de vue doctri-
nal, ne tarderait pas à se rallier complètement à la
personne même de Cyrille. Si l'autorité de Jean d'An-
tioche avait pu le retenir, à Éphèse, dans le groupe
des « Orientaux », à peine fut-il rentré à Édesse
qu'il changea brusquement d'attitude. Cf. Wright,
A short history of syriac lileralure, p. 47. Très vite,
il fut considéré dans la Syrie euphratésienne comme
le grand défenseur de Cyrille, le grand adversaire de
la théologie antiochienne. Dans une lettre adressée
par André de Samosate à Alexandre de Hiérapolis,
un peu avant Pâques 432, Rabboula est dénoncé
comme ayant cédé à des sollicitations venues de Cons-
tantinople, et comme s'étant déclaré ouvertement
contre la doctrine antiochienne. Syn. Cas., n. 132 (43),
Act. conc. œcum., loc. cit., p. 86; P. G., t. lxxxiv,
col. 649. (Le texte fourni par Schwartz supprime une
difficulté que Laissait le texte revu : il faut lire non pas
in Constantinopoli suscipiens lilteras, ce qui suppose-
rait un voyage de Rabboula à la capitale, mais a
Conslantinopolim (sic) suscipiens lilteras). Dans les
milieux «orientaux «on envisagea même L'hypothèse
de rompre la communion avec l'évèque d'Édcssc;
cf. Syn. Cas., n. 133(44), ibid., p. 87 et col. 650;
n. 189 (101), ibid., p. 136 et col. 71(5. Les négociations
qui se nouèrent alors autour de « l'Acte d'union » cal-
mèrent un instant les esprits.
S'il était mis de côté par ses collègues de l'Orient,
Rabboula se rattachait avec d'autant plus de force à
Cyrille. Des relations assez suivies se nouèrent entre
eux dont il nous reste quelques témoignages dans des
fragments de lettres. Rabboula signalait au patriar-
che le regain de faveur que trouvaient en ce moment
les écrits des premiers docteurs antiochiens, Diodore
et Théodore, (pie les partisans de Nestorius mettaient
en circulation. Fragment dans Overbeck, op. cit.,
p. 225; plus complète dans les Actes du Ve concile.
Mansi, Concil., t. ix, col. 247. Cyrille répondit en en-
courageant les efforts de l'évèque d'Édesse, et en lui
adressant son traité De incarnalionc Unigenili, de
même qu'il lui avait expédié antérieurement le Ilepl
-rîjç op07(ç raoTecoç. Une traduction syriaque de ces
ouvrages sciait très opportune pour combattre les
erreurs des Antiochiens. Overbeck, op. cit., p. 226,
texte plus complet que celui qui est donné dans les
Actes du Ve concile. Mansi, ibid., col. 245. Au cours
des négociations relatives à l'accord avec Jean, Cy-
rille prit encore l'évèque d'Édesse pour son confident.
Voir Syn. Cas., n. 196 (108), Acl. conc. œcum., loc. cit.,
p. 140; P. L., t. lxxxiv, col. 721 ; cf. une autre lettre
de Cyrille à Rabboula publiée par I. Guidi d'après
le Val. si/r. 107 dans Rendiconli délia li. Accademia
dei Lincei, 1886, p. 546, note 2. L'évèque d'Edesse en-
treprit alors la traduction des œuvres cyrilliennes.
Il est certain que la version syriaque du Ilspi tîjç
ôpQîjç 7TÎCTTea)ç, contenue dans Vadd. 14 557 du Rritish
Muséum, est de lui. Texte publié dans Bedjan, Acla
marlyrum et sanclorum, t. v, p. 628-696; cf. Wright,
Catalogue of syriac mss. in British Muséum, t. il,
p. 719. A. Baumstark est d'avis qu'on pourrait attri-
buer aussi à Rabboula la traduction d'autres écrits
cyrilliens : IIpx roùç tîjç àvaToXîjç èmax<$7rouç; Hpôç
toÙç ToXjxc7jv-aç auvv)Yopsïv toïç Nsaropîou S6y(i.a(Jt.v ;
"On elç ô Xpiaxôç; Ilspl èvxvOpoOTïjascoç toj Movo-
yevo'jç. Gesch. der syr. Lilcr., p. 72, où l'on trouvera
l'indication des mss. contenant ces traductions.
En même temps qu'il diffusait ainsi la « bonne doc-
trine », Rabboula combattait énergiquement la doc-
trine opposée. 11 faisait aux écrits des Antiochiens une
guerre acharnée. Dans sa ville épiscopale même il au-
rait ordonné la destruction des livres de Théodore.
Cf. Assémani, liibl. orient., t. m a, p. 86; t. m b, p. 73.
Il interdisait à ses moines et à ses prêtres de jamais
posséder ces ouvrages, leur ordonnant de s'adonner à
l'étude de la vraie foi. Canons 10, 26, 75. Overbeck,
op. cit., p. 215; cf. Nau, Les canons et résolutions de
Rabboula, p. 79-91. André de Samosate, dans sa lettre
citée plus haut, .Syn . Cas., n. 132 (43), et adressée à
Alexandre de Hiérapolis, déclare qu'à Édesse Rab-
boula se comporte comme un tyran. Mais son action
contre la doctrine antiochienne s'exerce aussi à dis-
tance; il semble bien être, avec Acace de Mélitène,
L'instigateur de la lutte contre les écrits des maîtres
antiochiens qui se déclenche alors en Arménie. Voir
la lettre de Proclus aux Arméniens, dans Mansi, Con-
cil.. t. v, col. 421. Le panégyriste de Rabboula dé-
clare avoir réuni « quarante-six lettres de l'évèque
adressées aux prêtres, aux empereurs, aux principaux
personnages et aux moines »; il se proposait de les tra-
duire du grec en syriaque < afin que ceux qui les liront
apprennent quelle ardeur enflammait son zèle divin ».
Cette collection, qui serait précieuse pour l'étude des
origines du monophysisme syrien ne s'est pas conser-
vée comme telle.
Cette action se heurtait d'ailleurs, à Édesse même,
à une rude opposition; 1' « École des Perses » n'enten-
dait pas se laisser déposséder de la théologie à laquelle
elle s'était ralliée. Ibas, prêtre de Rabboula, en était
alors le docteur le plus en vue. C'est vers ce moment,
peu après la conclusion de l'accord de 133, qu'il adres-
sait a Mari le Perse, évêque d'ArdaSir, la fameuse
lettre où Cyrille est si malmène cl où Uabboula est
appelé le tyran d'Édesse ». Voir Mansi, op. cit.,
1625
RABBOULA
RABESANUS (LIÉVIN)
1626
t. vu, col. 24 1 . Or, en 435 (ou 436), ce sera Ibas lui-même
qui succédera à Rabboula. Il entreprendra dès lors une
vive réaction contre l'œuvre de ce dernier, traduisant
en syriaque les oeuvres de Théodore, propageant avec
ardeur les idées qu'avait combattues son prédécesseur.
Cette activité se heurterait d'ailleurs, elle aussi, à une
très forte opposition. Voir Ibas et Trois Chapitres.
Il nous reste à relever dans ce qui s'est conservé
des œuvres de Rabboula les autres indications dogma-
tiques.
Outre la maternité divine, Rabboula loue dans ses
Hymnes, encore en usage dans la liturgie syriaque, la
virginité de Marie, il l'appelle « parfaitement sainte
ou sainte de toute manière ». Cf. Overbeck, p. 245 sq.
Dans ces mêmes hymnes, il glorilie le courage des
martyrs, parle des âmes des défunts qui attendent et
nos prières et la résurrection, de la pénitence et du
ciel. On possède encore de lui un discours inédit sur
les aumônes offertes pour soulager les âmes des défunts,
et par conséquent on y trouve une preuve en faveur
du dogme du purgatoire; il y prône la célébration des
fêtes à propos de la commémoraison'des morts ; cf. ms.
de la Laurentienne de Florence, Év. Assémani, Cat.
cod. mss. Bib. Palat. Medic, p. 107; voir aussi les ca-
nons 33 et 36 dans Nau, op. cit., p. 86 sq.
Sa pensée sur la présence réelle, le sacrifice de la
messe et ses effets n'est pas moins explicite. 11 semble
que de son temps l'Église syriaque employait le pain
azyme dans la liturgie. En eiTet il blâme les moines de
Perrhes, dans sa Lettre à Gamalinus, et leur reproche
de faire fermenter le pain devant servir au saint sacri-
fice et de s'en nourrir trois fois par jour apaisant ainsi
leur faim et leur soif, avec le corps et le sang de Notre-
Seigneur. .Mais il ne leur reproche pas de mettre de
l'eau chaude, dans le calice, comme cela se pratique
encore dans la liturgie byzantine; il dit aussi que l'on
ne doit pas célébrer la liturgie les jours de jeûne.
Cf. Overbeck, op. cit., p. 230 sq. ; Land, Hisloria miscel-
lanea dans Analecla sijriaca, t. m, p. 316; Assémani,
Bibliotheca orientalis, 1. 1, p. 197 et 409. 11 est intéressant
de noter que Rabboula recommande à ses clercs et
moines de bien nettoyer l'endroit où serait tombée
une parcelle du saint corps; il faut même gratter la
table, enlever la poussière et la distribuer aux fidèles,
y placer, s'il le faut, des charbons ardents. Cf. can. 85,
Nau, op. cit., p. 91. On a pu chicaner Rabboula sur ses
idées relatives au mode de présence; sa pensée est
peut-être hésitante, elle n'est pas hétérodoxe. — Il
prescrit à ses moines la vénération des reliques des
martyrs et le culte des saints. Can. 21, ibid., p. 85.
2° Action dans le domaine scripluraire. — Rabboula
rétablit dans la liturgie le texte original des saintes
Écritures. Le Diulessaron avait fait fortune en Syrie
jusqu'à l'époque de Rabboula; mais on commençait
déjà à le combattre, l'on ordonnait d'en brûler les
exemplaires. C'est ce que firent Théodoret de Cyr et
Rabboula. P. G., t. lxxxiii, col. 372 A. Ce dernier obli-
gea ses moines et ses clercs à mettre un exemplaire des
Évangiles séparés » dans chaque église. Can. 68, Nau,
op. cit., p. 90. Pour ce faire, il traduisit le Nouveau Tes-
tament du grec en syriaque, ou tout au moins revisa une
ancienne traduction; ainsi nous laissa-t-il le Nouveau
Testament delà Peshitto; cf. Overbeck, op. cit., p. 220.
Rurkitt croit que vers 200 l'évêque d'Édesse, Pa-
lout, avait traduit du grec Y Evangelion da Mephar-
reshe (Évangiles séparés) et que Rabboula n'a fait que
reprendre cette traduction pour la conformer davan-
tage au texte grec lu à Antioche au ve siècle et nous
légua ainsi la Peshilto publiée par son autorité comme
substitut du Dialessaron. Rubens Duval cite Rurkitt
et le critique au sujet de la version de Palout, mais il
ajoute : « plus vraisemblable est l'hypothèse que la ver-
sion du Nouveau Testament attribuée à Rabboula
par le biographe de cet évêque d'Édesse, est la Peshilto
du Nouveau Testament, devenue la vulgate des Sy-
riens. » Cf. Rubens Duval, op. cit., p. 38 sq. Le P. La-
grange est plus explicite : le Nouveau Testament de la
Peshilto est très probablement de Rabboula; cf. M.-J.
Lagrange, Histoire ancienne du canon du Nouveau
Testament, Paris, 1933, p. 130, 162.
Rabboula est l'un des premiers, parmi les Pères de
l'Église syriaque, à parler des Actes de Paul comme
Écriture; cf. ibid., p. 128; Overbeck, op. cit., p. 237.
3° Action dans le domaine canonique. — Rabboula
évêque, n'oublia pas qu'il était moine : sévère et aus-
tère pour lui-même, il voulait l'être pour ses religieux,
son clergé et son diocèse. Outre son petit traité inti-
tulé Canons, il écrivit des Avertissements aux moines et
des Ordonnances et avertissements relatifs aux clercs et
religieux. Texte dans Overbeck, op. cil., p. 210-221:
traduction française dans Nau, op. cit., p. 83 sq. Il y
parle de l'obéissance, de la chasteté, de la pauvreté,
de l'office à réciter le jour et la nuit (can. 15), du jeûne,
de la prière et de l'aumône (can. 36).
A ses prêtres il donne des règles pour bâtir des égli-
ses avec abside et asile adjacent, can. 16, 41, 47, 79.
Il crée des hôpitaux et des asiles avec des frères hos-
pitaliers, des diaconesses et des religieuses, cf. La-
grange, Mélanges, p. 207, et ordonne que les biens des
clercs demeurent à l'Église après leur mort, can. 65..
Pour lui, l'indissolubilité du mariage n'est nullement
discutable; il énumère aussi certains degrés de parenté
interdisant le mariage. Can. 81, Nau, p. 83-90. Enfin
il mentionne avec les prêtres, les périodeutes.
Sa vie de privation et de sévérité le lit beaucoup esti-
mer, mais il était plus craint qu'aimé. Après sa mort un
grand relâchement eut lieu dans le clergé et les monas-
tères d'Édesse; aussi faudra-t-il attendre Jacques
d'Édesse au VIIe siècle pour tenter une nouvelle réforme.
I. Textes et traductions. — J.-J. Overbeck, S. Ephrae-
mi syri, Rabulve episcopi Edesseni, Batxi aliorumque opéra
selecta, Oxford, 1865, donne le texte de la Vita, p. 159 sq.,
les œuvres en prose conservées, p. 210 sq., et quelques
textes poétiques, p. 245-250; p. 362 sq., 370 sq.; on trouvera
une traduction allemande des textes en prose par Bickell,
dans la Bibliothek der Kirclierwàler deTallhOler, n. 102, Aus-
gewâ'dte syrische Texte, Kempten, 1874; Bcdjan, Acta mar-
tyrum. et sanclorum, t. iv, Paris, 1894, p. 396-470, donne
aussi le texte syriaque de la biographie, cf. ibid., t. v, p. 628-
696; la biographie grecque d'Alexandre l'Acompte, dans
P. O., t. vi, p. 663-675; les Canons et résolutions canoniques
de Rabboula, dans F. Nau, Ancienne littérat. syriaque, fasc. 2,
Paris, 1906, p. 79-91.
II. Travaux. — 1° Histoires littéraire*. — ■ Assémani,
Biblioth. orient., t. i, p. 197, 409; Wright, A short bistory of
sijriae lileruture, Londres, 1894; Rulens Duval, La litté-
rature syriaque, 3e éd., Paris, 1907; A. B îumstark, Gesch. der
syrischen Literatur, Bonn, 1922; O. Bardenliewer, Allkir-
chliche Literatur, t. IV, Fribourg-en-B., 1924, p. 388-392.
2° Monographies. — Lamy, s. Rabulas, dans la Renne
catholique de Louvain, 1868, p. 519 sq.; M.-J. Lagrange.
Rabulas, évêque d'Édesse, dans Mélanges d'hist. rclig., Paris,
1915, p. 185-226 (réimpression d'un article de la Science
catholique de 1888); P. Peeters, La vie de Rabboula, dans
Recherches de se. rel., 1928, p. 170-204, a soumis à une
sévère critique les données de la Vita,
I. Ziadk.
RABESANUS Llévfn, frère mineur de la pro-
vince de Venise (xvn« siècle). Originaire de Montorso
(province de Vicencc), il publia un Cursus philoso-
phicus ad mentent Scoti, Venise, 1664.
J. H. Sbaralea, Supplementum ad scriplores ord, minnrum,
t. n, Home, 1921, p. 120; S. Dupasquier, Summa philoso-
phise scholasticœ et scotisticm, t. i, Lyon, 1692, préface, où à
la suite de Mastrius, Bellutus, Columbus, Sonnenus, Pon-
cius, Frassen, il cite Rabesanus parmi les auteurs qui récem-
ment ont composé des ouvrages ad tnentem Scoti.
A. Teetaert.
1627
RACINE (BONAVENTURE) — RADBERT (PASCHASE
1628
RACINE Bonaventure (1708-1755), naquit à
Chauny, diocèse de Noyon, le 25 novembre 1708; il
lit ses premières études dans sa province, puis au Col-
lège Mazarin, à Paris. 11 s'adonna d'abord à l'enseigne-
ment et il devint principal au collège de Rabastens,
diocèse d'Albi. Dénoncé pour ses opinions jansénistes,
il se retira chez l'évèque de Montpellier, Colbert de
Croissy, puis il vint à Paris, où il fut mêlé aux contro-
verses du temps; il fut appelant de la bulle par un acte
du 11 juillet 1731, et passa dans le diocèse d'Auxerre
(1734) puis revint à Paris, où il mourut le 15 mai 1755.
Racine intervint dans les polémiques soulevées,
en 1734, parmi les appelants, pour la question de la
crainte et de la confiance et il publia, sur ce sujet, les
écrits suivants : Simple exposé de ce qu'on doit penser
sur la confiance cl la crainte, in-12, 1734; Mémoire sur
la confiance et la crainte et Suite du Mémoire sur la
confiance, in-12, 1734; Instruction familière sur la con-
fiance et l'espérance chrétienne, in-12, Paris, 1735; cet
écrit eut plusieurs éditions. Mais l'ouvrage capital de
Racine est V. Abrégé de l'histoire ecclésiastique, conte-
nant les événements considérables de chaque siècle,
avec des réflexions, 13 vol. in-12, Utrecht, 1748-1751.
Les neuf premiers volumes ont une grande valeur, mais
les derniers sont une apologie constante du jansé-
nisme. On attribue à Troya d'Assigny les deux vo-
lumes in-12 qui sont la suite de cet Abrégé; c'est un
extrait du Journal de Dorsanne et des Nouvelles ecclé-
siastiques, tout à fait favorable au parti, mis à l'Index
par un décret du 27 avril 1756.
Après la mort de Racine, Clémencet édita ses
Œuvres posthumes comprenant un Abrégé de la vie de
Racine, un Abrégé de l'histoire ecclésiastique avec des
réflexions et l'Analyse du catéchisme historique et dog-
matique sur les contestations qui divisent maintenant
l'Église (Nouv. ccclcs. du 25 sept. 1759, p. 160). Ron-
det édita le Discours sur l'histoire universelle de l'Église,
depuis l'origine du monde jusqu'à nous et sur chacun
des dix-sept siècles depuis Jésus-Christ, avec une histoire
abrégée de l'arianisme et du pélagianisme, 2 vol. in-8°,
Cologne, 1759; le t. ier contient l'histoire universelle
de l'Église et les réflexions sur les treize premiers
siècles; le t. n contient les réflexions sur les quatre
derniers siècles, avec l'histoire abrégée de l'arianisme
et du pélagianisme. Les Nouvelles ecclésiastiques du
2 octobre 1759, p. 163-164, protestent avec quelque
vivacité contre les modifications importantes qui au-
raient été faites à l'œuvre de Racine.
Morcri, I.e grand dict. hist., 1759, t. IX, p. 15-16; Richard
et Giraud, Bibl. sacrée, t. xx, p. 356-357; Ladvocat, Dict.
hist. portatif, t. m, p. 258-259; Barrai, Dicl. hist. critique,
t. IV, p. 50-52; Nouvelles ecclésiastiques du 24 juill. 17.~>5,
I». 117-120 et du 3 déc. 1756, p. 10S; Nécrologe des /dus
célèbres défenseurs et confesseurs de la vérité du XVIIIe siècle,
1760, p. 337-338.
.1. Carreyre.
RACON IS (Ange de) , frère mineur capucin de la
province de Paris, qu'il faut distinguer de son cousin
germain Charles François d'Abra de Raconis (1590-
1646), voir t. icr, col. 93, qui fut évêque de Lavaur.
Ange naquit vers 1567 au château de Raconis, près
de Montfort-l'Amaury (Seine-et-Oise) de parents no-
bles appartenant à la religion réformée, de sorte qu'il
fut élevé dans le calvinisme. Il en fut même un défen-
seur acharné dans sa jeunesse, jusque mis 1598. Il se
convertit vers cette époque au catholicisme et ne se
contenta pas d'abjurer le calvinisme, mais entra dans
l'ordre des capucins, où il se signala par son zèle pour
attirer les protestants dans l'Église catholique et com-
battre sans relâche les réformés dans ses sermons et
ses écrits. Il mourul à Paris le 15 janvier 1637. Il
laissa quelques ouvrages de controverse, qui lurent
tous écrits en français. Nous n'avons toutefois pu
retrouver le litre français que d'un seul : Réveil-
malin catholique aux dévoués de la foi, Caen, 1613, in-8°,
conservé a la bibl. munie, de Colmar, dans lequel
il s'elTorce de réveiller les catholiques endormis et
les engage à défendre, leur foi contre les protestants.
Une autre édition faite a Caen, en 1621, in-4°, est si-
gnalée par Bernard de Pologne, J. II. Sbaralea et
II. Hurter. Le P. Ange a composé encore les ouvrages
suivants dont nous ne pouvons donner que les titres
en latin : Calvinismus de lar valus, 2 vol. in-8°, Pa-
ris, 1627 (1629 d'après Bernard de Bologne) et 1630,
dans lequel il dénonce les erreurs calvinistes; Duo
emblemata et figura' symboliese hœreticorum, in-4°,
Paris, 1627: Xurralio conversionis Joannis Rochetce
in urbe Trecensi judicialium causarum palroni, in-8°,
Troyes, 1633.
Bernard de Bologne, Bibl. scriplorum ord. min. capuccino-
rum, Venise, 17 17, p. 15-16; J. H. Sbaralea, Suppl. ad scrip-
tores ord. minorum, t. i, Rome, 1908, p. 47; L. Moreri, Le
grand dict. hist., t. vu, p. 331; II. Hurter, Nomenchdor,
3* éd., t. m, col. 992; Roch de Césinale, Storia délie missioni
dei cappuccini, t.n, Rome, 1872, p. 364-365. Dicl. de biogr.
franc., t. i, col. 191.
A. Teetaeht.
RADBERT Paschase, moine de Corbie, ixe siè-
cle. — I. Sa personne. II. Son œuvre. III. Sa théologie
eucharistique.
I. Sa personne. — Paschase naquit vers 790, sans
doute dans la région de Soissons. Son vrai nom est
Radbert, mais, comme les humanistes de son temps,
il trouvait barbare ce nom germanique et prit un sur-
nom latin, Paschasius. Alcuin, de même s'était appelé
Albinus; Raban était surnommé Maurus. Il devint
moine, puis écolàtre à Corbie sous le gouvernement du
grand abbé Adalhard. En 822, il accompagne en Saxe
Adalhard et son frère Wala, et prend part à la fonda-
tion de Corvey, la Nouvelle-Corbie. En 844, il est abbé
de Corbie. A ce titre, il assiste au concile de Paris,
en 847, et il obtient de cette assemblée une confirma-
tion des droits et privilèges de son abbaye. En 849, il
est au synode de Quierzy, qui condamne Gottschalk.
Vers 851, à la suite de difficultés assez obscures, il
donne sa démission et se retire à Saint-Riquier. Plus
tard, il revient à Corbie, comme simple moine, et y
meurt vers 865.
Telle fut dans ses grandes lignes la vie de Paschase
Radbert. Associé à la politique des deux frères, Adal-
hard et Wala, il fut leur ami et leur confident, mais il
n'eut, personnellement qu'un rôle secondaire. Abbé,
il n'eut pas le génie d'Adalhard, qui fut comme un
second fondateur de l'abbaye de Corbie : il fut un
moine purement et simplement; c'est-à-dire un homme
de prière et d'étude. Son activité est surtout d'ordre
théologique, et dans ce domaine, il réussit à être plus
personnel et original que la plupart de ses contempo-
rains.
H. Son œuvre. — Une partie des ouvrages de Rad-
bert a été insérée dans la Bibliothèque des Pères. Nous
devons à Sirm I le premier essai d'édition complète :
11118. in-fol., à Paris, chez Cramoisy. Migne, P. L.,
t. cxx, a repris cette édition et l'a complétée, mais
sur bien des points cette publication laisse à désirer.
1° De viia sancti Adalhardi (P. /.., t. cxx, col. 1507-
1556). — Personne n'était plus qualifié que Radbert
pour composer la vie du grand abbé, oncle de Char-
lemagne, qui jouit de son vivant et après sa mort d'un
tel prestige. L'œuvre de Radbert est plutôt un pané-
gyrique qu'une biographie : on y trouve à glaner quel-
ques renseignements historiques, malheureusement
noyés dans une prose assez diffuse. A la suite, de cette
Vie, on lit dans les manuscrits, un poème, en forme
d'églogue, dans laquelle C.orbie-la-Ncuve et Corbie
l'Ancienne, sous les noms de Philis et de Galathée
1629
RADBERT (PASCHASE
1630
pleurent la mort l'une de son père, l'autre de son
époux, en la personne d'Adalhard. Mabillon et Migne
après lui ont publié ce poème à la suite de la Vila;
Traube a montré que la composition de cette églogue
est bien due à Radbert. Cf. Mon. Germ. hist., Poetx
lai., t. m, p. 42. %
2° Epilaphium Arsenii seu vila Walx (ibid., col.
1559-1 G50). — A cause du sujet, il faut placer ici cet
ouvrage, dont la date est beaucoup plus tardive : il
présente, en effet, la vie de Wala, frère d'Adalhard,
qui fut étroitement uni à l'activité de celui-ci et lui
succéda à la tète de l'abbaye. Il n'y a plus d'hésitation
sur l'attribution de cet ouvrage à Paschase Radbert:
l'argumentation de Mabillon a paru convaincante, on
la lira dans Migne (col. 1557). Cf. Himly, Wala et
Louis le Débonnaire, I'aris, 1849, p. 1»; Mobilier, Les
sources de l'histoire de ]-'rance, t. i, p. 234.
Cet Éloge funèbre, divisé en deux livres, est dia-
logué; les interlocuteurs ne sont d'ailleurs plus les
mêmes au second livre, car un intervalle assez long
s'est écoulé. Le premier livre, en effet, fut composé
peu de temps après la mort de Wala, survenue en 835,
et axant la mort de Louis le Débonnaire en 840; le
second a été écrit après la démission de Radbert, donc
après 851. Les interlocuteurs sont Radbert lui-même et
quelques moines de Corbie qui égrènent leurs souvenirs.
A première vue, cette œuvre paraît obscure; mais
tout s'explique quand on a compris qu'il s'agit d'un
livre à clef : les personnages sont présentés sous un
nom d'emprunt : Wala lui-même est Arsénius, ou Jé-
rémias; Adalhard est Antonius; Louis le Débonnaire,
Justinien; l'impératrice Judith, Justine, etc. Ces
noms ont été interprétés pour la première fois par Ma-
billon. Ce style voilé, cet écart entre les deux livres
étaient commandés par la prudence. Si l'on se rap-
pelle le rôle politique si tourmenté de Wala et l'atti-
tude d'opposant qu'il eut souvent à l'égard de Louis
cl surtout de Judith, on comprendra que son panégy-
riste ait été tenu à une grande réserve dans le compte-
rendu des faits, et dans le blâme de personnages encore
vivants; le premier livre, à la rigueur, peut se suf-
fire à lui-même; il fait l'éloge, en Wala, de l'homme
et du moine; Radbert, qui l'avait connu intimement,
et mieux encore qu'il n'avait connu Adalhard, pou-
vait, là-dessus, entreprendre un panégyrique peu
compromettant. Le second livre est beaucoup plus
historique et, partant, plus intéressant pour le lecteur
averti. Mais, s'il est précieux pour reconstituer l'his-
toire d'une période particulièrement troublée, il n'ap-
porte que peu de choses au théologien.
3° Commentaire sur saint Matthieu (ibid., col. 31-
994). — Ce commentaire est l'œuvre la plus consi-
dérable de Radbert. Il est réparti en douze livres et sa
composition s'échelonne tout au long de la vie de l'au-
teur, ainsi qu'on peut le constater par les préfaces et
les conclusions des divers livres.
Il fut parlé avant d'être écrit. Au prologue du I. Ier,
Radbert nous dit qu'on l'avait chargé de prêcher aux
fêles solennelles sur quelques passages de l'évangile,
mais il est certain que cette prédication ne fut pas la
seule raison d'être de ce commentaire : celui-ci, en
effet, suppose une explication suivie, telle qu'elle peut
être donnée par un professeur dans un cours. Laistner
remarque que l'évangile de saint Matthieu était sou-
vent considéré comme le texte de base pour l'expli-
cation des trois autres, Thought and lelters in West-
ern Europe, A. D. ~)00-900, p. 247 à 252. C'est le cas
par exemple du Commentaire sur saint Matthieu de
Christian de Stavelot qui connut Paschase Radbert à
Corbie : de fréquentes citations de Marc, Luc et Jean
viennent compléter l'histoire évangélique telle que la
donne saint Matthieu; chez Paschase Radbert, l'im-
pression est la même.
Radbert commença donc à commenter saint Mat-
thieu, alors qu'il était écolàtre de Corbie; à la demande
de ses frères, il rédigea les quatre premiers livres
et les dédia à Guntland, moine de Saint-Riquier. Plus
tard, lorsqu'après sa démission il se retira à Saint-
Riquier, les nouveaux frères qui l'avaient accueilli lui
demandèrent de continuer son travail, il composa
alors les quatre livres suivants. Les derniers furent
terminés plus tard, après son retour à Corbie : au pro-
logue du 1. IX, il se présente lui-même comme un
vieillard. Ces livres, comme les précédents, sont dédiés
aux moines de Saint-Riquier.
La méthode habituelle de ces commentaires chez
nos auteurs du ixe siècle consiste à recueillir les meil-
leurs passages des Pères, à les abréger en un florilège
assez impersonnel. Radbert est cependant, dans son
commentaire sur Matthieu, plus personnel que beau-
coup de ses contemporains; il utilise les Pères, évi-
demment, mais il ne se prive pas de les critiquer quand
l'occasion s'en présente; il indique ses références en
plaçant près du texte cité les premières lettres du
nom de l'auteur; si l'on ne peut pas dire que tout soit
de lui dans cette œuvre, il y a beaucoup de lui; il ne
dissimule pas ses idées : le récit de la cène, par exem-
ple, lui permet de revenir et d'insister sur la thèse
qu'il a soutenue dans son De corpore et sanguine
Domini. Voir col. 890.
4° Liber de corpore et sanguine Domini (ibid.,
col. 1267-1350). — C'est l'ouvrage fondamental de
Radbert, celui dans lequel il a mis le plus de lui-même.
Migne reproduit le texte publié par les P. P. Martène
et Durand, au t. îx de V Amplissima collectio. Cette
édition a été établie très sérieusement sur un grand
nombre de manuscrits, dont plusieurs contemporains
de Radbert. Le traité fut composé à la demande de
Warin, ou Placide, abbé de Corbie la Neuve, pour
l'instruction des moines saxons, chrétiens de date
récente et encore peu instruits de la doctrine; cette
première édition est de rSlil , la préface taisant allusion a
l'exil de Wala, nommé ici Arsénius. Il ne semble pas que
l'œuvre, a cette date, ait fait grand bruit. Des extraits,
cependant, en furent faits et circulèrent sans nom
d'auteur ou même sous le nom de saiuL Augustin, ce
qui provoqua plus tard un singulier quiproquo : on
alléguera contre Radbert ses propres textes comme
étant de saint Augustin et on lui fera le reproche d'a-
voir mal compris et tiré à lui la pensée du maître. Noir
sur cette curieuse question : Lepin, L'idée du sacrifice
de la messe d'après les théologiens, Paris, 1926, appen-
dice, p. 759.
En 844, devenu abbé de Corbie, Radbert reprit son
œuvre et en lit hommage à Charles le Chauve : elle re-
cevait ainsi une publicité qu'elle n'avait pas connue
jusque là. Il en résulta une controverse qui dura plu-
sieurs années; on reprochait à Radbert un réalisme
excessif, lorsqu'il affirmait que le corps du Christ pré-
sent dans l'eucharistie est le corps même du Christ
vivant, né de la vierge Marie et immolé au Calvaire,
et d'autre part que le sacrifice de la messe « renou-
velle » le sacrifice de la croix. Les principaux oppo-
sants lurent Ratramne, moine de Corbie, Raban
Maur, Pénitenliel à Héribald, P. L., t. ex, col. 192, et
Gottschalk, auteur des Dicta cujusdam sapienlis, au-
trefois attribués à Raban Maur et publiés parmi les
œuvres de ce dernier sous le titre de Lettre à Égil,
P. L., t. c.xii, col. 1510.
Ainsi attaqué, Radbert non seulement maintint
sa position, mais il l'accentua. Nous pouvons connaî-
tre l'état de sa pensée d'alors par le commentaire qu'il
donne du c. XXVI de saint .Matthieu, où il prend à parr
tie ses adversaires : Audiant qui volunt exlenuare hoc
verbum corporis, quod non sit vera caro Christi, qu.se
nunc in sacramento celebralur in Ecclesia Chrisli, neque
1631
RADBERT (PASCHASE
1632
verus sanguis ejus. P. L., t. cxx, col. 890 B. Nous
avons un autre document dans la lettre à Frudegard,
qui sera analysée plus loin; mais aussi, dans des addi-
tions fort intéressantes au texte du De corpore et san-
guine Doinini et qui constituent réellement une troi-
sième édition. Les éditeurs bénédictins ne pouvaient
pas ne pas le remarquer, et ils ont soin de le signaler
en note. Cf. P. L., col. 1283, 1294, 1298, 1318, 1339,
1346.
5° Epistola ad Frudegardum de corpore et sanguine
Domini (ibid., col. 1351-1360). — La lettre à Frude-
gard est postérieure aux derniers chapitres du Com-
mentaire sur saint Matthieu auquel elle renvoie; elle
est donc tout à fait de la fin de la vie de Radbert. Fru-
degard, moine de Corvey avait écrit à Radbert pour
lui soumettre quelques dillicultés au sujet de la façon
oV>nt il présentait le mystère eucharistique. Peut-on
dire réellement que nous recevons dans l'eucharistie
la même chair du Christ qui est née de la vierge Marie,
qui a souffert sur la croix? Frudegard se déclare tout
disposé à le croire, mais il a entendu dire que c'était là
une théorie audacieuse, contraire à la tradition et
tout particulièrement à la doctrine de saint Augus-
tin, lequel condamne avec indignation le réalisme
grossier des gens de Capharnaùm. Radbert répond en
renouvelant les précisions qu'il a données dans son
traité. Beaucoup, dit-il, lisent Augustin, qui ne le
comprennent pas. Augustin ne veut pas dire que le
Christ n'est pas réellement présent, mais seulement,
qu'il n'y est pas d'une manière charnelle; le Christ
est présent dans l'eucharistie à la manière des esprits,
corpus (Christi) non comunpilur, quia spiritale est.
Col. 1356B. L'explication du fait, Radbert l'emprunte
à Fauste de Riez cité sous le nom d'Eusèbe d'Émèse :
le Christ, prêtre invisible, change ces créatures visibles
que sont le pain et le vin en la substance de son corps
et de son sang par la puissance de sa parole, Invisibi-
lis saccrdos,visibiles crealuras in substantiam corporis
et sanguinis sui verbo suo sécréta polestate convertit.
Col. 1354 B.
Le texte de Sirmond, reproduit par Migne, est in-
complet. Dom "Wilmart, donne dans les Analecla Re-
ginensia, Città del Vaticano, 1933, p. 267-278, un long
passage que Sirmond n'a pas connu.
6° De fide, spe et carilate libri III (ibid., col. 1387-
1490). — Ce sont des considérations sur les vertus
théologales, composées à la demande de Warin pour
l'instruction des novices de Corvey : un livre est con-
sacré à chacune d'elles.
7° De parlu Virginis (ibid., col. 1307-1386). —
Vers 850-855, une opinion étrange s'était répandue
en Allemagne, sur la virginité in partu de Marie. Pour
respecter la virginité de sa mère, le Christ aurait quitté
le sein de celle-ci, non pas pet viam naturœ, mais d'une
manière anormale et tout à fait prodigieuse. Ra-
tramne, un des moines de Corbie, persuadé que si on
laissait s'accréditer cette erreur, le dogme de l'incar-
nation et de la vérité de l'humanité de .Jésus en subi-
rait une atteinte, s'efforça de démontrer que, le Chrisl
étant réellement homme, il s'en suivait que sa nais-
sance s'était produite dans les conditions ordinaires;
la virginité de Marie étant sauve en ce sens que, après
comme avant la naissance de .Jésus, vinun mm cogno
vit. Cette thèse ne satisfit point Paschase Radbert. M
répondit à Ratramne par un traite, dédié à des reli-
gieuses et dans lequel il établit que .Marie a été vierge
non seulement dans la conception de son lils. mais
encore dans l'enfantement lui-même; ainsi la nais-
sance de .Jésus est réellement miraculeuse comme sa
conception; elle ne l'est pas cependant de la manière
que disent les Germains combattus par Ratramne;
le Christ, en effet, a quitté le sein de sa mère par les
\oics naturelles, mais clauso utero, sans rompre la
virginité de sa mère. Ratramne n'est pas nommé dans
la réplique de Radbert, mais il est évident qu'elle est
dirigée contre lui. Cf. Dom Cappuyns, Jean Scot Éri-
gène, Louvain, 1933, p. 101.
Le texte donné par Migne d'après L. d'Achery est
très incomplet. 11 figura longtemps- en effet, parmi
les œuvres de saint Hildefonse et entièrement boule-
versé.
8° Exposilio in psalmum XLIV (ibid., col. 993-1060).
— Cet interminable commentaire du Psaume Erucla-
vil fut composé à la même époque que le De partu
Virginis. La préface fait corps avec le début du 1. I : on
y trouve des pensées analogues à celles qui sont expri-
mées dans les préfaces des 1. IV à VIII du Commentaire
sur saint Matthieu. Ces trois ouvrages ont été compo-
sés dans la dernière partie de la vie de Radbert. Il
s'agit moins ici d'un commentaire proprement dit que
d'une suite d'élévations sur la vie religieuse des monia
les. L'œuvre est dédiée aux mêmes religieuses à qui
était adressé le De partu Virginis.
9° Œuvres mariâtes. — Dom Lambot, dans Revue
bénédictine, avril et juillet 1934, a attiré l'attention
sur les œuvres mariales de Paschase Radbert, jus-
qu'ici à peu près insoupçonnées; il y a sans doute de
ce côté des découvertes intéressantes à faire. Le travail
de dom Lambot permet de considérer comme acquise
l'attribution à Radbert d'une Homélie sur l'Assomp-
tion publiée parmi les œuvres de saint Jérôme, P. L.,
t. xxx, col. 126-147, et de l'Historia de ortu sanctse
Mariœ, un des remaniements latins du Protévangile
de Jacques, qui figure également parmi les œuvres
de Jérôme, ibid., col. 308-315. Voir aussi É. Amann,
Le Protévangile de Jacques et ses remaniements latins,
Paris, 1910. Peut-être faudrait-il également attribuer
à Radbert le Sermon sur l'Assomption donné parmi
les œuvres de saint Augustin, P. L., t. xl, col. 1141.
En examinant avec soin les homélies attribuées à
saint Hildefonse et qui ont déjà servi à reconstituer
le De ortu, on trouverait sans doute de quoi compléter
le texte incomplet de cette œuvre et d'autres dévelop-
pements de Radbert sur l'assomption.
10° Exposilio in Lamenlalioncs Jeremise (ibid.,
col. 1059-1256). — Ce commentaire est considéré
comme le dernier ouvrage de Radbert. Dans sa dédi-
cace au moine Odilmann, il dit qu'il s'est déterminé
à expliquer les Lamentations dans la persuasion qu'il
pourrait y apprendre à pleurer ses misères, accrues
avec l'âge, avec autant de douleur que le prophète
pleurait celles des autres. Son commentaire est à la
fois littéral, Jérémie annonçant la ruine de l'ancienne
Jérusalem, et mystique, puisque l'on peut faire l'appli-
cation de ce que dit le prophète aux malheurs de
l'Église de Jésus-Christ en général et aux épreuves que
doit subir chacune des âmes chrétiennes en particulier.
11° De passione sanctorum Ruflni et Valcrii (ibid.,
col. 1489-1508). — Étant abbé, Radbert eut l'occa-
sion de visiter une des terres de l'abbaye à Bazoches
dans le Soissonnais. Les habitants le prièrent de revi-
ser le texte des actes de leurs saints patrons Rufin et
Valère, martyrs. Radberl rétablit le texte, mais ne se
livra à aucun travail de critique, et cet ouvrage est
sans intérêt.
12° De benediclionibus palriarcharum. — Dom
Blanchard propose, dans Revue bénédictine, juillet-
octobre 1911, p. 125, d'attribuer à Radbert un Liber
Rodberti abbatis. de benediclionibus palriarcharum,
qui existe dans un manuscrit du xn0 siècle conservé
dans la bibliothèque de l'évêché de Portsmouth. L'ar-
gumentation de l'auteur rend vraisemblable cette
attribution.
III. La théologie eucharistique i>k RAniiEiir,
— A propos des différentes œuvres de Radbert, nous
avons indiqué les problèmes théologiques qui l'ont
1(133
RADBERT (PASCHASE)
1634
préoccupé. Mais il faut faire une place toute particu-
lière à sa théologie de l'eucharistie. On sait comment
Michelet présente Radbert sur ce point : il serait le
créateur du dogme de la présence réelle : « Ce fut au
ixe siècle, dit-il, Paschase Radbert, qui, le premier,
enseigna d'une manière explicite cette prodigieuse
poésie d'un Dieu enfermé dans un pain, l'esprit clans
la matière, l'infini dans l'atome. Les anciens Pères
avaient entrevu cette doctrine, mais le temps n'était
pas venu. Ce ne fut qu'au ixe siècle que Dieu sembla
descendre pour consoler le genre humain dans ses
extrêmes misères, et se laissa voir, toucher et goûter ».
(Michelet, Histoire de France, Paris, 1876, t. i, p. 238).
Nous n'avons plus, grâce à Dieu, comme au temps du
chanoine Corblet, à prendre au sérieux le lyrisme de
Michelet; la vérité est plus simple et plus paisible:
en fait, Radbert est le premier qui ait composé une
i monographie scientifique de l'eucharistie. » Lepin,
op. cit., p. 6.
Aux articles : Etciiakistie et Messe de ce diction-
naire, l'œuvre de Radbert a été placée dans l'ensemble
de la théologie eucharistique du ixe siècle; et l'on a
marqué l'importance de la controverse qui s'éleva
alors. Certains, en effet, n'ont voulu voir dans cette
agitation théologique qu'une simple querelle de mots.
Il y a beaucoup plus : en réalité deux conceptions très
différentes du mode de présence du Christ dans l'eu-
charistie, et subsidiairement, de la nature du sacrifice
de la messe sont en conflit; d'un côté : une conception
n'alisle, accentuée: l'eucharistie nous donne le Christ
lui-même, celle de Radbert; de l'autre une concep-
tion, non pas symboliste, non pas sacramentaire au
sens protestant, mais mystique: d'une manière infini-
ment mystérieuse, l'eucharistie nous met en contact
avec la divinité, il s'y trouve une virtus divina, une sub-
stantia Dei, une potentia divina; c'est la pensée de
Ralramne et, avec des nuances, celle de Gottschalk.
Leur maître à tous est saint Augustin. S'il est per-
mis de ramasser en quelques formules la pensée du
docteur d'Hippone, on dira que pour lui l'eucharistie
nous donne le vrai corps et le vrai sang du Christ,
mais d'une manière spirituelle, sacramentelle, car il
faut surtout éviter l'erreur des Capharnaïtes; Augus-
tin est donc réaliste et non pas symboliste, toutefois,
la relation entre ce corps et ce sang du Christ présents
dans l'eucharistie et le corps historique du Christ est
peu indiquée : ce « réalisme spirituel » laisse en sus-
pens plusieurs problèmes. D'autre part, la messe est
le mémorial efficace du sacrifice rédempteur, mais il
est évident que le Christ n'y souffre plus. Saint Am-
broise apporte cette précision que la présence du corps
et du sang du Christ dans l'eucharistie s'opère par
une mutation, naturam convertere, mulare, mais il n'in-
siste pas. Il s'en faut donc de beaucoup que la ques-
tion eucharistique ait été résolue par les maîtres et il
y avait place après eux pour un important travail
d'explicitation. S'appliquant à ce travail, nos théolo-
giens du ixe siècle s'engageront sur deux lignes diver-
gentes : Radbert, disciple d'Augustin, mais aussi d'Am-
broise et d'Hilaire, poussant le réalisme dans le sens que
nous allons étudier fera un peu étrangement figure de
novateur; ses adversaires, soucieux de sauvegarder le
" spiritualisme » d'Augustin, auront de la peine à res-
ter réalistes, et ils s'engageront plus ou moins cons-
ciemment dans une thèse dynamiste, d'après laquelle,
ce n'est pas précisément le corps même du Christ que
nous avons, mais bien plutôt une vertu qui en serait
comme une émanation ou un prolongement.
La théologie de Radbert peut se rassembler sous ces
trois titres : Qui est présent dans l'eucharistie? Le
Christ historique, en personne. — Comment cst-il pré-
sent? Par mutation substantielle, il se rend présent
d'une manière immatérielle. — Pourquoi cette pré-
sence? Pour nourrir les âmes des justes et expier poul-
ies pécheurs, sans toutefois souffrir de nouveau. —
Cette dernière question ayant été étudiée à l'art.
Messe (col. 1009-1022), nous n'y reviendrons pas.
Mais il faut s'y reporter si l'on veut comprendre la
connexion entre le réalisme de la <« présence » et le
réalisme du « sacrifice ».
1° Qui est présent dans l'eucharistie ? — « Ce qu'il
faut croire, dit Radbert, c'est que, après la consé-
cration, il n'y a dans le sacrement rien d'autre que la
chair du Christ et son sang. » Affirmation fondamen-
tale maintes fois répétée; mais en voici une autre,
aussitôt après, » ...pour parler d'une façon qui étonnera
davantage, cette chair n'est autre que la chair née
de Marie, qui a souffert sur la croix, et qui est ressus-
citée... » Col. 1269 R. Sur le premier point Radbert ne
pense pas qu'il puisse y avoir de difficulté, mais il
n'avance la seconde affirmation qu'en la faisant précé-
der d'un ut mirabilius loquar, montrant la conscience
qu'il a d'exprimer une vérité moins accessible ou moins
universellement reconnue. De fait, c'est là-dessus que
portera la controverse : aux objections des adver-
saires est toujours sous-jacente cette pensée que Rad-
bert innove en posant si nettement l'identité du corps
eucharistique avec le corps historique.
L'argumentation se déroule ainsi. 11 est bien vrai
que l'eucharistie est une figure et un symbole, mais
non pas figure et symbole vides : elle est à la fois fi-
gure et réalité. Qu'est-ce, en effet, qu'un sacrement?
Sacramentum... est quidquid in aliqua eclebratione di-
vina, nobis quasi pignus salutis traditur, cum res gesln
visibilis longe aliud invisibilc intus operatur, quod
sancte accipiendum sil : unde cl sacramenla dicuntur
a secreto, eo quod in re visibili divinitas intus aliquid
ultra seerctius jccil per speciem corporalem. Col. 1275 A.
Un sacrement est donc toute action sanctificatrice de
Dieu, cachée sous des apparences sensibles, un secret
voilé sous un symbole. Ainsi, le baptême, la confirma-
tion sont des sacrements; l'Écriture sainte est un sa-
crement, parce que, sous la lettre des Écritures, l'Es-
prit-Saint agit efficacement; l'incarnation aussi est
un sacrement... Constatons en passant que la théolo-
gie sacramentaire est loin d'être achevée : tout ceci
d'ailleurs dérive directement d'Isidore de Séville.
Parmi tous ces sacrements ou gestes mystérieux de
Dieu (sacramentum vel myslerium), il en est deux qui
ont entre eux une étroite connexion : le baptême et
l'eucharistie : Simili modo, et in baplisir.o per aquum r.c
illo (Chrislo) omnes regenerainur, deinde virlulc ipsius
Christi corpore quotidie pascimur, et potamur sanguine.
Col. 1277 A. Nous renaissons par le baptême, nous
sommes nourris dans cette vie nouvelle par le corps
et le sang du Christ lui-même, qui nous sont donnés
dans l'eucharistie. Il ne faudrait cependant pas trop
pousser la comparaison entre les i\vu\ sacrements,
sous peine de minimiser l'eucharistie. Radbert n'est
pas tenté de ce côté.
Nous sommes nourris de l'eucharistie, mais il est
évident que nous ne pouvons dévorer la chair du
Christ avec les dents : Christian vorari fas dentibus
non est. Col. 1277 C. 11 est donc nécessaire que cette
chair et ce sang nous soient donnés d'une manière
figurative, sous un symbole qui ne répugne pas. Ainsi,
l'eucharistie est une figure, un symbole, mais elle est
aussi une réalité : quamvis myslerium hujusmodi res
appellari debeat... figurant videlur esse... dum in specie
visibili aliud intelligitur quant quod visu carnis et guslu
sentilur. Ce mystère est une réalité qui s'exprime dans
un symbole, mais qu'il soit une réalité on ne peut pas
en douter : illud fidei sacramentum jure veritas uppel-
lalur : veritas vero, dum corpus Christi cl s/m guis vir-
lulc Spiritus in verbo ipsius ex punis vinique substantia
efjlcilur. Col. 1278 R.
1635
RADBERT (PASCHASE)
1636
Cette réalité frcs, verilas) cachée sous les apparen-
ces du pain et du vin, c'est le Christ en personne, ce
corps toujours vivant qui est né de la vierge Marie, qui
a été crucifié et qui est ressuscité. Radbert apporte
ici pour appuyer son affirmation un texte de saint
Ambroise : « Vera ulique Chrisli caro, quœ cruci/ixa est
et sepulla, vere illius carnis sacranientum : Vraie était
la chair du Christ qui fut crucifiée et ensevelie, vrai-
ment de cette chair-là nous avons ici le sacrement. »
C'est la même; le Christ n'a-t-il pas dit : « ceci est mon
corps »? Il n'y a pas lieu d'en être surpris : Si carnem
Main vere credis de Maria virgine in utero, sine semine,
poteslate Spiritus Sancli creatam, ut Verbum caro
fieret, vere crede et hoc quod conpcilur in verbo Christi
per Spiritum Sanclam corpus ipsius esse ex virgine.
Col. 1279 B. Si l'on croit que cette chair du Christ cru-
cifiée et ensevelie fut créée miraculeusement par l'Es-
prit-Saint dans le sein de la Vierge, on peut croire
aussi en toute vérité que ce qui est produit sur l'autel
par le même Esprit-Saint, d'après la parole du Christ,
est le corps même du Christ né de la Vierge. Ratramne
contestera l'interprétation que Radbert donne de la
pensée de saint Ambroise, mais ce qui nous intéresse
ici, c'est l'opinion de Radbert, laquelle n'est pas dou-
teuse; au surplus il semble bien que son interprétation
soit la bonne.
Au c. vu, Radbert répond à la question suivante :
Qui bus modis dicitur corpus Christi? L'expression
« corps du Christ », répond-il, désigne dans le langage
des fidèles trois choses fort différentes : d'abord, il
signifie l'Église : Corpus Chrisli, sponsa videlicet Dei
Ecclesia jure dicitur, conformément à la théologie de
saint Paul. Ensuite, le mot désigne « le corps eucha-
ristique » et Radbert constate qu'il n'est pas permis
à celui qui n'appartient pas au corps du Christ qu'est
['Église de manger cet autre corps mystérieux du
Christ qu'est l'eucharistie. Col. 1284 D; 1285 A. Enfin
le mot désigne le corps du Christ historique, né de Ma-
rie par l'opération de l'Esprit-Saint. C'est le corps
sacré qui fut cloué sur la croix, qui fut mis au tombeau
et qui ressuscita le troisième jour. Actuellement il est
au ciel, devenu prêtre pour toujours et intercédant
pour nous chaque jour. C'est à lui que se rattache, que
s'unit ce » corps » qui est l'Église, in quod islud trans-
ferlur. C'est vers lui que nous dirigeons notre pensée,
que nous tournons notre àme, de telle sorte que, de
lui, par lui, nous qui sommes son « corps », nous rece-
vions en nourriture sa propre chair, sans qu'il en
soit, lui, modifié : ...ut ex ipso et ab ipso, nos corpus
ejus, carnem ipsius, Mo manenle integro, sumamus.
Col. 1285 R. Reprenant l'antique figure de l'arbre de
vie, on peut dire que le Christ est à la fois l'arbre et le
fruit : quaz nimirum caro ipse (plutôt que ipsa) est et
fruclus ipsius carnis, ut idem semper maneat et univer-
sos qui sunt in eorpore posait... Arbor quidem ligni vitse
Christus mine in Ecclesia est. Le Christ uni à l'Église
s'incorpore véritablement tous ces membres de l'Église
qu'il nourrit de sa propre chair. Et rrunl duo in corne
una : le Christ et l'Église, chacun des membres de
l'Église et le Christ. C'est donc la personne même du
Christ toujours vivant que nous atteignons directe-
ment, à qui nous nous unissons dans l'eucharistie et
non pas quelque chose du Christ : une vertu, une puis-
sance émanée du Christ.
Mais une question se pose à présent que Radbert
ne. pouvait passer sous silence : comment le Christ
peut-il être présent, en personne, avec sa vraie chair
et son vrai sang, dans le sacrement?
2° Comment le Christ est-il présent ? - Par sa divinité,
par son àme humaine elle-même, le Christ peut être
présent « spirituellement » en tout lieu à la fois : il esl
dans l'Église el l'Église est son » corps »; mais ce qu'il
faut expliquer, c'est la présence réelle de sa chair el de
son sang dans l'eucharistie, de telle façon que le corps
eucharistique soit vraiment sa personne humaine, se-
lon les mots qu'il a employés : « ceci est mon corps, ceci
est mon sang ». Lumineuses sont à ce propos, cons-
tate Radbert, les « multiplications » racontées dans les
Livres saints : si enim hydria farinse vel lecylus olei seu
panes secundo (ou mieux edendo, ou encore eundo)
crescunl, el non minuuntur dum satianl, quid pulas facit
caro Chrisli? Col. 1285 R. La difficulté existe donc
seulement pour la « chair » du Christ, mais si nous
savons que Dieu peut, par miracle, multiplier les sub-
stances matérielles, pourquoi ne ferait-il pas ce miracle
pour la chair du Christ, de telle façon qu'elle soit
présente partout où l'appelle la prière de l'Église, se
servant de ses propres paroles ?
Présence réelle, présence personnelle du Christ his-
torique, donc présence corporelle, puisque — et Rad-
bert ne cesse de le répéter — c'est son vrai corps et
son vrai sang que nous donne l'eucharistie; mais ce
corps et ce sang sont l'objet d'un double miracle : ils
sont « multipliés » comme autrefois Jésus multiplia les
pains, et, surtout, ils sont « spiritualisés ».
Radbert qui a le souci de ne pas atténuer la portée
des paroles de Jésus, en tombant dans le symbolisme,
a aussi celui d'éviter un réalisme grossier. Au c. vm,
nous rencontrons des textes importants. Les paroles
du prêtre à la messe : jubé hsec perferri per manus sancli
angeli lui in sublime allure tuum, in conspeclu divi-
nie majestatis luœ lui fournissent l'occasion de s'expli-
quer. Radbert souligne avec soin que la « translation »
est seulement métaphorique : il n'y a pas translation
réelle pour cette raison que, dans tout ce mystère eu-
charistique, il n'y a rien de matériel : Disce quia Deus
spiritus illocaliter u bique esl. Intellige quia spiritalia
hsec, sicul nec localiler, sic ulique nec carnaliter ante
conspeelum divinœ majestatis, in sublime /eruntur.
Col. 1287 C. La chair et le sang du Christ sont donc
présents mais d'une manière spirituelle : spiritalia
hxc. Ailleurs il dit : ce que nous recevons est tout en-
tier spirituel : lalum spiritale esl el divinum in eo quod
percipit homo. Col. 1280 C. Et un peu plus loin : Dibi-
mus... spirilaliler ac comedimus spirilalem (ou : spiri-
tualiter) Christi carnem. Col. 1281 C. Au c. xx, le.
« stercoranistes » sont attaqués directement. Radbert
pose la question : pourquoi faut-il être à jeun pour
communier? Les hérétiques disent que c'est afin que
le corps et le sang de Christ ne subissent pas avec les
autres aliments le cours ordinaire de la digestion. Or,
ceci n'est pas à craindre, en effet, la chair et le sang
du Christ ne nourrissent en nous que ce qui est né de
Dieu et non de la chair : hoc sane nutriunt in nobis,
quod ex Deo natum est et non quod ex carne et sanguine...
hxc mysteria non carnalia, licet caro el sanguis sint,
sed spiritalia jure intelligunlur. Col. 1330 C.
Mais commenl celle spiril ualisation » se réalise-t-
elle? Il ne semble pas que sur ce point la pensée de
Radbert se soit précisée, à mesure qu'il avançait en
âge et réfléchissait sur le problème. Au contraire, la
dernière édition de sou traité, qu'il donna vers la fin
de sa vie, si elle témoigne de la vigueur de sa foi en la
présence personnelle du Chrisl dans l'eucharistie, mon-
tre aussi une confusion plus grande dans l'essai d'ex-
plication qu'il tente. Pour illustrer sa thèse, il multi-
plie exemples et anecdotes, or ces exemples,;! vrai dire,
ne sont pas très heureux.
Le Christ, dil Radbert, parfois a voulu se montrer
lui même dans l'eucharistie pour fortifier la foi des
fidèles. (Voir c. vi, 3, col. 1283; rx, 7-12, col. 1298 sq.j
xiv, 1-5. col. 1316 sq.). I'orl bien, mais, telles quelles, ces
anecdotes présentent le liés grave inconvénient de
laisser croire à une présence matérielle : le vrai corps
el le vrai sang du Christ étanl là, comme eu miniature,
réduits aux dimensions de l'hostie, les membres pou-
1G37
RADBERT (PASCHASE]
1638
vant être coupés, le sang pouvant couler, etc.. Est-ce
vraiment la pensée de Radbert? Ce serait le cas de
rappeler le proverbe « comparaison n'est pas raison »; il
ne faut jamais trop presser une image ou une histo-
riette destinée à illustrer une thèse difficile; aux textes
dogmatiques de Radbert, il n'y a rien à redire : spiri-
lalia jure inlelliguntur. 11 eût été préférable qu'il s'en
tînt là : les « additions » qui, d'ailleurs, se séparent bien
du texte auquel les rattache une quelconque formule
de transition, laissent une impression assez trouble.
Sous l'action des paroles divines un changement se
produit dans le pain et dans le vin, en vertu de la con-
sécration. Quelle est la nature de ce changement? Ce
pain et ce vin restent-ils du vrai pain et du vrai vin,
puisque les apparences demeurent? Le changement
est-il « transsubstantiation » suivant la formule du con-
cile de Trente? Peut-être, sous diverses influences,
a-t-on eu tendance, même chez les catholiques, à exa-
gérer l'importance de Radbert dans l'élaboration de
la doctrine de la «transsubstantiation». On trouve en
effet chez lui une belle formule, toute proche de la
« transsubstantiation », mais cette formule est une cita-
tion, Radbert lui-même note sa référence, il s'agit d'un
texte emprunté à Fauste de Riez. (Radbert dit : Eu-
sèbe d'Émèse; il se trompe sur l'attribution, mais peu
importe ici). Cette citation se trouve dans la lettre à
Frudegard : (Christus) invisibilis sacerdos, visi biles
creaturas in substantiam corporis et sanguinis sui,
verbo suo, sécréta poteslate, convertit. Col. 1354 R. A la
vieille idée de « mutation », de « conversion » s'est
ajoutée cette précision extrêmement intéressante,
qu'il s'agit d'une mutation substantielle. A cette
thèse, qu'il n'a pas inventée, Radhert adhère pleine-
ment, comme nous pouvons le constater par les
textes suivants.
Licet figura (plutôt que in figura) panis et vtni ma-
neat, hœc sic esse omnino, nihilque aliud quam caro
Christi et sanguis, post consecralionem credenda sunl.
Col. 12G9 R. Après la consécration, il n'y a donc plus
ni pain ni vin, mais seulement la figure, l'apparence
du pain et du vin. Sans chercher là une théorie, à la-
quelle Radbert ne songe certainement pas, il est per-
mis cependant de constater que les termes employés
excluent « l'impanatinn » et la <• consubslantiation » :
nihil aliud quam caro Christi. Comme saint Ambroise
et d'autres l'avaient dit, une mutation s'est produite.
Radbert, qui a emprunté sa formule à Fauste de Riez,
s'exprime ainsi pour son compte personnel : Substan-
tiel panis et vini in Christi carnem et sanguinem efflea-
eiter (effectivement, en réalité) intérim eommiilutur.
Col. 1287 C. Le changement porte sur la substance du
pain et du vin, il est réel, mais sous le voile des appa-
rences qui, elles, ne changent pas. Nous avons noté
plus haut, à propos d'un texte qui précède immédia-
tement celui-ci, comment cette chair et ce sang du
Christ sont mis dans un mode d'être spirituel : spiri-
talia hœc: toute cette réalité qui est spirituelle n'a vrai-
ment pas besoin d'être transportée in sublime, devant
le trône de Dieu, n'a-t-elle pas été « sublimisée » de la
manière la plus merveilleuse qui soit, puisque un être
corporel a été changé en la chair et au sang du Christ.
Cogita igilur si quippiam corporeum potest esse subli-
mius, cum substantia panis et vini in Christi carnem et
sanguinem efficaciler interius commulalur. Col. 1287 C.
Mais comment une réalité corporelle peut-elle avoir
un mode d'être spirituel? N'y a-t-il pas contradiction?
D'autre part que sont ces apparences qui demeurent?
Si l'intérieur est « substance », ne seraient-elles pas des
« accidents »? C'est beaucoup trop demander à Rad-
bert. A la première question, il ne répond que par ce
qui a été dit avant lui : hsec spiritalia sunt, et l'on peut
croire qu'il n'hésite pas là-dessus malgré l'étrangeté
de quelques-unes des histoires qu'il rapporte. L'élé-
ment corporel est spiritualisé, sublimisé, mais nous ne
savons pas comment. Il ignore le mot « accident »;
dans l'expression : speciem et colorem non mulavil,
col. 1306 A, speciem signifie aspect extérieur, et, rap-
proché de colorem, il désigne plus spécialement la
forme. Si nous cherchons ensuite le mot désignant
cette action qui rend présents le corps et le sang du
Christ, nous trouvons plusieurs fois celui de « créa-
tion »: Quia Christian vorari fas denlibus non est, voluil
in myslerio hune panem et vinum vere carnem suam et
sanguinem consecratione Spirilus Sancti potentialiter
creari, creando vero quolidie pro mundi vita myslice
immolari. Col. 1277 CD. Ailleurs il écrit : Neque ab
alio caro ejus creatur cl sanguis, nisi a quo creala est in
utero virginis. Col. 1311 A. L'Esprit-Saint opère-t-il
donc une nouvelle création à chaque consécration?
Il ne s'agirait donc plus de mutation ni de transsub-
stantiation, mais, à chaque fois, d'annihilation de la
substance du pain et du vin et de création du corps
du Christ? Non, le fond de la doctrine de Radbert
est la « mutation substantielle », mais il s'exprime mal.
t Créer » ne signifie pas chez lui : faire quelque chose de
rien, ex nihilo; il emploie souvent l'expression : creare
ex aliquo; il suffit d'ailleurs de se rappeler que la for-
mation du corps de Jésus dans le sein de Marie ne
fut pas une « création », et l'on verra qu'il n'y a pas
lieu de presser l'analogie.
3° Conclusion. — Si, en achevant cet exposé, nous
cherchons la raison qui a pu engager Radbert dans ce
réalisme eucharistique, si fortement marqué — pres-
que trop marqué — nous constaterons que ce n'est
pas une pensée spéculative, une nécessité purement lo-
gique. Radbert n'est pas un philosophe et sa contri-
bution à l'explication philosophique du mystère eu-
charistique est fort mince. Mais il a été très frappé par
la grande idée du corps mystique du Christ, qu'il lion
vait magnifiquement développée dans saint Augustin
et, mieux encore peut-être à son point de vue, dans
saint Hilaire. L'incorporation au Christ de chaque
fidèle régénéré par le baptême, nourri par l'eucharis-
tie, telle est son idée dominante, explicative. l'A cnuil
duo in carne una, dit-il en un sens accommodai ice
mais très expressif. Saint Hilaire trouvait insuffisante
la pensée d'une union simplement morale du Adèle
avec le Christ; pour lui « l'incorporation » suppose une
union » physique » (cf. Mersch, Le corps mystique du
Christ, Louvain, 1933, t. i, p. a.")1.)), un rattachement.
une adhérence, non pas charnelle, certes, mais réelle,
de chaque fidèle à la personne même du Christ Jésus,
fils de Marie, toujours vivant et le même. Ainsi, pour
Radbert, il apparaît tout à fait insuffisant que l'eu
charistie nous donne « quelque chose » du Christ, une
vertu, une puissance. Elle le donne lui-même : lui-
même nourrit notre vie par communication directe de
sa propre vie, en multipliant spirituellement sa propre
chair et son propre sang, comme il a multiplié les
pains : Pullulât ergo illa uberlas carnis Christi, et manet
inleger Christus. Col. 1311 H. Et, parce que nous
sommes faibles, cette nourriture doit nous être fré-
quemment donnée; c'est ce qui explique le renouvelle-
ment, à la discrétion de l'Église, de l'acte de Jésus à la
Cène. L'effet extraordinaire de cette nourriture est de
nous assimiler à elle-même : de même que la substance
du pain et du vin a été merveilleusement « sublimisée .
« spiritualisée », en devenant réellement la chair et le
sang non plus charnels mais spiritualisés du Christ,
ainsi, pauvres êtres charnels, nous nous acheminons
vers une spiritualisation, qui d'ailleurs ne se réalisera
parfaitement qu'après la vie présente. Constat igitur
quia, etsi tria (panis, l'inum et aqua) prius poniinlur.
non nisi caro et sanguis poslea recte creditur, dans indi-
cium quod animalis homo totus de beat Iransire in spi-
rilum et spirilalis fleri. Col. 1309 C.
1639
HADBERT (PASCHASE) — RADINUS
L640
I. Histoire littéraire. — • 1" Éditions des textes. — Le
rassemblement des textes a été commencé par Sirmond, qui
public, en 1619, les Commentaires sur saint Matthieu; sur
le Ps. XL/ V; sur les Lamentations; la Passio SS. liufmi et Va-
lerii. cl 1 i lettre à Lrudcgard; Mabillon dans les Acta sanct.
ord. S. Ben., t. v, donne la Vita Adalhardi et VEpitaphium
Arsenii; Martène et Durand, Ampliss. collecl., t. ix, donnent
le De eorpore et sanguine Christi et le Ile fide, spe el carilate;
L. d'Achery, au t. i.du Spicileginm, donne le De partit Vir-
ginis.
Comme éditions critiques récentes il faut signaler : 1 . Celle
des pièces poétiques par Traube, dans Mon. (ierm. hist.,
Poetœ lat., t. m, p. .'{8 sq.; 2. celle des diverses lettres-pré-
faces Cmais pas la lettre a Frudegard), y compris les pro-
logues aux diverses sections du Commentaire sur Matthieu,
par E. Dtimmler, dans la même collection, Episl.. t. vi,
p. 132-149; 3. celle de VEpitaphium Arsenii, par K. Dùmm-
ler, dans les Abhandlnngen de l'Académie dcBerlin (philos,
et hist.), 1900, t. n p. 18-98.
2° Travaux. — -Outre les histoires littéraires pi us anciennes
(Histoire littéraire de la France, t. v; dom Ceillier, His-
toire des auteurs écriés.. 2* éd., t. XII), voir A. Ebert, Allqem.
Gesch. der I. itérai, des M. A., t. Il, p. 230; M. .Maintins, Gesch.
der lutein. [.itérai, des M. A., t. i, 1911 ; Corblet, Hagiogra-
phie du diocèse d'Amiens, t. m; dom Grenier, Histoire de la
mile et du comté de Corble, Amiens, 1910.
TI. Doctrine eucharistique. — Parmi les travaux an-
ciens voir suitout la Perpétuité de la foi de l'Église catho-
lique, éd. Migne; Eli. du Pin, Histoire des controverses et des
matières ecclésiastiques traitées dans le IXe siècle; dom Char-
don, Histoire des sacrements, éd. Migne; Corblet, Histoire
du sacrement de l'eucharistie.
Les travaux récents sont nombreux; voir surtout :
1'. Batiffol, Études d'histoire et de théologie positive, 2e série,
dans les diverses éditions; Pourrai, La théologie sacramen-
laire, Paris, 1907; lleurtcvent, Durand de Troarn el les ori-
gines de l'hérésie bérengarienne, Paris, 1912; Jacquin, (). P.,
/.c i Ile eorpore el sanguine Domini » de Paschase Kadbert,
dans Hev. des sciences phil, el théol., janvier 1914; l'n pro-
fesseur de séminaire, Le corps (le ./.-(.. présent dans l'eucha-
ristie, dans La prière et la vie liturgiques, Avignon, 1926;
Ceiselmann, Die Eucharisticlchre der Vorscholaslik, Pader-
born. 1926; J. Lecordier, La doctrine de l'eucharistie chez
saint Augustin (thèse), Paris, 1930; Macdonald, Berengar
and Ihc rejorm oj the sacramental doctrine, Londres, 1930;
IL Lang, S. Augustini textus eucharistie! selecli, dans J'Iori-
legium pairislicum, Bonn, 1933; Laistner, Thought and let-
ters in Wcsfern Europe, A. D. 500-000, Londres, 1931;
Lepin, L'idée du sacrifice île la messe, Paris, 1926; H. P. de la
Taille. « Mgsterium fidei », 3e éd., Paris, 1931; dom Cap-
puyns, Jean Seat Érigène, Louvain, 1933; Mersch, Le
corps mystique du Christ, Louvain, 1933; Geiselmann, Isidor
von Sevilla und das Sacramenl der Eucharistie, Munich, 1933.
H. Pei.tier.
RADCLIFFE Nicolas, bénédictin du xive siècle.
.Moine de Saint-Alban, il fréquenta l'université
d'Oxford, où il prit le doctorat en théologie, fut nom-
mé le 5 février 1368 prieur de Wymondham (Nor-
folk), qui dépendait de son abbaye. Il rentra dans
celle-ci en 1380, et y fit fonction d'archidiacre. Deux
ans plus tard, il était au nombre des docteurs qui, au
printemps de 1382, examinèrent et condamnèrent
24 propositions de Wiclcf (réunion dite des Black-
friars). Nicolas était encore en vie en 1396, où il prit
part en qualité d'archidiacre à l'élection d'un nouvel
abbé de Saint-Alban. Peut-être mourut-il avant 1401;
à l'élection de Guillaume Heywortb. qui eut lieu cette
année, on signale un autre archidiacre.
Nicolas fut par la parole et la plume un adversaire
acharné de Wiclcf, qui l'appelait le « chien noir »,
lundis que le carme Pierre Stokes était le « chien
blanc ». Dans une série de dialogues censés tenus entre
lui-même et ce dernier, Nicolas prit en cflet la défense
des principales thèses catholiques attaquées par le no-
vateur. Dans un ms. qui figurait à Westminster sous la
cote 6 D, x se lisaient des dialogues, i . De primo (tonti-
ne; 2. De dominio nalurali; 3. De obedienliali dominio;
4. De dominio regalt ci judiciali; 5. De poteslaie Pelri
aposloli el successorum; (>. De eodem argumenlo contra
Wiclcvum. A la suite venait : 7. De vialico animée
(c'est selon toute vraisemblance le même ouvrage qui
est signalé ailleurs comme Vialicum salubre animœ
immortalis sive De sacramento eucharisties) ; 8. De volis
monachorum: 9. De imaginum cullu; 10. De schismate
papali. On trouvera les incipits de ces traités dans
Tanner. Le ms. Ilarl. 635, fol. 205, cite aussi de lui des
Invectiones contra Wiclevi opinioncs.
Les données historiques sont fournies par les Gesla Abba-
lum monasl. S. Albani (Bolls séries), t. m, p. 123,425, 480,
•186; par les Fasciculi zizaniorum M. J. Wyclif (môme col-
lection), p. 289, 332. ■ Les données littéraires par Leland,
Collectanea, t. m. p. 18. — Voir Tanner. Biblioth. britann.
hiherniea, Londres. 1748, p. 612-613; Dictionarg of national
biography, t. xi.vii, 1896, p. 133.
É. Amann.
RADER Mathieu, jésuite. Né en 1561, à Inni-
chen au Tyrol, admis dans la Compagnie de Jésus
en 1581, il enseigna dans divers collèges les humani-
tés, le grec et la rhétorique. Son érudition, surtout en
philologie et en littérature classique et patristique, lui
valut l'admiration des plus célèbres savants de son
temps. Il mourut à Munich, le 22 décembre 1634.
On lui doit plusieurs importantes publications ha-
giographiques et une série d'éditions de textes clas-
siques et surtout patristiques dont on trouvera la
liste dans Sommervogel. Voici les principales : Bava-
ria sancta, 3 vol. in-fol., .Munich, 1615-1627; Bavaria
pia, in-fol., Munich, 1628. Ces deux ouvrages très esti-
més (réédités ensemble a Dillingen en 1704) contien-
nent plus de deux cents vies de saints et bienheureux
ou de personnes mortes en odeur de sainteté. Un autre
recueil hagiographique a pour titre Viridarium sanc-
lonim ex menœis Grœcorum, Munich, 1604, in-8°;
Pars altéra : De simplici obedienlia el contemlu stti... ex
tnlinis, ilalicis, grsecis delibala, Augsbourg, 1610; Pars
tertia : Illustria sanclorum exernpla ex grœcis el lalinis
scriploribus deprompta, Dillingen, 1614. (Réédition à
Munich, en 1614, avec plusieurs traités patristiques,
sous le titre général Opuscula sacra). Parmi les édi-
tions de textes mentionnons : Pelri Siculi hisloria Ma-
nichœorum, texte grec et traduction latine, Ingolstadt,
1604; Acta sacros. el œcum. concilii VIII, Conslanli-
nopolitani IV, édités pour la première fois, avec tra-
duction latine et annotations, Ingolstadt 1604 (édi-
tion reproduite dans les Concilia de Labbe et Cossart);
sur cette édition, voir ici art. Piiotius, t. xn, col. 1552.
C.hronicon Alcxandriiuun fvulgo Siculum seu Fasli
siculi), texte grec et traduction latine, Munich, 1615;
Opéra omnia de saint Jean Climaque, texte grec et
traduction latine, Paris, 1633, réimprimé dans P. G.,
t. i.xxxvm.
Sommervogel, liihl. de la Comp. de Jésus, t. VI, col. 1371-
1382; Hurter, Komenclalor, 3« éd., t. ni, col. 850-851.
J.-P. Grausem.
RADINUS, dominicain lombard né à Plaisance,
mort en 1527. Humaniste, poète, orateur, théolo-
gien, il était ami et collaborateur du maître du sacré-
palais. Silvestre Priérias. Celui-ci fut le premier, peut-
être, à signaler que Luther ne manquait pas seulement
à la discipline, mais que son système était entièrement
hérétique. Radinus seconda Priérias dans sa lutte
antiluthérienne. Il écrivit contre le novateur, en style
cicéronien, une lettre : Ad illustrissimos et invictissimos
principes et populos Germanise in Martinum Lulherum
Vittembcrgcnsem, ordinis eremilarum, nalionis gloriam
violantem... Selon Cochléus (Philippica VII ad Carn-
Inm V. p. 553) à une réponse dilatoire de Mélanchton,
Radinus aurait si vertement répliqué que la dispute
en resta la.
Quétif-Échard, Scriptores ord. preed., t. n. 1721. p. 7:; 7.">.
M. -M. GORCE .
1641
RAGGI (JACQUES)
KAINIER DE PISE
L642
RAGGI Jacques, frère mineur capucin de la pro-
vince de Gènes, frère du cardinal Octavien Raggi cl
oncle du cardinal Laurent Raggi. Né à Gênes le
7 août 1593, il étudia la philosophie chez son frère le
cardinal, jusqu'à ce qu'à l'exemple d'un autre de ses
frères, le P. Marcel, il fut reçu dans l'ordre des capu-
cins par le général Clément de Noto, qui l'envoya au
noviciat de Saint-Barnabe à Gênes, où il prit l'habit
le 17 avril 1617. Il fut à plusieurs reprises supérieur
de différents couvents et, en 1653, il fit partie du défi-
nitoire provincial. Il publia De regimine reyularium,
Lyon, 1647; Gênes, 1653, in-4°, 638 p. Cet ouvrage
est divisé en deux centuries, dont la première (363 p.)
comprend trois parties : in prima incommoda, quœ in
regularium eleclionibus oriri possunt, nec usque in liane
diem prœlo subjecla, enucleaniur; in secunda remédia
assignantur; in terlia nonnulla selecla elucidanliir ; la
deuxième centurie a 13 traités (275 p.). La première
édition porte le pseudonyme « Giragi ». Quand en 1657
la peste sévit à Gênes, le P.' Jacques s'offrit aussitôt
pour soigner les malades, les assister et leur distribuer
les secours de la religion. Dans l'exercice de cette œu-
vre de charité il contracta lui-même la maladie et
mourut cette même année au couvent de la SS. Con-
cezione. Pendant l'épidémie, il composa pour les con-
fesseurs qui assistaient les pestiférés un ouvrage, dans
lequel il leur donne des conseils pour se prémunir con-
tre l'infection de la maladie : Monila necessaria
con/essariis lempore pestis ad sacramentel ministranda,
ne morbo afficiantur, in summum animarum bonum,
Cènes, 1657. Il aurait rédigé encore plusieurs autres
traités théologiques, principalement de morale, qui
sont demeurés inachevés. Notons en tin que c'est à
tort que L. Wadding et J.-H. Sbaralea affirment qu'il
s'appelait François de son nom de religion et Jac-
ques de son nom de baptême. C'est le contraire qui
correspond à la vérité, puisque dans le siècle il s'appe-
lait François et en religion Jacques.
L. Wadding, Scriptores ord. minorum, Rome, 1900, p. 92;
.1. H. Sbaralea, Suppl. ad scriptores ord. minorum, t. l,
Rome, 1908, p. 297-298; Bernard de Bologne, Bibl. scriplo-
rum ord. min. eapuccinorum, Venise, 1747, p. 130; II. Hur-
ter, Nomenclator, 3e éd., t. in, col. 1206; Fr. Z. Molfino,
I cappuccini Genovesi. Noie biograflche, Gênes, 1912, p. 50-
51, 239.
A. Teetaert.
RAGUSA Joseph, né à Giuliano (Sicile) en 1560,
entra dans la Compagnie de Jésus en septembre 1575,
enseigna les humanités et la philosophie à Paris, puis,
pendant quatorze ans, la théologie scolastique à l'a-
doue, Messine et Païenne; il mourut dans ce dernier
collège le 25 septembre 1624, après y avoir rempli
pendant huit ans la charge de préfet des études. Au-
près de ses contemporains il jouit d'une haute répu-
tation de science, de prudence et de piété.
Il publia un commentaire estimé et rare des ques-
tions de la Somme de saint Thomas concernant l'in-
carnation : Commentariorum ac dispulationum in ter-
liam partem D. Thomœ tomus unus, sacra incarnali
Yerbi myslcria perlractans, in-fol., Lyon, 1619; Com-
mentariorum... traclatio poslerior, qum est de Christo
Domino per se, hoc est de ejus unilate, of]icio, in-fol.,
Lyon, 1620. Il laissa en outre divers traités restés iné-
dits : De juslificatione, De pœnilentia, De baptismo, De
eucharislia, Commentaria in primam secundse, De na-
tura et gratia, De sacramenlis.
Sotwell, Bibl. scriptorum Soc. Jesu, 1676, p. 525; Mongi-
tore, Bibl. Sicula, t. i, 1708, p. 400-401 ; Sommervogel,
Bibl. de la Comp. de Jésus, t. vi, 1398 (1573 comme date de
naissance est une faute d'impression) ; Hurter, Nomenclator,
3" éd., t. ni, col. 646.
J.-P. Grausem.
RAISCANI Jean, jésuite hongrois. Né en 1670,
il entra dans la Compagnie de Jésus en 1688 (un an
après son frère Georges, auteur de plusieurs traités de
vulgarisation philosophique et de spiritualité, 1669-
1734); il enseigna la grammaire, les mathématiques,
la philosophie et la théologie morale, fut recteur à
Klausenbourg et à Kaschau et mourut à Tvrnau,
le 12 mars 1733.
Nous avons de lui divers ouvrages d'apologétique
et de controverse, en particulier : Ilinerarium athei ad
verilatis viam deducti, Vienne, 1704; Opusculum de
vera et falsa fidei régula, in quo ostendilur nihil posse
fide divina credi... nisi ad Ecclesix sensum et traditio-
nem recurratur, Kaschau, 1723, plusieurs fois réédité;
Peregrinus catholicus de peregrina unitaria religione
discurrens. Kaschau, 1726; Signa Ecclesix seu via
facilis in notiliam Ecclesix cathoUcœ perveniendi, Ka-
schau. 1728: Fides salutaris soli religioni romano-
càtholiçsç propria, Tvrnau, 1731.
Stôger, Scriptores prov. Auslriacœ soc. Jesu, 1856, p. 291 ;
Sommervogel, Bibl. de la Comp. de Jésus, t. VI, col. 1402-
1404; Hurter. Nomenclator, 3e éd., t. rv, col. 1051-1052.
J.-P. Grausem.
RAIIMIER DE LOMBARDIE, dominicain,
évêque de Maguelone qui mourut en 1249 pour avoir
communié à sa messe avec une hostie qu'on avait
empoisonnée à cette intention. Il ne faut pas le confon-
dre avec deux autres « Rainier de Lombardie », tous
deux dominicains comme lui : Rainier de Plaisance
et Rainier de Pise, qui suivent.
Touron, llist. des hommes illustres de l'ordre de Saint-
Dominique, t. i, 1743, p. 310-313; Gallia christ., t. VI, col.
7(17.
M. -M. GORCE.
RAINIER DE PISE, très probablement domi-
nicain qui vécut dans la première moitié du xive siè-
cle. Il a laissé un ouvrage extrêmement important, sa
Panthcologia. C'est un dictionnaire de théologie où les
matières sont disposées par ordre alphabétique, trai-
tées succinctement, mais assez à fond néanmoins,
pour qu'apparaisse clairement la doctrine personnelle
de l'auteur. Il ne suffit pas d'alléguer, comme on le
fait habituellement, (pie Rainier s'est borné « au choix
des auteurs les plus estimés et les plus recommandables
par leur orthodoxie et la solidité de leur doctrine pour
composer un seul ouvrage qui renfermât en abrégé
tout ce qui se trouve répandu en une infinité d'autres ».
Ce jugement superficiel est dû, sans doute, à une in-
terprétation erronée du prologue du livre. En vérité,
ce n'est pas seulement un dictionnaire de théologie,
c'est un dictionnaire d'inspiration thomiste. Par la
disposition des matières, il se trouve même que le do-
minicain Hainier de Pise est un témoin facile à consul-
ter (plus facile à consulter par exemple que Capréolus,
d'ailleurs plus tardif) sur l'état du thomisme, ou du
moins d'une théologie traditionnelle, moins d'un siècle
après saint Thomas, à une époque où le grand théo-
logien était déjà canonisé par Jean XXII et, avant le
succès de Scot parmi les franciscains, était considéré
comme le premier des maîtres en théologie le doclor
communis. Répandu peu à peu en copies manuscrites,
la Panthéologie devint célèbre au xve siècle. Elle a été
éditée plusieurs fois en incunables (1474, Nuremberg;
1477 et 1486, Cologne). Le xvie siècle lui maintint sa
faveur (rééditions en 1519, 1529, 1583). Au xvne siècle,
elle n'était décidément plus au courant des nouveaux
travaux des théologiens. Aussi Jean Nicolai qui la
réédita, 3 in-fol., en 1655 (voir Nicolaï Jean) dut-il
ajouter des développements sur diverses matières con-
troversées depuis l'entrée dans la lice théologique des'
jésuites et des jansénistes. Il n'en reste pas moins
qu'en dehors de ces points spéciaux l'ouvrage médié-
1643
RAINIER DE PISE
RAINOLDS (GUILLAUME
1644
val gardait sa valeur, et que, si l'on voulait faire, non
pas un dictionnaire de théologie générale, mais un
dictionnaire thomiste, comme on en a parfois émis la
prétention, le mieux serait encore de reprendre la
vénérable Pantheologia déjà complétée par Nicolaï.
Cependant le principal intérêt de la Pantheologia (qui
a peut-être été commencée dès 1301), n'est pas là.
Il est dû a ce (pie ce livre représente une interpréta-
tion pour ainsi dire authentique de la théologie tra-
titionnelle, avant qu'on ait essayé de l'utiliser, de
l'accentuer contre des théologies modernes. On s'aper-
çoit alors (pie la probabilité morale est au Moyen Age
presque une certitude morale, ce qui n'est pas sans
intérêt pour les thèses du probabiliorisme. On s'aper-
çoit aussi que la théorie thomiste de la liberté humai-
ne n'a rien à voir avec la théorie des jansénistes sur ce
sujet, tout en sauvegardant l'active présence de Dieu
partout, dans les destinées comme dans les conscien-
ces. Nicolaï jouait un tour aux jansénistes en réédi-
tant Rainier. Le thomisme de Rainier est d'ailleurs
accueillant, en particulier pour saint Bonaventure et
pour la Somme dite d'Alexandre de Halès.
Quétif-Écliard,.S'en'p/orcs orrf. prxd.,t. i, 1710, p. 633-036.
M. -M. GORCE.
RAINIER DE PLAISANCE ou RAINIER
SACCHONI (1190-1258), ancien évèque /autistes)
cathare, devenu inquisiteur dominicain à Plaisance,
après avoir été dix-sept ans non seulement hérétique,
mais ■ hérésiarque ». Il procéda avec une telle rigueur
contre ses anciens coreligionnaires qu'il fut chassé de
la ville par le tyran l'berto l'alavicini et par ses alliés
1rs Turriani de Milan qui s'appuyaient sur les héré-
tiques. Rainier de Plaisance a laissé deux ouvrages :
1° Une Summa de catharis et leonistis seu pauperibus de
Lugduno, éditée à Paris, 1548; rééditée dans Martène
et Durand, Thésaurus noiuis anerdolorum. t. v, 1719,
col. 1559-1775; 2° Un Liber aduersus waldenses, édité
par Gretser en 1613, puis dans la Bibliotheca Patrum,
Lyon, t. xxv. Les livres de Rainier de Plaisance, en
particulier pour ce qui concerne les cathares, sont
d'une grande exactitude et d'une grande netteté dans
l'exposé des doctrines hérétiques. On a pu s'en rendre
compte là où il était corroboré par d'autres ouvrages,
par exemple dans l'exposé de la doctrine docète con-
traire à la maternité de Marie. Nous connaissons par
Rainier les idées précises d'un doctrinaire cathare,
Jean de Lugio. L'ancien évêque cathare Rainier avait
lu le livre de Jean de Lugio, et il était sur ce point
mieux renseigné (pie les autres cathares, car on n'avait
pas osé publier parmi eux cette théologie plus appro-
fondie de leur doctrine, de crainte que des controver-
ses opposassent davantage encore ceux qui étaient
plus manichéens et ceux qui l'étaient moins. A la dif-
férence de Monéta de Crémone, (voir art. Moneta)
qui expose longuement les doctrines cathares et les
réfute plus longuement encore, Rainier ne réfute pas
du tout et se borne à exposer brièvement ces diverses
thèses cathares, pour que les inquisiteurs puissent les
reconnaître. Mais il est néanmoins assez analytique
pour distinguer les diverses écoles cl opinions des héré-
tiques. C'est en cela surtout qu'il nous est précieux et
qu'il a été utilisé pertinemment par E. Broeckx. Il mé
rite bien l'intérêt que lui porte Ch. Mobilier dans ses
études sur l'Inquisition. Encore faut-il le compléter
par Monéta. surtout si l'on veut se faire une idée des
polémiques entre cathares et orthodoxes.
Il est un point sur lequel la Summa de Rainier laisse
dans un grand embarras ; c'est en ce qui concerne le
nombre total des hérétiques cathares dans la chré-
tienté : In toto mundo non sunt calhari utriusque seras
numéro quatuor millia et diela eompulatio pluries nlini
fada es/ inler eos. C. vu, On ne peul se résoudre
à admettre que les croyances cathares au nom des-
quelles des villes entières se sont soulevées contre la
chrétienté n'aient jamais entraîné en tout que quatre
mille personnes. Cependant, il ne faudrait pas faire
état de cette anomalie apparente dans le texte de Rai-
nier pour discréditer d'une manière ou d'une autre son
témoignage sur la théologie cathare. En réalité ca-
thare, du grec xaôocpoç signifie pur. Les cathares pro-
prement dits étaient ceux qui avaient reçu le consola-
mentum, c'est-à-dire, les clercs, les ascètes, les théolo-
giens du système. Comme dans toutes les formes de
manichéisme, la différence était grande entre les per-
sonnages régulièrement religieux et l'ensemble du
peuple qui méritait moins le nom de fidèle que le nom
de sympathisant. Et voilà comment une apparente
anomalie d'un texte de Rainier peut permettre de ré-
soudre vraiment un problème parfois agité par les his-
toriens, celui du nombre des cathares. Il n'y a jamais
eu plus de quatre mille clercs à connaître la théologie
compliquée et à pratiquer la morale inhumaine des
albigeois. Mais au peuple on demandait moins une
affiliation qu'une sympathie. Une bonne partie des
populations du Nord de l'Italie et du Midi de la Fran-
ce flottaient ainsi entre des restes d'affiliation au ca-
tholicisme et des poussées de sympathies en faveur des
clercs cathares. C'est ce qui explique à la fois le danger
de l'hérésie subtilement proposée, la vigueur de la
répression, la complète disparition non seulement de
l'hérésie mais de ses traces, par exemple de ses livres
qui étaient peu répandus et que l'Inquisition put faci-
lement faire brûler.
Ch. Mobilier, Un traité inédit du XIII' siècle contre les albi-
geois, dans Annales de lu faculté des lettres de Bordecux,
1RS?,, p. 15; E. Brœckv, l.e catharisme, Hoogstraten, 1916;
.1. Guiraud, Histoire de l' Inquisition au Moyen Age, t. i,
Paris, 1035, p. xxm-xxiv; Fabricius, Bibliotheca lalina
média- et in futur latinitatis, t. v, p. 350-351 ; Quétif-Échard,
Scriptnres ord. pned., t. i, 1717, p. 154-155; Touron, His-
toire des hommes illustres de l'ordre de Saint-Dominique, t. i,
1743, p. 313-310.
M.-M. Gorce.
RAINOLDS Guillaume, né vers 1544 aux en-
virons d'Exeter, fit ses études à Oxford, à Winchester
School et à New-Collège, où il devint fellow en 1560,
bachelier es arts en 1563, et maître es arts en 1567. Il
reçut vers ce moment les ordres dans l'Église anglicane
et exerça pendant quelque temps le ministère pastoral.
Sous l'influence d'Allen, le futur cardinal, il se conver-
tit au catholicisme, passa sur le continent à Louvain,
puis à Douai; c'est à Rome qu'en 1575 il fut reçu dans
l'Église. Rentré à Douai, il s'inscrivit au collège an-
glais, en 1 577, puis au même collège, à Reims. Ordonné
prêtre à Douai en 1580, il ne tarde pas à devenir pro-
fesseur de théologie au collège anglais de Reims. Les
dernières années de sa vie se passèrent à Anvers, où
il administrait l'église du béguinage. C'est là qu'il
mourut le 24 août 1594.
Il a laissé : 1. .1 réfutation of sundry reprehensions,
awils and false sleighles by which M. Whilaker tabou-
ret h In de/ ace Ihe laie english translation and catholic
annotations of the New Testament, and Ihe Book of
discoverg of heretical corruptions, Paris, 1583, in-8°;
c'est une défense de la traduction anglaise du Nou-
veau Testament, qu'avait entreprise Gr. Martin, et à
laquelle il avait lui-même travaillé; cette traduction
avait paru à Reims en 1582. — ■ 2° De jusla Reipu-
blicce <hris/ian:c in reges impies et lucreticos aulhoritale,
Anvers, 1592. in-8°, sous le pseudonyme de Guliel-
mus Rossœus. 3. Treatise contegning Ihe truc calho-
like and apostolike faith of Ihe Holg Sacrifice and Sacra-
mcni ordegned loi Christ al lus last Suppcr, with a decla
ration of Ihe Berengarian hérésie renewed in our age,
Anvers, 1593. ln-8°. I" Caloino-Turcismus, /. e. cal-
1645
RAINOLDS (GUILLAUMK
RAISON
1646
vinislicas pcrfidiœ cum mahumelana collatio et ulrius-
que seclœ confutatio, Anvers, 1597, Cologne, 1603, in-8°.
Pits, De illustribus Anglia- scriptoribus, an. 1594; source
où ont puisé Feller, Richard et Giraud, Glaire; notice plus
complète dans Dictionary o/ national biography, t. XXVII,
1896, p. 182.
É. Amann.
RAISON. — Cet article veut être simplement
une sorte de répertoire des points de doctrine touchés
par le magistère de l'Église relativement à la raison
humaine. Nous rappellerons donc l'enseignement de
l'Église touchant : 1° La valeur et l'usage de la rai-
son en matière religieuse. 2° Les rapports mutuels de
la raison et de la foi.
I. Valeur et usage de la raison humaine en
matière religieuse. — La valeur de la raison hu-
maine en vue d'une connaissance certaine des vérités
religieuses étant une question primordiale dans l'éco-
nomie du salut, l'Église a défendu contre les scepti-
ques, les idéalistes et les fidéistes la valeur de la rai-
son, précisant même quelles vérités religieuses d'ordre
naturel notre raison était capable d'atteindre sans le
secours de la grâce et sans la lumière de la foi, tout
en rappelant les limites dans lesquelles doit se mainte-
nir la raison, qui, étant faillible, peut errer et doit
savoir s'imposer ces limites.
1° Possibilité d'une connaissance certaine de vérités
naturelles par la seule raison. — Il y a d'autres certi-
tudes pour l'homme que celles de la foi. Prop. 1 1 de
Nicolas d'Autrecourt, condamnée par Clément VI,
Denzinger-Bannwart, n. 558. Sur la doctrine de Nico-
las d'Autrecourt, voir ici t. xi, col. 561 sq. — Sans
la révélation et la grâce, la raison, même non éclairée
par la foi, peut connaître certaines vérités religieuses.
Prop. 22 de Baïus, condamnée par saint Pie V, Denz.-
Bannw., n. 1022. Voir t. n, col. 70; prop. 41 de Ques-
nel, condamnée par Clément XI, Denz.-Bannw.,
n. 1391. Les thèses que Bautain dut souscrire sont
une manifestation nouvelle et plus explicite de cet
enseignement. Denz.-Bannw., n. 1622-1627. On
notera tout particulièrement la promesse que la S. C.
des Évêques et Béguliers lui fit souscrire, le 26 avril
1844, de ne jamais enseigner « qu'avec la raison seule
on ne puisse avoir la science des principes ou de la
métaphysique, ainsi que des vérités qui en dépendent,
comme science tout à fait distincte de la théologie sur-
naturelle qui se fonde sur la révélation divine ». Denz.-
Bannw., n. 1627, note. Voir ici, t. n, col. 482, 483.
Bonnetty dut pareillement reconnaître que « l'usage
de la raison précède la foi ». Denz.-Bannw., n. 1651.
Voir ici, t. n, col. 1024, et Foi, col. 189-190. — Même
enseignement relatif à la part que la philosophie, par
l'usage de la seule raison, peut avoir normalement
dans l'acquisition de la vérité, dans l'encyclique Gra-
uissimas inler de Pie IX contre Frohschammer. Denz.-
Bannw., n. 1670. — Le concile du Vatican ne fait que
confirmer ces enseignements antérieurs en déclarant
dans la session in, c. iv, De fide et ratione : « L'Église
catholique s'est toujours accordée à admettre et elle
tient qu'il y a deux ordres de connaissance distincts,
non seulement par leur principe, mais encore par leur
objet : par leur principe, parce que nous connaissons
dans l'un, au moyen de la raison naturelle, dans l'autre
au moyen de la foi divine; par leur objet, parce que,
outre les vérités auxquelles la raison naturelle peut
atteindre, l'Église propose à notre foi des mystères
cachés en Dieu, qui ne peuvent être connus que par
la révélation divine... » Denz.-Bannw., n. 1795.
2° Précisions fournies par le magistère relativement
aux vérités déterminées, dont la connaissance certaine
est du domaine de la raison. — L'Église ne signale
expressément que les vérités qui ont un rapport avec
la foi et la vie religieuse. Sans doute, la connaissance
de ces vérités présuppose la valeur objective des
grands principes directeurs de la connaissance : prin-
cipe d'identité, principe de raison suffisante et de cau-
salité, principe de finalité. La valeur de ces principes
pour la raison humaine est suffisamment marquée
dans les assertions générales rappelées au paragraphe
précédent et dans les déterminations plus précises
qui suivent.
1. La première et la plus importante des vérités
signalées par l'Église comme pouvant être connue
avec certitude par la raison humaine est l'existence de
Dieu. Thèses de Bautain, n. 1, Denz.-Bannw., n. 1622;
prop. 2, contre Bonnetty, Denz.-Bannw., n. 1650;
encyclique Gravissimas inler, Denz.-Eannw., n. 1670.
Le concile du Vatican a même fait de cette assertion
un dogme de la foi. Sess. m, c. n et can. 2, Denz.-
Bannw., n. 1785, 1806. Voir ici Dieu, t. iv, col. 824 sq.
Le serment antimoderniste de Pie X a précisé que
cette connaissance de l'existence de Dieu par la
lumière naturelle de la raison était réalisée par une
véritable démonstration : cerlo cognosci, adeoque de-
monstrari etiam posse pro/ileor. Denz.-Bannw., n. 2145.
La thèse 1 souscrite par Bautain portait d'ailleurs
que « le raisonnement peut prouver avec certitude
l'existence de Dieu ». 11 avait également promis « de
ne pas enseigner que, avec les seules lumières de la
droite raison..., on ne pût donner une véritable dé-
monstration de l'existence de Dieu ». Denz.-Bannw.,
n. 1622, 1627, note 2. Même formule dans la deuxième
assertion contre Bonnetty, n. 1650, et dans l'ency-
clique contre Frohschammer, n. 1670. Tant de concor-
dance dans l'explication philosophique du cerlo
cognosci posse font incliner certains auteurs à proposer
la possibilité de la démonstration de l'existence de
Dieu également comme un dogme de foi, alors que la
majorité des théologiens la considèrent simplement
comme une vérité proche de la foi. Pie XI se contente
d'affirmer que « le dogme solennellement promulgué
au concile du Vatican a été interprété parfaitement
(prœclare) par Pie X ». Encycl. Studiorum ducem,
29 juin 1923, Acta sanclœ Sedis, 1923, p. 317.
2. L'infinité des perfections divines (contre Bau-
tain, thèse 1, Denz.-I5annw., n. 1622); la nature et les
attributs divins (encycl. Gravissimas inler., n. 1670);
Dieu principe et fin de toutes choses (Conc. du Vatican,
sess. m, c. n, n. 1785) vraisemblablement aussi l'attri-
but de créateur (id., can. 1, n. 1806), telles sont les
autres vérités se rapportant à Dieu et que le magistère
considère comme accessibles à la raison laissée à ses
seules lumières.
3. Parmi les vérités anthropologiques, le magistère
a indiqué comme accessibles à la raison humaine, la
spiritualité, l'immortalité de l'âme (troisième proposi-
tion souscrite par Bautain, sur l'ordre de la S. C. des
Évêques et Béguliers, Denz.-Bannw., n. 1627, note
2). La deuxième proposition contre Bonnetty rap-
pelle que la raison peut « prouver la spiritualité et la
liberté de l'âme raisonnable ». Denz.-Bannw., n. 1650.
4. L'Église a surtout insisté sur la possibilité pour
la raison humaine d'arriver par ses seules lumières à la
connaissance certaine des motifs de crédibilité, ou pré-
ambules de la foi. Voir prop. 21 janséniste, condamnée
par Innocent XI, Denz.-Bannw., n. 1171 (cf. ici
l'art. Foi, col. 192), dont il faut rapprocher la prop. 25
du décret Lamentabili, Denz.-Bannw., n. 2025 (cf. Foi,
col. 194). Certains documents énumèrent divers motifs
de crédibilité : la divinité de la révélation mosaïque.
prouvée avec certitude par la tradition orale et
écrite de la synagogue et du christianisme (thèse 2
souscrite par Bautain, Denz.-Bannw., n. 1623) ; la
vérité de la révélation chrétienne, prouvée par les
miracles de Jésus-Christ, et dont la réalité nous est
attestée avec certitude par des témoins oculaires,
1647
RAISON
1648
eurs affirmations nous étant rapportées dans le
Nouveau Testament et la tradition orale et écrite de
tous les chrétiens (thèse 3, n. 1624; cf., th. G, n. 1627).
Préludant aux déclarations du concile du Vatican,
Pie IX, dans l'encyclique Qui plnribus, contre les
hermésiens, 9 novembre 1846, rappelle que le rôle de
la raison est de « chercher avec soin le fait de la révéla-
tion, de sorte qu'il lui apparaisse avec certitude que
Dieu a parlé », ou encore qu' « elle connaisse claire-
ment et ouvertement, par des arguments très solides,
que Dieu lui-même est l'auteur de la foi », c'est-à-dire
de la vérité révélée. Denz.-Bannw., n. 1G37, 1639.
En tin, le concile du Vatican expose et canonise la
doctrine du magistère sur ce point, et ici encore, le
texte conciliaire a été rappelé par Pie X dans le ser-
ment antimoderniste. Voir les textes à Miracle,
t. x, col. 1799, et Denz.-Bannvv., n. 1707, 1790, 21 15.
On peut ajouter aussi le paragraphe concernant le
motif de crédibilité constitué par l'Église elle-même.
Denz.-Bannvv., n. 1794. Voir Propagation admi-
rable du christianisme, t. xiii, col. 693.
Léon XIII a bien mis en relief le rôle de la raison
dans la connaissance des préambules de la foi. Encycl.
.Elerni Palris. Voir Foi, col. 190.
3° Limites dans lesquelles doit se maintenir la raison.
— C'est le troisième point touché par le magistère.
Contre le rationalisme de toute sorte, l'Église rappelle
que la raison n'est pas le seul moyen de connaître la
vérité religieuse. Elle doit donc cantonner son acti-
vité dans le domaine qui lui est proportionné, et ne
pas vouloir pénétrer, prétendant les expliquer par-
faitement, dans le domaine des vérités surnaturelles.
Encycl. Mirari vos, 15 août 1832, Denz.-Bannw.,
u. 1G16; bref Dum acerbissimas, 26 septembre 1835,
n. 1618; encycl. Qui pluribus, n. 1636; allocution
Singulari quadam, 9 décembre 1854, n. 1642; bref
Eximiam luam, 15 juin 1857, n. 1655; epist, Gravis-
simas inter, n. 1669, 1671, 1673; epist. Tuas libenler,
21 décembre 1863, n. 1682; Syllabus, prop. 9, n. 1709;
prop. 25 de Bosmini, n. 1915. La vérité qui se
trouve rappelée dans ces différents documents est
authentiquement proposée par le concile du Vatican,
sess. in, c. iv : « Jamais la (raison humaine) n'est
rendue capable de pénétrer (les mystères) comme des
vérités qui constituent son objet propre », et can. 1,
Denz.-Bannw., n. 1796, 1806. Voir Mystère, t. x,
col. 2587-2588.
Puisque la vérité révélée relève d'un autre domaine
que de celui de la raison, il s'ensuit donc que la raison
n'est pas absolument autonome : elle doit être, comme
le déclare le concile du Vatican, entièrement soumise
à la Vérité incréée et donc aux vérités que celte
Vérité se plaît à nous faire connaître. Sess. m, c. m,
De fide, n. 1789, de telle sorte que l'anathôme est
prononcé contre « quiconque affirme une telle indé-
pendance de la raison humaine, que la foi ne lui
puisse pas être commandée par Dieu », n. 1810.
Impossible donc de confondre la raison et la religion.
Allocution Singulari quadam, n. 1642; cf. Syllabus,
prop. 8, n. 1708.
Aussi Grégoire XVI et Pie IX ont-ils à plusieurs
reprises mis en garde contre une trop grande confiance
en la raison, laquelle, étant humaine, est faillible.
Cf. bref Dum acerbissirnas, n. 1618; encycl. Qui pluri-
bus, n. 1634. C'est même sur cette constatation que le
concile du Vatican fondera sa doctrine de la nécessité
morale de la révélation pour les vérités religieuses
d'ordre naturel. Voir plus loin.
De cette dépendance de la raison par rapport à la
vérité révélée découlent aussi les considérations
pontificales sur la limite à imposer à la liberté d'opi-
ner, de dire, d'écrire. Cf. encycl. Mirari uns, n. 161 1;
epist. Gravissimas inter, n. 1666, 1674; epist. Tuas
libenler, n. 1679; encycl. Quanta cura, n. 1690; Syl-
labus, prop. 79, n. 1779; encycl. Immorlale Dei,
n. 1877; encycl. Liberlas, prœstantissimum, n. 1932.
II. Bapports mutuels de la raison et de la foi.
— L'enseignement du magistère sur ce point peut se
résumer en quelques assertions :
1° La raison et la révélation (la foi), provenant tou-
tes deux de la même Vérité incréée, ne peuvent se contre-
dire. — Déclaration du Ve concile du Latran, Denz.-
Bannw., n. 738; et surtout du concile du Vatican :
« Bien que la foi soit au-dessus de la raison, il ne sau-
rait pourtant y avoir jamais de véritable désaccord
entre la foi et la raison, attendu que le Dieu qui
révèle les mystères et répand la foi en nous est le
même qui a mis la raison dans l'esprit de l'homme,
et qu'il est impossible que Dieu se renie lui-même, ou
qu'une vérité soit jamais contraire à une autre vérité. »
Sess. m, c. iv, n. 1797; can. 2, n. 1817.
2° La raison prêle son concours à la foi. — 1. Pour
défendre les vérités de foi du reproche de contradiction.
C est en ce sens qu'on peut dire que la raison protège
et justifie en quelque sorte la foi. Cette idée est sous-
jacente dans l'encyclique de Pie IX Qu; pluribus sur
les rapports de la foi et de la raison, Denz.-Bannw.,
n. 1634; et elle est rappelée d'un mot par le concile
du Vatican, sess. ni, c. iv, n. 1799. Saint Thomas l'a
exprimée d'une heureuse façon dès le début de la
Somme théologique : « La science sacrée n'ayant pas
de supérieure, devra elle aussi disputer contre celui
qui nie ses principes. Elle le fera au moyen de preuves
proprement dites si l'adversaire concède quelque
chose de la révélation; c'est ainsi que par des appels
à la doctrine sacrée, nous formons des arguments
d'autorité contre les hérétiques et, au moyen d'un
dogme, combattons ceux qui en nient un autre. Que si
l'adversaire ne croit rien des choses révélées, il ne reste
plus de moyen de lui prouver par la raison les articles
de foi; mais on peut réfuter, s'il y a lieu, les raisons
qu'il y oppose. Comme en effet la foi s'appuie sur
l'infaillible vérité et comme, évidemment, le contraire
du vrai n'a jamais de bonne preuve, il est manifeste
que les preuves prétendues qu'on apporte ne sont pas
de vraies démonstrations, mais des arguments solu-
bles. » la, q. r, a. 8.
2. Pour entrer dans quelque intelligence, des mystères.
- ■ Ce rôle de la raison par rapport à une certaine
intelligence des vérités révélées a été maintes fois
rappelé par le magistère. Il suffit de rappeler ici l'as-
sertion capitale du concile du Vatican, sess. m, c. iv,
Denz.-Bannw., n. 1796. Voir le texte dans l'art.
Mystère, t. x, col. 2587-2588, avec son commentaire,
col. 2594-2598.
3° La foi prête son concours à la raison. — 1. En lui
facilitant l'acquisition des vérités religieuses même
d'ordre simplement naturel. — Étant données la fai-
blesse de l'intelligence humaine, la facilité avec la-
quelle, surtout après le péché originel, elle est encline
à l'erreur, la difficulté pour le grand nombre de s'appli-
quer à l'étude des vérités religieuses et morales, la
révélation vient au secours de la raison. C'est en se
plaçant à ce point de vue concret (pie le concile du
Vatican définit la nécessité morale de la révélation
pour l'acquisition des vérités qui, par elles-mêmes, ne
dépasseraient cependant pas la capacité de la raison
humaine : « On doit, il est vrai, attribuer a cette
divine révélation (pie les points qui, dans les choses
divines, ne sont pas par eux-mêmes inaccessibles à la
raison humaine, puissent aussi dans la condition pré-
sente du genre humain, élre connus de tous sans diffi-
culté, avec une ferme certitude ri à l'exclusion de toute
erreur ». Sess. m, c. n, Denz.-Bannw., n. 1786. Voir
Révélation.
2. En lui apportant un surcroît de lumière, même
1649
RAISON
RAMIÈKK (HENRI
1650
dans l'élude des vérités d'ordre naturel. - En elïet, les
mystères proprement dits, enseignés par la révéla-
tion, sont traduits en notre esprit çn des idées em-
pruntées aux données rationnelles. Notre raison en
possède ainsi, comme on l'a dit plus haut, une cer-
taine intelligence. Et cette intelligence même nous
oblige à appliquer aux mystères les notions philoso-
phiques reçues et ainsi à en préciser la signification et
la portée, afin d'éliminer du dogme toute contradic-
tion. Ainsi, dans l'exposé du mystère de la Trinité, la
philosophie chrétienne trouve occasion de préciser la
notion philosophique de relation; clans le mystère de
l'incarnation, les notions de personne et de nature;
dans le mystère de l'eucharistie, les notions de sub-
stance et d'accident, ainsi que la notion de présence
locale; dans l'étude des sacrements, la notion du
siyne et de la cause instrumentale; dans l'étude des
vertus, celle des habitudes, etc.
Ce double rôle de la foi par rapport à la raison est
clairement indiqué par le concile du Vatican : « Éclai-
rée de la lumière (de la foi), la raison cultive la science
des choses divines et la foi délivre et préserve la raison
des erreurs et l'instruit de connaissances multiples. »
Sess. m, c. iv, Denz.-Bannw., n. 1 79*->.
Tout ce paragraphe du concile du Vatican serait
d'ailleurs à transcrire ici en mode de conclusion. Car,
tout en rappelant le soutien mutuel que doivent se
donner foi et raison, il maintient la distinction fon-
damentale du champ d'investigation de l'une et de
l'autre et pose ainsi le principe cpii discrimine la
méthode rationnelle de la méthode d'autorit'-, tout
en affirmant le primat de la vérité révélée sur la
vérité rationnelle, celle-ci ne devant jamais professer
d'erreurs qui la mettent en opposition avec celle-là et
devant toujours s'interdire de sortir de son domaine,
pour envahir et troubler le domaine de la foi. En ces
quelques notes sur les rapports de la foi et de la rai-
son se trouvent condensés les éléments de solution du
problème si discuté de nos jours de la possibilité
d'une ■ philosophie chrétienne ». Voir l'art. Philo-
sophie, t. xii, col. 1460-1494.
.T. -M. Vacant, Éludes théologiques sur les constitutions du
concile du Vatican, Paris, 1895, t. i, art. 20-25; 30-32;
55-60; 65-67; t. n, art. 97-100; 114-116; 122; 124-135;
R. Garrigou-La-îranse, De revelatione, Paris, 1918, t. i,
C. xm, xv; t. Il, p issim; J.-V. Bninvel, Foi, Fidéisrn", d ins
le Dictionnaire apologétique de ht foi catholique, l. il, col. 17-
94.
A. Michel.
RAM 1ÈRE Henri, né à Castres, diocèse d'Albi,
en 1821, entré dans la Compagnie de Jésus en 1839,
enseigna longtemps la théologie au scholasticat de
Vais, près Le Puy, puis, les quatre dernières années de
sa vie, à l'Institut catholique de Toulouse, où il mou-
rut en 1884. Organisateur de V Apostolat de la prière et
fondateur du Messager du Cœur de Jésus, il assista au
concile du Vatican comme théologien de l'évêque de
Beauvais et comme procureur de l'archevêque de
Chambéry; à cette occasion, il publia de Rome, en sup-
plément hebdomadaire au Messager, un Bulletin du
concile, dont les 36 numéros (16 décembre 1869-
20 août 1870) constituent une source d'histoire qui
n'est pas à dédaigner. On peut y suivre, en particu-
lier, les controverses sur l'infaillibilité, dans lesquelles
il intervint lui-même par plusieurs écrits : Les contra-
dictions de Mgr Maret. L'abbé Gratry et Mgr Dupan-
loup: — L'abbé Gratrij, le pseudo- Isidore et les défen-
seurs de l'Église romaine; — La mission du concile
révélée par l'abbé Gratry; — Le programme du concile
tracé par Mgr l'évêgue d'Orléans.
En dehors de ces brochures et de ses cours de pro-
fesseur, son œuvre proprement théologique n'a rien de
technique ou de spéculatif. Le P. Ramière est d'abord
un publiciste, qui sait la théologie a fond et qui la fait
parler sur les questions à l'ordre du jour des préoccu-
pations catholiques. Ainsi prend-il position contre le
traditionalisme et contre l'ontologisme, en se fai-
sant le promoteur du retour à la philosophie tradition-
nelle, surtout dans saint Thomas : De l'unité dans
l'enseignement de la philosophie au sein des écoles ca-
tholiques d'après les récentes décisions des congrégations
romaines (1852). Ainsi fait-il voir où est l'erreur fonda-
mentale du libéralisme catholique dans : L'Église et la
civilisation moderne, repris quelques mois après dans
Les espérances de V Église (1861). Les doctrines romaines
sur le libéralisme envisagées dans leurs rapports avec le
dogme chrétien et avec les besoins des sociétés moder-
nes (1869), et articles nombreux dans les Études
de 1874-1875 et juillet 1879. Nombreux articles aussi
sur divers sujets d'actualité, surtout après 1870, dans
les revues catholiques de l'époque : Lettre à M. le che-
valier Bonnetty (Annales de philosophie chrétienne,
avril 1873>; — La doctrine de l'école franciscaine sur le
sacrement de pénitence (Rev. des se. ecclés., 1873 et
1874); — La théologie scolastique (Études, 1858); —
Les études ecclésiastiques en France (ibid., décem-
bre 1873); — • Le mouvement catholique de l'angli-
canisme (Rev. du monde cathol., t. xiv et xv); — Les
« courants de la pensée religieuse » de Gladstone (Études,
juillet 1876); — Le prêt d'argent des anciens théologiens
comparé à celui des moralistes modernes (Bulletin de
l'Institut catholique de Toulouse, 1884); — - La question
sociale et le Sacré-Cœur; — L'ordre social chrétien (As-
sociation catholique, t. i et vu, et Rev. calh. des institu-
tions et du droit, t. xii).
Mais le P. Ramière est surtout le théologien de l'É-
glise, de la vie surnaturelle et du Sacré-Cœur. Son ou-
vrage : Les espérances de l'Église (1861) unit fortement
entre eux ces trois objets de son incessante activité.
Le but immédiat du livre est de rechercher si les exi-
gences et les aspirations du monde moderne peuvent
faire craindre pour l'avenir de l'Eglise. La réponse est
franchement optimiste. La tendance dans laquelle se
résument les aspirations nouvelles des peuples est
celle qui les pousse à l'unité. Or, c'est aussi à cpioi est
ordonnée l'Église. Cependant, le vrai fondement des
espérances à avoir pour elle est le rôle qui lui est assi-
gné dans le plan de Dieu sur chaque homme en parti
culier et sur l'humanité tout entière : continuer et
communiquer la vie de Jésus-Christ, afin qu'en lui et
par lui s'établisse le règne de Dieu. Tel est le point où
le P. Ramière demande aux catholiques de se placer
pour apprécier le rôle et les espérances de l'Église : au
point de vue d'où le souverain ordonnateur du monde
dirige les événements humains. Le théologien se tient
donc lui-même au centre de la doctrine catholique. Et
telle est, en efi'et, la note propre du P. Ramière : à
une époque où les écrivains catholiques semblent
n'aborder la question religieuse que les yeux fixés sur
ceux du dehors, lui s'adresse d'abord à ceux du dedans.
Le livre L'apostolat de la prière, publié en 1859 et fré-
quemment réédité depuis, est aussi tout pour eux; il
leur rappelle le devoir et le moyen de contribuer eux-
mêmes à la réalisation du plan de Dieu dans la créa-
tion et l'incarnation. Pour cela, il leur est indispensa-
ble de s'unir à celui cpii est le chef et le centre de cet
ordre surnaturel et de s'associer aux incessantes aspi-
rations de son cœur vers V Advenial regnum tuum.
Ainsi l'homme atteint-il sa fin personnelle, qui est la
participation à la vie même de Dieu, et ainsi concourt-
il à faire pénétrer partout les principes chrétiens, qui
assurent le règne du Christ dans la société comme dans
les individus.
Cette doctrine, incessamment reprise dans les arti-
cles du Messager d'où ont été tirés ensuite les deux
volumes : Le cœur de Jésus et la divinisation du chré-
lil.M
RAMIÈRE (HENRI) — RANGÉ (ARMAND DE;
1G52
tien et Le règne social du cœur de Jésus, résume toute
sa théologie et exprime le sens auquel il s'est fait l'apô-
tre du culte du sacré-cœur. Il ne s'agit pas pour lui de
confrérie à promouvoir ou d' œuvre surérogatoire à
accomplir; sa préoccupation unique est de faire saisir
au commun des chrétiens les réalités sublimes, que met
à leur portée le christianisme considéré dans ce qu'il a,
à la fois, de plus simple, de plus élevé et de plus central.
Le succès répondit à ses elïorts. L'optimisme chaleu-
reux et confiant qui anime ses publications leur assura
un rayonnement considérable. Peu de théologiens ont
exercé plus d'influence sur le développement de la
piété catholique; aucun n'a autant contribué à lui
donner le goût de la doctrine.
E. Rcgnault et Cavallera : Henri Ramière, dans le Messa-
ger d'à cœur de Jésus, juillet 1021 ; Sommervogel, Bibl. de la
Comp. de Jésus, t. vi, col. 1416-1432; Bumichon, La Com-
pagnie de Jésus en France, t. iv; Parra, Galtier, Romeyer
et Di.don, Le P. IL Ramière, Toulouse, 1934.
P. Galtier.
RAM IREZ Vincent, jésuite espagnol. Né a
Madrid en 1652, il entra dans la Compagnie de Jésus
en 1667, enseigna pendant 28 ans la théologie à Alcala
et mourut recteur de Madrid en 1721. Au dire des
Mémoires de Trévoux (1703, p. 562), il était « un des
plus habiles théologiens » d'Espagne.
Nous avons de lui deux ouvrages : De divina prsedes-
tinalione sanclorum et impiorum reprobalionc, 2 vol.
in-fol., Alcala 1702; De scienlia Dei, 2 vol. in-fol., Ma-
drid 1708. Dans le premier l'auteur applique au pro-
blème de la prédestination le système de la science
moyenne et réfute les solutions opposées. La prédes-
tination à la gloire est antérieure à la prévision des
mérites. Il n'y a pas de réprobation avant la prévision
des péchés. L'autre ouvrage traite de la science divine
en général; le deuxième volume est consacré spéciale-
ment à établir et défendre la science moyenne. Dans
ces questions difficiles l'auteur fait preuve d'une
grande pénétration, de clarté et d'une louable modéra-
tion dans la controverse.
Mémoires de Trévoux, avril 1703, p. 562-573; sept. 1710,
p. 1632-1641 (analyse des deux ouvrages); Sommervogel,
Bibl. de la Comp. de Jésus, t. vi, col. 1432; Ilurter, Nomen-
clalor, 3e éd., t. IV, col. 1018.
J.-P. Grausem.
RAM IS Antoine, frère mineur espagnol de la
province de Majorque, dont l'activité littéraire doit
se situer dans la seconde moitié du xviii6 siècle. Parmi
les rares détails que nous avons pu trouver au sujet de
son existence, il faut noter qu'en 1768 il habitait au
couvent de l'aima de Majorque, où il composa un
Tractalus summulislicus juxta nientetn solisEcclesiir seu
Augustinus intuitus, ms. de 212 p. conservé dans le
cod. 413 de la bibliothèque provinciale de Majorque.
Il est aussi l'auteur d'un Viridarium scoiieum, rédigé
en 1769, ms. de 150 p. conservé dans la même biblio-
thèque.
Samuel d'Algaida, Documents pera lu historia de lu flloso-
lia catalana, dans Criterion, t. ix. 1933. p. :;2s; t. x. 1934,
p. 238.
A. Teetaert.
RAMON Thomas, dominicain aragonais mort
en 1631. Il écrivit : lu De primatu S. Pétri aposioli et
summorum pontificum romanorum, ln-4°, Toulouse,
1617; — 2° r'inres nuevas cogidas del vergel de
lus divinas // humanas letras, 2 vol. de 805 et 736 p..
1611, 1612; ■ — 3° Puntos escriplurales de las divinas
letras..., 2 vol. de 798 et 693 p.. 1618;— 1" Conceplos
extravagantes..., ln-4°, Barcelone, 1619; 5" Nuevas
y dii'imis initiées de las ullissiinas ni éludes de Maria...,
in- i-, Saragosse, 1621; 6° Del santissimo nombre
,],, /. //. s.; 7" Devocionario del santissimo suera
menlo; 8" Cadena de ara... para confirmar... en la
santafé, in-8°, Barcelone, 1610 et 1612, 276 p.; —
9° Nueva pramatica de reformacion contra los abusos
de los af entes, calçado... y excesso en cl uso del tabaco,
Saragosse, 1635.
Quétif-Échard, Scriplores ord. pried.. t. h. 1721, \i. 480.
M. -M. Gorce.
RANCÉ (Armand Jean Le Bouthillier de) (1626-
1700), naquit à Paris, le 9 janvier 1626, et manifesta
de bonne heure des talents extraordinaires. Tonsuré
le 21 décembre 1635 et chanoine de Paris, l'année
suivante, il fut revêtu de nombreuses dignités ecclé-
siastiques; il se livra d'abord à la dissipation et aux
plaisirs, surtout au plaisir de la chasse, dans son châ-
teau de Véretz, aux environs de Tours; ordonné prêtre
le 22 janvier 1651 par son oncle, l'archevêque de
Tours, il fut docteur en théologie, le 10 juillet 1654.
Élu député du second ordre à l'assemblée du clergé
de 1655, il signa « sans restriction et sans équivoque »
le formulaire rédigé par l'assemblée et approuvé par le
pape Alexandre VII, qui condamnait le jansénisme.
Il assista, le 28 avril 1057, à la mort de la duchesse de
Montbazon, et cette mort le fit réfléchir. Il fit d'abord
une retraite à Tours, sous la direction du P. Ségue-
not, de l'Oratoire et, bientôt après, il commença à
se dépouiller de ses bénéfices et de son patrimoine
personnel et se lia avec des religieux de l'Oratoire et
des amis de Port-Royal. La mort de Gaston d'Or-
léans, dont il était l'aumônier, 2 février 1660, acheva
de le détacher du monde. Il fit alors un voyage dans
le midi pour consulter ses amis, Pavillon, évêque
d'Aleth, Caulet, évêque de Pamiers, et Choiseul, évê-
que de Comminges, et se retira chez les oratoriens de
Paris (déc. 1660-juin 1662). A cette date, il vint à son
prieuré de Boulogne et entra au noviciat de Perseigne,
23 juin 1663, où il fit profession, le 6 juin 1664; il se
retira à Notre-Dame de la Trappe, le 14 juillet 1664.
Le 30 septembre 1 664, il partit pour Rome en vue d'y
défendre les réformes de l'étroite observance contre
l'abbé de Cîteaux; après de nombreuses démarches et
bien des déboires, il obtint gain de cause. A son retour,
il établit la réforme à la Trappe, avec des austérités
que certains jugèrent excessives. Dès ce moment,
Rancé eut une influence considérable sur les hommes
de son temps et sa correspondance fut très active avec
te plupart des grands personnages : Bossuet vint au
moins huit fois à la Trappe. Après avoir eu d'excel-
lentes relations avec les jansénistes, surtout au mo-
ment delà paix de Clément IX, Rancé se détacha d'eux,
dès qu'il s'aperçut de leur opposition à l'Église : la lettre
qu'il écrivit au maréchal de Bellefonds, le 30 novem-
bre 1678, et surtout celle qu'il écrivit à l'abbé Nicaise,
après la mort d'Arnauld, montrent son état d'esprit
par rapport au jansénisme lui-même. Rancé fut égale-
ment opposé au quiétisme, comme le prouvent les
deux lettres qu'il écrivit à Bossuet, en 1697.
Rancé donna sa démission en mai 1695, à cause de
son élat de santé, mais il continua à jouir d'une grande
autorité à la Trappe, sous ses successeurs, dom Zosime
(1695 1696), dom Armand François Gervaisc (1696-
1698) cl dom Jacques de La Cour (1698). Rancé mou-
rut le 27 octobre I70i i, après avoir exercé sur la seconde
moitié du xvne siècle une influence considérable.
Ouvrages. La plupart des écrits de Rancé ont
pour objet l'œuvre capitale, qui fut la préoccupation
constante de Imite sa vie, après sa conversion, la
Trappe cl sa concept ion personnelle de la vie religieuse.
Constitution de l'abbaye de la Trappe, avec un dis-
cours sur la réforme, in-12, Paris, 1671 ; — Éclaircisse-
ment sur l'état présent de l'ordre de Liteaux, 1674. Cet
écrit est imprimé dans le Recueil de plusieurs lettres de
l'abbé de la Trappe, in 12; c'est un Mémoire pour dé-
fendre l'étroite observance. Lettre du R. P. abbé de
1653
RANGÉ (ARMAND DE
1654
la Trappe à M. Le Roy, abbé de Haute fontaine, sur les
humiliations et autres pratiques de religion, in-12, Pa-
ris, 1672. C'est une réponse à un écrit de Guillaume
Le Roy, abbé de Hautefontaine, intitulé : Disserta-
tion si c'est une pratique légitime et sainte de mortifier et
d'humilier les religieux par des fictions, en leur attri-
buant des fautes qu'ils n'ont point commises et des dé-
fauts qu'on ne voit point en eux. La querelle menaçait
de s'aggraver, mais Bossuet intervint et mit fin à la
discussion; cependant Le Roy avait composé des Re-
marques sur la réponse à la Dissertation touchant les
humiliations imposées par fiction. Ces Remarques se
trouvent à la bibliothèque de Troyes, ms. 1128, p. 4 et 5
(fond Bouhier). Rancé d'ailleurs a repris quelques-
unes de ses thèses dans son écrit sur la Sainteté. La
lettre de Rancé se trouve à la bibl. Mazarine, mss.
n. 1240 et 1241, et à l'Arsenal, ms. n. 2067. Sur cette
polémique, voir Serrant, p. 138-155; Bremond, p. 105-
109, et Sainte-Beuve, Port-Royal, t. iv, p. 51-67: Dicl.
de théol. calh., t. ix, col. 447-448.
De la sainteté et des devoirs de la vie monastique, 2 vol.
in-4°, Paris, 1683, réédité en 1684 et en 1701; traduit
en italien, 2 vol. in-4°, Rome, 1731 par Malachie d'In-
guimbert et dédié au pape Clément XII. Cet écrit ren-
ferme les thèses essentielles de Rancé sur la vie mo-
nastique, sous la forme de 23 conférences : Rancé y
trace le portrait du religieux parfait, tel qu'il le con-
çoit, ne vivant que pour Dieu et complètement séparé
du monde, se délassant surtout par des travaux ma-
nuels. L'écrit, patronné par Bossuet, eut un succès
immense et souleva de très vives attaques de la part
des bénédictins surtout et des chartreux. Mabillon fut
l'interprète de ces critiques, dans ses Réflexions sur tes
devoirs monastiques avec les réponses de l'auteur de ce
livre, ms. de 34 pages, à la Bibl. nationale, ms. jr.
n. 23 947, publié par le chanoine Didio, dans son ou-
vrage La querelle de Mabillon et de l'abbé de Rancé,
ln-8°, Amiens, 1892, p. 440-456. Mabillon critique la
tendance de Rancé a la sévérité excessive et au for-
malisme archaïque. Dora Innocent Le Masson, généra]
des chartreux, critiqua également l'écrit de Rancé,
dans les Annales de l'ordre des chartreux. Pour répon-
dre à ces critiques, Rancé reprit et précisa sa pensée
dans des Éclaircissements sur quelques difficultés que
l'on a formées sur le livre De la sainteté et des devoirs de
la vie monastique, in-4°, Paris, 1685, et nouvelle édi-
tion corrigée et augmentée, en 1686; cet écrit a été
traduit en italien par Malachie d'Inguimhert, in-4",
Rome, 1735, sous le titre Dilucidazione di alcunc dif-
ficulta. Rancé répondit aussi à Innocent Le Masson,
dans sa Lettre à un évéque, au sujet des allégations fai-
tes de leurs anciens statuts dans le livre de la sainteté et
des devoirs de la vie monastique. Cette Lettre, adressée
à l'évêque de Grenoble, Le Camus, fut insérée dans les
Nouvelles de la république des lettres, mai-juin 1710. Le
Masson répliqua dans ses Explications sur quelques
anciens statuts de l'ordre des chartreux, avec des éclair-
cissements donnés sur le sujet d'un libelle, qui a été com-
posé contre eux et qui s'est divulgué secrètement. Un mi-
nistre de l'Église réformée, Daniel de Larroque, attaqua
la personne de Rancé dans un libelle anonyme, inti-
tulé : Les véritables motifs de la conversion de l'abbé
lu Trappe, avec quelques réflexions sur sa vie et sur ses
écrits, ou Entretiens de Timocrate et de Philandre sur
un livre qui a pour titre « Les saints devoirs de la vie mo-
nastique ». D'après ce libelle, Rancé, déçu dans ses am-
bitions, trompé dans ses espérances, froissé dans ses
affections, s'était retiré dans la solitude par dépit et
par désespoir, mais il continue à. faire du bruit dans le
monde par ses écrits exagérés sur la vie monastique,
où il attaque les autres religieux; c'est dans ce livre
qu'on trouve la légende de la tête coupée de Mme de
Montbazon. L'abbé de Maupeou, curé de Nonancourt,
DICT. DE THÉOL. CATHOL.
réfuta cet écrit dans son livre La conduite et les senti-
ments de M. l'abbé de la Trappe, pour servir de réponse
aux calomnies de l'auteur des Entreliens de Timocrate
et de Philandre, in-12, s. 1., 1685. Sur les discussions
soulevées par le livre De la sainteté, voir Bibliothèque
des auteurs ecclésiastiques du XVIIe siècle, t. iv, p. 165-
194; Journal des savants du 3 mai 1683, p. 117-120;
Didio, La querelle de Mabillon et de l'abbé de RaJicé,
p. 88-138; Bremond, L'abbé Tempête, p. 148-205;
l'abbé Dubois, Histoire de l'abbé de Rancé, t. n, p. 1-97.
En 1686, Rancé publia Les instructions de saint Do-
rothée, Père de l'Eglise grecque et abbé d'un monas-
tère de la Palestine, in-8°, Paris, 1685. Puis les polé-
miques vont reprendre sur un terrain nouveau, mais
voisin, au sujet de la Règle de saint Benoit. Le P. Mège.
bénédictin de Saint-Maur, publia en 1687, un Com-
mentaire sur lu règle de saint Benoit, où les senti-
ments et les maximes de ce saint sonl expliqués, in-12,
Paris, 1687; il attaquait assez vivement Rancé sur
quelques points de cette règle : le silence, la récréa-
tion, le rire, les humiliations et surtout le travail des
mains. Rancé, pour répondre à cet écrit, publia La
règle de saint Benoît, avec des notes de dom Claud" de
Vert, trésorier de Cluny, in-12, Paris, 1687 et Bruxelles,
1703, et La règle de saint Benoît, nouvellement traduite
et expliquée selon son véritable esprit par l'auteur des
Devoirs de la vie monastique, 2 vol. in-4°, Paris, 1689,
avec des Méditations sur la règle de saint Benoît, tirées
du Commentaire sur la même règle. Cet écrit fut publié
avec les encouragements de Bossuet et de l'archevê-
que de Reims. Rancé y expose les règles de saint Be-
noit dans toute leur pureté et leur sévérité : silence
absolu, travail manuel, mortifications corporelles (Di-
dio, op. cit., p. 138-147); enfin Rancé publia Les règle-
ments de l'abbaye de Notre Uame-de-la-Trappe, en
forme de constitutions, in-8°, Paris, 1690, et réédités
en 1718. Ces constitutions diffèrent en plusieurs points
de celles de 1671. Dans ces divers écrits, Rancé, sou-
tient d'une manière générale, que les moines doivent
s'abstenir de toute étude proprement dite.
Les bénédictins, par la plume de dom Martène et
surtout de Mabillon, firent un commentaire beau-
coup plus doux des règles de saint Benoît. Ce fut l'ori-
gine de la célèbre querelle des études monastiques. En
juin 1691, Mabillon publia le Traité des études monas-
tiques dans les cloîtres, in-12, Paris, 1691, où il prend
la défense des études : elles sont utiles et même néces-
saires pour maintenir l'ordre et l'économie dans les
communautés religieuses; il examine quelles études
conviennent aux solitaires et la méthode qu'ils doi-
vent employer, avec le but qu'ils doivent se proposer,
pour qu'elles soient utiles et avantageuses. Il dresse
le catalogue d'une bibliothèque monastico-ecclésias-
tique qui renferme plus de 3.000 volumes. Mabillon
est très modéré, mais on trouve des expressions dures
et blessantes contre Rancé, dans les lettres d'approba-
tion signées par des docteurs de Sorbonne. L'ouvrage
fut assez mal accueilli à Rome. Des amis, en particu-
lier le P. Gourdan, demandèrent à Rancé de répondre
ù cette attaque. L'abbé de la Trappe publia la Réponse
au Traité des éludes monastiques de Mabillon, 2 vol.
in-12 et 1 vol. in-4°, Paris, 1692. Cet écrit, plein de
vivacité, est tout à fait caractéristique de la manière
de Rancé : il y a des longueurs, des redites, des digres-
sions, comme chez les écrivains de Port-Royal, mais
avec de la chaleur, du mouvement, de l'onction et par-
fois une véhémence extraordinaire; c'est presque du
Pascal et Sainte-Beuve fait un très bel éloge de cel
écrit.
Un anonyme, très probablement le P. Denys de •
Sainte-Marthe, répliqua à Rancé dans quatre Lettres
à M. l'abbé de la Trappe, où l'on examine sa Réponse
au traité des études monastiques et quelques endroits de:
T. — XIII. — 53.
L655
RANCE (ARMAND DE
RANST (FRANÇOIS VAN;
1656
son commentaire sur lu règle de saint Benoit, in-12,
Amsterdam, 16.92. L'auteur attaque personnellement
Rancé. « C'est un homme rempli d'orgueil, infatué de
lui-même, avide de relations mondaines, et exerçant
une autorité tyrannique sur de pauvres moines... »
.Jean-Baptiste Thiers, curé du dioeèse de Chartres,
répliqua à ce libelle par une Apologie de M. l'abbé de
la Trappe. Mabillon lui-même répondit à Rancé dans
une seconde édition de son Traité des éludes monas-
tiques, par des Réflexions sur la réponse de M. l'abbé
de la Trappe, in-12, Paris, 1693 : .Mabillon trace le ta-
bleau de la vie studieuse, laborieuse el régulière des
moines de la congrégation de Saint-Maur et de Saint-
Vannes; en plusieurs endroits, d'ailleurs, il se rappro-
che du point de vue de Rancé. Après quelques hésita-
tions et sur les conseils de ses amis, Rancé se décida
à répondre à ce second écril de Mabillon, mais une
visite de Mabillon à la Trappe mil lin a la polémique
et Rancé ne publia pas son écril qui est resté manus-
crit : Examen des Réflexions du R. P. Mabillon sur la
réponse au traité îles études monastiques. Sur cette que-
relle, voir Dubois, op. cit., t. n, p. 261-387; Didio,
p. 176-403, et Bremond, p. 1 18-186.
Les autres écrits de Rancé font parfois allusion aux
thèses qu'il a défendues dans les écrits précédents,
mais, en général, ils sont beaucoup plus calmes : Ins-
tructions sur les principaux sujets de la piété el de la
morale chrétienne, in-12, Paris, 1693, publié sans l'aveu
de Rancé et avec des altérations; - Conduite chré-
lienne. adressée à S. A. R. la duchesse de. Guise, in-12,
l'aris, 1697 et 1703; Rancé y parle de l'abus des
sciences; - Maximes chrétiennes el morales, 2 vol. in-
12, l'aris, 1698 et 1702; ce sont des extraits des lettres
écrites par Rancé; — Conférences ou Instructions sur
les épitres el évangiles des dimanches el principales
fêtes de Tannée, el sur les vèlures el professions religieu-
ses. 3 vol in-12, Paris, 1698 et 1720; Réflexions mo-
rales sur les quatre évangiles, 4 vol. in-12, Paris, 1699,
que l'on a pu comparer aux Méditations de Bossuet;
— Traité abrégé des obligations des chrétiens, in-12,
Paris, 1699 (Journal des savants du 16 nov. 1699,
p. 738); — Lettres de piété écrites à diverses personnes,
2 vol. in-12, Paris, 1701 et 1702; d'autres Lettres ont
été publiées par Gonod, 1 vol. in-8°, Paris, 1846 (voir
Sainte-Beuve, Portraits littéraires, t. ni, p. 424-436);
— Lettres de piété choisies, in-12, l'aris, 1702 (Journal
des savants du 6 mars 1702, p. 145-151); — Relations
de la mort de quelques religieux de la Trappe, diverses
éditions publiées en 167.S et 1681, 2 vol. in-12, 1696
et 1702, 3 vol. in-12, 1713 et 1716, en lin 5 vol. in-12,
17;,;, et 1758.
On a attribué à Rancé les Entretiens de l'abbé Jean
cl du prêtre Eusèbe, in-8", Lyon, 1678: mais cet écrit a
pour auteur M. de Suel, curé de Chaires, qui raconte
<lcs conversations qu'il a eues avec l'abbé de Rancé.
De nombreux écrits de Rancé sonl rcslés manus-
crits; ce sont surtout des Lettres de direction et de
piété ;Bibl. nationale, ms. fr. n. 13252, 15172, 15180,
S ;/.'/,-,- Arsenal, n. 2064, 2106, 1852, 5172,6040,6626;
bibl. Sainte-Geneviève, n. 1522, 1570 el bibl. Maza-
rinc, n. 12 1 1.
Les biographies de Rancé sonl très nombreuses; aussitôt
après sa mort, ses amis souhaitent que Bossuet écrive sa
vie; mais Bossuet étall âgé, ci. dans une lettre à l'abbé de
Saint-André (Corresp., t. xv, i>. 27-31) il déclare qu'il fau-
dra - une main habile pour faire l'histoire de ce saint per-
sonnage el une tète qui soit au-dessus de toutes les vues
humaines... Tous les pariis voudront tirer a soi le saint
abbé... •. l.e gouvernement lui-même surveille la publica-
tion de cette vie. Voici les principales biographies : Pierre de
Maupéou, La oie du T. R. P. dom Armand Jean Le Boulhillter
île Bancé, abbé et réformateur du monastère de lu Trappe,
2 vol. in-12, Paris, 1702 (Journal des savants, du 20 nov.
1702, |> 645-652; le même avait publié Lu conduite et les sen-
timents de M. l'abbé de lu Trappe, pour servir de réponse aux
calomnies de l'auteur des Entretiens de Timncrale el de Pki-
landre sur te liure de lu Sainteté et des devoirs de la vie monas-
tique, in-12, s. 1., 16S5); Marsollier, t.n vie de dom Armand
Jeun l.e Boutliillier de Pince, abbé régulier et réformateur du
monastère de la Trappe, de l'étroite observance de Cltcuax,
in-t° ou 2 vol. in-12, Paris, 1703 (Journal des savants, du
7 mai 1703, p. 278-285); ces deux biographies ont été appré-
ciées par dom Gervaise, dans l'écrit intitulé Jugement eri-
tique, mah équitable des vies de jeu M. l'abbé de la Trappe,
dom Armand de Rancé, contre les calomnies de dom Vincent
Tliuillier. religieux de lu congrégation de Saint-Maur, divisé
en deux parties, oii l'on voit toutes les fautes qu'ils ont com-
mises contre lu vérité de l'histoire, contre te bon sens, contre la
vraisemblance, contre l'honneur même de M. de Bancé, et de
la maison de la Trappe, in-12. Londres, 1742; dom Gervaise
a composé lui-même une \'ie du T. H. P. dom Armand Jean
l.e Iloulliillier de Rancé, abbé régulier el réformateur du
monastère de lu Trappe, ordre de Cileanx. écrite sur les Mé-
moires plus cruels et plus amples que ceur sur lesquels ont
travaillé les premiers auteurs de la même histoire, 2 vol. in-8",
ms.; le même a composé Défense de la nouvelle histoire de
l'abbé Sugsr avec l'apologie de feu M. l'abbé de la Trappe...
contre les calomnies et les invectives de dom Vincent Tliuillier,
religieux de la congrégation de Saint-Maur, répandues dans
son Histoire des contestations sur les ordres monastiques, insé-
rée dans son premier loin' des Œuvres posthumes de. dom
Mabillon, in-12, l'aris, 1721; Le Nain de Tillemont, La vie du
R. P. Armand Jean l.e Bouthiltier de Rancé, in-12, Nancv,
170."), et 3 vol. in-12, Rouen, ou 2 vol. in-12, Paris, 171(1;
Gôcking, l.eben des Armand Joannes Le Boutliillier de
Rancé, in-8". Berlin, 1S20; Chateaubriand, Vie de Bancé,
in-8", Paris, 1844 (Sainte-Beuve, Portraits contemporains,
I. m. p. 36-59); Kxauvillez, Vie de l'abbé de Rancé, in-12,
Paris, 1811; Abbé Dubois, Histoire de l'abbé de Rancé ci de
sa réforme, 2 vol., in-8". Paris, 1866, et autre édition en 186');
Em. de Broglie, Mabillon el la société de Saint- Germain-des-
Prês ù lu /in du XVII- siècle. 2 vol., in-8" Paris, 1888; Didio,
La querelle de Mabillon et de l'abbé de Rancé, in-8", Amiens,
1802; II. Tournouer, Bibliographie de Notre-Dami de tu
Trappe, in-8", Mortagne, 189 l; Schmidt, A. J. Le Boutliillier
de Rancé, Abl and Ite/ormalor von la Trappe, in-8", Katis-
bonne, 1807; Frantz BUttgenbach, Armand J. B. de Rancé,
Reformalor der Cislercenser von la Trappe, and er.sler Abl der
Trappisten, in-8". Aix-la-Chapelle, 1897; Marie-Léon Ser-
rand. L'abbé de Rancé el Bossuet, Le grand moine cl le grand
évèque du grand siècle, in-8", Paris, 1903; Péret, La faculté de
théologie de l'aris et ses docteurs les plus célèbres, t. IV, 1906,
p. 109-128; IT. Hreniond, L'abbé Tempête, Armand de Rancé,
réformateur de la Trappe, in-8°, Paris. 1929; Albert Clierel,
Rancé, in-16, Paris, 1930; Du Jeu, M. de la Trappe, Essai
sur la vie de l'abbé de Rancé, in-16, Paris, 1932.
J. Carreyre.
RANST (François Van) (vers 1660-1727) naquit
a Anvers aux environs île 1660, prit l'habit domini-
cain dans sa ville natale et fut licencié en théologie à
l'université de Louvain. Il enseigna les sciences sa-
crées el fut régent des études au couvent d'Anvers.
en 1715. Il élait théologien de la Casanate, au couvent
de la Minerve, à Borne, en 1725; il mourut en 1727.
Il a publié un certain nombre d'écrits en faveur de
saint Thomas, dont la plupart sont dirigés contre les
thèses de Quesnel : Oralio panegijrica in laudetn
I). Thomœ, Anvers, in-12, 1711; Veritas in medio, seu
D. Thomas, doctor ungelicus, propositiones omnes circa
theoriam ci praxim, rigorem ac laxitalem versantes in
medio, a Baianis usque ad Quesnellianas nu inclusive...
prœdamnans, in 8". Anvers, 1715; De hseresibus ab
incunubulis Ecclesiœ usque ad turc (empora, f>er I). Thit-
mam el Scripluras sacras prsedebellatis, in-12, Anvers.
1717; Responsio brevis m! Palrem Quesnel, in-8", An-
vers, 1718; Lux fid-i, seu I). 'Thomas, doctor Angelicus,
splendidissimus calholiese fidei alhleta, in-8°, Anvers,
1718; à Rome, Ranst prépara une seconde édition,
mais il n'eut pas le temps de l'achever; elle fut publiée
plus tard, 2 vol. in-8", Maestricht, 1735; Opusculus
hislorico-thcologicus de indulgenliis et jubilieo, in-12,
Borne, 1721 el Anvers, 1731; Curminu cl oraliones in
/esta l). Thomœ de Aquino pronuntiatee et éditée, Anvers.
l(i 5 7
RANST (FRANÇOIS VAN)
RAOUL DE REIMS
1658
Quétif et Échard, Scriptores ord. praedic, t. n, p. 798;
Richard et Giraud, Bibliothèque sacrée, t. xx, p. 379-380;
Biographie nationale de Belgique, t. xvm, Bruxelles, 1004,
col. 679-680.
J. Carreyre.
RANULPHE DE LOCKYSLE ou DE LO-
CKELEYE, frère mineur de la province d'Angle-
terre. Originaire de Loxley, dans le comté de War-
wick, appelé Lockysley dans le ms. Colton Nero A
IX du British Muséum à Londres et Lockeleye dans
le ms. Phillipi>s '1119, il fut le trente-septième maître
régent des mineurs à l'université d'Oxford, où vers
1310 il commenta les Sentences. Il est enseveli à Wor-
cester. D'après L. Wadding il serait l'auteur d'un
Commentarium super magistrum senlentiarum, de plu-
sieurs commentaires Super Arislotelis opéra varia et
de quelques autres écrits. Selon le même L. Wadding
et Jean Baie il aurait composé un ouvrage intitulé :
De pauperlale evangelica, dans lequel il aurait pris
position dans l'acre controverse sur la question de
savoir si le Christ et les apôtres avaient possédé en
privé et en commun. La thèse négative, soutenue par
les fraticelli fut condamnée comme hérétique par
Jean XXII, dans sa constitution Cum inter nonnullos
du 13 nov. 1323.
L. Wadding, Scriptores ord. minorum, Rome, 1906, p. 196;
Thomas d'EccIeston, De adventu fr. minorum in Angliam,
éd. A. G. Little, dans Collection d'études et de documents,
t. vu, Paris, 1909, p. 69; éd. .1. S. Brewer, dans Monumenta
francise. , 1. 1, Londres, 1858, p. 366 et 553; J.Bahvus, Illus-
trium Majoris Britanniœ scriptorum summarium, Bâle, 1559 ;
Hurter, Nomenclalor, 3« éd., t. n, col. 468; A. G. Little, The
Grey Friars al Oxford, Londres, 1892, p. 165; M. Schmaus,
Die Quœsiio des Peints Sutton, O. F. M., iiber die Univoka-
lion des Seins, in Collectanca francise, t. ni, 1933, p. 5-6.
A. Teetaert.
RANZI Candide, frère mineur italien, cousin du
cardinal Mercure Gattarina. Originaire de Verceil, il
s'adonna au droit à Turin avant de revêtir l'habit
franciscain. Il évangélisa la Corse et le Milanais et
refusa avec énergie la dignité épiscopale, qui lui fut
proposée par son cousin. Mort en 1515 à Yalperga
dans le Piémont, il est enterré au couvent de San-
Giorgio Canavese où il passa les dernières années de sa
vie. 11 est l'auteur d'un ouvrage intitulé De slatu spiri-
tuali mundi, divisé en trois parties traitant successive-
ment De mundi erroribus, De hominis miser ia, De
relalione disciplinée ecclesiaslicœ; ainsi que de Salula-
liones septem ad H. V. Mariam dont le texte italien a
été publié par B. Cimarella, O. F. M., dans Quarla
pars chronicorum S. Francisci, t. ut, 3e part., Xa-
ples, 1080.
,-
L. Wadding, Annales minorum, t. xv, an. 1515, n. xv,
Ouaracchi, 1933, p. 559-560; le même, Scriptores ord. mino-
rum. Rome, 1906, p. (il ; .1. IL Sbaralea, Supplem. ad scri/t-
tores ord. minorum, t. i. Home. 1008, p. 199.
A. Teetaert.
1. RAOUL DE COLEBRUGE, frère mineur
de la province anglaise de la première moitié du
xine siècle. Originaire peut-être de Colbridge dans le
Kent, il fut le second maître régent franciscain qui en-
seigna à l'université d'Oxford. D'après Thomas d'Ec-
cIeston, il entra dans l'ordre des frères mineurs pendant
qu'il était maître régent et enseignait la théologie à
l'université de Paris, où il s'était acquis une certaine
renommée. Les circonstances dans lesquelles il prit la
décision de s'enrôler chez les franciscains sont racon-
tées par Bernard de Besse dans la Chronica XXIV
Generalium et le Liber exemplorum fr. minorum sœ-
culi xill ; le récit diffère cependant légèrement chez
le dernier et les deux premiers. Pendant son noviciat
il fut envoyé par le général à Oxford pour y enseigner
la théologie. Il y fut maître régent, probablement en-
tre 12 49 et 1252, d'après A. G. Little, et y a enseigné
vraisemblablement avec Adam de Marisco. 11 faut
noter cependant que, d'après le Liber exemplorum,
Baoul serait entré chez les mineurs entre 1240 et 1245.
Il y est dit en effet, d'un côté, qu'il raconta sa voca-
tion à Alexandre de Halès et, d'un autre côté, que
saint Bonaventure l'a vu novice quand lui-même était
pour ainsi dire encore novice. Or le Docteur séraphi-
que a fait son noviciat, soit en 1238, soit plus pro-
bablement en 1243. Baoul toutefois n'enseigna pas
longtemps à Oxford, puisque d'après le Liber exem-
plorum il mourut peu de temps après son arrivée en
Angleterre.
A. G. Little, The Grey Friars in Oxford, Oxford, 1892,
p. 139; Thomas d'EccIeston, De advenlu fr. minorum in
Angliam, édit. A. (L Little. dans Collection d'études et de
documents sur l'histoire religieuse et littéraire tin Moyen Age,
t. vu, Paris, 1909, p. 64 et 91 ; éd. J. S. Brewer, dans Monu-
menta francise, t. i, Londres, 1858, p. 39 et 542; Chronica
XXIV generalium, dans Analecia frajicisc.,t. m, Ouaracchi,
1897, p. 221 ; A. (i. Little, The franciscan school at Oxford in
llie thirlcenlli cenlury, in Arch. francise, hist., t. xix, 1926,
p. 837-838; L. Oliger, Liber exemplorum fr. minorum su>-
culi XIII, dans Antonianum, t. n, 1927, p. 261-205.
A. Teetaert.
2. RAOUL DE MAIDSTONE, frère mineur
de la province d'Angleterre. Maître en théologie de
l'université de Paris, où il s'acquit un nom par son
enseignement, il fut parmi les « fameux anglais » qui
quittèrent Paris à la suite des disputes de 1229. A la
demande de Henri III il s'établit à Oxford. Il fut archi-
diacre de Chester probablement vers 1230 et doyen
d'Hereford en 1231. Élevé au siège épiscopal d'Here-
ford en 1234, il résigna sa charge le 17 décembre 1239
pour entrer dans l'ordre des frères mineurs, dans le-
quel il fut reçu par Haimo de Faversham, qui fut alors
provincial d'Angleterre. Quant aux mobiles qui au-
raient déterminé Radulphe à revêtir l'habit francis-
cain, d'après les uns il l'aurait fait à la suite d'une vi-
sion, d'après les autres pour accomplir un vœu, fait
probablement avant de devenir évéque. D'après Bar-
thélémy de Pise (De conformitale, fructus vin, 2),
il aurait contribué de ses propres mains à construire
l'église du couvent d'Oxford. Il vécut cependant pres-
que sans interruption dans le couvent de Gloucester,
où il mourut le 8 janvier 1240 et fut enseveli dans le
chœur de l'église. D'après une citation trouvée dans
un Traclalus de sacramenlis conservé dans le cod. 14,
fol. 28-32, de la Gray's Inn Library à Londres, Baoul
aurait composé un Commentarius super Sentenlias
quand il était archidiacre de Chester. On y lit en effet :
secundum mag. R. de MaidinsLon archidiacotvam Ces-
trensem super Sentenlias.
A. G. Little, The Grey Friars at Oxford, Oxford, 1892,
p. 182; Thomas d'EccIeston, De adventu fr. minorum in
Angliam. éd. A. G. Little, dans Collection d'études et de docu-
ments, t. vu, Paris, 1909, p. 107 et 139; éd. J. S. Brewer,
dans Monumenta francise, 1. 1, Londres, 1858, p. 58-59 et 542 ;
Barthélémy de Pise, De conformitale vital beati Francisci ad
vitam Domini Jesu, dans Analecia francise, t. iv, Ouaracchi.
1906. p. 20, 307, 330. 344, 429; Chronica XXIV generalium
ord. minorum, dans Anal, franc, t. m, Ouaracchi, 1897,
p. 26 et 220; Bernard de Besse, Liber de laudibus, c. vil,
dans Anal, franc, t. ni, p. 679; Mathieu Paris, Chronica
majora, éd. Luard, t. m, Londres, 1876, p. 168 et 305; t. iv,
Londres, 1878, p. 163; le même, Historia Anglorum, éd.
Pr. Madden, t. n, Londres, 1867, p. 374.
A. Teetaert.
3. RAOUL DE REIMS, frère mineur de la pro-
vince d'Angleterre. Né à Reims d'une famille origi-
naire d'Angleterre et maître en théologie, il fut en-
voyé en 1233 par Grégoire IX avec un autre mineur
Haymo de Faversham et deux dominicains Pierre de
Sézanne et un certain Hugues au patriarche des Grecs,
Germain II, pour y travailler à l'union des deux
Églises. Arrivés à Nicée vers la mi-janvier 1231, ils
1659
RAOUL DE REIMS
RAPHAËL DE DIEPPE
1660
furent bien revus, remirent au patriarche une lettre
du pape et eurent avec les Grecs plusieurs conférences,
soit à Nicée en Bithynie, soit à Nympha en Lydie sur
les deux principaux dissentiments, qui séparaient les
Églises grecque et latine, à savoir la procession du
Saint-Esprit et l'emploi du pain azyme ou du pain
levé pour célébrer la messe. Ne pouvant arriver à
un compromis les envoyés ponti beaux regagnèrent
Home après avoir consigné par écrit leurs discussions :
Dispuialio latinorum et grœcorum seu relatio aprocri-
siariorum Dni papse Gregorii IX de gestis Nicsem in
Bithynia et Nymphœœ in Lydia, 1234.
Thomas d'Eccleston, /,'<• advenlu fr. niinoruin in Angliam,
éd. A. G. Llttle, dans Collection d'études el de documents,
t. vu, Paris, 1909, p. 35, 90, 91, 95; dans Anal, franc., t. I,
Quaracchi, 1885, p. 229, 244-246; I lefele-Leclercq, Histoire
<les conciles, t. v, 2e part., Paris, 1913, p. 1567-1572; L. Wad-
ding, Annales minorum, t. n, an. 1233, n. vin-xxv, p. 300-
399, Quaracchi, 1931 ; Quétif-Échard, Hibl. scriptorum ord.
prmdicatorum, 1. 1, Paris, 1712, p. 911-927; Mansi, Concil.,
t. xxiii, Venise. 1779, col. 277-320; G. (ïohibovich,
Biblioteca bio-bibliograflca délia Terra santa, I" série. I. i,
Quaracchi. 1906, p. 163-169; le même, Dispuialio latinorum
et grœcorum seu relatio apocrisiariorum Gregorii IX, dans
Areh. fnaic. hist., t. xn, 1919, p. 118-470.
A. Teetaert.
4. RAOUL DE RODINGTON, frère mineur
de la province d'Angleterre appelé aussi Rodimpton,
Hadiutorius, Radimptorius, Oroipton, maître en théo-
logie de l'université d'Oxford et lecteur de son ordre
dans la môme ville vers 1350. Il y commenta les Sen-
tences et à cause de la grâce et de. la facilité de son
langage, il fut dénommé facundus Apollo. D'après
L. Wadding et H. Hurter il serait l'auteur de com-
mentaires sur plusieurs livres de la sainte Écriture,
d'un Commenturium super Magislrum Seiilentiarum,
de Lecturx scholasticœ et de Quœsliones ordinariœ.
Notons toutefois que Thomas d'Eccleston ne l'énu-
mère pas parmi les lecteurs franciscains qui ensei-
gnèrent à Oxford. Il signale cependant vers la même
époque un autre frère mineur, dont le nom ressemble
beaucoup à celui du précédent, à savoir Jean de Ru-
dington ou Ruddington, dans le comté de Nottin-
gham ou de Lincoln, qui fut le cinquante-sixième lec-
teur des mineurs à Oxford et le dix-neuvième minis-
tre provincial et qui fut à Bàle le 10 juillet 1340.
L. Wadding, Scriplores ord. minorum, Rome, 1906,
p. 196; Barthélémy de Pise, 75c conjormitaic vilœ b. l'raii-
cisci ad vitam Domini Jesu, dans Anal, franc., t. iv, Qua-
racchi, 1900, p. 339 et 547; Thomas d'Kccleston, De adventu
fr. minorum in Angliam, éd. A. G. Little, dans Collection
d'études el de documents, t. vu, Paris, 1909, p. 70; Hurter,
Xomenclalor, 3e éd., t. Il, col. 531.
A. Teetaert,
1 . RAPHAËL DE CLAYES, frère mineur ca-
pucin de la province de Normandie du XVIIe siècle. Issu
de la noble famille des marquis de Clayes, il se lit un
nom comme prédicateur et composa un certain nom-
bre d'ouvrages dont le suivant seul fut édité : Subli-
mes et profundœ theologicœ ac. morales veritates de au-
guslissimo eucharisties sacramento super quatuor Irans-
cendenlia enlis, unilalis, veritatis et bonitatis, quic in
sublimi hoc mgsterio elucescunt, Rouen, 1 649 : Avran-
ches, 1653, 4 vol. in-4°.
Bernard de Bologne, llibl. scriplorum ord. min. capuccino-
rum, Venise. 1747, p. 220.
A. Teetaert.
2. RAPHAËL DE DIEPPE, frère mineur
capucin de la province de Normandie. Originaire de
Dieppe, ou il doit être né vers 1588. il s'est distingué
par son zèle apostolique tant en France OÙ il combattit
les réformés, (pic dans les missions lointaines où il
travailla à convertir les païens. En 1636 il partit avec
cinq autres capucins pour l'Ile Saint-Christophe, où il
exerça pendant un certain temps la charge de supé-
rieur de la mission. En 1642 cette mission fut incor-
porée à celle que les capucins possédaient en Acadie.
Par suite de la révolte de M. de Poincy, gouverneur
de l'île, contre M. de Thoisy, le nouveau lieutenant-
général de Saint-Christophe, auquel il défendit de
mettre pied à terre dans son île, les capucins se virent
obligés de (put 1er leur mission de Saint-Christophe.
Comme ils avaient contribué de tout leur pouvoir à
faire relever de Poincy de ses fonctions, la révolte de
ce dernier ruinait toutes leurs espérances. Au lieu de
rentrer en vainqueurs à Saint-Christophe, les derniers
capucins qui s'y trouvaient encore, furent à cette
occasion, le 25 janvier 1646, emprisonnés et expulsés.
D'après Roch de Cesinale, le P. Raphaël se serait
retiré au Canada, où il serait mort en 1648.
Le P. Raphaël s'est acquis une célébrité peu ordi-
naire par un ouvrage qui au xvn° siècle fut très estimé
et exerça une grande influence : Méthode très facile
pour convaincre toutes sortes d'hérétiques, mais parti-
culièrement les modernes, Rouen, 1640, in-4°; ibid.,
1657, in-8°, 687 p.; ibid. 1663, in-8°, ix-687-25 p.;
Paris, 1665, in-8°, ix-754 p.; ibid., 1682, in-8°, ix-
954 p.; Lyon, 1669 et 1671. Tandis que les trois pre-
mières éditions ne comprennent que deux parties, la
quatrième en possède trois, dont la dernière a été
ajoutée par les éditeurs. Dans la première partie le
P. Raphaël veut démontrer que la religion réformée est
fausse. Il fait précéder le texte de quatre prolégomè-
nes, dans lesquels il expose quatre questions prélimi-
naires, nécessaires pour disposer l'esprit à la vérité :
dans le premier il examine si le Christ a institué plu-
sieurs Eglises; dans le second si l'on peut être sauvé
dans n'importe quelle religion; dans le troisième si
l'on peut reconnaître la vérité d'une Église par rap-
port à une autre par la note (pue les ministres réformés
donnent pour la distinguer de toutes les autres sociétés
qui s'attribuent faussement ce titre, à savoir par la
promesse que l'on fait de ne vouloir prêcher que l'Écri-
ture dans sa pureté; flans le quatrième il établit par
où il faut commencer pour reconnaître la vérité ou la
fausseté d'une Église.
L'auteur passe ensuite à l'exposé de la première par-
tie en supposant que l'on est encore au temps où la
religion réformée a fait son apparition en France, où
les prétendus réformateurs accusèrent l'Église ro-
maine d'avoir abandonné son époux et publièrent
qu'elle s'était prostituée aux idoles et partant que
c'était une Église adultère et idolâtre. Le P. Ra-
phaël la défend comme un avocat défend une princesse
accusée d'avoir manqué de fidélité à son époux et dé-
montre que les ministres protestants qui ont accusé
l'Église romaine d'être une Église adultère sont des
hérétiques. Il le prouve par huit raisons, qui consti-
tuent autant de traités : 1. ces ministres n'étaient
point envoyés de Dieu; 2. ils ont répandu une fausse
doctrine en disant que l'Église était tombée en ruines;
3. ils ont rejeté presque le tiers de la parole de Dieu;
4. ils ont falsifié ce qu'ils en ont conservé; 5. ils ne peu-
vent trouver dans la parole de Dieu les principaux
fondements de leur prétendue réforme; 6. ils ont rete-
nu quelques doctrines et en ont rejeté d'autres sans
raisons plausibles; 7. ils se sont mariés après avoir
fait a Dieu le vœu de chasteté perpétuelle; 8. sur les
fondements établis par eux on peut fonder toutes
sortes d'hérésies. L'auteur conclut qu'il ne faut point
écouler les ministres protestants, mais les fuir et se
retirer de leur société.
Dans la deuxième partie le P. Raphaël défend
l'Église romaine contre les injustes attaques des ré-
formés et démontre en dix traites qu'elle n'a jamais
failli dans son enseignement et qu'elle seule possède
la doctrine véritable telle qu'elle fut proposée par le
1661
RAPHAËL DE DIEPPE — RAPHAËL DE TUSCULUM
1662
Christ, les apôtres et les saints Pères. Ainsi dans le
premier traité il prouve que l'Église visible du Christ
ne peut pas errer en matière de foi; dans le deuxième
il démontre la vérité du corps du Christ dans l'eucha-
ristie; dans le troisième la vérité de la transsubstan-
tiation; dans le quatrième la vérité du sacrifice de la
messe; dans le cinquième la vérité de la communion
sous une espèce; dans le sixième il prouve qu'on peut
prier les anges et les saints; dans le septième que l'on
peut faire des images des saints; dans le huitième que
l'on peut honorer les images du Christ et des saints;
dans le neuvième qu'il y a un purgatoire; dans le
dixième il répond à plusieurs objections des adver-
saires touchant la défense de manger la chair en ca-
rême, de lire la Bible, au sujet de la coutume de dire
les prières en latin, de la confession, des indulgences,
du mérite des bonnes œuvres, des œuvres de subro-
gation, de la célébration des fêtes en dehors du di-
manche, des pèlerinages. Quant à la méthode suivie
par l'auteur dans la démonstration de ces vérités, il
explique dans un premier chapitre la doctrine catho-
lique en question, prouve dans trois chapitres suivants
la doctrine exposée : 1. par la sainte Écriture; 2. par
les témoignages des Pères des cinq premiers siècles:
3. par la raison et, dans un dernier chapitre, il rapporte
les théories des protestants et leurs objections contre
la doctrine catholique ainsi que les réponses et les
réfutations alléguées par les auteurs catholiques.
Dans la troisième partie, qui n'est pas du P. Ra-
phaël et ne faisait point partie de l'ouvrage primitif,
les éditeurs de la quatrième édition (1665) ont ajouté
la profession de foi catholique de Pie IV et des textes
des Pères des premiers siècles du christianisme, tout
cela devant prouver que les articles de la profession
de foi de Trente concordent avec l'enseignement du
Christ, des apôtres et de la primitive Église.
La grande influence qu'a eue cet ouvrage et l'estime
universelle dont il a joui s'expliquent du fait qu'il fut
d'une grande utilité non seulement pour les catholiques,
qui. dans la première partie, trouvaient des armes
pour attaquer les hérétiques et, dans la deuxième,
des moyens pour se défendre contre eux, mais aussi
pour les réformés, qui, dans la première partie
voyaient que leur religion est fausse et, dans la se-
conde, que l'Église romaine est la seule véritable
Église de Dieu. Une traduction latine de cet ouvrage
a paru, à Rouen et Paris, en 1645, 1652, 1661 et une
version allemande des deux premières parties à
Lintz, en 1738, in-4°, xn-173 et n-311 p.; Lintz-
Vienne. 1740, in-4°, xvi-173 et n-311 p.
L. Wadding, Scriptores ord. minorum, Rome, 1906,
p. 197; Bernard de Bologne, Bibl. scriptorum ord. min.
capuccinorum, Venise, 1747, p. 220-221 ; H. Hurter, Nomen-
clatar, 3e éd., t. m, col. 991 ; Roch de Cesinale, Storia délie
missioni dei eappuecini, t. m, Rome, 1873, p. 683-f»85;
.1. Renard, Les missions calhnliqnes aux Antilles, dans Rev.
d'hisl. des missions, t. ni, 1933, p. 242-249. 407-418.
A. Teetaert.
3. RAPHAËL DE PORNAXIO, théologien et
canoniste dominicain. — Originaire de Pornasio (Ligu-
rie), où il dut naître vers la fin du xive siècle, il entra
chez les dominicains de Gênes : d'où son surnom de
(itnuensis. Maître en théologie et professeur, il jouit
d'un crédit assez considérable pour être souvent con-
sulté d'un peu partout. Le cardinal Jean de Casanova,
par exemple, recourait à ses lumières sur les problè-
mes posés par le concile de Râle. Presque tous ses ou-
vrages doivent leur origine à ces sortes de consulta-
tions. De 1430 à 1450, il remplit les fonctions d'inqui-
siteur dans le territoire de Gênes et les Marches. Sa
mort était autrefois approximativement fixée à 1465;
M. Chevalier donne la date précise du 20 février 1467.
Dès 1 470, le général de l'Ordre faisait réunir ses prin-
cipaux traités. Propriété de l'évèque de Toul, A. du
Saussay, le manuscrit fut légué par sa nièce aux do-
minicains de Paris. Le contenu intégral n'en fut
jamais publié; mais un inventaire minutieux en est
dressé dans Quétif-Échard, t. i, p. 831-834; cf. t. n,
p. 823. Cette collection comprenait trente opuscules
ou lettres, la plupart de minime étendue, adressés,
d'ordinaire sur leur demande, à divers correspon-
dants. Les questions canoniques y tiennent une grande
place, notamment celles de la propriété religieuse et
de la pauvreté. Seul un Traclatus de pauperlale valde
utilis a été imprimé de très bonne heure s. 1. n. d.,
ainsi que la première partie d'un autre intitulé : De
commimi et proprio, Venise, 1503.
Parmi les plus notables de ceux qui traitent des ma-
tières théologiques, il faut signaler : n. 1-3 : De poles-
tale concilii (au cardinal Jean de Casanova), suivi d'une
première lîesponsio ad nationes Basileensis concilii et
d'une autre où est résolue la question, alors actuelle, de
savoir Quœ sit illa Ecclesia cui omnes fidèles obedire
lenenlur; n. 8 : Traclatus de prœrogalivis D.-N. J.-C.
(aux chartreux), où l'auteur approuvait la pratique
de ne pas célébrer liturgiquement d'autre conception
que celle du Christ : à compléter par le n. 1 9 : Epislola de
conceptione B. M. V. (à l'évèque et au chapitre d'Avi-
gnon); n. 10 : Rcgulse ad intelligentiam S. Scriptural
(à son neveu étudiant); n. 25 : Traclatus nolabilis de
/lagellis chrislianorum (aux dominicains d'Orient
après la chute de Constantinople); n. 29 : De hœrelicis
post Christum (à un religieux inconnu), liste en 94 nu-
méros qui se termine sur le nom de Michel de Césène;
n. 30 : Epislola ad nobilem quemdam de electionc divina.
Son contemporain R. Fazio, De viris illustribus,
édit. Mehus, p. 42, faisait allusion à un traité apolo-
gétique où Raphaël montrait l'accord entre l'Évan-
gile et les philosophes païens. Il s'agit d'un Liber de
consonancia nalurœ et graciœ, dédié au pape Nico-
las V (1447-1455), qui n'était pas entré dans le corpus
officiel de ses œuvres et ne devait être retrouvé que
par L. Pastor dans le ms. 69 de la bibliothèque de
Francfort, en attendant que M. Grabmann le signalât
encore dans le ms. Cent. III 59 de Nuremberg. Cette
découverte a valu au vieux maître dominicain un
retour momentané d'attention, dont témoigne l'étude
qui lui fut consacrée par K. Michel. Prenant pour
base le texte même de l'Évangile d'après le Dialessaron
du pseudo-Ammonius, Raphaël en rapproche des
extraits pris dans divers auteurs profanes, avec par-
fois un bref commentaire destiné à établir le fait ou
à préciser la nature de la convergence entre ce qu'il
nomme lui-même la doctrina gracia; et la doclrina na-
lurœ. L- tout en vue de réagir contre ceux qui trou-
vaient excessive ou imprudente l'estime qu'on faisait
alors des anciens. En même temps qu'il atteste l'hu-
manisme et l'érudition de son auteur, l'ouvrage est un
document de première main sur les remous provo-
qués par la Renaissance dans les milieux ecclésias-
tiques. De ce chef, cette compilation n'est pas sans
offrir un certain intérêt de curiosité.
Quétir-l'xhard, Scriptores ord. prœdic, Paris, 1719-1721;
L. Pastor, Geschicbte der Pâpsle, t . i, 4e éd., Fribourg-en-B.,
1901 ; M. Grabmann, Dii Geschichtr der scholastischen
Méthode, t. u. Fribouin-en Br., 1911 ; K. Michel, !><r Liber
de consonancia nature cl qr, rie des Raphaël von Pornaxio,
Munster-en-W., 1915 (dans Cl. Bâumker, Bcitrâne zur Ge-
schichte der Pliilos. des Miltelalters, t. xvm, fase. 1>.
J. Rivière.
4. RAPHAËL DE TUSCULUM, frère mineur
capucin de la province romaine, dans laquelle il
exerça les charges de lecteur, définiteur et custode
général. Il mourut à Albano le 20 avril 1730. Il est
l'auteur de deiix ouvrages de théologie morale publiés
après sa mort : Resolutiones praclico-morales in deçà-
1663 RAPHAËL l>K TUSCUUJM
RAPPERSWIL (JOACHIM DE) 1664
logi prœcepla et Ecclesia sacramenia, en deux parties,
dont Ja première. Home, 1711, in-8°, xn-159 p., traite
des dix commandements de Dieu; la seconde, égale-
ment à Rome, 1741, in-8°, 260 p., des sacrements en
général et en particulier; liesoluliones praclir.o-morales
in quinque Ecclesix prœcepla, in censuras lam in génère
quant in specie, in casus reservalos cl sollicilalionem
in confessione sacramentali, Rome, 1743, in-8°, vm-
334 p. Les trois parties sont dédiées à Benoît XIV.
Bernard de Bologne, liibl. scriptorum ord. min. capuccino-
rnm, Venise, 1717, |>. 221 ; Aloysius a Forano, Necrol. seru-
phicum p<drum et jndrum ord. min. cupuccinorum aimes
l'rbis provinciœ ab initio reformalionis incceplum et dein-
eeps semper prosequendum, Velletri, 18(50, au 20 avril;
II. îlurtcr, Nomenclatar, 3" éd.. t. iv, col. 1649.
A. Teetaert.
RAPIN René, jésuite Irançais, né à Tours en
1621, mort à Paris en 1(587. Écrivain très fécond et
très goûté dans les milieux littéraires du xvne siècle,
il a composé aussi quelques traités ascétiques : L'es-
prit du christianisme (1672). La perfection du chris-
tianisme (1(573). L'importance du salut (1675). La foi
des derniers siècle* (1679). /.'/ vie des prédestinés dans
la bienheureuse éternité (1(187). L'oraison sans illu-
sion (1687).
C'est surtout comme historien du jansénisme qu'il
intéresse la théologie. D'abord un résumé de la doc-
trine : Dr nova doctrina disserlalio scu evangelium jan-
senistarum (1656); puis deux ouvrages restés inédits
jusqu'au xixe siècle : L'histoire du jansénisme (éditée
en 18(51 par l'abbé Domenech) et Mémoires sur
l'Église, la société, la cour, la ville et le jansénisme
(édités en 18(55 par Léon Aubineau, 3 vol.). Le pre-
mier, en 10 livres, va jusqu'à la mort de Saint-Cyran
et du pape Urbain VIII (1644) : l'édition, faite sur
une copie fautive de la bibliothèque de l'Arsenal, est
à corriger d'après le texte autographe conservé à la
Bibliothèque nationale. Le second, en 20 livres, con-
servé également en autographe, s'étend jusqu'à la
paix dite de Clément IX (1669). Le manuscrit est suivi
des extraits, analyses et copies de documents recueil-
lis par l'auteur en Flandre et à Rome en vue de son
ouvrage; ils ont été publiés par la revue : Documents
d'histoire, à partir de 1010. L'ensemble de cette œuvre
constitue, pour la première phase de la querelle jan-
séniste, une source d'information qui s'impose même
aux esprits les plus prévenus. C'est pour en avoir
appris l'existence, au dire de M. Gazier, et en vue
d'y opposer « antidote » ou contrepartie », que le jan-
séniste Godefroi Hermant entreprit d'écrire ses Mé-
moires (t. i. Introduction, p. vi). Dans la confrontation
des deux auteurs, qui s'impose, il s'impose donc aussi
de ne pas oublier, pour le dernier, cette intention de
rédiger un plaidoyer préventif.
Sommcrvo^cl, lîibl. de la Comp. de Jésus, t. VI, col. 1443-
1 157; !•• Aubineau, Mémoires du P. Rapin, Introduction,
1. 1, p. i-xxvu; ('.. Dejob, De Renato Rapino (1881 ); 11. Ché-
rot, Janséntus et le P. Rapin, dans les Précis historiques de
Bruxelles, 1890.
I\ Galtier.
1. RAPINE Charles, frère mineur récollet fran-
çais de la province de Saint-Denis (XVIIe siècle). Né
à Chàlons-sur-Marne selon .I. II. Sbaralea, ;i \ovon,
selon I lurter, d'une des principales familles de Ncvers.
selon la Bibliothèque sacrée, t. xx. Le grand diction-
naire historique, l. vu, et l'Enciclopedia europeo-ame-
ricana, t. xi.ix, il exerça dans l'ordre les charges de
lecteur en théologie et de provincial. Il composa divers
ouvrages tant en lai in qu'en français : Xuclciis philo-
sophix Scoti, in-8°, Paris, 1625; Epitome librorum et
lectionum commentant s. Thomx Aquinatis in octo
Hhros politicos Arislotelis, Paris, 1660; Les annales
ecclésiastiques île < .hâtons en Champagne par la succes-
sion des évêques de celte Église depuis saint Menje jus-
qu'en 1630, in-8°, Paris, 163(5: Discours de la vie, mort
et miracles de saint Menje, avec un catalogue des évê-
ques qui lui ont succédé, in-12, Chàlons, 1 625, allégué
parles Hollandistes dans Acta sanclorum, mois d'août,
t. il, p. 4-11 ; Histoire générale de l'origine et progrès des
frères mineurs vulgairement appelés récollets réformés
ou déchaussés... divisée en douze décades d'années depuis
1486 jusqu'èi l'année 16 30, précédée d'un mémorial de
l'ordre des fr. mineurs depuis 1206 jusqu'en 1500, in-
fol., Paris, 1631; Psaltes purpuralus Jésus Christus
in 50 priori bu s psalmis davidicis paliens et psallens,
seu Paraphraslica exposilio mgslica primas psalmorum
quinquagense, in-8°, Paris, 1630; Paraphrase sur l'épi-
tre de saint Paul aux Romains, in-8°, Paris, 1632, sur
l'épilre aux Hébreux, in-8°, Paris, 1636; sur les épilres
de saint Paul èi Timothée, èi Tite, et à Philémon, in-8°,
Paris, 1 632 ; Paraphrase sur toutes les épilres de saint
Paul, avec une introduction et la doctrine de cet apôtre:
Exposition de la règle de saint François tirée de ses pa-
roles et de sa doctrine, Paris. 1640, etc. Il est encore
l'auteur de plusieurs ouvrages de dévotion en français
et en latin.
L. Wadding, Scriptores ord. minorum, Borne, 1906, p. (51 ;
.1. II. Sbaralea, Supplem. ad scriptores ord. minorum, t. i.
Borne, 1908, p. 200-201 ; Hurter, Nomenclator, 3" éd., t. i\ ,
col. 171; Bibliothèque sucrée, t. xx, p. 38(5; Le grand dict.
Iiist., t. vu, p. 348.
A. Teetaert.
2. RAPINE Pascal, frère mineur français (xvn*
siècle) et parent de Charles Hapine, avec lequel il ne peut
point être confondu, comme les auteurs l'ont fait trop
souvent jusqu'ici. Tandis que l'activité littéraire du
dernier tombe pendant la première moitié du xvae siè-
cle, comme on le voit à la notice précédente, il faut
placer celle de Pascal pendant la dernière moitié du
même siècle. Entre autres ouvrages il composa Le
christianisme naissant dans la gentilité, Paris, 1655,
3 vol. in-1". Le christianisme florissant d<ms la primi-
tive Église, Paris, 1663, in-8°.
I lutter, Nomenclator, :i' éd., I. iv, col. 471.
A. Teetaert.
RAPPERSWIL (Joachimde) (Kuonzdeson nom
de famille), frère mineur capucin de la province suisse.
Originaire de Rapperswil, où il naquit en 1654, il avait
conquis le doctorat en théologie avant d'entrer chez
les capucins, où il se distingua comme lecteur, mais
surtout comme prédicateur et polémiste. Il mourut en
1728. Il publia un ouvrage assez important contre les
réformés : Reformalio difformis cl deformis sive De-
monslralio qua lum theologicis argumenlis, lum ex his-
loricis rclalionibus luculenlcr oslendiiur, pnrlensam
novalorum reformationem esse gratis et perperam fac-
tam, S. Scripturse et primitivse Ecclesix prorsus incon-
formem, 3 vol. in-4°, Strasbourg, 172(5. Le but de l'au-
teur esl de démontrer cpie la religion soi-disant réfor-
mée est opposée dans sa doctrine et dans ses pratiques
tant à l'enseignemenl de la sainte Écriture qu'à celui
de la primitive Église. Pour démontrer cette thèse, il
a recours à la méthode théologico-historique et em-
prunte ses arguments non seulement à la théologie
mais aussi à l'histoire, parce que les preuves histori-
ques donnent à la vérité une importance plus grande
et une évidence plus considérable. L'ouvrage com-
prend deux parties principales, dont la première, sub-
divisée en deux autres parties, est intitulée Reforma-
lio difformis, la deuxième Reformalio deformis.
Dans la première partie le P. .loachim prouve la
■ difformité » de la réforme par deux arguments.
D'abord toute réforme suppose un sujet réformable.
Or ce sujet lait défaul a la réforme protestante. En
effet, s'il existait, ce ne peut être que l'Église romano-
cat Indique. Or. celle-ci en matière de foi et de mœurs
1665 HAPPERSWIL (JOACHIM DE;
RAPT (EMPÊCHEMENT DE) 1666
ne peut être sujette à des réformes et par conséquent
ne peut être réformée. Il prouve cette dernière asser-
tion par la sainte Écriture, le témoignage des saints
Pères et la raison. Ensuite la réforme protestante doit
être considérée comme « difforme », parce qu'il lui
manque une règle suffisante de réforme. En effet,
d'après elle cette règle n'est constituée que par la
sainte Écriture seule. Or cette règle est tout à fait
insuffisante, comme le démontre l'auteur, pour pro-
céder à la réforme de l'Église catholique.
Dans la seconde partie la « déformité » de la religion
réformée est prouvée par son opposition aux livres
canoniques de la sainte Écriture dont quelques-uns
ont été rejetés et les autres mutilés; au texte de la
même sainte Écriture qui fut falsifiée; au sens voulu
par le Saint-Esprit auquel un autre fut substitué: à
l'interprétation infaillible du sens scripturaire qui fut
laissée au jugement privé de chacun ou confiée à l'au-
torité politique; aux conciles oecuméniques; à l'ensei-
gnement de la primitive Eglise, des Pères, des histo-
riens ecclésiastiques les plus éprouvés.
Dans la troisième partie le P. Joachim déduit la
« difformité » du protestantisme des principes absur-
des sur lesquels il repose et qui sont en opposition for-
melle avec la règle de foi et la saine raison; des théo-
ries néfastes qui lui ont donné naissance; de la manière
dont la réforme a été opérée dans l'Église, les dogmes
et la doctrine, le culte divin, le culte de la sainte
Vierge et des saints, la vie sacerdotale et religieuse, la
vie chrétienne en général; des fruits funestes qu'elle
a produits; des conséquences néfastes auxquelles elle
a donné lieu. L'auteur oppose explicitement la ré-
forme produite par Luther à celle qui fut opérée par le
concile de Trente, qui d'après le P. Joachim ne cons-
titue pas tant une contre-réforme ■■ dirigée contre le
protestantisme qu'une véritable réforme catholique
voulue et décrétée par l'Église elle-même. Il compare
les fruits prodigieux et les conséquences heureuses de
la réforme catholique aux suites malheureuses et aux
effets néfastes du protestantisme et conclut que, si la
réforme protestante doit être rejetée comme illégi-
time, absurde et opposée à la sainte Écriture et à la
tradition, la réforme catholique doit être acceptée
comme absolument légitime, sainte et conforme à l'en-
seignement du Christ, des apôtres et de la tradition
primitive de l'Église.
Le P. Joachim a encore traduit en allemand la vie
de saint Félix de Cantalice, publiée en italien par le
P. Maxime de Valenza : Dos Lebvn. Wunderwerk und
Heiligsprechung des heiligen lir. Félix von Cantalicio,
Capuciner-Ordens-Beichtigers, Soleure, 1713, in-12,
xv 1-502 p.
Bernard de Bologne, Bibl. scriptorum uni. min. capucci-
norurn, Venise, 1747, p. 133: R. Steimer, Geschichte des
Kapuziner-Klosters Bapperswil, l'ster, 1il27, p. 221; !.. Si-
gner, Die Vfieqr des Schrifttums in der Schweizer Provins,
dans Die schweizerische Kapuxinerprovinz. Jlir Werden und
Wirken. Festschrift, éd. M. Kunzle, Einsiedeln, 1928,
p. :î:.;î-354.
A. Teetaert.
RAPT (Empêchement de). I. Notion. IL Vicissi-
tudes historiques. III. L'empêchement de mariage.
IV. Le crime.
I. Notion. — D'après son étymologie, le mot rapt,
de rapere, ravir, énonce l'idée d'un enlèvement accom-
pli par violence. Aliud esse uulem ropi, aliud amoveri
palam est. Siqui<lem amoveri aliquid elium sine vi pos-
sit, rapi aulem sine vi non potesl. Dig., 1. XLVII,
tit. ix, lex 3, § 5. Lorsque l'enlèvement porte sur une
chose matérielle appartenant à autrui, il prend le nom
de rapine ou de vol; si au contraire c'est une personne
humaine qui est enlevée, on a le rapt. Dans son sens
premier et originel, le rapt peut s'entendre de l'enlè-
vement d'un homme ou d'une femme; c'est ainsi que
l'on parle, en droit civil, du rapt des mineurs. Code
pénal, art. 554-557, et en droit ecclésiastique du rapt
d'impubères de l'un et l'autre sexe, can. 2354. Mais,
dans le langage théologique et canonique, le terme est
employé le plus souvent dans un sens restreint pour
désigner exclusivement l'enlèvement d'une femme.
Le droit actuel de l'Église considère le rapt soit sous
l'aspect de crime, can. 2353, soit sous l'aspect d'e/n
pèchemenl dirinuml du mariage, can. 1074.
En tant que crime, le rapt est l'enlèvement violent
d'une femme du lieu où elle se trouve en sûreté pour
la transporter en un autre dépourvu de cette sûreté,
aux fins de l'épouser ou seulement de satisfaire la pas
sion. Sous cet aspect, on distingue le rapt de violence
et le rapt de séduction. Le premier se vérifie lorsque
l'enlèvement se fait de force ou par ruse, contre la
volonté de la femme : c'est le rapt proprement et stric-
tement dit. Le rapt de séduction se vérifie lorsqu'il
porte sur une mineure, enlevée de son plein gré grâce
à des flatteries ou à des promesses, mais à l'insu ou
contre la volonté de ses parents ou tuteurs. Ces deux
formes de rapt sont également réputées « crime i dans
le droit canonique actuel et tombent sous des peines
analogues, can. 2353.
Considéré comme empêchement de mariage, le rapi
est l'enlèvement ou la détention violente d'une femme,
en vue (le contracter mariage avec elle. Il ressort de
là que la notion du rapt-empêchement ne coïncide pas
exactement avec celle du rapt-crime. Ainsi, le rapi de
séduction, bien que considéré comme crime, ne cons-
titue cependant pas un empêchement de mariage;
inversement, la détention ou séquestration d'une
femme en vue de l'épouser est classée au nombre des
empêchements dirimants, mais n'est pas considérée
comme un crime.
II. Vicissitudes historiques. — On ne saurait
légitimement prétendre, ainsi que l'ont fait certains
historiens ou sociologues, que le rapt a été la forme
primitive de l'union matrimoniale, cf. De Smet, De
spons. et malrim., n. 81. Il n'est pourtant pas douteux
que l'enlèvement des femmes ait été connu et pratiqué
chez les peuples anciens.
Chez les Hébreux, on ne trouve pas, dans la légis-
lation, de peines expressément formulées contre les
ravisseurs; cependant, à lire celles qui sont prévues
contre les violateurs de vierges, Ex., xxn, 1G-Î7,
Deut., xxn, 22-29, à rappeler également la terrible
vengeance que tirèrent Siméon et Lévi du rapt de leur
sœur Dina, Gen., xxiv, 2 sq., on peut conjecturer que
pareil crime ne devait pas rester habituellement impuni.
(.liez les Romains, la législation fut d'abord, sem-
ble-t-il, tolérante à cet égard. Elle devint plus sévère
à l'époque impériale; aux ir et IIIe siècles, des peines
très graves étaient prévues contre les ravisseurs, y
compris la peine de mort, Dig., 1. XLVIII, tit. vi,
lex 5, § 2. Cependant, jusqu'à Constantin (320), la
femme enlevée, qui donnait son consentement, pou-
vait devenir l'épouse du ravisseur. A partir du ive siè-
cle, les rapts devenant plus fréquents, on adoucit la
peine, mais en revanche on interdit le mariage entre
le ravisseur et la femme enlevée : nihil ci (raptori)
secundum jus velus prosit puellm responsio..., ordonne
un édit de Constantin, daté de 320. Cod. Theod.,
1. IX, tit. xxiv, lex 1. Bien plus, on en vint à consi-
dérer un tel mariage comme absolument nul, le rapt
devint empêchement dirimant; c'est chose faite au
temps de Justinien. Cod. de rapi. virg., 1. IX, tit. xm,
lex 1 ; Cod. de episcopis, 1. I, tit. m, lex 54; Nov. 1 13,
de raplis mulier., et 150.
L'Église, durant les trois premiers siècles, ne sem-
ble pas avoir porté de lois spéciales contre le rapt,
(le 67e des Canons dits apostoliques, est postérieur de
1667
RAPT (EMPÊCHEMENT DE
IlitiS
deux siècles environ). Sans doute, la violation de la
liberté matrimoniale était-elle chose rare parmi les
chrétiens de cette époque, à moins que la sévérité des
lois civiles en la matière fût jugée suffisante. Pourtant,
à partir du ivc siècle. l'Église joignit ses elïorts à ceux
des empereurs pour enrayer le mal croissant. Le 11e ca-
non du concile d'Ancyre (314) ordonne la restitution au
fiancé légitime, de la fiancée injustement ravie; on peut
lire une décision semblable dans la lettre canonique
de saint Basile à Amphiloque, can. 22. Hef ele-Leclercq,
ilist. des conciles, t. i, p. 313; (irai., caus. XXVII,
q. h, c. 46. Le concile, de Chalcédoine (451) prononce
contre les ravisseurs el leurs complices, la déposition
s'ils sont clercs, l'anathème ou excommunication s'ils
sont laïques, can. 27. (irai., caus. XXXVI, q. II, c. 1.
Môme peine portée par le pape Symmaque en 513,
ibid., q. ii, c. 2.
Dans le droit des peuples germaniques, le rapt d'une
femme, fiancée ou non, constituait un délit dont la
punition ne dépassait ordinairement pas l'amende
ou la composition pécuniaire. Le ravisseur, après
avoir composé avec les parents, les tuteurs ou le
fiancé, pouvait ensuite librement contracter mariage
avec la femme qu'il avait enlevée. Chez les Wisigoths
cependant se retrouvent, relativement au rapt, les
sévérités du droit romain. Le caractère généralement
bénin de la loi germanique en cette matière, explique
que, dans les contrées où elle était en vigueur, l'Église
et le pouvoir civil, spécialement chez les Francs, se
soient unis pour édicter des prescriptions plus sévères
contre les ravisseurs. Le 2e canon d'Orléans (511) sup-
pose que la peine capitale pourrait être prononcée
contre ceux qui enlèvent une femme ou essayent de con-
tracter mariage avec elle. Le concile de Paris de 557
prononce l'anathème contre ceux qui oseraient enle-
ver ou obtiendraient du roi la permission d'enlever
une veuve ou une fille contre le gré de ses parents.
(irai., caus. XXXVI, q. H, c. 3, 6. Voir aussi le 20e ca-
non de Tours (567). Hcfele-Leclercq, Hisl. des conciles,
t. m, p. 190. C'était une réaction contre l'ère de vio-
lences qui commença à la chute de l'empire romain et
alla s'accentuant jusqu'au xe siècle; de cette réaction,
les écrits d'Hincmar sont un précieux témoignage.
Cf. De coercendo rnplu viduarum, puellaram cl suncli-
monialium. P. L., t. c.xxv, col. 1007 sq.
A partir du IXe siècle, dans l'Église d'Occident, le
mariage est interdit de façon absolue et perpétuelle
entre le ravisseur et sa victime, et même toute autre
femme. Cette prohibition, qui avait un caractère
pénal, emportait-elle également la nullité du mariage
ainsi contracté? Beaucoup d'auteurs anciens l'ont
pensé, impressionnés qu'ils étaient par certains tex-
tes cités par Gratien : par exemple, le capitulaire 23 du
concile d'Aix-la-Chapelle (817), que Gratien attribue
à tort au concile de Chalon, et qui s'exprime ainsi :
ad conjugia légitima raplas sibi jure vindicare nulla-
lenus possunl. (irai., caus. XXXVI, q. Il, c. 4. Le
24e capitulaire de ce même concile parlant du ravisseur
dit encore : sine spe conjugii maneat. Ibid., caus.
XXVII, q. il. c. 34. Cependant le synode de Ver (in
palatio Vemo, 844) ne fait que reproduire, dans son
6< canon, les prescriptions du concile d'Ancyre. He-
f ele-Leclercq, op. cit., t. rv, p. 117-118. Mais c'esl sur
tout le concile de Meaux-Paris (845-846), llefele-
Leclercq, op. cit., t. iv, p. 124-125, qui dans ses 64« el
65e canons, semble porter un empêchement dirimant
Gral., caus XXXVI, q. n, c. 10 el 11; cf. caus. I,
q. vu, c. 17. Il se trouva pourtant des canonistes an
riens pour penser que ces textes pouvaient parfaite-
ment s'entendre dans le sens d'une simple prohibi-
tion. C'était l'avis de Sanchez, De malrimonii sucra
mento, I. VII. disp. XII, n. Il: Non video in as feano
nibus) verbum, pet quod laie matrimonium denoteiur
fuisse irrilum; et il est appuyé par Schmalzgrueber,
Jus eccl. uniu., I. V, tit. xvn, n. 10. On peut dire tout
au plus que ces canons, s'ils statuent la nullité, ne
sont que l'expression d'une législation particulière à
l'Église franque, mais ne représentent pas la disci-
pline de l'Église universelle. En effet, les canons 10
et 1 1 du synode romain de 721 ne mentionnent d'au-
tre peine que l'excommunication. IIcfele-Leclercq,
op. cil. t. m, p. 597. D'autre part, dans la discipline
de l'Église d'Orient instaurée par le concile Quini-
Sexte (692), il n'est pas question d'irritation du ma-
riage par le rapt, can. 92. Cf. Wernz-Vidal, Jus
mulr.. p. 'Mu, note 13.
A côté de la tendance rigide cjui interdisait sévère-
ment, annulait peut-être, le mariage entre le ravisseur
et sa victime, il nous faut noter un courant, plus en-
clin à l'indulgence, qui cherche à favoriser le mariage
même dans le cas de rapt, au moins sous certaines
conditions. Déjà le pape Gélase (494) avait déclaré
qu'il n'y avait pas rapt lorsque l'enlèvement avait été
précédé des fiançailles ou de toute autre tractation
matrimoniale, Gral., caus. XXXVI, q. i, c. 2. De là
un axiome qui fut plus tard reçu dans le droit : Non
fil raplus proprise sponsee. Le consentement subsé-
quent donné par les parents ou l'accomplissement
par le coupable de la pénitence prescrite pouvaient
également rendre le mariage possible. Cf. caus.
XXXV I, q. n, c. 7-8. C'est cette seconde tendance,
favorable au mariage, qui finit par l'emporter à partir
de Gratien (xnc siècle), ibid., q. n, c. 11.
Déjà le pape Lucius III (1181-1185) avait déclaré
qu'il ne pourrait y avoir de rapt si la femme était
consentante, encore que l'enlèvement fît violence aux
parents. Decr., 1. V, tit. xvn, de raploribus, c. 6. Et
cette discipline fut authenliquement confirmée par
Innocent III en ces termes : La jeune fille enlevée
pourra légitimement contracter avec le ravisseur lors-
qu'en elle le désaveu aura fait place au consentement,
...pourvu que par ailleurs les deux parties soient aptes
à contracter. Décret., 1. V, tit. xvn, c. 7. Point n'était
donc nécessaire que la femme fût rendue à la liberté;
il suffisait qu'elle donnât son libre consentement tout
en restant au pouvoir du ravisseur; on alla môme
jusqu'à se contenter d'un consentement tacite, selon
le commentaire de Panormitanus sur ce passage des
décrétâtes : Sed quœro, numquid sujjlciat lacilus con-
sensus ad inducendum matrimonium inler istos? Doc-
tores quod sic et bene. Ainsi, dans le droit canonique, le
rapt avait cessé d'être un empêchement de mariage
en tant que distinct de celui de vis et melus. Et cepen-
dant, dans le droit civil de l'époque, au moins en
France, le rapt constituait un empêchement dirimant.
L'Église, qui à la vérité, détestait ce crime et le frap-
pait de peine variées, semblait vouloir défendre avant
tout la liberté du mariage.
Le concile de Trente, principalement à la demande
des évêques et des envoyés du roi de France, réagit
contre ce droit complaisant, voulant également sau-
vegarder la liberté du mariage, mais d'une meilleure
manière. Après avoir examiné et discuté plusieurs pro-
jet s, cf. Esmein, Le mariage en droit canonique, t. n.
p. 250-252, les Pères décidèrent « qu'il ne pourrait y
avoir mariage entre le ravisseur et sa victime, tant
((lie celle-ci demeurerait au pouvoir du ravisseur;
mais, une fois séparée el remise en lieu sûr, elle pou-
vait, si elle y consentait, devenir l'épouse de celui qui
l'avait enlevée. ■ Sess, xxiv, De réf. malr., c. vi. Le
concile statuait en outre contre le ravisseur des peines
1res graves, qui sont pour la plupart un rappel de la
discipline des anciens conciles. Enfin, il obligeait le
coupable à doter convenablement, au gré du juge, la
femme qu'il avait enlevée, soit qu'elle consentit à
l'épouser, soit qu'elle refusât
1669
RAPT (EMPÊCHEMENT DE
1070
Cette discipline demeura telle jusqu'à la promul-
gation du Code. Aujourd'hui, c'est au canon 1074 qu'il
faut chercher le droit en vigueur; il n'a apporté aucune
modification substantielle au droit antérieur; il l'a
seulement amplifié et précisé en assimilant au rapt
proprement dit la détention violente en vue du ma-
riage, ainsi que nous allons le voir en détail.
III. L'empêchement de mariage. — 1° Nature. —
Selon la teneur du canon 1074, il est hors de doute que
le rapt est un empêchement dirimant : inler virtun
rtiptorem et mulierem raptam... nullum polest consis-
tere malrimonium. Quelques auteurs ont prétendu que
c'était un empêchement de droit naturel, étant fondé
sur le défaut de consentement de la femme; cette opi-
nion est insoutenable, car il est certain, d'après les
ternies mêmes du concile de Trente et du Code, que
l'empêchement subsiste tant que la femme reste au
pouvoir du ravisseur, même si elle consent librement
au mariage. Donc, à la différence de l'empêchement de
pis et mctus, qui touche au droit naturel, le rapt est
un empêchement de droit purement ecclésiastique,
créé par le concile de Trente; il peut coexister avec
celui de pis et metus, mais il s'en distingue parfaite-
ment.
Le concile de Trente l'a institué, nous dit une ins-
truction du Saint-Office aux évêques d'Albanie (15 fé-
vrier 1901), tum ex prœsumptione non consensus, turn
in odium tanti jacinoris. Ces paroles demandent une
explication. — 1. 11 n'est pas douteux que les Pères
du concile n'aient voulu, par le moyen de cet empê-
chement, sauvegarder la liberté et la dignité du sacre-
ment de mariage: mais il est non moins certain qu'ils
n'ont pas voulu créer par là une présomption de droit
concernant le non-consentement de la femme. L'em-
pêchement est une véritable inhabileté qui lie les con-
tractants indépendamment de l'existence ou du dé-
faut de consentement: c'est pourquoi, à la différence
de la présomption, il ne cède pas à la vérité, c'est-à-
dire, il ne cesse pas même lorsque la femme a con-
senti. Ce que le Saint-Office a voulu dire c'est donc
que cette présomption a pu être le principal motif de
créer l'empêchement, mais non que l'empêchement
était fondé sur la présomption de non-consentement.
Cf. Gasparri, Tract, canon, de matrimonio, t. i. 1932,
n. 638. — 2. Il faut ajouter que l'empêchement, bien
qu'établi in odium tanti jacinoris, n'a pas précisément
le caractère d'une peine vindicative, attendu qu'il
cesse dès que la femme est rendue à la pleine liberté et
replacée en lieu sûr. Plus encore qu'à punir le coupa-
ble, la loi irritante vise à décourager les malintention-
nés en leur ôtant par avance tout espoir de réaliser un
mariage valide au moyen du rapt. Wernz- Vidal, Jus
matrim. n. 307, note 3.
Étant donnée son origine purement ecclésiastique,
l'empêchement de rapt ne lie pas les infidèles lorsqu'ils
contractent entre eux, à moins que la loi civile, elle
aussi, ne considère le rapt comme un empêchement
dirimant. C'est le cas des codes civils autrichien et
espagnol. Mais l'irritation du mariage est certaine
lorsque le ravisseur est infidèle et la victime baptisée,
ou réciproquement, et cela indépendamment de l'em-
pêchement de disparité de culte; car, dans l'un et
l'autre cas, l'une des parties est inhabile à contracter,
et cela suffît à rendre le mariage nul; la partie bap-
tisée est liée par l'empêchement directement, l'infidèle
indirectement. Cf. Gasparri. Tract, can. de matr., t. n,
n. 613; Wernz-Vidal, op. cit., n. 310, note 17.
2° Conditions. — Selon la définition que nous en
axons donnée et aux termes du canon 1074, l'empê-
chement de rapt se vérifie lorsqu'il y a enlèvement ou
rétention violente d'une femme en vue du mariage :
■d'où cinq conditions requises.
1. L'enlèvement ou abductio est le transfert de la
femme d'un lieu dans un autre, d'un lieu où elle était
en sécurité dans un autre où elle est au pouvoir du
ravisseur. Cette diversité des lieux, qui doit être au
moins morale, est dans la notion même du rapt; on
tiendra compte cependant moins de la distance qui
les sépare que de la sécurité ou de la sujétion qu'y ren-
contre la femme. Théologiens et canonistes disser-
taient jadis longuement sur les conditions requises pour
qu'il y ait véritablement abductio. Cf. S. Alphonse
de Liguori, Theol. mor., 1. VI, n. 1107. Le transfert
d'une chambre à une autre dans l'intérieur de la même
maison n'était pas regardé comme suffisant; de même
le fait de passer simplement de la voie publique dans
un champ avoisinant. Cependant, dit encore de nos
jours Gasparri, Tract, can. de matr., éd. 1932, n. 645,
il n'est pas impossible qu'une distance même aussi
restreinte, suffise, dans un cas particulier, à constituer
un rapt; car, d'une part, les lieux sont physiquement
différents, et d'autre part, il peut se faire que la femme
perde sécurité et liberté en passant du premier au
second. Aujourd'hui, les auteurs s'accordent à regar-
der comme suffisant par lui-même le fait de trans-
porter la femme dans une maison voisine, celle-ci fût-
elle distante seulement de quelques pas; et même, dit
Gasparri, ibid., d'un étage de la même maison à un
autre étage, habité par une famille distincte. Depuis
la promulgation du Code, ces précisions et distinctions
n'ont plus la même importance, attendu qu'au rapt
proprement dit ou enlèvement est assimilée, en ma-
tière matrimoniale, la détention violente ou séques-
tration, qui peut être réalisée même sans qu'il y ait
eu enlèvement par violence.
2. La détention, retentio, dont il est question au
canon 1074, § 3, est une seconde forme de l'empêche-
ment de rapt, non prévue par le concile de Trente, et
ajoutée par le Code. Elle consiste à garder une femme
malgré elle, dans un lieu où elle n'a plus son entière
liberté, en vue de l'amener au mariage; ce lieu peut
être sa propre demeure, ou un autre où elle s'était
rendue librement, mais où elle subit actuellement la
contrainte du ravisseur. La contrainte ne cesse pas du
fait des proportions plus ou moins vastes du lieu de
détention : celui-ci fût-il un immense palais, un parc
très étendu, la raison de l'empêchement reste la même,
à savoir l'absence de sécurité et de liberté où se trouve
réduite la femme en face du mariage qui lui est pro-
posé.
3. Enlèvement ou détention doivent être violents,
c'est-à-dire opérés contre la volonté de la femme. La
violence peut s'exercer par la force physique ou la
contrainte morale : menaces, crainte grave. Il suffit
que la femme refuse de se laisser entraîner ou garder:
ou bien, si elle accepte l'enlèvement ou la détention,
grâce aux promesses, aux flatteries ou à la ruse, il
suffit qu'elle refuse le mariage qui en serait la conclu-
sion. La violence existerait à plus forte raison, si la
femme était opposée et à l'enlèvement et au mariage.
S. C. Conc, in Olomucen., 14 mars 1772; cf. Capello.
De matrimonio, n. 461.
Il importe peu, en cette matière, que les parents
soient consentants à la violence faite à leur fille ou
même en soient les complices, si l'intéressée s'y refuse.
Cf. S. C. Conc, in Parisien., 27 avril 1864, dans Acla
S. Sedis, t. i, p. 23. Au contraire, si la jeune fille, même
mineure, consent à se laisser enlever en vue du ma-
riage, alors que les parents s'y opposent, on se trouve
en présence d'une fugue, souvent concertée, laquelle
ne constitue pas un empêchement. Le raplus in pa-
rentes du droit du Moyen-Age, cf. Grat., caus. XXXVI,
q. i, c. 2, n'est donc plus aujourd'hui un obstacle au
mariage, encore qu'il puisse exposer son auteur aux
peines prévues par le canon 2353. Voir § IV, Le rapt-
crime ci-dessous, col. 1673.
1671
KAPT (EMPÊCHEMENT DE)
1672
Lorsqu'une femme, qui tout d'abord a refusé de se
laisser enlever en vue du mariage, se laisse gagner en-
suite par les flatteries et les promesses du ravisseur et
accepte enfin de le suivre librement, on a le rapt de
séduction, qui n'est pas un empêchement. L'empêche-
ment existerait au contraire, si la femme qui avait
d'abord consenti à son enlèvement en vue du mariage,
se ressaisissait et refusait ensuite tout consentement;
à ce moment en effet commencerait au moins la déten-
tion violente, c'est-à-dire contre le gré de la femme,
en vue du mariage, can. Î074, § 3. Gaspard, op. cit.,
éd. 1932, n. 655.
La violence dont il est ici question, ne saurait résul-
ter de simples prières, même pressantes, ni de pro-
messes flatteuses de la part du ravisseur. La crainte
révérenticlle ne suffit pas non plus par elle-même, à
moins que ne viennent s'y ajouter des circonstances
capables de créer une contrainte relativement grave.
La ruse ou la fraude, dont le séducteur a usé pour
l'enlèvement ou la détention, équivalent à la violence,
toutes les fois que la femme, ignorant où l'on veut en
venir, refuse de consentir aux manœuvres qui l'encer-
clent, en même temps qu'elle se trouve dans l'impossi-
bilité de s'en débarrasser. Wernz- Vidal, op. cil., p. 370:
Capello, op. cit., n. 464.
4. Aux termes du canon 1074, l'empêchement de
mariage existe inter virum raptorem et mulierem rap-
lam; c'est dire que le ravisseur sera un homme, la vic-
time une femme. On discuta autrefois pour savoir
si l'enlèvement d'un jeune homme pusillanime par
une femme autoritaire constituait un rapt; quelques
auteurs osèrent l'affirmer, mais la majorité tint pour
la négative. Après le texte du Concile de Trente,
sess. xxrv, c. vi, et celui du Code que nous avons cité,
aucun doute ne peut subsister à cet égard et il est
facile de comprendre la raison de la loi : la femme
subissant plus facilement que l'homme la contrainte
physique ou morale en vue du mariage, le législateur
n'a voulu retenir que les cas habituels, non les cas
exceptionnels. Sanchez, De sacr. matr., 1. VII. disp.
XIII, n. 1(>.
S'il arrive que le ravisseur fasse opérer l'enlève-
ment ou la détention par un autre ou par d'autres, on
applique la règle : qui per alium facit est perinde <tc si
facial per scipsum, Reg. 72, in Vl°; d'où il suit que
l'empêchement lie le mandant, non les exécutants:
l'un de ceux-ci pourrait donc validement contracter
avec la victime si elle y consent. Dans le cas où un
individu, de son propre chef et sans en avoir reçu
mandat, aurait enlevé une femme pour le compte d'un
tiers, il n'y aurait aucun empêchement de rapt, ni
pour le tiers, qui n'y est pour rien, ni pour le ravisseur
qui n'a pas enlevé la femme en vue de l'épouser lui-
même; mais l'empêchement naîtrait dès que le ravis-
seur, changeant de sentiment, commencerait à détenir
la femme malgré elle pour l'amener à contracter avec
lui.
Du côté de la femme violentée, l'empêchement
existe, quelle que soit la qualité de cette femme,
virgo, corrupta, honesta, inhonesfa, même meretrix: le
Code ne distingue pas, à rencontre du droit romain
qui ne punissait pas les ravisseurs de femmes publi-
ques. Cependant, en présence de l'enlèvement d'une
femme majeure et perdue de mœurs, on présumera,
jusqu'à preuve contraire, que celte f en une a consent i a
se laisser enlever et qu'en conséquence il s'agit d'une
fuite, fut/a, et non d'un rapt. Le Code actuel ne dis
lingue pas non plus entre la femme libre cl la liancée,
fût-ce la propre fiancée du ravisseur, car l'obligation
qui naît du contrat de fiançailles ne saurait cire urgée
par la force privée; l'ancien adage du droit classique :
non /il rapius proprise sponsse a donc définitivement
vécu.
5. Enfin, rapt et détention doivent être opérés l'un
et l'autre en vue du mariage, intuitu matrimonii, et.
non pour une autre fin, par exemple : pour satisfaire
une passion coupable, une vengeance, dérober de
l'argent, extorquer une rançon, etc. La loi en effet n'a
été portée que pour sauvegarder la dignité et la liberté
du mariage. Lorsqu'il y aura doute sur les intentions
du ravisseur, on présumera que le rapt a été fait en
vue du mariage, non seulement lorsqu'il y aura eu
auparavant un contrat de fiançailles, mais encore en
l'absence de toute promesse antérieure ou de tracta-
tions matrimoniales; dans le doute en effet, c'est la'
liberté du mariage qui doit prévaloir. Cette présomp-
tion d'ailleurs, fondée sur l'expérience et la doctrine
plutôt (pie sur un texte du droit, ne doit jamais être
considérée comme juris cl de jure; elle cède toujours
à la vérité. Cf. Feije, De matr. impedimenlis et dispen-
sationibus, n. 1 IN.
Il en faut dire autant des autres doutes qui peuvent
porter soit sur la violence subie par la femme soit sur le
consentement donné à l'enlèvement. Les circonstances
ambiantes aideront à éclaircir ce doute, et, si quelque
obscurité subsiste, on aura recours aux présomptions.
La présomption ayant pour but de sauvegarder et
favoriser la liberté du mariage, sera toujours contre
le ravisseur, et par conséquent pour la violence exercée
et l'opposition de la femme: à cette présomption, les
circonstances comme l'âge de la femme, les tracta-
lions antérieures pourront donner une consistance
plus ou moins forte; mais toute preuve contraire sera
admise, ainsi (pic nous l'avons dit plus haut. Cf. Wernz-
Vidal, Jus malriin., n. 31 I.
Pour la pratique, le curé chargé de l'enquête préli-
minaire au mariage n'oubliera pas les prescriptions du
canon 1031, § 1, 3°; et, dans le cas où quelque doute
subsisterait, il n'assistera pas au mariage sans avoir
consulté l'Ordinaire.
3° Cessation. - - L'empêchement de rapt dure •< tant
que la femme reste au pouvoir du ravisseur», can. 1074,
§ 1, pour quelque raison que ce soit.
Il ne saurait donc y avoir de mariage valide tant
que la femme continue à habiter la maison où elle avait
été transférée ou détenue, alors même que le ravisseur
la laisserait libre et qu'elle pourrait s'enfuir; il en
serait de même si elle était transportée dans une autre
maison appartenant à cet homme ou louée par lui, ou
bien dans la maison de sa famille ou d'un de ses amis,
encore que la victime ait la possibilité de s'en aller et
d'agir librement : dans tous ces cas, la femme n'est pas
considérée comme suffisamment dégagée de l'in-
fluence du ravisseur, surtout quand celui-ci, ainsi
qu'il arrive fréquemment, charge quelqu'un de la
garder ou de la surveiller. Iîicn plus, l'empêchement
peut subsister, même contre la volonté de la femme,
en dépit du consentement qu'elle pourrait donner
dans la suite; ni une longue cohabitation librement
consentie, ni l'acte conjugal accepté par la femme, ni
la célébration du mariage dans la forme prescrite ne
peuvent purger le rapt.
L'empêchement cesse au contraire normalement
et immédiatement par la restitution de la femme à la
pleine liberté et à la complète sécurité; il peut cesser
aussi, bien que rarement, par la dispense.
1. Si rapta a raptore separata et in loco luto ac tibero
constilula..., can. 1074. S 2. Il faut donc que la femme
soit séparée du ravisseur, soustraite totalement à son
influence et. pour cela, placée en un lieu sûr où elle
soil complètement libre. Ce lieu peut être soit sa pro-
pre maison, d'où clic a été enlevée, soit celle d'un pa-
rent ou d'un ami totalement étranger aux manœuvres
du ravisseur. A la rigueur, elle pourrait même rester
dans le local OÙ elle était détenue, à condition que
celui-ci soit purgé de toute influence, directe ou indi-
1673
RAPT (EMPÊCHEMENT DE
L674
recte, de l'homme qui la détenait. A ce moment-là
seulement, la femme pourra, si elle le veut, donner
un consentement valide au mariage.
2. Dispense. — L'empêchement de rapt, pour autant
qu'il est distinct de l'empêchement de vis el melus, est
de droit ecclésiastique; l'Église peut donc en dispen-
ser. La dispense ne saurait jamais suppléer à la liberté
du consentement de la femme; mais, ce consentement
étant supposé, elle peut rendre valide et licite le ma-
riage du ravisseur et de sa victime, alors que celle-ci
n'a pas encore été remise en lieu sûr. Disons tout de
suite que l'octroi de cette dispense, normalement
réservé au Saint-Siège, est rare; plus rare encore est
l'octroi de la faculté de dispenser. Attendu qu'il
existe un moyen très sûr de faire cesser l'empêche-
ment, à savoir la restitution de la femme à une pleine
autonomie, il va de soi que seules des causes très gra-
ves, dans des cas exceptionnels, pourront légitimer
une dispense; telle serait, l'impossibilité morale, vu
les circonstances très particulières, pour les fiancés
de se séparer, à laquelle s'ajouterait l'urgence de célé-
brer le mariage.
L'Église est si peu empressée d'accorder dispense
de cet empêchement, que, dans les anciens rescrits
envoyés par la Daterie pour des causes matrimoniales,
on lisait cette clause : dummodo millier propler hoc
rapta non sil; et il était convenu que la clause, même
non exprimée, devait toujours, ex stylo dulariu-, être
sous-entendue; la vérification de la condition, c'est-à-
dire l'existence du rapt, entraînait la nullité du res-
crit. Des formules identiques se trouvaient dans les
facultés générales de dispenser des autres empêche-
ments. Aujourd'hui et depuis la réforme de la Curie
par Pie X, semblables restrictions ne se lisent plus
dans les formulaires de pouvoirs accordés par la
Sacrée Congrégation des Sacrements, ni dans les
facultés de la Propagande.
Il n'est d'ailleurs pas inouï que le Saint-Siège ait
accordé dispense et même pouvoir de dispenser de cet
empêchement, alors que la femme n'a pas encore re-
trouvé un lieu sûr, pourvu que son consentement soit
certain; voir, par exemple, la réponse donnée par la
Propagande aux missionnaires des Indes et de la
Chine le 31 janvier 1796, Collectanea, n. 1268. Cepen-
dant, dans une instruction aux évêques d'Albanie,
contrée où les rapts étaient fréquents, le Saint-Office,
15 février 1891, ne voulut pas admettre comme règle
générale que le mariage fût célébré alors que la femme
était encore sous l'influence du ravisseur, même si
cette femme affirmait par serment qu'elle consentait
librement. Le Saint-Siège se réservait d'accorder des
dispenses dans des cas particuliers. Cf. également
dans le même sens l'instruction du Saint-Office t\u
26 février 1901. Wernz- Vidal, op. cit., p. 376, note 32;
Gasparri, Tract, can. de malrimonio, 1932, p. 398-
399.
Aujourd'hui, outre les pouvoirs qui peuvent être
obtenus, par concessions générales ou induits particu-
liers, soit de la Sacrée Congrégation des Sacrements,
soit de celle de la Propagande, il n'est pas douteux
que les facultés très étendues accordées par les canons
1043-1045 n'excluent pas le pouvoir de dispenser du
rapt. Ordinaires, curés ou même simples prêtres pour-
ront donc en user dans les limites prévues par ces
mêmes canons, et après avoir acquis la certitude de la
liberté du consentement chez la femme.
IV. Le ckime. — Nous avons vu, col. 1666, que le
droit romain impérial considérait le rapt d'une femme
honnête comme un crime punissable de la peine capi-
tale. Les anciens canons de l'Église recueillis par
Gratien dans son Décret, cf. surtout caus. XXXVI,
q. il, c. 1-6, édictaient des peines très sévères au for
ecclésiastique: les principales étaient l'excommunica-
tion, l'infamie, l'inhabilité aux charges et dignités, et,
pour les clercs, la déposition. Sanchez, De matr. su-
cramento, 1. VII, disp. XII, n. 1; clisp. XIII, n. 3 sq.
Après les variations du droit au .Moyen Age, le concile
de Trente, qui avait fait du rapt de violence un em-
pêchement dirimant, lui reconnut aussi la qualité de
crime; il frappa en conséquence le ravisseur et tous ses
complices de pénalités dont voici la teneur : raptor
ipse ac omnes illi consilium, auxilium cl favorem pnv-
bcnles, sinl ipso jure excommimicali ac perpétua in-
fâmes omniumque dic/nilatum incapaces; et, si clerici
juerint, de proprio gradu décidant. Sess. xxiv, de réf.
matr., c. ni. C'était le retour à la sévérité des anciens
canons. L'excommunication était encourue ipso facto,
mais n'était pas réservée. Quant à la déchéance des
clercs, elle devait être prononcée par la sentence du
juge; l'infamie perpétuelle et l'inhabileté aux dignités
étaient lativ sententise. Ces pénalités n'atteignaient
que la seule forme de rapt qui avait été spécifiée
comme empêchement, c'est-à-dire le rapt de violence
inlttitu matrimonii ; ni le rapt de séduction, ni l'enlève-
ment opéré libidinis causa ne tombaient sous ces
peines. Le ravisseur, mais non ses complices, avait en
outre l'obligation de doter convenablement sa victime,
arbilrio judicis, soit que celle-ci acceptât de devenir
son épouse, soit qu'elle s'y refusât.
L'excommunication portée par le concile de Trente
fut maintenue par la Constitution \p< slolicse Salis.
12 octobre 1869, au nombre des censures nemini ré-
servâtes. Le droit du (Iode a élargi la notion du crime
(le rapt ; il l'applique au rapt de séduction comme au
rapt de violence, et ne distingue pas entre le rapt per-
pétré en vue du mariage ou seulement pour satisfaire
la passion : qui iniuiiu matrimonii vel explendœ libidi-
nis causa rapucril muliercm nolentem vi aul dolo, vel
inuliercm minoris wl<dis consentienlem quidem, sed
insciis vel contradicenlibus parenlibus aul lutoribus...,
can. 2353. Les peines sont de deux sortes : les unes
lalw sententise, à savoir l'exclusion des actes légitimes
tels qu'ils sont énumérés au canon 2256, 2", peine vin-
dicative; les autres, ferendœ sententise, ne sont pas dé-
terminées, mais doivent être proportionnées à la gra-
vité de la faute. Les lois pénales étant de stricte inter-
prétation, can. PI el 2219. § 1, il est certain que les pé
nalités susdites ne devront pas être étendues a la dé
tention ou séquestration; il va de soi également que
les peines d'excommunication el d'infamie perpé-
tuelle, portées jadis par le concile de Trente, ne sont
plus encourues aujourd'hui, le Code n'en taisant nulle
mention, can. 6, 5".
Et les complices? Le concile de Trente les ennuierait
expressément; il n'en est pas question dans le ca-
non 2353. Faut-il dire qu'ils sont, dans le droit actuel.
exempts de toute pénalité? Gasparri répond oui. sans
hésiter : eum de his pœnis tin alios prseter raptorem)
Coder taceai omnino, cas suppressas esse dicendum est.
Tract, can. de matr., 1932, p. 391, n. 651. Qu'il nous
soit permis, salva reverenlia, d'être d'un avis contraire,
en nous appuyant sur les principes énoncés au ca-
non 2231 : lorsque plusieurs ont coopéré à la perpé-
tration du délit, encore qu'un seul soit nommé dans la
loi pénale, tous ceux qui sont nommés au canon 2209,
§ 1-3, sont tenus aux mêmes peines, à moins (pie la loi
ne statue expressément le contraire. D'où il suit (pic
le mandant, ainsi (pic tous les coopérateurs princi-
paux et nécessaires, sont englobés dans les peines por-
tées contre le ravisseur. Quant aux complices secon-
daires, can. 2209, § 4-7, le supérieur devra leur in-
fliger d'autres peines convenables. Le crime de rapt
étant déjà puni par les lois de la plupart des nations
modernes, cf. Code pénal français, art. 331, 355-357:
— italien, art. 340-344, 349-352; — allemand. S 230-
238; autrichien, § 96-97, il y aura lieu, selon les cas.
L675 RAPT (EMPÊCHEMENT DE) — BASSLER (CHRISTOPHE;
1676
à mitigation ou à suppression de la peine canonique,
conformément au canon 2223, § 3, 2° et 3°.
Le Code prévoit enfin des peines destinées à réprimer
le rapt des impubères pratiqué pour une autre fin que
le mariage ou la satisfaction de la luxure, can. 2354;
c'est ce que les codes des diverses nations appellent
enlèvement, détournement de mineurs », cf. Code
pénal français, art. 354; — italien, art. 148;
allemand, § 235; — autrichien, § 90. Si le délinquant
est un laïc, on a un délit du for mixte, pour la punition
duquel les deux pouvoirs civil et ecclésiastique sont
également compétents; l'Église accepte les peines légi-
timement portées par l'autorité séculière, si elle s'est
prononcée en premier lieu; elle y ajoute l'exclusion des
actes légitimes et la déchéance de tout emploi ecclé-
siastique, nonobstant l'obligation de réparer le dom-
mage causé. Si le ravisseur est un clerc, l'Église (dans
la théorie) le jugeant seule, le punira de peines pouvant
aller, suivant la gravité du cas, jusqu'à la déposition,
can. 2354 § 2: dans le cas où le clerc, nonobstant le
privilège du for (lequel ne fonctionne pas partout),
aurait déjà élé condamné par le tribunal séculier, le
juge ecclésiastique procédera en toute équité suivant
les règles tracées au canon 2223, § 3, 2°.
On notera enfin que les peines ainsi encourues ou
inlligées ne cessent pas par la purgation du rapt, ni
même par la libre célébration du mariage; même après
la cessation de l'empêchement, elles gardent leur
vigueur et devront être observées jusqu'à expiation, à
moins que n'intervienne une absolution ou une dis-
pense.
I. Histoire du rapt. — ■ Corpus jtiris eanonici, éd.
Friedberg, Leipzig, 1881 ; Hefele-Leclercq, Histoire des con-
ciles, Paris, 1907 et sq.; Esmein, I.e mariage en droit cano-
nique, 2 vol.. Paris, 1801 ; Wernz-Vidal, Jus canonicum, t. v,
Jus matrimoniale, Rome, 1925.
Parmi les auteurs anciens : Schmalzgrueber, Jus ecclesias-
licnm universum, t. iv, Naples, 17:58; Sanchez, De sancto
matrimonii sacramento, Nuremberg, 1706; Reiffenstuel, Jus
canonicum, t. iv, Venise, 172R.
II. Ijroit actuel. — Les principaux commentaires des
1. III et V du Code, spécialement ; Capello, Traclalus cano-
nico-moralis de sacramentis, t. ni. De matrimonio, Turin-
Home, 1927; De Smet, De sponsatibus cl matrimonio,
Bruges, 1927; Vlaming, Pnvlcclioncs juris matrimonii.
2 vol., Bussum (Hollande), 1919; Farrugia, De matrimonio
et causis matrimonialibus, Turin, 1921; Vcrmecrsch-Creu-
sen, Epitome juris eanonici, t. n et m. Malines 1925; Clayes
Simenon, Manuale juris eanonici, Gand-Louvain, 1931;
(iasparri, Tractatus canonieus de matrimonio, 2 vol., Paris,
1932; Fourneret, Le mariage chrétien, Paris, 1921 ; Chrétien,
De matrimonio, Metz, 1927; Cocclii. Commentarium in
Codicem juris eanonici, t. vin, Turin, 1925; Chelodi, Jus
prenale. Trente, 1925.
A. Bkide.
RASSLER Christophe, jésuite, né à Constance,
le 12 août 1654, admis dans la Compagnie, province
de Germanie supérieure, le 30 septembre 1669; il en-
seigna la grammaire et les humanités, puis de 1685 à
1714 la théologie dogmatique, la théologie morale,
l'exégèse à Ingolstadt et à Dillingen; il fut préfet des
<'tudcs et enfin recteur (1714-1716) de cette dernière
université. Appelé à Home par le P. général Tamburini,
il y exerça les charges de réviseur général, de conseil-
ler (héologique du cardinal jésuite Tolomcï cl de pré-
fet des études au Collège romain. C'est là qu'il mou-
rut, emporté soudainement par le typhus, le lli juil-
let 1723, en grande réputation de travailleur acharné,
d'esprit prudent cl loyal.
Ouvrages. I" Rassler publia de 1688 a 1701 une
série fie huit opuscules et volumes Intitulés Controver-
si;c. où il examine avec plus ou moins de développe-
ments des questions philosophiques ou théologiques
discutées publiquement sous sa direct ion par ses (lèves
d'Ingolstadl et de Dilligen. Le plus Intéressant de ces
ouvrages paraît être celui qui a pour titre : Contro-
versia theologica de. régula exlerna fidei divirue... In-
golstadt, 1701, in-8°, 422 p. La déclaration du clergé
français de 1682 contre l'infaillibilité du pontife ro-
main y est attaqué sous une forme du reste modérée et
avec des arguments positifs.
2° Mais ce sont surtout l'oeuvre du moraliste et ses
interventions dans les luttes alors si vives de la théolo-
gie morale, qui méritent d'être signalées.
1. En 1693, parmi ses Conlroversiœ, Rassler voulut
faire paraître une Conlroversia theologica Iripartita de
reclo usu opinionum probabilium..., dirigée contre le
probabiliorisine du P. Thyrsc Gonzalez, général de la
Compagnie depuis 1687. Voir l'art. Gonzalez de San-
tanf.i.ia, col 1494. A cette date le célèbre ouvrage de
ce dernier, Fundamentum Iheologiœ moralis..., n'avait
pas encore vu le jour; mais un écrit plus court de Gon-
zalez destiné à en être la préface, Traclalus succinctus
de reclo usu opinionum probabilium, avait été imprimé
en 1691 à Dillingen même. Cet écrit fut supprimé de-
vant les protestations des PP. assistants. Rassler put
le connaître, et c'est vraisemblablement contre lui
qu'allaient ses thèses. Approuvées à Dillingen, elles
furent envoyées à Rome pour dernière revision. Celle-
ci fut défavorable; l'impression du livre commencée
fut arrêté à la 16e feuille. Dôllinger-Reusch ont publié
dans leur Geschichte der Moralslrciligkeiten, t. Il, p. 90-
91, des Observaliones sur l'ouvrage de Rassler, qui pa-
raissent être le résumé des critiques faites par les revi-
seurs romains, et une série de huit lettres très intéres-
santes, adressées par Rassler en 1694-1695, à l'occa-
sion de cette affaire, au P. assistant Truchsesz et au
secrétaire de la Compagnie, le P. François Guarini.
Op. cil., p. 169-191, 216-219. Une seule des réponses
de ce dernier y est jointe (p. 177). Cette correspon-
dance est résumée et commentée par les mêmes au-
teurs au t. i, p. 236-245, de leur ouvrage; certains dé-
tails du commentaire prêteraient à discussion.
2. En 1703, M. de Sève de Rochechouart, évêque
d'Arras, avait porté une censure très sévère contre
32 propositions extraites des œuvres du célèbre casuiste
jésuite, Georges Gobât (t 1679), œuvres complètes,
Ingolstadt et Munich, 1678-1681, Douai, 1700; voir
dans ce dict. l'art. Gobât Georges, col. 1469, 1470. La
censure de M. de Rochechouart est du 17 août 1703 et
se trouve dans le Recueil des ordonnances, mandements
et censures de M. V évêque. d'Arras... Arras, 1710, p. 162-
191. Après le P. Charles Daniel (Liège, 1703), Rassler
prit la défense de son confrère et, en 1706, publia, sans
nom d'auteur ni indication de lieu, les Vindiciœ Goba-
Hanse, sive Examen proposilionum, quas ex operibus
P. Georgii Gobai exe.erplas Illuslrissimus Atrebatensis
Episcopus severissima censura nolavit, et ipsius censurée
crisis a quodam sacrée Iheologiœ doclore édita, in-4°,
417 p. Rassler reconnaît que certaines des proposi-
tions censurées sont exagérées ou fausses; mais il sou-
tient (pie de bons auteurs les ont également admises
avant les condamnations de l'Église, que d'autres
sont acceptables et que de toute manière les censures
de I évêque sont trop rigoureuses.
3. Enfin dans les dernières années de son enseigne-
ment en Allemagne cl avant son rectorat de Dillingen,
Rassler composa un ouvrage destiné à exposer sa
pensée complète sur la question du probabilisme. Le
titre en est long; nous le liions en entier parce qu'il
résume tout l'ouvrage : Norma recli seu traclalus théo-
logiens, in quo lum de objectiva, tum eliam de formait
régula honeslalis ac prsecipue de reclo usu opinionum
probabilium magna accuratione ila disseritur, ut et ri-
gore le ni las cl lenilate rigor salubriler tempcrelur, osten-
dendo scilicel, quod in concursu opinionum ulrinque
probabilium cirea honestatem cl licentiam alicujus actio-
nis parlent minus lulam seu faventem libertati fas sil in
1(177 RASSLER (CHRISTOPHE
RASTIGNAC (LOUIS DE CHAPT DE) H178
opcrundo scqui non lune solum, cum eadem operanli
magis probabilis apparet, sed elium quundo sequalem
prœ se /, ;•.' probabilitatem cum opposita lutiore, stante
pro lege, non tamen ctiam, quundo hubere videtur nota-
bililer minorent. Auclorc R. P. Chrislophoro Rassler,
Societalis Jesu... Ingolstadt, 1713, in-fol., 830 p., le
volume est complété par une Synopsis de 60 pages.
Rassler soutenait donc dans ce livre ce qu'on appel 1er;!
plus tard l'équiprobabilisme; il prenait rang dans ce
groupe de jésuites allemands, qui s'efforçaient de faire
prévaloir ce système comme la via média si recherchée
alors de tous les esprits pondérés entre rigorisme et
laxisme.
Saint Alphonse de Liguori, croyons-nous, ne cite
pas Rassler dans son traité de la théologie morale sur
la conscience; mais il a pu subir son influence au moins
par l'intermédiaire d'Eusèbe Amort, qui manifeste-
ment s'est inspiré de lui et de son groupe. Quoiqu'il en
soit, l'équiprobabilisme de Rassler était bien oublié et
sa Norma recli devenue un livre rare, quand les ré-
centes discussions sur la doctrine de saint Alphonse
les ont remis en quelque lumière. Cf. J. de Caigny,
('.. SS. R., Apologelica de œquiprobabilismo S. \l-
phonsi... disserlalio, 1894; F. Ter Haar, C. SS. R.. De
morali systemate S. Alphonsi, 1894; G. Arendt, S. J.,
Crisis... 1897; ce dernier ouvrage reproduit, Append.,
p. 325-349, d'importants passages de la Norma recli
et de sa Synopsis.
Concina (Apparatus, 1. III, diss. I, c. 7, n. 9, édit. 1773,
p. 201) donne une lettre d'Amort, où ce dernier, après un
grand éloge de Rassler — vir moribus suavis et in scienliis
theologicis eximie versatus — présente la \ormti recli comme
une grosse déception apportée aux tenants du probabi-
lisme : à un ami qui manifestait sa surprise lors de la publi-
cation du livre, « le bon vieillard, rendu vénérable par son
âge avancé », aurait répondu « qu'il avait consulté Dieu avec
ferveur dans la prière une année entière avant de le faire
paraître et qu'en conscience il n'avait pas trouvé d'autre
doctrine a enseigner... ». Rassler n'était pas si avancé en
âge, quand il aurait fait cette réponse; il n'avait que 59 ans.
De plus il semble bien, d'après l'intéressante étude du
P. Kratz, (pie dans la Norma recli, il reste aussi opposé aux
vues du P. Gonzalez, — que, d'autre part, quand il écrivait
contre celui-ci, il était déjà équiprobabiliste — et qu'il
fallait toute la passion des luttes du temps pour invoquer
sa doctrine en faveur du probabiliorisme.
En outre de ces ouvrages imprimés, il existe de
Rassler en diverses bibliothèques (Munich, Eichstaedt,
Dillingen, Louvain) plusieurs cours manuscrits, soit
dictés par lui, soit recueillis par ses élèves; ils commen-
tant diverses parties de la Somme théologique de saint
Thomas. Voir Sommervogel, col. 1464.
Sommervogel, Bibl. de la Comp. de Jésus, t. VI, col. 1461-
1464; Hurter, Nomenclalor, 3e éd., t. iv, col. 1298-1299;
Dollinger-Reuscb, Geschichte der Moralsireitigkeilen..., 1889,
t. i, p. 236-245. t. n, ]>. 90-91, 169-191, 216-219; YVilhelm
Kratz, S. .T., P. Ckristoph Tiasslcr, dans Zeitschrift fur
katb. Thcol., Inspruck, 1916, p. 48-66.
R. Brouillard.
1. RASTIGNAC (Armand Anne-Auguste-An-
toine-Sicaire de Chapt de) (1720-1792) naquit au
château de Laxion, près de Sarlat, dans le Périgord,
en 1726; il fut docteur de Sorbonne, abbé de Saint-
Mesmin d'Orléans, prévôt de Saint-Martin de Tours,
grand archidiacre et grand vicaire d'Arles. 11 fut
député du second ordre aux assemblées de 175.") et
de 1760 et il s'associa aux votes de l'assemblée de 1 755
pour le refus de sacrement aux opposants à la bulle
Unigenilus. Il fut député par le clergé d'Orléans aux
États généraux de 1789. Enfermé à l'Abbaye, le
26 août 1792, il fut massacré le 5 septembre 1792.
Tous les écrits de Rastignac sont dirigés contre les
prétentions de l'Assemblée constituante, relatives aux
biens du clergé et à la discipline ecclésiastique : Questions
sur lu propriété des biens-fonds ecclésiastiques en France,
in-8°, Paris, 1789, où il se prononce fortement contre
l'Assemblée au sujet des biens ecclésiastiques : l'admi-
nistration des biens appartient non à la Nation, mais
aux Églises qui les possèdent. — Accord de lu révélation
et de la raison contre le divorce, Paris, 1790, in-8° : il
montre les funestes conséquences du divorce pour les
familles, pour les enfants, les bonnes mœurs et il éta-
blit que l'Assemblée nationale est incompétente sur
cette question. Questions envoyées de France en Polo-
gne et Réponses envoyées de Pologne en France sur le
divorce en Pologne, in-8°, Paris, 1792. - - Lettre syno-
dale de Nicolas, patriarche de Conslantinople , à l'empe-
reur Alexis Comnène sur le pouvoir des empereurs, rela-
tivement à l'érection des métropoles ecclésiastiques, tra-
duite du grec, in-8°, Paris, 1792, avec des notes et
observations. Cette traduction faite par Rastignac
était suivie d'une Réfutation de quelques erreurs capi-
tales soutenues dans l'écrit intitulé : Accord des vrais
principes de l'Église, de la morale et de la raison sur la
Constitution civile du clergé, écrit signé par dix-huit
évêques constitutionnels.
Michaud, Biographie universelle, t. xxxv, p. 219-220;
Feret, La faculté de théologie de P(U-is et ses docteurs les plus
célèbres. Époque moderne, t. vu, p. 291-298.
J. Carreyre.
2. RASTIGNAC (Louis-Jacques de Chapt de)
(1684-1750), oncle du précédent, né en Périgord,
en 1684, fît ses études au séminaire Saint -Sulpice et à
la Sorbonne. 11 devint évêque de Tulle en 1722, et fut
promu à l'archevêché de Tours en 1723; il fut un ad
versaire décidé des jansénistes et Benoît XIII le féli-
cita par un bref du 22 août 1723; il assista aux assem-
blées du clergé de 1726 et de 1734, et présida celles
de 1745, 17 17 et 17 18. Cependant il eut quelques dis
eussions avec les jésuites au sujet du livre du P. Pi-
chon, et il accorda sa confiance à des amis des jansé-
nistes. 11 mourut le 3 août 1750, empoisonné, au dire
de quelques historiens.
Rastignac a composé plusieurs Discours et Haran-
gues, qui se trouvent dans les Procès-verbaux des
assemblées du clergé, et il a publié des mandements
(jui provoquèrent d'assez vives polémiques, en parti-
culier, celui de 1715 contre le livre de Travers. Il a
publié contre le P. Pjchon un Mandement, en date du
15 décembre 17 17: un Mandement sur lu pénitence
du 30 janvier 1718, où il attaque Pichon au sujet de
l'absolution donnée aux habitudinaires (Nouvelles
ecclésiastiques du 2 mars 1718, p. 55-56); Mandement
sur la communion, du 18 février 1748 (Xouv. ceci, du
23 avril 17 18. p. 65-67); instruction sur la justice dire
tienne, par rapport aux sacrements de pénitence et tien
eharislie, 23 février 17 19: cette Instruction fut rédigée
en grande partie par l'appelant Gourlin, qui y insé-
ra des thèses suspectes; mais elle obtint les éloges des
Nouvelles ecclésiastiques des 15 mai 17 19, p. 77-79.
29 mai, p. 85-87, 5 juin. p. 89-90, 10 juif, p. 112 et
3 juillet 1750, p. 106. Les polémiques se poursuivirent
dans les Nouvelles ecclésiastiques. Lettre de M*** à un
de ses amis, au sujet de l' Instruction pastorale de
Mgr l'archevêque de Tours sur la justice chrétienne.
Xouv. ceci, du 6 mars 1750, p. 37, contre laquelle Ras-
tignac publia un mandement, daté du 15 novembre
1749, ibid., p. 37-39, mais il y eut une réplique intitu-
lée : Réponse de J. ('.. à un de ses anus. Lettre de
M. l'archevêque de Tours à M. l'évêque de ***, au sujet
de son Instruction pastorale sur la justice chrétienne.
du 5 février 1750, dans laquelle Rastignac renouvelle
son acceptation de la bulle {Xouv. ceci, du 17 avril 1750,
p. (il, et du 3 juil. 1750. p. 106-108). Sur toute cette
question voir Dudon, Le livre de la fréquente commit-'
nion, ix : le cas Rastignac, dans les Recherches de science
religieuse, t. vin, 1918, p. 102-122, 256-265, 415-417;
L679 RASTIGNAC (LOUIS DE CHAPT DE) — RATHIER DE VÉRONE
L680
t. ix, 1919, p. 243-254, 373-381. Le cardinal de
Rohan, qui mourut le 19 juillet 1749, avait critiqué
les écrits de l'archevêque de Tours et rédigé un Exa-
men théologique. Il y avait eu auparavant une Dénon-
ciation à Nosseigneurs les cardinaux, archevêques et
évêques du royaume de quelques propositions extraites
des ouvrages de Mqr Louis Jacques de Chapt de Rasti-
gnac, archevêque de Tours et de Mgr François Filz-
.lames, évêque de Soissons : on dénonce trois proposi-
tions de Rastignac, dont l'une tirée de son discours à
l'assemblée de 17 15, à propos du livre de M. Travers,
intitulé : Les pouvoirs légitimes du clergé du second
ordre, et les deux autres de V Instruction pastorale sur
la communion.
Michaud, Biographie universelle, t. xxxv, p. 219; Richard
cl Giraud, Bibliothèque sacrée, t. xx, p. 391-392; Feller,
Dictionnaire, arl. Chapt, t. m, p. 325-326; Nouvelles ecclé-
siastiques du 9 octobre 1750, p. 161-164; Gazier, Histoire
du mouvement janséniste, t. u, p. 1(1; Picot, Mémoires pour
servir à l'histoire ecclésiastique du XVIII' siècle, t. IV, p. 22 1-
225.
.1. Carreyre.
RATFORD (Jean de), frère mineur de la pro-
vince anglaise (xive siècle). Originaire de Ratford
(comté de Nottingham) ou de Radford (comté de
Warwick), il fut le cinquante et unième lecteur des
mineurs à Oxford. Dans le cod. 216, fol. 40 sq., de la
bibl. Rodléienne d'Oxford sont conservées trois ques-
tions, qui portent en tète le nom de Ratford, à sa-
voir : 1. An quilibel adullus teneatur laudare Deum;
2. Ulrum ex sui meriti vel demeriti circumslantiis juste
debeal augeri vel minui jxrna; 3. Ulrum ad omnem
aclum crealurœ ralionalis conr.urral necessario Dei
efficientia spiritualis. Mais comme dans la liste des
lecteurs de théologie de l'université d'Oxford il est
fait mention aussi d'un Thomas Ratford, qui fut le
soixante-troisième lecteur, il est difficile de déterminer
si ces questions doivent être attribuées à Jean ou à
Thomas de Ratford. Le nom Radford (Jean ou Tho-
mas) se lit en marge du Commenlarium in II um Sent.,
q. v, d'Adam Wodham, dans le Vatic. lai. 1110,
fol. 24 r°.
Thomas d'Eccleston, De adventu jr. minorum in Angliam,
éd. A. G. Little, dans Coll. d'études et de docum. sur l'hisl,
reliq. et litl. du Mouin Age, t. vu. Paris. 1909, p. 70; éd.
.1. S. lîrewer, dans Monumenla franciscana, t. i, Londres,
1X58, p. 554; A. G. Little, The C-reg Friars in Oxford, Oxford,
1892, p. 169, 171; A. Pelzer, Codices Valicani laltni, t. i,
1"- part., Codices 679-1134, Home, 1931, p. 729.
A. Teetaert.
RATHIER DE VÉRONE, moine de Lobbes,
évêque de Vérone, puis de Liège, puis de Vérone
(8877-974).
I. Vie. — C'est un véritable roman que la vie de ce
personnage; son existence se déroule à une des pério-
des les plus agitées de l'histoire de l'Occident; par lis
aspérités de son caractère, par son incapacité à se plier
aux circonstances, Rathier, d'autre part, ajoute de
nouvelles difficultés à celles (pie pouvaient lui créer
les événements.
Il est né dans la région de Liège, sans que l'on puisse
préciser exactement ni le lieu, ni la date. Cette der-
nière peut être lixée avec assez de vraisemblance aux
alentours de 890. Offert tout jeune par ses parents à
l'abbaye de Lobbes, sur la Sambre, il grandit dans un
milieu monastique alors très vivant, et y acquiert
une culture intellectuelle, qui le mettra hors pair par-
mi ses contemporains. C'esl en 92(5 que commence sa
vie d'aventures. Ililduin, son abbé, débouté de lève
ché de Liège auquel il était arrivé à se faire élire et
même consacrer, part pour l'Italie, afin de tenter la
fortune auprès du nouveau roi de Pavie, Hugues de
Provence, (ils de Louis l'Aveugle. Rathier accompagne
son abbé, lequel ne larda pas à recevoir du roi lève
ché de Vérone. Il est entendu d'ailleurs qu'au cas où
l'on pourrait donner un archevêché à Hilduin, celui-ci
résignerait son siège à Rathier. Ainsi fut fait en 931,
Hilduin devient archevêque de Milan; Rathier part
pour Rome demander le pallium pour son ami au
pape Jean XI (931-936) et pour l'intéresser en même
temps à sa propre nomination. Il rapporte au roi
Hugues une lettre de recommandation de Jean XI,
qui prie le souverain de donner à Rathier le siège qu'il
convoitait. Non sans peine, car il avait maintenant
d'autres candidats, Hugues se décide pour Rathier
qui dut être sacré en août 931. Ses tribulations allaient
commencer.
Imposé au roi, il entre de plus en lutte avec lui pour
des questions de redevances ecclésiastiques. La
brouille est bientôt complète entre l'évèque et le sou-
verain. Une occasion, dès 935, s'olïre à Hugues de se
débarrasser de Rathier. Lors de l'expédition tentée sur
l'Italie par le duc de Bavière, Arnulf, en 934, l'évèque
de Vérone a paru favoriser l'envahisseur. Arnulf est
battu; Rathier expiera par une rude captivité, dans
une tour aux environs de Pavie, sa félonie vraie ou
prétendue. Il y reste deux ans, 935-937, et ne sortira
de sa tour que pour être envoyé en exil à Côme. Ce
n'est qu'en 939 que liberté complète lui est rendue.
sans qu'il ait pourtant l'autorisation de rentrer à
Vérone. Rathier songe alors à retourner à son cou-
vent de Lobbes; mais il s'arrête d'abord en Provence,
où on lui aurait offert un évéché ou quelque bénéfice
important. Après diverses pérégrinations, il est a
Lobbes, en 946.
Il n'y resterait pas longtemps. Vers cette date en
effet Hugues, dont la situation en Italie est de plus en
plus ébranlée (il devra abandonner la partie en 947;,
rappelle Rathier à Vérone pour l'opposer au puissant
archevêque Manassé, qui tient entre ses mains les
sièges les plus importants. Mais, durant ce deuxième
séjour à Vérone, Rathier connaît des dillicultés bien
pires encore que la première fois. Le comte Milon lui
fait endurer des avanies qui font presque regretter à
Rathier la tour de Pavie. Finalement le roi Lothaire,
qui a remplacé Hugues son père, intime à l'évèque
l'ordre de céder son siège à Manassé. Voici Rathier de
nouveau sur les grands chemins. On le retrouve
en 951 dans la suite de Liudolf, fils aîné du roi de Ger-
manie, Othon Ior, et duc de Souabe, alors que celui-ci.
sans l'aveu de son père, lente un coup de main sur
l'Italie du Nord. L'entreprise échoue; ce n'est pas
par ce moyen que Rathier pourra réoccuper le siège
de Vérone. Il rentre donc à Lobbes pour la seconde
fois vers la lin de 951. Au milieu de l'année suivante.
la fortune lui sourit de nouveau. Othon l'appelle à la
cour germanique; bientôt il accompagne à Cologne
le jeune frère du roi, qui est consacré archevêque de la
capitale rhénane le 25 septembre 953. Le siège épisco-
pal de Liège est vacant; Rathier y est installé. Il ne
tardera pas à J rencontrer les mêmes oppositions qu'à
Vérone. Dès Pâques 955. le comte de Hainaut fait
nommer son neveu Baldric à la place de Rathier, qui
se relire à Mayence. auprès du jeune archevêque
Wilhelm : il a trouvé un protecteur désintéressé. Mais
Lobbes l'attire une troisième fois; on lui donne alors
à gouverner l'abbaye d'Aulne, une filiale du monas-
tère, où il passe quelques années de calme relatif.
Cependant, le roi Othon de Germanie a repris, à
l'été de 961, la route de l'Italie. Hathier, qui n'a pas
oublié les liens qui le rattachent à Vérone, est rétabli
une troisième fois sur son siège par la grâce du futur
empereur (Othon va être couronné à Rome par
Jean XII, le 2 février 962). Assuré de la protection
impériale, confiant dans les bonnes dispositions du
souverain qui se pique de vouloir travailler à la réforme
de l'Église, Patiner se croit en mesure d'appliquer
1681
RATHIER DE VERONE
1682
au clergé de Vérone ses idées personnelles relative-
ment à la restauration de la morale et de la vie ecclé-
siastiques. Il dut s'y prendre avec trop de rudesse; le
mécontentement est bientôt à son comble. Après une
émeute où sa maison est détruite, il ne peut être
rétabli que par l'autorité de l'empereur (janvier 905).
il promulgue des ordonnances maladroites, celle par
exemple qui prescrit la réordination des clercs ordon-
nés par l'évèque usurpateur Milon, neveu de ce comte
Milon que nous avons vu acharné jadis contre lui. Ses
ordonnances contre les clercs mariés ou concubinaires,
encore qu'inspirées par une théologie plus saine, n'ont
pas meilleur succès. Après sept ans de lutte, se sen-
tant abandonné par l'autorité impériale, il songe à
reprendre le chemin de sa patrie. En 908, Lobbes le
voit revenir une quatrième l'ois; il obtient du roi de
France, Lothaire, l'abbaye de Saint-Amand, dont les
moines le chassent au bout de deux jours; revient à
Aulne, qu'il avait jadis gouverné et qu'il ne garde pas
bien longtemps. Rentré à Lobbes, il se brouille avec
Folcuin le nouvel abbé, repart pour Aulne. Après de
multiples tribulations il meurt à Namur, lors d'un
séjour qu'il faisait chez le comte. Ce devait être en 971.
Son corps fut ramené à Lobbes, où il fut enseveli avec
les honneurs dus à la dépouille d'un évêque.
II. Œuvres. — L'activité littéraire de Kathier est
le reflet de la vie mouvementée que nous avons très
sommairement décrite. De bonne heure l'abbé Fol-
cuin en a donné un aperçu dans les Gesta abbalum
Laubiensium, n. 20, 24, 28, P. L., t. cxxxvn, col. 502-
573, en rapportant les divers ouvrages à leur date de
composition. Sigebert de Gembloux, un siècle plus
tard, est moins complet et moins précis dans la notice
qu'il consacre à Rathier. Descriptor. eccles., c. cxxvn,
P. L., t. CLX, col. 574.
Doué d'une culture qui dépasse de beaucoup la
moyenne de son époque, héritier de l'érudition de la
renaissance carolingienne, comparable pour l'ampleur
de son savoir à un Alcuin et à un Raban Maur, les
dépassant par sa connaissance de la littérature classi-
que, Rathier n'a pourtant jamais été un homme de
lettres. Toute considérable qu'elle est, sa production
est œuvre de circonstances, et ne prend son sens que
replacée dans le cadre de sa vie. Les frères Ballerini,
qui, au xvni'' siècle, ont rassemblé avec beaucoup de
diligence l'œuvre de Rathier, jusque là dispersée, ont
réussi à marquer avec assez de bonheur les dates des
diverses productions; une étude très poussée de
A. Vogel, en 1854, a mis au point ces résultats, cpie
l'on peut regarder désormais comme à peu près assu-
rés. Ralherius von Verona und dus zehnte Jahrhundert,
2 vol. Les Ballerini, dont l'édition est purement et
simplement reprise par P. L., t. cxxxvi, col. 9-766,
ont groupé les œuvres sous trois rubriques, les livres
et opuscules, les lettres, les sermons, en ordonnant
dans chaque catégorie les divers numéros selon la
chronologie. Nous nous en tiendrons à cette division.
On trouvera dans A. Vogel, t. n, p. 190-218. un ordre
plus strictement chronologique.
1° Livres et opuscules. — 1. Preeloquioriun libri sex,
dont le titre complet, tel que Rathier l'avait mis en
tête de son œuvre s'énonce ainsi : Meditationes cordis
in exsilio cujusdam Ralherii Veronensis quidem Eccle-
sise episcopi, sed Lobiensis monacfri, quas in sex di-
ijestas libellis volumen censuit appellari Prseloquiorum,
eo quod ejusdem quoddam prwloquunlur opusculum quod
nocatur Agonisticum, (col. 145-344). — Cet ouvrage,
le plus volumineux de tous, a été composé par Rathier
lors de son emprisonnement à Pavie (935-937). Le
titre développé semblerait indiquer qu'il s'agit seule-
ment de prolégomènes à un ouvrage qui aurait porté
le nom d' Agonisticum « le combat spirituel ». Cet ou-
vrage n'a jamais été rédigé; mais les Prwloquia n'en
gardent pas moins un vif intérêt. Il est impossible de
leur trouver un parallèle dans toute la littérature mé-
diévale. C'est un immense examen de conscience qui
pose aux chrétiens de tous états, de toutes conditions,
de tout âge, des questions propres à les faire réfléchir
sur leur devoirs, donne à chacun les conseils propres
à le guider dans les combats de la conscience. Les
moralistes y trouveront une description fort intéres-
sante de la vie chrétienne et morale au xe siècle; les
historiens de l'Église s'arrêteront de préférence aux
livres III et IV, qui détaillent les devoirs des souve-
rains, tout spécialement en ce qui concerne leurs rap-
ports avec les évêques. C'est ici que s'expriment au
mieux les idées réformatrices de Rathier, comme l'a
fait très bien ressortir A. Fliche. L'évèque prisonnier
se rend parfaitement compte (pie l'indépendance du
pouvoir ecclésiastique par rapport à l'autorité sécu-
lière est la condition primordiale de la réforme de
l'Églisç. Encore qu'il soit prématuré de chercher ici,
même à l'étal de germe, les idées que mettront en cir-
culation les réformateurs de la période grégorienne,
il faut reconnaître en Rathier un sentiment très vif
de la supériorité du spirituel sur le temporel. Bien en-
tendu, ce n'est pas le seul intérêt de cet ouvrage, et
l'on se tromperait en y voyant seulement un des pre-
miers manifestes de la querelle du Sacerdoce et de
l'Empire.
2. Viia sancti Ursmari (col. 345-352). Rédigée
durant l'exil à Cômc (937-9391 et adressée aux moines
de Lobbes, cette vie n'est qu'un remaniement d'une
vie d'un des premiers abbés de Lobbes, saint t'rsmer,
qu'il convenait, parait-il, de remettre en un latin con-
venable.
3. Conclusio deliberativu Leodici acta, sive climax syr-
matis (col. 353-304). — Ce titre obscur désigne un
manifeste rédigé par Rathier en 955, après son expul-
sion de Liège, au prolit deRaldric. L'évèque dépossédé
n'entendait point s'éloigner et il énumère les raisons
qui lui dictent son attitude. La finale qui se lit col. 304
a été ajoutée après coup, quand, revenu à Vérone,
Rathier renouvela sa protestation contre les événe-
ments de 955. Il y est fait allusion à < l'autorité impé-
riale «le César . ce doit donc être après le couronne-
ment d'Othon en 902. Revendication très énergique
des droits des évêques, qui sont la conséquence de
leurs devoirs.
t. Plirenesis (col. 365-392). Rédigé lors du séjour à
Mayence qui suivit l'expulsion de Liège; cf. col. 368 A.
Dans l'intention première, ce titre devait s'appliquer
à un ensemble de douze livres, où Rathier exposait sa
situation relativement aux (\vu\ sièges épiscopaux
de Vérone et de Liège. Sachant qu'il y travaillait, ses
adversaires, tout spécialement Baldric, l'avaient traité
de fou furieux fphreneticum). Rathier releva le gant et
choisit pour titre du recueil, où ses ennemis n'étaient
pas ménagés, le mot de frénésie. Nous n'avons plus
cpie le sommaire de cet ensemble, cf. col. 372-373, cl
quelques parties qui ont pris place ailleurs; ainsi la
» profession de foi , qui est passée dans les Prseloquia,
I. III, n. 31. col. 240; ainsi les deux lettres au pape et
aux évêques d'Italie, de Gaule et de Germanie (voir
ci-dessous), qui ont été conservées indépendamment;
ainsi enfin la Conclusio deliberuliva, qui a été éditée à
part. Les quelques pages qui portent maintenant le nom
de Plirenesis ne correspondent plus qu'au 1. Ier du
recueil projeté. Après qu'il se fut réconcilié avec Rai
dric, Rathier fit disparaître tout le reste. On trouvera,
dans cet opuscule, plus de questions personnelles (pie
de doctrine.
5. Excerplum ex dialogo confessionali (col. 393-444).
Composé au moment où Rathier fait fonction d'ab-
bé à Aulne, et vers le temps de Pâques 957. Le titre
ne doit pas donner le change; ce n'est pas un extrait
L683
KATHIER DE VÉRONE
illS'
d'un ouvrage plus considérable, mais un abrégé de la
confession que fait Râteler à son père spirituel en vue
de se préparer à célébrer convenablement la fête pas-
cale. C'est le pendant, somme toute, des Confessions
de saint Augustin. Il y a pourtant des différences consi-
dérables. Pour la forme, d'abord : Augustin épanche
son àme en Dieu dans une prière continue; Kathier
converse avec son confesseur; pour le fond aussi,
comme le fait très justement remarquer Hauck :
quand il rédige ses Confessions, l'évèque d'Hippone a
trouvé le repos de son àme; quand il écrit le Dialogus,
l'évèque en disponibilité de Vérone en est encore à
chercher sa voie; il ne sait encore à quel parti se résou-
dre, scrupuleux, en proie aux anxiétés de la conscience,
il se demande encore comment organiser sa vie; son
passé est loin de lui donner confiance dans l'avenir.
Presque septuagénaire, comme il le dit lui-même
(n. 31, col. 424 A), il connaît encore les tentations de
la chair, surtout il est sensible aux appâts de la vaine
gloire. Enchaîné par sa profession à la vie monastique,
il se rend bien compte de toutes les entorses qu'il a
données à ses vœux, de toutes celles à quoi il est encore
exposé. Tragique débat, qui n'a d'ailleurs pas de con-
clusion. C'est une erreur, pensons-nous de dire, comme
le fait Bauzon, dans sa réédition de dom Ceillier :
« Rathier y exagère ses crimes pour reprendre plus
librement ceux des autres, ou plutôt c'est la censure
des vices d'autrui sous son nom ». Hist. des auteurs
sacrés et ecclés., 2e éd., t. xn, p. 859, n. 5. Hauck nous
paraît avoir trouvé la note juste.
La finale du Dialogus confessionalis (col. 444) intro-
duit « des extraits des opuscules d'un certain Paschase
Kadbert » sur l'eucharistie et sa réception fructueuse.
En fait l'un des mss. qui avait fourni aux Ballerini le
texte des Confessions, insérait ici, non point « des ex-
traits » de Radbert, mais l'ensemble de son traité De
c.orpore et sanguine Domini. Voir ici art. Radbert,
col. 1630. A quoi faisaient suite quelques pages conte-
nant une Exhortatio et des Preces de sumendo sacra-
menlo corporis et sanguinis Domini. Dans P. L., ibid.,
col. 443-450. C'est la suite évidente du Dialogus; le
confesseur adresse à son pénitent une admonestation
finale, à quoi celui-ci répond par des prières fort belles
et qui expriment les sentiments de regret, d'humilité,
d'amour dont il est animé. Il faut les lire pour con-
naître le vrai Rathier.
6. Invectiva de translatione sancli cujusdam Metro-
nis ( col. 451-476). — A la fin de 961, Rathier était
remonté pour la troisième fois sur le siège de Vérone.
Le 27 janvier de l'année suivante le corps d'un saint
est enlevé d'une église de la ville; on accuse l'évèque
nouvellement restauré d'être l'auteur du pieux larcin;
il s'en défend dans cette pièce et en prend occasion
pour raconter les miracles dus à l'intervention du
saint.
7. De contemptu canonum (col. 485-522). — Le titre
primitif semble bien avoir été : Volumen perpendieu-
lorum Ratherii Veronensis vel visas cujusdam appensi
cum aliis multis in ligno tatronis; il fait image, sans
être très clair. L'ouvrage a été composé au cours de
963, avant le concile réuni à Rome par Othon l" à
l'automne de cette année pour juger le pape Jean XII.
Voir ici, t. vm, col. 624. Rathier vient de se heurter à
l'opposition de son clergé, qui refuse d'accepter les
réformes imposées par l'évèque. II rappelle donc à ses
subordonnés, en se fondant sur les textes canoniques,
leurs devoirs de soumission; il constate avec irrita-
tion l'impossibilité où il se trouve de se faire obéir.
Hélas I l'exemple de la violation des canons vient de
bien haut, puisque le pape lui-même manque à tous
ses devoirs. Cf. P. L., t. cit., col. 500-501. Ces misères
tiennent au mode fâcheux de recrutement du clergé.
et tout spécialement a la nomination d'évêques sans
vocation ni piété. Nulle part le mal n'est plus développé
qu'en Italie; les dernières pages sont une attaque viru-
lente contre les mœurs du clergé de ce pays.
8. De proprio lapsu (col. 481-486) et De otioso ser-
mone (col. 573-578). - Prompt à censurer les autres,
Rathier ne laissait pas de reconnaître ses propres dé-
fauts. Ayant laisse échapper en pleine église des pa-
roles blessantes, l'évèque confesse sa faute en ces deux
petits écrits qui se complètent, vers la Pentecôte
de 963.
9. Decreluni de clericis a Milone ordinalis et allerum
decrelum de iisdem (col. 477-478). — Le 12 février 965,
Rathier déclarait nulles les ordinations faites par
l'évèque Milon, qui avait usurpé le siège de Vérone;
les clercs ainsi promus devraient s'abstenir d'exercer
leur office usque ad venluram légitimée ordinalionis
diem, jusqu'au jour où ils auraient reçu une ordination
régulière. Devant le trouble que causa ce décret, Ra-
thier dut reculer; dès le lcndeman il promulguait une
autre ordonnance, qui annulait la précédente. Les
clercs en question étaient laissés au jugement de leur
conscience. Toutefois, en août, Rathier adressait à
Rome une lettre, censée écrite par le clergé de Vérone,
pour soumettre ses doutes au Saint-Siège et solliciter
son jugement. Libellus cleri Veronensis nomine in-
scriptus ad Romanam Ecclesiam (col. 479-482). On y
rappelait les textes canoniques ou historiques qui
avaient semblé prescrire en certains cas les réordina-
tions; et l'on se soumettait par avance aux décisions
que donnerait le Saint-Siège.
10. Qualilalis conjectura cujusdam (col. 521-548). —
Cette « Conjecture sur l'étal d'une certaine personne »,
du début de 966, est une réponse sur le mode satirique,
aux attaques dont Rathier est l'objet. Comment Vé-
rone pourrait-il conserver un évêque qui a le front
d'appeler adultères les mariages illégitimes (il s'agit
vraisemblablement des mariages de prêtres), de pres-
crire pour le dimanche l'abstention des œuvres ser-
viles, qui vit comme un pauvre homme, qui couche
sur la dure, qui ne va pas à la cour, ne chasse point,
ne donne pas de dîners? Tout l'opuscule est sur ce ton;
c'est le pendant ou, si l'on veut, la contre-partie des
Confessions, cjui d'ailleurs y sont citées, col. 530 C.
11. Synodica (col. 553-574). — Au carême de 966,
Rathier avait réuni un synode diocésain; il avait pu y
constater l'extrême ignorance et le peu de valeur mo-
rale de son clergé. Peu avant Pâques il fit donc paraî-
tre cette ordonnance synodale, où il rappelle aux
ecclésiastiques les vérités essentielles de la foi, les pré-
ceptes de la morale dont ils doivent se pénétrer eux-
mêmes et qu'ils doivent enseigner à leurs ouailles.
Document capital pour l'étude des mœurs au x« siè-
cle; Rathier n'ose pas encore imposer le célibat ecclé-
siastique.
12. De nuplu cujusdam illicilo (col. 567-574). - Est
sensiblement de la même date. Le mariage illicite dont
il s'agit est celui d'un fils de prêtre, clerc lui-même,
avec une fille de prêtre; le mariage avait de plus été
célébré en carême. C'est cette dernière circonstance
de temps prohibé qui émeut surtout Rathier; s'il pro-
teste d'autre part contre l'union célébrée, c'est parce
qu'elle perpétue c'était une coutume invétérée —
la tradition des familles sacerdotales. Quelques mots
de l'évèque ne laissent aucun doute sur la situation
courante en ces pays, à cette époque : le mariage des
prêtres (il s'agit bien plus de mariage que de concubi-
nage) est chose habituelle: Monendi et obsecrandi,
fralrcs, ut (/nia prohibai, proh dolor ! a mulieribus ra-
idis nullo modo, filios de imbis i/eneratos dimitleretis
saltem esse laicos, filias taicis jungerelis, ut vel in fine
saltem vestro terminaretur et nusquam in (inem sseculi
durant adullerium uestrum. Col. 572 A. Tout en con-
sidérant le mariage des prêtres comme illicite fadul-
1685
RATHIER DE VÉRONE
168G
terium), Rathier ne voit pas le moyen de l'empêcher;
du moins voudrait-il que les dégâts fussent limités.
Bientôt il va se montrer plus exigeant, sans plus de
succès d'ailleurs.
13. Itinerarium Ratherii Romam euntis (col. 579-
600). — A la fin de 966, il était question, en Italie, d'un
grand concile que le pape Jean XIII et l'empereur
Othon devaient réunir à Rome. Rathier décida de s'y
rendre et prévint son clergé de ce qu'il allait faire dans
la Ville éternelle. Il ne cache pas qu'il soulèvera la
question du mariage des prêtres, et d'autres aussi qui
ont causé quelque émoi dans son diocèse. On remar-
quera le bel éloge qu'il fait de l'autorité romaine; sou-
tenue comme elle l'est maintenant par le pouvoir im-
périal, elle peut beaucoup entreprendre. Col. 582. C'est
tout un plan de réforme ecclésiastique que l'évêque
esquisse dans la seconde partie de ce court traité.
En fait le concile prévu ne put se tenir à Rome; mais
il y eut à Ravenne, à la mi-avril 967, une grande as-
semblée présidée par le pape et l'empereur. S'il faut
en croire une lettre de Rathier adressée un peu plus
tard au chancelier impérial, on aurait décidé d'impo-
ser aux clercs mariés le choix entre l'abandon de leurs
femmes et la renonciation à leur office. P. L., ibid.,
col. 679-680. A vouloir faire exécuter cette décision,
Rathier se créerait les pires difficultés. C'est de quoi
parlent les opuscules suivants.
14. Judicalum seu fundalio et dotalio clericorum
Ecclesiœ Veronensis (col. 605-614). — Une des raisons
alléguées par les clercs mariés pour persévérer dans le
statu quo, c'était la modicité de leurs ressources; la dot
apportée par leurs femmes, les services que celles-ci
leur rendaient leur étaient, disaient-ils, indispensables
pour vivre. Il y avait quelque chose de fondé en ces
réclamations. Après s'être heurté à l'opposition de
ses clercs, dont témoigne la lettre au chancelier, Ra-
thier songea à une meilleure distribution des revenus
ecclésiastiques. Un décret rendu à l'automne de 967
attribue à un certain nombre de prêtres, de sous-
diacres et de clercs inférieurs les émoluments attachés
à des bénéfices dont les titulaires avaient été récalci-
trants aux ordres de l'évêque.
15. De clericis sibi rebellibus (col. 613-618) et Dis-
cordia inter ipsum et clericos (col. 617-630). — Nonob-
stant les précautions prises, l'opposition des clercs de
Vérone allait croissant. Le De ctericis est une sérieuse
admonestation lancée par l'évêque aux rebelles, à
l'A vent de 967; la Discordia, rédigée au carême de
l'année suivante, est un mémoire adressé au chance-
lier impérial pour le mettre au clair sur l'origine des
troubles ecclésiastiques de Vérone; les ennemis de
l'évêque se flattaient d'obtenir de l'empereur sa dépo-
sition, il fallait les prévenir.
16. Liber apologeticus (col. 629-642). — Parmi les
griefs qui se colportaient en haut lieu contre Rathier,
il en était un qui semblait grave. L'évêque aurait dé-
tourné de sa destination un don considérable fait par
l'empereur. Dans une sorte de lettre publique, écrite
un peu avant Pâques 968, Rathier justifie l'emploi
fait par lui des munificences impériales.
Mais la situation à Vérone était trop tendue, et
Rathier, au cours de cette année 968, abandonnait défi-
nitivement son siège épiscopal. Nous ne possédons plus
d'écrits postérieurs a cette date. Folcuin signale, il est
vrai, un opuscule écrit avant son départ et adressé par
Rathier à Lobbes; ce Conflictus duorum, où le pauvre
évêque mettait en balance ses raisons de rester à Vérone
et ses motifs de partir, ne s'est pas conservé. Cf. Gesta
abb. Laubien., n. 28, P. L., t. cxxxvn, col. 572 B.
2° Correspondance. — Dans la IIe partie de leur édi-
tion, les Ballerini ont groupé 14 lettres de Rathier; il
faut y ajouter une pièce insérée dans les Prœloquia.
Nous allons ranger ces lettres dont quelques-unes ont
DICT. DE THÉOL. CATHOL.
une certaine importance doctrinale, dans l'ordre chro-
nologique restitué par Vogel; nous leur donnerons le
numéro d'ordre fourni par les Ballerini.
1. Lettre à Urson, insérée dans les Prœloquia, 1. III,
n. 25-28, col. 239-245, écrite pendant la captivité à
Pavie et sans doute au début. Rathier fait au destina-
taire qui l'a trahi de vifs reproches.
2. Lettres d'envoi des Prœloquia, aux archevêques
Guy de Lyon et Sobbon de Vienne et à deux évêques
(Episl., ii, col. 648), écrite de Côme en 937-939; à
Brunon, frère d'Othon Ier (Epist., iv, col. 651), vers
939-940; à Robert archevêque de Trêves (Epist., m,
col. 649, écrite peu après l'Episl. n). — Rathier avait
également adressé son ouvrage au célèbre Flodoard
de Reims, cf. Folcuin, op. cit., n. 20, col. 562 B; la
lettre d'envoi ne s'est pas conservée.
3. Lettre au pape (Episl. ,\, col. 656). Le destinataire
n'est pas autrement désigné, quoique les Ballerini, à
la suite des précédents éditeurs, écrivent : Ad Joan-
nem summum ponli/icem (il ne pourrait s'agir dans
leur pensée que de Jean XII, 955-963). En fait la
lettre écrite au moment où Rathier désespère de re-
couvrer son siège usurpé par Milon, après sa vaine ten-
tative de 951, ne peut s'adresser qu'au pape Aga-
pet II (946-955). Elle lui demande de trancher de son
autorité apostolique le différend pendant entre lui et
Milon : il ne peut y avoir qu'un évêque de Vérone :
quis autem nostrum sit veslrœ pastoralilatis decernere
débet provisio.
4. Deux lettres à tous les fidèles et à tous les évêques
d'Italie, de Gaule et de Germanie (Epist., vi et vu,
col. 665-670), rédigées à la même date et dans les mê-
mes conditions que la précédente, comme un appel à
l'opinion publique.
5. Lettre à Patrice (Epist., i,col. 643-648), écrite alors
que Rathier dirigeait l'abbaye d'Aulne, dans les der-
niers jours de 957 ou tout au début de l'année suivan-
te. Un clerc, inconnu par ailleurs, a demandé à Ra-
thier pourquoi il ne dit pas plus souvent la messe.
C'est, répond l'évêque, qu'il a conscience de la pureté
nécessaire pour recevoir l'eucharistie. Peut-être son
correspondant ne se rend-il pas un compte exact de
ce qu'est le sacrement et ne « réalise-t-il » pas le mys-
tère de la présence réelle. Et Rathier de lui exposer
que, « par la bénédiction de Dieu, le vin devient en
vérité et non en figure le sang du Christ, le pain de-
vient sa chair ». Affirmation très précise de la transsub-
stantiation, encore que le mot ne soit pas prononcé,
cette lettre coupe court à certaines chicanes qu'au-
raient pu justifier d'autres expressions de Rathier.
Voir en particulier, De contemptu canonum, i, 20,
col. 509, un passage où l'auteur semblerait dire que
l'indigne communiant ne mange point la chair du
Seigneur, ni ne boit son sang.
6. Lettre à Martin, évêque de Ferrure (Epist., x,
col. 675), écrite vraisemblablement à l'avent de 963; de
Vérone, Rathier met en garde son voisin contre les
ordinations simoniaques et la pratique d'ordonner de
tout jeunes enfants.
7. Deux lettres à Milon, usurpateur du siège de Vé-
rone (Epist., ix, col. 674; Epist., vm, col. 670), la pre-
mière n'est conservée que de façon fragmentaire; elle
date de 965, vraisemblablement de l'automne; la se-
conde est de quelques mois plus tard, très peu avant
Noël; sérieux avertissements à Milon qui ne cesse pas
ses intrigues.
8. Lettres occasionnées par les graves difficultés
de 968 (Episl., xm à l'impératrice Adélaïde, col. 686;
Epist., xi, au comte de Vérone, Nannon, col. 676;
Epist., xii, au chancelier impérial Ambroise, col. 679).
La dernière lettre de la collection Ballerini (Episl., xiv,
col. 687) est une réponse de l'évêque de Liège, Évé-
racle, à une lettre non conservée de Rathier, qui lui
T. — XIV — 54.
1687
RAT HIER DE VÉRONE
RATIONALISME
1688
a manifesté, au milieu de 968, son intention de rentrer
à Lobbes.
3° Sermons. — Les Ballerini ont recueilli onze ser-
mons de Rathier, tous prêches, seinble-t-il, après le
troisième retour à Vérone. Vogel en a public un autre
op. cit., t. il, p. 231-238.
De l'année 903, nous avons un sermon prononcé en
carême (Serm.,i, col. 689), un pour Pâques (Serm., iv,
col. 719), un pour l'Ascension (Scrm., vin, col. 734),
un pour la Pentecôte (Serm.,x, col. 745); ils ne pré-
sentent rien de particulier.
A l'année 964 se rapporte un long sermon de carême
(Serm., il, col. (592-714), qui porte dans un ms. ce litre
singulier : Sermo valde prolixus de quadragesimo
Ratherii Veronensis vel inefflcax se vivente, ut est sibi
visum garritus; il n'a certainement pas été prononcé
tel quel, et nous avons affaire avec un opuscule mis en
circulation dans le public. La première partie traite de
divers abus qui se glissent dans l'observance du
carême ou d'autres préceptes, n. 1-28. Une seconde
partie s'élève contre « l'hérésie des anthropomor-
phites », dont Rathier avait perçu quelques échos dans
son voisinage; elle s'élève aussi contre une supersti-
tion qui attribuait une valeur très spéciale à la messe
célébrée le lundi en l'honneur de l'archange saint
Michel, dans tel sanctuaire de Vérone. Les précisions
doctrinales fournies par l'évêque furent mal com-
prises. Il dut s'expliquer dans un petit tract, où il
voulut être plus clair encore; cf. col. 713-714. En plu-
sieurs manuscrits, la sortie de l'évêque contre les
anlhropomorphiles figure comme un opuscule spécial.
— De la même année 963 nous avons aussi un sermon
pour le jeudi saint (.Serm., ni, col. 714-719); il faut
compléter le texte très lacuneux des Ballerini par
l'édition donnée par Vogel. Le sermon roule non sur
l'eucharistie, mais sur la réconciliation des pénitents
et l'absolution qui se donnait ce jour-là, comme pré-
lude à la communion. Intéressant pour l'histoire de la
pénitence.
Pour 965, nous n'avons qu'un seul sermon (Serm.,\i,
col. 749) intitulé De Maria et Marlha, et prononcé le
dimanche qui avait suivi la fête du 15 août. Il n'y est
pas question de la sainte Vierge et l'histoire de Marthe et
de Marie ne vient guère que pour permettre à l'évêque
de répondre à diverses accusations portées contre lui.
L'année 968 est l'année des grandes difficultés;
toute une série de sermons en traitent qui permettent
de préciser et les vues réformatrices de Rathier et les
oppositions auxquelles il se heurte : sermon de Pâques
(Serm., v, col. 723), très dur à l'égard de ceux que le
carême n'a pas amendés; sermon de Quasimodo
(Ser/7?.,vi, col. 726), où l'évêque, reprenant le mot de
Jésus à Judas, demande à ses ennemis dont il n'ignore
pas les agissements de « faire vite »; sermon pour un
des dimanches après Pâques (Serm., \ u, co\. 732), de
même inspiration que les deux précédents; semblable-
ment le sermon pour l'Ascension (Serm., ix, col. 740),
et celui pour la Pentecôte (il n'est pas dans P. L., le
voir dans Vogel, t. n, p. 231-238), qui se termine par
un hymne à la charité, cette vertu dont avaient tant
besoin les diocésains de Rathier.
Tel est l'ensemble de la production littéraire de
Rathier, de celle du moins qui est venue jusqu'à nous.
Elle permet de se faire une idée du personnage. Admi-
rablement armé pour la lutte — aucun de ses contempo-
rains ne saurait, pour la culture intellectuelle, lui être
comparé — animé des meilleures intentions, pénétré
de l'urgence qu'il y avait de travailler à la réforme de
l'Église, il laisse néanmoins l'impression d'une vie
gâchée. Peut-être lui manquait-il surtout le sens des
réalités, le souci de la mesure, la claire vue des possi-
bilités. Il réfléchissait pourtant beaucoup; mais il
réfléchissait trop. Hauck le caractérise fort bien quand
il le nomme « un génie de la réflexion ». Le reploiement
sur soi-même, l'habitude de tout soupeser, de voir les
diverses faces des choses n'est pas toujours favorable
à l'action; l'hésitant, après de multiples tâtonnements,
se décide tout à coup pour une solution, qui n'est pas
toujours celle qui convient. Trop préoccupé de son
moi, d'ailleurs, Rathier ne pouvait que susciter au-
tour de lui des antipathies qui ne pardonneraient pas,
des oppositions qui ne désarmeraient jamais. Il ne
semble pas qu'il ait jamais été aimé, ni qu'il ait aimé
personne. Et pourtant il apparaît au milieu du xc siè-
cle comme l'un des hommes qui comptent; s'il n'a, de
son vivant, abouti à rien, il est resté quelque chose des
idées qu'il a mises en circulation. Il n'est guère vrai-
semblable, sans doute, qu'il ait été beaucoup lu. Mal
écrite, mal composée, obscure à plaisir, sa production
littéraire n'a pas dû sortir des milieux monastiques qui
seuls pouvaient, non sans effort, y entendre quelque
chose. Il ne faut donc pas se hâter d'en faire un des
précurseurs au sens propre du mot de la réforme gré-
gorienne. Ce dont on s'est entretenu longtemps dans
les monastères de Basse-Lorraine, c'est bien plutôt,
pensons-nous, de son énergie, de sa résistance aux
puissants, de son désir de faire triompher, envers et
contre tous, la cause qui lui était chère de la réforme
de l'Église.
1. Vie. — 1 . Sources essentielles. — Elles sont constituées
d'abord par les ouvrages mêmes de Rathier, qui abondent
en indications; la lettre v, au pape Agapet, en particulier
donne une tranche considérable du curricidurn vitiv de l'au-
teur. Folcuin, dans les Gesta abbatum Laubiensium, com-
plète ces renseignements, n. 19, 20, 22-24, 28, P. L..
t. cxxxvn, col. 560 sq.; quelques-uns aussi, dans Liutprand.
Anlapodosis, 1. III, n. 43 et 52, P. L., t. cxxxiv, col. 852.
856.
2. Travaux. — Mabillon, Acta sanctor. ord. S. Bened.,
siec. v, p. 478-487; Fabricius, Bibl. latina medim et infimes
wtatis, t. vi, p. 144-149; P. et .T. Ballerini, Rutherii vila, dans
les prolégomènes de leur édition, reproduite dans P. L.,
t. cxxxvi, col. 27-142, travail sérieux et qui a servi de base
aux études ultérieures; R. Ceillier, Hist. des auteurs ecclés.,
t. xix, p. 633-658, antérieur au travail des Ballerini et quiest
fort insuffisant, même dans la nouvelle édition; Histoire lit-
téraire de lu France, t. vi; Biographie nationale île Belgique,
t. xvni, col. 772; Alb. Vogel, Ratherius von Verona und das
zehnte Jahrhundert, 2 vol., Iéna, 1S54; fi. Pavani, Un vescovo
belga in Italia net secolo X. Studio storico-critico su Raterio di
Verona, Turin, 1920.
II. Œuvres. — - 1° Éditions. — ■ Le rassemblement des
œuvres de Rathier s'est fait lentement : Surins, Vitœ sancl.
april., 1572, donne la Vila Ursmari; .1. Chapeauville, dans
les Gesta poniif. Tungren., t. i, 1613, donne les lettres, v, vi,
iv et xiv (Évéracle à Rathier); I.. d'Achery, Spicilcgium,
t. n (de la lrr éd.) donne la plus grande partie des opuscules,
et les plus importants des sermons; B. Pez, en 1729, au
t. vi de son Thésaurus (— Cod. diplomatico-historico-epis-
tolaris), donne les décrets sur les réordinations, les lettres
xii, xin, xi. et le .Judicalum; c'est à Martène et Durand que
l'on doit l'édition des Pnvloquia, et de trois lettres, n, m,
vu, dans Ampliss... collectio, t. ix, 1733. Ce sont les Balle-
rini qui fournissent l'édition définitive, Vérone, 170">, à
laquelle il y a eu peu d'apports nouveaux, en dehors du
Sermon sur la Pentecôte de 968, édité par Vogel, t. n,
p. 231 sq., et d'un fragment de lettre àBaldtïc de Liège édité
par R'immlcr dans Xenes Archiv, t. iv, 1879. p. 178-180.
2° Études. - Outre les travaux cités ci-dessus, voir les
modernes histoires de la littérature médiévale : Ebert,
Literatur des M. A., t. in. p. 373; Hauck, Kirchengesch.
Deutschlands, 3-1" éd., t. m, 1900, p. 284-295; A. Eliche,
l.a réforme grégorienne, t. i, 1920 (= Spieil. l.ovan., fasc. 6),
passim et surtout p. 75-92; Manitius, Gesch. derlat. Littéral.
des M. I .. I . n, 192.'!, p. 34-52 (étude littéraire très soignée).
É. Amann,
RATIONALISME. — I. Idée générale. II. Les
origines (col. 1690). III. Le xvi8 siècle (col. 1697).
IV. Le xvir siècle : liberl ins et esprits forts (col. 1720).
V. Le xvme siècle : le philosophisme (col. 1737).
VI. Le xix° siècle : le scientisme (col. 1765).
1689
RATIONALISME. LES ORIGINES
1<»90
I. Idée générale. — Dans son sens général, le mot
rationalisme signifie l'emploi exclusif et à tout le moins
prédominant de la raison, c'est-à-dire de la spéculation
et de la critique rationnelles, ainsi que du raisonnement,
dans l'étude des questions religieuses, morales et méta-
physiques. Le rationalisme suppose donc la valeur des
principes premiers et des méthodes appelées ration-
nelles, autrement dit, de la raison humaine.
Ainsi entendu.il s'oppose d'une part au scepticisme,
au pyrrhonisme, au criticisme, à l'agnosticisme, au
phénoménisme de toute espèce... et dans le même
ordre au fidéisme et au traditionalisme; d'autre part,
au Magister dixit; enfin à l'intuitionnisme, à l'expé-
rience religieuse et au mysticisme, ainsi qu'au prag-
matisme; à ces derniers points de vue, le rationalisme
a pour synonyme le mot « intellectualisme ».
C'est un rationalisme de cet ordre que supposent les
traités classiques dits De vera religione, introduction à
la théologie, et aussi les apologies classiques du chris-
tianisme. C'est en ce sens que l'on peut parler du ratio-
nalisme et de l'intellectualisme de saint Thomas, puis-
que le Docteur angélique tente de faire rentrer le donné
révélé dans le cadre des choses intelligibles : Fides quse-
rens intellectum. C'est en ce sens encore que l'on a pu
poser cette question : Y a-t-il une philosophie chré-
tienne ?; cf. É. Bréhier, Revue de métaphysique et de mo-
rale, 1931, p. 133-162; et les réponses de : M. Blonde),
même Revue, octobre-décembre 1931, et dans Cahiers
de la nouvelle journée, 1932, cahier n° 20, consacré au
Problème de la philosophie catholique; L. Gilson, L'esprit
de la philosophie médiévale, 1932,2 vol. in-8°; M. Souriau,
Qu'est-ce qu'une philosophie chrétienne? dans Revue de
métaphysique et de morale, 1932, p. 353-385. Certains
même ont exagéré; ils ont prétendu ramener au ration-
nel tout le donné révélé et faire des mystères eux
aussi des vérités intelligibles. Ainsi, Guillaume Postel
dans son De orbis terrée concordia libri quatuor, Baie,
1544, in-8°, avant plusieurs.
Le rationalisme dont il va être ici question est tout
autre. Il est la prétention de résoudre la question reli-
gieuse et morale avec les seules lumières naturelles,
en excluant tout secours, toute influence de l'autorité
quelle qu'elle soit, même et surtout de l'autorité divine,
manifestée dans la révélation. On le résumerait exac-
tement dans cette formule que Kant donne pour titre
à l'un de ses ouvrages : De la religion dans les limites de
la raison, Die Religion innerhalb der Grenzen der blossen
Vernunft, en la dégageant, il est vrai, de l'interpréta-
tion particulière qu'en donne son auteur. Sa première
règle serait la première règle de la méthode cartésienne,
en l'interprétant, il est vrai encore, en son sens obvie,
sans tenir compte de la pensée propre à son auteur, et
en l'appliquant aux choses religieuses que, justement,
cet auteur écarte; elle se formulerait ainsi : « Je n'ac-
cepterai pour vraie aucune doctrine religieuse qui ne
1 me soit évidente par elle-même et dont je ne puisse
avoir l'intelligence entière. »
Le rationalisme ainsi entendu sépare la religion du
surnaturel. Affirmant l'homogénéité du savoir humain
«t de la connaissance religieuse, il n'accepte plus la
révélation comme source de vérité — puisque l'homme
ne peut avoir l'intelligence du mystère et que le donné
révélé accessible à la raison est accepté par le croyant,
non parce qu'intelligible, mais parce qu'enseigné de
Dieu — et la théologie n'a plus de place dans le savoir
humain. Non seulement la philosophie n'est plus
Vancilla theologiœ des scolastiques, mais la théologie
est hétérogène au savoir humain que couronne dès
lors la philosophie. Puis, si les lumières naturelles peu-
vent démontrer l'existence d'un Dieu créateur, «auteur
des vérités géométriques et de l'ordre des éléments,
grand et puissant et éternel », Pascal, Pensées, fr. 556,
de cette notion on ne saurait déduire nécessairement
la paternité divine, la providence particulier,', l'effica-
cité île la prière, qu'enseigne seule la révélation. Il s'en-
suit que le rationaliste comprend tout autrement que
le chrétien, l'économie de ce monde et les rapports de
l'homme avec Dieu. Le miracle lui apparaît métaphy-
siquement impossible, dans un monde qui est soumis à
des iois immuables, et la prière, qui demande, lui
semble inutile. Enfin, le rationalisme écarte également
la notion de la grâce, lumière de l'intelligence, soutien
de la volonté, vie de Dieu en nous, non seulement parce
qu'il n'admet pas la théorie pascalienne, que l'âme,
pour avoir de Dieu une connaissance certaine doit
s'être placée dans l'ordre de la charité, voir ici, t. xn,
col. 2135, mais parce que l'on ne saurait tirer de la
notion d'un Être suprême, comme conséquence néces-
saire, la notion « du Dieu des chrétiens. Dieu d'amour
et de consolation qui remplit l'âme et le cœur qu'il pos-
sède, qui s'unit au fond de leur âme... qui la rend inca-
pable d'autre lin que lui-même ». Pascal, ibid. « In-
croyable que Dieu s'unisse à nous! » M., ibid., fr. 130.
Toute l'économie morale s'en trouve également mo-
difiée. Avec le rationalisme, il n'est plus vrai de dire
que « l'homme passe infiniment l'homme ». /(/., ibid.,
fr. 434. L'idéal moral, créé par l'homme, ne peut plus
être qu'à la proportion directe de sa nature.
Tous les rationalistes sont unanimes à déclarer le
surnaturel irrecevable. Mais il s'en faut qu'ils soient
d'accord pour formuler une doctrine religieuse. Les
lumières naturelles sont loin de projeter en chacun les
mêmes clartés et la raison fort loin de rendre les mêmes
oracles. 1 Vaucuns s'en tiennent à l'agnost icisme : Dieu
est ['inconnaissable, cf. t. i, col. 595-605; ou au pyrrho-
nisme. au scepticisme, au criticisme, la raison est inca-
pable de sortir de cette antinomie : Dieu existe, Dieu
n'existe pas. D'autres concluent à des affirmations,
mais combien différentes! Les uns abouti .eut à la reli-
gion naturelle ou déisme, cf. t. iv, col. 231-2 11, mot
qu'ils ne comprennent pas tous cependant de la même
manière ; autre est le déisme de Voltaire, autre celui de
Rousseau : les plus religieux d'entre eux acceptent
l'existence d'un Dieu créateur, rémunérateur et ven-
geur, et l'immortalité de l'âme. D'autres concluent,
avec des nuances encore, au panthéisme, t. xi,
col. 1855-1874; d'autres enfin à cette affirmation que
Dieu n'existe pas, non plus que l'âme; c'est l'athéisme,
t. i, col. 2190-2209, la libre-pensée, et le monisme ma-
térialiste, t. x, col. 282-33 1, qui lui aussi est loin de
n'avoir qu'une formule et dans lequel se rangent
l'évolutionnisme matérialiste, le scientisme. Le moder-
nisme, de son côté, t. x, col. 2009-2047 est un rationa-
lisme subtil.
C'est de cet état d'esprit complexe et si difficile à
déluiir que le présent article voudrait esquisser la
genèse et les formes diverses dans leur évolution his-
torique.
II. Les origines : du xiiic a.u xvie siècle. — ■ Le
rationalisme, celui qui s'oppose ainsi au christianisme,
date du xvie siècle. Il a des origines psychologiques :
tout aussi bien que l'hérésie, il est dans la logique de la
nature humaine. A sa base, il y a le sentiment de l'au-
tonomie de la personne humaine. La personne humaine
ne relevant que de soi, même si dans le domaine de la
connaissance elle dépend de l'objet, elle ne saurait
dépendre d'une autorité en dehors d'elle-même. Une
question historique se pose cependant : sous quelles
influences l'esprit humain discipliné par l'Eglise,
habitué à croire durant tout le Moyen Age, s'est-il
déshabitué de la foi et de ses disciplines? Aucun mou-
vement philosophique ne naît spontanément; il a des
racines dans un passé parfois très lointain.
« Le xvie siècle n'a eu aucune mauvaise pensée que
le xme siècle n'ait eue avant lui. » C'est le mot vrai et
connu de Benan, Averroës et l'averroïsme, Paris, 1852,
L691
RATIONALISME. LES ORIGINES, Xllie SIÈCLE
1692
p. 183. Mais d'où le xme siècle à son tour tira-t-il « ses
mauvaises idées »?
1° // y a du ¥ine au XIIe siècle — de la renaissance
carolingienne à lu renaissance du xme siècle — un tra-
vail de réflexion philosophique, qui avec Scol Érigène et
Abélard prépare un terrain favorable. — Sans doute le
Moyen Age eut ses enfants perdus, ses libertins de
mœurs et de paroles, que l'on devine à la lecture des
fabliaux et de ce Renard le contrefait, qui ne ménage
guère les gens d'Église, même les plus hauts en dignité
et dont Rabelais, sous plusieurs rapports, ne sera que
le continuateur. Mais la chrétienté a alors une façon
commune de penser et qui est chrétienne et, durant cet
intervalle de quatre siècles, on ne saurait indiquer
aucun rationaliste, pas même Jean Scot Érigène et
Abélard, dont quelques-uns ont fait les pères du ratio-
nalisme moderne.
Érigène (ixe siècle), cf. t. V, col. 401-434, principale-
ment col. 422-426, « lettré..., érudit..., logicien et sur-
tout penseur », F. Picavet, Esquisse d'une histoire géné-
rale et comparée des philosophies médiévales, Paris, 1 907,
p. 134, est un mystique qui se rattache au pseudo-Deny s
l'Aréopagite; spéculant d'après Platon sur le principe
du plus pur réalisme, esprit complexe, « sphinx placé
au seuil du Moyen Age », Real-Encyclopâdie, t. xiv,
1861, p. 155, il a inspiré directement ou indirectement
les mystiques plus ou moins hétérodoxes, « et pour les
panthéistes modernes depuis Spinoza, il en est de
même que pour les mystiques ». Picavet, loc. cit.,
p. 140. B. Hauréau, dans son Histoire de la philosophie
scolaslique, Paris, 1872, t. i, p. 153-154, l'appelle « un
très libre penseur dont le nom doit être inscrit le pre-
mier sur le martyrologe de la philosophie moderne ».
Or, si Érigène fut condamné, ce fut : au xie siècle, pour
ses doctrines touchant l'eucharistie (on lui attribua
par erreur le traité sur l'eucharistie de Ratramne) et
la grâce; au xmc pour son panthéisme, sur lequel
Amaury de Chartres et David de Dinant avaient
ramené l'attention, cf. G. Théry, Autour du décret de
1210, t. i, David de Dinant, Paris, 1925, mais nulle-
ment parce que rationaliste. Deux de ses paroles sem-
bleraient cependant justifier cette qualification : l'une
de son De divisione naturie, 1. I, c. lxix, P. L., t. cxxn,
col. 513, où il paraît faire bon marché de l'autorité en
matière d'enseignement : Omnis aucloritas quœ vera
ralione non approbalur infirma vidclur esse; l'autre de
son De prœdestinalione, c. i, n. 1, col. 357, où il
paraît identifier la philosophie, recherche de la sagesse,
et la théologie : Quid est aliud de philosophia traclare
nisi vene religionis... régulas exponere. Mais il suflit,
pour voir que c'est là une fausse interprétation, de lire
le contexte et de connaître le fond même de la pensée
d'Érigène : s'il tente, et d'une manière très personnelle
et très indépendante, la philosophie de la doctrine
révélée, il n'est pas tenté de nier la valeur surnaturelle
de cette doctrine. Cf. Dom Cappuyns, Scot Érigène,
Louvain, 1933.
Abélard (1079-1142), cf. t. i, col. 37-55, dont Cousin
fait l'égal de Descartes : « Ce sont incontestablement
les deux plus grands philosophes qu'ait produits la
France », Introduction aux ouvrages inédits d' A briard,
1836, p. 6, passe également pour un rationaliste avant
l'heure. « Tous deux, continue Cousin, ils doutent et ils
cherchent; ils veulent comprendre le plus possible et
ne se reposer que dans l'évidence. » L'historien d' Abé-
lard, Ch. de Rémusat, écrit de son coté : «Chrétien de
cœur, orthodoxe d'intention, il était rationaliste par
la nature et les antécédents de son génie. » Abélard.
t. n, p. 355.
Qu' Abélard ait jugé supérieure à la foi du charbon-
nier la foi s'appuyant sur l'intelligence personnelle des
Choses : i Seuls les ignorants recommandent la foi avant
de comprendre » Inlroductio, I. 1 1, n.3, P. L.,t. CLXXVIII,
col. 1046-1047, qu'il ait tenté de faire rentrer tout le
donné révélé dans ses conceptions philosophiques, cela
paraît incontestable. On lui a reproché d'avoir : 1 . sub-
ordonné la théologie à la philosophie, d'avoir glorifié
les représentants delà raison, les philosophes antiques,
à l'égal des prophètes et les sages « dont les vertus
reproduisent la perfection à l'égal des saints », Theol.
christ., P. L., t. clxxviii, col. 1179-1206; 2. d'avoir
reconnu des droits excessifs à la critique, en interpré-
tant dans ce sens le mot de saint Paul aux Thessaloni-
ciens : Omnia probaie, quod bonum est lenete, I Thess.,
v, 21, disant dans le prologue du Sic et non : « Non
doctoris opinio sed doctrime ratio ponderanda est »,
ibid., col. 1318 D, et opposant dans ce livre que l'on a
rapproché du Dictionnaire de Rayle, les raisons pour et
contre 158 affirmations religieuses importantes, ibid..
3, d'avoir faussé le dogme pour le faire rentrer dans le
cadre de sa pensée philosophique, si bien que sa théo-
logie fut condamnée par l'Église, et d'avoir interprété
les mystères de la manière où il les voyait plus acces-
sibles à la raison, si bien que saint Bernard pourra dire :
Cum de Trinilale loquitur sapit Arium, cum de gratia
Pelagium, cum de persona Chrisli Nestorium, cf. art.
Abélard, t. i, col. 43-47. Mais de tout ceci et de la
grande confiance qu'il eut en son sens personnel, on ne
saurait conclure qu'il fut un rationaliste. Si l'Église le
condamna, ce fut pour des erreurs théologiques et non
pour une erreur fondamentale comme le rationalisme.
Il fut un homme de son temps ; il eut la foi, mais il crut
aussi à la philosophie et au savoir et son Sic et non est
tout simplement un de ces exercices de disputation,
familiers à ses contemporains. En somme, Abélard fut
un croyant qui s'égara parfois. Cf. P. Lasserre, Un
conflit religieux au XIIIe siècle. Abélard contre saint Ber-
nard, Paris, 1930.
Érigène et Abélard, s'ils ne furent pas des rationa-
listes pour leur compte, créèrent cependant un état
d'esprit favorable au rationalisme : confiance en la rai-
son, droit supérieur de la raison par rapport à l'auto-
rité enseignante, interprétation personnelle des doc-
trines religieuses, ces principes latents en leurs théories
ne demeurèrent pas sans influence.
2° Au XIIIe siècle, la philosophie arabe prépare la doc-
trine et les méthodes du rationalisme. Averroës et l'aver-
roïsme. — Du vme siècle, après la conquête, au xne, il
se fit chez les Arabes un grand travail intellectuel. Il
porta sur le Coran et la théologie, sur les sciences : les
Arabes cultivèrent les mathématiques, la chimie, l'as-
tronomie et l'astrologie et, à ce point de vue, ils
influèrent déjà sur la formation de l'esprit moderne.
Quand, par l'intermédiaire des traducteurs syriens, ils
connurent les oeuvres d'Aristote, du moins interpré-
tées par les néo-platoniciens, il naquit chez eux et se
développa une philosophie qui ne se rattache pas au
Coran. Son ambition est « de bien connaître Aristote »,
que « souvent elle altère par des éléments pris aux néo-
platoniciens, aux gnostiques, aux médecins grecs et à
leur psychologie matérialiste ». Picavet, loc. cit., p. 302.
Cette philosophie, on l'appelle arabe, alors qu'elle n'est
guère qu'un emprunt à la Grèce » irf., ibid., et aver-
roïsme encore qu'elle ne soit pas du seul Averroës.
Averroës (1126-1198), cf. t. i, col. 2007-2638, ne fut pas
en effet une sorte de Descartes ou de Kant détermi-
nant en son pays un mouvement philosophique origi-
nal. « Il ne fut nullement une étoile de première gran-
deur au ciel de la philosophie arabe »; d'autres philo-
sophes arabes plus grands que lui l'avaient précédé,
mais après lui s'éteignit le mouvement. Et lui, le
commentateur, il a résumé les résultats de la philoso-
phie arabo aristotélique dans ses commentaires sur
Aristote. Lange, Geschichte des Materialismas, Solin-
gen, 1866, traduction française par H. Pommerol, t. i,
Paris, 1877, p. 166.
llill.'i
RATIONALISME. LES DEBUTS DE LA RENAISSANCE
li.it'i
L'averroïsme est en opposition avec la pensée chré-
tienne sur les points suivants : 1. il affirme la supério-
rité de la philosophie sur la théologie et par conséquent
de la raison sur la révélation. Pour Averroës, dit Renan,
loc. cit., p. 131-132, « la philosophie est le but le plus
élevé de la nature humaine: ... la révélation prophé-
tique y supplée pour le vulgaire ». Et le prophète n'est
pas un personnage surnaturel. « Le prophétisme n'est
pas l'inspiration divine mais une faculté de la nature
élevée à sa plus haute puissance. » Id., ibid., p. 134.
Renan ajoute : Cette théorie « se retrouve dans tous les
philosophes arabes et forme un des points les plus im-
portants et les plus caractéristiques de leur doctrine ».
Ibid. ; 2. Il tend à mettre sur le même pied d'infériorité
en regard de la philosophie les trois religions que con-
naissent les Arabes : christianisme, judaïsme, isla-
misme. D'où le Moyen Age fera d'Averroës le symbole
de l'incrédulité et du blasphème, et lui attribuera le
livre des Trois Imposteurs. Voir plus loin. 3. Il donne
cette explication du monde : le monde n'a été créé ni
dans le temps, ni ub asterno; la matière est éternelle
par elle-même; 4. Il n'y a pas de providence : Dieu est
confiné dans la sphère suprême qui couronne les sphères
inférieures; 5. Il n'y a pas d'âme individuelle immor-
telle. L'âme individuelle est matérielle; elle meurt
avec l'homme. L'intellect actif, qui crée en chacun l'in-
telligence des choses et le savoir, à l'action de qui
l'âme individuelle se trouve prédisposée, est immortel,
mais il est un pour tous les hommes. L'intellect actif
est aux âmes humaines ce qu'est la lumière aux objets
par lesquels elle se réfléchit sans rien perdre de son
unité. Ainsi sont ruinées l'immortalité de l'âme, telle
que l'entend l'Église, l'éternité des peines et des récom-
penses. L'orthodoxie musulmane coupa court à ces
doctrines dans le monde arabe.
Mais il y eut bientôt des averroïstes latins. Vers le
milieu du xme siècle, en effet, presque tousles ouvrages
importants d'Averroës ont été traduits de l'arabe en
latin. Ces averroïstes dépassèrent même la position
d'Averroës. Ils enseignèrent l'éternité du monde,
l'unité de l'intellect, la négation de la transcendance du
christianisme, de l'immortalité et de la providence
mais aussi le déterminisme (la volonté est une faculté
passive) et le principe de la double vérité qui fournira à
l'averroïsme padouan sa grande tactique : il peut y
avoir opposition entre la philosophie et la foi, mais une
chose peut être vraie en philosophie qui ne l'est pas
selon la foi. Ces choses s'enseignèrent dans la seconde
moitié du xme siècle à l'Université de Paris, où elles
rencontraient les tendances héritées de Scot Érigène et
d'Abélard. Leur principal tenant y fut Siger de Bra-
bant, à côté de qui l'on voit figurer Boèce de Dacie;
cf. t. ii, col. 922-924 ; P. Mandonnet, O. P., Siger de Bra-
banl et l'averroïsme latin au XIIIe siècle, 2e édit., Lou-
vain, 1911, 2 vol. in 4°. Ce mouvement, combattu par
saint Albert le Grand et par saint Thomas d'Aquin, fut
condamné une première fois en 1270 par l'évêque de
Paris, Etienne Tempier, et une seconde fois en 1277.
Cf. Renan, loc. cit.; Mandonnet, loc. cit., 1. 1, p. 196 sq.,
et 231 sq. ; Ehrle, Der Kampf um die Lehre des hl. Tho-
mas von Aquins, dans Zeitschr. f. kath. Theol., t. xxxvn,
1913, p. 266, et Stephen d'Irsay, Histoire des univer-
sités françaises et étrangères, t. I, Moyen Age et Renais-
sance, p. 169-170. C'était le triomphe de saint Thomas,
que, deux siècles après, le peintre Benozzo Gozzoli
représentait foulant aux pieds Averroës. Ses erreurs
ne sont point mortes cependant. Pierre d'Abano (1250-
1320) les introduira à Padoue, où elles trouveront un
terrain favorable. II y professera également des doc-
trines occultistes qu'enseigneront encore au xvie siècle
plusieurs rationalistes italiens et qui se rattachent plus
ou moins à la métaphysique néo-platonicienne. L'uni-
vers est vu divisé en deux sphères, la sphère céleste et
le monde sublunaire. Celui-ci dépend de celle-là. Qui
connaîtrait à fond la nature intime des astres, leurs
mouvements, leurs conjonctions aurait le chiflre de
tous les événements. Et, après l'astronome arabe,
Aboul Nazar, Pierre d'Abano tirait de ce principe cette
application où le blasphème des Trois Imposteurs rece-
vait une forme nouvelle : «par la conjonction de Saturne
et de Jupiter au commencement du signe du Bélier,...
tout le monde inférieur est bouleversé, comme cela eut
lieu à l'avènement de Moïse,... du Nazaréen, de Maho-
met. » Concilialor controversiarum quœ inler philosophos
et medicos versantur, in-fol., Venise, 1565. Ainsi étaient
résolus le problème de l'origine des religions et la ques-
tion de l'incarnation. Sur Pierre d'Abano, voir Tira-
boschi, Storia délia letteratura italiana, t. v, Milan,
1823, et les ouvrages qui vont être cités de V. Rossi
et de J. Burckhardt.
3° Dès la fin du XI Ie siècle, l'humanisme et, au XVe, la
Renaissance, modifiant la mentalité et les mœurs, favo-
risent l'apparition du rationalisme.
L'humanisme, cet effort passionné pour mieux con-
naître les littératures antiques, la latine d'abord, puis
et surtout la grecque, pour mieux imiter leur art et
même leur langue, n'était en soi ni croyant ni rationa-
liste. Certes, il y eut parmi les premiers humanistes, des
Italiens, des personnages scandaleux, le Pogge (1380-
1459), Laurent Valla. Ce dernier (1405-1457) esprit
critique, ne ménagea ni les textes sacrés dont se sert
l'Église, dénonçant dans ses Adnotationes in novum
Testamentum les erreurs de la Vulgate, ni les ordres
religieux, blâmant leur institution et le vœu de chas-
teté dans son De professione religiosorum dialogus, ni la
tradition, faisant rentrer la Donation de Constantin
au nombre des légendes; dans son De voluplate et vero
bono, il fit même du plaisir le but de la vie, mais il ne
songera nullement à nuire à l'Église et il s'elTorcera de
concilier sa doctrine du plaisir avec le christianisme.
Cf. son Antidoton in Poqgium et son Apologia pro se
et contra calumniatores, ad Eixgenium IV, dans ses
Opéra, Bâle, 1543, 1. IV. En fait ces premiers huma-
nistes, à peu près tous, furent des littérateurs et des
érudits qui s'inquiétaient moins de ce qu'ils disaient
que de la manière de le dire. Ils sont « indifférents au
contenu ». Erancesco de Sanctis, Storia délia letteratura
italiana, t. i, Naples, 1873, p. 3<iK, cité par Brunetièrf ,
qui ajoute : « Cela ressemble beaucoup à ce qu'on
appelle la théorie de l'art pour l'art. "Histoire de la
littérature française classique, t. i, p. 18-19. Ils ne
pensent pas au dogme; derrière Pétrarque, leur maître
à tous, ils se montrent même hostiles à l'averroïsme.
Cf. Pierre de Nolhac, Pétrarque et l'humanisme, Paris,
1907, 2 vol. in-8°; V. Rossi, Il Quattrocento, Milan,
1897, in-8", dans la Storia letleraria d'halia; J. Bur-
ckhardt, Die Kultur der Renaissance in Italien, 10e éd.,
Leipzig, 1910; G. Voigt, Die Wiederbelebung des clas-
sischen Alterthums oder dus erste Jahrhundert des Humu-
nismus, 3e éd., Berlin, 1893; R. Charbonnel, La pensée
italienne en France au XVIe siècle et le courant libertin,
Paris, 1911, et encore Renan, loc. cit.
Cependant, il y avait dans le principe même de l'hu-
manisme — l'admiration pour les littératures antiques
— quatre choses qui devaient provoquer un ébranle-
ment des croyances traditionnelles : 1. on proclamait la
supériorité de la culture antique sur les formes habi-
tuelles de la pensée chrétienne et sur ses méthodes.
Comment ne pas préférer aux dures règles de l'École
les formes d'exposition simples et naturelles des an-
ciens — ars disscrendi — de Cicéron, par exemple, qui
pour cette raison jouira de toute vogue. Cf. Marius
Nizolius, 1 198-1576, Antibarbarus sive de veris prin-
cipiis et vera ralione philosophandi contra pseudo-
philosophos, Parme, 1553. D'aucuns iront jusqu'à un
véritable esprit de combat contre le Moyen Age; 2. on
1695
RATIONALISME. LES DEBUTS DE LA RENAISSANCE
1696
ramenait à l'étude des textes. Ainsi les adversaires du
Moyen Age s'elTorceroiit de prouver que l'Aristote
incorporé dans la synthèse scolastique n'est pas l'Aris-
tote authentique, celui des textes, en opposition avec
la pensée chrétienne, en attendant qu'ils contestent
à Aristote son titre de Magister; 3. on ramenait aussi
à l'étude des textes sacrés, prônant leur révision, jetant
ainsi une suspicion sur l'enseignement de l'Église : la
révision des textes semblait appeler la révision des
doctrines; puis, subordonnant en fait, le théologien et
même l'Église aux philologues, assimilant l'Écriture
dans la manière rie l'étudier aux textes antiques, les
humanistes feront descendre vers l'humain les textes
sacrés et les croyances qui naissent d'eux. Par tout
cela ils se rapprocheront d'un coté de la Déforme et de
l'autre, ils aideront au rationalisme; 4. enfin et surtout,
l'antiquité n'étant pas seulement « une littérature mais
une philosophie », autrement dit, une conception de la
divinité, du monde, de l'homme, de l'idéal moral où
l'homme peut s'élever, n'offrant pas seulement des mo-
dèles du bien-dire mais des types d'action, le contact
prolongé avec les textes ne pouvait pas être « sans
action sur l'idéal religieux ou moral dont avait vécu
l'F.urope ». Certains passeront de l'admiration pour le
style à l'admiration pour les idées. Surtout qu'à ce
moment l'Église ne cesse d'être dénoncée comme infé-
rieure à sa tâche. Cf. Imbart de La Tour, Les origines de
la Informe, 1. n, L'Église catholique, la crise et la Ke-
naissance, 1909, 1. III, La culture nouvelle, p. 334. Dès
la première heure, ce fut la crainte de quelques-uns que
l'étude des auteurs antiques ne conduisît les âmes mal
affermies dans la foi à l'incrédulité. Au début du
xve siècle, Florence eut sa querelle du Ver rongeur.
Voir ici, t. vi, col. 1170. Contre le chancelier Salutati
qui a vanté la culture nouvelle, le livre intitulé Lucula
noclis du dominicain Dominici soutiendra que l'étude
des textes antiques faisant courir un péril à la culture
chrétienne, ces textes ne peuvent être remis aux mains
des jeunes gens indifféremment. Le xvr3 siècle ne s'y
trompera pas non plus : il désignera les premiers ratio-
nalistes de noms qui rappellent leurs maîtres païens :
cicéroniens, lucianistes...
Toutefois, si un Gémisthe Pléthon (1350-1152)
nourri de Platon, préfère en somme le paganisme au
christianisme, dont il annonce la disparition, les pre-
miers humanistes ne se crurent pas condamnés à choi-
sir entre le christianisme et la culture antique, il était
impossible d'ailleurs de revenir à la seule culture an-
tique après quinze siècles chrétiens: ils tentèrent de les
concilier; ils furent des « humanistes chrétiens ». Mais
alors où les situer sur le plan chrétien? Un moment, ils
auront avec les réformateurs une apparente commu-
nauté d'aspiration : comme les réformateurs, ils par-
leront d'un christianisme renouvelé, retrempé à sa
source primitive, l'Écriture: ils attaqueront les théolo-
giens qui faussent la religion, les moines qui la cor-
rompent, les pratiques qui nuisent au sentiment reli-
gieux. Mais, comme ils ont une haute idée de la raison,
de la bonté de la nature humaine, de la sagesse et de
la volonté humaines, ils se heurteront à la protestation
passionnée des réformateurs, convaincus de la corrup-
tion radicale de la nature humaine et de l'inutilité des
prétendues vertus morales acquises par l'homme. Si
l'on excepte, car son orthodoxie est à tout le moins
douteuse, ce Lefèvre d'Étaples (1450-1536), dont « la
pensée demeure l'expression la plus haute de l'huma-
nisme français ». Renaudet, Préréforme et humanisme,
Paris, 1910. p. 384, les humanistes, loi Érasme (1464
1530) qui fut « dans lo premier tiers du xvi" siècle,
comme le chef et le guide do l'humanisme Internatio-
nal », H. Sée et Reblllon, Le \ i /' siècle, Paris, s. d.
(1934), p. 4, tel John Colet (1467-1519), ■ qui introdui-
sit le platonisme dans les cercles universitaires d'Ox-
ford », Stephen d'Irsay, loc. cit., p. 270, et bien d'autres
restent dans l'Église. Ce n'est pas cependant sans
quelque dommage pour l'orlhodoxie. L'un des pre-
miers effets de leur contact plus complet avec les
anciens avait été la restauration du platonisme, qui
avait paru « le résumé de la sagesse humaine, la clef du
christianisme et le seul moyen efficace de rajeunir et de
spiritualiser la doctrine catholique ». Lefranc, Le pla-
tonisme et la littérature en France à l'époque de la
Renaissance. Paris, 1890, p. 3. Marsile Ficin (1433-
1499) qui traduisit Platon, Plotin, Porphyre, etc. et
l'Académie de Florence, cf. A. Délia Torre, Storia dell'
Academia platonica di Firenze, Florence, 1902, incli-
naient à un mysticisme où se mêlaient avec l'Évangile,
le platonisme, le néoplatonisme et quelques vues d'as-
trologie et de magie. Pic de la Mirandole (1409-1553),
tentera également de fondre le platonisme et les philo-
sophies antiques dans un christianisme plus ou moins
interprété à la lumière de la Cabale, puisque l'une de
ses neuf cents Conclusiones philosophicse, cabalisticse,
theologicœ, est : « Nulle science ne peut nous convaincre
plus fermement de la divinité du Christ que la Cabale »;
cf. T. G. H. Box, Les éludes juives au temps de la Ré-
forme, dans le Legs d'Israël, études de sir G. A. Smith,
traduit de l'anglais par .1. Rabillot et J. Marty, Paris,
1931, p. 300-305. Érasme et ses semblables donnent à
leurs croyances l'allure d'une philosophie, se mettent,
eux, savants, philosophes, érudits, au-dessus des théo-
logiens et même de TËglise et, s'ils ontun désirsincère
de réveiller le sentiment religieux, c'est en laissant
volontairement tomber les dogmes sur lesquels on se
divise et en ne voyant dans les cérémonies qu'un
moyen d'agir sur le peuple.
L'humanisme se fondra finalement dans le mouve-
ment de la Renaissance, qui, sous l'influence du déve-
loppement économique, emportait les peuples vers une
vie facile, amie des arts, du luxe, des plaisirs, raffinée,
éloignée de l'ascétisme chrétien. Cf. Burckhardt, op. cit.
En même temps les progrès de la science et de l'esprit
scientifique, à la suite de Roger Bacon, (1210-1294),
ainsi que les découvertes maritimes font voir les choses
sous un autre aspect que le traditionnel, bouleversent
certaines conceptions arrêtées, posent des pro-
blèmes nouveaux et augmentent la confiance de
l'homme individuel en lui-même.
Sur Lefèvre, cf. ici t. ix, col. 131-159; sur Érasme, t. V,
col. 388-397; l'.-S. Allen et Mme H.-M. Allen, Opns episto-
larum Dr. Erasmi, Oxford et Londres, 1 904-1 026, 5 vol.;
W.-K. Ferguson, Erasmi opuscula, La Haye, 1933; P. -S. Al-
len, The Age of Erasmus, Oxford, 1914; Erasmus, Lectures,
Oxford, 1934; P. Mestwerdt, Die An/ange des Erasmus;
Humanismus und Devotio moderna, Leipzig, 1917; Renau-
det, Érasme, sa nie et son œuvre jusqu'en 1517. dans Revue
historique, 1912 et 1913; Érasme, sa pensée religieuse et son
action, 1518-1521, Paris, 1926; Pineau, Érasme, sa pensée
religieuse, et Érasme et lu papauté, Paris. 1924; M. Mann.
Érasme et les débuts de la Réforme française, 1517-1536,
Paris, 1033; Th. Quoniam, Érasme, Paris, 1035; St. Zweig,
Érasme. Grandeur et décadence d'une idée, traduit par A.IIel-
la, Paris. 1935. Sur Colet. ici t. in, col. 362-363 ; F. See-
bohm, The Oxford Reformers, John Colet, Erasmus and
Thomas More, 1" éd., Londres, 1911; Daniel Sargent, Th<>-
mas More, traduction de M. Rousseau. Paris, s. d. (1035).
Sur ces humanistes en général, voir Voigt, op. cit.: Renau-
det, Préréforme et humanisme: Paquier, L'humanisme et la
Réforme. Jérôme Méandre, Paris, 1000.
4° La Réforme. Est-elle à l'origine du rationalisme
moderne? — Héritière des mystiques allemands du
xivc siècle, sortie do l'expérience religieuse de Luther,
répondant à certains besoins religieux qui ne trou-
vaient plus satisfaction, la Réforme paraît à l'opposé
du rationalisme. Telle que la voulurent les grands
réformateurs, cela est certain. S'ils rejettent en effet
le primat de rivalise, ils proclament le primat sans
1697
RATIONALISME. L'ECOLE DE PADOUE
1698
appel de l'Écriture; ils posent en principe l'infirmité
totale de la raison humaine en matière religieuse de-
puis le péché originel; la religion qu'ils proposent
heurte sur plus d'un point la raison; enfin, ils ne sont
nullement disposés à abandonner la notion d'ortho-
doxie et ils acceptent très bien une orthodoxie d'État.
Toutefois l'on a pu écrire : « II n'y a certainement pas
un mouvement qui dans ses derniers résultats ait
contribué plus que la Réforme à l'émancipation de l'es-
prit humain.» Lecky, History nf the rise and influence of
ralionalism in Europe, Londres, 1900, t. i, p. 57. En
effet, « rejetant une partie des conceptions dogma-
tiques et rituelles de l'Église, diminuant le pouvoir du
clergé, le protestantisme a préparé la voie à la sécula-
risation générale de l'esprit humain, qui est la marque
la plus caractéristique de la civilisation moderne » Id.,
ibid. D'autre part, les controverses entre catholiques
et réformés, qui se traitent mutuellement d'hérétiques,
les « variations des Églises protestantes » conduiront
certaines âmes à chercher la religion en dehors des
Églises, dans le déisme. Enfin et surtout le protestan-
tisme libéral si proche du rationalisme, cf. E. Buisson
et Wagner, Libre pensée et protestantisme libéral, Paris,
1913, prouve qu'en elle-même, et quels qu'aient été la
pensée et l'effort contraires des réformateurs, la Ré-
forme portait un principe favorable au rationalisme :
« la curiosité humaine entièrement abandonnée à elle-
même », dira Bossuet, Histoire des variations, 1. IX,
n. 123, d'où naîtront la tolérance de toutes les doc-
trines et l'indifférence, si bien que certains réformés en
viendront à « tirer les sociniens du nombre des héré-
tiques ». Id., Sixième avertissement, III' part., n. ix. Ce
principe opposera Castellion à Calvin, cf. E. Buisson,
Sébastien Castellion, 1515-1563, Paris, 1891, et, quand
un climat favorable lui sera donné, deviendra le prin-
cipe courant du libre examen.
III. Au XVIe siècle : les Padouans et les ratio-
nalistes de la Renaissance française. — Le ratio-
nalisme qu'ont préparé, après quelques théologiens du
Moyen Age, l'averroïsme et l'humanisme et que va
favoriser dans une certaine mesure le protestantisme
prend, au xvie siècle, forme et consistance.
1° L'université de Padoue. — Il naît sous la forme
d'un enseignement philosophique. Et non à l'univer-
sité de Paris, bien qu'elle ait été le foyer de la pensée
spéculative philosophico-religieuse du Moyen Age,
mais en Italie, à l'université de Padoue. Cette univer-
sité doit de vivre aux Carrare. Venise, qui a occupé
Padoue en 1405, n'a rien négligé pour en faire une
grande université à laquelle, en 1119, Eugène IV
reconnaîtra les privilèges des universités de Paris,
Oxford et Salamanque.
1 Caractères généraux. — A proprement parler, les
philosophes de l'école de Padoue n'ont pas construit
une doctrine philosophique personnelle. En face du
courant platonicien et néo-platonicien, ils prétendent
simplement exposer et commenter la parole d'Aris-
tote. En cette tâche, ils subissent l'influence de l'hu-
manisme, et surtout des deux grands interprétateurs
de la pensée du maître, Averroës, qui leur est connu
par Pierre d'Abano, Alexandre d'Aphrodisias dont les
commentaires sur Aristote viennent d'être publiés chez
Aide Manuce. Cf. Nourrisson, Essai sur Alexandre
d'Aphrodisias, Paris, 1870. Us seront donc averroïstes
ou alexandristes. Il y a entre eux des divergences, sur-
tout sur la question de l'âme; elles ne seront pas telles
cependant qu'on ne puisse leur trouver une doctrine
commune.
Par le fait d'abord qu'ils s'inspirent d'Alexandre
d'Aphrodisias ou d'Averroës, ils s'écartent de la sco-
lastique et du dogme, puisque le principe de la scolas-
tique est l'accord de la raison et de la foi, par la subor-
dination de la première à la seconde. Us rompent
ainsi la synthèse édifiée par saint Thomas entre la doc-
trine de l'Église et celle du Lycée et ils cessent de
subordonner la raison à la foi avec leur théorie — qu'ils
ont reprise des averroïstes du xme siècle — de la
double vérité : une chose peut être vraie en philosophie
et son contraire faux en théologie et inversement, prin-
cipe dont ils donnent parfois, sous la pression des cir-
constances, cette version adoucie : une vérité de foi,
même quand elle n'a rien du mystère, peut n'être pas
démontrée par la philosophie : et cette autre, plus inof-
fensive encore : une vérité de foi peut n'être pas dé-
montrée par la philosophie d'Aristote.
Deux questions les préoccupent : 1. celle de l'âme,
qui passionnait les universités d'alors : qu'est l'âme?
quelle est la nature de l'intellect agent par lequel se
conçoit l'universel? L'âme est-elle immortelle? Tous,
partant de ces faits psychologiques que l'âme ne sau-
rait penser sans image et que la connaissance part de
la sensation, rejettent la solution thomiste que l'âme
humaine est individuelle, qu'elle a la puissance de con-
naître par elle-même l'universel et qu'elle est immor-
telle. Us se divisent lorsqu'il s'agit de préciser leurs
idées : ceux-ci soutiennent la solution averroïste, qu'il
y a dans l'homme deux âmes en quelque sorte, l'une
individuelle mais matérielle et mortelle, l'autre, l'in-
tellect agent, influx en elle d'une intelligence transcen-
dante et immortelle qui se communique à tous sans se
diviser — telle la lumière ■ — et leur survit une et
entière; ceux-là, s'inspirant d'Alexandre d'Aphrodi-
sias, interprètent ainsi Aristote : l'âme est la forme
du corps, en ce sens qu'elle en est « la perfection », le
couronnement Fille a par nature la puissance de con-
naître l'universel, mais réalisé en dehors d'elle et anté-
rieurement à elle par l'intellect agent unique, qui est
Dieu. Elle n'est donc pas en soi immatérielle et immor-
telle. Mais si l'homme n'a pas, à proprement parler,
une âme individuelle et la liberté au sens théologique
du mot, un de ses principaux fondements n'est-il pas
enlevé à la morale traditionnelle? Et ces théories n'ap-
pellent-elles pas une morale indépendante?
2. L'autre question est plus étendue. C'est celle que
toute philosophie se doit de résoudre : l'explication
rationnelle de l'univers, autremeitf dit, la question
du monde et de ses rapports avec Dieu. Ces questions,
les Padouans vont les résoudre en des spéculations où
se mêlent les doctrines d'Aristote, le principe de per-
fection si capital chez Plotin, le panpsychisme et ses
accompagnements, la magie et l'astrologie, et un déter-
minisme spécial. Le monde leur apparaît comme une
synthèse de causes et d'effets, que ne commandent
sans doute ni le déterminisme scientifique, ni même le
fatum stoïcien, mais où la nature obéit à des lois. Ce
monde et son ordre sont-ils l'œuvre d'une pensée et
d'une puissance antérieure et supérieure? Autrement
dit, le monde a-t-il été créé et est-il gouverné par la
providence? Partant de la théorie aristotélicienne de
la matière et de la forme, les Padouans soutiennent,
d'après le principe ex nihilo nil fit, que la matière n'a
pas été créée. Elle est le sujet éternel, nécessaire de
toute génération. Ce passage de la puissance à l'acte,
de la matière indéterminée à la matière informée, c'est
la nature qui le réalise, d'après les lois de chaque être
et obéissant au « désir », c'est-à-dire à l'aspiration de
chaque être à sa perfection. Le « désir » appelle de
même l'ensemble de l'univers à l'unité et à l'ordre; son
objet final est l'Acte pur, l'Absolu, Dieu, immobile lui-
même puisqu'il est tout acte, toute réalité, toute per-
fection. Ce Dieu n'est pas le créateur de ce monde; il
en est, suivant le mot d'Aristote, le premier moteur,
non qu'il lui ait donné « la chiquenaude » initiale, puis-
qu'il est «l'Immobile » nécessaire, mais en ce que, sans
le savoir, sans le vouloir, par le fait, indépendant de sa
volonté, qu'il est la perfection, l'Absolu, il le fait pas-
1699
RATIONALISME. L'ECOLE DE PADOUE
1700
ser de la puissance à l'acte. Ce Dieu est vraiment le
Dieu « des philosophes et des savants ». Après cela,
peut-on parler encore de la providence? De la provi-
dence générale, peut-être, à la condition de ne pas ser-
rer de trop près la question. De la providence parti-
culière, assurément non : dans le monde ainsi conçu,
quelle place pourrait-il y avoir pour le miracle et même
pour la prière? D'autant plus que, dans leur désir d'ex-
pliquer naturellement toutes choses, les I'adouans
invoquent l'influence des astres et des forces occultes :
l'astrologie et la magie sont des pièces essentielles de
leur système philosophique. Il y a, disent-ils, des forces
mystérieuses; qui les connaît obtient des effets mer-
veilleux. Et comme l'homme est un microcosme, en lui
peuvent se retrouver les mêmes forces mystérieuses.
Bien mieux : par son imagination, il est lui-même une
force qui peut agir sur la nature. D'autre part, ils dis-
tinguent avec Aristote le monde céleste, au centre
duquel est Dieu, et distribué en plusieurs sphères com-
mandées chacune par une intelligence ou par une force
mue elle-même par l'appel de l'Absolu, et le monde
sublunaire qui subit lui aussi l'attrait de l'Absolu, mais
par l'intermédiaire de ces intelligences et de ces forces,
si bien que tel homme agit sous l'influence de tel astre
qui met en branle son activité, tel grand événement
surgit dans la conjonction de tels astres : ainsi l'appa-
rition d'un fondateur de religion, ainsi tel prodige. Les
mouvements des astres expliquent même les révolu-
tions des empires et leurs alternances de grandeur et
de décadence. Cf. Ragnisco, Carattcre délia filosopa
palavina, dans Alti del Istiluto Veneto, t. v, ser. vi,
disp. 3, 1886-1887; Charbonnel, La pensée italienne
en France au a y i° siècle et le courant libertin, Paris, 1 919 ;
H. Busson, Les sources et le développement du rationa-
lisme dans la littérature française de la Renaissance,
Paris, 1922, et Rabelais et le miracle, dans Revue des
cours et conférences, 1929, p. 385-400.
2. Principaux représentants. — a ) Le prophète prin-
cipal de ce rationalisme est le professeur de Padoue,
Pietro Pomponazzi (1462-1525). Il n'est pas un philo-
sophe de premier plan, mais, par l'intermédiaire des
étudiants qu'il attire, il exercera une incroyable
influence en France comme en Italie. Cf. L. Picot, Les
Français italianisants au XVIe siècle, Paris, 1906-1907;
Busson, loc. cit., c. in, iv, v. Il consacre à la question
de l'âme son fameux traité De immortalitate animée,
Bologne, 1510, dont il faut rapprocher les deux livres
où, en 1520, il justifie ce traité du reproche d'incrédu-
lité que lui ont adressé Contarini et Niphus : Apologia
adversus C.onlarinum et Defcnsarium adversus iXiphum,
ainsi que son De nutritione et auctione, Bologne, 1521.
Il y rejette comme nedum in se falsissima, verum inin-
telligibilis et monstruosa l'opinion d'Averroés que sou-
tient son collègue Achillini (f 1512). Mais, s'il juge
concluants les arguments de saint Thomas contre
Averroës, il n'admet point avec saint Thomas une plu-
ralité d'âmes immortelles. Sans se prononcer très net-
tement, et pour cette raison que la pensée ne pouvant
s'exercer sans images est liée au corps, il penche pour
la solution d'Alexandre d'Aphrodisias que l'âme est
matérielle et mortelle. Voir dans Charbonnel, loc. cit.,
p. 245-249, et p. xxxii-xxxix, la controverse élevée
entre les deux historiens italiens Fîorentino et L. Ferri,
le premier soutenant que Pomponazzi est matérialiste,
le second qu'il s'en tient au doute. Pomponazzi insiste
sur ce point que les preuves morales et sociales de l'im-
mortalité de l'âme lui paraissent sans valeur pbiloso-
phique. 1. Preuve par le consentement universel. Des
masses d'hommes peuvent être dans l'erreur. Des trois
religions, judaïque, musulmane et chrétienne, deux au
moins ne sont-elles pas fausses? (L'on voit, ici pourquoi
Pomponazzi figure parmi les auteurs des Trois Impos-
teurs.) Ce n'est pas sans raison d'ailleurs (pie la
croyance à l'immortalité est née et a vécu : les chefs
des peuples, avaient tout intérêt à l'insinuer et à la
conserver. 2. Preuve par la nécessité des sanctions de
l'au-delà. Philosophiquement, l'homme n'a pas à cher-
cher un idéal et un bonheur qui le dépassent. Qu'il
accomplisse sa tâche humaine : là est un bonheur dans
la logique de sa nature. D'ailleurs agir pour une récom-
pense ou par crainte d'un châtiment venant du dehors
est irrationnel. La vertu est à elle-même sa récompense
et le vice à lui-même son châtiment. Ainsi, après avoir
séparé la raison de la foi spéculative, il sépare la reli-
gion de la raison pratique et appelle une morale sinon
sans obligation du moins sans sanction.
Son De Fato, qu'il date du 25 novembre 1520, exa-
mine la question du libre arbitre en face de la provi-
dence et de la prédestination. Comment les concilier?
A la manière d'un Bayle, il expose les solutions pro-
posées, les objections soulevées et finalement se rallie
au déterminisme stoïcien qui soumet toutes choses à la
loi de cette nécessité interne que crée Dieu, âme du
monde. Cette solution explique, mieux que toute autre,
l'enchaînement nécessaire de causes et d'effets qu'offre
la nature. Si l'on objecte : Dieu est donc l'auteur du
mal ; que l'on y réfléchisse : le Dieu stoïcien est imper-
sonnel et, dans l'ordre universel, le mal est comme la
rançon du bien. Seulement le stoïcisme se heurte à ce
fait que nous sommes libres. Force nous est donc de re-
garder ailleurs et, dans la carence d'une solution ra-
tionnelle indiscutable, d'accepter les solutions de la foi.
Fnfin dans son De naturalium effectuum causis seu de
incantationibus liber, terminé en 1520 mais publié seu-
lement en 1550, il traite du gouvernement de ce monde
par la providence, autrement dit, du miracle. Tous les
phénomènes ont des causes naturelles, il y a des phé-
nomènes ordinaires : leurs causes sont connues de tous;
des phénomènes extraordinaires : on les explique par
l'intervention de Dieu, de la sainte Vierge, des saints
et par des incantations. Rien de plus irrationnel. Il n'y
a pas de miracle au sens théologique du mot, mais des
insueta et rarissime fada... in longissimis peracta, qui
ont leurs causes dans la nature tout comme les autres :
parfois ces forces mystérieuses mais naturelles rayon-
nent des êtres, des plantes, des hommes et de l'imagi-
nation de l'homme : ainsi s'expliquent, quand ils
ne sont pas le fruit de la supercherie des uns et delà
naïveté des autres, les miracles qui sont à l'origine de
toutes les religions, qui caractérisent les thaumaturges,
et aussi les effets indiscutables obtenus par la prière;
la prière agit à la manière d'une force de la nature.
Une réserve toutefois : nous devons croire l'Église, dit
Pomponazzi, quand elle proclame que certains faits
sont des miracles. Voltaire a fait de semblables réser-
ves mais ont-elles, au XVIe siècle, le même sens qu'au
xviiie? Sur Pomponazzi, cf. ici I. xm, col. 2545-2546;
Charbonnel, loc. cit.. p. 227-231, 245-248, 267-270;
Busson, loc. cit., p. 32-56, 60-63 ; du même, L'influence
du De incantationibus sur la pensée française, 1560-
16f>0, dans Revue de littérature comparée, 1929, p. 308-
347.
b) Hériteront de ses idées, à l'adoue même, Lazaro
Bonamico, (1479-1552), professeur non de philosophie
niais de littérature latine cl grecque, tout pénétré des
théories de Pomponazzi et qui eut Dolet pour élève;
cf. Busson. lor. cit., p. 58-62; Zarabella (1533-1589),
mathématicien, astrologue et qui enseigna la philoso-
phie. H traita des mêmes questions que son maître dans
son De rébus naturalibus libri triginla, Cologne, 1589,
in-fol. ;1594,in-4°; ses Opéra logica, Cologne, 1579,in-4°;
Commentaria in A ristotelis libros Physicorum, Francfort ,
1601 ,in-4° : In A ristotelis libros De anima, Padoue, 1606,
in-4°; De inventionc interni motoris ex operibus, Franc-
fort. 1618; cf. Charbonnel, loc. cil., p. 384, n. 1. Et sur-
tout Cremonini, (1550-1631), que ses contemporains
170 L
RATIONALISME. LA PENETRATION EN FRANCE
1702
appellent « le génie d'Aristote, le prince des philo-
sophes » et Balzac « le grand Cremonini ». Il a beaucoup
écrit. Voir dans Charbonnel, loc. cit., p. 230 sq.,le cata-
logue de ses œuvres imprimées et manuscrites. Cremo-
nini qui a pris pour règle pratique : Foris ut moris est,
intus ut libet, s'écarte cependant des croyances chré-
tiennes. Il précise en les modifiant parfois, mais non
dans l'essentiel, les doctrines de Pomponazzi. Ainsi
pour l'âme et sa vie, il précise : l'âme est la forme du
composé vivant; «elle est le faisceau de toutes les éner-
gies d'un degré suréminent que peuvent apporter les
puissances matérielles diversement actuées qui entrent
dans l'organisme physique. » Elle finit donc à la disso-
lution de l'organisme. En un sens cependant on peut
la dire spirituelle et immortelle : spirituelle, en ce
qu'attirée par le modèle suprême, Dieu, elle projette
ses énergies coordonnées vers l'idéal. Immortelle, en
ce que « l'intellection est l'actuation de la puissance
dernière de l'âme sous l'influence d'une forme suprême
qui est l'Universel ». et que cette actuation sous cette
influence la fait rentrer dans le concert des êtres éter-
nels. Cf. Charbonnel, loc. cit., p. 230-274; Mabilleau.
Cesare Cremonini, Paris, 1881.
Faut-il ranger Machiavel (1409-1527), comme le veut
Nourrisson, loc. cit., préface, p. u et m, parmi les
disciples des Padouans? Il ne semble pas, quoique l'on
puisse rapprocher du rationalisme padouan ce que
R. Charbonnel appelle «le positivisme » de Machiavel,
à condition, bien entendu, que l'on n'oublie pas la dis-
tance qui sépare de Comte le XVIe siècle, loc. cit., p. 389.
Ce n'est pas sans raison qu'en 1559 les jésuites, entrés
à l'université d'Ingolstadt, brûlaient Machiavel en
effigie, que Paul IV et le concile de Trente mettaient
ses œuvres à l'Index : ses principaux ouvrages, Dis-
cours, Du Prince, Istorie, publiés à Rome en 1531 et
1532, après sa mort par conséquent, mais qui avaient
circulé manuscrits et où il s'inspire, en les dépassant,
des anciens, de Polybe en particulier, sont en complète
opposition avec les principes chrétiens. Autant que
l'homme privé, dit le christianisme, l'homme d'État
doit se conformer à la loi de justice ; d'autre part l'État
doit faire parvenir l'homme à son but le plus élevé, le
salut éternel. Machiavel estime-t-il qu'il y a une loi de
justice? que cette loi commande l'homme d'État? Il
ne tranche pas la question théorique. Pratiquement,
l'homme politique lui paraît inférieur à son rôle quand
il poursuit un autre but que son intérêt : la raison
d'État est la règle suprême. De là, un renversement
des valeurs. La qualité idéale du politique est la
virtù, la force. Le prince ne doit reculer pour assurer
son succès devant aucune considération : la terreur, le
crime, les massacres, la trahison, le parjure sont jus-
tifiés par le fait qu'ils sont utiles. De là encore un ren-
versement des buts : l'État est à lui-même sa propre
fin. Il n'a pas à se préoccuper de l'au-delà. Un renver-
sement aussi dans la valeur des religions. Le chris-
tianisme, tel du moins que l'interprète la lâcheté hu-
maine, a émasculé les âmes en exaltant l'humilité,
l'abnégation, la souffrance, en plaçant dans l'au-delà
le but de la vie. Supérieures à lui étaient les religions
antiques qui exaltaient la force des corps, l'énergie des
âmes, toutes les qualités qui rendent l'homme redou-
table, glorifiaient les héros et par leurs sacrifices san-
glants apprenaient à ne pas craindre de verser le sang.
Le prince comptera toutefois avec la religion. Non que
la Providence préside au destin des peuples, puisque
ce destin dépend de la fortune et du hasard, des volon-
tés de qui l'astrologue nous avertit parfois; mais
l'homme peut aider ces puissances ou ruser avec elles,
lutter contre elles; et un excellent moyen d'action, c'est
la religion, le christianisme, à la condition de le retrem-
per à ses sources, l'Église l'ayant amené à la décadence.
Machiavel a donc séparé la politique de la religion et
même de la morale, proclamé le droit absolu de la rai-
son d'État à l'heure où se constituaient les États mo-
dernes qui allaient user largement de la doctrine. Sur
Machiavel, les ouvrages les plus importants sont ceux
de Pasquale Villari, Kicolo Macchiavelli e i suoi lempi,
Florence, 3e édit., Milan, 1914, 1877-1878, 3 vol.;
Ch. Benoist, Le machiavélisme, Paris, 1934, t. ii, Ma-
chiavel; sur le Prince, Federico Chabod, Del Principe
di Macchiavelli, Milan, 1926; Charbonnel, loc. cit.,
p. 389-438.
Le contemporain de Machiavel, l'historien florentin,
François Guichardin (1482-1540) partage les mêmes
conceptions morales et religieuses. Ses Opère inédite...
illusirate da Giuseppe Canestrini e publicatc per cura dei
conti Pielro e Luigi Guicciardini, Florence, 1857-1807,
10 vol., surtout au t. i, les Ricordi politici c civili, le
montrent ébloui non par la victoire morale, mais par
le seul attrait du succès pratique, ne connaissant que
la doctrine de l'intérêt et conseillant la dissimulation,
le mensonge, la perfidie, les moyens les plus atroces
quand ils paraissent nécessaires et, d'autre part, niant
le surnaturel sous toutes ses formes, blâmant l'Église,
tout en gardant comme beaucoup les habitudes reli-
gieuses de son siècle. Cf. E. Benoist, Guichardin histo-
rien et homme d'État italien, Paris, 1802; A. Getïroy.
Revue des lieux-Mondes, du 15 août 1801, Un politique
italien de la Renaissance, et du 1er février 1874, Une
autobiographie de Guichardin d'après ses œuvres iné-
dites; sur Machiavel et Guichardin, V Poirel, Essai
sur les discutas de Machiavel avec les considérations de
Guicciardini. Paris, 1809; P. Mesnard, L'essor de la
philosophie politique au a i/f siècle, Paris, 1930.
2° La pénétration en France. — D'Italie, les idées
padouanes pénètrent en France par l'intermédiaire des
étudiants et des maîtres qui vont d'un pays à l'autre;
les œuvres d'Aristote commentées par les Padouans
sont imprimées à Lyon ou à Paris: mais c'est surtout
après 1542 que leur philosophie s'enseigne et se répand.
Cette année-là, l'un d'entre eux, Vicomercato (1500-
1570) annoncera au Collège de France Aristote selon
Pomponazzi, tandis qu'à la Sorbonne s'enseigne la sco-
lastique. Vicomercato expose avec quelque ménage-
ment, mais aussi une malice agressive, les points où
l'aristotélisme s'oppose au dogme : Dieu, la création,
la providence, l'âme. Sur la question de l'intellect
agent, il se sépare de Pomponazzi; la vérité — encore
qu'il cite quelques textes d'Aristote d'où l'on peut
conclure à l'immortalité personnelle — lui semble être
avec Averrocs plutôt qu'avec Alexandre d'Aphrodi-
sias. Son enseignement sera altaqué dès 1543 par Ra-
mus (1515-1572), qui n'est pas encore son collègue au
Collège de France, et en 1552 par Postel (1510-1581).
Voir Vicomercato : In terlium librum Aristotelis de
anima, Paris, 1543, in-8°; In octo Aristotelis de naturali
auscultalione commentarii..., Paris, 1550, in-fol.; In
eam partem duodecimi libri metuphysiav Aristotelis in
qua de Deo et cœteris mentibus disserilur, Paris, 1551,
in-4° ; In quatuor libros Aristotelis meteorologicorum com-
mentarii, Paris, 1556, in-fol. ; De principiis rcrum natu-
ralium libri 1res, Padoue, 1590, in-4°. Et sur Vicomer-
cato, Busson, loc. cit., p. 203-207, 208-231.
Plus personnel est Jérôme Cardan (1501-1576). Il
n'enseigna pas en France mais il y séjourna, aussi bien
qu'en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas et en Allemagne.
Cf. Cardan, De propria vita, Paris, 1543, in-8°. Mathé-
maticien, cf. Libri, Histoire des sciences mathématiques
en Italie, Paris, 1838-1841, t. m, p. 167, médecin, natu-
raliste, philosophe, il a beaucoup écrit, entre autres :
De sapientia libri V, Genève, 1544, in-4°; De immorta-
litate animarum, Lyon, 1545, in-8°; De subtilitate,
Nuremberg, 1550, in-fol.; De rerum varietate, Bâle,'
1557. Voir les écrits philosophiques, t. i, n, m, x, des
Œuvres complètes, Lyon, 1663, 10 in-4°. Pour Cardan,
1703
RATIONALISME. LA PÉNÉTRATION EN FRANCE
1704
qui subit avec l'influence de Padoue celle de Nicolas de
Gusa, ce qui existe forme un tout, oiï le principe d'unité
est l'Ame universelle. L'univers s'explique en efïet par
ces trois principes, l'espace, la matière, principe passif,
l'Ame universelle, principe actif on céleste, dont les
âmes ou formes immatérielles des êtres sont des fonc-
tions. Cette Ame universelle s'assimile-t-elle avec
Dieu? Cardan ne le dit pas; mais il a rendu Dieu inu-
tile. Sur l'âme humaine, il varie : il accepte d'abord la
doctrine d'Averroés, puis, dans le De consolalione, 1. V,
l'immortalité personnelle; enfin dans le Theonoston,
une solution conciliatrice : l'âme universelle s'indivi-
dualise en chacun. Au reste la croyance à l'immortalité
personnelle n'est nullement nécessaire, l'homme peut
arriver sans elle à la valeur morale. Cardan croit à
l'astrologie et à la magie, au profit de laquelle Agrippa
de Nettesheim (1487-1535), dans son De incertitudine
et uanitate scientiarum, Cologne, 1527, avait tenté de
montrer le néant du savoir humain. L'influence des
astres explique même les religions; elle justifie les
sciences occultes et les arts magiques et donne au
miracle des explications naturelles. Il faut se garder
toutefois d'ébranler la religion du peuple : si l'homme
cultivé a droit à la pleine indépendance de sa pensée, la
foule doit être maintenue dans l'obéissance, par consé-
quent dans la religion.
3° La réaction plus particulière de la France. — En
France cependant la poussée rationaliste n'aura pas
pour point de départ unique Arislote et ses commen-
tateurs padouans; née du mouvement général des
esprits et de la Renaissance, elle y devancera même
leur influence : le De incanlalionibus de Pomponazzi
n'est publié qu'en 1556 et Dolet.bien avant cette date,
attaque le miracle. Les Padouans donneront au ratio-
nalisme français plus de consistance, préciseront les
points à discuter et la façon de poser la discussion.
Cf. Imbart de La Tour, lac. cit., c. v, et vi. Paris, Lyon,
Toulouse, Bordeaux seront les principaux centres de ce
mouvement. Briand Vallée, Antoine Govéan, Jules-
César Scaliger seront de purs déistes. Mais trois noms
dominent ici : Rabelais, Bonaventure des Périers,
Dolet.
1. Rabelais. — Le plus populaire est François Rabe-
lais (14947-1554) passé de l'ordre de Saint-François,
cf. Gilson, Rabelais franciscain, dans Revue d'histoire
franciscaine, 1924, n° 3, à l'ordre de Saint-Benoît, puis
moine en rupture de vœux, étudiant la médecine à
Montpellier, 1530, l'exerçant à Lyon, 1532-1533,
accompagnant à Rome le cardinal Jean du Bellay,
évêque de Paris, en 1531, puis en 1535-1530, où il se
fait relever des censures encourues et même de ses
vœux religieux, reprenant l'étude et l'exercice de la
médecine, séjournant à Rome une troisième fois de
1548 à 1550, nommé en 1551 par du Bellay aux cures
de Saint-Martin de Meudon et de Saint-Christophe-de-
Jambet clans la Sarthe, qu'il n'administra jamais et
dont il démissionna en 1553, mort en 1554, cf. F. Plat-
tard, François Rabelais, Paris, s. d. (1932). Il a laissé
d'inoubliables écrits : dans l'ordre chronologique :
1. Les horribles et espoventables jaicts et prouesses du
très-renommé Pantagruel, roi des Dipsodes, fils du grand
géant Gargantua, composez nouvellement par maître
Alcofrtjbas Masicr (anagramme de François Rabelais),
Lyon, 1532?; 2° La vie Irès-horri/icque du grand Gar-
gantua, père de Pantagruel, sous le même pseudonyme,
Lyon, 1534? En 1542, parut une édition subreptice des
deux ouvrages, œuvre de Dolet, elle était intitulée :
1° La plaisante et joyeuse histogre du géant Gargantua,
prochainement reveue cl de beaucoup augmentée par
l'autheur mesme. 2° Pantagruel, roi des Dipsodes, res-
titué à son naturel. l'eu après était donnée à Lyon par
Rabelais lui-même, une édition des deux mêmes ou-
vrages mais amendés. 3° Le tiers livre des faicts eldicls
héroïques du noble Pantagruel; composez par M. Franc.
Rabelais, docteur en médecine, Paris, 1546; 4° Le quart
livre des jaicls et dicls héroïques du bon Pantagruel,
Paris, 1518. édit. incomplète; 1552, édit. complète;
5° Le cinquième livre ou l'Isle sonnante par M. François
Rabelais, qui n'a point encore esté imprimé, 1562.
Cf. P. P. Plan, Les éditions de Rabelais de 1532 à 1571,
Paris, 1906. Les principales éditions récentes des
Œuvres de Rabelais sont : l'édition Marty Laveaux,
Paris, 1869-1903, 6 vol. in-8°; J. Plattard, Paris, 1929,
5 vol. in-8° et surtout l'édition critique qui sera citée
ici, de A. Lefranc, Oiuvres de François Rabelais, 7 vol.
in-4°, dont 5 ont paru : t. i et n, Gargantua, avec une
Introduction, t. i, p. i-lxxxvii, 1912; t. ni et iv, Panta-
gruel, avec une Introduction, t. ni, p. i-cxxxvn, 1922]
t. v, Le tiers-livre, 1931.
Quelle est la pensée religieuse de ces ouvrages? Assu-
rément, écrits pour amuser, ils n'exposent pas un sys-
tème philosophico-rcligieux à la manière padouane;
mais Rabelais y faisant naître, grandir, agir, voyager et
mourir ses personnages, rencontre les croyances et les
habitudes, les hommes et les choses de la religion.
Humaniste passionné, homme de la Renaissance, avec
sa mentalité de moine récalcitrant et son fonds gau-
lois, il ne pouvait toucher à ces questions dans le sens
traditionnel. Dès 1533 et en 1543, la Sorbonne censu-
rera son œuvre. Jusqu'où Rabelais est-il donc allé? Il
condamne le Moyen Age, ses idées, ses principes, ses
institutions et en particulier la scolastique et les théo-
logiens de Sorbonne; cf. t. i, c. xiv et xv, l'aspect
grotesque qu'il donne à la culture selon la tradition,
et ibid., c. xvi-xx, la mission de maître Janotus de
Bragmardo auprès de Gargantua; il s'élève contre
le monachisme, institution inutile, ibid., c. xl, et
dont frère Jean des Entommeures « vray moine si
onques en feut » , ignorant, malpropre, grossier,
glouton, est encore le meilleur produit, ibid.,
c. xxxix; il rend ridicules les gens d'Église : le moine
qui dit la messe, t. iv, c. xvi; les papes, ibid., c. xxx;
aux enfers renversement des situations; il tourne en
dérision les pratiques religieuses populaires : les pro-
cessions, t. m, c. ii, pour conjurer la sécheresse; ibid.,
c. xxn, du Saint-Sacrement; les visites jubilaires, ibid.,
c. xvn ; voire le culte des saints, non seulement de
ceux à qui la superstition de la foule attribuait cer-
tains fléaux, comme à saint Sébastien, la peste, t. n,
C. xi,v, mais de tous en général, ibid. et t. i, c. vi;
il bafoue le dogme, ainsi le dogme de l'enfer, dont il
parle à la manière de Lucien, t. iv, c. xxx; etl'Écriture
sainte elle-même. Il n'y a guère de chapitres où il ne
l'emploie d'une façon irrévérencieuse : la généalogie
de Pantagruel, t. m, c. i, est une parodie de celle du
Christ ; la résurrection miraculeuse d'Épistémon, t. iv,
c. x\x. reproduit les résurrections de la fille de Jaïre
et de Lazare; le miracle du salut de Panurgc condamné
par les Turcs au supplice de saint Laurent et leur
échappant, ibid., c. xiv, rappelle la délivrance de saint
Pierre-ès-liens. N'a-t-il pas tenté même de ruinerl'idée
de miracle, ce qui était dans l'air depuis Pomponazzi,
en rapprochant les miracles de l'Évangile de ces fables
évidentes? Cf. II. Busson, Les sources... du rationa-
lisme, p. 179-189. et Rabelais et le miracle, loc. cit. Par-
tant de ces faits, de la condamnation de Pantagruel par
la Sorbonne dès 1533, des jugements sévères de Calvin,
de Robert Estienne et de certains catholiques sur Ra-
belais, A. Lefranc, Pantagruel, Introduction, c. m,
La pensée secrète de Rabelais, fait de lui un «lucianiste »
mil i tan t. un rationaliste matérialiste qui cache derrière
son rire une arrière-pensée de propagande. Faut-il,
d'autre pari, rattacher à la Réforme l'auteur du Gar-
gantua et du Pantagruel? 11 a « goûté à la Réforme »,
dira de lui Calvin dans le Traité des scandales. Cf.
Thuasne, Études sur Rabelais, Paris, 1904, p. 400-447.
1705
RATIONALISME. LA PENETRATION EN FRANCE
1706
En réalité, quand il écrit ses deux premiers livres, où il
ne faut pas prendre au tragique ses facéties scriptu-
raires, Rabelais est simplement, mais avec son tempé-
rament propre, un humaniste hostile à tout ce qui
vient du Moyen Age et qu'enthousiasment la culture
antique et les mœurs nouvelles. Il n'en faut d'autres
preuves que l'opposition entre Gargantua élevé selon
l'ancienne mode et Épistémon élevé selon la nouvelle,
t. i, c. xiv et xv, la lettre où Gargantua fixe à Panta-
gruel le programme de son éducation, t. ni, c. vin, la
vie à l'abbaye de Thélème, t. 11, c. lii-lvii. S'il est
exagéré de voir sous cette description une philosophie
optimiste de l'homme opposée au pessimisme ascé-
tique du Moyen Age, on peut à tout le moins y voir
un idéal moral qui n'a rien de chrétien : l'honneur suf-
fisant pour rendre la vie belle et digne. Et, parce
que c'était l'illusion des humanistes que les « évangé-
liques » poursuivaient comme eux une réforme reli-
gieuse, inspirée par l'étude directe de l'Évangile inté-
gral, interprété par des esprits cultivés, libres, hostiles
aux pratiques extérieures, il n'y a, malgré tout, rien
d'étonnant à ce que Rabelais ait manifesté de la sym-
pathie pour la Réforme naissante. Voir le vœu de Pan-
tagruel, t. iv, c. xxix. Sur toute cette question, cf. Gil-
son, loc. cit.; P. Villey, Œuvres de François Rabelais,
compte-rendu, dans Revue d'histoire littéraire, 1924,
p. 528-536; J. Plattard, François Rabelais, 1932, p. 160-
162 et 188-192. Mais «l'évangélisme de l'auteur de Gar-
gantua n'était que superficiel. Il était la forme qu'avait
prise son christianisme sous la poussée de sa raison qui
tendait au déisme ». J. Plattard, loc. cit., p. 193. Après
que « l'affaire des placards », octobre 1534, eut affirmé
l'intransigeance de la Réforme et sa rupture avec la
royauté, Rabelais, comme d'autres humanistes, n'eut
donc aucune peine à se détacher de l'évangélisme
comme il était déjà détaché du catholicisme. Cf. P. Vil-
ley, loc. cit., p. 535. Douze ans plus tard, dans son
Tiers Livre, condamné dès son apparition, en dehors
de quelques passages où la Sorbonne vit sans doute des
attaques contre l'immortalité de l'âme, cf. Busson,
Les sources... du rationalisme, p. 266-268, de quelques
charges contre les moines, t. v, c. xv, il ne touche pas à
la question religieuse. Dans le Quart livre de 1552, en
revanche, excité peut-être parles attaques d'un béné-
dictin de Fontevrault, Puits-Herbault, Pulherbeus, qui,
dans un livre intitulé Theotimus, Paris, 1549,1e dénonce
comme un écrivain immoral et un homme plus immoral
encore, et de Calvin qui dans son De scandalis le qua-
lifie de « lucianiste », il ne ménage plus ni Papefigues
ni Papimanes. Contre ceux-ci, profitant des conflits
survenus entre Rome et le roi, il ridiculisait le respect
des catholiques pour le pape, les exigences financières
de la cour romaine et aussi l'autorité de cette cour sur
l'Église, établie par les Décrétâtes. Cf. c. xlviii-liii.
Contre les uns et les autres il affirme son culte pour
Physis ou la Nature, source inépuisable de beauté,
d'harmonie, de bonté, de santé physique et morale, sa
haine, pour Antiphysis qui prétend discipliner, redres-
ser la Nature et qui aboutit seulement à ces monstres
«les démoniacles Calvinotes, imposteurs de Genève, les
enragés Putherbes... », c. xxxn. Quant au Cinquième
livre, est-il de Rabelais? On en peut douter. Il offre en
tous cas, avec une violente satire du seul catholicisme,
représenté par l'Isle sonnante, c. i-ix, une théorie où la
reine Quinte-Essence attribue à tous les miracles une
cause naturelle. Si donc il est difficile de saisir en sa pro-
fondeur et en toutes ses nuances la pensée religieuse
de Rabelais, ceci du moins demeure incontestable qu'il
fut un penseur libre qui en prit à son aise avec les
religions d'autorité, y compris le calvinisme. Il n'a rien
attaqué d'ailleurs que n'ait attaqué son temps, dont
il connaissait les théories philosophiques sur l'immor-
talité de l'âme, la providence et le miracle et dont il
partagea les engouements et les haines : de là, le carac-
tère militant et agressif de ses livres. Il y a en lui des
survivances chrétiennes — Pantagruel s'émeut de la
mort du grand Pan, notre unique Servateur..., sous le
règne de Tibère César — néanmoins à ses yeux la vraie
sagesse est le pantagruélisme, le bon sens éclairé par
le savoir humain, libéré de la scolastique; la vraie règle
de la vie c'est la nature, libérée des contraintes chré-
tiennes, guidée par cette sagesse humaine. C'est là ce
qu'on a appelé le naturalisme de Rabelais. Cf. Brune-
tière, Sur un buste de Rabelais, dans Revue des Deux-
Mondes, 1887, t. m, p. 204-214.
2. Ronaventure des Périers (15107-1544). — Bourgui-
gnon, valet de chambre de Marguerite de Navarre; il
a écrit à côté de Joyeux devis et récréations, un petit
livre intitulé Cymbalum mundi, qui, imprimé en mars
1537, fut saisi et anéanti par arrêt du Parlement du
19 mai 1538, puis déféré par le Parlement à la Sor-
bonne qui en prononça la suppression. Cf. Cymbalum
mundi, édition du bibliophile Jacob, in-16, Paris, 1858;
et dans Œuvres françaises de Ronaventure des Périers,
revues sur les éditions originales et annotées par M. Louis
Lacour, Paris, 1856. 2 in-16, t. i, p. 301-377. Cymbalum
mundi en français contenant quatre dialogues poétiques
fort antiques, joyeux et facétieux. Dès 1543, Postel, dans
son Alcurani se. Muhometi legis et Cenevangelistarum
(luthériens) concordise liber, en 1550, Calvin dans son
De scandalis, en 1566, Henry Estienne, dans son Apo-
logie pour Hérodote comptent le Cymbalum parmi les
œuvres impies. Toutefois, jusqu'en 1823, ce petit livre
parut une énigme. Cette année-là un amateur, Éloi
Johanneau, Lettre à M. de Schonen, émit l'idée qu'il
était une attaque contre le christianisme et Jésus-
Christ, dépassant en violence les attaques du temps.
L'idée a été acceptée. F. Franck, un éditeur du Cym-
balum, l'appelle « un Contre-Évangile ». Cité par
A. Chenevière, Ronaventure des Périers. Sa vie, ses
poésies, Paris, 1886, p. 61-62. « Il est hors de doute, a
écrit A. Lefranc, Œuvres de François Rabelais, t. III,
Pantagruel, Prologue, p. LXI, qu'il doit être considéré,
d'un bout à l'autre, comme l'attaque la moins déguisée
et la plus violente qui ait été dirigée, au cours du
xvie siècle, contre l'essence même du christianisme. Le
Cymbalum comprend en effet, à la manière de Lucien,
quatre dialogues — comme il y a quatre Évangiles —
Les trois premiers dialogues se tiennent, ayant pour
personnage central Mercure qui est Jésus-Christ. On y
trouve les attaques habituelles confie la scolastique,
les moines, les pratiques religieuses. Mais il y a plus.
Dans le premier, à propos « du livre d'immortalité » que
ses compagnons vont dérober à Mercure, et qui a pour
titre : Qun- in hoc libro continentur : Chronica rerum
memorabiliumquas Jupiter gessitantequam esset ipse. —
Fatorum prescriptum, sive eorum quee futura sunt certœ
dispositiones. — Catalogus heroum immortalium qui
cum Jove vilam victuri sunt sempiternam, des Périers
attaque les dogmes de la création, de la providence, et
soutient l'évhémérisme. Dans le second, le plus impor-
tant des trois, il s'en prend directement à Jésus-Christ
et à l'Évangile. Mercure — Jésus-Christ ■ — a montré
aux hommes la pierre philosophale — l'Évangile. Mais
cette pierre philosophale il l'a réduite en poudre et ren-
due inutilisable. Il a promis aux philosophes toutes
sortes d'avantages merveilleux s'ils la retrouvaient.
Naïfs, ils se sont mis à la chercher. Rhetulus (Luther),
Cubercus (Bucer), Drarig (Gérard Roussel?), les trois
interlocuteurs de Mercure en ce dialogue, s'y sont vai-
nement essayés. Mercure s'est moqué d'eux, parce que,
leur a-t-il dit, ils cherchent l'impossible. Le troisième
dialogue n'apprend rien. Dans le quatrième, deux
chiens, Hylador et Pamphagus (Rabelais, dit A. Le-
franc, loc. cit., p. lxi-lxii) qui ont tous deux la
parole se rencontrent et Hylador presse Pamphagus de
1707
RATIONALISME. L'ITALIE DU XVI* SIÈCLE
1708
dire tout ce qu'il pense, c'est-à-dire, presse Rabelais
d'exprimer sans réserve l'idée qu'il a du christianisme.
Mais J. Delaruelle, dans un article de la Revue d'his-
toire littéraire, janvier-mars 1925, p. 1-23, intitulé :
Étude sur le problème du Cymbalum mundi, n'admet
pas cette interprétation. Pour lui, le Cymbalum est
« l'œuvre d'un aimable esprit qui n'a eu en l'écrivant
aucun dessein pernicieux ». Sans doute, des Périers
s'est moqué des moines, de certaines pratiques reli-
gieuses, mais quel est l 'humaniste qui n'a pas fait cela?
Il n'y a qu'un endroit « où la satire indique un dessein
suivi »; c'est dans le dialogue second, les passages où
Mercure démontre à Rhetulus (Luther) la vanité de ses
prétentions réformatrices. « Le Cymbalum n'est donc
pas un « monstre » qui ait, du premier coup, révolté à la
fois catholiques et protestants. Il a dû trouver de l'écho
chez tous ces laïques éclairés qui ne voulaient pas
quitter les pratiques de leurs frères et qui voyaient
dans les chefs luthériens des novateurs dangereux. »
La Sorbonne lui paraît avoir jugé comme lui, à
l'apparition du livre, puisqu'en le condamnant, elle
déclara qu'il ne contenait pas « d'erreurs expresses ».
En tous cas, un écrivain autrichien, Ph. A. Becker,
dans son Bonaventure des Périers als Dichler und Erzâh-
ler (publié en 1924 dans les Silzungsbericlite de l'Aca-
démie de Vienne, t. ce, arrive aux mêmes conclu-
sions que lui. Cf. Busson, loc. cit., p. 193-201, 374-375.
Sur la vie de des Périers, voir A. Chcnevière, op. cit.,
3. Etienne Dolet (1509-1546), élève des Padouans
mais aussi des Anciens — -«il est le chef du cicéronia-
nisme français », Busson, loc. cit., p. 121 — et qui
appartint successivement aux groupes humanistes de
Toulouse et de Bordeaux, se posa, dès 1533, à Tou-
louse, en défenseur des droits de l'intelligence et du
savoir en face de ce qu'il jugeait l'intolérance et la
crédulité. Cf. St. Doleti oraliones in Tholosam, ejusdem
epistolarum libri duo, s. 1. (Lyon, 1531). De bonne
heure, donc, il eut une réputation d'impiété et Calvin
dans le passage déjà cité dira : Dolelum et similes
vulgo nolum... Evangelium semper fastuose sprevisse.
Dans son De imilatione ciccroniana, Lyon, 1535, il
affirme qu'aux yeux de beaucoup, à la suite des dis-
cussions religieuses, les dogmes, tels ceux de la provi-
dence et de l'immortalité, ont perdu toute valeur. Si
maintenant l'on ouvre ses deux livres Commenlario-
rum linguœlalinœ, Lyon, 1535 et 1536, 2 vol. in-f°, où il
fait un commentaire de chaque mot, l'on voit au mot
Fatum, par exemple, qu'il est bien de ceux qui ne
croient plus à la providence. Le monde est un enchaî-
nement nécessaire de causes et d'effets et il n'y a pas
de place ici pour le miracle. La vraie paix de l'âme est
de voir les choses sous cet aspect. Il n'est pas athée
cependant; il croit en un Dieu indifférent. Croit-il à
l'immortalité de l'âme? Il ne semble pas. C'est d'ail-
leurs à propos de cette question qu'en raison de sa
traduction du dialogue Axioclius, faussement attribué
à Platon, Lyon, 15 44, on l'accusa de nier l'immortalité.
Comme il avait imprimé et vendu à Lyon des livres
proscrits et comme, l'année précédente, il avait déjà été
condamné pour crime de droit commun, mais gracié
par François Ior, tout permit cette fois d'en finir avec
lui. Il fut en somme un libre-penseur à la pensée par-
fois flottante. Cf. J. Boulmier, Esiienne Dolet. Sa vie,
ses œuvres, son martyre, Paris, 1857 ; B. Coplet Christ ie,
Etienne Dolet, martyr de la Renaissance (traduction
Stryenski), Paris, 1886; Galtier, Etienne Dolet, sa vie,
son œuvre, son caractère, ses croyances, in-12. Paris,
1907.
4. Quelques noms moins importants sont à citer :
Antoine Govéan qui enseigna la philosophie à Paris
en 1541 et 1542 et qui fut choisi avec Vicomcrcato pour
défendre Aristotc contre Bamus. Calvin le cite avec
Babelais et des Périers comme étant passé au ratio-
nalisme après avoir goûté à l'Évangile; cf. Mugnier,
Antoine Govéan, professeur de droit, Paris, 1901, et
I tusson, loc. cit., p. 114-116. — Briand Vallée, président
au tribunal de Saintes, puis conseiller à Bordeaux,
ami de Govéan, que celui-ci accusera d'athéisme. Id.,
ibid. — Sadolet,né à Modène, que Léon X nommera en
1517 évêque de Carpentras, qui sera cardinal en 1536
et qui publiera un traité De liberis recle instituendis,
Lyon, 1532, et Plucdrus, sive de laudibus philosophiœ
libri duo, Lyon, 1538. Il écrira dans ce dernier livre :
« La raison est notre maîtresse et notre reine; tout ce
que nous sommes, nous le devons à la raison, en sorte
que la raison est tout l'homme. Comme le propre
objet est de rechercher la vérité et que la vérité est
surtout dans les choses religieuses, la recherche des
vérités religieuses appartient à la philosophie. »
P. 640 et 652. Id., ibid., p. 105-109.
5. Les adversaires. — Cette philosophie qui oppose
les solutions de la raison aux solutions de la foi et
même la raison à la foi, a tellement pénétré les esprits
que les croyants eux-mêmes s'en inquiétaient. Ou bien
comme Postel (1510-1581), dans son De ralionibus Spi-
rilus sancli libri duo, Paris. 1542, in-8° et surtout dans
son De orbis terrœ concordia liber primus, 1542? et De
orbis terrœ concordia libri quatuor, in-8°, Bàle, 1544, ils
soutiennent que, la raison étant la voix de Dieu en
nous, les vérités de la religion loin de lui être opposées
sont au contraire démontrées par elle. Sur Postel, voir
ici, t. xii, col. 2658-2662, et Busson, loc. cit., p. 288-
296. Ou bien, considérant que l'incrédulité s'autorise
du nom d'Aristote, qu'en s'appuyant sur ce philosophe,
saint Thomas en conséquence s'est trompé et qu'Aris-
tote conduit tout droit à nier les dogmes, ils s'atta-
quent au Stagirite. Ainsi Bamus (1515-1572), qui, dans
sis Animadversiones in Dialecticam Arislotelis et ses
Dialecticœ insliluliones, 1543, inaugure contre Aristote
et son influence philosophique une lutte fameuse au
profit du platonisme. Voir son Pro philosophica Pari-
siensis Academiœ disciplina, Paris, 1551, in-8°; sa
Prœfalio physica 7a, en tête des Scolarum physicarum
libri oclo, 1565, sa Prœfalio physica II*, en tête des
Scolarum metaphysicarum libri qualuordecim, 1566,
après son Somnium Scip'ionis... explicatum, Lyon,
1556, et où il aura en face de lui P. Gallain, professeur
au collège de France, voir son Pro scola parisiensi
conlra novam academiam P. Rami oralio, Paris, 1551,
in-8°. Ainsi encore Vicomercato. Sur Bamus, cf. Wad-
dington.De Pclri Kami vila,scriptis,philosophia, Paris,
1848; Lefranc, Le Collège de France, 1893; A. Darmes-
teter et A. Hatzfeld, Le XVIe siècle en France, Paris,
1887, p. 14 sq.,et Gassendi, Exercitaliones peripatetiese
adversus Aristotelem, Paris, 1624, Préface. — Enfin
certains abandonnaient la raison, passaient aupyrrho-
nisme et se réfugiaient dans le fidéisme. Bunel, Regi-
nald Pôle commenceront; les controverses entre philo-
sophes, l'exaltation de la foi par le calvinisme, achè-
veront de pousser les esprits dans cette voie. Cf. Bus-
son, op. cil.
4° La seconde partie du siècle. — 1. En Italie. —
a) André Césalpin (1519-1603), discute les mêmes ques-
tions que les Padouans et dans le même esprit. Dans
ses Quœsliones peripaleticœ et Dœmonum invesligalio,
Florence, 1569 et 1580, en effet, à l'abri derrière cette
idée qu'il développe la pensée même d'Aristote — et
non, comme les scolastiques, cette pensée ordonnée à
la théologie — ■ il expose ainsi la question des rapports
de Dieu et du monde : le monde est éternel et tout y
est régi par la nécessité. Dieu, intelligence première,
est le premier moteur. Par son seul attrait, il imprime
aux sphères célestes, par l'intermédiaire des intelli-
gences qui en sont L'âme, un mouvement nécessaire
qui passe des cicux aux éléments (Bayle rapprochera
pour ces vues Césalpin de Spinoza). Ces intelligences,
1709
RATIONALISME. L'ITALIE DU XVie SIÈCLE
1710
comme d'ailleurs l'âme humaine et l'âme de tous les
êtres, sont des individuations de l'âme universelle
grâce à la matière qui est « étendue ». Mais, tandis que,
dans les âmes célestes, « la participation au divin est
éternelle au même titre que la chose qui y participe »,
dans le monde sublunaire, les genres et les espèces
jouissent seuls de la pérennité. L'âme humaine toute-
fois est proprement immortelle, grâce à sa puissance de
concevoir l'universel puisque l'intellect agent s'assi-
mile à Dieu. Césalpin admet aussi l'existence de dé-
mons, esprits privés d'un corps mais agissant néan-
moins sur la nature par des moyens pris dans cette
nature elle-même. La magie serait l'art de leur fournir
ces moyens ou de les leur ravir. Cf. Charbonnel, op.
cit., p. 100-101, 299-302; M. Derolle, Questions péripa-
téticiennes par A. Césalpin, traduction et introduction,
Paris, 1929.
b) Vanini. — Pompeio Ucilio Jules-César Vanini
(1586-1619) est le dernier disciple de l'école de Padoue.
Ce Napolitain d'esprit souple, carme, théosophe et
astrologue, péripatéticien selon Pomponazzi qu'il pro-
clame son maître, familier du Louvre, dont on connaît
les pérégrinations, l'apostasie en Angleterre, le retour
en France comme catholique martyr de sa foi et la fin
tragique, et qui aurait beaucoup écrit, si on l'en croit,
a laissé deux livres : d'abord V Amphitheatrum leiermv
providenlise, divino-magicum, cliristianophysicum , astro-
logico-calholicum adversus veteres philosophos, alheos,
epicureos, peripaleticos, stoicos, etc., Lyon, 1615, in-12,
qu'il écrivit pour se concilier les jésuites et par eux
obtenir le droit de vivre en France, après son apos-
tasie en Angleterre. Non sans de multiples attaques
contre les idées et les méthodes scolastiques, « chi-
mères nées de l'ignorance et nourries d'obstination »,
saint Thomas compris, il affirme : Dieu, non pour « la
nécessité d'un premier moteur » — il n'accepte pas
cette preuve aristotélicienne — mais parce que des
êtres finis et contingents supposent un être infini et
éternel; la création : le monde, fini, n'est pas éternel,
quoi qu'en disent Démocrite et certains commenta-
teurs d'Aristote; la providence : incorporel, donc
intelligent, Dieu créateur a, de toute éternité, réglé
toutes choses. Pour finir, Vanini proteste de sa sou-
mission au jugement de l'Église. La censure ne trouva
rien à blâmer dans ce livre, où, cependant, tout en
réfutant, et parfois vigoureusement, les objections de
Diagoras, de Protagoras, de Cicéron, contre la provi-
dence, il semble se complaire à les mettre en pleine
lumière.
L'autre livre est intitulé : Julii Cœsaris, (heologi,
philosophi et juris utriusque doctoris, de admirandis
naturœ, reginas deseque morlalium, arcanis, libri qua-
tuor, ou simplement Dialogues, Paris, 1616, in-12. Ce
livre et le précédent, sous le titre A'Œuvres philoso-
phiques de Vanini ont été traduits pour la première
fois en français par X. Rousselot, Paris, 1842, in-12.
Les Dialogues livrent la vraie pensée de Vanini, qui y
affirme (trad. Rousselot, p. 426), « avoir écrit beau-
coup de choses dans l'Amphithéâtre auxquelles il
n'ajoutait pas la moindre foi ». Aucun doute n'est per-
mis sur cette pensée : « Nous avons lu ce livre d'un
bouta l'autre avec attention, écrit Cousin, et, dans
l'ensemble comme dans le détail, dans le ton général
comme dans les principes, nous le trouvons... coupable,
envers le christianisme, envers Dieu, envers la mo-
rale. » Vanini. Ses écrits, sa vie et sa mort, dans Revue
des Deux-Mondes, 1843, t. iv, p. 699 sq. Dans ces Dia-
logues, où, comme déjà le remarque Descartes, cité
par Cousin, ibid., l'objection de l'athée annule la ré-
ponse, le monde est donné comme éternel, nécessaire,
vivant de sa propre vie, Dieu, en quelque sorte; il est
gouverné par ses propres lois, les lois de la nature,
« reine et déesse ». Qu'est-ce que l'âme? Si Vanini
n'ose soutenir ouvertement « qu'esprit vient de respirer
et que respirer est un phénomène qui tient fort à la
matière », car il a fait vœu, dit-il « de ne pas traiter
cette question, avant d'être vieux, riche et Allemand»,
Dialogues, p. 492, du moins sa pensée est claire. D'ail-
leurs, la vertu et le vice sont non les fruits de notre
liberté mais les fruits nécessaires de la nourriture, « les
esprits animaux dépendant d'elle, les esprits animaux
étant les instruments de l'âme, et tout agent opérant
conformément à son instrument », ibid., p. 147; du
climat, du tempérament hérité, et surtout des astres.
11 n'y a d'autre loi morale que celle de la nature; les
autres sont les inventions intéressées des princes et
des prêtres. Jésus-Christ n'est qu'un habile : on le voit
à ses réponses à propos de la femme adultère, du tribut
à César... Que l'on n'invoque point ses miracles: des
miracles, les religions païennes en invoquent tout au-
tant et il n'y en a pas, au sens strict du mot : tous sont
ou des impostures ou les effets de puissances occultes
mais naturelles. Ibid., p. 227. Au reste, le christia-
nisme n'a rien de divin : il est né à l'heure marquée par
la conjonction de Jupiter avec le soleil. Ibid., p. 218.
Cf. Charbonnel, loc. cit., p. 302-383.
c) Le courant issu de la Réforme. — Mais déjà deux
courants se mêlaient au padouan et emportaient les
esprits vers la religion naturelle, telle que vont la
comprendre les modernes : le protestantisme et le
progrès scientifique.
Après une alliance de courte durée, les humanistes et
les réformateurs s'étaient opposés, ceux-ci reprochant
à ceux-là de s'en remettre à la nature humaine et de
faire mésestimer la révélation et la rédemption. Mais,
sous l'influence du principe qu'a posé la Réforme de la
libre interprétation de l'Écriture — dont Luther et
Calvin se sont efforcés de limiter les effets, en procla-
mant « orthodoxes », c'est-à-dire, exigées par la pensée
même du Christ, d'essentielles doctrines traditionnel-
les, car ils sentent bien que c'en est fait de toute
croyance, si, après avoir anéanti l'autorité de l'Église,
on laisse les livres saints au libre examen — l'on voit
alors apparaître, après les anabaptistes et les mysti-
ques à eux apparentés, héritiers des mystiques alle-
mands des xme et xive siècles, que Calvin appelle « la
secte fantastique et furieuse des libertins dits spiri-
tuels », cf. ici t. ix, col. 703-705, les achristes, qui, venus
de la Réforme, interprétant l'Écriture à leur fantaisie,
ou même en niant l'inspiration, ressuscitent l'antitri-
nitarisme ou l'arianisme. Ils rejoignent ainsi le ratio-
nalisme existant et lui donnent un nouvel aspect.
a. Le prophète de la libre interprétation est alors
Caslellion (1515-1563). Passé jeune de l'humanisme à
la Réforme, élève de Calvin à Strasbourg en 1540,
directeur du collège de Genève, il devenait vite sus-
pect au réformateur qui l'écartait du ministère parois-
sial. Se basant en effet sur le droit proclamé du libre
examen, il refusait de reconnaître pour inspiré le
Cantique des cantiques et pour article de foi la descente
du Christ aux enfers. Il dut quitter Genève. Il fut le
principal rédacteur de l'ouvrage paru en 1554 sous le
pseudonyme de Martin Ballie, intitulé, en latin : De
hœrelicis, an sinl persequendi, Magdebourg (Bàle); en
français : Traité des hérétiques, ù savoir si on doit les
persécuter, Rouen (Lyon), où, à propos du supplice de
Servet, 27 octobre 1553, il soutient la thèse de la
liberté absolue des croyances. D'après l'Évangile, dit-il,
ce qui fait le chrétien, ce ne sont pas les croyances posi-
tives mais l'esprit. Nul ne doit donc être puni pour ses
croyances. Dans un ouvrage non publié, De arte dubi-
landi, il soutiendra le principe fondamental du futur
protestantisme libéral : la règle dernière des croyances
est la raison individuelle. « C'est... de la lettre des
textes à la raison que Jésus-Christ amène les hommes,
dira-t-il, comme plus tard saint Paul les renverra à la
1711
RATIONALISME. L'ITALIE DU XVIe SIÈCLE
1712
conscience, cette autre forme de la raison individuelle.!
Dans ses Dialogi quatuor, que Fauste Socin édita en
157<S et dont Cooinkert donna en 1581 une traduction
néerlandaise, il fournir i à Anninius (15G0-1G09),
cf. ici t. i, col. 1968-1971, ses thèses sur la prédestina-
tion, l'élection, le libre arbitre et la foi, par où s'accen-
tuait la poussée rationaliste dans la Réforme. Castel-
lion n'cst-il pas allé jusqu'à l'antitrinitarisme? On le
voit en elîet dans son De urlr du.bitan.di l'aire combattre
le dogme de la Trinité que sont ient saint Alhanase par
un adversaire vigoureux, qui lui est de toute évidence
sympathique et qui est ou lui-même ou un antitrini-
taire avec qui il était fort lié. En tous cas, il voyait
l'homme comme le voyaient les humanistes, capable
d'atteindre la perfection morale, et il ramenait b
christianisme à n'être guère qu'un esprit ou mieux la
volonté du bien, la seule vraie foi étant celle qui lait
agir. Lecky a donc eu raison de voir en Castellion « un
des plus éminents précurseurs du rationalisme ». Loc.
cit., p. 46. Sur Castellion, voir F. Buisson, Sébastien
Castellion, Paris, 1892, 2 vol. in-8".
Vers la fin de 1542, Antoine Fumée, conseiller au
Parlement, cf. Haag. La France protestante, envoyait
de Paris à Calvin une lettre où déjà il signalait le nom-
bre croissant des achristes, comme il les appelait, qui
necroyaient plus au christianisme." Ils n'acceptent pas,
dit-il, que l'Écriture soit inspirée : l'Ancien Testament
a les pages immorales du Cantique des cantiques, le
Nouveau est l'œuvre d'un sage, rien de plus. Jésus-
Christ n'a rien d'un Uieu; ses discours ne sont pas de
la qualité littéraire voulue et ses miracles sont de
faux miracles II a été divinisé par ses admirateurs. »
Hermingard, Correspondance des réformateurs, t. vm,
p. 228. « C'est, conclut H. Hauser, la religion tout
entière avec ses dogmes fondamentaux, dans son prin-
cipe, dans ses preuves historiques, dans ses preuves
morales que ces nouveaux libertins s'attachent à ren-
verser. » Éludes sur la Réforme française, Paris, 1909,
p. 57.
b. Les noms de Servcl, d'Ochin et des deux Socins
dominent l'histoire de ce mouvement.
L'Aragonais Michel Servct (1509-1553) avait eu de
bonne heure l'idée d'une réforme religieuse. En 1531,
après avoir pris contact avec Mélanehthon, Bucer,
Œcolampade, qui blâment ses idées, il publie à Hague-
nau son premier ouvrage, De erroribus Trinitalis libri
scplem, bientôt suivi, 1532, à Haguenau également,
de Dialogorum de Trinilale libri duo. Ses livres font
un tel scandale qu'il prend le nom de Michel de Ville-
neuve sous les initiales duquel il publiera en 1547 son
grand ouvrage, Cliristiani reslitulio : 'l'olius Ecclesiœ
aposlolicx ad sua limina vocalio in inlcgruin restiluta
cognitipne Dei, fidei christianee, juslificalionis noslrse,
regeneralionis baplismi et cœnte Domini manducalionis.
Reslilulo denique nobis regno cœlesli Babylonis impie
captivilale soluta et Antichristo cum suis penilus des-
truclo, Vienne. Ayant échappé à la justice catholique
il n'échappa point à Calvin. Formées sous l'influence
d'idées mystiques et rationalistes, dérivées du millé-
narisme et de l'humanisme (cf. Harnack, Dogmen-
geschiclde, 4e éd., t. III, p. 775), nourries de platonisme
alexandrin et de fantaisies cabalistiques, les I héories de
Scrvet sont parfois confuses. Ayant rompu totalement
avec Rome,« il eût voulu amener Calvin, c'esl I expres-
sion de Harnack, loc. cit., p. 780, à franchir le pas déci-
sif». Sa Jtesiitulio était une réponse à r institution chré-
tienne. Le christianisme n'eût plus été qu'un déisme ou
plutôt un panthéisme. Dieu est indivisible, niais il s'est
manifesté aux hommes de trois manières principales :
c'est à cela qu'il faut ramener l'idée chrétienne de
Trinité. Jésus-Christ, c'est Dieu manifesté de la ma-
nière la plus parfaite. La création, éternelle, est le
développement éternel de Dieu. Dieu s'est incarné en
produisant la nature; son incarnation dans le Christ
est du même ordre mais infiniment supérieure. Jésus
est le Fils de Dieu, en ce sens; il est Dieu mais Dieu,
participant des créatures, Dieu visible dans la chair,
le centre de tout le reste de la création. Sur Servet
cf. tous les ouvrages consacrés à Calvin; F. Buisson,
Castellion; Saissct, Servet, dans Revue des Deux-
Mondes. 1848, I. I, p. 585-618, 817-848; Busson, loc.
cit., p. 353-358.
La Réforme s'était répandue rapidement en Italie.
Des moines s'y laissèrent même gagner et s'en firent
les apôtres. Bernardino Ochino (I 187-1564), francis-
cain puis capucin, prédicateur qui tenait toute l'Italie
sous le charme de sa parole, fut le type le plus achevé
de ces moines. Cf. t. xi, col. 916-928. Il crut bon de se
réfugier a (ieiiève en 1542. Il n'y demeurera pas. Ce
qu'il demandait à la Réforme, c'était non pas une
doctrine mais le droit de penser librement. A l'abri
derrière le principe de la justification par la foi, il
reconnaît a chaque fidèle le droit de se faire sa
croyance et sa loi, blâmant la peine de mort pour
crime < d'hérésie ». Dans son dernier grand ouvrage,
Dialogi XXX in duos libros divisi, quorum primas est
de Messia continetque Dialogos XVIII, secundus est
lum de rébus variis tum de Trinilale, pour son compte
personnel, il se montre incertain de la Trinité que n'en-
seigne pas l'Écriture, de la divinité de Jésus-Christ et
accepte la polygamie. On lui attribua les Trois impos-
teurs. Ses idées sur la Trinité et sur le Christ furent
reprises et propagées par ses deux compatriotes, les
Socins.
Les Socins, nés à Sienne comme lui, l'oncle Lelio
(1525-1562) et surtout le neveu, Fausto (1539-1604),
tendent eux aussi à la religion naturelle. Partant
de ce principe que l'Écriture doit être interprétée selon
la raison ou, si c'est impossible, d'une manière allégo-
rique, ils aboutissent à ces conclusions que le dogme
de la Trinité doit être interprété dans le sens du moda-
lisme, mais nient l'union hvpostatique.la préexistence
ou l'éternité du Verbe. Le Christ, chargé d'une mission
divine, pour laquelle Dieu l'a assisté, fut l'apôtre d'une
doctrine de vérité cl d'amour. Fausto soutint ces idées
dans son De Christo servalore et dans le Catéchisme de
Rakow, ou Catéchisme socinien. Cf. Ribliolheca fra-
trum Polonorum, t. i, p. 651-676 et t. n, p. 115-246.
La secte des sociniens à laquelle il donna sou nom lui
survécut en Pologne. Si ces transfuges du christia-
nisme n'avaient pas rompu toute attache avec lui, du
moins ils attaquaient ses dogmes fondamentaux, en
particulier la divinité de son chef et proclamaient la
souveraineté de la raison.
d) Le courant scientifique. — C'est le progrès scienti-
fique qui appellera plus encore le rationalisme mo-
derne. -1. Mettant à la base du savoir l'étude directe
des choses, l'expérience, il affranchira définitivement
l'esprit humain de l'aveugle admiration vouée à l'anti-
quité, particulièrement à Aristote — à travers lequel
on voyait la nature — en attendant qu'il l'affranchisse
du panpsychisme des Padouans et des croyances
astrologiques et magiques par où ils expliquaient les
choses. 2. 11 amènera a séparer les sciences expéri-
mentales de la philosophie et de la théologie en atten-
dant qu'il oppose la science et la foi. 3. Par le fait qu'il
ruine des théories aveuglément soutenues jusque-là, il
développera l'esprit critique qui dénonce les facteurs
subjectifs intervenant spontanément mais faussant la
véritable vue des choses. 4. Et dès sou apparition, il
posera ce problème: est-il possible de concilier les résul-
tat s de la science avec les données de la théologie et
L'interprétation traditionnelle des Livres saints? Et si
cette conciliation apparaît impossible, quelle attitude
prendre? Sur de lui-même, dans de telles conditions,
n'acceptant plus ni la tradition, ni l'autorité, l'esprit
1713
RATIONALISME. L'ITALIE DU XV le SIÈCLE
1714
ne sera-t-il pas logiquement amené à la religion natu-
relle ou à l'athéisme? 11 faudra du temps sans aucun
doute pour que penseurs et savants arrivent à un tel
état d'esprit, mais dès le xvi° siècle il se fait déjà
saisir.
Léonard de Vinci. — Au xme siècle, Roger Bacon
(1214-1294), cf. t. il, col. 8-31, tout en acceptant les
croyances astrologiques de son temps, avait déjà indi-
qué la valeur et quelques traits de la méthode scienti-
fique. Après lui, le travail avait continué, entravé ou
caché par le mouvement philosophique ou théolo-
gique. Mais à la fin dû xvc siècle, Léonard de Vinci
(1452-1519) olTre déjà tous les caractères du savant
moderne; il est au-delà de la scolastique : la science de
la nature n'est plus ramenée à la logique, elle est pour
lui la science des phénomènes et de leurs causes don-
nées par l'expérience; au-delà de l'humanisme : s'il
connaît Aristote,Euclide, Vitruve, Archimède surtout,
qui lui apprend à ne poser que des problèmes limités
afin de les pouvoir vérifier, il contrôle toujours l'auto-
rité par le fait. 11 semble cependant — mais n'est-ce
pas simplement la théorie de la double vérité? —
mettre à part l'Écriture sainte : « Je laisse de côté les
Écritures sacrées, parce qu'elles sont la suprême véri-
té. » Cité par Séailles, Léonard dcVinci..., Paris, 1892,
p. 195. Il aboutira à cette conception générale des
choses : le monde est un ensemble de phénomènes unis
par des rapports nécessaires que les mathématiques
peuvent traduire en nombres, mais plutôt un vivant
qu'une machine. Une âme anime le monde, âme
artiste qui fait de lui une œuvre harmonieuse, raison
souveraine dont la « quintessence » est l'effort vers un
bien pressenti, la cause finale. L'homme est un micro-
cosme surtout par son âme; il aide à comprendre la vie
universelle. Sa loi morale est la nature mais réglée; sa
vraie fin, la science qui lui donne la mesure des choses.
Le sage est donc celui qui sait. Évidemment, il n'y a
place dans ce système pour aucune forme du surna-
turel. Vasari, Délia vila de piu excellenti piliori...,
Venise, 1550, accuse même le Vinci d'impiété : il a
contre les moines et les prêtres, dit-il, contre les pra-
tiques religieuses, contre les saints et la sainte Vierge,
■des paroles qui annoncent Luther et tout le XVIe siècle;
mais de plus, sa façon devoir l'univers lui permet même
■de ss passer d'un Dieu personnel. L'un des derniers
historiens du Vinci, Franeesco Crestano, Leonardo da
Vinci, Rome, s. d. (1920), a rattaché ses conceptions
philosophiques à la philosophie du Portique. Cf. Char-
honnel, loc. cit., p. 438-453. Les contemporains du
Vinci ne connurent pas ses écrits mais sa pensée ne
fut pas sans influence sur eux. Plus tangible est l'in-
fluence immédiate de Copernic, dont le De orbium
■cœleslium revolulione paraît à Nuremberg, 1543.
Ruinant la foi dans la valeur absolue de la percep-
tion sensible, qui faisait supposer la terre et L'homme
•centres du monde, affirmant le principe de la simpli-
cité de la nature — la nature atteint son but par
les moyens les plus simples — il aboutissait à l'hélio-
centrisme auquel semblait se refuser la Bible el
bouleversait ainsi de fond en comble les opinions
reçues sur les rapports de la terre et du ciel.
e) Enfin le stoïcisme a passé au premier plan de
l'humanisme. — Si, de Juste Lipse (1547-1606), cf. t. ix,
col. 778-783, à Guillaume du Vair (1556-1621), tra-
ducteur du Manuel d'Épictèle, 1585?, auteur de La
Philosophie morale des stoïciens, 1586?, du Traité de la
Sainte l'hilosopliie, 1603, des penseurs tentent de conci-
lier stoïcisme et christianisme, d'autres s'éprennent
du stoïcisme : de sa morale, ou parce que, détachés du
christianisme divisé, il leur plaît de rencontrer une
morale élevée et qui exalte la nature humaine, ou
parce que cette morale est une protestation contre la
■ corruption du siècle et un refuge dans le malheur des
temps ■ — de sa métaphysique ensuite, avec son
concept du destin, son Dieu immanent au monde.
C'est une poussée vers la laïcisation de la morale el
vers le panthéisme.
En Italie, les trois principaux représentants du
mouvement ainsi créé sont Telesio, Bruno, Campa-
nella. Hostiles à l'aristotélisme, s'inspirant du néo-
platonisme el du stoïcisme, n'ayant point encore l'es-
prit scientifique, mais restés dans la tradition pa-
douane, tous trois son l avec des nuances diverses imma-
nentistes; ils ont une conception animiste des choses;
enfin, s'ils tiennent compte encore des dogmes, c'esl
pour les interpréter dans le sens de leur philosophie.
a^Bernardino Telesio de Cosenza (1508-1588), prin-
cipalement dans son De rerum natura jttxla propria
principia, Rome, 1555, Genève, 1558, luttera contre
l'aristotélisme pour l'étude indépendante de la nature
et pour l'expérience. Non ratione sed sensu, il voit le
monde comme un animal gigantesque, OÙ chaque être,
organisé suivant les nécessités de sa lin particulière
et doué de sensibilité et de conscience, s'harmonise
suivant des lois nécessaires avec les êtres voisins en vue
de la lin commune. L'homme, organisé lui aussi sui-
vant sa fin, est âme el corps. 11 a deux âmes : une âme
de matière subtile dans les cavités cérébrales, par où
il reçoit l'impression des choses extérieures, et une aulre
immortelle — concession sans doute à l'orthodoxie —
par où l'homme s'élève moralement. L'âme réagit dans
le sens de la conservation : de là viennent la science et
la morale. Comme cette conservation suppose en effet
l'entente avec autrui, à côté de la sapientia qui nous
donne la mesure des choses par rapport à nous, il y a
Vliumanitas qui résume les vertus sociales; la subli-
mitas les comprend l'une et l'autre sous leur forme
parfaite. Ces vertus donnent à l'homme une satisfac-
tion qui constitue la sanction morale. Spinoza renou-
vellera ces vues morales. Le De rerum natura, 1. IX,
De somno. Quodanimal universum ah unica anima sub-
staniia gubernetur,a été mis à l'Index par le concile de
Trente : App. Donec expurgentur. Cf. Charbonnel, loc.
cit.. ]>. 453-458.
b) GiordanoBruno (1548-1600), cf.t. n, col. 1148-1160,
ce dominicain suspect dès son noviciat, cherchant
dans la Réforme dès 1576 L'absolue liberté d'agir et de
penser, rompant avec elle parce qu'elle trompait cet
espoir, revenu ensuite non à la doctrine catholique
mais en pays catholique, où il liait comme l'on sait,
sans mériter l'éloge enthousiaste qu'ont fait de lui
Jacobi, Schelling et Hegel, est néanmoins «l'homme
en qui le génie de la Renaissance se produit avec le
plus d'éclat ». Saisset, Giordano Bruno, dans Revue des
Deux-Mondes, 1847, t. n, p. 1085. On ne connaît pas
de façon certaine les huit raisons par quoi le Saint-Office
motiva sa condamnation. Mais de ses écrits où se
mêlent Platon, Plotin, Scot Érigène, saint Thomas et
surtout Raymond Lulle, Nicolas de Casa et Copernic
et pour quelques détails, Aristote, où les plus récentes
données de l'astronomie et de la cosmographie et des
théories très anciennes s'associent dans une synthèse
parfois confuse, flottante, et où T0CCO, éditeur de ses
Œuvres latines, édition nationale, 8 tomes en 3 volu-
mes, Naples et Florence, 1879-1891, a distingué trois
phases, ceci ressort : 1. Bruno, s'inspirant de Telesio,
condamne l'aveugle soumission à Aristote et même
à toute la tradition. Cf. Cabala del Cavallo, dans
Œuvres latines, t. Il, p. 143 : « Si l'âge est la marque et
la mesure du vrai, dit-il, puisque le monde a aujour-
d'hui vingt siècles de plus», les modernes sont supé-
rieurs aux anciens. Cité par Saisset, loc. cit., p. 1090.
« Le juge suprême du vrai », ce n'est pas l'autorité,
« c'est l'évidence... si les sens et la raison sont muets,
sachons douter et attendre ». Mais cette manière de
voir toute moderne n'est pour rien dans sa condam-
RATIONALISME. L'ITALIE DU XVI* SIÈCLE
1716
nation. Cf. Gilson, Descartes en Hollande, dans Revue
de métaphysique cl de morale, juillet 1921, p. 547. Il ne
s'en tient pas cependant aux données de l'expérience;
il est entraîné bien au-delà par la spéculation philo-
sophique et par les sciences occultes auxquelles il croit
et qui concordent avec son animisme universel. 2. Il
distingue dans l'univers la matière qui est la base
éternelle de l'être, l'âme qui ordonne tout sans jamais
se morceler, l'intelligence qui est la cause formelle des
êtres, puisqu'elle les produit suivant un plan préconçu,
leur cause efficiente, et leur cause finale, puisqu'elle
s'identifie au principe platonicien de perfection.
3. Mais ce ne sont pas là trois substances distinctes;
elles sont trois aspects de l'Unité infinie ou Dieu. En
Dieu, qui peut se définir l'absolue coïncidence », De
minimo, 1581, p. 132, le monde des choses et le monde
de la pensée trouvent leur unité. Immanent à l'univers,
il le produit en vertu d'une nécessité interne. La nature
« être vivant, saint, sacré, vénérable », De immenso,
I. V, c'est Dieu incarné, « nature de la nature ». Spaccio
dans les Opère publiées par Wagner, Leipzig, 2 vol.,
1830, t. ii, p. 220. Il est nalura naturans, la nature
saisie dans sa force génératrice; l'univers est nalura
nalurala. 4. Conséquences : a) Dieu ne se définit pas:
ce serait l'enfermer dans des limites: on ne le repré-
sente pas : tous les symboles sont imparfaits; on ne le
démontre pas : l'âme ne le saisit que dans l'universelle
harmonie, b) On a vu que sans cesser d'être un, il est
triple : matière, âme, intelligence ou encore unité,
âme, intelligence : voilà la Trinité. Cf. É. Namer, Les
aspects de Dieu dans la philosophie de Giordano Bruno,
Paris, 1926 ; c) l'univers est infini dans l'espace et dans
le temps. Le monde solaire n'est qu'un monde parmi
les mondes infinis. Bruno conduisait le système de
Copernic à des conséquences devant lesquelles Coper-
nic s'était arrêté, d) Jésus-Christ n'est donc pas le
Verbe incarné, mais un fondateur de religion en qui il
y a comme une présence efficace de Dieu. 5. Le sage
n'a pas à espérer le ciel ou à craindre l'enfer : la vraie
religion est une gnose, la connaissance que « Dieu est
voisin de l'homme, avec lui et plus intérieur à lui que
lui-même ». Cité par Blanchet, Campanella, Paris, 1920,
p. 452. Et le but dernier de la vie morale est la fusion
de l'âme avec l'Être divin. Cf. Eroïci furori, dans
Opère, t. n. Le christianisme a tort de diminuer la
nature humaine par la théorie du péché originel et de
lui imposer un rigoureux ascétisme. L'échelle des va-
leurs qu'a établie la sagesse antique est bien supé-
rieure. 6. Que le catholicisme cesse de s'opposer à la
philosophie et se contente de remplir auprès des masses
sa mission morale et sociale : une vérité dite de foi est
l'enveloppe d'une idée morale. Qu'il garde les formules
traditionnelles qui assurent l'efficacité de ces idées sur
le peuple, mais qu'il laisse les philosophes les inter-
préter à leur manière. Cf. Delta causa dans Opère, t. i,
p. 275; Cena de la Ceneri, ibid., p. 175; Spaccio, ibid.,
t. ii, p. 172. Sur Bruno, voir Bartholmess, Giordano
Bruno, 2 vol., Paris, 1847; Charbonnel, loc. cit.,
p. 459-565, et L'éthique de Giordano Bruno et le second
Dialogue du Spaccio, Paris, 1919; Xénia Athanassié-
vitch, La doctrine métaphysique et géométrique de
Bruno exposée dans son ouvrage « De triptici minimo »,
Belgrade; 1923, É. Namer, Giordano Bruno, De la
causa, principio et uno, traduction française, Préface,
Paris, 1926.
c) Campanella (1568-1639), bien que du xvn» siècle,
reste de la Renaissance italienne par sa pensée. « Sa
doctrine, dit son plus récent historien, L. Blanchet,
est bien le legs de la philosophie du xvip siècle, à celle
du xvn6. » La penser italienne au x VI' siècle, dans Revue
de métaphysique et de morale, 1920, p. 230. Ce domi-
nicain, que le Saint-Office condamnera à la prison
perpétuelle pour avoir tenté en Calabre une révolte
politico-religieuse, suivit de bonne heure le natura-
lisme et le panpsychisme de Telesio. Dans son De
sensu rerum et magia libri IV, pars mirabilis occultée
philosophiez, ubi demonslratur mundum esse Dei vivam
statuant, beneque cognoscentem, omnesque illius partes
partiumque particulas sensu donatas esse... quantus
su/peit ipsarum conservalioni ac lolius in quo consen-
tant, Francfort, 1620, in-4°, on retrouve, accentuées,
les théories de Telesio sur Dieu immanent au monde
et sur l'univers pénétré d'intelligence et de sensibilité.
On y retrouve aussi la théorie qui se rattache à cette
conception de la magie, puissance naturelle. Mais c'est
une question débattue de savoir si Campanella doit
être rangé parmi les libertins. B. Charbonnel, loc. cit.,
p. 574-614, et C. Dejob, Est-il vrai que Campanella fut
simplement déiste? dans Bulletin italien, t. xn, 1911,
p. 124-140, 232-245, 277-286, soutiennent qu'il fut un
catholique, mais avec quelques inconséquences qui
expliqueraient ses condamnations par le Saint-Office.
L. Blanchet affirme au contraire que, « sous le masque
de formules orthodoxes », il a une doctrine « déiste,
panthéiste et toujours naturaliste ». Loc. cit., p. 242.
La révolte de la Calabre, dont Campanella fut l'inspi-
rateur sous le nom de Messie, eût été alors le premier
pas vers l'avènement d'une république universelle, dé-
mocratique et communiste, dont tous les peuples eus-
sent été unis par une religion sans dogmes ou à peu
près. Cf. la Cité du soleil, qu'il écrit en 1602, publiée
en 1623 à Francfort, à la suite de ses Realis philosophise
epilogislirœ, et où il s'inspire del'Ulopia de Thomas
Morus. Et Campanella demeura fidèle à son esprit
rationaliste. Dans son Atheismus triumphalus, Borne,
1631, in-fol., il soutient si faiblement les dogmes atta-
qués par l'athéisme, qu'on l'a soupçonné d'hostilité
voulue envers ces dogmes. En tous cas, il entasse au
c. ii les objections faites au christianisme et à toute
religion en général; l'effet était déplorable; ses supé-
rieurs l'obligèrent à mettre la réponse en face de l'ob-
jection. Enfin, il est moderniste avant l'heure. Consi-
dérant les découvertes faites par Copernic du système
solaire, par Galilée de nouvelles étoiles, par Colomb
d'un nouveau monde, De gentilismo novo relinendo,
Paris, 1636, in-4° : Utrum liceat novam post Genliles
conderc philosophiam?, il tire deux conclusions: 1. la
philosophie et la théologie ont des domaines distincts;
2. la théologie ne doit plus s'appuyer sur aucune
philosophie, et moins que sur toute autre sur celle
d'Aristote qui lui a valu tant de déboires. Elle doit se
présenter non comme fondée en raison mais comme
fondée sur le Christ, « première Baison, première Sa-
gesse, première et éternelle Philosophie ».
Somme toute : « distinguer de la foi le domaine de
la raison », revendiquer pour la raison l'indépendance,
à tout le moins soumettre à la critique les données de
la foi ef aboutir à nier la divinité de Jésus-Christ, « à
montrer par des considérations historiques ou logiques
que la religion chrétienne, loin de jouir d'un privilège
surnaturel, n'est ni plus ni moins que les autres..., dé-
couronner la religion de son prestige surnaturel pour
la ramener à n'être qu'une affaire politique » et pour
la réduire à une fonction sociale auprès du peuple,
« nier l'immortalité personnelle de l'âme, dont la durée
ne saurait dépasser celle de chaque organisme, ou y
substituer un retour anonyme au foyer de l'âme uni-
verselle, sinon une métempsycose indéfinie, de ma-
nière à faire apparaître comme chimériques... les ré-
compenses du ciel et les châtiments de l'enfer... sup-
primer la providence pari iculière, si bien que la prière
devient inefficace et le miracle illusoire, métamorpho-
ser le Dieu du christianisme en une force immanente
mêlée au corps de l'Universel, amorcer ainsi le pan-
théisme»; affirmer que la nature vit par elle-même sou-
mise à l'action interne de l'âme des choses et des
1717
RATIONALISME. LA FRANCE DU XVfe SIÈCLE
1718
forces occultes; que l'homme, loin d'être diminué par
un péché originel, se suffit à lui-même et peut, par lui-
même, se fixer une règle morale élevée; telles sont » les
leçons que les penseurs italiens (chacun avec la nuance
originale de son génie, directement ou par des inter-
médiaires) ont semées d'un geste hardi et dont les
libertins les plus sérieux firent leur bagage intellectuel».
Charbonnel, loc. cit., p. 715-716.
2. La France. — a) Bodin. — Quoiqu'il y eût des
aclirisles assez nombreux, à Lyon par exemple, cf. Bus-
son, loc. cit., p. 539 et 540 et n. 2, un seul écrivain
est nettement tel, Jean Bodin (1530-1596). Cet ex-
carme, relevé de ses vœux pour les avoir prononcés
avant l'âge canonique, ce juriste qui devait publier
un traité De la République, Paris, 1577, où il s'efforce
de montrer contre Machiavel que l'homme politique
reste soumis au droit naturel (cf. R. Chauviré, Jean
Bodin, auteur de la « République », Paris, 1914 ;
L. Feist, Weltbild und Staatsidee bei Jean Bodin,
Halle, 1930; J. Moreau-Reibel, Jean Bodin et le droit
public comparé dans ses rapports avec la philosophie de
l'histoire, Paris, 1933), qui écrivit une Démonomanie
des sorciers, 1582, où il a toute la crédulité de son
époque, un Universœ nalurœ theatrum, 1596, a écrit
également un Colloquium heplaplomeres de abdilis re-
rum sublimium arcanis, où il attaque la divinité de
Jésus-Christ. Marguerite de Navarre (1492-1549), avait
professé le platonisme mystique, Postel, un platonisme
rationnel : il avait voulu réaliser l'unité religieuse de la
terre, De orbis terrœ concordia, 1542, en montrant que
toutes les vérités enseignées par le christianisme, y
compris les mystères, se démontrent rationnellement.
Bodin a repris l'idée de Postel, mais en la dépassant.
S'il veut réaliser l'unité religieuse des esprits, c'est
dans la religion purement naturelle. Distinguant la
raison de la foi, il établit que les vérités de la foi ne
sauraient avoir aucune autorité fondée. Il soumet à
une âpre critique les religions positives, judaïsme, isla-
misme mais surtout le christianisme et, dans le chris-
tianisme, la divinité de Jésus-Christ. Sa critique est
moderne: il attaque la valeur historique des Évangiles,
nie la valeur probante des miracles et des prophéties;
il conteste que la vie et « la mort de Jésus soient d'un
Dieu » et que même le Christ ait eu conscience de sa
divinité. Mais il affirme Dieu, les anges et les démons,
la création et la providence, ainsi que l'immortalité
de l'âme, toute la religion naturelle. «Sous une forme
diffuse et savante, dit H. Busson, qui consacre à Bodin
le chapitre xvn de son livre, l' Heplaplomeres est la
somme de la théologie libertine de la Renaissance. »
P. 565. L' Heplaplomeres cependant ne fut publié pour
la première fois qu'en 1841, à Berlin, par Guhrauer; en
1914, R. Chauviré en a publié des extraits en français,
Colloque de Jean Bodin. Des secrets cachez des choses
sublimes, Paris. Le livre circula cependant manuscrit,
assez pour que Bodin eût au xvne siècle la réputation
d'un achrisle. Cf. A. Garosci, Jean Bodin; polilica e
diretlo nel rinascimento francese, Milan, 1934.
b) Montaigne. — Si V Heplaplomeres est surtout un
témoin, les Essais de Montaigne sont « un livre dont
les libertins ont fait pendant deux siècles leur bréviaire
et qui n'a pas cessé d'être encore aujourd'hui le meil-
leur instrument que la littérature de notre pays nous
présente pour former des esprits libres », c'est-à-dire
incroyants. G. Lanson, Les essais de Montaigne, Paris,
s. d. (1930). Catholique de pratique — et de volonté,
quoi qu'en aient dit le Dr Armaingaud et A. Gide,
Essai sur Montaigne, Paris, 1929 — il a écrit un livre
« incroyant ». Lanson, ibid., p. 264. Il est loin de s'at-
taquer à quelque dogme, mais séparant, lui aussi, la
foi en dehors de laquelle il n'y a point de certitude, de
la raison, qui ne peut nous en donner aucune, il livre
la foi sans défense aux attaques de l'incrédulité. D'un
DICT. DE T1IF.OI.. CATHOL.
côté, il sépare également la religion de la vie; c'est
d'une sagesse tout humaine, de bonne qualité humaine,
ne se rattachant précisément à aucune école philoso-
phique, qu'il fait la source profonde des pensées et des
actes. S'il est sceptique en théorie sur la valeur de la
raison, il ne l'est pas sur la valeur de la raison pra-
tique; il ne pense guère au péché originel. L'homme,
en suivant simplement sa nature raisonnable, peut
réaliser un idéal d'honnêteté, qui n'aura peut-être
rien de transcendant mais qui lui assurera la vraie
récompense de toute vie, les joies de la conscience.
Cf. J. Plattard, Montaigne et son temps, Paris, s. d.
(1933); M. Villey, Montaigne devant la postérité, Paris,
1935.
c) Charron. — Les mêmes leçons se dégagent de
l'œuvre de Pierre Charron (1541-1603). Ce chanoine,
qui copie Montaigne, Juste Lipse, du Vair, cet apolo-
giste du catholicisme (cf. Les trois vérités, 1593), sépare
la religion de la morale dans son livre intitulé Sagesse,
1601 : il donne comme base à l'éthique la nature hu-
maine; la morale est la perfection de l'homme comme
homme. C'est donc la sécularisation de la morale.
Cf. Dcdieu, Les origines de la morale indépendante, dans
Revue pratique d'apologétique, juin-juillet 1909. Dans
ce même livre, il met également bien au-dessus des
religions positives, à l'exception de la chrétienne, —
mais les lecteurs prendront-ils l'exception au
sérieux? — la religion naturelle, celle « de l'homme
comme homme ». Heureusement, ayant professé dans
les Trois vérités, dans ses Discours chrétiens, 1601, et
surtout dans Sagesse, un certain agnosticisme, concer-
nant la nature divine et l'immortalité de L'âme, encore
que parlai! eût nuià la foi en lui refusant l'appui de
la raison, il conclut, plus ou moins logiquement,
qu'étant donné la misère de la raison, il faut s'en tenir
à la vieille doctrine de l'Église. Malgré cela son œuvre
porta ses fruits naturels et Garasse la déclarera
« traîtresse, brutale, cynique, athéiste, libertine ». Voir
ici, t. xii, col. 1906-1916.
Note sur « les Trois Imposteurs ». — Au xine siècle,
en face du conte des Trois anneaux qui, rapprochant
les trois religions monothéistes : christianisme, ju-
daïsme, islamisme et attribuant à chacune une origine
divine, conclut à la tolérance, on parle du blasphème
des Trois Imposteurs : Moïse, Jésus-Christ, Mahomet,
auraient sciemment trompé le peuple en se donnant
dans une mesure inégale mais également fausse comme
les messagers de Dieu. L'on parla d'abord, d'un propos,
puis d'un livre, attribué successivement aux person-
nages suivants : Avcrroës, Frédéric II de I lohen-
staufen ou son secrétaire Pierre des Vignes, Simon de
Tournai, Arnauld de Villeneuve, Symphorien Cham-
pier, Pomponace, Cardan, Bernardino Ochino, Herman
Ryswick, Boccace, le Pogge, Pierre Arétin, Machiavel,
Rabelais, Érasme, Dolet, Guillaume Postel, Campa-
nella, Muret, Bruno, Yanini, Hobbes, Spinoza...
Si l'on en croit Lange, Histoire du matérialisme, trad.
Pominerol, 1877, t. i, p. 471, n. 22, le propos aurait été
inventé et répandu à dessein « pour faire délester les
libres-penseurs » et aurait mis « une arme terrible entre
les mains des mendiants ». Il est difficile cependant de
nier que, dès le xnie siècle, le propos eût été tenu.
Grégoire IX l'attribue formellement à Frédéric II :
« Quod ille rex pestilenlise dixit : A tribus impostoribus,
scilicel Jesu Chrislo, Moyse et Mahomete, lolum mun-
dum fuisse deceplum. Ad Mogunt. archiep., anno 1239,
dans Huillard-Bréholles, Hisloria diplomalica Fride-
rici secundi, t. v, p. 336. Frédéric II aurait pris le mot
de Simon de Tournay, théologien qui, par virtuo-
sité de dialecticien, aurait avancé que Jésus était un.
imposteur, afin d'avoir à ruiner cette affirmation.
Cf. A. Rambaud, L'empereur Frédéric II, dans Revue
des Deux-Mondes, 1887, t. iv, p. 4 45. L'empereur se
Xlll
55.
17 1!»
RATIONALISME. LES LIBERTINS DU XVII* SIECLE
1720
défendit d'ailleurs d'avoir tenu ce blasphème, et Inno-
cent IV ne le lui attribua pas lorsqu'il le condamna
au concile de Lyon, 1245.
Quant au livre, au moment où l'on commença à
parler de lui il n'existait certainement pas. Merscnne
prétend en avoir eu entre les mains un texte arabe,
mais il ne connaissait pas l'arabe et il était facile à
tromper. Dans une Lettre au président Bouhier, datée
du 10 juin 1712 et qui se lit à la suite des Menagiana
réédités, .t. iv, p. 283-312, LaMonnoye affirmera encore
qu'au xve et au xvia siècle des écrivains ont répété le
thème fondamental du fameux livre, mais que ce livre
n'exista jamais. En 1712 cependant, il pouvait exister.
Ce n'est point évidemment le livre intitulé Les trois
imposteurs et qui circula en France à partir de 1785.
Ce livre est un extrait d'un ouvrage intitulé : La vie
et l'esprit de M. Benoît de Spinoza, in-12, paru en 1719
en très peu d'exemplaires. La Vie, qui était du médecin
Lucas parut de nouveau à Hambourg en 1735 ; l'Esprit
fut publié également à part sous le titre, Les trois
imposteurs. Six chapitres : I. De Dieu. Fausses idées
que l'on a de la divinité, parce qu'au lieu de consulter
le bon sens et la raison, on a la faiblesse de croire aux
imaginations des gens intéressés à tromper le peuple.
ii. Des raisons qui ont engagé les hommes à se figurer
un être invisible qu'on nomme Dieu. De l'ignorance
des causes physiques et de la crainte produite par des
accidents naturels est née l'idée de l'existence de quel-
que puissance invisible : idée dont la politique et
l'imposture n'ont pas manqué de profiter, ni. Toutes
les religions sont l'ouvrage de la politique. Conduite de
Moïse pour établir la religion judaïque. Examen de la
naissance du Christ, de sa politique, de sa morale, de
sa réputation après sa mort. Artifices de Mahomet
pour établir sa religion; succès de cet imposteur, plus
grands que ceux du Christ. Cf. Lanson, Questions
diverses sur l'histoire de l'esprit philosophique en France
avant 1750, dans Revue d'histoire littéraire, 1912,
p. 19 sq. Mais en 1716, Arpe, dans une Réponse à la
dissertation de La Monnoije, Leyde, affirmait avoir eu
entre les mains, en 1706, à Francfort, un manuscrit
latin — dix cahiers in-8° — des Trois Imposteurs.
Renouard, Catalogue de la bibliothèque d'un amateur
soutint qu'Arpe était tout simplement l'auteur de ce
manuscrit. Or, vers 1689, Trentzelius, au dire de l'un
de ses amis, aurait fourni d'un manuscrit latin de
même titre une description correspondant exactement
à la description faite par Arpe. Le Journal des savants
de 1691, p. 327, annoncera comme venant de paraître :
Joannis Frederici Meyer dissertationes seleclœ Kilo-
nienses et Hamburgenses, quibus prsemitlilur prislino
de libro De tribus imposloribus commenlarius, una cum
sciographa et parle cjusdem libri, Francfort, in-4°. Au
début du xixe siècle, on connaissait t rois copies manus-
crites du livre dont l'une avait été publiée à Vienne
chez Straube, en 1753, et dont une autre, vendue chez
le duc de la Vallière en 1784, fut publiée à Paris en
1861, De tribus imposloribus, 27 pages de texte et
notes i-lv et 29-75, par Philomneste Junior (G. Bru-
net); une traduction française fut publiée par le même
en 1867. Le texte latin fut réédité par Weller à Hcil-
bronn en 1876 : De tribus imposloribus..., zweite, mit
einem ncuen Vorworl versehene Au/lage, 39 p. in-12.
Le manuscrit était daté de 1598, mais c'est évidem-
ment une date supposée. 11 est question dans le livre
de saint Ignace, canonisé en 1622, des Chinois, « qui
Boni seulement entrés dans la littérature courante
avec l'édition de 1595 des Essais et par une simple note
de Montaigne », de la question de L'intelligence des
animaux qui, mise en route vers 1596, ne deviendra
populaire que vers 1645 et enfin des Védas el avec
une précision que l'on ne pouvait avoir en l:V.),S. I.st il
delà fin du xvne siècle? Du commencement du x\ IH»1
Ce livre nie simplement la valeur des religions posi-
tives et tend à réduire la religion à un déisme très
large. Comment choisir entre Jésus, Moïse ou Maho-
met? Et à quoi bon? Si Dieu existe — car le monde
peut s'expliquer sans lui, par la série indéfinie des
causes, et le consentement universel a pour source
l'autorité des princes dont la croyance en Dieu favo-
rise l'action - qu'a-t-il à faire des pratiques du culte?
Il ne peut exiger que l'homme l'aime, puisqu'il a créé
le mal dans le inonde, tenté l'homme et permis sa
chute, sacrifié son propre (ils. On retrouve ici la pensée
de Y Heptaplomeres et des Quatrains du déiste. Voir
plus loin. Cf. H. Iiusson, La pensée religieuse française
de Charron à Pascal, Paris, 1932, p. 94 sq.
On trouvera une bibliographie abondante sur la plupart
de ces questions et de ces personnages dans les ouvrages
cites de : J.-Il. C îarbonnel, p. O-UU et de H. Basson : Les
sources... du rationalisme, p. 635-654. Voir particulièrement
Du Plessis d'Argentré, Colleclio judiciorum denovis erroribus
gui nh inilio duodecimi seculi posl incarnationem... usque ad
anniim 1632, in Ecclesia proscripli sunt et nolali, Paris,
1724-1736, :i vol. in-fol. ; Reinmann, Historia universalis
atheismi et atheorum falso et merito suspectorum apud judœos,
ethnicos, chrisiianos, mahumedanos, ordine chronoloqico des-
cripta cl a suis iniliis ad nostra tempora deducta, Hildesheim,
1725, in-S»; J. Burckhardt, Oie Kulturder Renaissance in Ita-
lien, Stuttgart, 1860, trad. franc. M. Schmitt, La civilisation
italienne au temps de la Renaissance, Paris, 1885, 2 vol. in-8°;
Lecky, Historg oj the ri.se and influence cij rationalisai in Eu-
rope, 2 vol., Paris, 1900; Cournot, Considérations sur la mar-
che des idées et des événements dans les temps modernes, texte
revu et présenté par F. .Ment ré, 2 vol., Paris, s.d. (1934), 1. 1;
les Flistoires de la philosophie, dont É. Bréhier, t. i : Anti-
quité et Moyen Aqe, Paris, 1930; les Histoires de la littérature
française au XVIe siècle; le Dictionnaire deBayle; le Diction-
naire philosophique de Franck; la France protestante de
Haag...,les diverses Revues de l'histoire de la philosophie et
des lettres, en particulier Revue des éludes rabelaisiennes,
1903-1912; Revue du XVIe siècle, 1913...; Revue de la Renais-
sance, 1902-1906; Humanisme et Renaissance, 1. 1 et n, 1934-
1935.
IV. AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE : LIBERTINS ET ES-
PRITS forts. — 1° Idée générale. — Dans l'histoire du
rationalisme, le xvne siècle semble marquer un temps
d'arrêt. Cela tient à l'effort déployé par l'Église pour
ressaisir les esprits, à toute la poussée rel igieuse connue
sous le nom de Contre-Réforme, et aussi au carac-
tère religieux des gouvernements : partout il y a une
Église d'État, donc une censure et des peines. En réa-
lité, les incrédules ne manquent pas, mais ils se dissi-
mulent plus ou moins. Ils ne constituent pas d'ailleurs,
une secte, au credo bien précis, bien délimité, mais plu-
tôt un courant. Ce qu'ils ont de commun, c'est la
tendance à rejeter l'autorité de la révélation et de
l'Église, de son enseignement et de sa morale. Leurs
contemporains ne s'y sont pas trompés; ils les appe-
lèrent libertins, c'est-à-dire, affranchis des croyances
et des règles morales traditionnelles. Vers la fin du
siècle, prévaudra le nom d'esprits forts; un peu tout le
long du siècle, on les appellera aussi parfois beaux
esprits. Quelques-uns écrivent en elïct et fréquentent
les milieux littéraires. On les suit surtout en France.
Ils sont les héritiers de la pensée du xvi« siècle, qui
survit un temps au milieu d'eux, comme on l'a vu,
c'est-à-dire, des Padouans, des épicuriens, des stoï-
ciens — sans cependant se préoccuper comme eux des
problèmes métaphysiques — les héritiers aussi des
sociniens; mais ils seront surtout les héritiers de Mon-
taigne et de Charron. Ils évolueront d'ailleurs.
2° Les libertins. — 1. Ceux du début sont de qualité
nettement inférieure. Ce sont ceux dont le jésuite
Garasse, La doctrine curieuse des beaux esprits de ce
temps, 1623, in- 4", el Merscnne, Qua-sliones ccleberri-
mic in Gcnesim, 1623, in fol., L'impiété des déistes et
libertins du temps combattue et renversée de point en
point par des raisons Urées de la philosophie et de la
1721
RATIONALISME. LES LIBERTINS DU XYII* SIÈCLE
1722
théologie, 1624, 2 vol. in-8°; Lessius, De providentia Nu-
minis et animi immortalilate, libri duo adversus alheos et
polilicos, Anvers, 1613, in-8°, ont dénoncé ou réfuté —
Garasse, on sait avec quelle violence — les erreurs. Voir
aussi : Mersenne, Vérité des sciences, 1625; Correspon-
dance, publiée par Mme P. Tannery, t. i, 1617-1627,
Paris, 1934: J. de Selhan, Les deux vérités, 1626. Non
seulement ces libertins n'ont plus cette érudition ou ce
sens métaphysique qui caractérisaient les hommes du
xvie siècle, mais ils professent l'incrédulité sous sa
forme la plus vulgaire.
Blasphémateurs — sur le scandale du blasphème à
cette époque, cf. Busson, De Charron à Pascal, c. i,
§ ii — vulgaires débauchés, se moquant des miracles,
des mystères, niant la divinité de Jésus-Christ, s'ils
acceptent Dieu, ils n'acceptent ni sa providence, ni sa
justice, ni l'immortalité de l'àme et la notion de péché
est loin d'eux. Ils ont peu écrit. Cf. les publications
bien connues de F. Lachèvrc; leur doctrine fonda-
mentale semble contenue dans la pièce appelée Les
quatrains du déiste ou V Anti-Bigot, publiée pour la pre-
mière fois par F. Lachèvre dans son Voltaire mourant,
et au t. ii du livre dont il va être parlé : Le libertinage
devant le Parlement de Paris. Le procès de Théophile de
Viau, 11 juillet 1623-1" septembre 1625, Paris, 1909,
2 in-4°. Ces 1 06 quatrains s'élèvent d'abord contre l'idée
que le « bigot » se fait de Dieu : le superstitieux (le
croyant) n'est-il pas insensé d'imaginer Dieu constant
et variable, gouvernant le monde et cédant aux pas-
sions, tout comme un homme? (3-4) effronté, d'exalter
son amour et de le voir plus cruel qu'un barbare? (5-6)
Il n'y a pas d'enfer. Si Dieu est infiniment bon, quelle
vraisemblance qu'il punisse d'un châtiment éternel?
S'il est juste, peut-il punir plus que l'offense ne le
mérite? (7-14). N'a-t-il pas d'ailleurs, puisqu'il est
prescient, accepté d'être offensé? (41-43). Il serait peu
glorieux pour lui d'user à ce point de sa puissance
contre un inférieur (58-62, 68-71). L'enfer n'est qu'une
invention des religions (72). Si l'invention est utile en
ce que la crainte oblige ceux qui ne réfléchissent pas à
dompter leurs passions (52), ceux qui pensent savent à
quoi s'en tenir (78-83). Que le déiste écoute la nature
et ne se mortifie pas. Si Dieu lui réserve un bonheur
infini, pourquoi lui interdirait-il les bonheurs d'ici-bas?
(84-86). Sans crainte et sans espoir de récompense,
comme le demande la vraie vertu qui n'est « ni servile,
ni mercenaire », tandis que le bigot n'agit que dans la
crainte ou dans l'espoir du gain (92-101), en paix avec
tout le monde tandis que le bigot ne cesse de condam-
ner (102-103), le déiste, au-dessus de l'athée, car il
adore Dieu, est également au-dessus du bigot, car il
adore Dieu en vérité (106). Cette pièce qui circula
manuscrite eut assez de succès pour que Mersenne crût
devoir y répondre par les deux volumes de son Impiété
des déistes. Y eut-il alors des athées? En 1623, .Mer-
senne dans ses Quœsliones celeberrimse en compte
50 000 à Paris; mais il ne faut pas oublier que l'on
désigne alors du nom d'athées tous ceux qui ne par-
tagent pas toutes les croyances chrétiennes.
L'écrivain qui donne le mieux l'idée de ces libertins,
fanfarons de vice et d'impiété est ce Théophile de
Viau (1590-1626), dont F. Lachèvre a publié la plu-
part des œuvres. Cf. op. cil. Ce huguenot de bonne
famille, poète non dépourvu de talent, libertin de très
bonne heure, scandalisant par ses débauches et ses
propos impies, ayant néanmoins ses entrées à la cour
de Marie de Médicis et la protection du grand amiral
Montmorency, finit par être compromis comme l'un
des auteurs des recueils licencieux qui se multipliaient
alors. Cf. Lachèvre, Les recueils de poésies libres et sati-
riques publiées de 1600 à la mort de Théophile, 1626,
Paris, 1914. Exilé de Paris en 1619, obligé de passer en
Angleteire en 1620, il en revient converti au catholi-
cisme en 1622. A propos de la publication du Parnasse
salyrique en avril 1623, il ne put échapper à Garasse
qui dénonçait ce livre comme « une boutique de toute
impiété et saleté », et à Mathieu Molé;|il était condam-
né le 19 août 1623 par le Parlement de Paris à être
brûlé vif pour les « impiétés, blasphèmes et abomina-
tions » de ses poèmes. Il se sauvait du bûcher, mais
appréhendé le 13 septembre de la même année, il était
condamné le 1er septembre 1625 au bannissement à
perpétuité. Il mourut en septembre 1G26. Cf. La-
chèvre, op. cit.; C. Vergniol, L'affaire Théophile de
Viau, dans Revue de France, 1er novembre 1925, p. 77-
104; Perrens, Les libertins en France au xvna siècle,
Paris, s. d. (1896), in-8°.
2. Gassendi? ■ — Faut-il compter Gassendi (1592-
1655), parmi les libertins? Si ce professeur de philo-
sophie aristotélicienne combattit l'aristotélisme enlui
opposant toutes les objections possibles dans ses
Exercilaliones parudoxœ adversus Arislolelem, Aix,
1624, s'il contredit Descartes, repoussant avant tout
l'innéisme et soutenant l'empirisme, Disquisitio mela-
phijsica seu dubitaliones et inslantiœ adversus Renati
Carlesii melaphysicam et Responsa, Amsterdam, 1644,
s'il restaura î'épicurisme : De vita et moribus Epicuri,
libri oclo, Lyon, 1647; Animadversioncs in librum deci-
mum Diogenii Laërtii qui est de vita, moribus placitisque
Epicuri. Continent autem quas ille 1res slatuil partes :
1. Canonicam; II. Physicam; III. Elhicam, Lyon,
1649, il ne restaura pas l'irréligion et le matérialisme
d'Épicure, comme le prouve son Syntagma philoso-
phise Epicuri cum refutationibus dogmatum, qute con-
tra fidem christianam ab eo asserla sunt, opposilis per
Pelrum Gassendum, Lyon, 1649. S'il avait en effet
restauré le système atomiste d'Épicure, c'était pour
substituer au péripatétisme le système philosophique
qui répondait le plus complètement aux tendances
empiriques des temps modernes, cf. Lange, op. cit.,
1. 1, p. 230, et non pour nuire au christianisme. Il rend
même I'épicurisme chrétien. A l'origine des atomes, il
met Dieu, un Dieu personnel, infiniment parfait, créa-
teur et providence; écartant l'hypothèse arbitraire du
clinamen qui remet tout au hasard, il montre les
atomes doués du pouvoir de se diriger suivant une loi
intime et de réaliser ainsi le plan divin. D'autre part,
il reconnaît à l'homme avec une âme sensitive maté-
rielle, une âme raisonnable, incorporelle et immortelle.
Même tentative de conciliation en morale mais avec
moins de bonheur : le plaisir, dit-il, est le souverain
bien. La vertu elle-même ne vaut que par le plaisir
qu'elle procure. Tous les plaisirs ne sont pas à recher-
cher de même façon : seule la vertu nous donne un
bonheur durable, exempt d'inquiétude et d'angoisse
— indolence et ataraxie d'Épicure — et de qualité
supérieure.
3. L'influence de Gassendi. — Gassendi ne fut pas
un chef d'école, mais il exerça une grande influence.
En 1674, un de ses disciples, François Bernier, donnera
un Abrégé ae la philosophie de AI. Gassendi; il devra
le rééditer plusieurs fois. Bernier avait résumé la vraie
doctrine de Gassendi : I'épicurisme corrigé par l'Évan-
gile. Beaucoup se contenteront de I'épicurisme pur et
simple, surtout de sa morale, tels Chapelle, Molière, le
prieur de Vendôme, Chaulieu. Les gassendistes se
fondront ainsi avec les libertins. Car, si la condamna-
tion de Théophile de Viau a imposé à ceux-ci quelque
contrainte, ils n'ont pas cessé de se multiplier. D'au-
cuns même sont demeurés grossiers et cyniques : ainsi
des Barreaux, neveu de ce Geoffroy Vallée, d'Orléans,
un libertin spirituel, brûlé en 1674 pour les audacieuses
négations de sa Béatitude des chrétiens ou Le fléo de la '
foi. Cf. Lachèvre, Le prince des libertins : Jean Vallée
des Barreaux, 1599-1673, Paris, 1907. En général
cependant une évolution se produira chez eux; avec
1723
RATIONALISME. LES LIBERTINS DU XVIIe SIÈCLE
1724
raffinement général des mœurs ils tendront à plus de
retenue. D'autre part, à moins qu'ils n'aboutissent au
scepticisme sur la portée de l'esprit humain, c'est à
leur raison — et non plus à leurs seuls instincts ni,
d'un autre côté à la simple érudition — qu'ils remet-
tront le soin de déterminer leur attitude à l'égard des
grands problèmes que pose la vie, des problèmes reli-
gieux comme des autres. Évidemment, leur raison se
laissera influencer ou par leur désir d'une vie facile, ou
par ce sentiment à la mode que la distinction de l'esprit
et sa force consistent à nier des croyances que le vul-
gaire accepte par tradition. Ainsi finalement se forma
le libertin « honnête homme », homme du monde ac-
compli, trouvant dans sa politesse le moyen de se
contraindre, ayant, comme le dira Molière, « des clartés
de tout », mais n'acceptant d'autre lumière que sa rai-
son, ne croyant donc pas que « l'homme passe infini-
ment l'homme » et gagne à l'ascétisme, n'acceptant pas
la divinité de Jésus-Christ, parce que, vraiment d'une
humanité trop humble, pas assez chargée de grandeur,
jugeant même que la raison ne pouvait leur donner la
certitude de l'existence de Dieu et de l'immortalité de
l'âme. On reconnaît ici ce Méré à qui répondait certai-
nement Pascal, lorsque ses Pensées affirmaient les
« trois ordres » et que Jésus-Christ avait toute la gran-
deur de son ordre ou qu'elles donnaient à l'incrédule le
moyen de sortir des antinomies où il prétendait se
heurter : « impossible que Dieu soit; impossible qu'il
ne soit pas », ou qu'elles signalaient que la perfection
mondaine laisse subsister la corruption de l'àme.
Ces libertins écrivent peu : ils parlent. Cf. Divers
propos du chevalier de Méré en 1674-1675, dans Revue
d'histoire littéraire, 1922 sq. Dans V Encyclopédie, ar-
ticle Épicurc, Diderot énumère les principaux salons
libertins du xvne siècle français : rue des Tournclles,
chez Ninon de Lenclos (1620-170.")), qui fut persuadée
toute sa vie qu'elle n'avait pas d'âme et qui tint, pour
ainsi dire, école d'incrédulité; puis à Auteuil où se
réunissaient les premiers épicuriens, disciples de Gas-
sendi. Des libertins se réuniront plus tard à Neuilly,
et bientôt se fondront avec d'autres qui se réunissent
à Anet et au Temple. Parmi eux, Chapelle, Chaulieu,
les Vendôme, La Fare, Campistron. A Sceaux, égale-
ment, mais c'est un monde plus élégant, plus ralliné.
Cf. M. Magendic, La politesse mondaine et les théories de
l'honnêteté en France au XVIIe siècle de 1600 à 1660,
Paris, 1935, in-8°; J. Vianey, L'éloquence de Bossuel;
il. L'apologie des dogmes catholiques contre les libcrlins;
m. Les oraisons funèbres, dans Revue des cours et
conférences, 28 février 1929, p. 81-498; sur Gassendi et
ses premiers disciples, voir Sortais, La philosophie
moderne de Bacon à Leibniz, t. u, Paris.
Parmi ceux de ces libertins qui ont écrit, quelques-
uns sont à citer : deux qui ont des traits du libertin
sans les avoir tous, deux médecins, l'un, auteur de
Lettres utilisées par tous les historiens, Guy Pal in
(1601-1672), frondeur et gallican, l'homme des demi-
réformes, comme dit Sainte-Beuve, qui lui consacre
deux articles, Causeries du lundi, t. vin, et l'autre
Naudé (1600-1653), érudil, disciple de Crcmonini et de
Machiavel qui, dans son Instruction à la France sur la
vérité de l'histoire des Frères de la Rose-Croix, 1023;
dans {'Apologie pour les grands personnages accusés de
magie, 1625; dans les Considérations politiques sur les
coups d'Étal, 1630, donne aux questions qu'il pose 1rs
solutions des Padouans et de Machiavel, mais dont la
pensée fuyante ne permet pas d'affirmer qu'il est plei-
nement libertin. Cf. Sainte-Beuve, Portraits littéraires,
t. n, p. 466-512; J. Denis, Sceptiques et libertins au
temps de Louis XI Y, Caen, 1884, p. 15-28. Plus reliai
nement libertin est ce poète Jean Dehesnaull (i 1682),
le conseiller de cette Mme Deshoulières qui attendit
vingt-neuf ans avant de faire baptiser sa Bile, et sur le
compte duquel Dubos écrivait à Bayle le 27 avril 1696 :
« C'était un homme d'esprit et d'érudition, débauché
avec art et délicatesse. Mais... il se piquait d'athéisme
et faisait parade de son sentiment avec une fureur et
une affectation abominables. Il avait composé trois
différents systèmes de la mortalité de l'âme. » Cité
par P. Hazard, La crise de la conscience européenne,
1680-1715, 3 vol. in-8°, 1935, t. i, p. 168, n. 1; cf. La-
chèvre, Les œuvres de Jean Dehénault, parisien, Paris,
1922; La vie de Jean Dehénault, Paris, 1922, in-8°. De
même Cyrano de Bergerac (1619-1655), qui est peut-
être de tous les libertins de ce temps le plus audacieux.
Cf. Lachèvre, Œuvres libertines de Cyrano de Bergerac,
parisien, 1619-1655, 2 vol., Paris, 1921. Dans ses œu-
vres, surtout L'autre monde qui comprend : 1° Étals
et empires de la Lune; 2° Étals et empires du Soleil,
et où il a pillé Campanella et Morus, non seulement il re-
jette le géocentrisme et l'anthropocentrisme, adopte
toutes les conséquences possibles du système de Gali-
lée, y compris l'infinité de l'univers et la pluralité des
mondes habités, attaque les jésuites, mais hanté,
comme beaucoup de ses contemporains, par les ques-
tions de Dieu, de l'àme, de la création, du miracle, il fait
siennes les solutions les plus opposées au christianisme.
Faut-il ranger parmi les libertins ce La Mothe Le
Vayer (1588-1672) qui, héritier de Mlle de Gournay,
lille adoptive de Montaigne, a poussé jusqu'au para-
doxe le système de Montaigne et prêché la « sceptique
chrétienne ». Cf. Discours pour montrer que les données
de la philosophie sceptique sont d'un grand usage dans les
sciences, 1668; Du peu de certitude qu'il y a dans l'his-
toire, 1671. On sait combien son livre De la vertu des
païens scandalisa Port-Royal et que ses Cinq dialogues
d'Oratius Tubero semblent mettre toutes les reli-
gions, sauf la chrétienne, sur le même pied. Quant à
Méré (1610-1685), ce type du libertin « honnête
homme », qui se vantera — à tort d'ailleurs — d'avoir
appris à Pascal l'esprit de finesse, il contribua par son
exemple à répandre cette idée que, sans être chrétien
et sans imiter les anciens, par lui-même, l'homme peut
atteindre une véritable perfection et vivre en paix dans
la société par le fait seul d'une politesse purement
humaine. Cf. Œuvres complètes de Méré, publiées par
Ch.-H. Boudhors, Paris, 1930, 3 in-12; Chamaillard,
Le chevalier de Méré, Niort, 1921.
Pour finir, l'ami de Ninon de Lenclos, Saint-Évre-
mond (1610-1703), avec qui s'éteint le type du libertin
du xvne siècle. C'est un « honnête homme », à la Méré,
plus sensuel cependant. Il « ne connut, dit de lui
P. Hazard, loc. cit., p. 162, d'autre idéal que d'être
libertin : aussi eut-il le temps de devenir le libertin-
type, le libertin par excellence, apparaissant comme
tel aux Français qui le regrettaient, aux Anglais qui
l'aimaient et aux Hollandais encore chez lesquels il
séjourna longuement ». Cet épicurien, qui entendait
obéir à sa raison, mais dans lu recherche du plaisir et
de manière à conquérir « l'agréable indolence du bon
Épicure », rejoignant les Padouans, prétendait n'abou-
tir sur Dieu, sur l'âme qu'à des antinomies. La foi, en
dehors de la raison, nous donne seule ces certitudes.
Cf. Œuvres de Saint-Évreinond, éd. Planhol, 3 vol. in-
8», Paris, 1927.
3° Le x vme siècle préparé. — Mais le xvir» siècle n'a
pas seulement prolongé, en l'affinant pour terminer, le
rationalisme du wic; il a une tout autre portée : il a
surtout préparé le philosophisme du xvin*. Le philo-
sophe du XVIIIe siècle en ciîet n'est pas simplement le
libertin prolongé : « dans Voltaire il y aura autre chose
et plus qu'un libertin. » P. Hazard, loc. cit., p. 169; le
mot de libertin cesse d'être employé dans son sens an-
térieur; il ni' signiiie plus que le débauché; l'incrédule
devient l'esprit fort, puis le philosophe. Quatre in-
fluences sont à l'origine de cette évolution :
1725 RATIONALISME. LA PRÉPARATION DU XVIIie SIÈCLE 1726
1. Descartes (1596-1650) et le cartésianisme. — De-
puis Huet, Censura philosophiœ carlesianœ, 1689, et
Alnetanee quœstiones sive de concordia rationis et fldei,
libri III, 1690, et depuis Bossuet qui écrivait à ce
même Huet, le 18 mai 1689 : « Ce que je pense de la
doctrine de Descartes? Il y a des choses que j'im-
prouve fort, parce qu'en effet je les crois contraires à
la religion t, cf. Brunetière, Études critiques, 5e série,
Jansénistes et cartésiens, p. 176 sq., jusqu'à nos jours,
personne — à l'exception de L. Dimier, Descartes,
1917, p. 303, qui apporte des réserves — ne croit
pouvoir nier que le philosophisme et par conséquent
le rationalisme contemporains se rattachent au carté-
sianisme. Pourtant, quoi qu'en aient dit après sa mort
quelques-uns de ses contemporains et récemment
M. Leroy, Descartes, le philosophe au masque, Paris,
1929, 2 vol., Descartes n'est pas un libertin qui, par
crainte des sanctions ecclésiastiques et civiles, cache
son incrédulité, ni, quoi qu'en ait dit C. Adam, Vie de
Descartes au t. xn et dernier de l'édition Adam-Tan-
nery des Œuvres de Descaries, 1897-1910, 12 vol. in-8°,
p. 553, un catholique « demeuré de la religion de sa
nourrice », parce que « c'était là quelque chose d'exté-
rieur qui tenait surtout aux circonstances et ne valait
pas la peine qu'on en changeât ». Sans doute, il ne fut
pas « un saint qui n'est que dévotion », comme dit le
même M. Leroy, résumant le livre d'A. Espinas, Des-
cartes et la morale, Paris, 1925, 2 vol.; il scandalisa
même des catholiques en allant vivre en Hollande,
1628-1649, cf. G. Cohen, Écrivains français en Hol-
lande pendant la première moitié du .xvne siècle, Paris,
1920, p. 357-692; il en irrita quelques autres par ses
attaques contre la scolastique ; mais, s'il fut un croyant
banal en regard de Pascal, il fut néanmoins un croyant
sincère. Au début, dès 1626, il donna même à ses tra-
vaux un but apologétique et si, suivant le mot de
L. Blanchet, Les antécédents historiques du : Je pense
donc je. suis, Paris, 1920, « les projets du savant prirent
bientôt le pas sur les visées de l'apologiste », jamais, il
n'écrivit rien que pussent condamner les théologiens
— on sait le soin avec lequel il leur soumit ses Médila-
iioncs de prima philosophia, in quibus Dei exislenlia et
animœ immortalitas demonslranlur, 1641, par crainte
sans doute après la condamnation de Galilée, mais
aussi par conviction sincère. Évidemment, il ne philo-
sophe pas en tant que croyant; mais, comme il se
refuse à «la sceptique chrétienne », qui, exagérant la
défiance envers la raison en choses de foi, détourne la
religion de la pensée et lui confie la direction de la vie,
comme il se refuse à la théorie de la double vérité,
convaincu qu'entre la foi et la raison bien conduite
— sa philosophie par conséquent — il ne peut y avoir
de conflit, « il ne lui déplaît pas de penser que son sys-
tème philosophique... donnera à la foi une précieuse
confirmation. Il fait même de la philosophie la préface
de la théologie... en ce sens qu'il met Dieu au point
de départ de sa physique; sa mathématique est inter-
dite aux athées; sa métaphysique prouve l'existence
de Dieu d'une manière aussi certaine que 2 fois 2
font 4 ». H. Gouhier, La pensée religieuse de Descartes,
Paris, 1924, p. 235. Elle montrait aussi que l'âme,
pensée, et le corps, étendue, étaient irréductibles l'un
à l'autre. La philosophie de Descartes apportait donc
à la religion un précieux appui contre les libertins
sceptiques et négateurs. Or, au premier moment, cela
passa inaperçu; on se passionna pour des questions de
détail, les tourbillons, les animaux-machines, mais
l'influence profonde fut restreinte. Cinquante ans plus
tard, tout est changé : le cartésianisme travaille en
faveur du rationalisme. On a rejeté la métaphysique
cartésienne — on sait les critiques qu'en formulait
déjà Pascal ■ — mais on a gardé la méthode du carté-
sianisme et ses tendances favorables au rationalisme.
Descartes, dira Fontenelle, « a amené cette nouvelle
manière de raisonner beaucoup plus estimable que sa
philosophie même ». Cf. P. Hazard, op. cit., p. 171-173.
Non seulement, le cartésianisme a achevé de discré-
diter les arguments et les positions traditionnels des
théologiens, mais son esprit est la confiance en la rai-
son. Cette confiance, Descartes ne la créa pas sans
doute, cf. G. Lanson, Le héros cornélien et le généreux
selon Descaries, dans Revue d'histoire littéraire, 1894,
p. 397, mais il a fait de la raison l'instrument unique de
la connaissance certaine, l'instrument tout-puissant du
progrès indéfini. Et, comme les vérités de la foi sont
d'un autre ordre, il s'ensuit qu'elles sont rejetées du
nombre des vérités certaines : leur acceptation ne dé-
pendra que de la volonté. D'autant plus que, par res-
pect plus encore peut-être que par crainte, Descartes
les a mises lui-même en dehors de son doute. Même
conclusion de son principe de l'unité de la science, de la
méthode, laquelle a sa première application dans les
mathématiques, et de cet autre que l'évidence est dans
l'idée claire et distincte. Il n'y a plus de préparation ra-
tionnelle à l'acte de foi. Par ailleurs, le doute métho-
dique, qui n'est pour Descartes qu'un procédé, faisait
appel à l'esprit de libre examen et de critique. Reste sa
conception mécanique du monde, où tout, jusqu'à
l'animal, devient machine. Dans ce monde, Pascal le
signalait déjà, il n'y a plus de place pour la providence
particulière et Dieu, vraiment le Dieu des philosophes
et des savants, n'est plus que l'explication de l'ordre
universel. Sa morale enfin est une sagesse purement
humaine. D'abord donnée comme une « morale par
provision », Discours sur la méthode, 1037, IIIe partie,
puis comme définitive, Lettres <i la princesse Elisabeth,
Correspondance avec Chanut, Traité des passions, repo-
sant sur une conception raisonnée de l'homme eu tant
qu'homme, à travers Charron, du Vair, Montaigne
même, elle rejoint les morales antiques. Elle est en
somme une morale du bonheur et île la tranquillité.
Étudiant l'homme du point de vue social, elle lui
commande le conformisme social et le juste milieu, un
pur relativisme donc; l'étudiant en lui-même, elle lui
commande la constance dans la volonté : une fois une
décision [irise, s'y tenir; la modération dans les désirs
et la soumission aux choses, puisqu'elles sont réglées
par l'ordre du monde. Cf. P. Mesnard, La monde de
Descartes, Paris, 1936, in-8°, et sur Descartes en général
.1. Chevalier, Descartes, Paris, 1921 ; G. Sortais, op. cit.,
t. m, 1929 ; Larberthonnière, Éludes sur Descartes,
2 vol. in-8°, Paris, 1935 ; G. de Giuli, Carlesio, Florence,
1933; Louis Berthé de Bésaucèle, Recherches sur l'in-
fluence de la philosophie de Descartes dans l'évolution de
la pensée italienne aux dix-septième et dix-huitième
siècles, Paris, 1920; M. Nicholson, The early stage of
Cartesianism in England, dans Sludies in philology,
t. xxvi, 3 juillet 1929.
2. Spinoza (1632-1677) « le premier qui ait réduit
l'athéisme en système », dépasse de beaucoup Des-
cartes — à qui le rattachent certains caractères;
cf. P. Lachèze-Rey, Les origines cartésiennes du Dieu
de Spinoza, 1932 — dans ses ouvrages, dont les princi-
paux sont le Tractatus theologico-polfticus, 1 [ambourg,
1670, in-4°, et VEthica ordine geomelrico demonstrata,
qui parut dans les Opéra posthuma, ibid., 1677. Cf. déli-
vres de Spinoza, traduction Saisset, l'aris, 1870, 3 vol.
in-12; traduction Ch. Appuln, Paris, 1904,3 vol. in-8°;
Spinoza Werke, édition Gebhardt, Heidelberg, 1923,
4 vol. in-8°. Juif élevé dans toutes les traditions de sa
race, ayant traversé des milieux chrétiens, surtout ceux
affranchis de la théologie et animés de l'esprit socinien,
connaissant la physique et la philosophie de Descaries, '
Spinoza a fait une critique destructrice des religions
révélées. 11 n'y a pas d'autre révélation que la lumière
naturelle de la raison. La Bible n'est donc pas l'exprès-
172
RATIONALISME. LA P H É P A RATION DU XVIII* SIÈCLE 1728
sion d'une révélation divine spéciale, mais bien du sen-
timent religieux d'Israël aux divers moments de son
existence. Elle est donc une révélation nationale qui
s'explique par ses conditions historiques. Les dogmes
qui y sont enseignés, providence, rétribution, accom-
modent à la faiblesse des humbles des réalités que leur
entendement ne saurait comprendre. Il en est de même
des histoires qu'elle raconte. Les prophètes sont tout
simplement des hommes doués d'une imagination plus
vive. Quant aux miracles, ils sont une illusion des
simples. Le cours des choses, nalura nalurala, comme
disait G. Bruno, est immuable. Tous les miracles de
l'Écriture sont susceptibles d'une interprétation natu-
relle. A quoi serviraient-ils d'ailleurs? Une doctrine
n'a d'autre justification, au regard du sage, que sa
conformité avec la lumière intérieure. L'indépendance
du philosophe à l'égard de l'Écriture est donc absolue
et la Bible doit être interprétée comme tout autre
ouvrage humain, non pas d'après des indications prises
du dehors, mais en elle-même. Pour cela, il faut donc
bien connaître l'histoire de la langue et ses lois; celle
de l'Écriture et ses caractères généraux; l'histoire du
canon, et aussi de chaque auteur, de chaque livre pour
en établir le degré exact de créance. En appliquant ces
règles, Spinoza arrivait à conclure que « les cinq pre-
miers livres de la Bible n'ont point été écrits par Moïse,
ni ceux de Josué, des Juges, de Ruth, de Samuel, des
Rois par ceux dont ils portent le nom, que les auteurs
du Nouveau Testament l'ont écrit non en tant qu'apô-
tres, mais comme hommes privés : cela se voit à leurs
divergences. La religion est donc indépendante des
croyances théologiques, des rites, où les Églises l'en-
ferment et par lesquels elles s'opposent, et l'État n'a
pas à prendre parti.
Mais qu'est donc vraiment ce Dieu au nom duquel
prétendent parler les religions? Cf. G. Huan, Le Dieu
de Spinoza, Arras, 1913. Il n'est pas le Dieu personnel,
transcendant, qui a créé et gouverne librement, inter-
venant dans le cours des choses pour aboutir à des fins
voulues par lui. Si l'on entend par substance ce dont le
concept peut être conçu sans avoir besoin du concept
d'une autre chose, et par attribut ce que la raison
conçoit dans la substance même comme constituant
son essence, Dieu est a l'Être absolument infini, la
substance unique douée d'une infinité d'attributs dont
chacun exprime une essence éternelle et infinie ». Des
attributs infinis de Dieu, nous ne connaissons que la
pensée et l'étendue. Tout ce qui existe est un mode de
la pensée ou de l'étendue divines. Immanent au monde,
Dieu est la cause universelle, natiira nalurans, non par
un acte libre de sa volonté, mais en vertu de la néces-
sité qui définit son être et suivant un ordre qui ne peut
être autre.
Mode de l'étendue et de la pensée divines, l'homme
n'a pas à devenir le saint : la religion se réduit à la
morale et la morale à la justice et à la charité, mais le
sage se connaît sub specie seternilatis, en son essence
éternelle, et il aboutit par là à la béatitude. Cf. V. Bro-
chard, L'élernilé des âmes dans la philosophie de Spinoza,
Études de philosophie ancienne et moderne, p. 371 sq.
L'influence de Spinoza ne fut pas grande sur les pen-
seurs de son temps ou sur les philosophes du xvme siè-
cle. On le trouvait obscur. Mais ses négations agirent sur
les jeunes et fortifièrent L'incrédulité. En 1731, dans sa
prétendue Réfutation des erreurs de Benoît de Spinoza.
Avec ta vie de Spinoza par Jean Coterus, Bruxelles,
in-12, Boulainvilliers tentera même de vulgariser les
idées de V Éthique.. Sur Spinoza, cf. L. Brunschvicg,
Spinoza et ses contemporains, 3' éd., Paris, 1923, in-8°;
Delbos, Le spinozisme, 1926; Van der Linden, Mblio-
grafie van Spinoza, La Haye, 1871; J.-R. Carré, .Spi-
noza, dans Revue des cours et conférences, 1936, en
particulier, 30 juillet : La religion de Spinoza.
Après Spinoza, de qui les contemporains le rappro-
cheront déjà, il faut citer Malebranche (1638-1715).
Bien que, dans sa volonté, ses œuvres, en particulier,
Recherche de la vérité, 1 674-1675, 3 in-12, Entretiens sur
ta métaphysique et sur la religion, Rotterdam, 1688,
in-12, et Conversations chrétiennes dans lesquelles on
justifie la vérité de la religion et de la morale de Jésus-
Christ, Paris, 1670, in-12, fussent une apologie des
dogmes chrétiens, Arnauld,Bossuet,Fénelon lui repro-
cheront d'avoir fait la part trop grande à la raison. Et,
comme, dans la pensée de rendre inattaquables les
dogmes fondamentaux du christianisme, incarnation,
rédemption, il les fait nécessaires, ainsi il aggrave les
difficultés traditionnelles touchant la déchéance de
l'homme et l'incarnation et il fournit des armes aux
incrédules. Bayle en usera. Cf. Gouhier, La philosophie
de Malebranche et son expérience religieuse, Paris, 1926,
in-8°; E. Allard, Die Angriffe gegen Descartes und Male-
branche im Journal de Trévoux, 1701-1715, dans
Abhandl. zur Philosophie und ihrer Geschichte, fasc. 43,
1924.
3. Le progrès scientifique. — 11 a commencé au xvre siè-
cle. Sous l'influence de Copernic, Telesio, Giordano
Bruno, après d'autres, la physique péripatéticienne et
scolastiquc a perdu de son autorité et l'étude de la
nature a été libérée de principes qui la faussaient ou
la stérilisaient. D'autre part, son domaine a été élargi.
Mais le xvi« siècle ne voit dans le mouvement des
choses qu'une forme delà vie : les choses sont vivantes;
une âme les anime; elles ont des antipathies ou des
sympathies, des influences mystérieuses que la science
se charge de découvrir.
Au XVIIe siècle, le progrès continue. Il se fait en ce
sens qu'à l'interprétation vitale des phénomènes et
du monde se substitue l'interprétation mécanique.
Toute cause de changement physique apparaît une
force mécanique mesurable; toute loi, un rapport
constant mesurable et, par conséquent, ramené à une
formule mathématique entre deux phénomènes ou un
groupe de phénomènes; le monde, un ensemble de
rapports nécessaires et constants se traduisant en lois
de plus en plus générales. C'est Kepler (1571-1630),
ce disciple de Tycho-Brahé (1546-1601), qui oriente de
ce côté la science : « Je croyais d'abord, dira-t-il, que
la cause motrice des plantes est une âme. Mais lorsque
j'en suis venu à considérer que cette cause motrice
s'affaiblit avec la distance, j'ai conclu que cette force ne
pouvait être que quelque chose de corporel.» Mais c'est
Galilée (1564-1612) qui conduira au mécanisme uni-
versel. Gassendi, astronome et physicien, et Descartes
parleront dans le même sens, chacun avec ses nuances
propres. En même temps, François Bacon (1561-1626),
partant de cette idée que la subtilité de l'esprit ne
saurait égaler celle de la nature et que, par rapport
aux choses, l'esprit est comme un miroir déformateur,
dans le Novum organum, 1620, le De dignilate et aug-
mentas scientiarum libri IX, 1624, et toutes les œuvres
qui forment V Instauratio magna, donne comme buta
la science la connaissance des causes (efficientes, il
exclut la cause finale), comme moyens de connaissance
l'expérience ou l'étude directe des phénomènes et leur
réduction à des phénomènes constants et mesurés.
Cf. (i. Sortais, op. cit., t. i, Paris, 1912. Le rationalisme
allait s'emparer de celte conception du monde pour
en exclure non seulement le miracle, mais encore, puis-
que le principe du mouvement est dans les choses, la
création et la providence générale. Cf. A. -A. Cournot,
op. cit., 1. III, xviie siècle.
I. L'influence anglaise. - - A ce moment même l'An-
gleterre entre en scène. C'est pour affirmer le rationa-
lisme; mais un rationalisme qui croit en Dieu, le
déisme, la religion naturelle, et qui même ne rompt
pas tout lien avec l'Écriture. Ce déisme est spécial;
1729
RATIONALISME. LA PREPARATION DU XVIIJe SIECLE
1730
on l'appellera le déisme anglais, le christianisme ra-
tionnel. "Voir ce mot, t. n, col. 2415-2417. Des Anglais
religieux, mais venus d'une secte protestante, gémis-
sent de voir les sectes de cet ordre s'excommunier l'une
l'autre et vont chercher à constituer « la religion »,
c'est-à-dire, à retrouver au fond de toutes les formes
religieuses chrétiennes des croyances communes que
tous puissent accepter et qui seraient entre les hommes
un lien et non une cause de division. Sur eux a passé
l'influence du socinianisme, entaché de pensée libre et
qui réclame l'interprétation purement rationnelle de
l'Écriture.
a) Cherbury. — Tandis que, en Hollande, Grotius
préparait son traité De veritale religionis chrislianœ
(1627), tendant à ramener la foi chrétienne à une ma-
nière de rationalisme universel, assez pénétré cepen-
dant de christianisme pour que l'on ait pu y voir
comme une apologie d'un christianisme libéral, l'An-
glais Herbert de Cherbury (1582-1648), voir Cher-
bury, publiait à Paris un livre qui indiquait bien sa
pensée : De veritale proul distinguilur a revelatione,
1624, et que Grotius approuvait. En 1645, il publiera
à Londres un autre traité déiste, De religione gentilium,
où il s'efforce de retrouver dans les religions antiques
l'essence de la religion. La religion se résume pour lui
en ces cinq choses : 1. Existence de Dieu; 2. nécessité
de lui rendre un culte; 3. ce culte ne consiste pas en
pratiques extérieures; la vertu et la piété, voilà le vrai
culte; 4. faire le mal est contraire à la conscience,
autrement dit à la raison; il faut donc se repentir du
mal que l'on a fait; 5. il y a une vie future et des
sanctions. Cf. C. Rémusat, Lord Herbert de Cherbury,
sa vie, ses œuvres, Paris, 1874, in-12.
b) Hobbes (1588-1679), voir son article, dépasse cette
position. L'auteur du Levialhan, 1631, et du De cive,
1642, qui met à l'origine de la société non pas Dieu ou
la nature, son œuvre, mais la volonté libre de l'homme,
un pacte social, et qui donne au souverain un pouvoir
absolu s'appuyant sur la force, en vertu de cette
conception et dans le désir d'assurer la paix religieuse,
reconnaît à ce même souverain le droit d'interdire
dans ses États toutes les religions qui lui paraîtraient
contraires à la paix publique, à sa propre autorité,
et d'imposer à tous ses sujets la religion qu'il jugerait
utile. D'ailleurs, la religion ne s'impose pas à l'homme
au nom de la raison; les Livres saints, dont se récla-
ment toutes les sectes chrétiennes, soumis à la critique
rationnelle, apparaissent bien ne pas mériter la
croyance qu'on leur apporte, et donner comme pro-
diges des choses dont tout simplement les contem-
porains ignoraient les causes. Cf. G. Sortais,
op. cit., t. n, Paris, 1922; Ad. Levi, La filosofia di
Tommaso Hobbes, Milan, 1929; Landry, Hobbes,
Paris, 1930.
c) Charles Blount, qui se suicida en 1693, s'inspirant
d'Herbert de Cherbury et de Hobbes, compléta leur
œuvre. Son grand ouvrage est la Vie d'Apollonius de
Tyane qu'il traduisit de Philostrate, en y ajoutant
notes et commentaires, 1680. L'analogie y est latente
entre Apollonius et Jésus-Christ. Et, si l'on rapproche
de cet ouvrage les lettres de Blount publiées après sa
mort sous ce titre Oracles de la raison, 1705, et les
œuvres moins importantes, qu'il publia lui-même,
Anima mundi, 1679, La grande Diane d'Éphèse, on
le voit faisant une critique moqueuse ou acerbe des
croyances surnaturelles, juives et chrétiennes, atta-
quant leurs preuves intrinsèques et historiques et sans
ménagement les miracles de l'Ancien Testament, avec
quelque modération ceux du Nouveau.
4° Période de transition (1680-1715). — L'incrédu-
lité du xvme siècle ne sortit pas toute faite cependant
de ces influences. Elles en constituent comme la pré-
paration lointaine. De 1680 à 1715, dans une période
de transition, se formeront les idées, les arguments
qu'émettront les rationalistes du xvnr3 siècle.
1 . Les relations de voyage : la relativité des religions
contre la transcendance du clirislianisme. — Le xvie siè-
cle avait commencé la découverte du monde; le xvne
avait continué : pour Dieu, pour le roi, pour le com-
merce, pour l'aventure, Hollandais, Anglais, Français
ont parcouru le monde, surtout l'Orient et l'Extrême-
Orient. De là de multiples récits de voyages. Cf. Bou-
cher de la Richarderie, Bibliothèque universelle des
voyages, Paris, 1808. P. Martino, L'Orient dans la litté-
rature française, Paris, 1906, compte, de 1660 à 1735,
cent relations de voyage; L. Bourgeois et L. André,
Les sources de l'histoire de France, i, Géographie, en
comptent cent soixante-neuf de 1670 à 1715. Mais alors
c'est toute une revision des jugements et des prin-
cipes. C'était un lieu commun de l'apologétique que la
transcendance du christianisme. Cf. De Chaumont, an-
cien évêque d'Acqs, Ré flexions sur le christianisme ensei -
gné dans V Église catholique, Paris, 1692, 2 vol. in-12. Or
les voyageurs vantent en général les peuples qu'ils ont
vus. On a le « bon sauvage » : Baron de Lahontan,D/'a-
logues curieux entre l'auteur et un sauvage de bon sens
(Iroquois) qui a voyagé et Mémoires de l'Amérique sep-
tentrionale, La Haye, 1703, 2 vol. in-12; le sage Égyp-
tien : Marana, Les entreliens d'un philosophe avec un
solitaire sur plusieurs matières de morale et d'érudition,
1696; le bon musulman : A. Reland (Hollandais), De
religione mahommedica libri duo; quorum prior exhibel
compendium theologiœ mahonunedicie ; poslcrior exa-
minai nonnulla quœ falso Mohammedanis Iribuunlur,
Utrecht, 1715, traduit eu français, en 1721, par le
pasteur David Durand, sous ce titre : La religion des
mahoméluns exposée par leurs propres docteurs avec des
éclaircissements sur les opinions qu'on leur a faussement
attribuées; le bon Chinois à qui va la vogue. Cf. l'art.
Cérémonies chinoises, t. ii, col. 2364-2391. De là,
deux conclusions : 1. La relativité des religions. Déjà
Chardin, Voyage en Perse, Londres, 1696, écrit : « Le
climat de chaque peuple est toujours, à ce que je crois,
la cause principale des inclinations et de la coutume
des hommes. » 2. La sagesse des autres religions égale
celle du christianisme. C'est la conclusion même que
tire Boulainvilliers de sa Vie de Mahomet avec des
réflexions sur la religion mahomélanc et les coutumes des
musulmans, Londres et Amsterdam, 1730 : chaque
nation possède une sagesse qui lui est particulière.
Mahomet ligure la sagesse des Arabes comme le Christ
figure la sagesse des Juifs. 3. D'aucuns exalteront
même, au-dessus du christianisme, la religion naturelle
qu'ils affecteront de trouver chez ces peuples : « Vive
le Huron! », s'écrie Lahontan; le sauvage s'élève par
la religion naturelle, la morale naturelle, la société
simple; c'est le civilisé qui est le barbare. Le philo-
sophe et le solitaire de Marana étalent une sagesse qui
n'a rien de chrétien et, des débats sur les cérémonies
chinoises, un Boulainvilliers, loc. cit., p. 180-181, tirera
ces deux leçons : les Chinois ont une civilisation admi-
rable et ils l'ont sans le christianisme, puisqu'ils sont
athées. Cf. V. Pinot, La Chine et la formation de l'es-
prit philosophique en France, 1640-1740, Paris, 1932.
Il y eut aussi des romans de voyages du même esprit.
L'auteur se transporte dans un pays imaginaire dont
il étudie l'état religieux — en fait, la religion natu-
relle — politique, social, et il montre qu'en face de cet
état le christianisme et plus particulièrement le catho-
licisme, les institutions politiques et sociales sont
absurdes et barbares. « Ce qui frappe en ces romans
c'est une volonté continue de détruire. Pas une tradi-
tion qui ne soit contestée. De sages vieillards vantent •
la religion sans prêtres, sans églises, dogmatisent contre
les dogmes, prônent la sagesse... des hommes qui ont
perdu la notion du péché. » P. Hazard, op. cit., 1. 1, p. 33.
1731 RATIONALISME. LES PRÉCURSEURS DU XVIIle SIÈCLE 1732
Tels, Les voyages et aventures de Jacques Massé,
Bordeaux-Cologne (Hollande), 1710, ouvrage anonyme
mais dont l'auteur est Tyssot de Patot, Genevois, pro-
fesseur de mathématiques à Dcventer. Massé est un
libertin. En passant à Lisbonne, il se convertit au
catholicisme, ressaisi par la religion de son enfance,
mais non convaincu par sa raison, la Bible lui appa-
raissant « un roman mal concerté », les prophètes un
« galimat ias ridicule », l'Évangile une « fraude pieuse ».
Un naufrage le jette ensuite «au beau pays du déisme »,
où l'incarnation est déclarée une «idée insupportable »,
indigne de Dieu, la création une « allégorie », Jésus-
Christ un grand homme, l'enfer une absurdité,
l'homme ne pouvant offenser Dieu, les mystères, « ce
que nous ne pouvons pas définir », la religion chrétienne
en somme une imposture, utile à certains égards, des
rois et des prêtres. Enfin Massé arrive à Goa, terre
d'Inquisition et un prisonnier de l'Inquisition s'y pro-
clame « universel, de la religion des honnêtes gens.
J'aime Dieu, dit-il, je l'adore et je fais du bien aux
hommes ». Quoi de mieux? Thèmes semblables, dans
la Terre australe, de Gabriel de Foigny, 1676, l' Histoire
des Sévérambes, de Denis Verras, 1677, 1678, 1679.
Cf. G. Lanson, Origines de l'esprit philosophique en
France, dans Revue des cours et conférences, décembre
1907-avril 1910; G. Atkinson, The exlraordinarg
Voyage in French literature before 1700, New- York,
1920; F. Lachèvre, Les successeurs de Cyrano de Ber-
gerac. La vie de Gabriel de Foigny, Paris, 1922; N. Van
Wyngaarden, Les odyssées philosophiques en France
entre 1616 et 1789, Harlem, 1932.
Il y a même vers ce moment un essai d'une histoire
comparée des religions, traitées toutes comme des
phénomènes de semblable origine dans hs Cérémonies
et coutumes de tous les peuples du monde, 1723-1737,
11 in-fol., de Jean-François Bernard. Toutes les reli-
gions se valent, dit-il, dans toutes les choses qui méri-
tent le mépris du sage, mais « il faut avoir pour
elles les égards que l'on a pour des personnes fort
âgées ».
2. La critique biblique : Richard Simon. — La Bible
a cessé d'être le livre sacré que la chrétienté entendait
tout entière dans le même sens. Les réformateurs ont
déjà contesté certaines interprétât ions traditionnelles;
les sociniens ont réclamé le droit de libre examen.
Mais le fait que la Bible est entre toutes les mains, que
la Benaissance a appelé à une revision des textes, et
surtout la difficulté de faire concorder la chronologie
des Chinois, des Égyptiens, qu'ont fait connaître les
explorateurs, les missionnaires, avec la chronologie
biblique — ou plutôt avec son interprétation tradi-
tionnelle — ■ va provoquer la naissance de l'exégèse
biblique, pour mettre la Bible en contradiction avec
les traditions des autres peuples, avec elle-même et
détruire son autorilé.
Sans parler de Capellc, dont l'orthodoxie n'est pas
douteuse, qui a écrit un Dr crilica sacra sive de variis
quse in sacris Velrris Tcstamcnli libris occurrunt lectio-
nibus libri VI, Paris, 1650, in-fol, les initiateurs sont
Hobbes (pli traite dans son Levialhan, III, 33, « du
nombre, de l'ancienneté, de l'autorité et de l'interpré-
tation des livres de la Bible »; le protestant [saac de
La Peyrèrc (1591-1670), voir La Pkyhère et aussi
Préadamites, de Bordeaux, qui, sur un passage de
V Épitre aux Romains, c. v, soutient qu'Adam n'est pas
le premier homme et qu'il y a des préadamiles : Prœa-
damilse, primi homines ante Adamum conditi, 1055.
in-4°; Spinoza qui proposera d'interpréter la Bible «par
une méthode semblable a celle qui sert à interpréter la
nature », où l'on étudie les phénomènes pour aboutir
à d'exactes définit ions. Mais le vrai Fondateur de1 l'exé-
gèse biblique, celui dont elle tient sa méthode et son
esprit, c'est l'oral orien Richard Simon (1638-1712),
Arguant de ce que l'Église s'appuie sur la tradition
et de ce que le protestantisme ne peut que perdre à
une revision scientifique des livres sacrés, il se livra
à cette re vision — malgré Bossuet — ■ dans l'Histoire
critique du Vieux Testament. 1085; V Histoire critique
des textes du Nouveau Testament, Botterdam, 1089,
in-4° ; l'Histoire critique des versions du Nouveau Testa-
ment, Botterdam, 1090. in 1" ; {'Histoire critique des
principaux commentateurs du Nouveau Testament, Bot-
terdam, 1093. in- 1", (contredite par Bossuet dans sa
Défense de la Tradition des saints Itères, 1703); le Nou-
veau Testament de Xolre-Scigneiir Jésus-Christ, traduit
sur l'ancienne édition latine avec des remarques, Tré-
voux, 1702-1703, 2 vol. in-4°, dit Version de Trévoux,
condamné par Bossuet et le cardinal de Noailles. «Ceux
qui font profession de critique, dit-il lui-même, His-
toire critique du Vieux Testament, 1. III, c. xv, ne doi-
vent s'arrêter qu'à expliquer le sens littéral de leurs
auteurs et éviter tout ce qui est inutile à leurs desseins.
Ils n'ont donc pas à tenir compte de considérations
I héologiques ou morales mais à traiter, tout comme ils
le feraient pour un livre profane, ces questions : 1. Les
livres donnés sont-ils bien de l'auteur à qui la tradition
les attribue? Ainsi, Moïse n'est pas l'auteur du Penta-
tcuque tout entier: il a fait les lois et les ordonnances;
des scribes ont rédigé sur son ordre et peut-être après
lui la partie historique; 2. les textes nous sont-ils par-
venus intégralement? Il y a dans tous des altérations,
des interpolations; 3. il faut retrouver la pensée même
de l'auteur. Kntre le sens traditionnel et théologique
donné a tel passage et le sens • grammatical ou littéral»,
le critique n'a pas à hésiter. « Il doit toujours avoir
devant les yeux le sens littéral. Autrement chacun
prendrait la liberté de traduire l'Écriture selon ses pré-
jugés et alors ce ne serait plus interpréter la parole de
Dieu, mais l'expliquer selon ses idées. » Histoire cri-
tique des versions du Nouveau Testament, 1690,
p. 447.
Un protestant, [saac Leclere (1057-1736), professeur
à Amsterdam, tout en combattant certaines de ces idées
tit écho à Bichard Simon en le dépassant. Dans les Sen-
timents de quelques théologiens de Hollande sur l'Histoire
critique du Vieux Testament composée par Richard Si-
mon, Amsterdam, 1085,2 in-8°, et dans ses Parrliasiana
un pensées diverses sur des matières de critique, d'his-
toire..., Amsterdam, 1099, in-8°, après avoir critiqué
l'hypothèse de Richard Simon sur le Pcntatcuque pour
en avancer une autre plus radicale, il soutient que, là
où la Bible ne s'accorde pas avec la conscience et la
raison, elle n'esl pas inspirée. Ainsi, les livres histo-
riques ne sont pas inspirés; les Proverbes sont un livre
de sagesse purement humaine. Ses attaques contre
Bichard Simon furent pour celui-ci l'occasion d'une
nouvelle publication : De l'inspiration des livres sacrés
avec la Réponse au livre intitulé : Défense des senti-
ments, Rotterdam, 1087, in-4°. L'œuvre de Bichard
Simon obligera les catholiques à une nouvelle exégèse
et fournira aux libertins un nouveau terrain de combat
et de nouvelles armes. Sur B. Simon, cf. A. Bcrnus,
Richard Simon cl son liisloire critique du Vieux Testa-
ment. La critique biblique au siècle de Louis XIV,
Lausanne, 1809; J. Denis, Critique et controverse ou
Richard Simon cl Bossuet, Caen, 1870; Margival, Essai
sur Richard Simon cl la critique biblique au XVIIIe siècle,
Paris, 1900, in-8°; H. Fréville, R. Simon et les protes-
tants, dans Revue d'histoire moderne, janvier-février,
1931.
3. Bayle : la critique des croyances, « le préjugé de la
raison » cl l'apologie de l'athéisme. - Pierre Bayle,
(1647-1700). voir son article, avec ses écrits Sur la
comète. 1082 1705, ses Nouvelles de la République des
lettres, 108 1-1087. son Commentaire philosophique sur
le Compclle inlrare. 1686-1687, et surtout son Diction-
1733 RATIONALISME. LES PRECURSEURS DU XVIII* SIÈCLE 1734
naire historique et critique, 1697, « qui a peut-être été
la plus grande œuvre de la première moitié du
xvme siècle » (D. Moinet, La pensée française au
xvme siècle, Paris, 1926), vaut à lui tout un groupe.
Il ne formule pas une doctrine : il détruit en jetant
le doute. Ses armes sont la critique rationnelle. « La
raison, a-t-il écrit dans le Commentaire, est le tribunal
suprême et qui juge en dernier ressort et sans appel. »
Il ruine toute démonstration a priori des thèses méta-
physiques, spiritualistes et religieuses, en montrant
toutes les contradictions, les incertitudes de la raison
quand elle s'attaque à ces problèmes, toutes les contra-
dictions aussi des croyants, catholiques et protestants ,
qui ne cessent de se combattre. Sa tactique est celle-ci:
il expose les thèses avec toute leurforec, puis il s'efforce
d'y découvrir des contradictions philosophiques ou
historiques, des impossibilités et les privant ainsi « de
tout point d'appui dans la nature et dans la raison
humaine, il les renvoie à la seule autorité divine ».
É. Bréhier, loc. cit., t. n, p. 300. Mais alors, interpré-
tant les faits que lui fournissent l'expérience et son
érudition qui est immense et ramenant le problème du
christianisme à un problème historique, il ruine par le
doute également les preuves externes de la croyance.
Il est donc impossible, soutient-il, d'établir d'une façon
incontestable : l'existence de Dieu, aux preuves de la-
quelle la raison peut opposer d'insolubles objections;
la providence — il y revient toujours — inconciliable
avec la permission du mal et la liberté de l'homme, et
par conséquent, l'incarnation et la rédemption: l'im-
mortalité de l'âme : le péripatétisme, Pompanace l'a
prouvé, ne l'établit pas et aux preuves de Descartes
Gassendi a opposé une réplique que l'on n'invoque pas
en faveur des dogmes; le miracle : il y a affinité entre
les miracles auxquels croit l'Église et les comètes au
pouvoir de prédiction desquelles croit le vulgaire. En
réalité, il n'est pas arrivé plus de malheurs que d'ordi-
naire dans les années à comètes. La croyance univer-
selle n'y fait rien : c'est « une illusion... de prétendre
qu'un sentiment qui passe de siècle en siècle ne peut
être faux». De même le miracle répugne à la raison. Rien
n'est plus digne de Dieu que de maintenir l'ordre du
monde. Que l'on n'invoque pas non plus en faveur des
dogmes leur utilité morale. L'immoralité la plus
flagrante ne se concilie-t-elle pas dans la pratique avec
la religion et des athées ne sont-ils pas d'honnêtes
gens? C'est un fait. On peut concevoir d'ailleurs une
société d'athées supérieure à une société de croyants :
de véritables chrétiens ne formeraient pas un État qui
pût subsister. « C'est que... les motifs religieux sont loin
d'être nos seuls motifs d'action », Art. Sadducéens,
rem. E., et la nature doit être réhabilitée. Dans le
domaine moral et pratique, la raison, qui, dans l'ordre
métaphysique, est impuissante, est pleinement et posi-
tivement souveraine. Elle pose, indépendamment de
toute religion, la loi morale, éternelle qui fixe le bien et
le mal, le vice et la vertu. Cette loi fait partie de notre
nature. « S'il y a des règles certaines pour les opérations
de l'entendement, il y en a aussi pour les actes de la
volonté. Ces règles ne sont pas toutes arbitraires; il y
en a qui émanent de la nécessité de la nature. » La
conscience est donc juge de la foi, juge de l'Écriture,
dont bien des récits prouvent la relativité; la morale
est indépendante de tout credo, heureusement, car le
christianisme est anti-social. D'une part, il a inspiré
d'atroces violences; d'autre part, il a livré ses tenants
sans défense. Enfin, comme les passions, non les idées,
conduisent les hommes, dit-il, il faut réhabiliter les
passions.
Bayle, on le voit, fut non pas un sceptique mais un
rationaliste, plus près de l'athéisme que du déisme.
Cf. J. Delvolvé, Essai sur Pierre Bayle (religion, cri-
tique et philosophie positive), Paris, 1919; L. Lévy-
Bruhl, Les tendances générales de Bayle et de Fonte-
nelle, dans Bévue d'histoire de la philosophie, janvier-
mars, 1927; Ducros, Les Encyclopédistes, 1900; Bru-
neti^re, Études critiques, v.
Une société de vrais chrétiens, avait dit Bayle,
ne saurait subsister, étant donné l'état présent du
monde, sans le luxe et le vice. L'idée fut reprise par
Mandeville, 1670-1733, dans la Fable des abeilles, pu-
bliée d'abord en 1705, puis en 1716 et en 1723, accompa-
gnée alors de Hemarques, en tout 2 vol. in-8°. Des abeilles
prospèrent parce que vicieuses; elles deviennent ver-
tueuses : c'est la misère et la dispersion. «L'orgueil,
source des dépenses, est une source de félicité publique ;
l'envie et la vanité sont des ministres de l'industrie;
la frugalité n'est pas autre chose qu'une suite de la
pauvreté. » Il y a donc accord parfait entre l'égoïsme
naturel et l'utilité sociale. Le Mondain de Voltaire
répondra au mondain dont Mandeville dessine le por-
trait et montre l'utilité sociale. Cf. A. Morize, L'apolo-
gie du luxe au xvnr siècle. Le Mondain et ses sources,
Paris, 1909.
4. Fon.ten.elle : lu notion de loi et le déterminisme. — -
Fontenelle (1657-1757), auteur d'une tragédie, deDi'a-
logues des morts, d'Opéras, de Pastorales, sans grande
valeur, publia en 1686 une œuvre de vulgarisation
scientifique dans le goût du temps. Entretiens sur la
pluralité des mandes; en 1687, son Histoire des oracles.
Secrétaire de l'Académie des sciences de 1697 à 1740,
il donnera une Histoire de V Académie royale des sciences
depuis le règlement fait en 1699 et des Eloges historiques
des Académiciens de 1708 à 1739. Son Histoire des
oracles, suite des Pensées sur la comète , émut beaucoup
le monde chrétien. Ces l'ères de l'Église, estimant (pie
les oracles païens étaient rendus par les démons et
qu'ils avaient cessé a la venue du Christ, avaient tiré de
ce fait un argument en faveur du christianisme. Mais,
en 1683, le Hollandais, Van Dale, De oraculis veterum
ethnicorum dissertationes duo, Amsterdam, avait sou-
tenu que les oracles anciens étaient une imposture des
prêtres et avaient cessé non à l'apparition du Christ,
mais sous les empereurs chrétiens. Fontenelle, le Cy-
dias de I.a Bruyère, avait repris ce livre très lourd pour
en faire une œuvre très claire. La thèse des Pères,
soutient-il, est une explication commode des miracles
du paganisme, mais par là même elle est suspecte. La
vérité est que les oracles n'ont point cessé à l'avène-
ment du Christ. Ils n'avaient même pas à cesser,
n'étant (pie des impostures sacerdotales, Lt une assimi-
lation s'insinue tout le long du livre entre le christia-
nisme et les religions antiques. Et ainsi, non seulement
est enlevé à l'apologétique un de ses arguments et
atteinte l'autorité des Pères, mais l'action de Dieu dans
l'histoire est niée : donc ni prophéties, ni miracles, ni
surnaturel: niée aussi l'existence des démons, assimilés
les prêtres chrétiens aux prêtres païens, les fidèles à
des dupes et encouragé l'esprit de critique. Mais plus
grave peut-être est la leçon qui découle de la Pluralité
des mondes et de l'œuvre scientifique de Fontenelle.
Cartésien convaincu, il voit le monde soumis à un
unique système de lois et la connaissance du monde
pouvant être ramenée à une science unique de forme
déductive. Évidemment on est loin de cela, mais l'on
y tend. C'est la loi de l'esprit humain, dit Fontenelle,
de chercher, dans le connu, l'explication de l'inconnu.
Les mythes, les fables ne sont que cela. A mesure que
l'homme connaîtra mieux les faits, à mesure ses expli-
cations entreront dans la science. On peut même con-
cevoir une histoire a priori, où, de la nature humaine
scientifiquement connue, on pourra déduire les faits
historiques à venir. Fontenelle a l'idée complète du
déterminisme. Cf. Maigron, Fontenelle, 1906; Laborde-
Milaa, Fontenelle, 1905; Faguet, Dix-huitième siècle;
Brunetière, Éludes critiques, v; Fontenelle, Œuvres,
173!
RATIONALISME. LES PRÉCURSEURS DU XVIIIe SIECLE 1736
1790, 8 in-8°; Trublct, Mémoires pour servir à l'his-
toire de la vie el des ouvrages de M. de Fonlenelle, 1761,
in-12.
5. Newton et Locke : expérience et empirisme, méca-
nisme et matérialisme. — Newton (1642-1727) et Locke
(1632-1704), furent vraiment les maîtres du xvm» siè-
cle, qui ne les entendit pas toujours comme ils eussent
voulu : ils étaient croyants, même Locke, latitudina-
ristc plutôt que déiste, mais tels qu'i! plut aux philo-
sophes anti-chrétiens. Newton n'admettant d'autre
explication des phénomènes que celle « déduite d'eux-
mêmes », par l'expérience, non fîngo hypothèses, il sera
permis d'exclure les causes finales. De son côté la loi
de la gravitation, bien que Newton l'ait complétée par
l'appel à ce Dieu géomètre et architecte qu'acceptera
Voltaire, permet de réduire l'univers à un mécanisme
universel, où il n'y aura place pour aucune action sur-
naturelle et à peine pour une action ordinaire de Dieu.
Enfin l'attraction pouvant s'expliquer par une pro-
priété de la matière, la matière apparaîtra comme
pouvant avoir des propriétés « à l'infini », dira "Vol-
taire, Philosophie de Newton, 2e partie; et alors pour-
quoi pas la pensée? Cf. L. Bloch, La philosophie de
Newton, Paris, 1008; D. Mornet, Les sciences de la
nature au XVIIIe siècle, 1911.
Locke, (1632-1704) Essai sur l'entendement, 1690, Le
christianisme raisonnable, 1696, combat la théocratie
anglicane et réserve les droits de la conscience, affirme
que laBible suffit au salut, mais interprétée par la cons-
cience humaine qu'aucun système humain ne satisfait
et qui trouve ici la parfaite morale; il accepte le mi-
racle, mais le fait relatif à la doctrine et au témoin, et
ramène en somme le christianisme à l'humain, à un
véritable déisme. D'autre part, jugeant que tout cela
suppose fixés les pouvoirs et les limites de notre enten-
dement, il établit la valeur et la dignité supérieure du
fait. Au point de départ de toute opération intellec-
tuelle est la sensation. L'esprit n'enferme ni idée, n:
principe à l'état de virtualité. La pensée est l'action
de l'âme, non son essence. Et à ce propos, il ajoute :
« Nous ignorons à quelle espèce de substance Dieu a
trouvé à propos d'accorder cette puissance..., il aurait
pu la donner à quelques amas de matière disposés
comme il le juge à propos. » Cette réflexion qui rejoi-
gnait la découverte newtonienne d'une propriété incon-
nue de la matière sembla autoriser le matérialisme et
les Encyclopédistes parleront avec foi de la matière
pensante. Cf. Carlini, La filosofia di Locke, Florence,
1920; Ch. H. Morris, Locke, Berkeley, Hume, Oxford,
1931; Al. Campbell Frazer, Locke, Londres, 1932;
H. Ollion, La philosophie générale de John Locke, Paris,
1 908 ; Ascoli, La Grande-Bretagne devant l'opinion fran-
çaise au XVIIIe siècle, Paris, 1930, et ici l'article
Locke.
6. Grotius, Pufendorf, Cumberland : les droits de
l'homme el de la société fondés sur la nature; séculari-
sation du droit. — La chrétienté avait trouvé dans
l'Évangile le fondement des droits de l'homme et des
sociétés. Machiavel et Hobbcs avaient opposé à cette
doctrine la théorie du droit absolu, unique du prince,
que rien ne limite ni du côté de Dieu, ni du côté de
l'homme. Or, dès 1625, Grotius, dans le De jure belli el
pacis libri duo, revendiquait contre Machiavel, pour
l'homme et les sociétés, des droits imprescriptibles,
mais à ces droits il donnait comme fondement premier
la nature considérée en elle-même en dehors du Créa
tcur. On peut aussi, ajout ait-il cependant, voir en
Dieu l'auteur de ce sentiment des droils de l'homme et
de la société. En 1640, dans son Truite théologlco-
politique, il écrivait : Propositlo vi, Unaquœque res,
quantum in se est, in suo esse perseverare conatur. Res
enim singulares modi surit quibus Del allribnta certo et
determinalo modo exprimuntur; hoc est res polenliam,
qua Deus est el agit certo et determinalo modo, expri-
munl; neque ulla res aliquid in se habel, a quo possil
destrui, sive quod ejus exislcntiam tollal; sed contra
omne, quod ejus exislcntiam potest tollere, opponitur;
adeoque quantum potest, et in se est, in suo esse perse-
verare conatur. Même note dans Pufendorf. De jure
naturee el genlium libri octo, 1672; dans Cumberland,
De legibus naiurœ disquisilio philosophica, 1672,
répondant à Ilobbes; dans Thomasius, h'undamenta
juris natures et genlium, ex sensu commuai deducta,
1 705 ; dans Gravina, Origines juris ciuilis quibus orlus et
progressus juris civilis... explicanlur, 1708 ; dans Locke,
Du gouvernement civil, 1689, où il est dit en effet :
« La raison... enseigne à tous les hommes... qu'étant
égaux et indépendants tous, nul ne doit nuire à un
autre au regard de sa vie, de sa santé, de son bien...
lex insita ralione ». Jurieu, Seizième lettre pastorale de
la troisième année, 15 avril 1689 : De la puissance du
souverain, de son origine et de ses bornes, ira jusqu'à
reconnaître aux peuples le droit à l'insurrection;
cf. Possuet, Cinquième avertissement aux prolestants :
Le fondement des empires renversé par le minisire Ju-
rieu, 1690. Voir Franck-Puaux, L'évolution des théories
politiques du protestantisme français, pendant le règne
de Louis XIV, dans Bulletin de la société d'histoire du
protestantisme français, 1913, et Les défenseurs de la
souveraineté du peuple sous le règne de Louis XIV,
ibid., 1917; .J. Dedicu, Le rôle politique des protestants
français, Paris, 1920. — Sur l'ensemble de la question,
cf. E. Wolf, Grotius, Pufendorf, Thomasius. ..,Tubingue,
1927; G. Gurvitch, L'idée du droit social, Histoire
doctrinale depuis le XVIIe siècle jusqu'à nos jours, 1931 ;
L. Le Fur, La théorie du droit naturel depuis le XVIIe siè-
cle..., dans Recueil des cours de V Académie de La Haye,
t. xviii, 1927, p. 393 sq.
7. Bayle, Locke. : l'idée de la tolérance. — Si la vraie
religion est la religion naturelle, telle que la demande
la simple raison humaine et par rapport à laquelle les
religions positives ne sont que des superfétations,
comm? le veut Bayle, et si, de par la nature, tous les
hommes ont le droit de penser librement, et si, entre
le souverain et le sujet, il y a un pacte bilatéral, comme
le veut Locke, la tolérance se déduit de là nécessai-
rement. Locke, Essai sur la tolérance, 1666 ; Epistolœ de
toleranlia, Ve, 168»; 2% 1690; 3% 1692, soutient que le
droit du mandataire se réduit à interdire les attitudes
religieuses contraires au pacte social : en Angleterre,
par exemple, le papisme, qui appelle l'intervention
d'un souverain étranger et l'athéisme puisque la
croyance en Dieu garantit l'ordre. D'ailleurs, la vraie
religion ignore hs prêtres, la véritable Église étant une
« société volontaire d'hommes qui se réunissent de leur
propre gré, afin d'adorer publiquement Dieu de la
façon qu'ils pensent lui être agréable » et à cela, ces
hommes ont de par la nature un droit absolu. Cf. Ch.
Bastide, Jolin Locke. Ses théories politiques el leur in-
fluence en Angleterre, Paris, 1906. Au xvnr3 siècle,
Fénelon passera pour un apôtre de la tolérance. Il
devra cette réputation a l'Écossais Hamsay, qu'il
avait converti en 1709. Cf. A. Chérel, Ramsay et la tolé-
rance de Fénelon, dans Revue du xvme siècle, janvier-
juin 1918; Fénelon au xviii" siècle en France, 1917;
A. -M. Ramsay, Paris, 1926, in-8°. Comparer ce que dit
Bossuet de la tolérance, dans une lettre de 1692 à
Leibniz : » .le crois que ceux qu'on appelle sociniens et
avec eux ceux qu'on nomme déistes et spinozistes, ont
beaucoup contribué à répandre celte doctrine qu'on
peul appeler la plus grande des erreurs, parce qu'elle
s'accorde avec toutes. Car craignant de n'être pas
soufferts et que les lois civiles ne s'en mêlassent, ils ont
été bien aises d'établir qu'il fallait tout soufTrir. Delà
est né le dogme de la tolérance... » Cité par P. Hazard,
op. cit., t. n, p. 95.
1737
RATIONALISME. LE XVIIle SIÈCLE. CARACTÈRES GÉNÉRAUX
1738
8. La querelle des anciens el des modernes (1690-
1720) : la nolion du progrès naturel indéfini. — Cette
fameuse querelle où Fontenelle, Digression sur les
anciens et les modernes, 1688, intervint aux côtés de
Perrault, fut autre chose qu'une querelle purement
littéraire. Elle traduit ce sentiment du progrès, qu'au-
torisaient les découvertes scientifiques et autres du
temps, que Pascal exprimait déjà dans l'image bien
connue : « Toute la suite des hommes doit être consi-
dérée comme un même homme... qui apprend conti-
nuellement », Fragment d'un traité sur le vide. Mais
aussi ce sentiment de progrès, qui faisait descendre sur
la terre l'objet de l'espérance chrétienne, se tournait
contre la tradition et par conséquent contre le
christianisme, l'homme, ayant pris confiance en ses
facultés, a non seulement perdu le sentiment de la
déchéance originelle, mais des limites et des contra-
dictions de sa nature, sur lesquelles Pascal encore avait
tant insisté. Et l'homme entend poursuivre ce progrès
indéfini en dehors du christianisme et même contre lui.
Tout cela est senti au moins confusément. Cf. H. Ri-
gault, Histoire de la querelle des Anciens el des Mo-
dernes, Paris, 1859, in-8°; A. Comte, Cours de philo-
sophie positive, t. m, 47e leçon; Brunctière, L'évolution
des genres, Paris, 1890, in-12, 4e leçon. Ce dernier
I signale comme conséquence de la querelle, « l'idée
d'une certaine relativité des choses littéraires ». On
verra plus loin l'idée de relativité s'introduire dans les
questions de religion.
Sur l'ensemble de cette période cf. Busson, op. cit.; Coxir-
not, op. cit; A. Monod, l>e Pascal à Chateaubriand. Les dé-
fenseurs français du christianisme de 1670 à 1802, Paris,
1916; (i. I.anson, Origines et premières manifestations de
l'esprit philosophique dans la littérature française de 1675 à
1748, dans Revue des cours el conférences, déc. 1907-avriI
1910; La transformation des idées morales et la naissance des
morales rationnelles de 1680 à 1715, dans Revue du mois, jan-
vier 1910; Questions diverses sur l'histoire de l'esprit philo-
sophique en France avant 1750 dans Revue d'histoire litté-
raire, 1912; P. Hazard, op. cit., t.i; D. Mornet, Les origines
intellectuelles de la Révolution française, Paris, 1933.
V. Au xvmc siècle (1715-1815). Le philoso-
phisme. — 1° Les principes et les caractères généraux
du xvme siècle; 2° Première période, de 1715 à 1750;
3° Deuxième période, de 1750 à 1780; 4° Troisième
période, de 1780 à 1815.
C'est vers 1750 seulement que se manifestera dans
toute son étendue, sa force et son ardeur au combat Le
philosophisme antichrétien du xvme siècle. Mais, dès
1715, les principes du siècle sont fixés et ses caractères
généraux.
1° Les principes et les caractères généraux du
XVIIIe siècle.— 1 . La souveraineté de la raison. — Ce mot ,
on l'oppose à préjugé, ignorance, crédulité, super-
stition, en réalité à la révélation et à l'autorité. Aucune
conciliation mais une irréductible opposition entrela
raison et la foi. Pas de « double vérité ». La raison
décide. N'est-elle pas la lumière donnée par la nature?
« Partout où nous avons une décision claire et évidente
de la raison, nous ne pouvons être obligés d'y renoncer
sous prétexte que c'est une matière de foi. Nous
sommes hommes avant d'être chrétiens. » Encyclopédie,
art. Raison. « Qu'importe que d'autres aient pensé de
même ou autrement que nous, pourvu que nous pen-
sions selon les règles du bon sens. » Ibid., art. Philo-
sophie. « Philosopher, c'est rendre à la raison toute sa
dignité et la faire rentrer dans ses droits. » Ibid. « La
philosophie consiste à préférer. ..la raison à l'autorité.»
Ibid. On est loin du « Taisez-vous, raison imbécile ».
La foi en la raison remplace la foi en la révélation
et enl'Église. La raison est commune à tous, puisqu'elle
vient de la nature universelle : rien n'est hors de son
domaine; elle se suffit à elle-même : « il n'y a plus lieu
de parler des raisons du cœur », et pour qu'elle puisse
prononcer en toute sécurité sur toute matière, il ne
saurait plus être question de dispositions morales
nécessaires au jeu de l'intelligence. « Toutes les
sciences réunies, dit le Discours préliminaire de l'Ency-
clopédie, ne sont autres que l'intelligence humaine,
toujours une, toujours la même, si variés que soient
les objets auxquels elle s'applique. » Et cette raison
souveraine, ce n'est pas la puissance spéculative qui
édifie la métaphysique : Newton et Locke ont détrôné
Descartes; c'est le bon sens. Une chose est vraie qui
est évidente pour le bon sens ou qu'a rendue évidente
l'expérience. « Le philosophe... aime mieux faire l'aveu
de son ignorance toutes les fois que le raisonnement
ne saurait le conduire à la vraie raison des choses... Il
ne se rend qu'à la conviction qui naît de l'évidence. »
Ibid. «Le xvme siècle, dira Brunctière, Histoire et
littérature, a cru à deux choses : ayant nié ce qu'il y a
de fixe et de solide, il a mis sa complaisance dans ce
qu'il y a de plus trompeur et de plus changeant dans
l'homme, l'expérience de l'œil et de la main, et dans ce
qu'il y a de plus illusoire et de plus faillible au monde,
la raison raisonnante. »
Ce principe a pour corollaire les droits absolus de la
libre discussion et de l'esprit critique. Les dogmes que
Descartes a soustraits soigneusement à son doute
seront de toute nécessité soumis à la critique ration-
nelle. « Notre âge, écrira Kant, est vraiment l'âge de
la critique; rien ne peut échapper à son tribunal, ni la
religion avec sa sainteté, ni le législateur avec sa
majesté. »
2. La morale fixée par la raison pratique ou la cons-
cience. L'hédonisme cl la morale sociale. Le progrès mo-
ral lié au progrès de la raison. — La morale est indé-
pendante de la religion, antérieure et supérieure à elle.
« Toutes les nations civilisées s'accordent sur les points
essentiels de la morale, autant qu'elles diffèrent sur
ceux de la foi. » Encyclopédie, art. Morale. D'ailleurs
les athées ne peuvent-ils pas être aussi vertueux que
des croyants? Enfin, « la foi tire sa principale sinon sa
seule vertu de l'influence qu'elle a sur la morale ».
Ibid. La crainte des sanctions annoncées par la religion
peut en effet retenir dans le devoir ceux qui ne pensent
pas. C'est donc la raison pratique ou la conscience
individuelle qui fixe la loi morale. La vertu n'est autre
chose que l'habituelle soumission à la conscience. « La
grâce détermine le chrétien à agir; la raison détermine
le philosophe. » Ibid., art. Philosophie. Or, d'une part,
la conscience éclairée par la nature invile l'homme a
chercher le bonheur : « Le vrai philosophe ne se croit
pas en exil en ce monde; il veut jouir en sage philo-
sophe des biens que la nature lui ofïre... 11 n'est pas
tourmenté par l'ambition, mais il veut avoir les com-
modités de la vie, ...un honnête superflu. » l'as d'ascé-
tisme. Suivre la nature; obéir même à ses passions,
mais soumises à la raison. « Les autres hommes sont
emportés par leurs passions; ils marchent dans les
ténèbres; ...le philosophe, dans les passions mêmes,
n'agit qu'après la réflexion; il marche dans la nuit,
mais un flambeau le précède. » Ibid. « L'homme est
fait pour le bonheur et il n'est point vrai que l'homme
passe infiniment l'homme. » D'autre part, il vit en
société, c'est un fait; quelle que soit l'origine de ce
fait, « la raison exige du philosophe qu'il travaille à
acquérir les qualités sociales. La société civile est, pour
ainsi dire, une divinité pour lui ». Ibid. 11 sait en effet
que les autres hommes ont des droits qu'il doit respec-
ter, s'il veut que ses droits soient respectés, et lui ren-
dent des services qu'il doit reconnaître, s'il veut en
profiter. En somme, l'homme n'a qu'à suivre sa na-'
turc; il n'a de devoirs pour le contraindre qu'envers ses
semblables; le droit de la nature s'arrête où commence
le droit de la société. La loi morale est uniquement
I 739
RATIONALISME. LE DEISME ANGLAIS
1740
sociale. Le progrès moral intérieur qui fait le vrai philo-
sophe — il n'est plus question du saint : « l'idée de la
sagesse n'est demeurée liée à celle, de la théologie que
dans l'esprit des prêtres orgueilleux et de leurs imbé-
ciles esclaves », Encyclopédie, loc. cit. — dépend uni-
quement des lumières de la raison. Plus un homme es1
éclairé, meilleur il est. « Plus vous trouverez la raison
dans un homme, plus vous trouverez en lui de probité.
Il est pétri, pour ainsi dire, avec le levain de l'ordre et
de la règle; il est rempli des idées du bien de la société
civile. Le crime trouverait en lui trop d'opposition. »
Cf. G. Lanson, La transformation des idées morales ri
la naissance des morales rationnelles de 1680 à 1715,
dans Revue du mois, janvier 11)10; P. Pellisson, La
sécularisation de la morale au xvui" siècle, dans La
Révolution française, 1903; La question du bonheur nu
xvnie siècle, dans La grande revue, 1906; W. Menzel,
Der Kampf gegen den Epicureismus in der franzôsisrhen
Lileratur des xvm. Jahrhundcrls, Breslau, 1931.
3. La Nature remplace Dieu et la Providence. — La
nature! mot dont usent beaucoup les « philosophes »,
mais qui est vague. En laissant de côté ces sens : ce
qui est spontané, primitif — l'ensemble des choses et
des êtres, tels qu'ils nous apparaissent — l'ensemble
des forces conscientes ou inconscientes qui conduisent
un être vers sa fin, ils font signifier à ce mot — après
Rabelais, Molière — d'abord l'ensemble des forces
saines et vitales qui, dans l'âme comme dans le corps,
appellent l'homme à une activité sans souffrances,
sans sacrifices, qui satisfera son âme et son corps.
« O Nature, dira Diderot, souveraine de tous les êtres,
et vous, ses filles adorées, Vertu, liaison, Vérité, soyez
à jamais mes seules divinités. Montre-nous, ô Nature,
ce que l'homme peut faire pour obtenir le bonheur que
tu lui fais désirer. » Évidemment, cet homme naît bon,
— il ne saurait être question du péché originel — et,
comme il vient d'être dit, il n'a qu'à suivre la nature.
La nature, c'est encore cette puissance mystérieuse
qui assure l'ordre du monde — le Système de la nature
— qui peut même en être l'explication; puissance
aveugle, que ne conduit aucun but moral; immuable
puisqu'elle régit tout suivant des lois nécessaires, sui-
vant un invincible déterminisme. De cette conception
des choses découlent ces conséquences : a) Le miracle
est impossible, la providence particulière ne peut
s'exercer et la prière est inutile. « Tu es en délire, écrit
Diderot, Supplément au voyage de Bougainville, si tu
crois qu'il y ait rien soit en haut, soit en bas, dans
l'univers, qui puisse ajouter ou retrancher aux lois de
la nature. » b) Les causes finales seront exclues du
savoir. Elles ne sauraient entrer dans l'explication des
choses, c) L'histoire se développe suivant des lois
nécessaires, « qui découlent de la nature même des
choses », et non suivant les volontés libres et morales
du Dieu de l'Histoire universelle, d) Dieu est-il même
nécessaire à l'origine des choses? e) Kl l'homme est-il
vraiment libre?
4. La religion naturelle supérieure aux religions posi-
tives. — Niant tout le surnaturel, la révélation, le
miracle et même la grâce, puisque l'homme se suffit à
lui-même, les philosophes qui acceptent Dieu parlent
de la religion naturelle ou du déisme. Au début du
siècle, Pénelon écrivait : - l.es libert ins de notre temps
se font honneur de reconnaître un Dieu créateur, dont
la sagesse saute aux yeux dans sesouyrages, mais, selon
eux. ce Dieu ne serait ni bon, ni sage s'il avait donné
a l'homme le libre arbitre, c'est-à-dire le pouvoir de
pécher, de renverser l'ordre et de se perdre éternel
lement (on reconnaît ici l'objection que Bayle répète).
En ôtanl toute liberté réelle, on se débarrasse de tout
mérite, de tout blâme, de toul enfer; on admire Dieu
sans le craindre el on vit sans remords au gré de ses
passions. » Lit l'évêque anglican Gastretl : « Le déiste
est celui qui, admettant un Dieu, nie la providence...
el ne se croit obligé au devoir que pour des raisons
d'intérêt public ou particulier, sans la considération
d'une autre vie. » Cité par É. Bréhier, loc. cit., t. n,
p. 323. Ces idées demeureront jusqu'au bout du siècle,
celles des philosophes déistes, chacun d'eux leur don-
nant une nuance particulière.
Que sont donc les religions positives et, pour préci-
ser, le christianisme? Les religions positives ont pour
origine, d'une part, l'ignorance des causes naturelles,
de l'autre, l'ambition des prêtres et des rois. Elles ont
été funestes à l'humanité. Cf. Encyclopédie, art.
Prêtres : « Dieu est trop bon essentiellement, avait dit
Bayle, Ce que c'est que la France toute catholique sous
le règne de Louis le Grand, Saint-Omer, 1686, pour être
l'auteur d'une chose aussi pernicieuse que les religions
positives, il n'a révélé à l'homme que le droit natu-
rel, mais des esprits ennemis de notre repos sont
venus de. nuit semer la zizanie dans le champ de la
religion naturelle, par l'établissement de certains cuit es
particuliers, semence éternelle de guerres, de carnages
et d'injustices. » Cf. Voltaire, Dictionnaire philoso-
phique, art. Religion... C'est donc, un devoir de com-
battre les religions positives. Les attaques des philo-
sophes portèrent en particulier sur les miracles rap-
portés dans l'Écriture. Ils en contestèrent ou la possi-
bilité, ou l'authenticité, ou la possibilité de les cons-
tater, ou la valeur démonstrative.
5. La valeur absolue du droit naturel, fondé sur la
raison et la nature souveraines — par elles-mêmes —
en dehors de Dieu. Et par conséquent de la personne
humaine. Parmi ces droits, celui de pratiquer la reli-
gion qui semble bonne. Ce droit impose l'obligation de
la tolérance à tous. L'homme est indéfiniment perfec-
tible, comme sa raison.
l.es philosophes n'affirmèrent souvent ces idées que
sous des formes cachées, ou dans des ouvrages ano-
nymes, craignant la censure et ses conséquences. Leurs
rases furent multiples.
2° Première période, de 1715 à 1750. — 1. Le ratio-
nalisme anglais : le christianisme rationnel. — De 1715
à 173 1, c'est l'Angleterre qui donne le ton. Ses déistes
s'y sont mis à l'école de Bayle, l'ennemi de la révé-
lation et des dogmes, le champion de la raison et de la
conscience; ils vulgariseront ses thèses en Angleterre
et plus encore en France où ils seront influents. Ils don-
neront à ces thèses cependant un aspect tout spécial,
on l'a vu : ils les rattacheront aux Livres saints et aux
croyances dont ces Livres sont la base. Convaincus que
la raison et la conscience sont les lumières supérieures
de l'homme, ils s'efforceront de ramener les ensei-
gnements de l'Écriture sur le plan de la raison et par
conséquent le christianisme à la religion naturelle, ses
preuves extrinsèques, prophéties et miracles, à des
événements selon la nature, sinon ils les expliqueront
par la faiblesse intellectuelle des croyants et l'impos-
ture des prêtres. Les institutions religieuses qui se
réclament du christianisme, le culte et le clergé,
deviennent ainsi des institutions tout humaines et
arbitraires. Vivant dans un pays où le clergé est riche-
ment doté et très influent, les déistes anglais, qui
viennent la plupart des sectes dissidentes, sont violem-
ment anticléricaux. Aucun d'entre eux cependant ne
traite la question dans toute son ampleur. L'un s'en
prend à tel caractère surnaturel du christianisme, un
autre à tel autre.
a) Toland. Le premier en date des écrivains
déisles. qui vont cont iniier l'œuvre inaugurée par 1 1er
berl «le Cherbury et Blount, est Toland (1669-1722).
Irlandais catholique, il apostasie en Ecosse, et il arrive.
bientôt au christ ianisme purement rationnel, dans son
livre, Le christianisme sans mystères, Londres, 1696.
Sa thèse est la suivante : Le christianisme vient de
1741
RATIONALISME. LE DEISME ANGLAIS
1742
Dieu, comme le prouvent les miracles du Nouveau
Testament — les autres miracles, «ceux qu'acceptent
les papistes, les juifs, les brahmanes et les mahomé-
tans », il ne les accepte pas. Par ailleurs, la raison
est la lumière que Dieu nous a donnée. La révélation
n'en est pas une autre, mais un moyen d'information.
Nous devons donc l'interpréter avec notre raison, la
dépouillant de tout ce que n'accepte pas cette raison.
Mais il va dépasser cette position relativement
conservatrice. Dans sa Vie de Millon, 1698, il jette le
doute sur l'authenticité de l'Écriture et dans VAmyn-
tor, 1699, qu'il écrit pour se défendre, devançant
l'école de Tubingue, il répand sur les Évangiles cano-
niques l'ombre des apocryphes. Ses Lettres à Séréna,
1704, que traduira d'Holbach en 1768, sont pires
encore. 11 soutient dans la première, Origine et force
des préjugés, que les prêtres trompent sciemment les
peuples; dans la seconde, que l'immortalité de l'âme
et la vie future sont des dogmes » inventés chez les
païens », à une époque tardive : les Égyptiens les ont
professés tout d'abord; dans la troisième, qu'à l'ori-
gine la religion était très simple, c'était la religion natu-
relle, mais « on l'a chargée de fables qui l'ont rendue
mystérieuse, d'offrandes qui l'ont rendue lucrative, de
sacrifices et de spectacles qui permirent aux prêtres
de faire bonne chère ». En 1709, L' Adeisidœmon sioe
Titus Liuius a superslitione vindicalus. Annexée sunt
Origines judaïae, soutient que, < le mouvement étant
essentiel à la matière », il ne saurait y avoir un Dieu,
premier moteur. Les religions, la juive comme les
autres, sont donc des inventions humaines et le Penta-
teuque n'est pas même un livre à prendre à la lettre :
où il met le surnaturel, il n'y a que du très simple. 11
attaquera de même les miracles de la Bible dans son
Tetradymus, « les quatre jumeaux », 1720. Mais il ira
plus loin encore. D'une part, dans le Nazarenus, 1718,
trompé par une traduction apocryphe de l'Évangile
dit de saint Barnabe, il soutient ce paradoxe que les
musulmans ont du christianisme une notion plus saine
que les chrétiens. Le véritable christianisme en effet
est celui des ébionites et des nazaréens, où Jésus était
représenté comme un simple homme et auquel l'isla-
misme a emprunté. D'autre part, dans le Panlheisticon,
1720, il aboutit au panthéisme le plus formel. Il avait
combattu Spinoza : il le rejoint. C'est même lui qui
met en usage le mot panthéiste. Le monde est comme
un immense animal dont tout ce qui existe est une
sorte d'organe. Toland dans son évolution avait ainsi
touché à tous les thèmes dont vivra le déisme anglais.
b) Sha/lesbury. — Différent est Shaftesbury (1671-
1713). Cet élève de Locke, correspondant de Bayle et
protecteur de Toland, que Voltaire appellera cependant
« l'un des plus hardis philosophes de l'Angleterre »,
Homélies prononcées à Londres, 1765, est un homme du
monde. Aimant les stoïciens et Platon, il les concilie
avec un christianisme large, quelque peu idéaliste. Lui-
même a réuni ses œuvres sous ce titre : Caractéristiques,
1713, 3 vol. in-8°. Se plaçant sur le terrain des principes,
parlant plutôt sous une forme ironique, c'est au nom
du scepticisme qu'il fait la guerre au christianisme et
à l'Écriture. Protestant qu'il se soumet « aux opinions
établies par la loi », il se réserve le droit de les juger
intérieurement. Or, il n'accepte pas une religion fondée
sur des témoignages historiques ou des spéculations
métaphysiques; il ne croit avec Locke qu'à l'expé-
rience personnelle. D'autre part, il ne reconnaît pas
au miracle une valeur démonstrative : la contempla-
tion de l'univers est une preuve autrement convain-
cante de Dieu; le miracle porterait plutôt à l'athéisme,
puisqu'il suppose un Dieu corrigeant ce qu'il a fait.
Enfin les auteurs des Livres saints ne sont pas inspirés
autrement que ne le sont les autres écrivains. Leurs
œuvres n'ont donc pas une valeur spéciale. D'autre
part, il était optimiste. La vie doit donner le bonheur.
Comment? Une condition est de ne pas prendre au tra-
gique la religion, comme le font « ces prophètes fran-
çais », les Camisards, réfugiés en Angleterre, et qui se
livrent à de ridicules excentricités. Lettre sur l'enthou-
siasme, 1705. Dieu n'est pas le Dieu tragique du pari de
Pascal, ni le Dieu injuste que suppose la prédestina-
tion, ou chargé de ressentiment que crée la crainte de
l'enfer. Il n'oblige pas non plus les hommes à être des
égoïstes, faisant le bien en vue de récompenses futures.
Il faut sourire de ces imaginations; faisons appel à
notre raison et à l'expérience. Nous sommes portés à
rechercher notre bonheur et aussi le bonheur des autres.
Mais nous éprouvons encore des sentiments d'estime
ou de mépris pour la beauté ou la laideur morales
et ces sentiments sont accompagnés d'impressions de
joie ou de déplaisir. Nous avons donc une sorte de sens
moral du bien et du mal. La vertu consiste non dans la
contrainte ou l'ascétisme, mais dans l'accord de notre
amour du bonheur et de nos penchants bienveillants
sous la direction de ce sens moral. La vertu ainsi
entendue et le bonheur se confondent. Essai sur le
mérite et la vertu. Diderot le traduira librement en 1745.
Hutcheson dans ses Recherches sur l'origine des idées
que nous avons de la beauté et de la vertu, 1725, a donné
un tour plus systématique aux idées de Shaftesbury et
ramené davantage la vertu au bien social.
c) Collins (1676-1729), reprend bien des idées de
Shaftesbury, mais il réclame d'une façon plus pressante
le droit à la pensée libre. C'est l'objet de son Discours
sur la liberté de penser, 1713, d'où naquirent les mots de
libre pensée et de Libres penseurs. Pour Collins, la
lumière naturelle de la raison doit juger les vérités de
la foi comme les autres. Il attaque l'autorité des Livres
saints : leurs innombrables variantes, dit-il, les rendent
« douteux autant qu'on veut l'imaginer ». Que l'on
n'invoque pas les miracles en faveur du christianisme :
les autres religions en invoquent également . Enfin dans
les Discours sur les fondements de la religion chrétienne
1724, il s'attaque spécialement aux prophéties. S'il y
en avait de véritables, dit-il, elles prouveraient l'ori-
gine divine du christianisme, mais il n'y en a pas. Il
en étudie cinq; il les discute et il conclut qu'on ne peut
les prendre dans le sens prophétique qu'en les inter-
prétant d'une manière allégorique et mystique. Enfin,
dans des Lettres à Dodwell, 1707, — un théologien qui
soutenait en 1706 que « l'âme est un principe naturel-
lement mortel » et qu'avait combattu Clarke, — il
montre l'union du matérialisme et du sensualisme. «La
pensée étant une suite de l'action de la mal iére sur nos
sens, c'est là une propriété ou affection de la matière,
occasionnée par l'action de la matière, i
d) Thomas Woolston (1669-1731) aura ceci de spé-
cial, qu'il interprétera d'une façon allégorique les mi-
racles de l'Évangile, y compris la résurrection de
Notre-Seigneur. Dans son premier ouvrage. L'ancienne
apologie, 1705, il soutient que, si le christianisme est
attaqué, c'est qu'on entend dans un sens littéral ce que
l'on ne devrait entendre que dans un sens figuré, et il
cite en exemple les miracles de l'Exode. Vingt ans plus
tard, dans le Modérateur, où il se posait en médiateur
entre Collins et ses adversaires, il soutenait que c'est
par la seule interprétation allégorique des prophéties
que l'on peut établir que le Christ est le .Messie, les
miracles de Jésus, même sa résurrection pouvant être
mis en question. De 1727 à 1729, en six Discours sur
les miracles de Jésus-Christ, accumulant contre l'inter-
prétation littérale des récits évangéliques concernant
les miracles toutes les objections, parlant d'impossi-
bilité, d'absurdité, il conclut : « L'histoire de Jésus-,
telle qu'elle est racontée par les évangélistes, est une
représentation emblématique de sa vie spirituelle dans
l'âme de l'homme, et ses miracles sont les figures de ses
L743
RATIONALISME. LE DEISMK ANGLAIS
1744
opérations mystérieuses. » Dans la controverse que
provoquera ec livre interviendra en sa faveur Pierre
Annet, qui* soutiendra en 1744 dans son livre, La
résurrection de Jésus-Chrisl, que sa résurrection était
simplement la guérison de ses blessures.
e) Tindal (1657-1733), - le plus ferme soutien de La
religion naturelle», a dit Voltaire, Lellres au prince de
Brunswick, faisait, si l'on peut ainsi dire, la philo-
sophie de ees publications dans son Christianisme aussi
ancien que le monde ou V Évangile, nouvelle publication
de la loi naturelle, 1730. Il n'y a pas d'autre religion
vraie que la religion naturelle, révélée à l'homme par
sa raison. Cette religion se réduit à la morale : devoirs
envers Dieu, devoirs envers ses semblables; c'est tout.
Dans le christianisme se retrouvent ces éléments de la
religion naturelle; en ce sens donc, il est aussi « ancien
que le monde ». Comme cette religion, chemin faisant,
s'était chargée de superstitions, Jésus est venu pro-
mulguer une seconde fois la religion naturelle. En
conséquence : 1 . Nous avons le droit de rejeter tous les
dogmes qui dépassent la raison. 2. La Bible n'est pas
un livre inspiré. Aux défauts que l'on peut relever en
elle etaux infériorités de la moralequ'elle enseigne, elle
apparaît bien comme une œuvre purement humaine.
L'Évangile aussi, avec ses hyperboles et son langage
figuré. 3. On ne saurait croire aux miracles ; ce sont des
inventions humaines. Combien de soi-disant inter-
ventions divines rapportées dans la Bible sont ridi-
cules 1 4. Non moins extraordinaires sont les ordres
donnés aux prophètes par le Seigneur. Les prophéties
sont d'ailleurs incompréhensibles.
f) Thomas Morgan (f 1768) lit écho à Tindal dans
son Philosophe moral, 3 in-8°, 1737, 1739, 1740. Il
exalte la raison : la révélation est simplement la décou-
verte de la vérité rationnelle. Ce qu'il a de particulier,
c'est qu'il multiplie les attaques contre l'Ancien Testa-
ment, dont les miracles sont des événements naturels,
des contes ou des mythes, de la réalité de qui les au-
teurs, poètes ou orateurs, ne s'inquiétaient guère, et
dont les prophètes firent un instrument de parti. Le
Nouveau Testament, c'est la vraie religion, la religion
naturelle, la pure morale fondée sur la raison. Le vrai
chrétien, c'est Paul, qui combattit le judaïsme, mit
la raison à la première place et fut « le plus grand libre
penseur de son temps, le vaillant champion de la
raison contre l'autorité et la superstition »,
g) Chubb (1679-1747), gagné à l'arianisme que fai-
sait revivre en Angleterre le livre de Whiston, Préface
historique, 1710, public en 1715 un écrit arien : La
suprématie du Pire, mais bientôt dans son Véritable
Évangile de Jésus-Chrisl, popularisant les idées du
rationalisme, il ramène l'Évangile à la prédication de
Jésus-Christ, et il comprend cette prédication de telle
manière que Voltaire a pu dire : « Thomas Chubb ose
penser que Jésus-Christ est de la religion de Thomas
Chubb, mais il n'est pas de la religion de Jésus-Christ. »
Dans ses Œuvres posthumes, il s'attaque aux miracles
du Nouveau Testament; il en nie la valeur démons-
trative ou l'authenticité; il attaque saint Paul l'accu-
sant de fourberie. Aucune religion positive ne vaut
mieux qu'une autre, l.a vraie religion est fondée sur
la raison, « ce guide infaillible, cette règle éternelle
et invariable du bien cl du mal ».
h) Bolingbroke. Voici enfin Bolingbroke (1672-
1751), l'ami de Voltaire. Voir son article. Ce n'est pas
un philosophe; c'est un homme du monde qui traite
des sujets de religion, louL comme Shal'lesburv, mais
sans la même suite dans les idées. Il est déiste. 1, 'exis-
tence de Dieu lui est garantie non par les preuves </
priori de Clarkc, mais par l'ordre et la beauté de ce
monde — les causes finales - et par le consentement
universel. Mais son Dieu a est plus puissant que bon,
plus souverainement imposant que présent et (pu-
juste ». C'est « un Dieu qu'on admet mais qu'on
n'adore point ». Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. x,
p. 26. Son œuvre est belle : toute l'ordonnance en est
bien. On ne peut aller plus loin sans « faire de Dieu un
homme infini ». Il est clair dès lors que Bolingbroke ne
saurait accepter les dogmes chrétiens. Il s'en prend
surtout au judaïsme. Ni la Bible n'est authentique, ni
les miracles qu'elle raconte ne sont vrais; on y saisit
à chaque page une déformation de Dieu; elle réédite
les superstitions del'Égypte. En frappant le judaïsme,
Bolingbroke atteignait déjà — Voltaire fera de même
— le christianisme. Mais il l'attaque en lui-même : les
dogmes chrétiens de la rédemption, de l'éternité des
peines, sont absurdes, indignes de Dieu, inconciliables
avec ses attributs. Au reste, le christianisme contem-
porain ne lui parait plus le christianisme primitif qui
était une seconde promulgation de la loi naturelle.
Saint Paul a faussé l'Évangile du Christ.
Peu lu en Angleterre, cet auteur eut plus d'influence
en France, grâce à Voltaire, qui lui attribue du reste un
de ses écrits polémiques : Examen de milord Boling-
broke, 1767. Cf. Hassal, Life of Bolingbroke, 1915;
Butler, The Tory tradition (Bolingbroke...), 1914. A ces
déistes faut-il ajouter Pope (1688-1744)? Dans son
Essai sur l'homme, Londres, 1733, traduit en France,
en prose par Silhouette, en vers par l'abbé Renel, plus
ou moins inspiré du déisme de Bolingbroke et de
l'optimisme de Shaftesbury, il affirme que Dieu a créé
le meilleur monde possible pour le bonheur de tous les
êtres, qu'il gouverne le monde par des lois générales
auxquelles il ne saurait toucher sans se désavouer et
qu'en conséquence l'homme doit céder aux lois de la
nature, sous la modération de la raison, des passions
devant sortir les vertus; il fut pour cela rangé en
France parmi les déistes, quoiqu'il s'en défendît.
Tel fut le déisme anglais. Au nom de la raison, il ne
laissait rien subsister du christianisme surnaturel. Ses
principaux adversaires anglais comprirent bien où était
le mal. Clarkc (1675-1729), maintenant les attributs
moraux de Dieu, ce dont se moquera Bolingbroke,
s'efforcera de montrer que la raison conduit l'homme
à accepter les vérités chrétiennes : Discours concernant
l'existence et les attributs de Dieu, 1704, dirigé plus
particulièrement contre Spinoza et Hobbes; Discours
concernant les obligations de la loi naturelle et la certi-
tude de la religion révélée, 1705. Warburton (1698-
1779) démontrera au contraire que la religion révélée
produit ses bienfaits en l'absence des motifs d'agir que
la raison juge nécessaires. Moïse n'a pas enseigné à son
peuple l'immortalité de l'âme, cette vérité surlaquelle
se fonde rationnellement la morale. Dieu a donc surna-
turellemenl rendu ce peuple capable de se passer de
cet enseignement : la M ission divine de Moïse démon-
trée sur les principes des déistes, 1737-1741, 5 vol. in-8°.
En lin, Joseph I Sut 1er (1602-1752) dans son Analogie
de la religion, naturelle ou révélée, avec la constitution et
le cuirs de la nature, 1736, s'applique a démontrer — ce
qui rappelle le Pascal du pari — qu'en religion, si l'on
ne saurait at teindre toujours une certitude rationnel le,
partout égale - telle que la supposait Clarkc — ■ il
fallait se contenter de cette probabilité dont on se
contente partout ailleurs. Sur l'ensemble du sujet,
cf. Lanson, op. cit., et ici Christianisme rationnel.
ï; Hume (171 1-1776), Écossais qui s'est pénétré des
idées de Locke et de Berkeley, terminera plus tard la
série des déistes anglais. Dans ses ouvrages, Traité de
la nature humaine, 173!» 17 tu, 3 vol. in-8°; Essais mo-
raux et politiques, 17 11-17 13,3 vol. in-8°, et surtout His-
toire naturelle de la religion, 1757, Dialogues sur la reli-
gion naturelle, composés sans doute vers 1749, mais
publiés seulement après sa mort, en 1779, il soumet les
idées religieuses a sa méthode critique et il n'en laisse
rien subsister, quelles qu'aient été ses croyances prati-
1
RATIONALISME. LE PHILOSOPHISME FRANÇAIS
1746
ques et même si l'on en croit Compayré, La philosophie
de D. Hume, Toulouse, 1873, Du prétendu scepticisme
de Hume, dans Revue philosophique, 1879, t. n, p. 449, sa
volonté d'en sauver quelque chose pour les autres. Il
s'en prend d'abord aux dogmes de la religion naturelle,
que Clarke considérait comme une introduction à la
religion révélée : l'existence de Dieu. Il n'accepte pas
la preuve ontologique qui serait la négation de son
idéalisme phénoméniste; il n'accepte pas davantage
l'argument cosmologique de Clarke : Comment conce-
voir un être nécessairement existant? L'imagination
est toujours libre de nier cette existence. Pourquoi
d'ailleurs cet être ne serait-il pas la matière? Si nous
connaissions toutes ses propriétés, « sa non-existence
nous paraîtrait, peut-être, aussi contradictoire que la
proposition : deux fois deux font cinq »; il rejette
l'argument des causes finales que Voltaire répétait.
C'est un raisonnement par analogie entre un méca-
nisme de fabrication humaine et l'univers. Or cette
analogie conduit à tout ce que l'on veut, sauf à cette
conclusion certaine : Dieu existe. La providence?
Contre elle il y a l'objection du mal. Or, dit Hume,
rien n'empêche de concevoir un univers d'où le mal
disparaîtrait par une action régulière ou volontaire de
Dieu. Nous restons donc libres de conclure que la cause
suprême des choses est indifférente à l'homme. L'im-
matérialité de l'âme? Toutes les solutions se heurtent
à d'insolubles objections. La preuve historique ne sup-
porte pas davantage l'examen. Les déistes pouvaient
révoquer en doute les récits de la Bible, tous accep-
taient comme un fait primitif le monothéisme. Dans
son Essai sur l'histoire naturelle de la religion, Hume
avance cette théorie qu'ont soutenue depuis Tylor,
Lubbock, Spencer..., que le polythéisme a partout
précédé le monothéisme, « la multitude ignorante ne
pouvant s'élever tout d'un coup à la notion de l'Être
tout parfait, qui a mis de l'ordre et de la régularité
dans toutes les parties de la nature, d'un être pur,
tout sage, tout puissant, immense, avant de se le
représenter comme un pouvoir borné, avec des pas-
sions, des appétits, des organes même semblables aux
nôtres ». Le polythéisme primitif était donc anthropo-
morphique. Fontenelle, qui soutenait la même thèse,
prétendait que l'homme était arrivé au polythéisme
par la recherche spontanée des causes. C'est le senti-
ment, l'espoir et surtout la crainte qui ont conduit
l'homme au polythéisme et de là au monothéisme,
dans le désir de se concilier un Dieu plus puissant que
les autres, tout-puissant. Quant aux religions révélées,
peut-on s'y réfugier, comme l'ont fait quelques scep-
tiques? Non. Évidemment on invoque des arguments
en leur faveur, mais le raisonnement qui aboutit à
l'existence des spectres vaut-il le raisonnement qui
aboutit à l'existence des corps? Quant aux miracles
rapportés dans l'Écriture, le témoignage sur lequel ils
reposent ne saurait contrebalancer la certitude que
tout événement se produit selon des lois naturelles;
ceux affirmés par les contemporains — ceux du diacre
Paris, par exemple — se heurtent à la même difficulté.
De même les prophéties. Et ainsi « quiconque est pous-
sé par la foi à lui donner son assentiment, a cons-
cience qu'il s'opère en lui-même un vrai miracle per-
pétuel, qui renverse tous les principes de son intelli-
gence et le détermine à croire ce qui est le plus
contraire à la coutume et à l'expérience ». Cf. H. Mei-
nardus, D. Hume als Religionsphilosoph, Erlangen,
1897; J. Didier, Hume, Paris, 1912; A.-E. Taylor,
D.Hume and themiraculous, Cambridge, 1927; R. Metz,
D. Hume, Leben und Philosophie, Stuttgart, 1929;
A. Leroy, La critique et la religion chez David Hume,
Paris, 1930.
2. En France. C'est avec la Régence, la réaction qui
suit le règne de Louis XIV et le bouleversement de
fortunes provoqué par le système de Law, un abais-
sement des mœurs et par conséquent un affaiblisse-
ment des croyances. Le milieu est favorable au ratio-
nalisme, d'autant plus que l'influence anglaise com-
mence à s'exercer.
a) Tout d'abord cependant, il n'y a pas d'écrivains
rationalistes de marque. L'on vit sur le passé. « Les
œuvres de Fontenelle sont rééditées dix ou douze fois
de 1C86 à 1724. Les Pensées sur la comète de Bayle ont
sept éditions jusqu'en 1749 »; son Dictionnaire figure
dans 288 bibliothèques sur 500; Spinoza est lu. Une
transformation s'est faite dans les esprits, sous l'action
des maîtres que l'on a vus. Il y a aussi « des maîtres
cachés », dont les œuvres sont imprimées clandesti-
nement ou répandues sous la forme de manuscrits.
Ainsi : Le militaire philosophe ou difficultés sur la reli-
gion proposées au R. P. Malebranche de l'Oratoire, par
un ancien officier (Naigeon), imprimé à « Londres »
en 1768 : dix-huit difficultés, soi-disant proposées à
Malebranche et prouvées chacune par une « démons-
tration » syllogistique. Il faut examiner les questions
religieuses avec la lumière que Dieu nous a donnée :
la raison. Puisque le christianisme est souvent en oppo-
sition avec laraison.il est injurieux à Dieu, contraire, à
tout le moins inutile à la morale. Ainsi encore Le testa-
ment du curé Meslier — mort en 1725 — que Voltaire
publiera en 1762, non sans atténuation et qui s'inspire
de Spinoza. Les choses sont possibles ou impossibles
par elles-mêmes; elles existent donc par elles-mêmes.
La substance est une; le mal est nécessaire comme
tout est nécessaire. Les religions sont l'œuvre d'im-
posteurs. Le néant est la destinée de l'homme. Dans
les notes qu'il a mises aux marges des Œuvres philo-
sophiques de Fénelon, Meslier affirme : « Il n'est rien
autre chose que la matière ou la nature elle-même
qui est tout en tout. » Même esprit dans la Lettre de
Trasibule à Leucippe de Fréret (1688-1749), composée
vers 1725; l'Examen critique des apologistes de la reli-
gion chrétienne, attribué à Fréret par son auteur,
Lévesque de Burigny (1692-1785), composé vers 1730,
imprimé plus tard '; l'Examen de la religion de La Serre,
publié en 1745; l'Analyse de la religion chrétienne de
Dumarsais (1676-1756), publiée en 1743; les Lettres à
Eugénie, vers 1720? où se trouvent attaqués la Bible
comme grossière et absurde, les miracles comme invrai-
semblables, les prophéties comme dépourvues de sens,
la morale chrétienne comme contre-nature, la théo-
logie comme un galimatias et la religion comme
l'œuvre des prêtres et des rois pour asservir les peu-
ples; Le ciel ouvert à tous les hommes de Pierre Cuppée,
publié en 1732, plus modéré, qui se contente de pro-
tester contre l'ascétisme de la religion et contre l'en-
fer. « Ces ouvrages seront réédités après 1760, par les
soins de Voltaire, Diderot, Naigeon, d'Holbach et
parfois confondus avec leurs œuvres. Ils n'avaient pas
tort de les associer a leur entreprise philosophique; ces
écrivains parlaient exactement comme eux; il ne
manquait a leur déisme ou leur athéisme que quelques
arguments de physique ou de politique pour se con-
fondre avec le leur. » D. Mornet, Les origines intellec-
tuelles de la Révolution française, Paris, 2e édit., 1934,
p. 28. Furent écrits dans le même sens de 1730 à 1740 :
Les princesses malabares ou le célibat philosophique,
anonyme, Andrinople (Paris), 1734, condamnées par le
Parlement, le 31 décembre de la même année; réédi-
tion de la vie de Spinoza (Les trois imposteurs), 1735;
les Dialogues critiques et philosophiques, de l'abbé de
Charte-Livry, dialogues satiriques entre Neptune et
saint Antoine de Padoue, prêchant aux poissons,
entre Homère et le pape sur l'infaillibilité et la tradi-
tion, entre saint Paul et Moïse, sur les prédictions
vagues dont il est facile de trouver l'accomplissement ;
en 1736, le Recueil de divers écrits, de saint Hyacinthe,
174 7
RATIONALISME. LE P H I LOSO P H IS M E FRANÇAIS
1748
dont : Agathon ou de la volupté par liémond le Grec; le
Recueil de pièces curieuses sur les matières les plus
intéressantes, dirigées surtout contre les prêtres, de De
Badicati qui donne encore en 1741, ['Examen sur la
religion en général dont on cherche de bonne foi l'éclair-
cissement, rééd. en 1745 et 1761; en 1748, Nouvelles
libertés de penser, recueil d'opuscules : une Lettre sur
l'argument de Pascal et de M. Locke (le pari), les Sen-
timents des philosophes sur la nature de l'âme (la matière
peut penser). Cf. Monod, op. cit., p. 293, n. 3. Mais
déjà quelques grands noms émergent, ceux de Mon-
tesquieu (1689-1755) et de Voltaire (1694-1778).
b) Montesquieu, voir son article. — ■ En 1721, parais-
saient les Lettres persanes, Montesquieu y adopte toutes
les thèses du déisme. Seules sont vraies les choses que
la raison démontre clairement. Dès lors comment
croire aux religions.au catholicisme surtout, car le pro-
testantisme lui est supérieur? Que valent en eilet ses
doctrines : « histoire de l'Éternité », révélation « d'une
petite partie de la bibliothèque divine »? Ses descrip-
tions du Paradis « capables d'y faire renoncer les gens
de bon sens »? Son surnaturel : on montre le miracle,
là où il serait simple de « voir la véritable cause »?
Son clergé, le pape, « magicien qui fait croire que
trois ne font qu'un », les évêques, qui passent leur
temps à dispenser des lois qu'ils ont faites? Sa disci-
pline ridicule, avec le célibat des prêtres et les vœux
monastiques? Les discussions religieuses de ses théolo-
giens, avec les tendances mystiques et quiétistes d'un
certain nombre? Ses prétentions à la transcendance,
alors que les voyageurs établissent les ressemblances
entre l'Évangile et le Coran? Sa morale ascétique qui
ne sert à rien, alors que la loi de l'homme est la loi du
bonheur et du devoir social? Avant cinq cents ans le
catholicisme aura vécu. En attendant, le mieux que
puisse faire l'État, c'est de laisser les religions se multi-
plier autour de la religion dominante. Obligée de se
défendre, elle sera plus facile à dominer. La tolérance
sera une garantie d'ordre.
L'Esprit des lois, écrit sous les influences opposées
de Warburton et de Bolingbroke, en 1748, infiniment
plus respectueux des choses religieuses, du catholi-
cisme en particulier, que les Lettres persanes, n'est pas
plus religieux. Voltaire dira : ce livre « semble fondé
sur la loi naturelle et sur l'indifférence des religions.
C'est depuis l'Esprit des lois qu'on vit les progrès du
déisme qui jetait depuis longtemps de profondes
racines ». En réalité, ce n'est pas sur le droit naturel,
mais sur la nature des choses, que Montesquieu fait
reposer les lois. Elles ont entre elles une interdépen-
dance, comme il y en a entre les rouages d'une ma-
chine. Elles s'appellent l'une l'autre, non pas fatale-
ment : c'est aux gouvernements à saisir cet appel. Elles
n'ont pas à réaliser un idéal moral identique, dont les
conditions essentielles sont : le dévouement de tous à
l'intérêt général et l'esprit de liberté, mais le bonheur
des sociétés. Elles seront donc commandées par le cli-
mat, le terrain, l'esprit général, les mœurs, les tradi-
tions, parfois pour réagir contre. Tout sera donc rela-
tif, les religions comme le reste. Rencontrant les reli-
gions, Montesquieu rejette le paradoxe de Bayle qu'un
peuple d'athées serait supérieur à un peuple de mau-
vais chrétiens. « Même fausse, la religion est le meilleur
garant que les hommes puissent avoir de la probité des
hommes. » Parmi les religions, la chrétienne paraît la
plus apte à « faire notre bonheur dans cette vie ». Il
soutient même que « les principes du christianisme,
bien gravés dans le cœur, seraient infiniment plus
forts » que tous les ressorts laïques, que « ce faux hon-
neur des monarchies, ces vertus humaines des répu-
bliques », à plus forte raison que « cette crainte servile
des États despotiques ». Le christianisme, en effet, au
dessus delà justice humaine a montré une justice supé-
rieure, fondé les droits de l'homme et le droit des gens,
condamné l'esclavage, etc. Il n'est pas question de la
transcendance du christianisme. Et son efficacité
sociale, Montesquieu ne l'attribue pas à la puissance
divine de la vérité. Il ne parte pas davantage de ses
droits de société divine : il est un rouage dans l'État,
l'État doit donc le tenir dans la soumission. D'autre
part, que de choses encore à critiquer dans le christia-
nisme! son esprit de propagande et d'intolérance, cer-
taines de ses prescriptions, son ascétisme, etc. Quant
à la loi morale qu'il prône, Montesquieu la voit égale-
ment relative, dans « l'harmonie qui s'établit entre la
vie individuelle et le principe du gouvernement » et il
condamne, au point de vue de l'intérêt social, cer-
taines institutions d'Église comme le monachisme et
l'opposition de l'Église au divorce. Le livre sera mis
à l'Index, le 3 mars 1752. Il enlevait à l'Église —
autant qu'à la monarchie traditionnelle — son pres-
tige divin et la livrait comme une institution pure-
ment humaine, sujette à des erreurs, aux discussions
humaines.
c) Voltaire. — Avant 1733, Voltaire ne fut guère
connu du public que comme poète dramatique, épique,
cl poursesaventures. DansŒdipc,l718, quelques traits,
indiquent déjà les tendances de l'ancien élève des
jésuites, de l'habitué du salon de Ninon de Lenclos et
du Temple : « Ne nous endormons point sur la foi de
leurs prêtres — Qui nous asservissant sous un pouvoir
sacré — Font parler les destins, les font taire à leur
gré... Notre crédulité fait toute leur science. » En 1722,
il écrit, mais pour ne la publier que dix ans plus tard,
V Épitre à Uranie, Le pour et le contre, destinée à éclai-
rer Mme de Ruppelmonde, incertaine de ce qu'elle
devait croire. Il y expose, en deux tableaux opposés,
les raisons qui militent en faveur du christianisme et
contre lui, celles-ci avec plus de complaisance que
celles-là. D'une part, il conclut — le contre — s'adres-
sant à Dieu : « Je ne suis pas chrétien mais c'est pour
t'aimer mieux » — de l'autre, parlant à Jésus-Christ :
« C'est un bonheur encor d'être trompé par lui. » La
seule certitude c'est « la religion naturelle » — Dieu
« nous juge sur nos vertus. Et non pas sur nos sacri-
fices ». Mêmes tendances dans la Henriade, 1723 : Cri-
tique de « Rome, qui, sans soldat, porte en tous lieux
la guerre »; inutilité du catholicisme pour la vertu :
du protestant Mornay il dit : « Au milieu des vertus
l'erreur fut son partage »; foi en Dieu cependant, dont
la providence « change, élève et détruit les empires du
monde ». C'est en Angleterre seulement, de 1726àl729,
qu'il se fixe dans son incrédulité. Il a vécu dans l'inti-
mité de Bolingbroke; il a été le témoin des contro-
verses que provoquaient les négations de Collins tou-
chant les prophéties et de Woolston touchant les
miracles. Ses idées sont arrêtées; il combattra pour la
raison contre la Bible et contre l'Église. Cinq ans après
son retour, il publiait les Lettres philosophiques ou
Lettres anglaises. Il y en a vingt-quatre, sans parler de
celle consacrée aux Pensées de Pascal. Sept sont réser-
vées aux questions religieuses : quatre aux quakers,
une à la religion anglicane, une aux presbytériens, la
septième aux sociniens ou ariens ou antitrinitaires.
Le tout pour aboutir : 1. A conclure en faveur de la
tolérance. Le nombre des sectes appelle la paix reli-
gieuse et rend l'État maître sans qu'il soit obligé de
persécuter; 2. A attaquer toutes les formes du chris-
tianisme — ■ leurs Livres saints, leurs croyances, leurs
rites — leur clergé, quand elles en ont un, même le
clergé catholique dénoncé comme intrigant et vénal.
Lettre v. Il n'y a d'inattaquable que la religion natu-
relle. La Lettre xxv, sur les Pensées de M. Pascal, n'a
aucun rapport avec l'Angleterre, mais elle concorde
très bien avec les idées que Voltaire rapportait
d'Outre- .Manche et qui l'inspireront toujours. En Pas-
1749
RATIONALISME. LE PHILOSOPHISME FRANÇAIS
1750
cal, il visait l'apologétique chrétienne la plus gênante
pour lui, celle qui considère la croyance chrétienne
comme répondant aux exigences de la nature hu-
maine. Sa thèse est simple. Le catholicisme, selon le
jansénisme que défend Pascal, ou tout simplement le
catholicisme, ne soutient pas l'examen de la raison.
A la base de sa démonstration, Pascal met l'énigme de
l'homme qu'explique seul le péché originel. Mais
l'homme n'est nullement une énigme et, si le péché
originel est l'objet de la foi, la raison ne me le démontre
pas. Le pari? mais il est faux, indécent, puéril. Il vaut
mieux démontrer Dieu par la raison. D'ailleurs, quel
intérêt aurais-je à croire en Dieu, s'il prédestine à la
damnation la plus grande partie de l'humanité? La
misère de l'homme? Mais elle n'existe pas pour qui
n'est pas « un misanthrope sublime ». Voltaire soumet
également à la critique les preuves que Pascal tire, en
faveur de la divinité de Jésus-Christ, des Juifs, de leurs
espérances, de leurs prophéties. Il y a lv remarques de
ce genre auxquelles s'ajouteront dans la suite dix-huit
autres. « C'était la nature, dit Sainte-Beuve, Port-
Royal, t. m, p. 399, qui secouait la religion et ressai-
sissait en jouant toute sa liberté, tout son libertinage. »
A ce moment Voltaire est bien en possession de ses
idées, de sa méthode. Il est dégagé du christianisme et
résolu à le combattre.
d) Autour de ces noms, il faut en citer quelques autres
plus ou moins retentissants alors, aujourd'hui bien
oubliés. — • Mirabaud (1675-1760), ancien militaire,
ancien oratorien, précepteur des filles de la duchesse
d'Orléans et qui sera secrétaire perpétuel de l'Aca-
démie, 1742. De lui circulaient plusieurs manuscrits :
Le monde, son origine et son antiquité; De l'âme et de
son immortalité, qui tous deux seront publiés en 1740,
par J.-F. Bernard, l'auteur de Cérémonies et coutumes,
dans un recueil intitulé : Dissertations mêlées; enfin :
Existence de la foi chrétienne ou Motifs pressants pour
exciter la foi des chrétiens et pour leur en faire produire
les actes, que Naigeon publiera en 1769 sous ce titre :
Opinions des anciens sur les Juifs. Réflexions impar-
tiales sur i Évangile. Cf. Lanson, Revue d'histoire litté-
raire, avril 1912. Mirabaud y attaque le Nouveau Tes-
tament et la divinité de Jésus-Christ. Contre la divinité
de Jésus-Christ, il invoque son obscurité, le refus des
Juifs de croire en lui, le silence de Philon et de Josèphe.
Il relève les discordances des évangiles. 11 nie la vérité
des miracles évangéliques : peut-être, dit-il, devançant
les modernes, n'ont-ils existé que dans l'imagination
des disciples. Les contemporains de Mirabaud l'appe-
lèrent le Celse moderne. — D'Argens (1704-1771), ce
vulgarisateur forcené des théories déistes — il déteste
les athées autant que les inquisiteurs et les moines —
de ses contemporains. En 1768, ses Œuvres complètes
comprendront 24 volumes : Lettres chinoises, 1738;
Lettres cabalistiques, 1739; Le législateur moderne, La
philosophie du bon sens, 1739. Cf. E. Johnston, Le
marquis d'Argens, 1928. — Toussaint (1715-1772), fu-
tur collaborateur de l'Encyclopédie. Dans un livre, Les
mœurs, 1748, il refuse à l'autorité et à la foi tout crédit;
il affirme sa confiance en la nature humaine et le
souverain domaine de la raison. Il ne voit lui aussi
comme vertus de l'homme que le bonheur par la
satisfaction des passions et l'humanité, la bonté envers
les autres. « Les passions ne sont point mauvaises en
elles-mêmes », quoi qu'en disent les dévots, mais
« bonnes, utiles, nécessaires ». A la vérité, on ne peut
les suivre aveuglément : il y faut la tempérance. Il y
faut aussi « l'humanité » : il n'y a pas de bonheur
égoïste. Il n'y a de bonheur parfait que pour qui « aime
les hommes, les traite avec bonté, en leur simple quali-
té d'hommes », et non en considération de Dieu. La
religion concourt « à donner des mœurs », c'est vrai;
mais pour cela, la religion naturelle suffit. « Je ne vais
DICT, DE THÉOL. CATHOL.
donc pas plus loin », dit Toussaint. D'ailleurs, « s'il y a
quelque culte qui suppose des dogmes contraires à
ceux de la religion naturelle, Dieu les réprouve ». —
En 1748 encore, La Mettrie publie Y Homme-machine.
La Mettrie (1709-1751) avait déjà publié une Histoire
naturelle de l'âme, 1745, pour laquelle il avait dû fuir
en Hollande; il composera plus tard à Berlin, où il s'est
réfugié après V Homme-machine, V Homme-plante, 1748 ;
...Vénus métaphysique ou essai sur l'origine de l'âme
humaine, 1751. Par la brutalité audacieuse de la doc-
trine — et même des titres ■ — il dépasse la mesure habi-
tuelle. « L'homme est une machine. Il n'y a dans tout
l'univers qu'une seule substance diversement modifiée»,
la matière. Nos fonctions mentales sont des fonctions
organiques. L'homme ainsi fait ne peut exister que
pour le bonheur et le bonheur par les sens. Pour ce
bonheur, « il est égal qu'il y ait un Dieu — La Mettrie
juge son existence probable — ou qu'il n'y en ait pas »,
ou plutôt « l'univers ne sera jamais heureux à moins
qu'il ne soit athée ». Dans le cœur des athées, la vertu,
l'humanité ont pris les plus profondes racines. Que l'on
n'invoque point la morale chrétienne. Elle n'a rendu
les hommes ni plus honnêtes ni plus heureux. En 1749,
Didirot publiera sa Lettre sur les aveugles. Cf. DrB. Bois-
sier, La Mettrie, médecin, pamphlétaire et philosophe,
1931, et ici l'art. La Mettrie, t. vm, col. 2537.
3° Deuxième période. De 1750 à 1780. Le triomphe du
rationalisme. — La France durant cet te période domine
tout. Sa pensée est la pensée européenne. Le rationa-
lisme n'y modifie rien de ses doctrines : c'est toujours
l'opposition de la raison et de la foi; la malfaisance des
religions révélées, du catholicisme surtout; la sépara-
tion de la religion et de la morale, ramenée à être la
morale du bonheur terrestre, trouvé dans la satisfac-
tion des passions sous la modération de la raison et
dans « l'humanité », c'est-à-dire dans la tolérance reli-
gieuse, élevée à la hauteur d'une vertu et dans le dé-
vouement à ses semblables, sur le plan de l'humanité
plutôt que de la patrie. L'homme est donc toujours
appelé, au nom de la raison, à s'affranchir du surnatu-
rel, des croyances et de la morale traditionnelles, de
l'obéissance à l'Église, du respect des Livres saints et à
réaliser le type de l'homme nouveau dont les philo-
sophes lui tracent le modèle et lui donnent l'exemple.
Conduit par sa raison, confiant en son savoir — la
science ne cesse de progresser — affranchi par là de
toute crainte superstitieuse, ne voyant plus dans le
monde qu'un mécanisme, obéissant à la nature, il de-
mandera à la vie tout le bonheur qu'elle peut donner,
sans s'inquiéter de la qualité, qui d'ailleurs n'existe pas
à proprement parler, sans remettre au lendemain et
sans chercher au-delà. Ce qu'il y a de modifié, c'est
l'effort. Les philosophes font tout pour répandre leur
idéal et le faire triompher. Ils ont un mot d'ordre :
« Écrasons l'infâme ». Ils luttent avec acharnement,
sans se départir cependant de toute prudence. En 1750
justement, est arrivé à la direction de la librairie, un
de leurs amis, Maleshcrbes (1721-1794) : cela leur faci-
lite les choses; en cas d'alerte Frédéric II leur offre un
asile; cf. J.-P. Bel in, Le commerce des livres prohibés à
Paris de 1750 à 1789, 1913; Brunetière, La direction de
la librairie sous M. de Malesherbes dans Études critiques,
ne série, p. 144 sq. En 1763, quand Malesherbes quitta
son poste, la partie était à peu près gagnée. Elle l'était
totalement en 1770. A partir de là jusqu'à la Bévolu-
tion, ce fut l'exploitation de la victoire.
Les philosophes ne laissèrent pas d'avoir de chaudes
alertes. L'Église avait ses défenseurs qui, pour n'avoir
pas le talent des assaillants, n'en luttaient pas moins
vaillamment. Quelque neuf cents ouvrages furent
publiés de 1715 à 1789 pour la défense du christia-
nisme. Cf. Monod, op. cit. On connait les attaques
répétées contre les philosophes du Journal de Trévoux,
T. — XIII — 56.
.1
I! \TI()N A LISME. L'ENCYCLOPEDIE
1752
eell< s de Fréron, dans l'Année littéraire de 1754 à 177G,
cf. F. Cornou, Êlie Fréron, Paris, 1921; la comédie des
Philosophes, 1760, de Palissot, cf. Delafarge, La vie et
l'œuvre de Palissot, Paris, 1913; le Mémoire pour servir
à l'histoire des Cacouas, 1757, de l'avocat Morcau; le
Déisme réfuté par lui-même, 1765, la Certitude des
preuves du christianisme, 1767, l'Apologie de la religion
chrétienne, 1769, de l'abbé Bergier. Surtout ces défen-
seurs de l'Église exploitèrent contre leurs adversaires
quelques audaces exagérées : la thèse de l'abbé de
Prades en 1751, plus encore la publication de l'Esprit
en 1758. Les philosophes connaissent aussi des divi-
sions mais ces divisions ne sont pas telles que leurs
adversaires puissent en profiter.
Avant les philosophes et les œuvres où s'incarne
cette période : Diderot et l'Encyclopédie, Voltaire et le
Dictionnaire philosophique, Helvétius et l'Esprit..., il
faut citer deux penseurs qui, sans partager toutes les
idées des philosophes, facilitèrent leur tâche et à tout
le moins montrent l'esprit du jour : Vauvenargues
(1715-1747), qui meurt quand s'ouvre cette période, et
Condillac (1715-1780), qui la traverse tout entière.
Dans son Introduction à la connaissance de l'esprit
humain, 1746, suivie de Réflexions et maximes, 11 Al,
dans le Traité du libre arbitre, les Dialogues, la Corres-
pondance avec Mirabeau, publiés après sa mort, voir
Œuvres, éd. Varillon, Paris, 1929, 3 vol. in-8°, Vauve-
nargues se montre, dit Lanson, Littérature française,
5e édit., p. 720, « irréligieux sans tapage, déiste avec
gravité »; « il demeure, dit Sainte-Beuve, Causeries du
lundi, t. m, p. 109, dans des sentiments religieux phi-
losophiques et libres ». En réalité, il fut un croyant
mais qui, ambitieux de gloire littéraire, à défaut, de
gloire militaire, sacrifie aux idées du jour, sans en être
néanmoins l'aveugle tenant. Ainsi, il fait confiance à
l'homme, à sa nature, mais il ne croit pas au progrès
par la diffusion des lumières. Ce qui fait la valeur d'un
homme, c'est sa puissance d'action. Or, ce sont les
passions qui font agir et rien n'est plus faux que le
stoïcisme qui suppose au-dessus des passions une
volonté libre. La puissance d'action d'un homme, sa
valeur par conséquent dépend donc de cette force
instinctive qu'est le cœur. Vauvenargues prépare ainsi
Jean- Jacques Rousseau et de loin Nietzsche. Il rejoint
d'autre part les philosophes en ne voyant à l'homme
d'autres obligations que les sociales. Cf. Paléologue,
Vauvenargues, 1890; G. Zieler, Vauvenargues, ein Vor-
gànger Nietzsches, dans Hamburger Korrcspondenz,
1907, n. 9; Borel, Essai sur Vauvenargues, Neuchâtel,
1910; R. Lenoir,Les historiens de l'esprit humain, 1926.
Condillac, dans l'Essai sur l'origine des connaissances
humaines, 1746, dans le Traité des sensations, 1754;
cf. Œuvres complètes, 23 vol. in-12, 1798, bornant, après
Locke qu'il simplifie et avec tout son siècle, la méta-
physique « à l'élude de l'esprit humain, non pour en
découvrir la nature niais pour en connaître les opé-
rations», Essai, Introd., s'en tient à un sensualisme
radical. Il dénie toute activité à l'esprit dans la
connaissance, faisant dériver des sensations non seule-
ment les idées niais même les facultés. Cela ne l'em-
pêchait pas de croire à l'immortalité mais plusieurs
conclurent de son sensualisme au matérialisme. Cf. Ba-
guenault de Puchesse, Condillac, su vie, sa philosophie,
son influence, 1910; .1. Didier, Condillac, 1911 ; I',. Le-
noir, Condillac, 192 1.
1. L'Encyclopédie, il vol. in-fol., sans parler de 1 1 vo-
lumes de planches terminés en 1772, est le centre
autour duquel se déroule l'histoire du rationalisme en
France de 1750 à 1765, « On ne saurait exagérer son
importance. Avant son apparition, les philosophes sont
quelques hommes de lettres isolés et peu écoutés.
( fuand son dernier volume a paru, ils forment un parti
puissant et universellement respecté. » J.-P. Belin,
Le mouvement philosophique de 1748 à 1789, Paris, 1913,
p. 53. « Sa publication fut sinon la cause essentielle, du
moins la marque la plus éclatante du triomphe des
philosophes. » D. Mornet, op. cit., p. 75.
Commcnça-t-elle comme une simple entreprise de
librairie, ainsi qu il paraît? Comme une œuvre de pro-
pagande voulue? La franc-maçonnerie eut-elle quelque
part à l'entreprise? Cf. Lanson, Revue d'histoire litté-
raire, 1912, Questions diverses. Peu importe. (En 1746,
l'abbé J.-B. Gaultier (1685-1755), un janséniste au ser-
vice de Colbert, évêque de Montpellier, dans son livre,
Le poème de Pope intitulé Essay sur l'homme convaincu
d'impiété « lance un des premiers l'idée qui fera son
chemin d'un immense complot tramé contre la religion,
et le premier à notre connaissance, dit A. Monod,
op. cit., p. 302, il soupçonne les francs-maçons d'en être
les auteurs »).
Deux hommes ont fait l'Encyclopédie, Diderot et
d'Alembert. Quand Diderot (1713-1784), Langrois,
élève des jésuites à Louis-le-Grand, esprit curieux de
tout, prit la charge de l' Encyclopédie, il avait déjà publié
un Essai sur le mérite et la vertu, traduit de l'anglais
(imité de Shaftesbury), 1745, des Pensées philoso-
phiques, 1746, beaucoup plus hardies que les Lettres
philosophiques, tirant vers le matérialisme et épuisant
le principe de la raison souveraine. Nourri de Bayle, il
y parle du Dieu cruel, de l'athéisme préférable à la
superstition, des passions bienfaisantes, il y fait la cri-
tique de l'Écriture où vraiment le Saint-Esprit parle-
rait trop mal, de la croyance au miracle : même accom-
pli sous nos yeux, le miracle est inadmissible parce que
la raison est supérieure aux sens. Diderot esquisse aussi
tout un programme de morale indépendante. Deux ans
plus tard, dans sa Lettre sur les aveugles, il déclarait
Dieu insaisissable. Émettant cette idée que la matière
douée par elle-même d'une puissance de vie avait créé,
après une série d'essais, les êtres et les espèces, il ren-
dait Dieu inutile. Dans ses Pensées sur l'interprétation
de la nature, 1754, sous l'influence de la loi de conti-
nuité qu'a formulée Leibnitz et en vertu de laquelle
d'une forme à l'autre il y a passage insensible, et aussi
de la Thèse sur la formation des corps organisés, 1751,
écrite en latin mais traduite en français par l'abbé
Trublet, où Maupertuis, sous le pseudonyme du doc-
teur Baumann, de l'Université d'Erlangen, note que la
nature procède par une série de créations successives
qui s'enchaînent, Diderot, « sous l'adroit prétexte de
réfuter Baumann, pousse les conséquences de ces pré-
misses aussi loin qu'elles peuvent aller ». Belin, op. cit.,
p. 75 « Il trace déjà tout le programme en quelque sorte
de la doctrine évolutionniste ». Faguet, Le xvii!e siècle,
1890, p. 286. Ainsi, il est matérialiste et, dans la
conception des choses, athée, sans peut-être nier Dieu
spéculativement, sans l'affirmer non plus. Il est évi-
demment affranchi de toute morale surnaturelle et
même de toute morale convenue. Cela, c'est de l'artifi-
ciel : « La morale est une invention d'anciens tyrans
subtils. Si cependant vous voulez une règle... fiez-vous
à vous-même, scrupuleusement interrogé; quelque
chose de bon parlera en vous qui vous dirigera bien,
même contre le gré de la loi civile. » Faguet, toc. cit.,
p. 295. Ce quelque chose vous fera chercher le bonheur
pour vous et vous rendra bienveillant pour autrui. Il
était enfermé à la Bastille, 1719, lorsque vint le mo-
ment pour lui de diriger l'Encyclopédie. On lui rendit
la liberté et en 1750, il lançait le Prospectus.
D'Alembert (1717-1783), membre de l'Académie des
sciences depuis 1712. de l'Académie de Berlin depuis
17 16, partageait ces idées, mais avec moins d'imagina-
l ion, moins d'intelligence aussi et plus de prudence. Ce
fut lui qui rédigea le Discours préliminaire de l'Ency-
clopédie, qui parut au début du t. i. Voir ici, t. i,
col. 706-707. Leurs collaborateurs partageaient leurs
1753
RATIONALISME. L' E NC YC LO PÉ D I E
1754
principes : souveraineté de la raison, autonomie de la
science, certitude du progrès indéfini, basé sur la
science, morale du bonheur et du devoir social, déisme
mais pas de providence, matérialisme en somme et
par-dessus tout anticatholicisme. Cf. M. Muller, Essai
sur la philosophie de Jean d'Alembert, Paris, 1926.
Le Discours préliminaire, destiné à mettre l'unité
entre les articles du Dictionnaire, n'exposera ces idées
qu'avec la plus grande réserve. Faisant tout sortir de
la sensation, d'Alembert arrive à la notion de Dieu. Il
la salue en passant, mais il a soin de noter que, lorsque
nous sortons del'expérience personnelle et des sciences,
nous sommes dans l'obscur, dans l'inconnaissable
même. Après cela il peut affirmer : « Rien ne nous est
plus nécessaire qu'une religion révélée qui nous ins-
truise. A la faveur des lumières qu'elle a communiquées
au monde le peuple même est plus décidé sur un grand
nombre de questions. » Dans le texte même des articles
peu d'audaces ouvertes. Les articles théologiques ont
été confiés à des théologiens : à un abbé Yvon (1714-
1791), docteur en Sorbonne, qui fournira les articles
Ame, Athée, à l'abbé Morellet. Quelques audaces : à
l'article Propagation de l'Évangile et aux articles Tolé-
rance, Persécuteur, mais ici les Encyclopédistes sentent
l'opinion avec eux. Et toujours le principe de la souve-
raineté de la raison est rappelé. Mais, à part cela, la
négation se fait sournoise. Aux articles Bible, Canon,
une doctrine orthodoxe est formulée, mais toutes
les difficultés soulevées sont longuement exposées,
les preuves si faiblement données que la thèse est
condamnée; ailleurs « la superstition, le fanatisme »,
— ■ les croyances ■ — sont combattus à propos des
fausses religions de telle manière que le christianisme
se trouve assimilé. Même tactique en morale. L'article
Bonheur fait l'éloge de la vertu et affirme qu'elle
apporte le bonheur. Mais l'Encyclopédie répète que la
vertu n'est pas nécessairement ascétique, et qu' « il ne
faut pas confondre immoralité et irréligion. La morale
peut être sans la religion et la religion peut être, même
souvent, avec l'immoralité ». Elle enseigne la bienfai-
sance et l'humanité. Ses collaborateurs ont été réunis
« par l'intérêt général du genre humain ». Quand le
premier volume eut paru, pour calmer les inquiétudes
naissantes, Malesherbes proposa trois censeurs ecclé-
siastiques, les abbés Tamponnet, Millet et Cotterel et
« pas un seul article des sept premiers volumes ne
parut sans avoir été paraphé par un des trois! » Males-
herbes, Liberté de la presse, p. 90, cité par J.-P. Bel in, op.
cit., p. 58. Malgré ces précautions l'Encyclopédie laissa
percer dès l'origine son rationalisme. Et dès novembre
1751, elle était frappée quand éclata l'affaire de L'abbé
de Prades — cet ami de Diderot qui lui avait fourni
quelques articles, entre autres Certitude pourl' Encyclo-
pédie et qu'il avait aidé à préparer ses thèses de licence.
— Naturellement, les thèses avancèrent des proposi-
tions scandaleuses, entre autres, que, sans les prophé-
ties, les guérisons miraculeuses opérées par Jésus-
Christ ne différeraient pas des guérisons opérées par
Esculape. De Prades fut reçu néanmoins. Protesta-
tions. Les thèses étaient condamnées, le 27 janvier
1752, par la Sorbonne. le 29 par un mandement de
l'archevêque de Paris, le 11 février par le Parlement,
tandis quel'abbé s'enfuyait à Berlin. Comme ses thèses,
suivant l'arrêt du Parlement, « soumettaient la foi à la
raison et la raison aux sens, attribuaient une origine
empiiique aux lois, à la société, à la conscience, affai-
blissaient les preuves victorieuses de la religion », en
un mot, « étaient pleines d'échos des philosophes à la
mode », il fut facile de leur assimiler l'Encyclopédie
dont le second volume venait de paraître. Le 12 février,
un arrêt du Conseil supprimait les deux volumes parus
de l'Encyclopédie. La publication reprit cependant en
1753, En 1757, nouvelle alerte à propos de l'article
Genève écrit par d'Alembert, voir ici, t. i, col. 707, où
l'auteur du Discours préliminaire, sous l'inspiration de
Voltaire, traçait, en louant les pasteurs de Genève, le
portrait idéal des ministres de la religion, selon le cœur
des Encyclopédistes. Non seulement, il y eut la reten-
tissante protestation de la Lettre sur les spectacles, mais
<■ le parti dévot » dénonça encore une fois les audaces
rationalistes du Dictionnaire. Cela n'aboutit cependant
qu'à l'inefficace Déclaration royale du 23 avril 1757
contre les écrits irréligieux et au départ de d'Alembert,
qui sortit de l'affaire inquiet pour sa tranquillité.
En 1758, nouvelle crise, provoquée par l'apparition de
l'Esprit. L'Encyclopédie était englobée dans la condam-
nation qui frappait ce livre et sept autres le 7 fé-
vrier 1759; le 8 mars suivant, un arrêt du Conseil
révoquait purement et simplement le privilège de
l'entreprise. Cf. ici, t. vi, col. 2134-2135. Dans la
polémique, le nom de l'Esprit sera souvent inséparable
de celui de V Encyclopédie. Ainsi, les Préjugés légitimes
et réfutation de l'Encyclopédie, avec un examen critique du
livre de l'Esprit, 1758, 8in-12, d'Abraham Chaumeix.
dont quatre attaquent l'Esprit, quatre l'Encyclopédie,
ou plutôt Locke en qui l'auteur voit le vrai père de
l'Encyclopédie. Les Encyclopédistes, Diderot en tète,
firent front. La publication du Lutionnaire s'acheva et
l'on sait quelle réponse cruelle constitue aux Préjugés
légitimes le Mémoire pour Abraham Chaumeix contre
les philosophes Diderot et d'Alembert, 1759, qui est,
croit-on, de Morellet.
Diderot ne borne pas son activité à l'Encyclopédie.
Il aide tout le monde autour de lui. 11 fournit à de
Prades la troisième partie de son Apologie, 1752; il
inspire Rousseau et d'Holbach, écrit un quart de
l'Histoire philosophique de Raynal; il rédige une série
d'ouvrages dont les plus importants ne seront publiés
qu'après sa mort, mais qui montrent du moins quelles
idées il semait autour de lui : le Supplément au voyage
de Bougainville, 1796, le Rêve de d'Alembert, 1830, la
Promenade du sceptique, 1830, sans parler de ses contes,
romans et des Salons. Le Rêve de d'Alembert est le plus
important de ces ouvrages. Diderot y complète la théo-
rie évolutionniste ébauchée dans l'Interprétation de la
nature. « La matière vivante, éternelle et éternellement
douée de force, et sans plan préconçu, sans but, sans
« cause finale », sans intelligence ordonnatrice, évo-
luant indéfiniment, créant des êtres, puis d'autres
êtres, des espèces, puis d'autres espèces; versant l'élé-
ment nutritif dans l'animal et en faisant de la sensa-
tion et des passions, dans l'homme et en faisant de la
sensation, de la passion, de la pensée; rejetant l'animal
et l'homme dans l 'éternel creuset, et de ces fibres qui
pensèrent faisant des végétaux, qui deviendront plus
tard, sous l'orme d'animal ou d'hommes, des choses
sentantes et pensantes à leur tour : c'est le système
qui séduit son esprit et la vision où son imagination
se complaît. Il est matérialiste comme un Lucrèce.
Faguet, toc. cit., p. 287. Cf. Assezat et Tourneux,
Œuvres de Diderot , 1 875-1 877, 20 vol. in-8° ; au tome xm,
Notice sur l'Encyclopédie; J. Reinach, Diderot, 1894;
Ducros, Diderot, 1894; Les Encyclopédistes, 1900; Mor-
ley, Diderot and (lie Encyclopedisls, Londres, 1890,
2 vol. in-8°; F. Mauveaux, Diderot, l'encyclopédiste et le
penseur. Montbéliard, 1914; F. Le Gras, Diderot et
l'Encyclopédie, Amiens, 1928.
2. Voltaire. — Durant cette période, Voltaire passe
au premier rang parmi les protagonistes de la lutte
contre l 'Infâme. Le mot est de lui et de cette période;
il apparaît pour la première fois dans une lettre à
d'Alembert du 23 juin 17G0, mais Voltaire dut le pro-
noncer plus tôt, à Potsdam, où sans doute il l'apprit.
De 1750 à 1753, il vit à la cour de Frédéric II. En 1758,
il s'installe à Ferney. Dans l'intervalle, il s'est fait his-
torien. Mais l'histoire lui sert à combattre. Le Siècle de
1755
RATIONALISME. VOLTAIRE
1756
Louis XIV, 1751, lui fournit l'occasion non de nier
quelque dogme mais d'attaquer l'Église, ses chefs, ses
moines, ses missionnaires, de l'accuser de superstition,
de fanatisme. Le chapitre final lui est un moyen de
rappeler que des moines et des missionnaires ont eu
des querelles pendant plus de cent ans et d'exalter
en conséquence la religion naturelle. L'Essai sur les
mœurs, 1756, le Discours sur l'histoire universelle,
sont également l'apologie de la tolérance et du déisme
et une attaque contre la transcendance du christia-
nisme. « Incapable de percevoir les grandes forces et,
par elles, les grandes explications mystiques soit de
race ou de nature, soit surtout de religion », Mornet,
loc. cit., p. 83-84, Voltaire s'occupe de prouver que les
hommes ont eu grand tort de se laisser duper « par les
tyrans-rois et parles tyrans-prêtres ». Id., ibid. Ils ont
été ainsi les victimes du fanatisme religieux et de l'in-
tolérance. Quant au christianisme, sous des témoi-
gnages de respect, il le montre — avec quelque dissi-
mulation — plus funeste que toutes les autres religions
et à tout le moins n'ayant rien de bon qu'elles ne l'aient
eu. Le salut des hommes sera d'écouter désormais les
sages. Il se fait aussi, toujours pour combattre, poète
philosophe, sans cesser cependant de détester la méta-
physique. Il publie en 1756 la Loi naturelle, composée
en 1752 et dont la morale toute déiste est : « Enfants
du même Dieu, vivons au moins en frères ». Puis ce fut
le poème sur le Désastre de Lisbonne, décembre 1755.
"Voltaire n'avait jamais été optismiste, du moins à la
façon dont l'avait été Malebranche. Cette fois, en face
du mal dans ce monde, il voit « un terrible argument »
contre la théorie providentialiste du Tout est bien. Il se
refuse cependant à conclure sur les choses en soi : « Un
jour tout sera bien, voilà notre espérance ». C'est éga-
lement la leçon de Candide, 1759. Mais il est à Ferney ;
il ose davantage. On est au plus fort de la mêlée, après
la condamnation de l'Esprit et de l'Encyclopédie. Sans
parler des petites pièces qu'il publie pour défendre les
Cacouas, surnom que leurs ennemis ont donné aux
philosophes, contre les attaques de Palissot, Le Franc de
Pompignan, Fréron, ni de la Pucelle dont il donne en
1762 une édition définitive, d'où ont disparu les pas-
sages contre le roi mais non les impiétés ou les obscé-
nités, il mène le combat par trois voies convergentes
contre l'Infâme. Dès 1762, à propos des Calas, au nom
de l'humanité et de la nature, du droit laïc, si l'on peut
ainsi dire, il se fait l'apôtre de la tolérance, qui égalise
les religions, et de l'unité religieuse dans le déisme.
Cf. Traité sur la tolérance, 1763, en particulier, c. xxm,
Prière à Dieu. Puis il s'attaque aux Juifs, à l'Ancien
Testament, qu'il arrange et au besoin travestit pour
lui faire signifier contradiction, cruauté sans motif,
absurdité, galimatias, obscénité. « Puisque, dit-il,
Dîner du comte de Boulainvilliers, le christianisme est
fondé sur le judaïsme, voyons donc si le judaïsme est
l'ouvrage de Dieu. » Cf. le Précis de l'Ecclésiasle, le
Précis du Cantique des Cantiques, dialogue entre le
Chaton et la Sulamite, 1759, Sermon du Rabi Akeb,
1761, Satil, 1763; cf. également, Guénée, Lettres de
quelques Juifs..., 1769, à qui Voltaire répondra par Un
chrétien contre six Juifs, 1776, par des additions au Dic-
tionnaire philosophique. Enfin, il attaque de front, non
parfois sans avoir esquissé une révérence ou s'être dis-
simulé sous un nom d'emprunt ou l'anonymat; l'Église
est bien affaiblie, avec la destruction des jésuites.
Vaincue sur ce terrain, elle est plus facile à battre sur
tous. Il publie donc coup sur coup, Extrait des senti-
ments de Jean Meslier, 1762; Sermon des cinquante,
1762; Catéchisme de l'honnête homme ou Dialogue entre
un caloyer et un homme de bien, 1763; le Dictionnaire
philosophique portatif, 1764, ou «la raison paralphabet»,
auquel se mêleront des Questions sur l'Encyclopédie de
1770 et l'Opinion par alphabet, si bien que le Diction-
naire comprendra plus de cinq cents articles; Questions
sur les miracles, 1765; l'Examen important de milord
Bolingbroke, 1766 ; le Dîner du comte de Boulainvilliers,
1766. Le christianisme, soutient-il, est déraisonnable
et malfaisant. Ses croyances choquent la raison, et son
fondateur est un paysan illettré. Si l'on juge de l'arbre
à ses fruits, le christianisme est à rejeter : il n'a su
apporter à la terre que la haine, la guerre, les ruines et
de vaines disputes théologiques. Ses titres de créance :
les miracles, impossibles puisqu'ils vont contre l'ordre
des choses — et Voltaire a le sentiment de la fixité des
choses; le Dieu horloger la lui garantit — irréels, puis-
qu'ils n'ont jamais été rigoureusement constatés; les
prophéties, qui prêtent à Dieu un langage indécent et
que l'on est obligé de torturer pour leur faire dire ce
que l'on veut, et le judaïsme, son fondement historique,
ne sauraient l'accréditer auprès des gens sensés. « Il est
impossible que le point dans lequel tous les hommes de
tous les temps se réunissent ne soit l'unique centre de
la vérité et que les points dans lesquels ils diffèrent
tous ne soit l'étendard du mensonge », Sermon des
cinquante, début. La vraie religion ne serait-elle pas
« celle de servir son prochain pour l'amour de Dieu, au
lieu de le persécuter... au nom de Dieu; celle qui tolé-
rerait toutes les autres et qui, méritant ainsi la bien-
veillance de toutes, serait seule capable de faire du
genre humain un peuple de frères »? Dictionnaire philo-
sophique, art. Religion, section première. Et ce fut
ainsi jusqu'à sa mort dans ce que l'on a appelé la « Ma-
nufacture de Ferney ». Belin, op. cit., p. 253. Cf. en plus
des ouvrages cités, le Manuel bibliographique de Lan-
son et Norman, L. Torrey, Voltaire and the English
Deisls, 1930, et sur ce livre le compte rendu qu'en a
donné F. Baldensperger, dans Revue de littérature com-
parée, 1931.
3. Écrivains de second plan. La secte holbachique. —
Autour de Diderot et de Voltaire, de l'Encyclopédie et
du Dictionnaire philosophique, des auteurs et des
œuvres de moindre importance mènent le même com-
bat, sans toutefois garder toujours la position du chef.
C'est le cas d'Helvétius (1715-1771) et de d'Holbach.
Voir leurs articles.
Compte seul, parmi les œuvres d'Helvétius, son
livre de l'Esprit, 1758, dont il a été indiqué plus haut
les conséquences pour l'Encyclopédie. Une direction
nouvelle est donnée au mouvement philosophique.
C'est le matérialisme en chose intellectuelle. L'homme
n'est que matière; tout vient à l'esprit de l'impression
physique, de la sensation. Ce qui fait les différences
entre les hommes, c'est que, sous l'influence de l'édu-
cation, du milieu et des mœurs sociales, la sensibilité
physique s'est développée différemment en eux. D'Hol-
bach (1725-1789) est également matérialiste. Peu
importe que Diderot, Naigeon l'aient aidé : les livres
qui portent son nom sont violemment et obstinément
dirigés « contre l'Infâme ». Pour cette guerre, il a
recueilli tous les arguments des déistes ou matérialistes
français et anglais. Dans son Antiquité dévoilée, 1766,
3 in-4°, se souvenant de Boulanger, Recherches sur l'ori-
gine du despotisme oriental, 1761 (posthume), il attri-
buait la naissance des religions à la crainte qu'avaient
ressentie les premiers hommes en face des calamités
et des catastrophes. Son Christianisme dévoilé, 1767,
fait du christianisme la même critique que Voltaire,
de sa source, l'Écriture sainte, de sa préparation, le
judaïsme, de ses preuves historiques, de ses dogmes, de
ses rites. Il déclare sa morale et son organisation dan-
gereuses pour la société avec son idéal de vie ascétique
et paresseuse, et son clergé autoritaire et fanatique. Et,
tandis que sont publiées, 1768-1770, par lui, par Nai-
geon (1738-1810), ou Bordes (1720-1781) par toute la
secte holbachique, « les capucins athées », comme dit
(.ri mm, des brochures dont quelques-unes avaient
1757
RATIONALISME. ROUSSEAU
1758
auparavant circulé manuscrites et dont l'esprit était
le même : l' Esprit du clergé, les Prêtres démasqués,
l'Imposture sacerdotale, les Doutes sur la religion, le
Militaire philosophe, les Lettres à Eugénie, les Opinions
des anciens Juifs, l'Examen des prophéties, l'Enfer
détruit, le Catéchumène, Réflexions impartiales sur
l'Évangile, la Contagion sacrée ou histoire naturelle de
la superstition, d'Holbach préparait et publiait son
» fameux Système de la nature, <■ lois du monde physique et
du monde moral », dit le sous-titre, 1770, 2 vol. in-8°,
dont l'apparition fut un scandale sans précédent. «C'est
l'exposé le plus complet qu'on eût vu jusqu'alors du
matérialisme et de l'athéisme. Il n'y a dans le monde
que la matière douée de la faculté de sentir. Ni âme, ni
liberté. L'ordre des choses est non pas l'effet d'un plan
divin, mais une disposition rigoureusement nécessaire
de la matière dans ses parties. Dieu est donc inutile et
la religion naturelle sans objet et toutes les religions
manquent ainsi de leur base. Or, dans l'humanité
ainsi dégagée des religions, naît une morale sociale
toute naturelle. L'homme agit par amour du plaisir;
son voisin aussi mais différemment. L'un par l'autre
leur plaisir grandit. Toute une morale — qui consistera
à vouloir le bien d'autrui — peut s'édifier sur ce fait,
contraignante au même degré que la morale religieuse,
pourvu que « les puissances de la terre lui prêtent le
secours des récompenses et des peines dont elles sont
dépositaires ». En 1772, sous ce titre, Le bon sens ouïes
lumières naturelles opposées aux lumières surnaturelles,
d'Holbach vulgarisait, en les accentuant encore, les
idées maîtresses de son livre; en 1773, sous cet autre
titre, Le système social, ou Principes naturels de la
morale et de la politique avec un examen de l'influence du
gouvernement sur les mœurs, il prêchait le droit au
bonheur et enseignait que les devoirs ne sont que des
moyens de satisfaire plus complètement notre sensibi-
lité physique.
Pendant que Grimm (1723-1807), dans sa Correspon-
dance, 1754-1790, traduisait pour l'Europe, les idées
« du corps des philosophes », à Paris, des salons leur
permettaient de s'entendre et servaient à leur propa-
gande. Fontenelle, Diderot, d'Alembert, Raynal, Mo-
rellet, Boulanger, Saint-Lambert, Galiani se rencon-
traient dans les salons de Mme Geofîrin, de Mme du
Deffand qui ne croit à rien, de Mlle de Lespinasse qui
est celui de d'Alembert, d'Helvétius et de d'Holbach,
de Mme Necker qui, elle, est très chrétienne. Surtout,
l'Académie est leur domaine ; ils y exposent leurs théo-
ries; ils n'entendent pas y être attaqués et ils le
prouvent bien à Le Franc de Pompignan. Cf. Brune!,
Les philosophes et l'Académie française au xvni' siècle,
in-8°, 1884.
4. Rousseau. Le protestantisme rationaliste et pieux. —
A part est Jean- Jacques Rousseau (1712-1758). Né
calviniste et de Genève, converti à seize ans au catho-
klicisme, mais au catholicisme de Mme de Warens,
piétiste convertie, qui a séparé la piété de la morale
et qui garde quelque chose du libre examen, autodi-
dacte, il arrive à Paris en 1741, se lie avec les philo-
sophes, plus particulièrement avec Diderot, 1745,
qui le détache de « l'abominable » croyance, mais non
» totalement du christianisme. En 1754, à Genève, il
abjurera son catholicisme et recouvrera ses droits
de citoyen, autrement dit, son caractère de calviniste.
Il n'aura pas accepté cependant tout le Credo genevois :
il aura pris la position de chrétien libéral ou, si l'on
veut, rationaliste. Dans le Discours sur les sciences et
les arts, 1750, et le Discours sur l'origine de l'inégalité,
1755, il condamne ce dogme du progrès, au nom
duquel les philosophes ont déclaré la guerre à la reli-
gion, mais en même temps, il formule ce principe dont
il s'inspirera toute sa vie : l'homme est naturellement
bon. En d'autres termes l'homme primitif, tel qu'il
est sorti des mains du Créateur, était fait pour vivTe
sans souci, sans cupidité, sans haine, ne soupçonnant
pas le mal; la société — c'est-à-dire le progrès, les
livres, la philosophie — a rendu cet homme impossible
et a dépravé le type humain. C'est la négation du
péché originel, tel du moins que l'entendaient les cal-
vinistes de Genève. En 1756, dans sa Lettre sur la
Providence, répondant au Poème sur le désastre de Lis-
bonne, il affirmera Dieu, la providence, la vie future.
En 1758, dans sa Lettre à d'Alembert sur les spectacles,
en sa réponse à son article Genève dans l'Encyclopédie
qui louait les successeurs de Calvin de leurs tendances
sociniennes, mais les blâmait de ne pas ouvrir leur ville
au théâtre, s'il proteste contre l'idée d'introduire à
Genève cet élément de perversion civilisée qu'est le
théâtre, s'il affirme, pensant peut-être à l'Esprit qui
vient de paraître : « On ne peut être vertueux sans
religion », Préface, du moins il ne s'élève point contre
le socinianisme, c'est-à-dire, contre la négation de la
divinité de Jésus-Christ : son christianisme sera sans
dogmes.
A côté du socinianisme, une autre forme de rationa-
lisme s'est infiltrée, en effet, dans le protestantisme :
le rationalisme pieux, le piétisme. Né en Souabe, à la
fin du xviie siècle, sous l'impulsion de l'Alsacien Spe-
ner (1635-1705), ce rationalisme, faisant bon marché
du dogme, identifiait la religion avec la piété intérieure,
individuelle par conséquent. Il avait gagné en Suisse,
liàlc, Zurich, Berne, la Suisse romande. Cf. Ritter,
Mémoires et documents publiés par la Société d'histoire
de la Suisse romande, IIe série, t. ni, Magny et le pié-
iisme romand. Certes Rousseau a une religion person-
nelle, mais il rentre bien dans la catégorie de ces ratio-
nalismes pieux, à côté de Béat de Murait, l'auteur de
l'Instinct divin recommandé aux hommes, 1727, et sur-
tout de Marie Huber (1695-1753), qui distingue la reli-
gion chrétienne de ses formes confessionnelles, l'assi-
mile à la religion naturelle, non pas telle que la consti-
tue la raison, mais telle que l'accepte l'assentiment de
notre conscience, d'après la nature et nos affirmations
intéiieurcs et ainsi religion avant tout pratique. Lettre
sur la religion naturelle à l'homme, distinguée de ce qui
n'en est que l'accessoire, Amsterdam, 1738, in-12; édit.
plus complète, Londres, 1739, 2 vol. in-8°, et édit. défi-
nitive avec Supplément et Lettres posthumes, Londres,
1756, 4 vol. in-8° et 6 vol. in-12. C'est la formule,
personnelle à Rousseau, de ce christianisme que don-
nera la Profession de foi du vicaire savoyard.
Une première idée de cette profession de foi est don-
née dans la Nouvelle Héloïse, 1761. Julie mourante,
« raisonnable et sainte », dit qu'au jour de son mariage
elle a rejeté sa religion positive (le calvinisme ortho-
doxe genevois), ses dogmes et ses pratiques, pour s'en
tenir à la religion que lui dicte sa raison guidée par son
cœur. Elle a lu la Bible, mais elle l'a interpiétée avec
sa raison et son cœur. Elle croit à l'immortalité, mais
elle meurt sans crainte, non pour les promesses que lui
fait le pasteur, mais parce qu'elle a le sentiment d'une
bonté divine qui ne peut guère damner. Ainsi, elle
n'accepte pas le protestantisme dogmatistc officiel.
Chemin faisant, Rousseau avait porté son jugement sur
le catholicisme qu'il juge vénal, chargé de croyances
et de règles inutiles. Dans le Contrat social, 1762, orga-
nisant la société, c'est la même note. Contre Bayle et
ses disciples, il affirme : Un État doit avoir une religion
pour maintenir l'État dans la justice et les citoyens
dans l'obéissance. Cette religion ne saurait en aucun
cas être le catholicisme, qui donne aux citoyens deux
souverains, deux lois, brise l'unité sociale et l'accord
de l'homme avec lui-même et met en scène un clergé
ambitieux. Le théisme évangélique conviendrait mieux,
puisqu'il n'oppose aucun souverain, aucune loi, au
souverain, à la loi de l'État ; il créerait une vraie frater-
1759
RATIONALISME. LES DERNIERS PHILOSOPHES
1760
uité. Il est vrai que, mettant le but de la vie en dehors
de la vie, il semble peu s'adapter à l'État, mais les
chrétiens ne sont pas si absolument chrétiens qu'ils ne
puissent être de vrais citoyens. Quant à son Credo
complet, il le donne à la suite de V Emile, 1762, dans la
Profession de foi du vicaire savoyard, complétée par sa
Lettre à Christophe de Beaumonl, 1763, et ses Lettres
écrites de la montagne, 1764, où il répond aux condam-
nations qu'ont faites de V Emile, l'archevêque de Paris
et les pasteurs de Genève. La vraie lumière religieuse,
celle qui ne trompe pas, ce n'est pas la raison qui ne
vient qu'en second lieu et au nom de laquelle des philo-
sophes ont pu nier Dieu, c'est le sentiment, c'est le
cœur, c'est la conscience, « instinct divin ». Rousseau
acceptera « pour évidentes toutes les idées auxquelles,
dans la sincérité de son cœur, il ne pourrait refuser son
consentement et pour vraies toutes celles qui lui
paraîtraient avoir une liaison nécessaire avec ces pre-
mières ». Il laissera « toutes les autres dans l'incerti-
tude, sans se tourmenter à les éclairer, quand elles ne
mènent à rien d'utile dans la pratique ». Sûr ainsi de
Dieu, sans s'inquiéter de le connaître davantage, et de
l'âme, pour laquelle il admet l'immortalité, les récom-
penses mais pas l'enfer, suivant dans sa vie morale les
commandements de sa conscience, écho de la volonté
divine, Rousseau juge que toute autre révélation est
superflue, impossible à prouver. Dans cette religion
idéale peut rentrer le christianisme, un certain chris-
tianisme. Non pas le catholicisme, qui ne se prouve ni
parles faits extérieurs, ni parles prophéties, toujours
difficiles à interpréter et dont on ne saurait assurer la
force probante, ni par les miracles, difliciles à discerner
— il y a dans les choses tant de forces inconnues! — et
sans véritable force démonstrative, ni par ses dogmes,
qui, ne pouvant être conçus, ne peuvent être crus. Les
mêmes raisons valent contre le protestantisme ortho-
doxe. Reste le christianisme qui, ayant rejeté tout
l'irrationnel de la révélation, parle au cœur : « La sain-
teté de l'Évangile est un argument qui parle à mon
cœur. » Le christianisme « a sa véritable certitude dans
la pureté, la sainteté de sa doctrine et dans la sublimité
toute divine de celui qui en fut l'auteur ». Dans l'Évan-
gile, « je reconnais l'esprit divin, cela est immédiat
autant qu'il peut l'être; il n'y a point d'hommes entre
cette preuve et moi ». Quoi qu'il paraisse, ce rationa-
lisme pragmatiste et sentimental fut plus funeste fina-
lement à l'orthodoxie que le rationalisme brutal de
Voltaire et de d'Holbach. Cf. Correspondance, générale
de J.-J. Rousseau, publiée, commentée et annotée par
T. Dufour, 1924-1935, 20 in-8°; P. M. Masson, La
religion de J.-J. Rousseau, Fribourg-Paris, 3 vol.,
1914, et la bibliographie, t. m, p. 401 sq.; A. Schinz,
La pensée religieuse de Rousseau et ses récents inter-
prètes, Paris, 1927; La pensée de J.-J. Rousseau, Paris,
1929; Metzger, Marie Huber, sa vie, ses œuvres, sa
théologie, Genève, 1887, in-8°.
Sur le rationalisme au xvnr- siècle, voir LanJfrey, L'Église
ri les philosophes, 1857; Damiron, Mémoires pour servir (i
l'histoire de lu philosophie au XVIII- siècle, 1857-1862, :i vol.;
Bami, Histoire îles idées morules ri politiques en France an
XViih siècle, 1865-1867, 2 vol.; Les moralistes français au
XVIII- siècle, 1 873 ;Bersot, Éludes sur le XVIII» siècle, L855;
Portails, "'• l'usage et de l'abus de l'esprit philosophique itu-
rant te XVIII' *iècle, Paris, 1820; Desnoireterres, Voltaireetla
société du XVIII siècle, L867-1876, 8 vol; Aubertin, L'esprit
public au XVIII siècle, 8' relit.. LS7:i; Roustan, Les philoso-
phes ri la société française au XVIII' siècle, 1906; Pellisson,
Les hommes de lettres au XVIII' siècle, 1911, in 12; Féret, La
faculté de théologie de Paris, t. vi, 1909; A. Monod, op. cit.,
I). Mornet, op. ctt.
4° Troisième période: De 1780 à 1815. Les derniers
philosophes et l'apparition de l'Allemagne. Transition.
— 1. En France. — Les protagonistes de la philosophie
vont quitter la scène : Voltaire en 1778, non sans avoir
reproduit une fois de plus ses critiques habituelles
contre l'Ancien Testament dans sa Bible enfin expli-
quée, 1776; mais l'édition de Kehl de ses Œuvres com-
plètes, 1783-1790, va prolonger son influence. En 1783,
c'est d'AIembert qui, devenu le chef du parti, en publie
hautement les idées dans ses Éloges. En 1784, c'est
Diderot qui donne comme préface à une traduction de
Sénèque, faite par d'Holbach et Naigeon, un Essai sur
la vie de Sénèque le philosophe, sur ses écrits et sur les
règnes de Claude et de Néron, 1778, où il reprend l'idée
de la relativité de la morale, exalte la morale de Sénè-
que, attaque les prêtres qui vendent le mensonge, se
félicite des progrès de la philosophie qui a empêché les
peuples de tomber plus bas dans la superstition et leur
a enfin appris ce que c'est que la vertu. En 1789, ce
sera le tour de d'Holbach. Avant sa mort, deux
ouvrages impies paraissent encore à Paris : Le Naza-
réen ou le christianisme des Juifs, des Gentils et des
Mahométans, traduit de l'Anglais Toland; les Lettres
philosophiques sur saint Paul, sur sa doctrine politique,
morale et religieuse, et plusieurs points de la religion
chrétienne, considérée politiquement. Ceux de leurs dis-
ciples qui leur survivent ou les remplacent n'ont pas
la même valeur. Marmontel (1723-1799), La Harpe
(1739-1803), Delislc de Sales (1743-1816), qui, dans sa
Philosophie de la nature ou traité de morale pour te genre
humain tiré de la philosophie, laquelle a cinq éditions
au moins de 1770 à 1789, déclare une fois de plus la
guerre à la « superstition » et au « fanatisme »; Raynal
(1713-1796), dont V Histoire philosophique et politique
des établissements et du commerce des Européens dans
les Indes, 1772, est avant tout une histoire «des crimes »
du « fanatisme et de la superstition », un éloge de la
tolérance et de « l'humanité » et que Morellet résume
ainsi : « La morale chrétienne est... barbare, puisqu'elle
met les plaisirs qui font supporter la vie au rang des
plus grands forfaits; abjecte, puisqu'elle impose l'obli-
gation... de l'humiliation; extravagante, puisqu'elle
menace des mêmes supplices les faiblesses de l'amour
et les forfaits les plus atroces; superstitieuse... inté-
ressée'. » I lernardin de Saint-Pierre (1737-1814) est bien
un disciple de Rousseau ; il est plus près néanmoins
que son maître du catholicisme.
.Mais de graves événements surviennent : la Révo-
lution. En août 1789, la Déclaration des droits proclame
les libertés des cultes, de la presse, l'égalité de tous,
quelle que soit leur religion, devant la loi. Puis la Révo-
lution met en action le philosophisme du xvme siècle.
C'est la déchristianisation, le culte de la Raison, dont
la fête inaugurale se célèbre à Paris le 20 brumaire
an II (10 novembre 1793). L'Encyclopédie triomphe.
Vient ensuite le triomphe de Rousseau, avec le culte de
l'Être suprême, la loi du 18 floréal an II (7 mai 1794)
et la fête du 20 prairial suivant (8 juin). Après le 9 ther-
midor, s'installe le régime de la séparation de l'État et
des Églises, suivant la formule convenue, autrement
dit de la laïcisation de l'État. Mais alors, en face
du catholicisme qui cherche à revivre, l'État cherche
à créer le culte laïque de la patrie dans le cadre du
calendrier révolutionnaire : ce fut le culte décadaire.
Cf. Constitution de l'an III, art. 301. Au début de
1797, apparaît le culte des théophilanthropes, établi
par des citoyens, mais bientôt adopté par l'État.
C'était la religion naturelle en pratique.
Tout cela disparut avec le Concordat, devenu la loi
du 18 germinal an X (H avril 1802). De 1800 à 1815,
Ronald (1754-1810), Joseph de Maistrc (1753-1821),
après Chateaubriand (1768-1848) qui s'efforcent de
rendre à la France une pensée chrétienne, se heurtent
aux « idéologues », héritiers du sensualisme de Condil-
lac et de la pensée du xvme siècle, ceux-ci maintien-
nent les traditions des philosophes. Ils régneront à
1761
RATIONALISME. L'APPARITION DE L'ALLEMAGNE
1762
l'Institut, comme ceux-là régnaient à l'Académie; un
journal, la Décade philosophique répandra leurs idées.
La première génération des idéologues, ceux qui sont
morts avant la fin du siècle comprend : Condorcet, Vol-
ney, Dupuis.
Condorcet (1743-1794) est l'auteur d'une Vie de
Voltaire, 1787, où il loue Voltaire d'avoir combattu
toute sa vie contre les préjugés, d'une édition des
Pensées de Pascal, précédée d'un Éloge de Pascal, où
il fait de Pascal un sceptique et un malade, où il met
en valeur dans un groupe, sans les correctifs et les
éclaircissements donnés par Pascal, tout ce que celui-
ci a dit des obscurités de la foi, des controverses sur les
miracles, et où beaucoup de notes sont simplement les
Remarques de Voltaire ; il est l'auteur aussi deY Esquisse
d'un tableau historique des progrès de l'Esprit humain,
1795. « A un moment donné le soleil n'éclairera plus
que des hommes libres, ne reconnaissant de maître que
leur raison... La perfectibilité de l'homme est indéfinie,
en ne lui supposant que les facultés et l'organisation
dont il est aujourd'hui pourvu. Mais les facultés et
l'organisation elles-mêmes peuvent s'améliorer. » Pro-
grès indéfini donc dans les sciences physiques, où l'es-
prit n'aura jamais épuisé tous les faits de nature, dans
leurs applications techniques et aussi dans les sciences
morales, où l'on peut toujours chercher une plus exacte
combinaison de l'intérêt de chacun avec l'intérêt de
tous, et par conséquent un progrès dans le bonheur.
Condition : une éducation bien orientée qui protège
l'homme des préjugés religieux car ils l'enferment dans
d'étroites limites. — Volney (1757-1820) est l'auteur
des Ruines ou méditations sur les révolutions des empires,
1791, où, cherchant l'origine des religions, afin de dé-
terminer leur rôle, il voit en elles avant tout, suivant
la tradition de Fontenelle et avant Auguste Comte, une
fausse physique. En quête d'une solution à l'énigme du
monde, l'homme a divinisé les forces physiques, de là
le culte astiologique d'où tous les autres sont dérivés.
Le progrès de la science expliquant les choses dissipera
l'erreur et assurera le bonheur de l'homme. Comme
Condorcet, il voit dans les sciences physiques et mora-
les l'indispensable moyen pour rendre l'homme heu-
reux; il est l'auteur encore du Catéchisme du citoyen
français, 1793, qui deviendra plus tard la Loi naturelle
ou les principes physiques de la morale. La loi naturelle
où l'ordre régulier et constant des faits avertit l'homme
que Dieu existe; l'homme rend à Dieu ses devoirs en se
conformant à l'ordre qu'il a fixé. La douleur et le plai-
sir, seuls guides de l'homme, qui vit d'ailleurs en socié-
té, lui enseignent ce principe fécond : le devoir de
l'homme est de se conserver et de développer ses facul-
tés; de là dérivent en effet les idées de bien et de mal,
de vice et de vertu, de juste et d'injuste, qui fondent la
morale de l'homme individuel et social. — Dupuis
(1742-1809) est connu pour son livre De l'origine de
tous les cultes (3 vol. in-4° et atlas, 1794, 12 in-8°). Il en
donnera en 1798 un Abrégé. 11 pose ce principe : « On
écrivit autrefois l'histoire de la nature et de ses phéno-
mènes comme on écrivit depuis celle des hommes et le
soleil fut le principal héros de ces romans merveilleux ».
Les mystères païens de Mithra, d'Isis et Osiris sont
des mythes solaires. Or le Christ est identique à ces
dieux païens, avec cette différence, que ceux-ci ont été
chantés avec plus de génie que lui ne l'est dans les
évangiles. Le Christ est donc le Soleil. « De toutes les
formes du culte rendu au Soleil, c'est avec celle des
Perses que la secte du Christ semble avoir plus de
ressemblance. » Le christianisme traditionnel est donc
à rejeter d'autant plus qu'il prêche une morale révol-
tante; il faut le détruire. — Sylvain Maréchal (1750-
1803), donna en 1797 son Almanach des honnêtes gens,
où, avant Auguste Comte, il remplace les saints par des
hommes illustres, et en 1800 un Dictionnaire des athées
où figurent Jésus-Christ et saint Justin, Bossuet et
Bellarmin...!
Une seconde génération d'idéologues, comprendra
Laplace, Cabanis, Destutt de Tracy. — Laplace (1749-
1827) faisait servir la science à son rationalisme. Dans
son Exposition du système solaire, 179C, et son Traité
de mécanique céleste, 1799, « avec Volney et Dupuis, il
fait des connaissances astronomiques la base de toutes
les théogonies. Il parle du fanatisme et de la supersti-
tion (autrement dit, du christianisme) comme Volney
ou Naigeon; des causes finales comme l'expression de
l'ignorance où nous sommes des véritables causes; de
l'esprit philosophique comme Voltaire... » Picavet, Les
idéologues, p. 170. — Le médecin Cabanis (1757-1808),
dont le principal ouvrage est fait de ses mémoires sur
les Rapports du physique et du moral de l'homme, 1802,
et répond « à un espoir très vif à cette époque, celui de
constituer des sciences morales qui, égalant en certi-
tude les sciences physiques, puissent fournir une base
suffisante à une morale indépendante du dogme et
ramenée à la recherche du bonheur individuel que
l'on considérait d'ailleurs comme indissolublement lié
au bonheur de tous », est non seulement un moniste,
mais il partage l'optimisme naturaliste du xvmc siècle :
« la nature a en elle-même les conditions nécessaires et
suffisantes de son progrès». É.Bréhier, op. cit., t. n, p. 607-
610. —Destutt de Tracy (1754-1836), qui s'occupa sur-
tout de dresser des plans d'éducation, était convaincu
que « la théologie est la philosophie de l'enfance du
monde; il est temps, disait-il, qu'elle fasse place à celle
de son âge de raison; elle est l'ouvrage de l'imagination,
comme la mauvaise physique et la mauvaise métaphy-
sique qui sont nées avec elle, dans des temps d'igno-
rance et qui lui servent de base, tandis que l'autre est
fondée sur l'observation et l'expérience ». Cité par
É.Bréhier, ibid.,p. 600. Ainsi se préparait le positivisme.
Cf. Damiron, La philosophie en France au .\/.\e siècle,
1828; Joyau, La philosophie en France pendant la
Révolution, 1893; Chabot, Destutt de Tracy, Moulins,
1895; Chinard, Jefferson et les idéologues, 1923. Cepen-
dant, Laromiguière (1756-1837), Maine de Biran (1766-
182 1), qui comptaient alors parmi les idéologues, asso-
ciaient le sensualisme de Condillac au spiritualisme,
surtout Maine de Biran qui devait aboutir à un spiri-
tualisme chrétien et, dès 1803, portera un coup décisif
au sensualisme par son mémoire intitulé : Ce qu'est
l'influence de l'habitude sur la faculté de penser. Sur
Laromiguière, voir Laini. Philosophie de Laromiguière,
1867; Alfaric, Laromiguière et son école, 1929. Sur
Maine de Biran, A. de La Valette-Monbrun, Maine
de Biran. Essai de biographie, 1914; Maine de Biran,
critique et disciple de Pascal, 1914; E. Bostan, La
religion de Maine de Biran, 1890.
2. En Allemagne. De ^Yolf à Kant. — Absorbée par
la question confessionnelle, l'Allemagne fut jusqu'au
xvm« siècle en dehors de la pensée moderne et de ses
mouvements. Au xvnic siècle, cette pensée lui arrive
sous la forme du rationalisme anglais, dont le piétisme
de Spener (1635-1705), faisant bon marché du dogme,
facilitait l'acceptation. Si quelques-uns s'employèrent
à l,i réfuter — ainsi Kortholt, De tribus impostoribus
(Herbert, Spinoza, Hobbes), Kiel, 1679; Musseus, Exa-
men Cherburianismi, Wittemberg, 1708; Mosheim, De
vita, fatis et scriptis Tolandi, en tête des Vindiciœ anti-
quse chrislianorum disciplina', Hambourg, 1720; Fôker,
Examen paralogismorum Woolstoni, Leipzig, 1730 —
tandis que la France entrait également dans la voie du
déisme, le rationalisme se faisait écouter également de
l'Allemagne, Wolf lui servit d'introducteur.
a) Wolf (1679-1754) était le disciple de Leibnitz
(1646-1716), cet éternel conciliateur, qui se proposai t de
réconcilier la raison et la foi et de donner à tous les pro-
blèmes religieux qui divisaient l'humanité chrétienne
1763
RATIONALISME. L'APPARITION DE L'ALLEMAGNE
1764
une solution qui fût acceptée de tous. Wolf donc, qui
enseignait à l'Université de Halle y publia une sorte
de théodicée de tendance rationaliste, Pensées philoso-
phiques sur Dieu, 1719. Lui aussi avait cru trouver le
moyen de réconcilierles confessions religieuses hostiles,
en établissant rationnellement des vérités religieuses
acceptables pour tous, édifiant ainsi une religion
« naturelle », c'est-à-dire rationnelle. Il y cherchait aussi
à édifier une morale qui garderait sa valeur, même si
Dieu n'existait pas. Il fut ainsi amené à nier le surna-
turel : c'est notre raison, dit-il, qui juge de la vérité
d'une doctrine révélée. Quant au miracle, il serait
contraire à la gloire de Dieu et ne prouverait rien :
l'ordre du monde étant infiniment supérieur. Enfin,
en 1726, après avoir formulé une morale dont la règle
essentielle était : « Fais ce qui te rend plus parfait toi et
ton prochain et abstiens-toi de l'opposé », c'est-à-dire
une morale individualiste et naturaliste, il proclama
la morale de Gonfucius supérieure à celle du Christ.
Dans les universités et dans le monde lettré d'Alle-
magne, ce fut alors l'A u//r/ârun<7, l'époque des lumières,
que Kant définissait « l'émancipation de l'homme sor-
tant de la minorité intellectuelle où il a vécu jus-
qu'alors du fait de sa propre volonté. Ose faire usage de
ton jugement! Voilà la formule de VAufklârung ». Cité
par J.-L. Spenlé, La pensée allemande, 1934, p. 31.
Mais en Allemagne le christianisme s'identifiait avec
l'Écriture. Comme en Angleterre l'on va y chercher à
l'interpréter rationnellement. Hermann von derHardt
(1660-1746), dès 1723, dans ses JEnigmata prisci orbis,
s'efforcera d'éliminer le surnaturel de la Sainte Écri-
ture.
b) L'entourage de Frédéric II. — En 1740, l'avène-
ment de Frédéric II (1712-1786), le roi philosophe, le
protecteur de Maupertuis, de La Mettrie, de l'abbé de
Prades, l'ami de Voltaire, ne pouvait que donner une
impulsion au rationalisme allemand. Humilié de voir
ses États en retard sur les autres nations, « il se disait
que c'était à lui d'inaugurer cette nouvelle ère de
Renaissance dans le Nord ». Sainte-Beuve, Causeries
du lundi, t. m, p. 146. Et, dans la lettre où il sollicitera
Voltaire, alors à Cirey, d'entrer en relation avec lui, à
la louange de Voltaire il unira celle de Wolf. Dès lors,
l'Allemagne intellectuelle marche à grands pas dans la
voie ouverte. Baumgarten (1706-1757), professeur de
théologie à Halle, sera un disciple de Wolf, ainsi que son
élève Semler (1721-1791), qui publia 171 écrits théolo-
giques dont le principal est un Traité du libre usage du
canon, 1771-1775, 4 in-8°. Il y soutenait que la Bible
n'est pas la règle de la foi, mais le catalogue des livres
officiellement désignés pour être lus dans l'Église.
L'autorité de la Bible est conventionnelle. Est inspiré
tout ce qui édifie le lecteur. La Bible contient la vérité
religieuse sans la constituer elle-même. Quelques an-
nées auparavant, un professeur de théologie et de litté-
rature comparée à Leipzig, Erncsti (1707-1781), dans
son Institulio interpretis Novi Testamcnti, 1761, avait
récusé, pour l'interprétation de la Bible, l'autorité de
l'Église, le sentiment propre, la méthode allégorique,
les systèmes philosophiques et repris la règle de Richard
Simon : Una eademquc ratio interpretandi communis est
omnibus libris, qu'il avait lui-même reçue de Wettstein
de Bàle (1693-1754).
c) Lcssing. — D'une tout autre envergure fut Les-
sing(1729-1781),élèvcd'Ernesti. C'était un sceptique, à
la manière de Bayle, avec l'accent de Voltaire. Il était
connu de toule l'Allemagne pour ses travaux litté-
raires, lorsqu'il devint, en 1770, bibliothécaire de Wol-
fenbuttel. C'est là qu'il publie de 177 1 à 1777, Les frag-
ments de Wolfenbiillel, écrit du déiste Heimarus (1694-
1768), l'auteur du livre intitulé Les principales vérités
de la religion naturelle, 1760, où il soutenait que la reli-
gion doit être cherchée dans le cœur humain et dans
la nature, autant que dans le catéchisme. Cet écrit
n'était pas destiné à être publié. Il attaquait en effet
tout ce que vénérait l'Allemagne chrétienne, protes-
tante ou catholique, les Livres Saints et la personne
même du Sauveur. Dans la controverse queLessingeut
à cette occasion avec le premier pasteur de Hambourg,
Goeze, il affirme l'égalité de toutes les religions, parce
que toutes, le christianisme comme les autres, ont leur
fondement véritable dans le cœur de l'homme. Le
christianisme n'est pas vrai parce qu'il est dans la
Bible; il est dans la Bible parce qu'il est vrai. Au reste,
appliquant à la religion la théorie du progrès indéfini,
il soutient dans sa brochure, l'Éducation du genre
humain, 1780, que le christianisme n'est qu'un stade
dans révolution religieuse de l'humanité. Ce qui im-
porte plus que d'atteindre la vérité absolue c'est de
vivre la vérité que l'on détient. A Lessing s'opposera
Jacobt (1743-1819), d'accord avec Herder (1744-1803)
dans son aversion pour le rationalisme, avec la cons-
cience profonde qu'il avait du mystère partout répandu
et au nom du sentiment très vivant en lui des vérités
morales.
d) Kant. — « Tiré de son sommeil dogmatique par
Hume », plus encore peut-être par Rousseau, cf. Del-
bos, La philosophie pratique de Kant, Paris, 1905, p. 125,
Kant (1724-1804), (voir son article), refuse à la raison
théorique le droit d'établir les bases de la religion et
repousse l'idée que la religion puisse dépendre de tradi-
tions historiques quil'imposent à l'homme passif. Mais
il a été élevé dans le piétisme et il est disciple de Rous-
seau : il maintiendra donc la religion, mais uniquement
sur le plan de la morale qui la crée; disciple de Wolf,
il ne l'admettra que « dans les limites de la raison ». «La
religion consiste pour lui dans la volonté stable d'ac-
complir nos devoirs pour plaire à Dieu. » É. Bréhier,
loc. cit., p. 554. Il ne refuse pas au christianisme le droit
d'être « la religion » ainsi entendue, parce qu'il peut
s'adapter. Pour exprimer ses théories, Kant usera du
langage chrétien. « Au moment de rédiger la Religion
dans les limites de la simple raison, 1793, il relira le caté-
chisme qui, quelque soixante ans auparavant, lui avait
fait connaître les thèmes fondamentaux du christia-
nisme. »Brunschv/ieg, L'idée critique et lesystème kantien,
dans Revue de métaphysique et de morale, avril-juin 1 924,
p. 197. Mais, si « la religion » n'est que le bon vouloir
moral se rapportant à Dieu, le christianisme ne peut
être la religion, qu'en laissant tomber tout ce qui ne va
pas à cela : ses données et ses preuves historiques;
l'idée de révélation qui d'ailleurs n'est pas d'une expé-
rience possible; l'inspiration des Écritures, qui n'ont
aucune valeur dans tout ce qui est autre chose qu'une
leçon de morale; le miracle, qu'on ne peut d'ailleurs
constater dans le déterminisme phénoménal universel;
ses affirmations doctrinales; ses exigences cultuelles, la
prière même. Vaines sont donc les querelles entre théo-
logiens; vaine la prétention du christianisme d'être
transcendant et vrai par rapport aux autres religions
positives. Et même dans les dogmes qu'affirment en-
semble le christianisme et la religion kantienne, quelles
différences 1 Comme le Dieu de Kant est loin du Dieu
de Luther I loin de la Providence de Bossuet. Cette
Providence, Kant la condamne spécialement, puis-
qu'elle subordonnerait l'effort moral de l'homme auto-
nome à des desseins définis de toute éternité. Le chris-
tianisme est donc bien la religion en tant qu'il satisfait
à l'idée de moralité. Toutefois, « ce n'est pas seulement
d'une façon négative, parce qu'il en respecte les exi-
gences, c'est aussi dans ce sens positif qu'il ajoute à ce
que, par lui-même, l'homme est capable de déterminer,
même de concevoir. »Brunsch\vicg, op. cit., p. 192. Kant
adapte à sa doctrine le dogme du péché originel et le
transforme en « mal radical ». « Le mal radical, c'est la
volonté mauvaise, en son fond, soumise aux passions
1765
RATIONALISME. LE XIXe SIÈCLE, FRANCE
1766
que chaque homme apporte en naissant. » Bréhier, loc.
cit. Ce mal se constate en ce que l'impératif de la raison
se présente comme une « contrainte assumée à contre-
cœur ». On est loin ainsi du péché originel, tel surtout
que l'entendit Luther, et de la théorie rousseauiste :
c'est la société qui déprave l'homme. Il y a aussi la
notion d'Église. L'acte moral, qui complaît à Dieu, dit
Kant, qui garde autant que possible, on l'a vu, les for-
mules chrétiennes, nous fait entrer dans le royaume de
Dieu. « En méditant Rousseau, Kant a compris que
l'un des aspects essentiels du problème moral était
dans la liaison entre la destinée propre de l'individu
et l'orientation de la culture dans la société et qu'il ne
pouvait être résolu pour l'homme à part de l'huma-
nité. » De là, il garde la notion de l'Église. Il la
définit à la manière de Luther : l'ensemble des hommes
de bonne volonté, animés d'une foi pure. Mais « une
faiblesse particulière de la nature humaine a cette
conséquence qu'il ne faut jamais compter sur cette foi
pure, autant qu'elle le mérite, pour fonder une Église
sur elle seule ». Dès lors, il faut des Églises, créations
humaines, qui soutiennent l'humaine faiblesse, mais
qui doivent se rapprocher autant que possible de ce que
serait l'Église universelle. » Cf. W. Reinhard, Ueberdas
Verlidltnis von Sittliclikeit und Religion bei Kant, Berne,
1927; E. Boutroux, La philosophie de Kant, 1926.
VI. Le xixe siècle. — Deux périodes : 1° De 1815
à 1850; 2° Depuis 1850.
1° Première période de 1815 à 1850. — 1. En France :
Les grands systèmes constructeurs. — De 1815 à 1848,
sous les Bourbons où le catholicisme a recouvré son
titre de religion d'État, sous la monarchie de Juillet
où, la crise anticléricale de 1830 passée, l'Église est
néanmoins une puissance, le rationalisme du xvme siè-
cle n'est pas mort. Il est à l'arrière-plan, mais il vit,
d'autant plus que certains partis politiques en font
une arme de combat. On l'appelle alors plutôt le vol-
tairianisme. Il affecte souvent en effet cette forme que
donnait Voltaire, mais combien supérieurement, â sa
critique religieuse : atteindre une idée en la rendant
ridicule. Ce rationalisme, fidèle au xvme siècle, se
nourrit de ceux qui l'ont créé : « Du mois de février
1817 jusqu'au mois de décembre 1824, écrit A. Nette-
ment, Histoire de la littérature française sous la Restau-
ration, t. il, 3e édit., 1874, p. 359, on publia 31 600
exemplaires des œuvres de Voltaire », soit « 1 598 000
volumes. Les ouvrages les plus sceptiques de cet écri-
vain furent publiés à part, sous le titre de Voltaire
des chaumières. » Toutefois, tandis que les écrivains
romantiques sont opposés à la tradition rationaliste du
xvme siècle — encore que quelques-uns rendent par-
fois un son plutôt en accord avec le siècle qu'ils com-
battent — Paul-Louis Courier (1772-1825), dans ses
pamphlets, Béranger (1780-1857), dans ses chansons,
excitent le sentiment antichrétien. Enfin, en 1828,
Broussais (1772-1838) osera, dans son célèbre Traité de
l'irritation et de la folie, attaquer le spiritualisme et
reprendre les thèses matérialistes de Cabanis. Au pre-
mier plan, dans le conflit des idées, en face de l'école
catholique dont Lamennais prend la tête, figurent
l'école éclectique et aussi les écoles socialistes et posi-
tivistes. C'est le temps des grandes doctrines construc-
tives.
L'éclectisme s'incarne dans Victor Cousin (1792-
1867). De 1815 à 1820, de 1828 à 1852, il occupa, sauf
quand il fut ministre, la chaire de philosophie à la Sor-
bonne. Ce véritable pontife de l'Université, désireux
d'échapper à l'empirisme, mais aussi au subjectivisme
kantien, eût voulu, remarque Sainte-Beuve, fonder une
grande école de philosophie, école du juste milieu,
« qui ne choquât point la religion, qui existât à côté,
qui fût indépendante, souvent auxiliaire, en apparence,
mais encore plus protectrice et par instants domina-
trice, en attendant peut-être qu'elle en devint héri-
tière ». Cité par É. Bréhier, loc. cit., p. 666. Or le clergé
ne cessa de lui reprocher le caractère antireligieux de
sa philosophie, un peu sans doute parce que, désireux
de conquérir la liberté d'enseignement, il n'était pas
fâché de souligner ce caractère dans le chef reconnu de
la philosophie universitaire, mais aussi parce que la
philosophie de ce chef appelait cette critique. Cousin
en effet oppose sans cesse au « Dieu abstrait de la sco-
lastique » le Dieu a de la conscience partout présent
dans la nature et l'humanité ». « Incompréhensible
comme formule et dans l'École, dit-il, Dieu est clair
dans le monde qui le manifeste et pour l'âme qui le
possède et qui le sent. Partout présent, il revient en
quelque sorte à lui-même dans la conscience de
l'homme qui en exprime les attributs les plus sublimes,
comme le fini peut exprimer l'infini. » « L'n Dieu sans
monde, dit-il encore, est aussi incompréhensible qu'un
monde sans Dieu — La création n'est pas seulement pos-
sible, mais elle est nécessaire — Dieu est à la fois Dieu,
nature et humanité. » Cousin ne put donc échapper au
reproche de panthéisme.
C'est pour d'autres raisons que son disciple le plus
célèbre, Joutïroy (1796-1842), fut également combattu.
Tout en défendant la spiritualité de l'âme contre
l'école de Cabanis et de Broussais, il était détaché du
christianisme et émettait des théories en conséquence.
En 1825, parut dans le Globe, organe des libéraux du
temps, son célèbre article : Comment les dogmes finissent.
En 1830, dans ses leçons sur Le problème de la destinée
humaine, posant en principe que chaque être a une des-
tinée, il affirme que la solution chrétienne de la ques-
tion ne saurait plus suffire et que la philosophie est loin
de pouvoir donner la réponse définitive. En attendant,
que chacun prenne le parti qui lui paraîtra le mieux
répondre à l'état présent de l'humanité. Cf. P. Janel,
Victor Cousin et son œuvre, 1877; Barthélémy-Saint
Hilaire, Victor Cousin, sa vie, sa correspondance. 3 vol.,
1885 ; L. Ollé-Laprune, Théodore Jouffroy, 1899 : M. Sa-
lomon, Théodore Jouffroy, 1907.
Dans ses Éludes de philosophie et d'histoire, 1836, un
autre professeur de philosophie, ancien rédacteur du
Globe, I.erminier, continuera Jouffroy, affirmant, lui
aussi, que le christianisme a fini son temps et que la
philosophie est appelée â le remplacer.
Enfin le socialisme naissait, qui écartait également
le christianisme et faisait appel à la raison et à la
science. Fourier (1772-1837), rattache ses projets de
réforme sociale à des théories philosophiques du
xvme siècle. La Providence, dit-il, a mis une harmonie
parfaite dans les mouvements des mondes matériel,
organique et animal. Or « le mouvement social » est
désordonné. Il n'est donc pas ce que veut la Provi-
dence. L'homme est fait pour le bonheur. Le bonheur,
il ne peut le trouver que dans l'accord entre sa nature,
autrement dit, les passions primitives qu'il tient de la
nature, et les conditions de son existence assurées par
la productivité du travail. Or, jusqu'ici, la loi, la
morale, la religion enserrent les passions de l'homme
dans leurs contraintes. Pour le bonheur de l'homme, il
faut doue laisser ses passions se développer. Pour
Saint-Simon (1760-1825), autre prophète d'une ré-
forme sociale, il préconise l'action d'un « nouveau
christianisme » ou plus exactement du vrai christia-
nisme avec un personnel renouvelé. Le christianisme
se résume pour lui dans le précepte : « Aimez-vous les
uns les autres », qu'il traduisait pour son époque dans
celui-ci : <■ La religion doit diriger la société vers le grand
but de l'amélioration la plus rapide possible du sort de
la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. » Or le
christianisme sous toutes ses formes a perdu le sens de
sa mission. Le catholicisme s'est laissé absorber par
ses préoccupations dogmatiques ou cultuelles, par
1767
RATIONALISME. LE X I Xe SIÈCLE, ALLEMAGNE
1768
l'ambition de dominer et il s'est fait l'instrument des
puissants. Le luthéranisme est plus coupable encore.
Le personnel religieux doit être remplace par un per-
sonnel nouveau : les « philanthropes », savants et
industriels, remplaceront les prêtres. L'âge de la con-
naissance théologique ou métaphysique fera place
ainsi à un état positif, c'est-à-dire, reposant sur la
science expérimentale. Cf. le Système industriel, 1821;
le Nouveau christianisme, 1825.
Son disciple. Auguste Comte ( 1 708-1857) a une bien
autre importance, puisque son influence dominera la
seconde moitié du xixe siècle. Cf. Cours de. philosophie
positive, 1830-1812; Discours sur l'esprit positif, 1844;
Discours sur l'ensemble du positivisme, 1848; Système
de politique positive, 1851-1854; Catéchisme positiviste,
1852; Synthèse subjective ou système universel des
conceptions propres à l'étal normal de l'humanité, 1856.
Son but est la réorganisation de la société pour le bon-
heur de l'humanité. Le xvm0 siècle avait attendu ce
bonheur, soit, avec l'Encyclopédie, d'un développement
général de la raison, affranchie des croyances reli-
gieuses, éclairée parles sciences, selon la loi du progrès;
soit, avec les économistes, des sciences se rapportant
directement aux faits sociaux. Comte unit les deux
courants. Il y a dans le positivisme des négations et
une partie constructive. Suivant une loi nécessaire
d'évolution intellectuelle, l'humanité a passé par deux
phases : la phase théologique, où, pressé par son besoin
d'explication, l'homme a eu recours aux causes sur-
naturelles ou anthropomorphiques; la phase méta-
physique, où à ces causes il a substitué des causes abs-
traites, occultes, causes premières et causes finales,
créations de son esprit. Il est arrivé avec les progrès
de la science à un troisième stade, l'âge positif, où,
répudiant toutes les hypothèses métaphysiques, n'ac-
ceptant pas plus l'athéisme et le panthéisme que la
providence, excluant toute recherche des causes pre-
mières ou des causes finales, cessant de chercher l'ex-
plication de l'univers en dehors de lui, la science se
contentera « de découvrir, par l'usage bien combiné du
raisonnement et de l'observation, les lois effectives des
phénomènes, c'est-à-dire leurs relations invariables de
succession et de similitude ». Cours de philosophie posi-
tive, lrc leçon. C'est la négation de la théologie cl de la
métaphysique. Dieu devient l'inconnaissable; l'âme
humaine également. Kant avait précédé le positivisme
dans cette voie. D'autre part, la religion étant le pou-
voir de régler les volontés individuelles et de les rallier,
Comte sera amené par ses déductions à la religion de
l'Humanité. Cette religion mettra fin à « la régence de
Dieu », indispensable pendant la minorité de l'huma-
nité, et dès lors au conflit entre l'intelligence critique
et la théologie.
2. En Allemagne. — a) Les philosophes. ■ — Il n'y a
pas à s'arrêter longuement à Goethe (1749-1833) et à
Schiller (1759-1805). Il faut parler d'eux cependant
car ils orientèrent la pensée allemande dans le sens
d'une culture purement humaine. Pris d'abord dans le
mouvement romantique du Slurm und Drang, réaction
contre Y Aujldàrung et le classicisme, ils revinrent, à
peu près en même temps, à l'idée (l'humaniser l'âme
allemande — ■ nullement de la christianiser — et pour
cela de la mettre à L'école de la Grèce antique. C'est la
qu'il fallait chercher « le Canon éternel de l'humanité »,
« l'Universel humain »; c'est a celle école qu'ils réali-
sèrent « la sagesse de Goethe ».
De ce momenl datent également trois penseurs
continuateurs de Kant, Fichte(1762 181 I), Schelling
(1775-1854), Hegel (1770-1831). Fichte, professeur a
l'université d'Iéna, finit par devenir professeur à l'I Ini
versité de Berlin où il prononça ses fameux Discours
(i la nation allemande, Dans son livre Sur la croyance
d'un gouvernement divin du monde, 1798, reproduisant
la critique de Kant contre les preuves de l'existence de
Dieu, il ramenait le divin à l'ordre moral ou à la Raison
suprême qui rend le monde intelligible. Faire ce qu'on
doit sans songer aux conséquences, se conformer par
conséquent à l'ordre moral, voilà le divin pour nous;
n'agir qu'en vue des conséquences heureuses ou mal-
heureuses, voilà l'athéisme. Celui qui croit au devoir
croit à Dieu. Plus tard, il fait de Dieu l'Absolu dont
nous tirons lumière et béatitude .« Le philosophe voit
comme du dehors et par ré flexion l'éternelle production
du Verbe par l'Absolu; il la voit dans la mesure où ce
Verbe se réfracte en des consciences individuelles,
dont l'une est lui-même, et où l'aspiration libre de sa
conscience vers la vie spirituelle se pose comme devoir
moral. Mais, ni mystique, ni naturaliste, la pensée de
Fichte trouve son expression dernière dans le dogme
fondamental du christianisme: ce dogme c'est l'incar-
nation du Verbe; et cette incarnation, c'est le déve-
loppement progressif de la moralité et de la raison dans
le monde. i L'homme devient l'instrument de Dieu. •
É. Hréhier, loc. cit., p. 710.
Schelling, comme Fichte, professe un panthéisme
idéaliste pour qui Dieu, l'Absolu, est tout. Nature et
Esprit ne diffèrent de l'Absolu qu'en ceci : dans le
sujet-objet Nature, il y a un excès d'objectivité; dans
l'Esprit, il y a un excès de subjectivité. Plus tard, sans
renoncer à l'unité de substance, mais pour se séparer
du panthéisme logique de Hegel, Schelling revient à
une certaine notion de la personnalité divine. Et il
affirme que, de la religion telle qu'elle est donnée parle
christianisme, la philosophie doit tirer la religion plei-
nement spirituelle. Von Hartmann appelle ce système
le panthéisme de la personnalité. Cf. Weber, Examen
critique de la philosophie religieuse de Schelling,
Strasbourg, 1860.
Plus abstrait encore est le panthéisme de Hegel.
Dieu, pour Hegel, n'est pas seulement l'Être en soi, la
Substance: il est surtout l'Esprit absolu. Il n'y a de
réel que l'Idée. L'Esprit c'est l'Idée prenant conscience
d'elle-même. Où l'Idée prend-elle conscience d'elle-
même? Cène peut être qu'en l'homme; l'esprit humain,
c'est donc l'esprit universel lui-même. L'Art, la Reli-
gion, la Philosophie expriment l'Idée d'une manière
de plus en plus parfaite. Parmi les religions, la religion
absolue, vraie, où 1'Ksprit se dévoile, c'est le christia-
nisme, mais le sommet c'est la philosophie, qui traduit
le christianisme en langage spéculatif et Dieu ne se
connaît que dans et par cette culture. Cf. Renan qui
fera de Dieu la« catégorie de l'idéal ». Voir P. Roques,
Hegel, sa vie, ses œuvres, 1912; B. Hermann, System
und Méthode in Hegels Philosophie, Leipzig, 1927;
P. Wahl, Le malheur de la conscience dans la philosophie
de Hegel, 1931.
Ces théories provoquèrent des réactions de la part
des orthodoxes assurément, mais aussi de la part de
non orthodoxes. Tel Schleicrmacher (1768-1834). Il est
loin d'être un rationaliste à proprement parler, mais
son christianisme se ramène au fond à une religion
naturelle. Le christianisme c'est moins le dogme — la
dogmatique chrétien ne doit comprendre uniquement les
croyances indispensables — que le sentiment qui nous
unit au Christ historique, tel du moins qu'il se présente
dans l'évangile de saint Jean. Manière de voir qui
reconnaît la valeur de la critique historique. Peu im-
porte maintenant que l'Être suprême dont nous nous
sentons dépendants soit un être personnel ou non. La
religion c'esl le sentiment de notre dépendance et nous
nommons Dieu, l'être multiple ou un, personnel ou
non, selon les religions, dont nous dépendons. Schleicr-
macher pense d'ailleurs que Dieu et le monde ne sont
que deux valeurs pour une même chose, sans accepter
cependant d'être panthéiste.
D'autres ramenèrent le matérialisme. Feucrbach
1769
RATIONALISME. LE XIXe SIÈCLE, ALLEMAGNE
1770
(1804-1872), un de ces jeunes hégéliens de gauche,
comme on les a appelés, qui tirèrent les conséquences
extrêmes des doctrines du maître, après avoir critiqué
Hegel d'avoir dit que religion et philosophie ont le
même objet traduit en deux langages différents, montre
dans son Essence du christianisme, 1841, qu'en réalité
l'homme crée Dieu. « Pour trouver un Dieu dans la
nature — ■ comme avaient fait les déistes du XVIIIe siècle
— il faut d'abord, dit Feuerbach, l'y mettre. » Dieu
n'est rien que l'ensemble des attributs élevés, sagesse,
amour..., qui appartiennent à l'espèce humaine et que
l'homme projette au dehors de lui-même, les attribuant
à un sujet personnel, Dieu. Feuerbach ne condamne
pas cependant le christianisme, « révélation solennelle
des trésors du cœur humain » et besoin de ce cœur. Il
lui refuse le droit de se dire la vérité et de devenir une
théologie. Il faut remplacer la théologiepar une anthro-
pologie positiviste, qui montrera dans le fait religieux
un fait simplement humain et l'intégrera, dépouillé des
illusions qui le transforment, dans la science générale
de l'homme. A côté de cela, dans ses Grundsàtze der
Zukunft, il incline vers un sensualisme qui logiquement
conduisait au matérialisme. — Vogt (1817-1805), dans
la Foi du charbonnier et la science, déclare : « Les acti-
vités spirituelles ne sont que les fonctions du cerveau »;
et encore : « La physiologie se déclare catégoriquement
contre une immortalité individuelle, comme en géné-
ral contre toutes les hypothèses qui se rattachent à
l'existence d'une âme distincte ». — Moleschott (1822-
1803), dans son livre sur la Circulation de la vie, 1852,
va, comme Feuerbach, du sensualisme au matéria-
lisme. La matière et la force sont inséparables, dit-il, et
il y a une circulation perpétuelle de la matière et de la
force. — Buchner enfin (1824-1890) part également de
l'empirisme. La force et la matière, aflumc-t-il, sont
inséparables, éternelles : « L'âme n'est qu'un ensemble
de forces converti en unité. » D'autre part, désordres de
la création, organes inutiles ou nuisibles, monstruosi-
tés, tout semble prouver que les énergies fatales de la
matière ont donné naissance â d'innombrables formes,
dont seules ont survécu celles qui se sont trouvées
appropriées aux conditions environnantes. Cf. Force et
matière, 1852. Il retournait ainsi en arrière jusqu à
d'Holbach.
D'autres enfin aboutissent au pessimisme : Scho-
penhauer (1788-1 860), dans ses ouvrages :La quadruple
racine du principe de raison suffisante, 1813; Le monde
comme volonté et comme représentation, 1818; La volonté
dans la nature, 1836; Les deux problèmes fondamentaux,
1841 ; les Parerga und Paralipomena, 1851. Sa doctrine
est une construction du monde :1e seul réel, c'est nous-
mêmes et c'est la volonté qui constitue la substance et
l'essence de l'homme. Voltairien, il écartera toute phi-
losophie chrétienne, » ce centaure », comme il dit, de la
construction du monde. Il n'admet ni l'idée du libre
arbitre contradictoire dans son système, ni la règle
morale, puisque la volonté n'est déterminée en toute
occasion que par le vouloir-vivre, au fond l'égoïsme.
Puisque d'autre part les obstacles que rencontre le vou-
loir-vivre font du monde un mauvais rêve, le moyen
de le g.iérir c'est de considérer l'identité absolue des
êtres, dont chacun a la volonté absolue, inconditionnée
de conserver son existence; cette connaissance s'ac-
compagne de la piété qui a trouvé son expression
dans l'Évangile; mais cela est insuffisant; il faut
aller jusqu'à la suppression du vouloir-vivre, dont
l'ascète hindou nous donne le modèle puisqu'il sup-
prime en lui l'humanité. Cf. Ribot, La philosophie de
Schopenhauer, 1874 ; J. Volkelt, A. Schopenhauer, seine
Persônlichkeil, seine Lehre, sein Glaube, Stuttgart, 1000;
Ruyssen, Schopenhauer, 1011.
bj Les exégètes. — Mais l'attaque principale menée
alors en Allemagne contre la révélation vint de la cri-
tique biblique. L'éditeur des Fragments de Wolfen-
biitlel avait fait bon marché des miracles. Qu'importe,
avait-il dit, qu'ils soient faux. N'est-on pas assuré de
l'origine divine de la morale chrétienne par ses fruits?
Dans la voie ainsi ouverte, des commentateurs entrè-
rent aussitôt, enlevant au christianisme ses preuves
protectrices. Ainsi Eichhorn (1752-1827). Il ne s'en
prend, il est vrai, qu'à l'Ancien Testament, mais il en
nie tous les récits surnaturels en vertu de ces trois
principes : 1. Les peuples anciens, incapables d'expli-
quer par leurs causes naturelles les phénomènes qui
les frappaient, les attribuaient à la Divinité; 2. les
Sémites tout particulièrement; 3. dans la conviction
où ils étaient que Dieu intervenait, les Hébreux ont
négligé de rapporter certains caractères qui mon-
traient dans les soi-disant miracles des phénomènes
naturels. Paulus (1761-1851), va plus loin. Nourri de
Spinoza, dont il a traduit les œuvres, et de Kant, il
ramène le christianisme « aux limites de la raison ». Il
s'en prend au Nouveau Testament et, dans les mira-
cles de Jésus, il cherche à distinguer les faits, tous
naturels, des jugements qui les transformaient pour
des causes diverses en miracles. A cette explication, de
Wette substitue l'explication mythique. Mythes histo-
riques, mythes philosophiques, mythes poétiques al-
laient maintenant expliquer les faits surnaturels ra-
contés par les Livres saints. De Wette (1780-1849),
Introduction à l'Ancien Testament, 1806, rappelle ce
principe cher à tous les rationalistes, que les Livres
saints doivent être interprétés comme les ordinaires et
pose celui-ci, que. dans l'interprétation de l'Ancien
Testament, il n'y a pas à tenir compte des données de
la tradition, incontrôlables, mais uniquement de la
critique interne. Il concluait de là : le Pentateuquc
n'est pas de Moïse et les miracles de l'Exode sont des
mythes. En 1817, dans son Introduction historique et
critique à l'Ancien Testament, il portait ce jugement :
i Au pragmatisme historique est substitué le pragma-
tisme théocratique. Un plan divin domine l'histoire
d'une manière visible et tous les événements sont
subordonnés à ce plan; bien plus, Dieu lui-même inter-
vient immédiatement dans l'histoire par des révé-
lations et des miracles ; ...l'histoire cède la place à la
mythologie. Strauss (1808-1874), étendit le système
au Nouveau Testament. Étudiant à Tubingue, il avait
perdu la foi à la lecture de Schleiermachcr et surtout
de Hegel, pour qui, on s'en souvient, christianisme et
philosophie ont même contenu, le premier sous la
forme de l'image, le second de l'idée. En 1835 cl 1836,
paraissaient a Tubingue les deux volumes de sa Vie de
Jésus, Das Leben Jesa, kritisch bearbcilel. Les croyants,
disait-il, ont une foi entière aux récits évangéliques ;
ils ont tort. Soumis à la critique, les évangiles, en
raison de leurs contradictions, perdent toute valeur
de témoignages, lue vie de .lésas basée sur de tels
témoignages s'écroule d'elle-même. Les critiques qui
ont interprété comme des faits naturels les miracles
évangéliques n'y ont rien vu. Les miracles racontés
sont vraiment tels, mais ils sont des mythes, création
collective et impersonnelle des premiers disciples de
Jésus, convaincus de sa messianité. désireux de faire
partager leur certitude et de glorifier leur Maître.
Christian Baur (1792-1860) opposa une explication
soi-disant historique mais pas plus orthodoxe au
mythisme de Strauss : l'explication des tendances
doctrinales. Les premiers temps de l'Église nous la
montrent partagée : il y a le pétrinisme des judaïsants,
le paulinisme des partisans de la conciliation avec les
païens. Les trois évangiles dils synoptiques sont les
fruits postérieurs de ce conflit. Quant à l'évangile de
Jean, c'est une œuvre théologique tardive, synthèse de
toutes les tendances de l'âge apostolique.
3. En Angleterre. - Durant cette période, la seule
1771
RATIONALISME. LA FIN DU XIX* SIÈCLE
1772
nouveauté « rationaliste », si l'on peut ainsi dire, c'est
l'organisation en système de la morale utilitaire avec
Bentham (1748-1832). Sans parler des applications
pénales et législatives qu'il fait de sa théorie, il pose
comme règle suprême de la morale : le plus grand
bonheur du plus grand nombre. Est bon l'acte d'où
nous pouvons prévoir que nous retirerons le plaisir et
que la société, qui sert l'intérêt de tous, approuvera
pour le profit qui lui en revient. Bentham a établi
l'arithmétique morale, c'est-à-dire une science qui étu-
die la valeur comparative des plaisirs, et il condamne
« la doctrine étrange » qui considère le plaisir comme
un mal et la douleur comme un bien. Cf. Introduction
to the Principles of Morals and Législation, 1789.
Stuart Mill (1806-1873) complétera cette doctrine. Il
s'efforcera de prouver que la morale de l'intérêt peut
rendre compte du préjugé moral de l'humanité, satis-
faire les âmes élevées et devenir sans contradiction une
morale sociale. De la même époque et se plaçant au
seul point de vue économique sont Malthus (1766-
1834) Essay of the principle of population, 1798;
Ricardo (1772-1823), Principles of polilical Economy
and Taxation, 1827, et James Mill (1773-1836) Eléments
of political Economy, 1821. Cf. E. Halévy, La formation
du radicalisme philosophique, 1901-1904, 3 vol. in-4°.
2° Deuxième période : Après 1850. — 1. Caractères
généraux. — Abandonnant les grands systèmes méta-
physiques, l'esprit revient à la critique. Il soumet à la
discussion toutes les croyances chrétiennes, les affirma-
tions des Livres Saints, les données de l'histoire reli-
gieuse. On retourne au xvm« siècle. Mais ce n'est plus au
nom du bon sens que se fait cette critique ; c'est au nom
de la « Science ». A Fichte, à Hegel, on préfère Kant,
Condillac, Comte, et les doctrines favorites seront le
darwinisme et l'évolutionnisme de Spencer. On soumet
donc toutes les idées au contrôle des faits. Le positi-
visme domine. C'est le règne du scientisme, suivant le
mot de Renouvier, c'est-à-dire de la science qui dépasse
ses droits.
Devant les indéniables progrès de la science, conçue
comme la connaissance de faits bien observés et de
leurs lois, ramenées elles-mêmes à des lois de plus en
plus générales, en attendant — le progrès ne permet-il
pas cette espérance? — que l'on arrive à formuler la loi
suprême du Tout, l'axiome éternel, ses représentants
ont formulé les affirmations suivantes comme d'incon-
testables postulats :
1. La certitude scientifique est la certitude-type. En
dehors d'elle, il n'y en a pas. Les données de la révé-
lation ne sont donc pas certaines.
2. Les seuls objets de la science sont du domaine de
l'observation et de l'expérience. Dieu et l'âme sont
donc exclus du connaissable.
3. Rien de ce qui existe n'est en dehors de la science.
Elle doit fixer les lois de la morale comme les lois de la
physiologie.
4. Puisque la science englobe tout le réel et en fixe les
lois selon la même méthode, elle est une.
5. Les lois qu'elle proclame ont ce caractère d'être
universelles, nécessaires donc immuables. Le miracle
ne peut jamais être qu'une supercherie et une illusion.
Il n'y a pas de surnaturel : c'est un fait.
6. La religion n'est donc qu'une affaire de sentiment
sans objet.
2. La théorie de l'évolution : Inutilité de la création et
monisme matérialiste. — La théorie scientifique qui a
la vogue est certainement la théorie de l'évolution.
Elle a été entrevue par Diderot et préparée par
Buffon (1707-1788). Aux trois premiers volumes de son
Histoire naturelle, 1749-1788,36 vol. in-4°, où il expose
la Théorie de la Terre, il émet cette idée que la terre n'est
point sorlic toute faite des mains du Créateur : elle
s'est constituée par une lente superposition de couches
géologiques en 60 000 ans au moins — au lieu des
6 000 que l'on croyait lire dans la Bible. Il émettait
également l'idée non de la filiation des espèces mais de
leur suite : elles constituent pour lui une série parfai-
tement une, comme si leur formation correspondait à
un plan. Le 15 janvier 1751, la Sorbonne censura
quatorze propositions de l'Histoire naturelle, dont
quatre relatives à l'origine du monde. Dix-sept ans
plus tard, quand parurent les Époques de la nature,
Buffon fut menacé de censure pour les mêmes raisons.
A vrai dire, le danger n'était pas dans les propositions
condamnées, mais dans ce fait que la science des ori-
gines s'organisait en dehors du christianisme. Buffon
avait parlé comme si la Genèse n'existait pas, non
qu'il voulût du mal au christianisme, mais la foi ne
l'intéressait pas. Cf. D. Mornet, Les sciences de la
nature au xvine siècle, 1911, in-8°. — A Buffon, fit
écho F.-B. Robinet (1735-1820), qui devait publier
en 1770 une Analyse raisonnée de Bayle et qui, dans
son livre De la nature, Amsterdam, 1761-1768, 4 vol.
in-8°, revenant aux théories de la Renaissance, voit
dans la nature un vivant qui réalise des formes de
l'être de plus en plus parfaites, dont l'homme est le
sommet visible. Au-delà de lui, il n'y a plus que des
intelligences dématérialisées. — Laplace (1749-1827),
dansV Exposition du système du monde, 1796, la Méca-
nique céleste, 1799-1805, 5 vol. in-8°, en même temps
qu'il aidera au déterminisme en démontrant la stabi-
lité de l'univers au point de vue mécanique, préparera
lui aussi les théories de l'évolution par son hypothèse
sur l'origine du monde planétaire. — Peu après,
Lamarck (1744-1829), Philosophie zoologique, 1809, for-
mula la théorie transformiste. Il n'y eut primitive-
ment, dit-il, que quelques espèces animales, peut-être,
une seule. Mais, étant donné le milieu (climat, nourri-
ture...), la loi du besoin, sous l'action de ce principe d'ac-
tivité interne qu'est le pouvoir de la vie, créa dans les
espèces primitives des modifications que fixa l'habitude
et d'où sortit, à la longue, en vertu du même mécanisme,
la variété des espèces. — Darwin (1809-1882) explique
cette même évolution par la sélection naturelle qui
s'opère par une puissance interne de variation agissant
seulement pour l'adaptation, et sous l'action de la con-
currence vitale ou lutte pour la vie. Cf. On the origin
of Sprcies, 1859. L'espèce humaine, comme les autres,
est née de là et les caractéristiques de l'homme : le
développement intellectuel, les facultés morales, le
sentiment religieux s'expliquent comme des variations
utiles. Cela, Darwin l'avance timidement. — H. Spen-
cer (1820-1903), qui rejoint la pensée de Comte, fait,
pour ainsi dire, la synthèse de toutes ces hypothèses
en soumettant toutes choses à la loi de l'évolution.
Pour Laplace l'évolution est la loi de la formation de
notre monde planétaire; pour Lamarck et Darwin elle
est la loi de la nature vivante ; pour Spencer, elle est la
loi universelle, la loi de la formation des mondes, du
développement des êtres, des idées, des institutions, des
sociétés. La même force mécanique fait passer toutes
choses » d'une homogénéité indéfinie et incohérente à
une hétérogénéité définie et cohérente ». Dans ce monde
que devient la morale? Spencer rejoint la morale utili-
taire. Les lois mêmes de la nature dirigent spontané-
ment l'être vers son bien. Le bien consistera donc dans
l'ajustement aux conditions du milieu. Quant à Dieu,
Spencer ne le nie pas. Dieu est l'Inconnaissable —
c'est Spencer qui a créé le mot agnostique — idée dans
laquelle il voit autre chose que du négatif : l'Inconnais-
sable, c'est l'Être sans aucun des caractères positifs
dont les religions entourent Dieu. C'est, si l'on veut, le
fond des choses, la Force, dont la réalité est une mani-
festation. La science est ainsi complètement dégagée
de la religion et la religion n'a plus rien à voir en ce
domaine qu'est le monde, y compris société et morale.
1773
RATIONALISME. LA FIN DU XIX* SIÈCLE
1774
Les disciples de Darwin et de Spencer modifient par-
fois leurs positions. Huxley (1825-1895) dans Man's
place in nature, 1863, Collected essays, 1894, veut la
rupture de la science avec toute hypothèse métaphy-
sique ou religieuse : « Mon axiome fondamental de
philosophie, dit-il, est que matérialisme et spiritua-
lisme sont deux pôles opposés de la même absurdité,
l'absurdité de penser que nous connaissons n'importe
quoi de l'esprit ou de la matière ». — John Fiske, dans
Darvinisme, 1879, The desliny of man, 1884, voit dans
l'évolution une finalité immanente, puisqu'elle tend au
développement de la conscience et de l'intelligence :
l'expérience nous fait donc connaître un Dieu imma-
nent, âme du monde. — L'Allemand Hœckel (1834-
1919), Naturliche Schôpfungsgeschichte, 1868, Anthro-
pogenie, 1874, Énigmes du monde, 1899, professe un
monisme mécanique qui rend nettement inutiles Dieu,
la liberté et l'immortalité : l'homme n'est qu'un
agrégat de matière et d'énergie. Par une évolution de
ce monisme, dans les Lebensivundern, 1904, il verra la
vie dans la matière brute elle-même et Dieu identique
au monde. Mécaniste, matérialiste et athée, tel se pré-
senta tout d'abord l'évolutionnisme. Cf. Le Dantec,
Lamarckiens et Darwiniens, 1899; A. \V. Benn, History
of English rationalism in the xixia century, 1906; Car-
rau, La philosophie religieuse en Angleterre depuis Locke
jusqu'à nos jours, 1888 ; Nédoncelle, La philosophie reli-
gieuse en Grande-Bretagne de 1850 à nos jours, 1934.
3. En France, influence du positivisme. L'histoire
contre les croyances. — Tandis qu'en Angleterre le
rationalisme faisait siens le transformisme et l'évolu-
tionisme, en France le positivisme d'Auguste Comte
dominait certains esprits qui s'en faisaient les apôtres.
Littré (1801-1881), disciple de Comte — ■ sauf en ce qui
concerne la religion de l'humanité, que Pierre Lafiîte
au contraire acceptait pleinement — ne raisonne dans
ses ouvrages, Conservation, révolution, positivisme,
1852; La science au point de vue philosophique, 1873;
Fragments de philosophie positive et de sociologie contem-
poraine, 1876; Auguste Comte et le positivisme, 1873,
et dans ses articles du National, où il collaborait avec
Armand Carrel, 1844, 1849-1851, que d'après les prin-
cipes de son maître : «L'immutabilité des lois naturelles
à rencontre de la théologie, qui introduisait des inter-
ventions surnaturelles; le monde spéculatif limité, à
rencontre de la métaphysique qui poursuit l'infini et
l'absolu ».
Mais c'est dans l'histoire surtout que se manifeste
l'influence du positivisme. Certes, Michelet (1798-1874)
à partir de 1843 et son ami Quinet qui l'avait aidé à
composer le livre Des jésuites, 1843, n'avaient pas
ménagé l'Église. Mettant en scène le peuple de France,
Michelet voulait trouver la force mystérieuse incoer-
cible qui en explique la vie. Or, « dans la banalité des
fdées..., avec la violence d'un encyclopédiste », Bru-
netière, Manuel de l'histoire de la littérature française,
2e édit., 1899, p. 455, Michelet dénonçait comme enne-
mie du progrès l'Église, bannissait toute intervention
divine de la vie de la France et donnait comme force
historique, suffisant à expliquer tout l'esprit, l'âme du
peuple de France. Cf. Le prêtre, la femme et ta famille,
1845; Le peuple, 1846; Histoire de la Révolution fran-
çaise, 1847-1853, 7 in-8°; La Bible de l'humanité, 1864.
— Autre est Taine (1828-1893), philosophe, critique
et historien dont les œuvres principales sont Essai
sur les fables de La Fontaine, 1853; Les philosophes
français du xvm* siècle, 1856; Histoire de la littérature
anglaise, 1863, 5 vol. in-12; De l'intelligence, 1870; Les
origines de la France contemporaine, 1876-1890, 6 vol.
in-8°. Taine est déterministe absolument, sans restric-
tions ni réserves. « Dans la pensée du philosophe, a-t-on
dit en reprenant un de ses mots, l'univers se ramenait
à une hiérarchie de lois inexorables, enfonçant au
cœur de toutes choses, sans excepter le cœur de
l'homme, les tenailles d'acier de la nécessité. » « Au
suprême sommet des choses, a-t-il dit lui-même, se pro-
nonce l'axiome éternel, et le retentissement prolongé
de cette formule créatrice composé par ses ondulations
inépuisables, l'immensité de l'univers. Toute forme,
tout changement, tout mouvement est un de ses
actes. L'indifférente, l'immobile, l'étemelle, la toute-
puissante, la créatrice, aucun nom ne l'épuisé. » Les
philosophes français, p. 371. C'est donc en naturaliste
qu'il étudie l'homme, ses œuvres, les sociétés. Toute
intention, toute préoccupation morale doit donc être
bannie. Au reste, le savoir crée la moralité, « la lumière
de l'esprit » procure partout « la sérénité du cœur ».
Pour comprendre un homme, une époque, l'historien,
le critique doit se souvenir des lois qu'a fixées la nature
elle-même : loi de la corrélation des formes ou de
connexion nécessaire : toutes les aptitudes et inclina-
tions d'un homme, d'une époque sont interdépendantes ;
aucune ne peut varier sans que les autres varient d'au-
tant; loi du caractère dominateur : chaque homme est
le produit de sa race, de son moment, de son milieu,
mais il y a en lui une faculté maîtresse que le critique
doit rechercher. La psychologie devient l'histoire natu-
relle des esprits; la morale, celle des mœurs. Cf. V. Gi-
raud, Essai sur Taine, 1904; Hippolyte Taine, 1928;
A. Chevrillon, Taine, formation de sa pensée, 1932.
Renan (1823-1892) intéresse cette étude à deux
titres; parce qu'il croit à la science ou plutôt au scien-
tisme et qu'il s'est fait l'historien des origines chré-
tiennes. On connaît ce livre, L'avenir de la science, qu'il
composa en 1848, aux premiers temps de son amitié
avec Berthelot, lui aussi pénétré de la religion de la
science. Il y formulait ces principes : Il n'y a pas de
surnaturel. « Ce n'est pas d'un raisonnement mais de
tout l'ensemble des sciences modernes que sort cet
immense résultat. » Pas de révélation : « La science ne
comprend son but et sa fin qu'en dehors de toute
croyance surnaturelle. » Pas de miracle : la croyance au
miracle est la conséquence des conceptions anthropo-
morphiques de l'humanité primitive. La loi des trois
états est incontestable. Non moins incontestable, la loi
du progrès indéfini. Et, à ce point de vue, ce qu'il im-
porte d'étudier, ce n'est pas l'homme, c'est l'humanité,
comme l'a vu Comte. Elle est, non un total d'individus,
mais un être organisé qui tend vers sa force. Dans ce
développement organique, la Révolution de 1789
marque une date capitale. C'est le passage de l'huma-
nité de l'état spontané à l 'état réfléchi. Mais l'humanité
n'est pas encore organisée scientifiquement. C'est au
savant que revient cette tâche et d'abord au philo-
logue (il appelle philologie toutes les sciences qui
aident à reconstituer le passé et donc à construire
l'avenir). La science a aussi pour tâche d'organiser Dieu
scientifiquement, c'est-à-dire de « faire Dieu parfait »,
autrement dit de réaliser la grande résultante défi-
nitive qui clora le cercle des choses par l'unité ». Le
mot Dieu résume nos besoins suprasensibles, la caté-
gorie de l'idéal et en même temps la limite où l'esprit
s'arrête dans l'échelle de l'infini. Savoir est la première
condition pour s'initier à Dieu et à mesure que son
savoir s'élève, l'humanité crée Dieu.
Renan reviendra sur la question du miracle dans son
Histoire des origines chrétiennes, en particulier dans
l'introduction aux Apôtres. Il y affirme qu'il n'exclut
pas le miracle au nom d'une métaphysique, mais de
l'expérience. Puisque le miracle est un fait, il doit être
constaté selon les méthodes des sciences d'observation,
et soumis comme eux à des expérimentations, mais à
des expérimentations officielles, préparées, répétées,
vu son importance. Quel miracle a été ainsi constaté?
Ceux que l'on a affirmés, étudiés de près, se sont résolus
en impostures ou en illusions.
17 7;,
NATIONALISME. LA FIN DU X I Xe SIÈCLE
177G
Ces principes le guident dans son Histoire des origines
du christianisme, 1863-1881, à laquelle il donna plus
tard comme préface, l'Histoire du peuple d'Israël,
1887-1893. Évidemment cette histoire est une his-
toire critique, Jésus-Christ et son œuvre s'y trouvent
ramenés à des proportions purement humaines. Le
Jésus des évangiles n'est plus un personnage mythique
comme pour Strauss, mais un personnage, vu par ses
Apôtres, tel qu'ils le racontent, non tel cependant qu'il
était dans la réalité de la vie. Il se place parmi les
hommes que l'on peut appeler divins mais qui restent
des hommes.
Enfin dans sa Prière sur l'Acropole, parue pour la
première fois dans la Bévue des Deux Mondes du 1er dé-
cembre 1876, il exaltait la sagesse antique, la sagesse
purement rationnelle des Grecs au détriment de la
sainteté chrétienne, la raison au détriment de la foi.
C'est ainsi que de multiples manières il prêcha le ratio-
nalisme à ses contemporains. Cf. G. Séailles, Renan,
1895; F. Pommier, La pensée religieuse de Renan, 1925.
Le rationalisme spiritualiste classique, si l'on peut
ainsi dire, aura son prophète dans Jules Simon (1814-
1896) avec ses livres de La religion naturelle, 1856; La
liberté, 1859; La liberté de conscience, 1857.
4. En Allemagne, Nietzsche ou l'amoralisme. —
Nietzsche (184 1-1900), fils et petit-fils de pasteur, élève
puis maître dans différentes universités allemandes,
puis obligé de quitter l'enseignement en 1879 pour rai-
sons de santé, ne s'occupa dans les années qui lui
restaient à vivre, que de cette question : quelle cul-
ture l'homme doit-il se donner? Quelle valeur doit-il
acquérir? Dans ses livres Humain trop humain, 1878;
Le voyageur et son ombre, 1880; Aurore, 1881 ; Le gai
savoir, 1882; Généalogie de la morale, 1887; Par delà le
bien et le mal. Prélude d'une philosophie de l'avenir,
1886, et surtout Ainsi parla Zarathoustra, 1883-1891,
il répond à cette question. Dans Aurore, au paradoxe
de Rousseau, « Cette civilisation déplorable est cause
de notre mauvaise moralité », il oppose : « C'est notre
bonne moralité qui est cause de notre mauvaise civili-
sation. Nos conceptions sociales du bien et du mal,
faibles et efféminées, leur énorme prépondérance sur
le corps et sur l'âme ont fini par affaiblir tous les corps
et toutes les âmes et par briser les hommes, capables
d'une civilisation forte. » Pour lui, la valeur d'un
homme consiste dans la somme des forces dont il dis-
pose et non dans l'usage qu'il fait de son libre arbitre,
par où la faiblesse est changée en mérite. L'humanité
doit réformer tous ses jugements de valeur. Christia-
nisme, pessimisme, science, rationalisme, inorale du
devoir, démocratie, socialisme, tout cela est à rejeter.
Le vrai, le bien, Dieu, le péché, mots par lesquels on
affaiblit l'humanité. Vivre en s'efforçant de conformer
sa vie à ces choses, c'est se condamner à rentrer dans
le type grégaire d'une humanité médiocre, dans ce
troupeau d'esclaves que conduit le prêtre. Rien n'a de
valeur en soi. Une seule chose compte : la volonté de
puissance, autrement dit, la puissance des instincts,
des désirs, des passions qui commandent nos actes.
L'homme en qui est cette force ne recule, pour aboutir
à la grandeur, à la domination, à la vie pleine, devant
aucun risque à courir, aucun effort à produire, aucun
sacrifice à accomplir, aucune souffrance même à impo-
ser : « Devenez durs. La pitié est la plus terrible tenta-
tion, le dernier péché. » Toutefois l'homme ne doit pas
se disperser, « être l'homme faible et multiple », mais
« l'homme synthétique », qui est maître de toutes ses
forces, les conduit vers un but que sa force lui aura l'ail
choisir et qui sera d'autant mieux choisi que sa torce
sera plus grande. A ce prix l'homme sort de la catégo-
rie des esclaves pour passer dans la catégorie des maî-
tres, des aristocrates. Il sera le surhomme. Cf. Ch. And-
ler, Nietzsche, 6 vol. in 8°, i. /." philosophie <lr Nietzsche,
1920; il. La jeunesse; ni. Le pessimisme esthétique,
1921; iv. Nietzsche et le transformisme intellectualiste,
1922; v. La maturité, 1928; vi. La dernière philosophie,
1930. Sur son influence en France, G. Bianquis, Nietz-
sche en France, 1929.
Guyau (1854-1888) en France fera écho à Nietzsche,
sur plus d'un point. Dans ses livres : Manuel d'Épic-
tète, 1875; Morale d'Épicure dans ses rapports avec les
doctrines contemporaines, 1878; Esquisse d'une morale
sans obligation ni sanction, 1885; L'irréligion de
l'avenir, 1887; L'art au point de vue social, 1889, il est
immoralistc comme Nietzsche. Revenant à l'idée du
xvmc siècle que ce qu'on appelle morale est simple-
ment l'obligation pour l'homme de s'adapter à la vie
sociale où il se trouve pris, Guyau, faisant appel aux
forces inconscientes, s'efforcera de montrer que la loi
de la vie, une loi tout aussi générale que l'attraction
newtonienne, amène l'homme, sous une poussée obs-
cure, à se sentir partie solidaire d'un tout vivant, l'hu-
manité. Que l'éducation fasse bien entrer dans la
conscience réfléchie de l'homme ce sentiment spontané,
l'hérédité le fixera dans l'espèce et l'espèce aura la
morale sans obligation ni sanction métaphysique ou
religieuse. Cf. Fouillée, La morale, l'art et la religion
d'après Guyau, 1889.
5. Karl Marx ou l'athéisme et le matérialisme social.
— Karl Marx (1818-1883) procède de Hegel et de
Feuerbach. Dans son Essence du christianisme, 1841,
Feuerbach avait voulu être le philosophe de l'athéisme.
C'est sur l'athéisme que Marx veut élever la société
nouvelle. La religion étant « l'opium du peuple » et
encore « une réalisation purement imaginaire de la
nature humaine », il faut donc la supprimer. Mais
Feuerbach avait conservé le culte de l'humanité; il
parlait de Droit, de Justice et de Fraternité. Ce sont
des choses dont la science économique n'a pas à se sou-
cier. La science économique condamne aujourd'hui le
capital que la loi économique historique a édifié autre-
fois. Il disparaîtra par l'effet de la même loi. La puis-
sance qui réalisera cette évolution, c'est la force, la
violence du prolétariat. Quelques phrases de Marx
sont caractéristiques : « Le moulin à bras vous don-
nera la société féodale, le moulin à vapeur le capita-
lisme individuel. Ce n'est pas la conscience de l'homme
qui détermine son mode d'existence, c'est son mode
d'existence qui détermine sa conscience ».
Il s'opposait à Proudhon (1809-1865), un Français,
qui réclamait une réforme sociale au nom de la justice :
« La propriété c'est le vol », et qui combattait le com-
munisme. Œuvres : Qu'est-ce que la propriété? 1840;
Système des contradictions économiques, 1846; Solution
du problème social, 1 848 ; De la justice dans la Révolution
et dans l'Église, 1850. Ce qui importe ici, c'est que tout
en affirmant Dieu, Proudhon ne croit pas à la provi-
dence. Dieu n'a rien de commun avec nous, son intelli-
gence parfaite et immuable ne connaissant que le par-
fait et l'immuable. La justice n'a donc pas son siège
en Dieu et en l'Église. Elle a son siège dans rame
humaine, et la Révolution, écho de l'âme humaine, ins-
pirée par Diderot et Volney, Voltaire et Condillac, a
rêvé la réalisation de cette justice. Hélas! l'immora-
lité du temps a éloigné ce rêve. Entre la justice, telle
que la conçoit l'Église et la justice telle que l'ont con-
çue les grands hommes du XVIIIe siècle et de la Révolu-
tion, il n'y a pas à hésiter.
Vers 1890, le rationalisme était orienté dans la voie
des négations radicales cl matérialistes. Rien ne semble
alors demeurer debout des croyances traditionnelles.
Le spiritualisme lui-même semble fini. Tout est ma-
tière; tout est régi par les lois d'un inexorable déter-
minisme; au-delà, il n'y a rien ou rien que l'Incon-
naissable. Depuis, les croyances chrétiennes n'ont cessé
d'être soumises à une critique qui conclut toujours
1777
RATIONALISME
RATISBONNE
1778
contre elles, au nom de la raison, de la science, de l'his-
toire. F. Le Dantec (1869-1917), par exemple, soutient
toujours le matérialisme. Tous les phénomènes biolo-
giques se ramènent à des phénomènes physico-chi-
miques et les phénomènes dits intellectuels se ramènent
aux biologiques. Un combat se livre toujours autour des
Livres saints, à propos surtout de la question des ori-
gines, cela se comprend, tout le reste est suspendu à
cette question ; cf. Houtin, La question biblique chez les
catholiques de France au XIXe siècle, 1902; des évangiles
et de la personne du Christ : ainsi Ch. Guignebert qui
réduit à très peu de chose les données de l'histoire sur
la personne de Jésus et laisse à ses disciples le soin de
l'auréoler, cf. Ch. Guignebert, Jésus, 1933, et le Dr Cou-
choud, qui, au nom de l'histoire, refuse à Jésus l'exis-
tence, 1926, tandis qu'autour de lui l'Union rationa-
liste soumet à la critique « scientifique «les thèses des
origines chrétiennes. Une histoire des religions a été
entreprise qui essaie de faire rentrer le christianisme
dans le cadre des religions les plus humaines. Une réac-
tion s'est produite cependant. Non seulement les apolo-
gistes maintiennent leurs positions; mais du dehors, on
a secoué le joug de la raison et de la science et revendi-
qué les droits de l'âme humaine qui ne saurait se limi-
ter à la raison, montré que la science dépassait de
beaucoup, dans ses affirmations ou ses négations, ses
conclusions légitimes et affirmé l'irréductibilité de la
conscience et de la liberté. Et pour atteindre Dieu on a
cherché d'autres voies, fidéisme, pragmatisme. Cf. les
œuvres de Lachelier, Boutroux, Bergson, Blondel,
James. Le modernisme enfin a essayé une conciliation
malheureuse entre les doctrines qui se réclamaient de
la raison et de la science et les doctrines révélées, sacri-
fiant celles-ci à celles-là. Cf. Modernisme.
Conclusion. — C'est tout le traité De vera religione
qu'il faudrait exposer en l'adaptant à chaque époque
pour réfuter les doctrines rationalistes. En tous cas
l'Église n'a cessé de les condamner. Sans parler des
œuvres mises à l'Index et des condamnations particu-
lières qui ont frappé telle ou telle doctrine, il faut
remarquer que le Syllabus, dans ses quatre premiers
paragraphes : i. Panthéisme, naturalisme et rationa-
lisme absolu, ii. Rationalisme modéré, ni. lndifjéren-
tisme, latiludinarisme. iv. Socialisme, communisme,
rappelle les condamnations solennelles faites par les
papes des principes et des théories du rationalisme.
Enfin, la Conslitulio dogmatica de fide calholica du
Concile du Vatican, et les canons qui la suivent :
i. De Deo, rerum omnium créature, u. De reuelatione.
m. De flde.iw De ratione et fide portent exclusivement
sur le rationalisme.
On a cité, à propos tics principaux auteurs ou des princi-
pales périodes, les ouvrages les plus récents. D'ailleurs bon
nombre des écrivains signalés ont eu ou auront leur article
spécial dans le Dictionnaire. Le lecteur y est renvoyé.
Il y a peu d'ouvrages a citer sur l'ensemble de la ques-
tion. Voir cependant : Ollé-Laprune, La raison ei l< ratio-
nalisme, Paris. 1906; A. Bremond, S. J., Nationalisme et
religion, cahier 4, du volume xi des Archives de philoso-
phie; Bartholmess, Histoire critique des doctrines religieuses
de la philosophie moderne, Paris, 1895, 2 vol.; VigOUIOUX,
Les Livres saints et la critique rationaliste, 1rc édit., 188t>-
1890, 4 vol.; 3e édit. revue et augmentée, 18S0-1891, ."> vol.,
t. i et u; Lange, op. cit.; Cournot, op. cit.; Lecky, op. cit.;
dans ce Dictionnaire les articles Apologétique, t. i,
col. 1511-1580; Athéisme, t. i, col. 2190-2210; Du i . t. iv.
col. 755-1300; Matérialisme, t. \. col. 282-X54; Pan-
théisme, t. xi. col. 1858-1874; dans le Dictionnaire apolo-
gétique d'A. d'Alés, les articles Déterminisme, Évolution,
Monisme, Libre pensée. Panthéisme, Providence.
Voir aussi, Haag, La France protestante, 1847-1859, 9 vol.;
2e édit., 1877-1886; Lichtenberger, Encyclopédie des sciences
religieuses, 1K77-18S2. 13 vol. in-S»; rîerzog et Hauck, Pro-
testant. Real-Encyclopeedie..., Franck; Dictionnaire dis scien-
ces philosophiques: les histoires de la philosophie en parti
culier : Renouvier, Philosophie analytique de l'histoire. Les
idées, les religions, les systèmes, 1S'.i7, t. ni et iv, 4 vol. in-8°;
É.Biéhier, op. cit.; les Histoires de l'Église; les Histoires des
littératures et les Histoires des différentes nations et des xvi8,
xviie, xvme et xixe siècles. „ _
C. Constantin*.
RATISBONNE (Berthold de), frère mineur,
un des plus grands prédicateurs allemands du Moyen
Age, appelé aussi Ruslicanus, nom qu'il s'était donné
à lui-même par amour pour le peuple et par humilité.
Originaire de Ratisbonne, où il dut naître avant 1210,
il fut probablement un des premiers Allemands qui,
dans son pays, sont entrés dans l'ordre des mineurs.
Malgré de patientes recherches, les données historiques
acquises sur la vie de Berthold sont presque nulles
avant 1246 et restent rares après cette date. Si les
auteurs du Moyen Age ne tarissent pas d'éloges sur sa
personne et sur son éloquence, ils oublient de nous
renseigner sur ses parents, sur ses premières années de
vie religieuse, sur les circonstances dans lesquelles il a
vécu, sur le milieu qui l'a formé et dans lequel il a
reçu la formation littéraire et la science qui se mani-
festent dans ses sermons. Pour la plupart de ces détails
nous sommes réduits à des conjectures. Entré dans
l'ordre, à une date inconnue, à Ratisbonne, il y eut
probablement pour maître des novices le célèbre mys-
tique David d'Augsbourg, qui plus tard sera son ami
et son compagnon de mission. Fr. M. Henquinet
admet qu'il doit avoir été envoyé de bonne heure au
Sludium générale de Magdebourg, où il eut pour
professeurs Barthélémy l'Anglais, dont il a mis
abondamment à profit dans ses sermons le De proprie-
tatibus rerum, et un certain frère Marquardus, qui
l'initia au droit. Le même auteur affirme que Berthold
fut peut-être lecteur dans le court espace qui va de la
fin de ses études jusqu'au début de son ministère, et
qu'il aurait composé à cette époque une Expositio
super Apocalypsim, non encore retrouvée, mais louée
par Salimbene. Toujours d'après le même auteur,
Berthold aurait commencé le ministère de la parole
vers 1235-1237 en Bavière (Dicl. hist. géogr. ecclés.,
t. vin, col. 980). La première donnée précise touchant
Berthold est une notice d'une chronique d'Augsbourg,
qui signale, comme un événement, qu'en 1240 il prêcha
dans cette ville. Les archives du monastère de Nieder-
miinster à Ratisbonne rapportent que, le 31 décem-
bre 1246, Berthold et David d'Augsbourg, avec deux
chanoines de Ratisbonne, furent chargés par le légat
pontifical Philippe de faire la visite des communautés
des nobles moniales de Niedermiinster et d'Ober-
munster à Ratisbonne. Il faut conclure qu'à cette
époque Berthold devait déjà être un homme mûr
et que, par conséquent, il a dû naître tout au début
du xme siècle, et non en 1220 comme le soutiennent
les anciens auteurs.
A partir de cette époque les chroniques fournissent
des renseignements sur la date des tournées succes-
sives de Berthold. Après 1240, il évangélisa l'Alle-
magne du Sud et la Suisse; en 1253, il poussa jusqu'en
Bohème. Dès lors les missions lointaines le prennent
tout entier et nous le voyons parcourir sans relâche
toutes les régions de langue allemande, flagellant le
vite et exhortant le peuple à la vie chrétienne inté-
grale, soutenant les faibles et les pauvres, luttant
contre les nombreuses sectes hérétiques, s'efforçant de
rétablir la paix et la concorde. En 1254, il est à Spire
et, en 1255, des documents authentiques le signalent
en Bavière, en Suisse, dans la vallée du Rhin, en
Bohème, où il eut fr. Pierre pour interprète. En 1257-
1258, il évangélise la Silésie et, en 1262-1263, il prêche
en Hongrie, où il ramena à l'Église un grand nombre
de chrétiens déchus et combattit les flagellants et les
juifs usuriers. Pendant ses pérégrinations apostoliques
Berthold exerça aussi les fonctions de diplomate et
1779
RATISBONNE
RAT RAM NE
1780
de pacificateur. En 1253 il travailla à réconcilier avec
l'Église le duc Othon de Bavière, qui avait embrassé
la cause de l'empereur contre le pape. En 1257, il
obtint d'Albert de Saxe le Jeune la restitution de la
forteresse de Wartenstein, enlevée à l'abbaye cister-
cienne de Pfoeffer. En 1258, il opéra la réconciliation
de Boleslas, duc de Silésie, avec Thomas, évêque de
Breslau, que le duc détenait en prison. En 1259, il
servit d'arbitre entre Louis de Lebenzell et Irmen-
garde, veuve d'Henri IV, margrave de Bade. Par un
bref du 21 mars 1263, il fut adjoint par Urbain IV à
saint Albert le Grand pour prêcher la croisade pour
le recouvrement des Lieux saints. A cette occasion
il parcourut de nouveau toute l'Allemagne et la Suisse
et poussa même jusqu'à Paris, où il se rencontra avec
saint Louis et le roi de Navarre. Berthold semble avoir
passé les dernières années de sa vie à Batisbonne, où
il mourut le 13 ou le 14 décembre 1272. Le peuple
l'honora comme un saint et des pèlerinages de tous les
pays allemands se rendaient tous les ans à son tom-
beau, où d'après la tradition des miracles se seraient
opérés. Il fut l'objet d'un culte ininterrompu jusqu'à
la sécularisation sous Napoléon, et jouit du nom de
bienheureux dans l'ordre des frères mineurs et en
Bavière.
La merveilleuse et surprenante prédication de Ber-
thold est conservée dans une multitude de sermons
allemands et latins. Les premiers n'ont point été
rédigés par Berthold lui-même, ni prononcés tels
qu'ils sont conservés, mais ils constituent des notes
prises par quelque auditeur, qui a négligé tout ce qui
lui semblait pur incident de la vie intérieure et n'a
jugé digne de passer à la postérité que les grands
mouvements oratoires. Les sermons allemands cons-
tituent donc plutôt un florilège. Plusieurs cependant
semblent provenir de notes de Berthold lui-même,
développées plus tard par des franciscains, qui vrai-
semblablement appartenaient au groupe mystico-
littéraire, sans doute du couvent d'Augsbourg, où se
sont élaborés les recueils juridiques Deulschcnspiegel
et Schwabenspiegel. Cf. I. Frisse, Die Franziskaner
und die deulschen Redits biicher des Miltelallers, dans
Franziskanische Studien, t. xxi, 1934, p. 185-186.
D'autres ne sont que des fragments brillants, cousus
tant bien que mal les uns aux autres, des ébauches,
de simples plans. Il s'en suit que les sermons allemands
semblent amorphes, que les différentes parties sont
décousues et disproportionnées, que l'ossature fait
défaut. Souvent même le point principal n'est qu'in-
diqué et la partie doctrinale et instructive est passée
sous silence. Cependant, malgré leur état fragmentaire,
les interpolations et les mutilations qu'ils ont subies,
les sermons allemands sont les plus belles pages de
prose populaire du xm° siècle allemand. Ils ont été
édités en vieil allemand par F. Pfeilïcr et J. Strobl,
en 2 vol., à Vienne, en 1862 et 1880; en allemand
moderne par F. Gôbel, à Batisbonne, en 1873 (5e éd.
en 1929), et par O.-H.Brandt, à Leipzig, en 192 1.
Les sermons latins ont Berthold pour auteur et
leur authenticité n'est mise en doute par personne. Il
les a mis lui-même par écrit parce que la rédaction,
qu'en avaient faite des clercs et des religieux au fur
et à mesure de ses voyages, fourmillait d'erreurs.
Berthold s'y donne le nom de Ruslicanus et appelle ces
sermons ruslicani. D'après G. Jakob, Die laleinischen
Reden des sel. B. v. R., Batisbonne, 1880, il y aurait
393 sermons latins, à savoir : 2.">S ruslicani, répartis
en trois groupes : Rusticanus de dominicis ou Velus vcl
anliquus Ruslicanus (58 sermons); Rusticanus de
sanclis (125 sermons); Ruslicanus de communi (75 ser-
mons); 87 sermoncs ad religiosos; 48 serrnones spé-
ciales ou extravagantes. Les Ruslicani ne sont toute-
fois pa; les sermons tels qu'ils furent prononcés par
Berthold, qui d'ordinaire improvisait. Ce ne sont à
proprement parler que des plans de sermons admira-
blement ordonnés et d'une proportion parfaite, riches
en citations de l'Écriture et des Pères, des philosophes,
surtout d'Aristote, de la liturgie, des poètes latins, des
juristes, des scolastiques. Ils abondent en aperçus
profonds, en matériaux de toute espèce, en compa-
raisons bibliques, en détails folkloriques, qui en font
une source importante pour l'histoire du peuple
allemand au xme siècle. La langue en est châtiée et
le style soigné. Les idées toutefois n'y sont indiquées
que sommairement et aucune n'est développée. Outre
la sainte Écriture, les Pères (surtout saint Augustin
et saint Bernard), Alexandre de Halès, Baymond de
Penafort, Hugues et Bichard de Saint- Victor, Ber-
thold a principalement utilisé le De proprielalibus
rerum de Barthélémy l'Anglais. Les Ruslicani auraient
été composés entre 1250 et 1256, et des extraits en
ont été édités par A. Schônbach, dans Silzungsberichte
d. kais. Akademie d. Wissenschaflen in Wien, Philos. -
hist. Klasse, t. cxlii, 1900 ; t. cxlvii, 1904 ; t. cli-cliii,
1905-1906; t. cliv-clv, 1906-1907, et par G. Jakob,
op. cil. L'édition critique, commencée par H. Felder,
0. M. cap., et continuée par A. Baumgartner, cap., a
été reprise par K. Moser du même ordre à Fribourg
en Suisse. Les Serrnones ad religiosos ont été rédigés
sur des notes et des canevas de sermons prêches par
Berthold. Les Serrnones spéciales dérivent d'esquisses
de sermons que Berthold n'a pas corrigées. Bien que
d'après A. Schônbach ces derniers sermons y compris les
Extravagantes ne méritent pas d'être édités, P. Hoetzl
a publié 20 Serrnones ad religiosos (Munich, 1882).
Enfin dans plusieurs manuscrits on trouve des ser-
mons qui ont été rédigés à l'aide des Ruslicani, ainsi
que des sermonnaires composés, sous l'influence de
Berthold, par ses compagnons, ses amis, ses imitateurs,
ses continuateurs; cf. Dict. hist. géogr. ecclés., t. vm,
col. 985.
Pour la bibliographie se reporter à l'article Berthold de
Ratisbonne, par Fr. Henquinet, dans IJicl. hist. géogr. eccl.,
t. vm, col. 985-987. Y ajouter la 5e éd. de 41 sermons alle-
mands faite par Fr. Gôbel, Vie Predigten des Franziskancrs
Berthold von Regensburg, Ratisbonne, 1929; E. W. Keil,
Deutsche Siite und Sittlichkeit im 13. Jahrhundert nach den
datnaligen deutschen Prcdigern, Dresde, 1931; A. Hiibner,
VoTsludien zur Ausgabe des Bûches der Kônige in der Deutsch-
spiegelfassung und sàmllichen Schwabenspiegellassungen,
dans Abhandlungen d. Gesellschafl d. Wissenschallen z. Gol-
tingen, Philol.-histor. Klasse, sér. III, n. 2, Berlin, 1932;
1. Frisse, Die Franziskaner und die deutschen Rechtsbiicher
îles Mitlelalters, dans Franziskanische Studien, t. xxi, 1934,
p. 181-180.
A. Teetaert.
RATRAMNE, moine de Corbie, ixe siècle. I Vie.
II. Œuvres.
I. Vie. — Sur la vie de Batramne nous savons fort
peu de chose : il fut moine de Corbie où il a dû entrer
après 825. Sa profession monastique se place vraisem-
blablement au temps de l'abbé Adalhard ou de son
successeur Wala; il fut prêtre. Il fut aussi disciple de
Paschase Radbert, mais, comme dit dom Grenier, de
disciple, il devint son émule et son censeur. Il a ensei-
gné à Corbie, où il eut sans doute Gottschalk comme
élève; il fut en relations avec Loup de Ferrières. Su
réputation de théologien était grande : on voit à di-
verses reprises Charles le Chauve le consulter.
Son nom a été défiguré de plusieurs manières : les
uns écrivant Ratram, d'autres, Botram; d'autres
enfin, Bertram; sans compter diverses modifications
orthographiques secondaires. Il a été confondu avec
un abbé de Neuviller en Alsace, avec un abbé d'Orbais,
avec un moine de Saint-Denis de Paris. A cause de
cela un certain nombre de faits lui sont attribués, qui
n'ont rien de commun avec lui. En réalité, nous ne
1-781
RATRAMNE
1782
savons rien sur son activité extérieure et c'est unique-
ment par ses ouvrages qu'il nous est connu.
II. Œuvres. ■ — Son œuvre conservée n'est pas très
étendue : elle occupe dans Migne le tiers du t. cxxi,
col. 9-346, et les pièces publiées ailleurs ne grossissent
pas considérablement le lot; mais elle touche à toutes
les questions controversées du moment : Ratramne
prend chaque fois une part active à la discussion.
Esprit vif et pénétrant, il lance ses idées avec vigueur,
il est discuté, combattu, mais il combat lui aussi; cela
naturellement lui vaut des adversaires mais aussi
d'ardents amis et admirateurs, qui tiennent à con-
naître son opinion et la sollicitent. Moine de Corbie
comme Radbert, et son disciple, puisque Radbert fut
d'abord son écolàtre puis son abbé, il prend place en
face de lui parmi les personnages qui font autorité; il
faut bien reconnaître que les deux « maîtres » ne sont
pas souvent du même avis; leur tempérament intel-
lectuel est en effet assez différent : Radbert est plus
réaliste, plus simpliste aussi, pourrait-on dire; Ra-
tramne est plus subtil, plus logicien, plus « théolo-
gien ». La différence apparaît surtout dans la manière
dont l'un et l'autre prétendront suivre le « Maître »
saint Augustin. La pensée intuitive et parfois un peu
imprécise de saint Augustin prendra sous la plume de
nos auteurs des contours plus fermes et plus accentués
en sens divers. Par son réalisme un peu candide, Rad-
bert sera mieux protégé contre les écarts que Ratramne
par sa dialectique trop facilement poussée.
1° Trina Deilas. — L'archevêque de Reims, Hinc-
mar, trouvait malsonnante la conclusion de l'hymne
Sanctorum meritis inclyta gaudia des premières vêpres
du commun des martyrs, qui commence ainsi : Te
trina Deilas unaque poscimus... L'expression parais-
sant chère à GottschalU, c'était une raison de plus pour
la combattre. Ratramne écrivit là-dessus une Compi-
lation qui ne nous a pas été conservée et dans laquelle
il établit le caractère traditionnel de la formule. C'est
Hincmar qui nous révèle l'existence de ce travail,
dont il parle en termes méprisants dans le prologue
de son De una et non trina Deilale, P. L., t. cxxv,
col. 475 A. Ratramnus Corbeiœ monaslerii monachus
ex libris bealorum Hilarii et Auguslini, dicta eorum-
dem detruncando et ad pravum suum sensum incongrue
inflexendo... ex hoc volumen quantitatis non modicœ scri-
bens ad Uildegarium Meldensem episcopum compilavit.
2° De corpore et sanguine Domini (P. L., t. cxxi,
col. 125-170). — On sait comment la publication,
en 844, du De corpore et sanguine Domini de Rad-
bert (cf. art. Radbert) provoqua une controverse
eucharistique importante. Le traité de Radbert est
dédié à Charles le Chauve; celui-ci, théologien à sa
manière, comme l'avait été Charlemagne, institua
une sorte d'enquête sur la question et Ratramne en
particulier fut sollicité de donner son opinion, ainsi
que le montre la lettre-préface de son ouvrage adres-
sée au souverain. Radbert avait choqué les augusti-
niens de stricte observance par son « réalisme », par
l'insistance qu'il mettait à affirmer l'identité du corps
eucharistique avec le corps historique du Christ.
C'était là, pensait-on, outrepasser singulièrement la
pensée de saint Augustin. Celui-ci disait bien que
l'eucharistie est à la fois figure et réalité, res et figura,
mais il ne disait nullement que cette res fût la per-
sonne même du Christ historique. Ratramne entre-
prend donc de mettre les choses au point. Par un pro-
cédé de composition qui paraît un peu étrange, il pose
le problème comme s'il s'agissait d'éviter deux erreurs
contraires : d'après certains, il n'y aurait dans l'eu-
charistie aucun mystère, ne s'y produisant rien d'autre
que ce qui frappe les sens; d'après les autres, sous le
voile des apparences, nous aurions réellement présent
le corps même de Jésus, né de Marie et mort sur la
DICT. DIÎ TIIÉOL. CAT1I0L.
croix. La seconde opinion que Ratramne qualifie
d'erreur est celle de Radbert, et elle est bien connue;
quant à la première, il semble qu'elle ait été inventée
pour la symétrie, pour permettre à Ratramne de situer
sa propre pensée dans un juste milieu. Pour lui, en
effet, il est absurde de parler de « corps et de sang » du
Christ si, après la consécration, il n'y a sur l'autel rien
de changé, ces mots alors n'auraient plus qu'un sens
métaphorique sans objet réel, ne serait-ce pas là un
rationalisme inavoué, conservant le vocabulaire chré-
tien? Mais d'autre part, la réalité cachée sous la figure
ne saurait être le corps même du Christ historique.
En effet, le corps et le sang du Christ dans l'eucha-
ristie sont appelés « mystères ». Qu'est-ce à dire, sinon
qu'ils paraissent une chose aux sens, mais qu'ils en
opèrent une autre intérieurement et invisiblement?
Sous le voile des choses corporelles une « vertu divine »
est cachée : legumenlo corporalium rerum virtus
divina secrelius salulem accipienlium /ideliter dis-
pensât. Col. 147 A. L'eucharistie, ressemblant en cela
aux autres sacrements, communique donc aux fidèles
une réalité secrète qui est véritablement divine. Mais
quelle est ici plus spécialement la « puissance divine »
communiquée, qu'on appelle corps et sang du Christ?
Ce serait une grave erreur de penser que c'est le
Christ en personne. Prenant dans un sens tout diffé-
rent un texte de saint Ambroise utilisé par Radbert,
Ratramne pose cette affirmation : « Vraie était la
chair du Christ qui fut crucifiée, mais sacramentelle
est la chair du Christ que nous avons dans l'eucha-
ristie : vera utique caro, quœ crucijixa, est, quœ sepulta
est; vere ergo carnis illius sacramentum. Col. 150 A.
Jésus a pu donner lui-même son corps, précisément
parce qu'il ne donnait pas l'être historique de ce corps,
de son corps charnel, vrai, tangible, sensible; il don-
nait un élément spirituel de vie pour nourrir en nous
ce qui est spirituel et divin : donc, quand nous disons
que nous avons le corps du Christ, il faut entendre le
mystère d'une présence purement spirituelle : l'eucha-
ristie est le corps du Christ en ce sens que l'Esprit du
Christ devient présent, /il (ou s/7) in eo spiritus Chrisli,
id est, diuini potentia Verài. Col. 153 A. Il est assez
piquant de remarquer (pie toute l'argumentation de
Ratramne, augustinien s'il en est, est empruntée à
saint Ambroise; c'est qu'il s'agit de retourner contre
Radbert les textes de l'évêque de Milan allégués
par lui.
Ratramne n'est donc pas « symboliste ». Il affirme
une présence spirituelle, une présence divine. Mais il
faut reconnaître que l'on ne voit pas très bien com-
ment cette présence est plus réelle dans l'eucharistie
que dans les autres sacrements qui contiennent eux
aussi une vertu divine, qui réalisent l'action de
l'Esprit du Christ dans l'âme des fidèles. Il semble
bien que pour lui le « sacrement » ou « mystère » eucha-
ristique ne soit qu'une forme particulière de l'action
de l'Esprit dans l'Église, dont il est dit qu'elle est le
corps du Christ. Car, si Ratramne se fait de la pré-
sence eucharistique une idée qui paraît trop peu
« réaliste », il se fait des « sacrements » en général une
idée très haute : le secret du mystère divin, caché
dans les choses sensibles est adorable; les sacrements
ne sont pas seulement des signes, ils contiennent
réellement le mystère de la présence et de l'action
divine dans les âmes, et l'on conçoit que l'eucharistie
apparaisse ainsi comme le mystère par excellence,
celui où la puissance de l'Esprit du Christ, du Verbe
divin, se communique davantage.
La comparaison qu'il établit entre baptême et
eucharistie nous permettra de mieux saisir sa pensée.
Dans l'eau du baptême, il y a quelque chose de sen-
sible, un élément fluide, sujet à la corruption et qui
n'est capable que de laver le corps de ceux qu'on y
T.
X!II
57.
1783
RAT RAM NE
1784
plonge, mais, outre cela, il y a au dedans de cette eau
une vertu de vie, une vertu de sanctification, une
vertu d'immortalité : virlus vitalis, virlus sunctifica-
lionis, virlus immortaliledis. Col. 136 A. Cette vertu qui
est dans l'eau vient directement de l'Esprit-Saint,
lequel, à la prière du prêtre, a communiqué à l'eau
cette efficacité surnaturelle. Dj 7iiême le corps et le
sang du Christ considérés clans leur extérieur et en sur-
face sont des créatures sensibles et corruptibles; mais
si on les considère par rapport à la vertu du mystère
qui est en eux, ils sont aliment de vie immortelle.
Si mysterii per pendus virtutem, vita est parlicipantibus
se tribuens immoTialitatem. Col. 136 A. H y a donc
dans le baptême une vie mystérieuse qui nous est
communiquée, cette vie est entretenue par l'eucha-
ristie; pour indiquer l'origine de cette vie, et aussi sa
nature, un mot revient comme un leit-motiv : virlus
divina : c'est une réalité divine, toute spirituelle.
Interprétant à la lettre le texte de saint Paul :
omnes in Mose baptizali sunt in nubc et in mûri, et
omnes eamdem escam spiritualem manducaverunl...
(I Cor., x, 1-14), Ratramne n'hésite pas à affirmer que
les Hébreux participèrent réellement à celte « puis-
sance spirituelle » qui est contenue dans nos sacre-
ments, quonium inerut corporeis illis substantiis spi-
ritualis Verbi poleslas, col. 137 B; ...nimirum ipsam
qunm hodie populus credentiun in Ecclesia mundu :al et
bibit. Col. 138 A.
Dans ces conditions, il n'est plus nécessaire de par-
ler de « mutation » ou de « conversion ». Le pain et le
vin ne subissent aucun changement, ils restent ce
qu'ils sont, l'eucharistie n'est aucunement un miracle
matériel, mais sous le voile de ces créatures matérielles
se réalise le mystère divin auquel on a donné le nom
de corps et de sang du Christ. Il suit de là également
que la messe sans la présence corporelle du Christ ne
peut être qu'une action de grâces, une commémorai-
son du sacrifice passé, un rappel de l'unique oblation
offerte au Calvaire. Voir art. Messe, col. 1014 sq.
Étant données les idées qu'il soutenait, le petit
traité de Ratramne devait avoir une destinée assez
complexe. Au xe siècle, il est encore cité sous le nom
de son auteur par l'écrivain anonyme de l'opuscule :
Sicut unie nos dixil quidum supiens. Après avoir
rappelé la composition du traité de Paschase Rad-
bert, l'anonyme marque en effet l'opposition que
celui-ci rencontra de la part de Raban Maur, dans sa
lettre à l'abbé Égilon, et de Ratramne dans un petit
livre adressé au roi Charles. P. L., t. c.xxxix, col. 179 D.
L'anonyme s'efforce d'ailleurs d'atténuer la différence
entre les thèses soutenues de part et d'autre. A partir
de ce moment, le De corpore... de Ratramne ne sera
plus cité sous son nom que par deux auteurs du
Moyen Age. Sigebert de Gembloux (t 1112) lui fait
une place dans ses Scriptores ecclesiastici, a. 95 : Ber-
trumus (des mss. lisent Ratramus) lihrum scripsit « De
corpore et sanguine Domini •> et ud Carolum librum
« De prœdeslinutionc ». P. L., t. c.i.x, col. 569. Peu de
temps après l'Anonymus Mellicensis, vers 1135,
s'exprime ainsi :i son sujet : Rulrumnus, vir dodus,
scripsit libellum cuidam principi « De corpore cl san-
guine Domini », a cujus llbelli intérim laude cessamus,
donec perlecto a. si furie ud manum veneril, an sanœ
et callwlicœ fidei concordel agnoscamus. P. L., t. ccxiii,
col. 961. Cette notice semble indiquer que l'anonyme
a eu vent de quelques discussions sur le compte de
l'ouvrage.
En fait l'opuscule de Ratramne avait été condamné
une centaine d'années auparavant, mais sous un autre
nom. Lors de la controverse bérengarienne, il circu-
lait en effet sous le nom de Jean Scot (Érigène).
Bérenger dans son argumentation s'appuyait sur lui,
et tout naturellement le livre était pris à partie par les
adversaires catholiques de l'écolàtre de Tours, en par-
ticulier par Lanfranc. Aussi fut-il condamné au
concile de Verceil, tenu par le pape saint Léon IX, en
septembre 1050. Voir les références dans Jafîé,
Regesta PP. RR., post n. 4233.
Au début de la Renaissance, Trithème fait mention
du livre et de l'auteur, qu'il appelle Rertrame; mais
la façon dont il en parle ne semble pas indiquer qu'il
ait eu en main l'ouvrage; il recopie simplement la
notice de Sigebert de Gembloux. Voir P. L., t. c.xxr,
col. 11-12. Comment le bienheureux Jean Fisher,
évèquc de Rochester, en eut-il connaissance, c'est ce
que nous ne saurions dire: le fait est qu'il allègue au
moins le nom de Ratramne et de son traité dans la
préface de son De verilale corporis et sunguinis Christi
in eucliarisliu, Cologne, 1527. Mais, quand le texte de
Ratramne eut été publié à Cologne, en 1532, et que des
traductions en langue vulgaire en eurent facilité la
diffusion, les protestants s'en emparèrent, trouvant
dans Ratramne un de ces premiers «témoins de la vé-
rité », comme ils disaient, entendons un précurseur de
leurs négations. Les catholiques lui firent, on le com-
prend, mauvais accueil et plusieurs émirent l'idée que
l'on avait affaire soit avec un faux d'origine protes-
tante, soit avec l'ouvrage perdu de Jean Scot, lequel,
ayant laissé une réputation assez fâcheuse, pouvait
être plus facilement réputé coupable. Le traité fut
inscrit à l'Index de 1559. Le xvne siècle amena une
réaction. En 1655, Jacques de Sainte-Beuve, profes-
seur royal en Sorbonne, entreprit dans son cours la
réhabilitation de Ratramne. Profitant de ses travaux,
l'abbé Jacques Boilcau (frère du poète), donna en 1680
une édition du traité avec une traduction française et
des notes copieuses. C'est une traduction latine de
cette édition, parue en 1712, et complétée par une
série de dissertations dirigées contre Hardouin, qui
est reproduite dans P. L., t. cxxi. Le souci de retirer
aux protestants l'appui de Ratramne — - nous sommes,
il ne faut pas l'oublier, à l'époque de la Perpétuité de
In foi calholique — a empêché l'abbé Boileau de saisir
la vraie pensée de l'auteur qu'il commente. Sa thèse
essentielle, à savoir que Ratramne polémique non
contre Radbert, mais contre un auteur inconnu (où
lioileau veut voir l'Érigène), est radicalement fausse
et les efforts qu'il fait pour ramener les dires du moine
de Corbic aux alignements de la théologie moderne se
révèlent inopérants. C'est donc avec beaucoup de
défiance — le conseil n'est pas inutile — qu'il faut
lire les notes copieuses qui encombrent le bas des
colonnes de l'édition de Migne et plus encore les disser-
tations ex professo qui suivent. Même en tenant compte
du développement normal du dogme chrétien, il est
difficile non seulement de concilier le point de vue de
Ratramne avec celui de Radbert, ce qui n'aurait
somme toute qu'un intérêt secondaire, mais de décer-
ner à Ratramne un brevet d'orthodoxie : alors qu'il
croit rester fidèle a saint Augustin, Ratramne apparaît
en dehors du mouvement de croissance, d'explicitation
par la pensée chrétienne du mystère eucharistique.
3° De unima. — Deux ouvrages de Ratramne sont
connus sous ce titre. Le premier a été signalé par Ma-
billon qui nous en a conservé quelques extraits. Voir
Mon. Germ. hist., Epist., I. vi, p. 153, 154. Le manu-
scrit (pie put lire Mabillon est perdu : nous savons que
Ratramne combattait une théorie suivant laquelle une
seule àmc serait commune à tous les hommes.
Le second De unima a élé publié pour la première
fois par dom Wilmart dans la Revue bénédictine,
juillet 1931, d'après un ms. de Corpus Christi Collège
à Cambridge. Le destinataire de ce traité semble avoir
été Charles le Chauve. « Le roi des Francs, dit dom
Wilmart, vers l'année 850, au lendemain du synode de
Quierzy, doit avoir consulté les gens d'Église au sujet
1785
RATRAMNE
17 SU
de diverses questions soulevées plus ou moins directe-
ment par l'affaire de Godesealc. La seconde de ces
questions aurait eu pour objet la nature de l'âme. »
P. 208. Ratramne démontre donc, à l'aide de textes
patristique set de raisonnements personnels, que l'âme
humaine n'est pas corporelle, il suit de là qu'elle n'est
pas localisée. Ce dernier point demande des précisions;
Ratramne semble dire que l'âme n'est pas circons-
crite et comme enfermée dans son corps, puisque la
pensée humaine n'est limitée ni par le temps ni par
l'espace : son argumentation et les témoignages allé-
gués démontrent, dit-il, inlocalitatem animée et incir-
cumscriptionem. Cette philosophie ne fut pas du goût
de tout le monde, et de Reims, peut-être d'Hincmar
lui-même, partit une réfutation de ce second point :
on doit admettre que l'âme est incorporelle, mais elle
n'en est pas moins « dans son corps » et elle en subit la
limitation.
4° De nativilate Christi (P. L., t. cxxi, col. 81-102).
— Cet opuscule se présente encore sous un autre
titre : De eo quod Chrislus de Virgine natus est. Il étudie
non pas le problème de la conception virginale de
Jésus par l'opération de l'Esprit-Saint, mais le « com-
ment » de la « naissance » virginale de Jésus. Ratramne
nous avertit en effet dans son introduction qu'une
opinion étrange venait de se répandre en Allemagne,
d'après laquelle Jésus, pour respecter la virginité de
sa mère, serait sorti de son sein d'une manière tout à
fait extraordinaire (quelques-uns disaient : par l'ais-
selle). Ratramne estima que cette opinion, si elle se
répandait, pourrait provoquer une véritable hérésie :
on conclurait en effet, de ces considérations fabuleuses,
à la non-naissance du Christ et la vérité de l'incarna-
tion serait compromise. Pour lui, puisque le Christ
eut réellement un corps humain, une nature humaine,
il dut naître à la manière des hommes : per uleri /«-
nuarn, aperlo utero. Autrement, Marie ne pourrait pas
être sa mère; il n'y a d'ailleurs rien d'impur et de cho-
quant dans l'œuvre de Dieu, là où le péché n'est pas
intervenu. La virginité perpétuelle de Marie consiste
donc en ceci qu'elle ne connut jamais le commerce char-
nel, ni avant ni après la naissance de Jésus. On peut
voir à l'article Radbert comment cette opinion ne
satisfit point l'ancien abbé de Corbie, et comment il y
répondit, dans le sens conforme à la doctrine catho-
lique.
5° De prœdeslinalione Dei libri duo (P. L., t. cxxi,
col. 13-80). ■ — La controverse prédestinatienne est
certainement, parmi les controverses théologiques
du ixe siècle, celle qui présenta la plus vive ardeur,
dura le plus longtemps et mit aux prises le plus d'an-
tagonistes. Parmi ceux-ci, Ratramne tient une place
importante aux côtés de Gottschalk contre l'arche-
vêque de Reims Hincmar. Nous n'avons pas à racon-
ter en détail et à suivre toute l'histoire de la querelle,
mais seulement à situer les interventions de Ratramne.
Voir l'art. Prédestination, § IV, La controverse du
IJP siècle, t. xn, col. 2901-2935.
Gottschalk, livré à Hincmar par l'archevêque de
Mayence Raban Maur, condamné par un synode de
Mayence et par un synode de Quierzy, était empri-
sonné au monastère de Hautvillers, sous la garde de
l'archevêque de Reims. La surveillance sans doute
n'était pas très stricte, puisque le prisonnier, utilisant
ses loisirs à étudier les problèmes théologiques, pou-
vait communiquer avec quelques-uns des meilleurs
théologiens du moment, et ainsi, au désespoir d'Hinc-
mar, continuer à répandre ses idées. Parmi ses corres-
pondants et amis figurait en bonne place Ratramne.
Nous en avons pour témoignage le Carmen ad Ratram-
num de Gottschalk qui montre une amitié ancienne
qu'il faut faire remonter à l'époque où Gottschalk
était à Corbie. Texte de Gottschalk dans Mon. Germ.
hist., Poetœ, t. m, p. 735 sq. Vn autre moine de Corbie,
Gislemar était en relations avec lui et nous savons par
Hincmar lui-même que Gottschalk lui écrivit au sujet
de la prédestination. Hincmar crut donc nécessaire de
mettre en garde les « simples » de son diocèse contre
les erreurs de son prisonnier; puis il consulta plusieurs
théologiens. Il n'est pas probable que Ratramne fut
consulté : mais, ayant eu connaissance de l'écrit d'Hinc-
mar et de la réponse que Gottschalk lui avait déjà
faite dans sa Confessio prolixior, il entra dans la que-
relle par une lettre ad amicum, c'est-à-dire à Gottschalk.
Cette lettre est perdue, mais nous savons* qu'elle déplut
vivement à Hincmar qui en écrivit à Raban Maur.
Cf. Raban Maur, Epislola ad Hincmarum, P. L., t. cxn,
col. 1522 R. Charles le Chauve était au courant de
l'affaire de Gottschalk, il eut donc l'idée de s'informer
auprès de Loup de Ferrières, et aussi de Ratramne qu'il
avait déjà consulté sur l'eucharistie. La réponse de
Loup fut défavorable à Hincmar et celle de Ratramne
plus encore.
Hincmar sans doute ne se faisait pas d'illusion sur
les dispositions de Ratramne à l'égard de sa doctrine
et il ne voyait pas d'un très bon œil le crédit dont ce
moine jouissait auprès de Charles le Chaîne. Un peu
auparavant, en 819. la nomination de l'évêque
d'Amiens, Hilmerade, avait provoqué le mécontente-
ment de l'archevêque; la compétence doctrinale de
l'évêque était en effet quelque peu douteuse, aussi
Loup de Ferrières écrivit -il à Ratramne pour lui
recommander de lui rendre tous les services qu'il
pourrait dans cet ordre, et il avait déjà écrit à Hinc-
mar dans le même sens, P. L., t. exix. col. 540; il est
probable que l'archevêque ne fut rassuré ni sur l'ortho-
doxie de son suffragant, ni sur celle du théologien
qu'on lui donnait comme conseiller.
Ratramne donc, consulté par Charles le Chauve,
rédigea en 850 les deux livres De prœdeslinatione. Cet
ouvrage nous montre clairement sa méthode de tra-
vail habituelle. Tout d'abord, il s'efforce de suivre
la ligne de la tradition par une suite de citations choi-
sies avec soin. C'est ainsi que nous voyons figurer
dans l'argumentation non seulement saint Augustin,
comme il est naturel de l'attendre, mais saint Grégoire
le Grand, Prosper d'Aquitaine, Salvien, Fulgence de
Ruspe et Isidore de Séville. Après qu'il a fait le recen-
sement des textes, il pose en manière de conclusion
sa synthèse personnelle, et elle est toute favorable
à Gottschalk : Il faut croire à une double prédesti-
nation, l'une pour les élus, l'autre pour les réprouvés.
La prédestination de ces derniers n'est pas au péché
mais à la peine due au péché qu'ils ont commis libre-
ment. En effet, tout ce qu'il peut y avoir de bon dans
les actes humains doit être attribué à la grâce de Dieu :
les bonnes œuvres et le salut qui en est la suite sont le
résultat de sa bienveillance toute gratuite, Dieu ayant
voulu d'un vouloir éternel, immuable, antécédent à la
prévision de tout mérite, tirer tel et tel de la masse de
damnation dans laquelle la faute originelle a jeté tous
les hommes. Les autres, les réprouvés ont été simple-
ment laissés à eux-mêmes, à leur libre arbitre, à leurs
péchés volontaires, mais ils ne sauraient échapper a
Dieu qui, connaissant de toute éternité les péchés qu'ils
commettent librement, dispose en conséquence leur
sort éternel et ses propres plans sur le monde. La que-
relle prédestinatienne se prolongea, mais nous ignorons
si Ratramne y intervint encore.
6° Contra Grsecorum opposila libri quatuor (P. L ,
t. cxxi, col. 223-346). — En 867, au lendemain de la
violente offensive de Photius contre Rome, le pape
Nicolas 1er avait envoyé une lettre simultanément aux
évêques des Gaules et à ceux de Germanie pour leur
demander la solution des difficultés théologiques, sou-
levées par les Orientaux et spécialement la question
1787
RATRAMNE
RAUSCHER
1788
du Filioquc. Cf. Jaflé, n. 2879-2883. Dans la province
de Reims, nous savons qu'Odon, évêque de Beauvais,
ancien moine de Corbie écrivit sur la question. Ra-
tramne laisse entendre qu'il fut sollicité d'écrire lui
aussi, mais nous ne savons par qui.
Ratramne remarque d'abord qu'il est toujours
gênant pour une Église que les empereurs se mêlent
d'intervenir et de légiférer en matière dogmatique.
Sur le Filioquc, il s'applique, suivant sa manière habi-
tuelle, à montrer par des citations des Pères grecs que
les Latins ont tout à fait raison d'enseigner que le
Saint-Esprit procède à la fois du Père et du Fils et
non du Père seulement. Il passe ensuite en revue la
masse des griefs plus ou moins ridicules que les Orien-
taux accumulent contre les Occidentaux. Parmi ceux-
ci, la justification du célibat ecclésiastique occupe
une place importante. Enfin, il démontre par des
considérations scripturaircs, patristiques, historiques,
que la primauté de l'Église n'a pas passé de Rome à
Constantinople avec l'Empire.
7° Epistola de cynocephalis (P. L., t. cxxi, col. 1153-
1156; mieux dans .lion. (ierm. hist.,Epist.,t.vi, p. 155).
- — Cette lettre adressée à Rimbert prêtre, sans doute
le disciple de saint Anschaire, et qui devint après lui
archevêque de Brème, et écrivit la vie de son maître,
indique que toute une correspondance s'était échan-
gée sur le sujet des cynocéphales, dont il est question
dans la « Cité de Dieu » de saint Augustin, 1. XVI,
c. vin. Ces êtres étranges auraient la tête et l'aboie-
ment du chien et le reste du corps comme les hommes.
Rimbert en a-t-il jamais rencontré? Sont-ils des
humains ou des bêtes? Rimbert a répondu qu'il avait
entendu dire que ces êtres présentaient plus d'intelli-
gence que les animaux n'en peuvent montrer et
Ratramne d'après ses indications conclut qu'en effet,
il y a en eux plus que l'instinct animal : quod agricul-
luram exercent, quod ex frugum messione colligitur;
quod verenda non besliarum more deleganl, sed humane
vêlent verecundia, quod in usu tegminis non solum pelles
verum etiam vestes eos habere scripsistis; hœc omnia
ralionalem quodammodo tesli/icari videntur eis inesse
animam. S'il en est ainsi on ne saurait douter qu'ils ne
descendent d'Adam. La lettre est curieuse à bien des
points de vue.
Pour l'ensemble de la bibliographie se référer à l'art.
Radbkrt ; tous les ouvrages qui y sont cités, traitent plus ou
moins de Ratramne.
De l'œuvre de Ratramne, c'est le De corpore et sanguine
Domini, qui a été connu le premier, il paraît à Cologne, 1532 :
Berlrami pr.sbglcri de corpore et sanguine t'omini ad Caro-
litm Magnum (sic), le texte, reproduit plus ou moins fidèle-
ment, a été traduit en allemand, en néerlandais. en français
et en anglais; on trouvera une ennuierai ion sommaire des
diverses éditions dans Fabricius, Dibl. med. et infini, lutin.,
t. H, reproduit dans P. /.., t. cxxi, col. 0-10; en 1608, il est
inséré par S. Goulart, dans le Catalogus teslium neritatis,
col. 1657-1 075; l'édition latine de .I.Boileau est de 1712, c'est
celle qui est reproduite dans P. L. — ■ Le De prœdestinutionc
paraît d'abord dans les Vindiciœ preedeslinaiionis de Mau-
guln, 1. 1,1650, d'où il passe dans la Bibtiolh. maxima Palrum
de Lyon, t. xv, et de la dans P. L.; c'est 6 I.. d'Achery que
l'on doit l'édition du. De nalivltate Chrisii cl du Contra Grsecos
dans Spicilegium, 1. 1, p. 52 sq., 63 sq. Il n'y a pas d'éditions
critiques récentes à signaler en dehors des publications
d'inédits par dom Wilmart, et des lettres rassemblées dans
Mon. Ccrm. hlst., Epist., t. vi, p. 140-161.
II. Peltier.
RAUSCHER Joseph-Othmar, archevêque de
Vienne et cardinal (1707-1875). Né à Vienne, le
(i octobre 1797, d'une famille de hauts fonctionnaires,
il fit ses premières études à Vienne même, où il se des-
tina d'abord a la carrière du droit. Amené à l'état
ecclésiastique par l'action de saint Clément Hofbauer,
il émigra de la faculté de droit à celle de théologie et
fut ordonné prêtre en 1X23. Après un passage très
court dans le ministère pastoral, il fut, en 1826,
nommé professeur de droit canonique et d'histoire
ecclésiastique au lycée de Salzbourg, dont il devint rec-
teur en 1830. Appelé à Vienne en 1832 pour diriger
l'Académie orientale, école préparatoire à la carrière
diplomatique et consulaire, il devait entrer en des rela-
tions assez suivies avec la haute administration; en
1814, il fut chargé de donner l'enseignement philoso-
phique à l'archiduc François-Joseph, le futur empe-
reur, et à ses deux frères. C'était le chemin des hon-
neurs; ceux-ci lui vinrent rapidement. En 1849, l'ar-
chevêque de Salzbourg, Schwarzenberg, le faisait
prinec-évêque de Scckau. Quatre ans après, l'empe-
reur François-Joseph l'appelait au siège archiépis-
copal de Vienne, 1853, et Pie IX lui donnait la pour-
pre en 1855. Ce fut le cardinal Rauscher qui négocia,
avec pleins pouvoirs, le concordat autrichien de 1855,
d'abord à Vienne, puis à Rome. Ce traité entendait
mettre fin au joséphisme, qui avait dominé à Vienne
pendant toute le première moitié du xixe siècle; il
reconnaissait le droit pour l'Église de porter des ordon-
nances, sans avoir besoin de recourir à l'État, admet-
tait son droit en affaires matrimoniales, lui accordait
la direction de l'enseignement primaire et secondaire.
A ces diverses causes le cardinal consacra une bonne
partie de son activité. Très opposé à ce que l'on appe-
lait alors les idées libérales, il voyait l'idéal dans une
collaboration étroite de l'État et de l'Église, à qui
l'État reconnaîtrait une certaine supériorité. Absolu-
tiste d'autre part, il ne comprenait guère qu'une mo-
narchie à peu près sans contrôle, et, pour ce qui regar-
dait la situation de l'Autriche à ce moment, il faisait
bon marché des droits des diverses nationalités incor-
porées dans l'empire. Le réveil même du nationalisme
hongrois lui inspirait de la défiance. Hostile à la
Prusse protestante, il fut durement affecté par les
événements de 1866; volontiers il eût interdit à ceux
qui dépendaient de lui de faire cause commune avec
les catholiques allemands. Il vécut assez pour connaî-
tre l'échec des grandes idées qu'il avait défendues, en
particulier il vit en 1870 la rupture du concordat dont
il avait été le grand artisan.
Sans être ultramontain au sens précis du mot, il a
fait beaucoup pour introduire dans la double monar-
chie, en réaction contre le joséphisme de l'âge anté-
rieur, un esprit moins éloigné des tendances générales
du catholicisme romain. Cela ne l'empêcha pas, lors
du concile du Vatican, de faire partie de la fraction
antiinfaillibilistc. Les Observationes de infallibiliiatis
Ecclesiœ subjecto, publiées par lui à Naples et à Vienne
en 1870, font surtout état des divers faits historiques
que l'on pouvait alléguer contre l'infaillibilité » sépa-
rée » du pape (affaires de Vigile, d'Honorius; réordi-
nations pratiquées par certains papes; décisions prises
par d'autres dans les affaires mixtes relatives à l'Église
et à l'État). Au scrutin du 13 juillet il vota non placet
et, comme les évêques de la minorité, rentra aussitôt
dans son diocèse. Mais c'est vainement que les vieux
catholiques auraient compté sur lui; dès le 8 août,
il faisait publier dans le périodique diocésain la consti-
tution Pastor ivternus. Le cardinal survécut encore
quelques années au concile, il mourut le 24 novem-
bre 1875. Il laissa à Vienne et en Autriche le souvenir
d'un prélat très intelligent, fort instruit, d'une culture
générale dépassant de beaucoup la moyenne de ses
collègues de l'épiscopal, autoritaire, un peu distant
aussi; malgré sa générosité qui était très grande et sa
vertu qui était très réelle, il s'était acquis plus d'admi-
ration que de sympathie.
Jeune professeur il avait commencé la publication
d'une Geschichte der christlichen Kirchc, dont deux
volumes (jusqu'à Justinien) parurent à Sulzbach,
1829; celle publication ne fut pas continuée; dom
1789
RAUSCHER
RAUTENSTRAUCH
1790
Célestin Wolfsgruber a donné, en 1898, un Augustinus,
Paderborn, 1 vol., 952 p., étude assez ample sur la
vie, l'œuvre, la doctrine de saint Augustin, arrangée
d'après les papiers laissés par le cardinal. Le même
éditeur a publié de la même manière, en 1891, à Saul-
gau (Wurtemberg) une Darstellung der Philosophie,
qui représente vraisemblablement les leçons données
au futur François-Joseph. Le reste des publications
du cardinal appartient à son activité pastorale. On a
fait longtemps état de ses deux opuscules : Anwcisung
fur die geistlichen Gerichle in Œsterreich bezùglich der
Ehesachen et Die Ehe und das zweite Hauplstùck des
bùrgerlichen Gesetzbuches, Vienne, 1868, sorte d'apo-
logie ou de commentaire de VAmveisung. Ses œuvres
pastorales ont été réunies à diverses reprises; l'édition
complète, Vienne, 1875-1889 compte 9 volumes.
Beaucoup de ses opuscules ont été publiés séparé-
ment : citons au moins : Der Papst und Italien, 1860;
Der Staat ohne Gotl, 1865, sorte de commentaire du
Syllabus de Pie IX; Œsterreich ein katholischer Staat,
1866; Das allgemeine Concil, 1870.
Il y a une biographie considérable : C. Wolfsgruber, Jo-
seph Ollimnr Cardinal Rauscher, Fribourg-en-B., 1888
(tourne volontiers au panégyrique) ; il faut encore lire la
notice de von Schulte, qui donne quelques souvenirs person-
nels, dans Allgemeine deutsche Biographie, t. xxvii, 1888,
p. 449-457, parue antérieurement au volume précédent;
Hurter, Komenclalor, 3e éd., t. v b, col. 1027.
É. Amann.
RAUTENSTRAUCH (Franz Stephan von)
naquit à Platten en Bohême, le 26 ou le 29 juillet 1 734 ;
il entra assez jeune dans l'ordre bénédictin, au monas-
tère de Braunau, où il fit profession le 14 novembre
1751, et fut ordonné prêtre le 15 octobre 1758. Puis il
étudia le droit canonique à Prague où il prit le doc-
rat en théologie. Il enseigna ensuite à ses confrères
de Braunau la philosophie, puis le droit canonique et
la théologie. Ses premières publications de droit cano-
nique, qui datent de 1769, faillirent être condamnées
à Borne sur la demande de l'archevêque de Prague,
Antoine Prichowsky; mais elles lui valurent à Vienne
une médaille d'or de la grande Marie-Thérèse, qui jeta
les yeux sur ce religieux pour réformer les études clé-
ricales dans l'Empire. Ces premières marques de fa-
veur l'encouragèrent à approfondir les questions
canoniques, laissées en jachère en Allemagne depuis
la fin des disputes du Moyen Age, tout spécialement
celles qui concernent les rapports de l'Église et de
l'État. En 1773, prenant parti définitivement en
faveur de l'empereur, il publia une dissertation lui
reconnaissant le droit de retarder l'âge de la profes-
sion solennelle des religieux.
En 1773, il fut nommé abbé de son monastère, et
la même année ou l'année suivante, directeur de la
faculté de théologie de Prague, et aussi assistant de la
commission impériale des études. En 1774, il fut
appelé à Vienne avec le titre de recteur de la Faculté
de théologie et de président de la section des cultes à la
chancellerie. Il avait en même temps la cure de
Wollstadt en Silésie et il devint visiteur de son ordre
dans les provinces de Silésie et de Moravie. En 1782,
il fut nommé par Joseph II conseiller de la chancel-
lerie impériale. Il mourut prématurément à Erlau en
Hongrie, le 30 septembre 1785, au cours d'une visite
qu'il faisait des monastères de la région.
Cette carrière bien remplie fut tout entière au ser-
vice du joséphisme. Inutile d'y chercher des chemi-
nements préparatoires, des palinodies ou des regrets
tardifs : les grands ouvrages de Bautenstrauch
énoncent sereinement la même doctrine de l'omnipo-
tence de l'État sur les choses d'Église que ses pam-
phlets ou son action réformatrice. Il fallait que le
nationalisme fût bien envahissant dans ce milieu pour
mettre ainsi des œillères à un esprit clairvoyant et
réaliste, à un religieux exemplaire, qui chercha de
bonne foi les progrès du royaume de Dieu.
Œuvres. — On a de lui : 1° un opuscule de com-
bat, qui ouvrait les portes des monastères aux intru-
sions impériales : De jure principis prsefigendi malu-
riorem professioni monaslicœ solemni œlatem, Pra-
gue, 1773. — 2° Instiluliones juris ecclesiaslici cum
publici tum privali, usibus Germanise accommodalœ :
c'était la somme de son enseignement à l'abbaye de
Braunau, dont il donna, sous des titres légèrement
différents, au moins trois éditions presque identiques
à Prague, en 1769, 1772 et 1774. Une fois nommé rec-
teur de la faculté de théologie de Vienne, il résuma
son cours, sous forme de manuel : 3° Synopsis juris
ecclesiaslici, Vienne, 1776; puis 4° Institution facullalis
theologicœ Vindobonensis, Vienne, 1778 : c'était un
véritable ratio sludiorum ecclesiasticorum, mais sous une
forme encore théorique et irénique. — 5° Toutes diffé-
rentes dans leur accent et leur portée pratique, signa-
lons en allemand l'Instruction sur l'organisation des
facultés de théologie des États héréditaires de l'empereur,
Vienne, 1776, et 6° l'Instruction sur l'établissement des
séminaires généraux, 1784.
Trois autres ouvrages furent donnés aux écoles
cléricales de l'Empire par le moine réformateur, les-
quels ont rapport aux autres disciplines théologiques;
ce sont de simples sommaires, sous des litres modestes,
mais qui gardent leur intérêt : ■ — 7° Anleitung und
Grundriss der systematischen dogmatischen Théologie,
Vienne, 1774; — 8° Instilulionum hcrmeneulicarum
Y. T. skiagraphia, Vienne, 1775, et Prague, 1776, où
l'auteur étudie, non seulement l'Ancien mais aussi le
Nouveau Testament; — 9° Patrologiœ et historiœ litte-
rariœ theologicœ conspeclus, Vienne, 1786.
Enfin, dans quatre opuscules datés de 1782, il se fit
le panégyriste de Joseph II et des concessions arra-
chées par lui au pape : 10° Sur le voyage du pape Pie VI
à Vienne, et 11° Pourquoi le pape Pie VI vient-il à
Vienne? 12° Représentation à S. S. Pie VI, simple
traduction d'une brochure française de Delauris, où
l'auteur demandait au pape de bannir aussi bien la
tyrannie des croyances que l'incrédulité; 13° Consi-
dérations patriotiques, œuvre personnelle de Bauten-
strauch, où il dénie au pape le droit de paralyser l'ac-
tion réformatrice de l'empereur Joseph II.
Dans cette production considérable, où se succè-
dent des ouvrages d'ampleur et d'importance très
diverses, on peut dire que les plus digues d'attention
à notre époque, ce sont les plus courts. En effet, dans
les lourds traités canoniques du début de son ensei-
gnement, le savant bénédictin n'a guère fait que
mettre en relief les thèses les plus caractéristiques de
Van Espen et de Fébronius, avec une inconscience
plus grande encore des droits de l'Église et du pape
dans les questions mixtes. Sur ces ouvrages d'un josé-
phisme intégral, les canonistes du xixe siècle ont été
très sévères : « Sous prétexte de mettre le droit de
l'Église en harmonie avec les vues confuses du droit
public de cette époque, l'Église devrait être entière-
ment soumise à ce qu'on appelait « les hautes raisons
« de l'État », comme une sorte d'institution policière. »
Les enseignements pontificaux, et aussi les conces-
sions plus récentes des papes nous ont montré que ces
deux forteresses, qu'on avait crues adverses et impé-
nétrables, à lire les traités de Bautenstrauch, avaient
des fenêtres et devaient se constituer des ponts-levis.
Bautenstrauch seconda les vues de Joseph II plus
encore par son action réformatrice que par sa doc-
trine. A l'instigation de l'empereur, il dressa un plan
complet d'enseignement obligatoire pour les clercs
séculiers et réguliers, sur toute l'étendue de l'Empire.
Il régenta, comme visiteur impérial des monastères
1791
RAUTENSTRAUCH
RAVECHET
171)2
bénédictins et comme conseiller de la commission des
études, les « séminaires généraux » de Vienne, de l'est,
de Prague, d'Inspruck et d'Olmûtz. Si d'autres auxi-
liaires de Joseph 11 se heurtèrent en Belgique à des
résistances victorieuses, on doit dire qu'avec l'appui
des conseillers de l'empereur, il réussit à faire accep-
ter en Autriche, en Hongrie et dans sa Bohême natale
les idées qu'il avait professées à Braunau, en 177 1,
dans son cours de droit canonique, et qu'il souligna
encore, deux ans plus tard, dans sa Synopsis juris
ecclesiaslici . Par ce livre, cependant, il ne prétendit
pas supplanter les manuels plus faciles d'Eybel et de
Pehem, les deux canonistes officiels de l'université de
Vienne, ni les livres deRiegger, qui restèrent classiques
jusque bien après la mort de Joseph II. C'est surtout
par son action personnelle et ses écrits de circons-
tance, que, pendant les dix dernières années de sa vie,
il se fit le défenseur convaincu et l'organisateur d'un
enseignement canonique qui exagérait les droits de
l'État au détriment de ceux de l'Église. Les idées
n'étaient pas neuves, puisque, comme on l'a dit a
l'article Joséphisme, « le joséphisme n'est qu'une des
formes du gallicanisme politique : il ne diffère du gal-
licanisme des parlementaires français que par une
minutieuse application à faire passer dans le domaine
de la pratique des idées que les légistes gallicans étu-
diaient surtout en théorie ». Mais, de cette mise en
pratique systématique et tracassière, le bénédictin
Rautenstrauch fut la cheville ouvrière jusqu'en 1785.
Il fut le témoin, sans regrets et non sans contente-
ment, du voyage de Pie VI à Vienne en 1782 et des
premières concessions du malheureux pape, relative-
ment aux dispenses matrimoniales, puis l'instigateur
du voyage de l'empereur à Home, à Noël 1783, qui
arracha au pape par surprise le privilège de nomina-
tion aux évêchés de Lombardie, faveur analogue aux
droits accordés jadis par le concordat aux rois de
France. Par cet exemple, on peut voir que certaines
de ces concessions pouvaient se concilier avec les pré-
rogatives du pontificat romain. Ce qui était inadmis-
sible, même dans le feu de la polémique, c'est qu'un
homme d'Église, instruit comme l'était Rautenstrauch
de l'ancienne et de la nouvelle discipline ecclésiasti-
que, conseillât à l'empereur de régler les questions
mixtes en dehors du pape, et encourageât les évêques
autrichiens à ne pas même faire état des permissions
que Pie VI leur concédait directement. 11 faut dire à
sa décharge qu'il ne fut pas témoin des toutes der-
nières réformes de Joseph II, et que nous ne pouvons
savoir ce que, lui, moine bénédictin, aurait pensé de la
suppression unilatérale de six cents monastères de son
pays.
A côté des réformes dans la discipline, notre théolo-
gien introduisit — ■ et cette fois par une initiative qui
porte sa marque — des changements plus heureux
dans l'enseignement des clercs. Il demande qu'avant
d'aborder l'élude de l'Écriture sainte, ils s'initient
aux langues originales. Ayant un mépris altier pour
la philosophie et la théologie scolastiques, fruit natu-
rel de la formai ion livresque et mesquine de son
époque, il impose aux étudiants des séminaires géné-
raux trois ans d'études pratiques et de ■ théologie
pastorale » avant de commencer la dogmatique, qui
sera avant tout la mise1 en ordre des définitions conci-
liaires. Avec les notions assez confuses qu'il conser-
vait sur le pouvoir respectif du pape et des évêques,
les doctrines de Jansénius ne lui faisaient pas peur,
non plus que celles de Fébronius; mais il demande
d'éclairer les études canoniques par l'histoire de
l'Église. Seulement, comme il n'avait sous la main
aucun ouvrage élémentaire qui le satisfit, pas même
l'équivalent du Fleury gallican, il préconisa des
manuels d'inspiration protestante.
Au reste, on ne peut que le féliciter d'avoir mis en
vogue la patristique et la théologie pastorale. Plus
encore que son manuel de patrologie, qui ne parut
qu'au lendemain de sa mort (1786), ses instructions
écrites et ses encouragements favorisèrent l'éclosion
timide, parmi les bénédictins d'Autriche et de Bavière,
d'historiens des Pères et d'éditeurs méritants comme
D. Schram et G. Lumper.
Hurtcr, yfomenclator,3'éd.,t.va, col. 510; Iiirchenlexicon
au mot Rautenstrauch; Meusel, Lexicon, t. xi, p. 64; Scrip-
iores orcl. S. Bened. qui 17 50-1880 fuerunt in imperio Aus-
triaco-Hungarico, Vienne, 1881, p. 362; A. Hauck, Realency-
klopâdie fur proleslanlische Théologie und Kirche, t. xvi,
p. 475; Wurzbach, Biograph. Lexicon, t. xxv, p. 67; Rulf,
Kaiser Joseph II, Prague, 1882; Brunner, Die Iheologische
Dienerschafl am Hoje Josephs II, Vienne, 1868, p. 322 sq.;
Acla historlaa ecclesiœ noslri temporis, t. m. Vienne, 1784.
P. SÉJOURNÉ.
RAVECHET Hyacinthe (1654-1717) naquit à
Guise, diocèse de Laon, en 1654; il fut le précepteur
de l'abbé de Pomponne, qu'il accompagna à Rome,
en 1694, et à Venise, en 1705. Il fut pourvu de la pré-
vôté de Chivres, près de Soissons, et resta toujours très
attaché au parti janséniste; il fut à cause de cela exilé
à Saint-Brieuc; il mourut à Rennes, le 24 avril 1717,
alors qu'il se rendait au lieu de son exil.
Ravechet joua un grand rôle surtout comme syndic
de la faculté de théologie, où il fut nommé le 1er oc-
tobre 1715. Ce fut lui qui, en janvier 1716, fit décla-
rer nul le décret, porté par la faculté le 5 mars 1714,
pour recevoir la bulle Unigenilus et il poursuivit le
procès de l'ancien syndic, Le Rouge, accusé d'avoir
inventé ce décret. Voir Picot, Mémoires pour servir à
l'histoire ecclés. du xviue siècle, t. i, p. 380-381. Il faut
citer, à ce sujet, Relations des délibérations de la faculté
de théologie de Paris au sujet du prétendu décret du
5 mars 1714, in-8°, s. 1., 1716 et Suite de celle Relation
avec un recueil de pièces dont il est parlé, 4 vol. in-12,
Paris, 1718; Lettre d'un docteur de Sorbonne à M. Ra-
vechet, syndic, en date du 20 septembre 1716, à l'occa-
sion du discours prononcé par ce dernier, le 9 du même
mois, dans une assemblée de Sorbonne; Lettre de
M. Hyacinthe Ravechet, syndic de Sorbonne, à M***,
au sujet d'une Relation répandue dans Paris, dans la-
quelle on avance beaucoup de choses contre lui, s. 1., 1716;
Profession de foi de M. Ravechet, syndic de Sorbonne,
in-8°, s. 1., 1717, donnée en annexe à la Réponse au
premier discours de M. le Régent par plusieurs cardi-
naux, archevêques cl évêques contre plusieurs chapitres,
livres et universités, in-8°, s. I., 1717; Remarques sur la
profession de foi de M. Ravechet, adressées aux R. P.
bénédictins de la congrégation de Sainl-Maur; cet écrit
fut dénoncé le 12 octobre 1717 au parlement de Bre-
tagne. Pour connaître le rôle de Ravechet, il faut
lire La nouvelle relation en forme de lettre de toutes les
assemblées de Sorbonne, sur le sujet de la constitution
Unigenilus, jusqu'à la fin de janvier 1716, où l'on dé-
couvre toutes les intrigues du syndic et de ceux de son
parti, in-12, s. 1., 1716; c'est la Lettre d'un docteur
de Paris à un provincial. Dans la première partie,
on raconte dans un sens très favorable la conduite du
syndic Le Rouge (210 p.) et dans la seconde partie, on
trouve le récit de l'élection de Ravechet et sa conduite
jusqu'en janvier 1716; ,S'(j;7e de la seconde partie de
la nouvelle relation de toutes les assemblées de Sorbonne,
du 2 janvier 1716 jusqu'à la fin de février, in-12, s. 1.,
1716 (80 p.); Supplément à la nouvelle relation de
Sorbonne, contenant ce qui s'est passé au mois de
mars 1716, avec le procès-verbal, in-12, s. 1. (31 p.).
Nouvelles ecclésiastiques du 9 mars 1737, p. 37-38; Rondct
et Barrnl, Appelants célèbres, p. 3-13; Barrai, Dictionnaire
historique, littéraire cl critique, t. iv, p. 70-72; Relation abré-
gée de la vie cl de la mort de Ravechet, in-12, Paris, 1717;
1793
RAVECHET
RAVIGNAN
1794
Labelle, Nécrologe des appelants et opposants à la bulle Vni-
genitus, 1755, p. 46-75; Nécrologc des plus célèbres défenseurs
et confesseurs de la vérité du XVIII' siècle, 1760, p. 39-42;
Supplément au Nécrologe du Port-Royal, avril, p. 579-585;
abbé Pécheur, Annales du diocèse de Soissons, t. vu, p. 54-
60; Féret, I.a faculté de théologie de Paris et ses docteurs les
plus célèbres. Époque moderne, t. vi, p. 77-79.
J. Carreyre.
RAVESTEYN (Josse van), originaire de Tielt
(d'où son nom latin de Jodocus Tilelanus), où il naquit
vers 1506, fut un des professeurs célèbres de Lou-
vain, où il mourut le 7 février 1570. Docteur en théo-
logie en 1540, il occupa une des chaires de cette facul-
té, et fut chargé en 1551 de représenter l'université au
concile de Trente, en compagnie de Ruard Tapper,
d'Hasselius (Van der Eycken) et de Yulmar Bernaerts;
il ne séjourna pas longtemps à Trente. De même fut-il
mandé par l'empereur au colloque de Worms en 1557,
où il se trouva avec Canisius et Latomus. Ravesteyn
fut à Louvain l'un des adversaires les plus décidés de
Baius, dont il dénonça la doctrine aux universités
espagnoles d'Alcala et de Salamanque, à celle de
Douai, aux évêques d'Ypres (Rythovius) et de Rure-
monde (Lindanus). C'est ce qu'il fit aussi dans une
Epistola P. Lùurenlio Yillavicenlio, ord. ercm. S. Au-
guslini, datée de Louvain, 20 novembre 1564, et in-
sérée dans les Baiana de Gerberon, p. 37-38. On trou-
vera dans le même recueil trois lettres de Ravensteyn
à Baius avec les réponses de celui-ci. p. 174-177, 181-
185, 188-191 (il s'agit de la nature de l'oblation du
Christ dans le saint sacrifice). Notre docteur s'occupa
très activement de faire condamner par Rome les
idées de son collègue, et c'est chez lui que Baius fit sa
soumission en décembre 1507. Ravesteyn polémiqua
aussi contre les protestants. Il réfute en 1567 un ma-
nifeste des ministres paru, en janvier, en latin et en
néerlandais : Confessionis sive doctrinœ quœ nuper
édita est a minislris... succincla confutalio, Louvain,
in-8°, 121 p., à quoi fait suite une Apologia calholicw
confulationis... contra inan.es cavillaliones Mallhai
Ftacci Illijrici, Louvain, 1508, in-8°, 438 p. Du même
ordre d'idées une Apologia seu defensio decrelorum ss.
C< ncilii Tridentini de sacramentis adversus censuras et
examen Martini Kcmnilii, dont la première partie seule
parut, Louvain, 1508, in-12. Paquot signale les manus-
crits d'un commentaire sur les Sentences (évidem-
ment cahiers de ses élèves) et une Admonilio demeurée
manuscrite pour défendre la Vulgate.
Aubert le Mire, Elogia, 1602, p. M : Valére André. Biblio-
thecu belgica, 1643, p. .".04 ; Foppens, Bibl. belg. ,1739, p. 770;
Paquot, Mémoires pour s(ri>ir à l'hist. litt. des dix-sept pro-
vinces des Pays-Bas, éd. in-12, t. XVI, p. 306-315; Biogra-
phie nat. de Belgique, t. xvm, 1905, col. 802-806.
E. Amann.
RAVIGNAN (Gustave-Xavier de La Croix de)
jésuite et prédicateur français. I. Biographie. ■ —
II. Conférences de Notre-Dame. — III. Influence. —
IV. Écrits divers.
I. Biographie. ■ — Gustave-Xavier de Ravignan
naquit à Rayonne, le 1er décembre 1795, d'une noble
et chrétienne famille. Ses premières études se firent à
Paris, en deux périodes successives: puis il étudia le
droit avec le jurisconsulte Soujon, rejoignit aux Cent-
Jours le corps du général de Damas qui avait suivi en
Espagne la fortune du duc d'Angoulême; il reprit à la
Restauration ses études juridiques, entra dans la
magistrature et fut nommé conseiller-auditeur en 1817,
et en 1821 substitut du procureur du roi à la cour de
Paris. Des paroles louangeuses du président Viguier
et des lettres du procureur-général Bellart lui promet-
taient le plus brillant avenir. Il « planta là », selon son
expression, ses amis et protecteurs, et s'enferma le
5 mai 1822 au séminaire d'Issy. Il y trouva Henri
Lacordaire et Félix Dupanloup. D'accord avec Frays-
sinous son confesseur et le vénérable sulpicien Molle-
vaut, qui encourageaient tous deux sa détermination,
il frappa le 2 novembre à la porte du noviciat des
jésuites, à Montrouge. Après ses premiers vœux pro-
noncés le 3 novembre 1824, il aborda immédiatement
l'étude de la théologie. Il la commença rue de Sèvres,
continua à Vitry dans la banlieue de Paris, puis à
Dôle et finalement à Saint-Acheul (1825-1829). Ces
migrations successives trahissent la difficulté des
temps pour les jésuites. Après les ordonnances de 1828,
la révolution de 1830 y ajouta encore. Le P. de Ravi-
gnan, qui était devenu professeur de théologie à Saint-
Acheul (1828-1829), se transporta avec ses élèves à
Brigg, en Valais (1830-1835). Ces cinq années de pro-
fessorat s'achevèrent par la troisième année de pro-
bation, à Estavayer (Suisse), sous la direction du
P. Godinot, ancien provincial de Paris (1835).
De retour en France, Ravignan prêcha le Carême
à Amiens (1835), à Saint-Thomas d'Aquin de Pa-
ris (1836) et l'A vent à Bordeaux (1836); il fonda dans
cette ville une résidence dont il fut supérieur (1837-
1842). Vers le milieu de 1836, Mgr de Quélen l'invita
à monter, après Lacordaire, dans la chaire de Notre-
Dame de Paris. Il la tint dix ans (1837-1846). Mais ces
conférences ne suffisaient pas à son zèle. On l'entendit
durant l'Avent à Lyon (1837), à Bordeaux (1838
et 1840), à Rome (1811), à Besançon (1842), à Rouen
(1843), à Toulouse (1844), à Metz (1845). Ces travaux
excessifs amenèrent une fatigue grave, qui empêcha
l'orateur de prêcher à Paris le Carême de 1847. Ainsi
fut marquée la fin d'un haut apostolat singulièrement
béni de Dieu, surtout dans cette retraite pascale par
laquelle il établit la coutume de couronner la station
quadragésimale. Dès 1849, l'apôtre se remit à la beso-
gne. Les œuvres charitables d'Amiens, d'Orléans, de
Tours, du Havre l'eurent pour prédicateur; il lit à
Poitiers le panégyrique de saint Hilaire, et à Bruges il
chanta la fête séculaire du Saint-Sang (1848-1849).
On le revit ensuite à Paris. Les vendredis du Carême
de 1850, il prêcha à Saint-Thomas -d'Aquin ; les ven-
dredis du Carême de 1851, à la métropole. Depuis 18 11.
Lacordaire. devenu (ils de saint Dominique, avait
repris à Notre-Dame de Paris ses éclatantes prédica-
tions. Durant les Avents de 1843 à 1846 et les Carêmes
de 1848 à 1851, il expliqua magnifiquement les effets
de la Rédemption; mais il tint à ce que son frère et
ami le P. de Ravignan organisât à sa mode, en 1850
et 1851, les retraites pascales qu'il avait si heureuse-
ment inaugurées jadis. En cette même année 1851, pro-
fitant de l'occasion que lui offrait l'exposition univer-
selle de Londres, le cardinal Wiseman appela chez lui
l'orateur jésuite. Celui-ci fit. dans la chapelle de Farm
Street, devant un auditoire clairsemé, une série de ser-
mons en français. Surtout il vit du monde. Le jour de
Saint-François-Régis (10 juin 1851) il assista, à sa pre-
mière messe, le docteur Manning, récemment converti
et ordonné; il noua amitié avec les grands catholiques
anglais du moment (Monsel, Fullerton, Wilberforce, le
comte de Shrewsbury, le duc de Norfolk) et cette
duchesse Hamilton devenue catholique, et qu'il devait
diriger pendant de longues années.
A partir de 1851, on peut dire que la grande carrière
oratoire du P. de Ravignan est close. Le Carême aux
Tuileries en 1855 sera une exception. L'orateur y par-
lera d'ailleurs en homme de Dieu, et ■ sa personne sera
son éloquence », comme dit fort justement son historien.
Jusqu'à la fin, ses prédications consisteront désormais
en des allocutions familières, à des religieuses, aux
enfants de Marie de la rue de Varenne, à vingt autres
réunions pieuses. Par ailleurs, il recevait beaucoup de
visites, écrivait beaucoup de lettres, convertissait beau-
coup de protestants; dans ses entretiens et sa corres-
pondance, comme en chaire, il demeurait un apôtre,
1795
RAVIGNAN
1796
Le retentissement de sa parole à Paris et dans les
plus grandes villes de France, ses rares qualités per-
sonnelles devaient induire ses amis en tentation de le
mêler aux aiïaires publiques. En 1848, on voulut le faire
député, comme Lacordaire; il refusa. Il refusa aussi
l'archevêché de Paris que lui oiïrait le général Cavai-
gnac. En 1845, il avait eu une entrevue avec Guizot
et écrivit une note pour Mgr Aftre, au sujet des mesu-
res prises par le gouvernement contre les jésuites; plus
tard, il verra Napoléon III, quand celui-ci ordonnera
la fermeture du collège de Saint-Etienne. On sait
combien le projet de loi Falloux, la querelle des clas-
siques païens dans l'enseignement secondaire, la
direction à donner au journal Y Univers, divisèrent
alors les catholiques. Plus ami de Dupanloup, Monta-
lembert et Berryer, que de Louis Veuillot et de Pari-
sis, le P. de Ravignan se tint, sur les trois questions,
aux côtés de ses amis, quoiqu'il ait apporté à son jeu
la modération que lui commandait sa robe. L'abbé
Dupanloup aurait beaucoup voulu l'associer à la
direction de L'Ami de la religion; mais le général de la
Compagnie, consulté, n'agréa point la chose. Le P. de
Ravignan ne fournit à L'Ami que quelques articles.
C'est uniquement sur la question des jésuites qu'il prit
publiquement ses responsabilités. Son livret De
l'existence et de l'institut des jésuites (1844) fut un évé-
nement, encore qu'il n'ait guère assagi le gouverne-
ment de Louis-Philippe. Ses deux volumes Clé-
ment XIII et Clément XIV servirent au moins à mon-
trer en quelles conditions odieuses la Compagnie des
Jésus disparut au xvm1 siècle.
Employée toute au service de l'Église, la vie du
P. de Ravignan finit admirablement. Nous avons le
journal de sa dernière maladie : il chante la destruc-
tion graduelle de ses forces et l'espoir du ciel tout pro-
che. Jusqu'au bout le souvenir de saint Ignace lui fut
présent. Le livre de l'Imitation qu'il avait tant aimé
demeura son livre de chevet, et il voulut que la bio-
graphie du cardinal Bellarmin l'aidât à bien mourir.
Le 26 février 1858, les sacrements reçus, tandis que le
P. de Ponlevoy tenait un crucifix devant ses yeux, le
saint malade expira doucement.
II. Les conférences de Notre-Dame. — Elles
furent publiées en 1860, par le P. Aubert. Avant de
mourir, le P. de Ravignan, cédant à bien des instances,
avait préparé l'édition de trente-neuf discours, en les
groupant dans un certain ordre logique. Le P. Aubert
a respecté ce groupement; aucun compte n'est tenu
de l'ordre chronologique. Celui-ci pourtant a son in-
térêt; et l'éditeur l'a bien senti, puisque, dans sa pré-
face, il a inséré un tableau des conférences, année par
année. Mais ce tableau doit être rectifié; et il est facile
de le faire, en le contrôlant par les périodiques de
l'époque.
Tout d'abord, la station de 1838 se termina par une
conférence sur les Caractères essentiels de l'enseigne-
ment religieux et non par la conférence sur l'immor-
talité. En 1840, septième et dernière conférence : La
raison de l'Église. En 1841, l'orateur parla du Centre
de l'unité, avant de parler des Raisons d'admettre l'au-
toHtéde l'Église. En 1841, 4e conférence : L'autorité de
l'Église. Pour la station de 1845, le P. de Ravignan,
trop occupé peut-être par ses travaux pour la défense
de son ordre persécuté, commença par reprendre, en
les retouchant, la 2e, la 3°, la 1<\ la 5° et la 6e confé-
rence de 1837; il y ajouta deux conférences nouvelles :
L'esprit de la tulle, la notion vraie du christianisme.
Il suit de là que nous n'avons pas le texte véritable des
conférences de 1837. La station de 1846 fut la der-
nière que prêcha L'orateur; la maladie l'empêcha de
prononcer les six discours qu'il avait préparés pour
1847; ils ont été publiés par le P. Aubert.
Comme Lacordaire, le P. de Ravignan suppose un
auditoire ignorant, indifférent, plus ou moins éloigné
du catholicisme. 11 s'agit donc de montrer que nos
croyances sont mieux fondées, plus raisonnables, plus
heureusement efficaces sur la conduite humaine, que
n'importe quel autre système religieux. Ce genre de
prédication n'était pas dans les goûts d'un homme
profondément apostolique; il eût préféré exposer la
doctrine, commenter l'Évangile, entraîner les âmes à
une sincère pratique du christianisme. Mais il se sou-
mit aux conditions de l'apologétique inaugurée par
Lacordaire en 1835 ; il en comprenait fort bien la néces-
sité; de son mieux, il tâcha de répondre aux besoins
des esprits en quête de la vérité. Sa première confé-
rence prouve qu'il connaissait très exactement son
époque. Pouvait-il ignorer que les barrages de l'Em-
pire et de la Restauration avaient laissé passer bien des
eaux troubles du torrent philosophique et révolution-
naire; pouvait-il douter que l'Essai foudroyant de
Lamennais sur l'indifférence n'eût laissé debout bien
des incroyants, quand Lamennais lui-même n'était
plus qu'un pauvre défroqué? Xavier de Ravignan,
en 1814, avait paru un moment à l'armée; dans les
salons de sa grand-mère de Saint-Géraud, de son
beau-frère le général Exelmans et des grands magis-
trats parisiens, il avait vu beaucoup de monde. Vingt
ans passés à Paris l'avaient mis à même de savoir, lui
chrétien de toujours, si les églises et les sacrements
étaient fréquentés. Les survivants de la grande Révo-
lution étaient encore nombreux; et les explosions
d'impiété qui suivirent les journées de juillet n'étaient
pas si loin qu'on les pût oublier.
Aussi l'orateur prend-il résolument son parti : c'est
le mot de « lutte » qu'il met en vedette dès ses pre-
mières conférences; il l'y maintiendra pendant les dix
années de sa prédication. On pourrait croire qu'il cède
simplement au temps, ou à son tempérament person-
nel, ou à sa vocation de jésuite hanté par la méditation
ignatienne des « deux étendards ». Il y a des raisons
plus profondes de son attitude. Unum conlra unum,
c'est la loi du monde formulée par l'Écriture; c'est
particulièrement la loi de la vie religieuse. Pour le
comprendre, il suffit de se rappeler Adam et Jésus-
Christ, les conséquences de la chute du premier homme
et celles de la rédemption opérée par l'Homme-Dieu.
Qu'il s'agisse de la vérité religieuse dans son ensemble
(conf. de 1837); de la notion de Dieu, de sa provi-
dence (1838) et de ses droits sur l'intelligence hu-
maine (1841); du fait divin de l'Évangile, de la per-
sonne, de la doctrine et du caractère de Jésus-Christ
(1839); de la foi chrétienne et de ses mystères (1842),
de son efficacité, et de ses garanties (1840); de la vie
surnaturelle, de son économie et de son terme (1843);
de l'Église, de son autorité, de son infaillibilité et de
son chef suprême (1841); de ses lois, de ses sacrements,
de sa prière et des vertus spécifiques que le christia-
nisme exige et obtient (1846, 1847); de la liberté, de
la raison, de l'immortalité de l'âme (1838, 1844, 1846) :
tout est objet d'une dispute éternelle. Dans sa Lettre
sur le Saint-Siège, en 1836, Lacordaire disait : « La
guerre est entre les deux formes de l'intelligence
humaine, la foi devenue par l'Église une puissance, et
la raison devenue également une puissance, qui a ses
chefs, ses assemblées, ses chaires, ses sacrements. »
Il est vrai. Mais ce phénomène est permanent. Toutes
les erreurs, les hérésies, les schismes, et même les per-
sécutions des pouvoirs régnants ont-elles d'autres
racines que l'orgueil de l'esprit humain refusant de se
courber sous le joug de la vérité divine? La position
des problèmes semble varier de génération en géné-
ration; c'est suit ont la formule de l'erreur qui change
partiellement, tandis que la vérité divine demeure
Identique à elle-même depuis les premiers jours du
monde; le Nouveau Testament n'a succédé à l'An-
1797
RAVIGNAN.
1798
cien, que pour enrichir le trésor des vérités certaines
sur Dieu et sur l'homme; et l'Église enseignante n'a
succédé au Christ enseignant, que pour illustrer d'une
plus vive lumière les leçons transmises par l'Évangile
et la tradition apostolique.
C'est le spectacle de cette « lutte », et des deux cités
toujours coexistantes, que le P. de Ravignan oiïre
sans se lasser aux regards de ceux qu'il rassemble au-
tour de sa chaire. C'est à la comparaison constante
entre les doctrines antérieures ou opposées au chris-
tianisme et celles de l'Église, qu'il les invite, pour les
déterminer à embrasser la foi catholique tout entière.
Ainsi procédaient avec les païens les premiers Pères
apologistes; et saint Augustin, avec les manichéens de
son temps.
Dans l'ordonnance de ses démonstrations, le P. de
Ravignan aime à en appeler aux faits et à l'histoire.
Il n'abonde pas en métaphysique. Sur la philosophie
ancienne ou moderne, et sur les hérésies qui ont divisé
l'Église au cours des siècles, il va per summa capita,
dédaignant la broutille des détails et des textes, il cite
peu, quoiqu'il ait lu beaucoup, sans doute aucun. La
production en matière religieuse était considérable.
Les philosophes s'en mêlaient avec Jouffroy, Cousin
et Comte, les historiens avec Mignet et Miehelet, les
naturalistes avec Geoffroy Saint-Hilaire, les géolo-
gues avec Constant Prévôt, les physiologistes avec
Magendie, les professeurs de Sorbonne avec Quinet et
Villemain, les prophètes de l'humanité nouvelle avec
Lamennais, Saint-Simon, Leroux.
Hors de l'Église, et au besoin contre elle, des archi-
tectes audacieux entreprenaient de construire l'édi-
fice de la philosophie, de la science, de l'histoire, de la
politique, indépendamment de toute croyance. Des
revues, des livres, des cours en Sorbonne mettaient
en circulation ces propos et les ébauches de leur réali-
sation. Mgr de Quélen l'avait dit dans son mande-
ment de 1834, c'est surtout en vue de la jeunesse des
écoles que les conférences de Notre-Dame avaient été
instituées. Il fallait donc que le conférencier, sans pré-
tendre à être un maître universel, prît une teinture
de toute cette littérature de la pensée rationaliste.
Heureusement, dans l'arsenal des anciens contro-
versistes, bien des armes étaient bonnes encore. Parmi
les hommes célèbres du xixe siècle, Ronald, Joseph
de Maistre, Lamennais étaient au premier rang: et
dans la Législation primitive, dans les Soirées de
Saint-Pétersbourg, dans l'Essai sur l'indifférence
étaient ramassés des matériaux précieux. Depuis 1830,
Ronnetty publiait, avec des amis catholiques, les
Annales de philosophie chrétienne; et leur dessein était
précisément de combattre les erreurs courantes, et de
drainer au profit de la religion catholique, les dernières
nouvelles apportées par les chercheurs obstinés des
secrets de la nature et de l'histoire, par les savants
appliqués à l'étude des monuments de l'art et des
institutions humaines.
Homme de conscience et travailleur acharné, le
P. de Ravignan n'a point négligé ces ressources. Nous
avons les mémoires qu'il rédigea, au début de sa car-
rière juridique, et de son professorat en théologie. Par
là, nous connaissons ses habitudes intellectuelles : la
sûreté du fond lui importait avant tout. Par ailleurs,
ses lettres nous apprennent par quel labeur il prépa-
rait ses conférences, le martyre des recherches avant
celui de la composition. Mais il sait que, dans la masse
énorme des auditeurs qui se pressent autour de sa
chaire, peu sont habitués à la gymnastique des idées,
et aptes à suivre des discussions compliquées ou sub-
tiles. Même les étudiants des écoles seront vite em-
barrassés en des problèmes nouveaux pour eux. Le
conférencier de Notre-Dame n'est point le professeur
d'une élite et le directeur d'un séminaire de cher-
cheurs; il est l'évangéliste des ignorants dans une
matière vaste comme l'histoire de l'infini. Le P. de
Ravignan va donc tout droit aux formules brèves,
claires, significatives, qui dégagent l'essentiel des sys-
tèmes et des faits. Tout en étudiant les idées anciennes
il ne manque point, par une allusion rapide, de mar-
quer le point de contact des formules de jadis avec
celles du jour. Et pour animer cet exposé, parfois
difficile, toujours austère, il a le don de la clarté, une
grande force de logique, la vivacité de sa foi, un désir
ardent de convaincre, la compassion pour ceux qui
vivent dans la nuit, l'assurance, la fierté, la paix de
son âme croyante.
III. Influence. — Au début, il faut le dire, le nou-
veau prédicateur de Notre-Dame avait contre lui
l'incomparable éclat de la parole de Lacordaire; le
fait d'un moindre don oratoire, la défaveur attachée
au nom même des jésuites, le mettaient en situation
difficile. 11 le sentait mieux que personne, ses lettres
de 1837 en témoignent. Mais, fort de l'obéissance, il
monta dans la chaire illustre. Son auditoire fut pris,
dès le premier contact. Bonnetty, triomphant, disait
aux journalistes incrédules (Annales de phil. ciirél.,
30 avril 1837, p. 292) : « Venez donc voir, vous qui
disiez l'année dernière... c'est la curiosité, c'est la
mode... le même concours a eu lieu, le même empres-
sement, la jeunesse a tout d'abord sympathisé avec
l'orateur. » L'année suivante, saluant à la fois Ravi-
gnan et Lacordaire, le même Ronnetty leur criait
(ibid., 30 juin 1838, p. 418) : « Continuez votre car-
rière, c'est à vous qu'était réservée la gloire toute
chrétienne de réconcilier le siècle avec la religion.
Quant aux critiques isolées, forts de l'approbation de
vos évèques, laissez-les passer inaperçues et impuis-
santes. La fréquence de vos auditeurs et les conver-
sions qui suivent répondent assez pour vous. » L'ensei-
gnement scientifique de la religion, observait encore
Bonnetty, « est exilé des églises et des universités », il
se cache dans les séminaires « où il n'est pas toujours
à la hauteur des connaissances actuelles », les évèques
essaient de le faire revivre dans les facultés de théolo-
gie de l'État; mais la véritable chaire de cet enseigne-
ment, elle est dressée dans » la vieille cathédrale de
Paris » (ibid., avril 1841, p. 246).
Donc un auditoire grandissant était assuré au P. de
Ravignan et il faisait à Notre-Dame œuvre de lumière.
C'est en l'année 1841, qu'il institua, pour couronner
la station, la retraite pascale. Des fruits merveilleux
s'ensuivirent. L'orateur lui-même adressait à ses
auditeurs ces mots qui disent tout, sur les lèvres d'un
homme si modeste : « Les cœurs se pressent comme
les rangs autour de la chaire sacrée. Il y a vie encore
dans les âmes. La langue apostolique est acceptée,
comprise, les consciences heureusement troublées, et
déjeunes et nombreux courages, recouvrant toutes les
impressions de la foi, ne craignent pas, en son nom, de
triompher hautement du monde et des passions. Mes-
sieurs, j'ai besoin de vous le témoigner dans ces der-
niers instants qui nous rassemblent, vous avez rempli
mon âme de joie et d'espérance. Ces sentiments avaient
fui de mon cœur, je l'avoue, mais vous avez montré
dans ces heures bénies de la retraite tout ce que la
religion conserve encore de force et de puissance...
Non, je ne veux plus désespérer de l'avenir. »
Comment en aurait-il désespéré? Quatre années
d'expérience lui avaient révélé qu'il avait son audi-
toire bien en main. Commencée dans la petite église
de I'Abbaye-aux-Rois, en face de centaines d'hommes
entassés, la retraite avait continué dès le lendemain à
Saint-Eustache. Écoutons le P. de Ravignan : « Fer- '
rures des portes, crénelures des piliers, grilles, tout
était couvert d'hommes suspendus; nef et bas-côtés
inondés et pressés plus que de raison; et le plus pro-
1799
RAVIGNAN
1800
fond, le plus religieux silence. Pas un désordre, point
de force armée. Trois ou quatre mille voix d'hommes
chantant le Miserere et le Slabat... J'avais donné mon
adresse et déterminé six heures par jour, que je don-
nerais aux hommes qui voudraient me voir; ils sont
venus en foule. J'ai confessé toute la semaine, six à
sept heures par jour, des hommes jeunes, âgés, dis-
tingués ou du commun, tous fort arriérés... J'ai reçu
une certaine quantité de lettres, les plus touchantes,
d'hommes revenus à Dieu et qui s'étaient adressés à
d'autres. » En 1842, retraite et communion générale
eurent lieu à la cathédrale. Foule immense, écrit le
P. de Ravignan, et conversions nombreuses.
Et le mouvement continua ainsi grandissant, jus-
qu'en 1840. Au début, le Père parlait trois fois par
jour : le matin à 7 heures pour le peuple, à une heure
pour les dames, à 7 heures du soir pour les hommes.
Mais il fallut, dès 1842, renoncera l'exercice du matin;
les forces de l'apôtre ne suflisaient pas à l'elîort. D'au-
tant que, dans ces exercices, il se donnait tout entier.
« Quel zèle, quel amour, quel feu! Quelles bridantes
étincelles nous sentions tomber dans nos âmes, quel
ascendant dans ce grand chrétien », a écrit Poujoulat
qui suivait ces retraites. Dans le t. iv des Conférences,
le P. Aubert a publié quelques instructions des retrai-
tes de 1844, 1845 et 1846. Ce sont des sténographies
prises à l'audition. Elles donnent une idée de la ma-
nière dont l'apôtre comprenait les exercices de la
semaine sainte.
Dans la Vie due à la plume du P. de Ponlevoy
on peut lire les noms de quelques hommes illustres
convertis par le P. de Ravignan ; la foule anonyme des
pêcheurs revenus à Dieu est bien plus touchante et
glorieuse.
D'où venait à cet homme cet « ascendant »? De
rares qualités humaines l'expliquent en partie : il avait
grand air, il était intelligent et instruit, sa parole avait
une beauté mâle, ses convictions étaient fortes et la
sincérité de son âme s'échappait dans sa voix bien
timbrée et une action oratoire impressionnante. C'était
un homme. A le voir, à l'entendre, on en était sûr.
Personne, jamais, ne l'a pris pour un charlatan ou un
dilettante heureux de jouer de son instrument pour
étonner le public. Il faut aller plus outre : ce prêtre
naturellement énergique, noble et éloquent, était un
saint religieux. A l'école de saint Ignace, son âme
s'était assouplie, trempée, transformée. Il priait, il
faisait prier, il s'oubliait lui-même; Dieu et les âmes
absorbaient tout son cœur. Il disait en 1846 aux jeu-
nes jésuites de Vais : « Dieu seul, cherché et obtenu
par un travail courageux et patient, par une prière
vive et souffrante, voila tout le secret de l'homme
apostolique. Beaucoup parlent de la tête; peu, très
peu, du fond des entrailles; les gens du monde ne s'y
méprennent pas ». Sainte-Beuve ne s'y est pas mépris :
Le P. de Ravignan, a-t-il écrit, « se lue à faire le
bien ». Cette immolation de soi est. le propre des
saints; c'est aussi le secret du succès de leur apostolat.
Le Père n'avait pas l'imagination et la richesse de cou-
leur de Lacordaire; il le reconnaissait, en ajoutant :
« N'est pas peintre qui veut. » Dès la première année
de sa prédication, on l'a appelé le Bourdaloue du
XIXe siècle. Il en a la langue claire, la véhémence dia-
lectique, le souci des conclusions qui importent à la
conduite de la vie. Mais, aux dons humains qui lui
manquaient, il suppléa abondamment par le rayon-
nement spontané de celte vie intérieure qu'il avait
profonde, à la manière des grands apôtres, et par le
crucifiement de soi en union avec Jésus crucifié, In
cruce salus. Souvent il l'a rappelé aux autres. C'était
sa pensée la plus constante et la plus intime dans le
gouvernement de lui-même, la conclusion de ses orai-
sons et de ses retraites. Le journal spirituel de ce vail-
lant a été brûlé, lacérées les lettres écrites à ses supé-
rieurs sur l'état de son âme. Seules ces pages nous au-
raient révélé le martyre qu'il souffrit, par la violence
de son naturel, les assauts de l'enfer et la désolation
de sa prière. Mais son historien en dit assez (Vie,
t. il, p. 347-368), pour que nous devinions ce que fut
cette tribulation, presque aussi longue que la vie du
P. de Ravignan. Et, au milieu de ce combat sans
trêve, la volonté de ce vrai soldat du Christ demeu-
rait « intacte et robuste ». Ce sera sans doute par cette
fidélité courageuse qu'il aura mérité les grâces divines
qui ont fécondé son apostolat.
IV. Autres écrits. — Nous l'avons déjà noté
dans l'esquisse biographique, quand il descendit de
la chaire de Notre-Dame pour n'y plus remonter, le
P. de Ravignan consacra bien des jours de sa vie
apostolique à des religieuses. Les filles de sainte Thé-
rèse, de sainte Jeanne de Chantai et de sainte Sophie
Barat l'entendirent souvent. Deux recueils sont sortis
de ces entretiens, l'un dû aux soins des dames du
Sacré-Cœur de la rue de Varenncs, l'autre aux soins
des carmélites de la rue de Messine. Les deux ont eu
plusieurs éditions. D'après le P. de Ponlevoy (Vie,
t. n, p. 305), le P. de Ravignan avait fait « un com-
mentaire complet des méthodes de saint Ignace, dans
lequel il appropriait à des femmes l'apostolat des
Exercices ». Sommervogel n'en dit rien. En revanche,
il mentionne, sur la vie chrétienne des femmes dans le
monde, un opuscule demeuré incomplet, et qui fut
édité par le P. Aubert. Des discours entendus ou des
conférences publiées, divers auteurs ont tiré des choix
de pensées, ou des réflexions sur l'abandon dans les
souffrances. Mgr de Ségur a imprimé des souvenirs
d'une retraite pascale du P. de Ravignan. Pendant
les années 1844 et 1845 où la Compagnie en France
et l'Église de France connurent quelques secousses,
le P. de Ravignan s'employa à quelques travaux de
défense religieuse. Il écrivit sur la liberté de l'Église un
Essai dont le manuscrit subsiste encore; il le publia
en plusieurs articles dans L'Ami de la religion, en ces
années de 1848 et 1849, où les catholiques étaient
partagés entre la crainte et l'espoir en face d'une révo-
lution nouvelle. Il avait aussi entrepris alors une
apologie étendue de son ordre. Le pamphlet de Gio-
berti, // gesuita moderno, celui d'Eugène Sue et le
livre du comte de Saint- Priest sur la suppre*sion des
jésuites, lui avaient paru exiger une réplique. Mais le
loisir manqua pour achever ce plaidoyer estimé néces-
saire. Il s'en tint à sa brochure De l'existence et de l'in-
stitut des jésuites. On sait qu'elle fut saluée par Lacor-
daire par un triple ban, dans une réunion du Cercle
catholique que présidait l'archevêque de Paris. En
quatre chapitres nerveux, l'auteur faisait connaître
sous leur vrai jour, les Exercices spirituels et les
Constitutions de saint Ignace, les doctrines, les missions
de la Compagnie de Jésus. En terminant, il demandait
hautement la revision morale d'un procès, où les
griefs produits étaient imaginaires et où les accusés
n'avaient été ni entendus ni jugés par sentence moti-
vée. Assurément le livret du P. de Ravignan aurait
sulli pour désarmer les calomniateurs, si la calomnie
pouvait disparaître de la terre. Vatimesnil était un
jurisconsulte de marque et un ami de Ravignan. Il
prit occasion de la brochure, pour écrire un mémoire
sur la situation légale des religieux en France; ce mé-
moire figure en appendice dans quelques éditions De
l'existence et de l'institut des jésuites. Il y est tout à fait
à sa place. A la consultation Vatimesnil (devenue dans
la suite celle de Demolombe et de Rousse) aucun
juriste n'a répondu chose qui vaille.
Sur le désir du T. R. P. de Roothaan, général de la
Compagnie de Jésus, le P. de Ravignan publia en 1854
un ouvrage intitulé Clément XIII et Clément XIV.
1801
RAVIGNAN — RAYMOND GODEFROID
1802
Le titre seul fait deviner qu'il s'agit de la suppression
des jésuites; il suggère aussi une question : comment
Clément XIV a-t-il pu abolir, pour le bien de l'Église,
en 1773, un ordre religieux vengé par Clément XIII
contre toutes les attaques des princes et muni par lui
d'une approbation nouvelle en 17C5? Le travail de
l'historien a deux volumes, un de récit, un autre de
documents. Il suffirait des documents pour révéler les
intrigues, l'emportement passionné des ministres des
cours bourbonniennes, la vaillance de Clément XIII
qui leur résista, la faiblesse de Clément XIV qui leur
céda. Le P. de Ravignan n'use d'aucune plainte, d'au-
cune violence de parole. A quoi bon? Le poids des
textes est assez accablant. Mais il plaide pour la fai-
blesse du pape destructeur de la Compagnie les
circonstances atténuantes. C'était le vœu du P. de
Hoothaan, et la pensée est dictée par la pitié filiale.
Historiquement, il est impossible de démontrer que
de 1765 à 1773, les circonstances eussent tellement
changé qu'elles commandassent deux attitudes contra-
dictoires. Ce n'est pas la bataille, ce sont les chefs
qui différaient. Désormais la lumière est faite sur un
événement qui fut une erreur; les énormes dossiers
recueillis dans toutes les archives d'Europe, par le
P. Gaillard, jésuite toulousain, ont servi à L. Pastor
pour une étude décisive, bien qu'assez brève. Avec
les pièces que le P. de Ravignan avait sous la main,
déjà il était manifeste que la suppression ordonnée
d'abord au Portugal, en Espagne, en France et à
Parme par les souverains, et finalement accomplie
par le pape, n'est point une œuvre de justice. Les
États s'en trouvèrent mal, et aussi l'Église.
Le livre de l'écrivain jésuite rendait le même son
pur et fort que les sermons de l'orateur. Xavier de
Ravignan fut « un homme qui faisait honneur à
l'homme ». La noblesse naturelle de son âme et la
virile énergie de son caractère se haussèrent encore à
l'école de saint Ignace. De là son indépendance, son
calme et sa liberté d'action, parmi les circonstances
et les hommes contraires; sa vigueur dans le gouver-
nement de lui-même; son zèle ardent et son incroyable
autorité. On sait comment Mgr Dupanloup parla aux
funérailles : Defunclus adhuc loquiliir. Et Lacordairc
écrivit (Correspondant, mars 1858, p. 515) : « Un res-
pect dont tout le monde était complice répandait au-
tour de sa personne l'inviolabilité prédestinée à ce qui
demeure au-dessus du temps. » Cet hommage honore
celui qui l'a signé autant que celui auquel il s'adresse.
I. Œuvres du P. de Ravignan. — Le catalogue en est
dressé par le P. Sommervogel dans sa Dibl. de la Comp. de
Jésus, t. vi, col. 1503-1507. On en reproduit ici les articles
principaux. (Sauf indications contraires le lieu de publica-
tion est Paris.)
Oraison funèbre de Mgr Louis-Hyacinthe de Quélen, 1840;
De l'existence et de l'institut des jésuites, 1844 (neuf réédi-
tions); Conférences prêchées il Saint-Élienne de Toulouse,
Toulouse, 1814; Entretiens du R. P. de Ravignan recueillis
par les Enfants de Marie au Sacré-Cœur, 1859; Suite des
entretiens..., 1803; Dernière retraite du R. P. de Ravignan
donnée aux religieuses carmélites de la rue de Messine, 1859;
Conférences du R. P. de Ravignan, 1860, 4 vol.; La vie chré-
tienne d'une dame dans le monde, 1861; De la liberté de
l'Église, dans L'Ami de la religion, t. cxxxix, p. 201-204,
341-346, 685-700; t. c.xi., p. 45-49, 485-488, 506-510; Des
études ecclésiastiques, ibid., t. cxliii, p. 515-519; t. cxlvi,
p. 601-603; t. cxi. vu, p. 13-17; Souvenirs d'une retraite par
Mgr de Ségur, 1886.
II. Sur lf. P. de Ravignan. — Copieux résumés des
conférences dans L'A mi de la religion, L' Univers, les Annales
de philosophie chrétienne; Maladie et morl du P. de Ravignan
[par le P. de Ponlevoy ], 1858; Alexandre de Saint-Albin,
Notice historique sur le R. P. de Ravignan (suivi de l'ornison
funèbre prononcée à Saint-Sulpice par Mgr Dupanloup),
1858; Marquis de Dampierre, Le R. P. de Ravignan, 1858;
Lacordaire, Le R. P. de Ravigmm, dans le Correspondant,
mars 1858, p. 509-515; A. de Ponlevoy, S. .T., Vie du R. P. de I
Ravignan, 1860; Poujoulat, Le P. de Ravigmin, sa vie et
ses œuvres; A. des Glaveux, M. de Ravignan magistrat, dans
le Correspondant, 15 juin 1878; Abbé J. Hibert, Lettres du
R. P. de Ravignan à M. l'abbé LJupanlonp, Tours, 1899;
I.. Ledos, Le P. de Ravignan, 1908; Pierre Fienissollc, Les
conférences de Notre-Dame, 1935, t. i, p. 191-289.
P. DUDON.
RAYMOND ALBERTI Jacques, frère mi-
neur de l'observance de Catalogne, qui en 1751 exerça
la charge de lecteur au couvent Saint-Ronaven-
ture de Majorque. Il composa selon la doctrine de
Duns Scot : Tractatus micrologicus seu logicte erudi-
tionis summulisiieum prœlium ad universam Aristotelis
logicam facilius capiendam, rédigé en 1751; Tractatus
dialecticus; Brevissima in octo libros Aristotelis expla-
nalio; Tractatus in Aristotelis melaphysicam. Tous ces
ouvrages sont conservés dans le ms. 4138 (400 fol.)
de la bibl. Ayamans de Palma de Majorque.
Samuel d'Algaida, Documents para la historia de la fdo-
snfui catalana, dans Criterion, t. ix, 1933, p. 65.
A. Teetaert.
RAYMOND GODEFROID, frère mineur
français, appelé aussi Gaufredi, Gaufridi, Galfridi,
Galfredi, etc. Né à Aix (Provence) vers 1250, d'après
R. Hauréau, Hisl. lilt. de la France, t. xxvn, p. 113,
il appartenait à une famille noble et même princière,
puisque, selon le Lanercosl Chronicle (éd. J. Stevenson,
Édinbourg, 1839, p. 141), il était un proche parent de
la reine-mère d'Angleterre, Éléonore de Provence
(t 24 juin 1291). Entré chez les mineurs, il habita le
couvent de Marseille et en 1286 travailla à libérer
Charles II d'Anjou, alors prisonnier du roi d'Aragon,
auquel il était lié d'amitié. Appartenant au parti
sévère de la « Communauté », il s'opposait aux excès
aussi bien des » Spirituels » que de la « Communauté ».
Ainsi, vers 1286, Pierre Jean Olieu répondit au Mémoire,
répandu en Provence par ses censeurs, qui avaient
condamné 34 propositions extraites de ses œuvres,
par une lettre datée de Montpellier et adressée à
Raymond Godefroid et à ses autres disciples, qui
l'avaient pressé de se justifier. Cette lettre a été éditée
par le P. Gratien, dans Éludes franc, t. xxix, 1913,
p. 414-422. Probablement simple custode en 1289, il
fut néanmoins choisi au chapitre général de Rieti, en
cette même année, pour succéder comme général de
l'ordre à Matthieu d'Aquasparta, élevé au cardinalat
le 16 mai 1288. Ce choix, bien que contraire aux désirs
du pape Nicolas IV, fut agréable au roi de France,
Philippe le Rel, et aux « Spirituels », dont Raymond
s'était toujours montré l'ami et le partisan. Raymond
Godefroid entreprit, aussitôt après son élection, la
visite des provinces. Arrivé dans la Marche d'Ancône,
un de ses premiers actes fut de délivrer les frères
emprisonnés pour avoir manifesté trop de zèle à
l'égard de la pauvreté. Le roi d'Arménie, Hayton II,
lui ayant demandé que des frères vinssent s'établir
dans son royaume, Raymond lui envoya quatre de ces
« Spirituels », Thomas de Tolentino, Marc de Monte-
lupone, Pierre de Macerata et Pierre de Fossombrone
(Ange de Clareno), qui échappaient de la sorte à la
situation difficile qui leur était faite dans leur pro-
vince après le départ du général. Cet acte avait rempli
d'espoir tous les groupes des zelanti. Plusieurs histo-
riens affirment que Raymond a libéré aussi de prison
Roger Racon. Ils appuient leur assertion sur une note,
rédigée par un ancien copiste et ajoutée à la fin du
Verbum abbreviatum de leone viridi, attribué à Ray-
mond Godefroid. On y lit : Explicit Verbum abbre-
viatum majoris operis fr. Raymundi Gaufredi, ministri
ordinis fralrum minorum. Quod quidem verbum habùit
a fr. Bogero Bacone, anglico, qui fuit de ordine fratrum
minorum. El ipse Bogerus propler istud opus, ex
prœcepto dicli Baymundi, a fratribus ejusdem ordinis
1803
RAYMOND GODEFROID
1804
erat captas et imprisonalus ; sed Raymundus exsolvit
Rogerum a carccre quia docuil eum islud opus. Voir
B. Hauréau, op. cil., p. 120; A. G. Little, The grey
friars in Oxford, p. 194.
Raymond Godefroid ne se contenta pas de visiter
les provinces italiennes, mais se rendit aussi au-delà
des Alpes. Ainsi d'une lettre de l'archevêque Jean
Pecham (voir Regislrum epislolarum J. Peckham,
éd. C.-T. Martin, t. m, Londres, 1885, p. 982), il résulte
que Raymond Godefroid était en Angleterre avant le
12 août 1291. Il y présida le chapitre provincial le
15 août suivant et assista, les 8-9 septembre, aux funé-
railles de sa proche parente, Éléonore de Provence,
reine-mère d'Angleterre. Après quoi, il visita la pro-
vince d'Irlande et à la fin d'octobre il fut de nouveau
en Angleterre. Il prêcha en effet à l'université d'Ox-
ford le 28 octobre et le 1er novembre. Ces deux sermons
sont conservés dans le ms. Q. 46, fol. 294 r°-298 v°,
de la bibliothèque de la cathédrale de Worcester et
ont été édités par A. G. Little, dans Colleclanea fran-
ciscana, t. iv, 1934, p. 165-174. Un troisième sermon
qui, d'après P. Glorieux (Répertoire, t. n, p. 136),
aurait été prononcé par Raymond à Gainsborough, le
2 novembre 1291, est de fait un sermon donné par
Guillaume de Gainsborough. Voir A. -G. Little et Fr.
Pelster, Oxford Theology and Theologians, p. 157.
Puis Raymond Godefroid visita en 1294 la province
d'Aragon et y présida le chapitre à Barcelone. A cette
occasion il rencontra saint Louis d'Anjou, alors pri-
sonnier à Barcelone, et s'entretint longuement avec
lui au sujet de la vocation religieuse du prince. En 1289
il présida le chapitre général des religieuses de Fonte-
vrault, dans lequel il prit la parole pour ramener les
esprits révoltés à l'obéissance. En 1297, Raymond
assista saint Louis d'Anjou, évêque de Toulouse,
pendant sa dernière maladie. Celui-ci le désigna
comme l'exécuteur de ses dernières volontés.
Malgré ses efforts, Raymond Godefroid ne parvint à
contenter aucune des deux factions qui divisaient
l'ordre et s'accusaient réciproquement de menées
schismatiques. Aussi entendit-il bientôt murmurer
contre lui non seulement les partisans de la « Commu-
nauté », parce qu'il avait mis en liberté de turbulents
rigoristes, mais aussi les zelanti, parce qu'il n'avait
pas encore exterminé tous les abus. Les premiers et
les plus graves embarras lui vinrent des « Spirituels »,
qui, croyant pouvoir compter sur l'appui du général,
ne cessèrent de s'agiter et d'accuser les supérieurs de
la « Communauté » de graves manquements à la régu-
lière observance, ce qui conduisit en divers lieux à
des complots et à des mutineries. Cette recrudescence
des idées réformistes alarma la « Communauté », qui
porta plainte devant le pape. Par ordre de Nicolas IV,
Raymond dut procéder contre les « Spirituels » de
Provence; il confia l'enquête à Bertrand de Sigottier,
inquisiteur franciscain du Comtat Venaissin. L'enquête
terminée, Raymond Godefroid, à la demande du roi
Philippe le Bel, convoqua le chapitre général à Paris,
le 25 mai 1292. Pierre- Jean Olieu y comparut et y
défendit avec succès la théorie de l'usage pauvre.
Mais, comme il résultait de l'enquête de Bertrand de
Sigottier que quelques disciples d'Olieu semblaient
vouloir établir un schisme en Provence et soutenaient
des doctrines erronées, Raymond, malgré sa sympathie
pour eux, se vit obligé de les châtier. Au même cha-
pitre assistèrent Thomas de Tolentino et deux com-
pagnons, que Hayton II avait députés en Europe
pour demander du secours au pape et aux rois de
France et d'Angleterre. Les délégués présentèrent a
Raymond des lettres du roi d'Arménie, qui furent lues
au chapitre et dans lesquelles Hayton remercia t le
général du bien accompli dans son pays par les mis-
sionnaires franciscains, qu'il lui avait envoyés. Mais
ni ces louanges à l'adresse des zelanti, ni l'appui du
général ne réussirent à désarmer l'hostilité de la
« Communauté » contre les « Spirituels ». Philippe le
Bel, ayant pu apprécier dans ce chapitre général la
prudence et la droiture de Raymond Godefroid et
voulant lui donner une marque de son estime, obtint
pour lui de l'université le titre de maître en théologie.
Les missionnaires du parti des zelanti que Raymond
avait envoyés en Arménie après les avoir délivrés de
prison, ne purent y prolonger leur séjour. Sujets à
toutes sortes de vexations de la part des frères de la
province de Romanie, ils revinrent en Italie en 1293.
Le vicaire provincial de la Marche, leur province
d'origine, refusa de les recevoir avant qu'ils ne se
fussent présentés au général. Celui-ci les reçut avec
bienveillance et conseilla à Pierre de Macerata et à
Pierre de Fossombrone de demander une audience au
pape. Célestin V, qui avait fondé un nouvel ordre
d'ermites (les célestins), les accueillit avec bonté, les
délia de toute obéissance à l'égard de l'ordre francis-
cain et ordonna à un abbé des célestins de mettre à
leur disposition des ermitages, dans lesquels ils pour-
raient observer à la lettre la règle et le testament de
saint François. Pour ne pas susciter les susceptibilités
des mineurs, il les appela du nom de « Pauvres
ermites ». A cette époque Pierre de Macerata prit le
nom de Libérât et Pierre de Fossombrone celui
d'Ange de Clareno. Pierre de Macerata leur fut donné
comme supérieur en 1294; c'était la première fois
qu'un rameau se détachait du grand arbre franciscain.
L'existence en fut toutefois de courte durée. Après
l'abdication de Célestin V, le 13 décembre 1294,
Boniface VIII, élu le 24 décembre de la même année,
annula, dès le 27 décembre, tous les privilèges concédés
par Célestin V, et, le 8 avril 1295, il replaçait les
« Pauvres ermites » sous la juridiction du général des
mineurs. La bulle Ad augmentum du 12 novembre
suivant ne fit que compléter les mesures destinées à
refaire l'unité. Entre temps Boniface VIII s'était
brouillé avec Philippe le Bel et la puissante famille
romaine des Colonna, tandis que Raymond Godefroid
avait gagné l'amitié du roi de France. Boniface VIII
prit ombrage de la faveur que Philippe le Bel accordait
à Raymond qui, se montrant sympathique aux
« Spirituels », alliés des Colonna, lui devint vite sus-
pect. Voulant lui enlever la direction de l'ordre, le
pape lui offrit l'évêché de Padoue. Le général refusa,
objectant qu'il ne se sentait pas capable d'administrer
un diocèse. « En ce cas, répliqua Boniface VIII, vous
êtes encore moins apte à administrer l'ordre des frères
mineurs » et il le déposa aussitôt (29 octobre 1295).
Jean Minio de Murrovalle de la Marche d'Ancône lui
succéda comme général.
Raymond Godefroid devint dans la suite partisan
des « Spirituels », mais toujours modéré et raisonnable.
Le cardinal Ehrle a publié le Mémoire qu'il composa
en leur faveur lors des controverses qui suivirent le
concile de Vienne. Dans Archiv fur Lilteratur- und
Klrchengeschichle des M. A., t. m, 1887, p. 142-144.
Raymond Godefroid n'a cependant pas eu le bonheur
d'assister au premier triomphe de la cause des « Spiri-
tuels » qu'il défendit. Il mourut en effet entre le
14 avril 1310, date de la bulle Dudum ad aposlolalus,
où il est désigné comme vivant encore, et le 23 août
de la même année, date d'une lettre, dans laquelle
Clément V annonce à Philippe le Bel la mort de Ray-
mond, qui devait témoigner dans le procès de Boni-
face VIII. Raymond tomba malade dans un château
appartenant à sa famille et mourut dans l'espace
de cinq jours. La rapidité de ce trépas frappa les es-
prits. Tandis que les uns y virent un châtiment divin,
d'autres, les « Spirituels », crurent à un empoison-
nement et cette rumeur circula à la cour d'Avignon.
180i
RAYMOND GODEFROID
RAYMOND DE PENYAFORT 1806
Outre les ouvrages déjà mentionnés, à savoir le
Mémoire sur les Quatre Questions et les deux Sermons,
B. Hauréau et A.-G. Little attribuent encore à Ray-
mond Godefroid quelques ouvrages d'alchimie. Ainsi
ces deux auteurs lui assignent un traité intitulé
Verbum abbreviatum de leone viridi, qui constituerait
un abrégé d'un ouvrage analogue de Roger Bacon.
Il a été édité sous le nom de Roger Bacon (auquel
d'ailleurs P. Glorieux l'attribue toujours dans son
Répertoire, t. n, p. 62) en 1485, sans indication de lieu,
avec le titre : Opéra chijmica Rogeri Bacconis. Le même
volume fut réimprimé en 1603, à Francfort, sous le
titre : Sanioris medicinœ magislri Rogeri Bacconis,
Angli, de arte chymiœ scripta et enfin, ibid., 1G20,
avec le titre : Sanioris medicinœ... thésaurus chemicus.
Les auteurs déduisent d'un passage de la préface que
Raymond Godefroid doit être considéré comme l'au-
teur de ce traité. Il y est dit : Islud verbum, a multis
non immerito desideratum, ab egregio doclore nostro
Rogero Bacone est primo declaratum. Deinde ego
fr. Raymundus Gaufridus, ordinis fralrum minorum
minisler generalis, ipsum verbum, brevius quam potui,
breviter explanare filiis philosophise curavi. Voir
B. Hauréau, toc. cit., p. 119, et V. Doucet, dans Arch.
franc, hist., t. xxvir, 1934, p. 556, où le texte diffère
un peu de celui de B. Hauréau. C'est à tort que
J.-H. Sbaralea considère le Verbum abbreviatum et le
De hone viridi comme deux ouvrages distincts et il se
trompe quand il propose de corriger De leone viridi
en De colore viridi. Raymond ne se serait pas seule-
ment contenté, selon B. Hauréau, d'abréger le traité
de Roger Bacon, mais il aurait aussi exposé des
théories personnelles sur certains problèmes chimiques
dans des ouvrages, qui ne sont peut-être pas tous
parvenus jusqu'à nous. Roger Bacon, en effet, a com-
posé un ouvrage entier, intitulé Ad Raymundum qui
scripsit de viridi leone brève breviarium de dono Dei,
pour réfuter une opinion de Raymond, qui, se fondant
sur un passage d'Aristote, au 1. IV des Météores, avait
nié la possibilité de la transmutation des métaux.
Bacon au contraire y démontre la possibilité de cette
opération. Or, comme cette citation du 1. IV des
Météores ne se rencontre pas dans le De leone viriai,
elle doit se trouver dans un autre ouvrage de Ray-
mond, peut-être dans le Tractatus solis et lunse, qui,
dans un manuscrit de la bibliothèque de Genève, est
attribué à Raymond Godefroid. Voir Senebier, Cata-
logue des manuscrits de Genève, p. 215. Il est cependant
à noter que V. Doucet refuse, et non sans raison,
d'accepter, sans plus, l'authenticité de ces ouvrages
d'alchimie, alléguant à propos que les alchimistes de
cette époque avaient la coutume de cacher sous de
grands noms leurs expériences suspectes. Et il conclut
que, « pour la même raison, il est fort probable qu'un
grand nombre d'ouvrages ont été attribués à Roger
Bacon, qui ne sont pas de lui ». Voir Arch. franc,
hist., t. xxvii, 1934, p. 26.
B. Hauréau attribue encore à Raymond un poème
astrologique, commençant par les mots : O qui stelli-
geri cursus moderaris Olympi et conservé dans un
recueil du Corpus Christi Collège à Oxford, sous le
titre : Liber cursuum planelarum capilisque draconis.
Il y est attribué à Raymond de Marseille, qui d'après
Hauréau doit être identifié avec Raymond Godefroid.
Enfin J.-H. Sbaralea affirme avoir vu dans quelques
couvents de l'Italie une Constitution de l'année 1290
pour les mineurs de la province de Milan, ainsi qu'une
autre pièce administrative, intitulée Memorabilia, qui
contient les instructions données par Raymond aux
provinciaux de l'ordre, dans le chapitre général de
Paris en 1292.
L. Wadding, Annales minorum, t. v, Quaracchi, 1931,
an. 1278, n. xxix, p. 58; an. 1289, n. xxn, p. 234; an. 1290,
n. x et xi, p. 263-264; an. 1295, n. xn et xiv, p. 379-381;
t. vi, an. 1310, n. m, p. 188 sq.; an. 1318, n. xm et xvi,
p. 356-358; .1. H. Sbaralea, Supplementum ad scriptores ord.
minorum, Rome, 1806, p. 626-627; Salimbene, Chronica ord.
minorum, éd. O. Holder-Egger, dans Monum. Germ. hist.,
Script., t. xxxii, Hanovre, 1905-1913, p. 669, 670, 671, 676;
Chronicon de Lanercost, éd. J. Stevenson, Edimbourg, 1839,
p. 141 et 143; Fr. Ehrle, Zur Vorgeschichle des Concils von
Vienne, dans Archiv f. I.itl. u. Kirchengesch. des M. A., t. ni,
1887, p. 138-160; Achard, Dict. de la Provence, t. m, p. 344;
le même. Hommes ill.de la Provence, 1. 1, Paris, 1786, p. 344;
Barthélémy de Pise, Ile conformitate vitse b. Francisci ad
vitam Domini Jesu, 1. I, fruct. ix, 2e part., fruct. xi, 2e part.,
dans Analecla franc, t. iv, Quaracchi, 1906, p. 440, 541 ;
H. Hurter, S'omenclator, 3e éd., t. n, col. 594; B. Hauréau,
Raymond Gaufridi, général des fr. mineurs, dans Hist. lilt.
de la France, t. xxvii, Paris, 1877, p. 112-122; A. G. Little,
The grey friars in Oxford, Oxford, 1892, p. 194-195, 208; le
même, Letter of Bonagratia, min. gen. to Edward I, King of
England, A. D. 1282. With some noies on visitations of pro-
vinces bu minislers gênerai in the 13lh cent., dans Arch,
franc, hist., t. xxvi, 1933, p. 238-240; le même, Two sermons
of Fr. Raymond Gaujrcdi, min. gen. preachcd al Oxford
in 1291, dans Collectanea franc, t. iv, 1934, p. 161-174;
le même et Fr. Pelster, Oxford theology and theologians
c. A. D. 1282-1302, Oxford, 1934, p. 174, 176, 178, 189-190;
Gratien de Paris, LTiic lettre inédite de Pierre Jean Olivi,
dans Études franc, t. XXIX, 1913, p. 414-1-22; le même, Hist.
de la fond, et de l'èvol. des fr. min. au XIII" siècle, Paris, 1928,
p. 365, 382, 401, 416, 419, 426, 427, 438, 412, 444, 451, 554,
579, 629; L. Amorôs, Séries condemnationum et processuum
contra doctrinam et sequaces Pétri Joannis Olivi, dans Arch.
franc, hist., t. xxiv, 1931, p. 504-505; Raymond Gaufredi,
min. gén., dans France franc, t. v, 1922, p. 443-444; P. Glo-
rieux, Répert. des maîtres enthéol. de Paris au XIIIe siècle, t. Il,
Paris, 1934, p. 136 et 02; V. Doucet, Maîtres franciscains
de Paris. Supplément au Répert. des maîtres... de M. le
chan. P. Glorieux, dans Arch, franc hist., t. xxvii, 1934,
p. 26; M. R. Toynbee, Saint Louis of Toulouse, Manchester,
1929, j). 72, 76, 78, 132, 178, 236-237; D. L. Doule,
The nature and the effect of the hercsy of the Fralicelli, Man-
chester, 1932, p. 10-13, 54, 90; K. Balthasar, Geschichte des
Armulsstreiies im Franziskanerorden bis zum Konzil von
Vienne, Miinster-en-W., 1911, p. 90, 95, 174-177, 179-184,
186-1S.S, 20S sq., 213-214, 216, 221, 21-7,263, 265-274, 267 sq.
A. Teetaert.
RAYMOND DE PENYAFORT (Saint),
ou Penafort, Pennafort, dominicain catalan du
xme siècle, qui, tant par la compilation des décrétâtes
de Grégoire IX, que par la composition de sa célèbre
Summa casuum, a exercé sur le droit canonique et la
morale une influence durable, et pour ainsi dire
unique (t 1275).
I. Vie. — Originaire de Villafranca de Penades,
près de Barcelone, où la noble famille de Penyafort,
apparentée très étroitement avec les comtes de Barce-
lone et peut-être même avec les rois d'Aragon, avait
son château fort, Raymond doit y être né vers 1175-
1180. De son enfance et de sa jeunesse nous ne possé-
dons que des détails rares et laconiques, que nous ont
transmis les anciennes chroniques et vies, éditées
dans Raymundiana seu documenta quœ pertinent ad
S. Raymundi de Pennaforli vitam et scripta, recueillis
et publiés par Fr. Balme et C. Paban, O. P., dans
Monum. ord. fr. prœdicat. hislorica, t. iv, fasc. 1,
Rome, 1898. Il fréquenta l'école de la cathédrale de
Barcelone, où il fit le trivium et le quadrivium. Ayant
terminé ses études, il y devint lui-même professeur, à
la demande de l'évêque et du maître en chef et y
enseigna gratuitement la rhétorique et la logique. En
1210, au grand déplaisir des étudiants, il renonça à
sa chaire de l'école de la cathédrale pour se faire de
nouveau étudiant et s'adonner à l'étude du droit à
l'université de Bologne. Quand il s'y rendit à pied
avec Pierre Ruber ou le Rouge par Arles et Turin, il'
suspendit son voyage pendant quelques jours à Brian-
çon, pour constater de ses propres yeux un miracle
opéré par Notre-Dame de Delbeza, qui venait de
1807
RAYMOND DE PENYAFORT
1808
restituer les yeux et les mains à un jeune homme, dont
les brigands avaient crevé les yeux et coupé les mains.
La relation authentique de ce fait, écrite par Raymond
lui-même, est éditée dans Raymundiana, fasc. 2,
Rome, 1901, p. 3-5. Raymond s'adonna à Bologne
avec assiduité à l'étude du droit et il y connut et
fréquenta les professeurs et étudiants, qui dans la
suite se sont acquis du renom, tels Accurse, Tancrède,
Pierre de la Vigne, Roffredo le Gibelin, Sinnibaldo
Fieschi (plus tard Innocent IV), Claro, Roland de
Crémone, Moneta, Paul de Hongrie, Conrad d'Alle-
magne, (ces deux derniers, auteurs eux aussi d'une
Summu de pœnitcnlia), Gilbert de Frachinet, Jacques
Buoncambio, Martin de Fano, etc. ; ces sept derniers
sont entrés dans la suite également dans l'ordre des
dominicains. Après six ans d'études, Raymond fut
promu docteur en droit en 1216 et obtint la licenlia
ubique docendi. Il resta à Bologne pour y enseigner à
son tour le droit. Ses cours étaient fréquentés surtout
par les nobles et les lettrés. Comme il n'exigeait aucune
rémunération de la part des étudiants qui suivaient
ses 1 çons, la ville de Bologne lui accorda un subside
annuel.
En 1218 Bérenger IV de Palou, évêque de Barce-
lone, était venu à Bologne, dans l'espoir d'y rencontrer
saint Dominique, afin de lui demander quelques
frères pour une fondation à Barcelone. A peine entré
dans la ville, il entendit parler dans les termes les plus
élogieux de Raymond de Pe:iyafort. Il conçut aussitôt
l'idée de le gagner pour lui et d'en faire un professeur
du séminaire qu'il avait l'intention de fonder à Barce-
lone, conformément aux décrets du IVe concile du
Latran, pour l'éducation du clergé. Ce n'est toutefois
qu'après longue et mûre réflexion que Raymond
accepta l'offre de l'évèque de Barcelone. A la fin du
mois d'octobre 1219 ils partirent tous les deux pour
Viterbe, afin d'y rencontrer saint Dominique, qui
résidait à la cour pontificale d'Honorius III. Ayant
obtenu quelques frères, ils se mirent en marche pour
Barcelone, où ils durent arriver au début de 1220.
Raymond fut bientôt nommé chanoine de la cathé-
drale et, peu de temps après, prévôt du chapitre de
Barcelone. Il abandonna le clergé séculier le vendredi
saint 1222 pour s'enrôler dans l'ordre des dominicains.
Au début de sa vie religieuse, Raymond eut une large
part dans la fondation de l'ordre de la Merci. Après
un fervent sermon dans la cathédrale de Barcelone, il
revêtit lui-même saint Pierre Nolasque et ses compa-
gnons, en présence du roi Jacques Ier et de l'évèque
Bérenger de Palou, de l'habit blanc et du scapulaire.
Parmi les différentes dates alléguées par les historiens,
il semble qu'il faudrait placer le fait de la prise d'habit
de saint Pierre Nolasque et conséquemment de la
fondation de l'ordre de la Merci de préférence au
10 août 1223 ou 1222. Voir E. Vacas Galinda, O. P.,
San Raimundo de Peitaforl, fundalor de la orden de la
Merced, Rome, 1919, p. 460 sq. Saint Raymond rédi-
gea pour ce nouvel ordre, dévoué à la rédemption des
captifs, un corps de prescriptions et de règles, inspirées
de celles de son ordre à lui. Les clercs récitaient le
bréviaire dominicain et, en dehors de la règle com-
mune, ils avaient accepté certains extraits des consti-
tutions des frères prêcheurs, principalement par
rapport à la vie ecclésiastique. C'est encore saint
Raymond qui obtint de Grégoire IX, en février 1235,
l'approbation définitive de l'ordre des mercédaires,
de sorte qu'il doit être considéré de fait et de droit
comme le co fondateur de cet ordre.
Saint Raymond remplit les plus graves et les plus
importantes fonctions et missions, d'abord auprès du
cardinal Jean Helgrin d'Abbeville, légat du Saint-
Siège en Espagne, puis à la cour pontificale. En 1229,
Jean d'Abbeville fut envoyé en Espagne dans un
triple but : prêcher la croisade contre les Maures
déclarer nul le mariage contracté entre Jacques d'Ara-
gon et Éléonore de Castille, faire la visite canonique
des églises et mettre en vigueur, là où besoin était, les
décrets du concile du Latran. Il s'attacha comme
coopérateur saint Raymond, qui parcourait les villages
pour préparer le peuple à recevoir le légat. Bien que
nous ne possédions que deux documents officiels attes-
tant que saint Raymond a participé aux actes de la
légation du cardinal Jean d'Abbeville en Espagne,
nous savons cependant par l'Ancienne vie du saint
qu'il a coopéré très activement à tous les actes impor-
tants de cette légation. Sur cette légation on peut
consulter Potthast, Regesta ]>onlificum romanorum,
n. 8335, 8336 (6 février 1229) : Auvray, Registres de Gré-
goire IX, n. 267; cf. Guiraud, Registres de Chment V,
p, 2.S; E. Berger, Registres d'Innocent IV, p. 212.
Après l'accomplissement de sa mission, Jean d'Abbe-
ville retourna en septembre 1229 à la cour pontificale
et le 25 novembre il était déjà à Pérouse, auprès du
pape, pour lui rendre compte de sa mission en Espagne
et du concours précieux que saint Raymond lui avait
prêté. Aussi le pape chargea-t-il, le 28 novembre,
Raymond et le prieur de Barcelone de prêcher dans
les provinces d'Arles et de Narbonne en faveur de
l'expédition de Majorque, entreprise contre les Maures
par le roi Jacques d'Aragon. Lettre du 28 novembre
1229, dans Raymundiana, fasc. 2, p. 12-13.
Peu après, en 1230, Grégoire IX appela saint
Raymond à la cour pontificale et le choisit comme
confesseur. Il le fit ensuite son chapelain et péniten-
cier; en cette qualité Raymond rédigea un grand
nombre de documents, dont un certain nombre ont
été publiés dans Raymundiana, fasc. 2. Pendant son
séjour à la cour pontificale, il prit une part active à
l'introduction de l'Inquisition en Aragon et, le
30 avril 1235, il donna, sur l'ordre de Grégoire IX, une
consultation touchant la procédure à suivre à l'égard
des hérétiques de la province ecclésiastique de Tarra-
gone. Raymundiana, fasc. 2, p. 41-45. Pressé par le
pape d'accepter l'archevêché de Tarragone, devenu
vacant par la mort d'Esparrago, Raymond refusa
énergiquement et fit nommer Guillaume de Montgri
à sa place, à la fin de 1234. Grégoire IX adressa à
ce dernier une réponse touchant 1 es peines à infliger
aux hérétiques qui ont abjuré leurs erreurs. Raymun-
diana, fasc. 2, p. 39-41. Grégoire IX chargea saint
Raymond de faire une nouvelle collection de toutes
les décrétales et décisions pontificales, destinée à
remplacer les multiples collections déjà existantes.
Le nouveau compilateur mena son œuvre avec une
grande activité et acheva, dans le bref espace de
quatre ans, la nouvelle collection qui, par la bulle Rex
pari ficus du 5 septembre 1234, envoyée de Spolète aux
universités de Paris et de Bologne, fut revêtue du
caractère de collection officielle. Exténué de fatigue
et brisé par la maladie, saint Raymond, sur le conseil
des médecins, quitta Rome en avril 1236 pour regagner
son pays natal, où il arriva en juin ou juillet de la
même année. Le 15 octobre il prit part aux Cortès de
Monçon, convoquées pour préparer l'expédition de
Valence et présidées par le roi Jacques d'Aragon.
Procès-verbal clans Raymundiana, fasc. 2, p. 54-59. Le
5 février 1237, Grégoire IX chargea Raymond d'ab-
soudre le roi Jacques d'Aragon de l'excommunication
qu'il avait encourue pour l'attentat, auquel il s'était
livré, par ses agents, contre l'évèque élu de Saragosse
passant par Ilucsca, pour aller se faire sacrer à Tarra-
gone. Raymundiana, fasc. 2, p. 59-60. De nombreux
documents publiés dans Raymundiana, fasc. 2, p. 54-
72, il résulte que Raymond exerça encore les fonctions
de pénitencier pontifical jusqu'en 1237 et peut-être
jusqu'au début de 1238,
1809
RAYMOND DE PENYAFORT
1810
Au chapitre général, réuni à la Pentecôte de 1238
à Bologne pour élire un nouveau général à la place d.'
Jourdain de Saxe, mort dans un naufrage le 13 fé-
vrier 1237, près de Saint- Jean d'Acre, saint Raymond,
bien qu'il n'assistât pas au chapitre et vécût retiré
dans sa cellule à Barcelone, fut désigné à l'unanimité
pour prendre la succession de Jourdain de Saxe comme
maître général de l'ordre. Une délégation de plusieurs
provinciaux, parmi lesquels Hugues de Saint-Cher,
provincial de France, fut envoyée à Barcelone par le
chapitre pour décider le saint à accepter son élection.
Après une longue résistance, il s'inclina devant l'insis-
tance de la commission. Jaloux de la régulière obser-
vance, il s'adonna sans tarder à une nouvelle rédac-
tion des constitutions approuvées dans le premier
chapitre général tenu en 1228 sous Jourdain de Saxe.
La nouvelle rédaction de saint Raymond fut introduite
et approuvée au chapitre général de Paris en 1239,
sous forme d'inchoation, approuvée au chapitre de
1240 et confirmée enfin dans celui de 1241. Cette rédac-
tion est restée jusqu'à nos jours le fondement des
constitutions et de toute la partie législative de l'ordre
des dominicains, jusqu'en 1924, date de la revision
complète et de la dernière codification. Raymond
prononça au même chapitre de Paris de 1239 un ser-
mon, dont le canevas, conservé à la bibl. Ambrosienne
de Milan, ms. A. 11, fol. 28, a été édité dans Raymun-
diana, fasc. 2, p. 80. En 1240 il se démit du généralat
et retourna dans son couvent de Barcelone.
Dans sa retraite, saint Raymond ne resta pas oisif,
mais, prédicateur zélé et homme de grande doctrine,
il favorisa et propagea l'apostolat catholique auprès
des Juifs et des infidèles d'Espagne et d'Afrique et
travailla efficacement et avec succès à la répression
de l'hérésie en Catalogne et on Espagne. Il prêcha avec
le plus grand succès les croisades et engagea Jacques Ier
à introduire l'Inquisition en Espagne. Le roi d'Aragon
d'ailleurs l'honorait de sa confiance et de son amitié
et recourait bien souvent à son ministère et à ses
conseils. Un des grands mérites de Raymond est
d'avoir érigé des écoles de langues orientales, afin de
procurer une éducation plus appropriée aux futurs
missionnaires. Ainsi il fonda et ouvrit en 1250, à Tunis,
une école d'arabe et parmi les premiers élèves on cite
Raymond Martin, le fameux controversiste avec les
juifs. De la sorte il devint possible aux frères d'exercer
un ministère efficace auprès des Maures d'Espagne et
des populations arabes d'Afrique et d'Asie. Malgré
l'opposition de quelques frères, l'entreprise de Ray-
mond obtint l'approbation officielle du général de
l'ordre. Sur l'initiative du saint, une école d'hébreu
fut ouverte à Murcie, pour faciliter le ministère auprès
des Juifs d'Espagne, et, en 1281, une autre fut fondée
à Barcelone. C'est à la prière et sur les instances de
Raymond que saint Thomas d'Aquin composa sa
Summa contra Gentiles, qui fut étudiée avec un grand
succès dans ces écoles de missionnaires, fondées par
le saint.
Après avoir mené une vie toute d'abnégation et de
renoncement, de sacrifice et de prière, après avoir
brillé par les vertus les plus admirables et les plus
héroïques, le docteur catalan mourut, en odeur de
sainteté, le 6 janvier 1275, dans sa ville même de
Barcelone. Quatre années après sa mort édifiante,
l'archevêque de Tarragone déposa une supplique pour
sa canonisation et, en décembre 1297, le concile de
Tarragone lit des démarches pour introduire sa cause
de béatification. Celle-ci cependant fut retardée du-
rant trois siècles et ne fut proclamée qu'en 1601 par
le pape Clément VIII.
II. Œuvres. — Malgré les multiples occupations
auxquelles saint Raymond était obligé de s'adonner
comme professeur, pénitencier et maître général de
son ordre, malgré le peu de santé dont il jouissait et
son œuvre d'apostolat, le grand docteur trouva
encore les loisirs nécessaires pour écrire des ouvrages
de grand mérite.
1° Summa juris. — - Lors de son professorat à
Bologne (1210-1219) Raymond doit avoir écrit une
Summa juris, inconnue jusqu'à ces derniers temps et
demeurée inaperçue de la plupart de ses biographes,
principalement anciens. H. Denifle, Die Entslehung
der Universilâten des M. A. bis 1400, t. i, Berlin, 1885,
p. 15, n. 70, et Fr. von Schulte, Geschichle der Quellen
und Literatur des canonischen Rechls, t. il, Stuttgart,
1877, p. 410-411, n. 6, ont tiré cette somme de l'oubli.
Elle est conservée dans le ms. Borgii. 261 de la bibl.
Vaticane et commence par les mots : Frcquens ins-
lancia et ignita karilas sociorum, nexibus aiireis indisso-
lubiliter vinculala, meum diu pulsaverunl animum ut
quasi pignus amoris aliquod mei laboris memoriale
relinquercm eis et posteris profuturum. Raymond com-
posa cette somme à la prière de ses collègues, afin de
venir en aide aux étudiants et de les préparer à l'exer-
cice du saint ministère. Elle est divisée en sept parties
en l'honneur des sept dons du Saint-Esprit. In prima
particula ponunlur varies species et difjerentia juris; in
secunda agitur de ministris canonum, dif/erentiis et
officiis eorumdem; in lerlia de ordinc judiciario; in
quarta de conlraclibus et rébus lam ecclesiarum quam
ecclesiasticorum; in quinla de criminibus et pœnis; in
sexla de sacramenlis; in septima de processione Spirilus
Sancli. La méthode suivie dans l'exposé de la matière
est la suivante. Raymond commence dans chaque
partie par donner les rubriques, dans lesquelles il ex-
pose aussi amplement que possible la matière de
chaque rubrique. Ensuite il pose brièvement les ques-
tions et donne les solutions. Après cela il ajoute des
notes juridiques qui se rapportent à la rubrique. Enfin,
il indiqua les endroits du Décret, des décrétâtes et de
leurs gloses, où les lecteurs pourront trouver la ma-
tière exposée. Le prologue a été édité dans Raymun-
diana, fasc. 2, p. 5-6.
2° Summa casuum. — L'ouvrage le plus célèbre, dû
à la plume du docteur catalan, est sans conteste sa
fameuse Somme, universellement connue sous le titre
de Summa casuum, Summa de pœnitentia, ou Summa
de casibus conscientiw.
1. Renseignements généraux. — Peu de travaux, en
effet, ont connu une diffusion aussi grande que cette
Somme. On la retrouve en manuscrit dans presque
toutes les bibliothèques de l'Europe. Voir J. Dietterle,
Die « Summoe confessorum sive de casibus conscientiœ »
non ihren Anfàngen an bis zu Silveslcr Prierias, dans
Zeilschr. f. Kirchengeschiclite, t. xxiv, 1903, p. 536, et
Fr. von Schulte, Die Geschichle der Quellen und Lite-
ratur des canonischen Redits, t. n, p. 410, note 0. Il
faut remarquer cependant que le plus grand nombre
de ces manuscrits datent d'entre 1251) et la fin du
xive siècle et qu'un nombre très minime seulement
sont du xve siècle. De plus il est à noter que, pendant
les xv° et xvi° siècles, la Somme de Raymond n'a
jamais été éditée et que la lre édition, d'après Fr. von
Schulte, op. cit., t. n, p. 536, daterait de 1603, à Rome.
Elle fut rééditée à Rome, en 1619; à Vérone, en 1744;
à Avignon, en 1715. Selon le même Fr. von Schulte,
l'édition de Louvain, en 1480, et celle de Paris n'au-
raient jamais existé.
D'où il faut conclure que l'influence exercée par la
Somme est allée en décroissant et que peu à peu
l'œuvre du docteur catalan a été remplacée par
d'autres traités du même genre, plus complets et
mieux adaptés aux besoins nouveaux des temps sui-
vants Telles sont les sommes de Jean de Fribourg, de
Barthélémy de San Concordio, d'Astesan, de Baptiste
de Sale ou Trovamala, d'Ange de Clavasio, de Silvestre
1811
RAYMOND DE PENYAFORT
1812
de Prierias, de saint Antonin de Florence D'après les
critiques, le plus ancien ms. de la Somme de Raymond
serait le cod. 370 de la bibl. de l'Arsenal de Paris;
d'après les Raymundiana, fasc. 2, p. 10, il daterait
de 1244 ou 1245. A ce ms. il faut en ajouter un autre
qui, à plusieurs points de vue, est beaucoup plus
important. C'est le ms. 20-3-17 de la bibl. universi-
taire de Barcelone, écrit vers 1242, comme l'indique
une formule placée sur la première feuille : prima die
marlis aprilis? anno Domini MCCXLII.
La Somme du docteur catalan constitue, comme
l'auteur lui-même en convient dans le prologue, une
collection ex diversis auctoribus et majorum meorum
diclis, parmi lesquels il faut citer Vincentius Hispanus,
Huguccio, Jean le Teutonique, Bernard de Pavie,
Laurent d'Espagne, Alanus, Jean de Galles, Rofîrède
et Tancrède. En dehors du droit canonique il a utilisé
aussi le Corpus juris civilis, c'est-à-dire les Pandectes
et le Codex juris civilis. D'après P. Mandonnet,
Raymond aurait utilisé aussi et même dans une mesure
assez large la Summa de pœnilenlia de Conrad de Teu-
tonie, O. P., provincial d'Allemagne, que le docteur
catalan a connu à Bologne; voir La « Summa de
pœnilenlia Magislri Pauli S. Nicolai », dans Aus der
Geisleswell des Millelallers, t. i, dans Beilrâge z. Gesch.
d. Philos, u. Theol. d. M. A., Supplementband, m,
Mûnster-en-W., 1935, p. 532-533.
Le but que s'était proposé saint Raymond, en rédi-
geant sa Somme, était de venir en aide à ses confrères
et de leur donner des règles utiles pour la direction de
leurs pénitents et pour la solution des cas de con-
science rencontrés le plus habituellement au confes-
sionnal. C'est dans ces termes d'ailleurs qu'il s'exprime
lui-même dans le prologue : ut si quando fratres ordinis
noslri vel alii circa judicium animarum in foro pœni-
ienliali forsilan dubitaverint, per ipsius exercilium, lam
in consiliis quam in judiciis, quœsliones mullas et
casus varios ac difficiles et perplexos valeanl enodare;
voir éd. de Rome, 1603. D'après ce texte, saint
Raymond ne se serait point proposé d'écrire une
Somme destinée à l'enseignement scolaire, comme cela
ressort d'un passage d'un des plus anciens manuscrits
de la Somme, où on lit : lam in judiciis quam in scolis
(ms. 370 de l'Arsenal), au lieu de lam in consiliis quam
in judiciis, mais un guide à l'usage des confesseurs,
comme il ressort des manuscrits et d'un passage
de l'Ancienne vie. Voir Raymundiana, fasc. 1,
p. 21-22.
La Somme proprement dite de saint Raymond, à
l'exclusion du Traclalus de matrimonio, qui, comme
nous le dirons plus loin, fut ajouté plus tard, constitue
un travail systématique et est divisée en trois parties,
dont le docteur catalan lui-même résume le contenu
dans le prologue : Dislinguilur ergo per 1res parliculas,
in quorum prima agilur de criminibus, quœ principa-
liler et directe commitlunlur in Deum; in secunda de his,
quœ in proximum; in lertia de minislris irregularibus
et irregularilatibus et impedimenlis ordinandorum,
dispensalionibus, purgationibus, senlentiis, poenilen-
liis et remissionibus; éd. cit., p. 2, col. 1. La première
partie comprend 16 titres, qui en substance traitent :
de simonia, de magislris et ne aliquid exiganl pro licen-
lia docendi, de judœis, etc., de hœreticis, schismaticis,
aposlalis; de volo et votorum transgressionibus ; de jura-
menlo, perjurio, mendacio, adultcrio, sorlilegiis; de
feriis, de immunilale ecclesiaslica, de decimis primitia-
rum el oblalis, desrpulluris; la seconde a 8 titres, dans
lesquels il est question : de homicidiis, torneamenlis,
duello, ballistariis ri sagittariis, raptoribus, prtedonibus
el incendiariis, furlis, usuris, negotiis strcularibus el
ulrum de illicilis possil fieri clcenwsynn cl de (deatori-
bus; la troisième comprend 34 titres, dont la matière
a été donnée en raccourci plus haut. Dans les éditions
de la Somme ces titres sont, à leur tour, subdivisés en
paragraphes.
Quant à la méthode employée par le docteur cata-
lan, il nous renseigne encore lui-même à ce sujet dans
son prologue : il ne fait que suivre la méthode de tous
les autres scolastiques. Il expose d'abord la matière
annoncée dans chaque titre et dans chaque paragraphe
et il y ajoute ensuite des dubise quœsliones et des
casus. Il s'est efforcé de fournir un exposé clair, métho-
tique et complet de chaque matière, donnant tout
ce qui pouvait être utile ou nécessaire pour une com-
préhension plus détaillée et plus complète de la matière
traitée, et il a visé aussi à rejeter tout le superflu et à
éviter toutes les répétitions inutiles. Il a ajouté enfin
des notes précieuses de droit, où sont exposées cer-
taines opinions touchant les questions qu'il examine.
Le prologue nous fournit également des renseigne-
ments, dont il résulte que saint Raymond doit avoir
composé sa Somme proprement dite dans son couvent
de Barcelone. Il y écrit en effet qu'il a rédigé son œuvre
ad honorem bealœ Catherinœ, éd. cit., p. 1. Or sainte
Catherine était la patronne du couvent des prêcheurs
de Barcelone. Quant à la date de composition —
nous excluons le Traclalus de matrimonio — on tient
généralement qu'elle doit être fixée après 1234, date à
laquelle Grégoire IX a promulgué officiellement les
Décrétales collectionnées par saint Raymond. Le prin-
cipal argument à l'appui de cette thèse se réduit au
fait que les Décrétales de Grégoire IX y sont citées
couramment et continuellement sous le sigle Extra.
Cette opinion est admise par la généralité des auteurs,
Fr. von Schulte, op. cit., p. 412, et J. Dietterle, art. cit.,
p. 535, en tête. Nous ne pouvons toutefois nous rallier
à cette opinion, vu le grand nombre d'arguments
contraires; nous croyons plus fondée l'opinion, admise
par les auteurs des Raymundiana, qui met la compo-
sition entre 1223 et 1229 (fasc. 2, p. 9, note 1), ou celle
de A. Danzas, dans Études sur les temps primitifs de
l'ordre de Saint-Dominique, IIe sér., t. il, p. 152, 209,
n. 1, 275-280, et de B. Kuhlmann, dans Der Geselzes-
begriff beim heil. Thomas von Aquin, Bonn, 1912,
p. 55-56, qui soutiennent que saint Raymond doit
avoir commencé sa Somme avant 1234 (c'est-à-dire
vers 1227), bien qu'il ait pu la terminer après 1234.
Nous avons apporté dans les Ephemerides theologicœ
Lovanienses, t. v, 1928, p. 65-70, un grand nombre de
preuves, empruntées tant à la critique externe qu'à
la critique interne, qui permettent de fixer la compo-
sition entre 1222 et 1230, c'est-à-dire entre la date de
l'entrée de Raymond dans l'ordre des prêcheurs et la
date de son départ de Barcelone pour la cour pontifi-
cale.
2. Importance de la Somme dans l'histoire de la
pénitence. -=• Quant à la place occupée par la Somme
de saint Raymond dans l'évolution des traités péni-
tentiels.elle est d'une importance exceptionnelle. Pour
le montrer, nous donnerons un résumé de l'exposé
que nous avons fait dans notre ouvrage La confession
aux laïques dans l'Église latine depuis le vm* jusqu'au
XIVe siècle, Bruges, 1926.
Dans le haut Moyen Age prédominaient les livres
pénitentiels à but exclusivement pratique, qui établis-
saient la pénitence à imposer pour les divers péchés et
constituaient de la sorte un livre indispensable pour
les prêtres. Plus tard, avec l'introduction des péni-
tences arbitraires, les traités de pénitence gardèrent
leur caractère foncièrement canonique. Ainsi, dans les
recueils des deux plus grands canonistes de l'époque
de transition, on trouve principalement des préoccu-
pations d'ordre pratique; c'est à la partie morale,
beaucoup plus qu'à la dogmatique, qu'ils donnent leur
attention. Réginon de Priim, clans plusieurs chapitres
de son traité De causis et disciplinis, dans P. L.,
1813
RAYMOND DE PENYAFORT
1814
t. cxxxn, col. 175 sq., donne des recommandations
pratiques relatives à la pénitence; Burchard de
Worms lui consacre tout le livre XIX de son Décret
qui, pour cette raison, porte le titre de Correclor et
Medicus, dans P. L., t. cxl, col. 943-1014; c'est un des
exposés les plus complets sur l'administration de la
pénitence que nous ait légués le haut Moyen Age. Le
point de vue qui le domine est purement pratique : il
apporte les remèdes au pénitent et enseigne à tout
prêtre, même peu lettré, la façon de porter secours à
toutes les catégories des pécheurs. Ce n'est qu'inci-
demment que l'on peut y trouver des vestiges d'une
doctrine dogmatique. Par contre, la partie que nous
appellerions la pastorale, y est amplement représentée :
l'examen de conscience, l'interrogatoire par le confes-
seur, les modes de pénitence, etc., y sont longuement
traités. Les auteurs de recueils canoniques à l'époque
de la réforme grégorienne, tels Anselme de Lucques,
le cardinal Deusdedit et Bonizon de Sutri, puis les
compilateurs du groupe français, Yves de Chartres
en tête, agirent comme Burchard et placèrent au
premier plan les questions morales et pratiques dans
l'administration du sacrement de pénitence. Voir aussi
J. deGhellinck, Le mouvement théotogiqite du XII siècle,
Paris, 1914, p. 279-306.
Avec le développement progressif de la doctrine
pénitentielle, qui, vers cette époque, plaça la partie
principale de la pénitence dans la contrition, et sous
l'influence de la méthode dialectique abélardienne,
introduite en théologie, de nombreuses discussions
furent engagées entre les diverses écoles théologiques,
principalement touchant la nécessité de la confession
et la valeur de la contrition. Sous l'influence de ces
discussions théologiques, Gratien donna, pour la
première fois, une extension notable aux questions
doctrinales relatives à la pénitence. De la sorte s'ou-
vrit une nouvelle période dans l'histoire du droit péni-
tentiel : la théologie y prit définitivement place. A
rencontre de Burchard, d'Yves de Chartres et des
collections italiennes, qui donnaient une large place
à la partie pratique de la pénitence, le De pseniteniia
de Gratien aborde directement le côté dogmatique du
problème et montre clairement le contre-coup des
écoles de théologie dans le droit canonique. A partir
de cette époque, en effet, le traité de la pénitence gagna
en importance et en étendue chez les canonistes et les
théologiens qui, grâce à une influence réciproque, lui
consacrèrent un exposé plus ou moins long et détaillé.
De plus, une série de théologiens, Pierre le Chantre
eu tête, introduisirent à leur tour des questions
purement pratiques et casuistiques dans leurs traités
théologiques de la pénitence et inaugurèrent de la sorte
la casuistique. Ils se posèrent un grand nombre de
cas pratiques et une multitude d'objections à des
principes admis, qu'ils s'efforcèrent ensuite de solu-
tionner. Ainsi l'on peut voir les cas les plus bizarres
posés par Pierre le Chantre par rapport à la confession
aux laïques. Voir A. Teetaert, op. cit., p. 164.
Le droit canonique, de son côté, à cause de son évo-
lution continuelle durant le xi° et le xne siècle, avait
pris, au début du xme siècle, une extension considé-
rable et embrassait une multitude de matières, qui
n'intéressaient proprement que le droit civil. De plus,
les éléments canoniques et théologiques, nécessaires
ou utiles à l'administration des sacrements, se trou-
vaient dispersés à des endroits différents de volumes
énormes, composés depuis le milieu du xne siècle et
étaient éparpillés dans diverses sommes et traités
théologiques et dans diverses collections et gloses du
Décret ainsi que dans les différentes compilations, qui
étaient venues grossir le matériel canonique rassemblé
dans le Décret. Les livres des Sentences et les Sommes
tant théologiques que canoniques, ainsi que les compi-
DICT. DE THÉOL. CATHOL.
lations et leurs gloses, n'étaient destinés d'ailleurs
qu'aux savants; les simples prêtres, souvent pauvres
et sans instruction étendue, ne pouvaient se servir de
ces ouvrages trop érudits et trop coûteux. La nécessité
s'imposait donc, au début du xmc siècle, de composer
pour les prêtres une sorte de manuel, dont ils pussent
se servir avec fruit dans l'administration des sacre-
ments et surtout du sacrement de pénitence. Ces ma-
nuels ont reçu le nom de Summœ confessorum. Ces
nouvelles Sommes ne contiennent pas seulement des
leçons théoriques, mais aussi et principalement des
exposés pratiques, se rapportant aux différents sacre-
ments, mais surtout au sacrement de pénitence. Les
auteurs de ces Sommes posent des cas pratiques, tels
que les confesseurs peuvent en rencontrer, les déve-
loppent et y donnent la solution désirée; ils y rassem-
blent en même temps toutes les questions qui se
rapportent à l'administration des sacrements et princi-
palement du sacrement de pénitence. Un des premiers
théologiens-canonistes qui soit entré dans cette nou-
velle voie, est l'anglais Robert de Flamesbury, péni-
tencier de l'abbaye de Saint-Victor, près de Paris.
Son Pœnitentiale, qui doit avoir été écrit avant le
l\e concile du Latran de 1215 (c'est-à-dire vers 1207-
1215), constitue un recueil méthodique des cas de
conscience, rencontrés probablement lorsque, d'après
un usage établi et approuvé ensuite par Innocent III,
il entendait à Saint-Victor les confessions des étudiants
de Paris. Le pénitencier de Saint-Victor s'efforça de
rassembler dans cet ouvrage toutes les connaissances
juridiques nécessaires au confesseur. Cette nouvelle
direction, imprimée aux exposés sacramentaires et
pénitenticls, a été suivie durant les siècles ultérieurs
par un grand nombre de théologiens-canonistes.
La nécessité de ces manuels pratiques devint encore
plus évidente après la promulgation du can. 21 du
IVe concile du Latran (1215), dans lequel il fut statué
que tous les fidèles, arrivés à l'âge de raison, étaient
tenus de se confesser, au moins une fois l'an, à leur
propre prêtre. Ce même canon contient en outre toute
une réglementation touchant la conduite à tenir par les
confesseurs vis-à-vis des pécheurs : « le prêtre devra
être prudent et sage, savoir verser le vin et l'huile sur
les blessures, discerner les circonstances du péché et
l'état d'âme du pécheur, afin de pouvoir trouver les
conseils à donner et les moyens à employer pour guérir
le malade ». Le prêtre avait donc le devoir d'examiner
les consciences et de se prononcer sur les cas de cons-
cience proposés. En outre, sous l'influence de la scolas-
tique, la morale avait pris une forme casuistique, de
même que le droit ecclésiastique; il n'est donc pas
étonnant que cette direction imprimée à la théologie
et au droit, avec les exigences pratiques du ministère
sacerdotal, aient provoqué la casuistique théologique,
la jurisprudentia divina, comme l'appelle Fr. von
Schulte, op. cit., p. 512-525. Comme le ministère du
prêtre au confessionnal présentait de multiples ressem-
blances avec l'activité du juge civil, la transition de la
casuistique à la jurisprudence se faisait d'autant plus
facilement que le droit et la morale se rencontrent
continuellement sur un terrain commun. Il était d'au-
tant plus difficile de les distinguer que le droit ecclé-
siastique, dans sa préoccupation de concilier les don-
nées du droit avec celles de la morale, amena bien
souvent une fusion intime entre les domaines de ces
deux sciences. Là même où elles existaient séparées,
il n'était souvent pas possible au confesseur de ne pas
examiner le côte juridique d'un cas de conscience
proposé.
De la sorte le droit était intimement lié à la morale
et la connaissance de l'un et de l'autre était absolument
requise chez le confesseur. Les Summœ confessorum la
lui offrirent abondamment et lui donnèrent tout ce
T.
XIII
58.
1815
RAYMOND DE PENYAFORT
1816
dont il avait besoin dans l'administration du sacre-
ment de pénitence, et même toutes les connaissances
requises pour l'exercice de son ministère sacerdotal
en général; elles lui donnèrent en outre la solution des
divers cas de conscience, et lui offrirent toutes les
déclarations officielles, principalement du droit cano-
nique, nécessaires pour l'exercice de son ministère
auprès des fidèles.
Parmi les Summœ confessorum, la Summa casitum
de saint Raymond occupe une place d'honneur et
constitue sans conteste la Somme la plus célèbre et la
plus importante par son intérêt et son influence consi-
dérable. Elle a un caractère foncièrement canonico-
moral et pratique : elle apporte les remèdes aux
pénitents et enseigne à tous les prêtres, même peu
lettrés, la façon de porter secours à toutes sortes de
pécheurs. Ce n'est qu'incidemment que l'on y trouve
des exposés dogmatiques, alors que la partie pastorale
y est amplement représentée. Il est donc naturel que
dans la Somme de saint Raymond la profondeur et
la subtilité de la spéculation, qui sont de mise dans
les problèmes dogmatiques, soient pour ainsi dire
absentes et c'est à tort que J. Dietterle, art. cit., en
fait un grief au docteur catalan. On ne peut d'ailleurs
nier que Raymond ait réussi à créer, dans le domaine
où le droit est uni intimement à la théologie morale,
un véritable système, et qu'il ait exercé une influence
considérable sur les générations suivantes. Comme
J. Dietterle lui-même le reconnaît, le docteur catalan
semble être le premier, qui, dans les Summœ confes-
sorum, ait introduit des distinctions juridiques dans le
domaine de la morale et qui ait fait entrer des décisions
et des déclarations du droit civil dans le droit cano-
nique. Rien plus dans des questions purement civiles
et matérielles il laisse au droit canonique de décider
et relègue à l'arrière-plan les thèses du droit civil. D'où
il suit que, dans saint Raymond, l'évolution du droit
canonique, principalement en ce qui regarde le for inté-
rieur, consiste à subordonner le droit civil au droit
ecclésiastique et à faire absorber le premier par le
second, de sorte que le docteur catalan et son époque
sont à un tournant important de l'évolution du droit
canonique.
On ne doit pas perdre de vue que la Somme du saint
catalan est une compilation, un agrégat de doctrines
et de thèses prises chez d'autres auteurs, que saint
Raymond s'est elTorcé d'unir entre elles au moins par
un lien logique externe. On ne peut donc lui reprocher
le manque d'originalité dans les doctrines exposées,
comme l'a fait à tort J. Dietterle, puisque le but pour-
suivi était avant tout pratique, à savoir rassembler les
théories, thèses et sentences dispersées dans des vo-
lumes copieux et coûteux. Raymond est parvenu à
exposer les discussions et les débats d'une façon claire
et intelligible et à éviter les particularités et les diffi-
cultés superflues. L'exposé ne prend pas en général la
forme d'une déduction strictement juridique, mais
plutôt d'une instruction populaire dans la langue et le
style qui caractérisent la scolastique du xme siècle. Il
ne néglige pas de citer les autorités, entre lesquelles se
trouvent non seulement des canonistes, mais aussi le
droit romain. Ainsi dans le 1. Il, De peccatis in proxi-
mum, dans lequel le docteur catalan introduit le droit
civil et aussi plus spécialement le droit privé, on
rencontre des exposés, dans lesquels les principes et
les thèses du droit romain occupent une place d'hon-
neur, comme par exemple dans les litres De furlis, de
usiiris, de negoliis sœcularibus. Dans le titre De raplo-
ribus, priedonibus et incendiariis, il existe une série de
questions, dont le contenu appartient essentiellement
au droit privé et dans lesquelles il expose la doctrine
de l'obligation de la restitution et de la compensation,
de l'accomplissement de ce devoir par la cession de
l'héritage, la doctrine de l'héritage, de la prescription
du juge, etc. Dans toutes les questions juridiques le
dernier mot appartient au droit canonique, auquel le
droit civil et privé est subordonné. Ainsi Raymond
applique les principes du droit canonique à la respon-
sabilité qu'entraînent les héritages pour les débiteurs
et les testateurs, à la relation qui existe entre le « quart
falcidique » et la partie obligatoire, à la bona fides
dans la prescription et surtout en matière d'impôts.
Il dénie toute valeur aux lois civiles qui mettent
obstacle à l'imposition de l'impôt et applique les
principes canoniques i de très nombreuses questions.
Il examine par exemple si et dans quelle mesure les
prescriptions canoniques ont été transgressées dans les
différents métiers et les diverses affaires commerciales.
Il déclare coupables de péché ceux qui achètent des
produits à un vil prix dans l'intention de les vendre
plus chers à d'autres (la glose elle-même fait observer
que cette sentence est nimis dura, si indistincte intelli-
gatur). Quant à la doctrine pénitentielle de saint
Raymond, nous l'avons exposée dans Analecla sacra
Tarraconensia, t. iv, 1928, p. 145-182. L'originalité de
saint Raymond consiste donc moins dans la nouveauté
des doctrines et des théories alléguées que dans les
procédés suivis dans l'exposé des matières traitées.
De la grande autorité dont jouit la Somme de saint
Raymond dans l'ordre des prêcheurs témoignent les
prescriptions des maîtres généraux et des chapitres
généraux et provinciaux de l'ordre par rapport à
l'emploi obligatoire de la Summa casuum dans les
écoles et à l'exposé des matières qui s'y rencontrent.
La haute estime dans laquelle les dominicains avaient
cette Somme est une autre preuve en faveur de sa
grande autorité. Ainsi, tandis que dans l'ordre quel-
ques-uns s'insurgeaient contre Albert le Grand et que
d'autres s'opposaient à la doctrine de saint Thomas
d'Aquin, tous ont traité toujours avec la plus grande
bienveillance la matière théologique pratique exposée
dans la Somme. Les professeurs dans les écoles et les
auteurs dans leurs ouvrages invoquent continuelle-
ment l'autorité de Raymond pour confirmer leurs
doctrines. Dans les bibliothèques de l'ordre une place
d'honneur est réservée à la Summa casuum. Enfin
l'autorité peu commune dont jouissait la Somme en
dehors même de l'ordre des prêcheurs, résulte du
nombre vraiment prodigieux des exemplaires qu'on
trouve dans toutes les bibliothèques de tous les pays
de l'Europe. Cf. A. Walz, S. Haymundi de Pengafort
auclorilas in re p enilentiali, Rome, 1935, p. 3LÎ--16.
La Summa casuum de saint Raymond n'a pas
seulement joui d'une grande autorité auprès des
canonistes et théologiens contemporains et posté-
rieurs au docteur catalan, mais elle a exercé aussi une
influence considérable sur les Summœ confessorum et
sur la littérature canonique. De très bonne heure des
docteurs se sont appliqués à gloser la Somme de
Raymond. Telle est, par exemple, la glose universel-
lement connue du prêcheur Guillaume de Rennes. Un
grand nombre d'auteurs se sont inspirés de la Somme
de Raymond, qu'ils ont retravaillée de toutes façons.
De nombreuses Sommes abrégées ont été composées
sur le type de celle du «.octeur catalan et en ont été
extraites en grande partie. Elles portent le nom de
Summulœ S. Haymundi ou de Summulœ de summa
S. Raymundi ou de Summulœ abbrenialœ S. Haymundi
et elles se rencontrent presque aussi nombreuses que
la Somme elle-même de saint Raymond. Elles sont
généralement anonymes et se retrouvent dans toutes
les bibliothèques d'Europe. Ainsi, d.s avant 1250,
Arnulphe de Louvain, abbé de l'abbaye cistercienne
de Villers, avait composé une Summa mclrica sur
celle du saint (.odeur. Vers le milieu du xme siècle
un clerc de Metz et vers la fin du même siècle Robert
1817
RAYMOND DE PENYAFORT
1818
de Corbone ont transcrit pour ainsi dire littéralement
la Somme de saint Raymond. Voir Recherches de
théol. anc. et méd., t. vi, 1934, p. 202; B. Kuhlmann,
Der Geselzesbegrif] beim heil. Thomas von Aquin im
Lichte des Rechlssludium* seiner Zeit, Bonn, 1912,
p. 58; E. Goller, Die pàpstliche Pinitenliarie von ihrem
Ursprung bis z« ihrer Umgestaltung unter Pius V.,
t. i, Rome, 1907, p. 60. La plus célèbre Summa melrica
est celle du dominicain Adam (f 1408).
La Somme de Raymond a inspiré aussi un grand
nombre d'autres Summse confessorum, dont elle cons-
titue la source principale. Telles sont, par exemple, les
Sommes de Jean de Fribourg, O. P. (1314) et du domi-
nicain Berthold, qui n'a fait que retravailler la Somme
de Jean de Fribourg en allemand. Burchard de
Strasbourg, Guillaume de Cayeux, etc. ont utilisé
dans une grande mesure la Somme de saint Raymond
pour la rédaction de leur Summa, qui, au fond, n'est
qu'un abrégé plus ou moins long de l'ouvrage du
docteur catalan. Enfin la Summa casuum de Raymond
a constitué une des principales sources non seulement
pour les Summse confessorum postérieures, mais aussi
pour les autres auteurs, principalement les canonistes
et les moralistes. Voir pour ce dernier point A. Walz,
op. cil., p. 49-55.
3° Le Traclalus de malrimonio. — Après l'achè-
vement de la Summa casuum proprement dite, Ray-
mond y a ajouté un Traclalus de malrimonio, qui fut
regardé et désigné de bonne heure comme le liber
quartus ou la pars quarla de la Summa de casibus. Il
est cependant très douteux que saint Raymond ait
eu primitivement l'idée de faire du Traclalus de-jnatri-
monio la quatrième partie de la Somme. Le contraire
semble bien plus vraisemblable, comme nous avons
pensé le démontrer dans Summa de malrimonio S. Ray-
mundi de Penyaforl, dans Monographiie juridicœ,
IIe sér., fasc. 9, Rome, 1929. Arguments de critique
interne : dans le prologue de la Somme, où le i octeur
catalan énumère les différentes matières qu'il expo-
sera, il ne dit pas un mot de son intention d'ajouter
un traité sur les flançailles et le mariage. Il y dit que
la Somme comprendra seulement trois parties et déter-
mine les sujets qui seront traités dans chacune; il n'est
nulle part question de la quatrième partie, du Trac-
lalus de malrimonio. D'autre part, dans la préface, qui
précède le Traclalus de malrimonio, Raymond dit
explicitement qu'il a a;outé ce traité à sa Summa de
psenilenlia, parce qu'il arrive fréquemment que des
doutes et des cas de conscience surgissent chez les
confesseurs touchant le mariage; voir éd. cil., p. 503.
Ces paroles laissent entendre que le docteur catalan
s'est seulement décidé, après l'achèvement de sa
Somme proprement dite, à écrire un traité spécial
(specialem Iraclalum subjeci i sur le mariage. Quoi qu'il
en soit des motifs qui l'ont déterminé à écrire le Trac-
lalus de malrimonio, toujours est-il que le prologue de
la Summa casuum proprement dite et la préface du
Traclalus de malrimonio ne deviennent intelligibles que
dans le cas, où l'on admet que Haymond ne songeait
nullement au début à composer un traité sur le ma-
riage. Celui-ci a donc été ajouté après l'achèvement
de la Summa de punilenlia proprement dite.
Par ailleurs, il est certain que la tradition manus-
crite constitue une forte preuve en faveur de notre
thèse. Dans à peu près tous les mss., le Traclalus de
malrimonio est séparé des trois livres de la Summa de
punilenlia par un espace blanc plus ou moins étendu.
De plus, un très grand nombre de mss ont un explicil
spécial pour le 1. III de la Somme et un incipil et un
explicil particuliers pour le Traclalus de malrimonio.
Dans d'autres, la Somme n'a pas d'explicil spécial,
tandis que le Traclalus a un incipil et un explicil
particuliers. Quelques-uns ont un explicil tout à fait
spécial pour la Somme. Dans d'autres mss. des traités
entiers sont intercalés entre la Summa de pse. nlenlia
et le Traclalus de malrimonio. En outre, quelques mss.
ne contiennent que les trois livres de la Somme, tandis
que d'autres n'ont que le Traclalus de malrimonio.
Dans d'autres encore le Traclalus de malrimonio pré-
cède les trois livres de la Somme. Il résulte de ces
considérations que la tradition manuscrite distingue
explicitement le Traclalus de malrimonio des trois
livres de la Summa de p i nitenlia et que, très proba-
blement, le Traclalus de malrimonio n'a pas fait partie
de la Somme primitive, mais qu'il a été composé dans
la suite par saint Raymond et ajoutée comme I. IV
aux trois premiers livres de la Somme. Cette conclusion
devient encore plus évidente, si l'on considère qu'il
existe des mss. qui contiennent, comme 1. IV de la
Somme, la Summa de malrimonio de Tancrède, comme
c'est le cas pour le ms. XIV. G. 48 de la bibl. univer-
sitaire de Prague, le ms. 643 delà bibl. munie. d'Assise,
le ms. lat. 13 466 de la Bibl. nation, de Paris. De ces
données il résulte qu'originairement saint Raymond
se serait contenté de reprendre simplement la Summa
de malrimonio de Tancrède et de l'ajouter à sa propre
Somme comme quatrième partie, pour subvenir de la
sorte aux demandes de ceux qui le suppliaient de
vouloir exposer le sacrement de mariage en vue du
ministère sacerdotal. Le docteur catalan aurait retra-
vaillé, dans la suite, la Summa de malrimonio de Tan-
crède et lui aurait donné la forme qu'elle a de nos
jours. Il a substitué au prologue de Tancrède une
nouvelle préface, où il expose les raisons pour les-
quelles il a ajouté la Summa de malrimonio aux autres
livres, en indiquant également les grandes divisions
de ce traité. Tout le reste de la Summa de malrimonio
du ( octeur catalan correspond pour la plus grande
partie, à celle de Tancrède, dont elle ne constitue
d'ailleurs qu'une transcription le plus souvent litté-
rale. Les seules différences entre les deux Sommes con-
sistent en ce que celle de saint Raymond omet les
parties, qui n'étaient plus en harmonie avec les Décré-
tais de Grégoire IX, et contient de nouvelles décré-
tais, empruntées à la nouvelle collection officielle. La
thèse selon laquelle saint Raymond s'est contenté
d'abord de reprendre la Summa de malrimonio de Tan-
crède comme quatrième partie de sa Somme et qu'il a
retravaillé dans la suite cette Summa pour l'adapter
aux Décrétâtes de Grégoire IX est confirmée par
V explicil de la Somme, conservée dans le ms. lai. 16 117
de la Bibl. nation, de Paris, où on lit : « Explicit
summa nova Remundi de malrimonio. » Comme le
texte de cette Somme correspond à celui de la Summa
de malrimonio actuelle, Vexplicil cité suppose qu'aupa-
ravant il existait un autre texte de la Summa de
malrimonio, distinct de celui qui se lit dans le ms. de
Paris. Or cet autre texte, existant avant celui du ms.
parisien et celui que nous avons actuellement, ne peut
être, d'après la tradition manuscrite, (pie la Summa
de malrimonio de Tancrède. De cet exposé il résulte
encore que le texte actuel de la Summa de malrimonio
de saint Raymond ne peut avoir été redise qu'après
1234, date de la promulgation des Décrétâtes de
Grégoire IX. Quant à la matière traitée dans cette
Somme, elle est indiquée par saint Raymond lui-même
dans sa préface : Primo, de sponsalibus cl malrimoniis.
Secundo, de quindecim impedimenlis mairin.onii. Ter-
tio, qualiler ad malrimonium con ungendum vel dis:un-
gendum agatur. De filiis insuper legilimis, et dotibus
et donationibus proplcr nuplias : ordinale oslenâent
rubricas in locis debilis, cl dubilaliones diversas ad.
rubricas singulas pertinentes.
4° La collection des Décrétâtes. — Saint Raymond a
compilé et coordonné la collection des décrétales, dite
de Grégoire IX. Ce souverain pontife le chargea, en
1819
RAYMOND DE PEN'YAFORT
1820
1230, de faire une nouvelle collection de toutes les
décrétâtes et décisions pontificales, destinée à rem-
placer les nombreuses autres compilations existantes.
Le nouveau compilateur mena cette œuvre gigantesque
avec une très grande activité et acheva, dans le bref
espace de quatre ans, la nouvelle collection qui, parla
bulle Rcx paci ficus du 5 septembre 1234, envoyée par
Grégoire IX de Spolète aux universités de Paris et de
Bologne, fut revêtue du caractère de collection offi-
cielle. La tâche de Raymond était double : d'abord il
devait collationner en un seul livre toutes les décré-
tâtes contenues dans les autres compilations en y ajou-
tant les constitutions et les décrets de Grégoire IX;
ensuite, en ordonnant et rédigeant les différentes décré-
tâtes en particulier, il devait rejeter tout ce qui était
superflu et écarter les oppositions et les contradictions
qui existaient entre diverses décrétâtes. Quant au
premier point, il n'avait qu'à se conformer au système
adopté par Bernard de Pavie, maintenu dans tes
collections postérieures et complété entre temps par
l'addition du titre De fide calholica. En ce qui concerne
le deuxième point, saint Raymond rejeta toutes les
lois émanées du pouvoir temporel, ainsi que tes décré-
tâtes qui concordaient avec celles d'un autre chapitre
ou qui avaient été abolies par des constitutions posté-
rieures. Il faut noter toutefois que le docteur catalan
a quelquefois manqué à ces principes fondamentaux.
De ce que des décrétâtes à certains points de vue
s'accordaient entre elles et à d'autres points de vue
différaient les unes des autres, saint Raymond a bien
souvent conservé ce qui devait être négligé et a écarté
ce qui devait être retenu. Souvent aussi il corrigea le
texte des décrétâtes pour les faire accorder entre elles
et ces décrétâtes ainsi corrigées portent le nom de
Grégoire IX. Mais ces corrections avaient le grand
désavantage que bien souvent un texte devenait inin-
telligible ou recevait un tout autre sens. Saint Ray-
mond abrégea aussi un certain nombre de décrétales.
Il retint les mots du début, tandis que du reste de la
décrétale il ne gardait que ce qui lui semblait requis
pour donner une décision pouvant servir de norme au
juge. Il est à noter cependant que toutes ces abrévia-
tions ne proviennent pas du seul docteur catalan; un
grand nombre sont dues à Bernard de Pavie. Enfin, à
l'exemple de Pierre de Bénévent, il a distribué diffé-
rentes parties d'une même décrétale entie différents
titres et livres, et il a transporté des chapitres des
anciennes compilations en d'autres endroits et dans
d'autres compilations. Dans l'emploi de la collection
des Décrétâtes de Grégoire IX, il faut prendre en
considération ces différentes remarques. Voir à ce sujet
G. Phillips, Kirchcnrecht, t. iv, Ratisbonne, 1851,
p. 271-287.
Saint Raymond a compilé, après l'achèvement de
ses décrétales, un certain nombre de décrétales,
extraites de la collection récemment promulguée par
Grégoire IX, notamment celles qu'il jugeait le plus
utiles et le plus aptes à ses confrères pour l'exercice de
leur ministère, en attendant qu'ils pussent avoir des
copies suffisantes et authentiques de la collection
même des Décrétales de Grégoire IX. Ce recueil,
intitulé Décrétâtes in consiliis et confessionibus neces-
sariœ, est conservé dans le ms. K. 12 (J. CCL) du cha-
pitre métropolitain de Prague et commence : Vene-
rabilibus et carissimis patribus et fratribus ordinis
predicatorum. A ce ms., considéré par Fr. von Schultc
comme le seul existant (op. cit., p. 97-98), nous pou-
vons en ajouter deux autres : le ms. Z. ô() Sup. de
la bibl. Ambrosiennc de Milan et le ms. B. XI. 2 de la
bibl. univers, de Baie. Le fait d'avoir extrait un certain
nombre de décrétâtes de la collection de Grégoire IX
fournit encore un argument en faveur de la thèse que
saint Raymond doit avoir composé sa Summa de
casibus avant d'avoir compilé les décrétâtes. Pourquoi,
en effet, extraire de la collection de Grégoire IX un
certain nombre de décrétales, qu'il considère comme
utiles, liim in consiliis queun in confessionibus necessa-
rise, et les envoyer à ses confrères, si ces derniers ne
possèdent pas encore un traité général, sur lequel ils
peuvent se baser pour l'exercice de leur ministère
au confessional? Cet envoi s'explique au contraire très
bien, si les frères étaient déjà auparavant en possession
de la Summa de casibus. Dans ce cas saint Raymond
aura trouvé expédient d'envoyer les décrétales, qu'il
estimait le plus utiles aux frères pour compléter sa
Summa de casibus et favoriser l'exercice de leur minis-
tère, en attendant qu'ils pussent avoir des copies suffi-
santes et authentiques de la collection des Décrétales
de Grégoire IX.
5° Consultations juridiques. — Vers la même époque
(fin de 1234), saint Raymond a rédigé des Responsa
canonica, données au nom du pape Grégoire IX au
prieur des frères prêcheurs et au ministre des frères
mineurs, demeurant dans le royaume de Tunis. Ce
sont des cas se rapportant au ministère exercé par les
ordres mendiants auprès des chrétiens de Tunis et
non auprès des mahométans. Ces réponses sont conte-
nues dans le ms. K. 12 du chapitre métropolitain de
Prague et éditées par Fr. von Schulte, Die canonischen
Handschriften der Bibliolheken Prags, Prague, 1868,
p. 97-98, et dans les Raymundiana, fasc. 2, p. 29-37.
Pendant son séjour à la cour pontificale comme
pénitencier, saint Raymond donna aussi de nom-
breuses consultations juridiques, qui rendent témoi-
gnage de son parfait esprit d'équité, ainsi que de sa
science profonde du droit. Quelques-unes de ces ré-
ponses, pourvues de l'approbation explicite du pape,
sont venues jusqu'à nous dans la collection intitulée :
Dubitalia cum responsionibus ad quœdam capila missa
ad ponlificem. Fr. von Schulte a retrouvé cette collec-
tion, intéressante pour la jurisprudence pénitentielle,
et l'a publiée dans l'ouvrage précédemment cité
p. 98 sq. Elle est conservée dans le ms. K. 12 (J. CCL)
du chapitre métropolitain de Prague.
Saint Raymond est encore l'auteur d'une Consultation
donnée par lui, sur l'ordre de Grégoire IX, touchant la
procédure à suivre à l'égard des hérétiques de la
province ecclésiastique de Tarragone. Elle débute :
Credo quod deprehensi in hœresi et, du premier mot par
où elle commence, elle est citée souvent sous la déno-
mination de Credo. Éditée dans Raymundiana, fasc. 2,
p. 41-44. Il faut lui attribuer encore un Direclorium
ou guide pour les inquisiteurs, dans lequel il détermine
les normes et tes règles à suivre et à observer par tes
inquisiteurs de la province de Tarragone. Ce traité
commence par les mots : Cum nos Pelrus et a été
publié par F. Valls y Taberner, dans Analecla sacra
Tarraconensia, t. v, 1929, n. 3.
0° Constitutions religieuses. — Saint Raymond
composa aussi une nouvejle rédaction des Constitutions
des frères prêcheurs, qui fut proposée et acceptée au
chapitre général de 1239 (inchoalio), présentée de
nouveau et approuvée au chapitre général de 1240
fapprobalio), et présentée une dernière fois et confirmée
au chapitre général de 1241 ( confirmalio ). La première
rédaction des Constitutions, qui fut promulguée par
Jourdain de Saxe dans le chapitre général de 1228, a
été éditée par H. Déni fie, dans Archiv f. Liller. u.
Kirchengeschichle d. M. A., t. i, 1885, p. 193-227. Saint
Raymond changea dans sa nouvelle rédaction l'ordre
adopté dans les premières Constitutions, rassembla
dans les mêmes paragraphes tout ce qui avait rapport
à la même matière et se trouvait dispersé à différents
endroits de la première rédaction, il donna à ces para-
graphes, au moins en partie, de nouveaux titres, il
précisa çà et là, sans transformer cependant tes statuts,
1821
RAYMOND DE PENYAFORT
1822
quelques phrases, écarta quelques expressions insigni-
fiantes, introduisit les déterminations et les change-
ments apportés depuis 1228. On n'a pu retrouver jus-
qu'ici d'exemplaire de la rédaction de saint Raymond.
Il est cependant possible de la reconstituer approxima-
tivement par une comparaison entre le texte des Consti-
tutions de 1228 et celui de la rédaction de 1256, publiée
par H. Denifle, dans la collection citée, t. v, 1889,
p. 533-564. Dans cette dernière édition tous les textes
qui contiennent des statuts ajoutés après 1241 sont
imprimés en italique de sorte que l'on peut se faire
une idée assez exacte de la rédaction de saint Ray-
mond. Toutefois les parties des Constitutions du doc-
teur catalan, qui ont été écartées de la rédaction de
1256, ne peuvent être reconstruites. Ces Constitutions
comprennent deux parties, dont la première traite de
l'observance régulière et la seconde de l'administra-
tion. La rédaction de saint Raymond a constitué la
base des constitutions et de la législation entière de
l'ordre des prêcheurs jusqu'à la revision complète et la
codification de 1924. Pour le texte des Constitutions
de saint Raymond, voir aussi Analecla ord. fr. prœdi-
catorum,t.ui,p. 26-60,98-122, 162-181. Dans le même
ordre d'idées, il faut rappeler la part que prit saint
Raymond à la rédaction de la règle des mercédaires.
7° Ouvrages divers. — • A la demande de quelques
évêques saint Raymond a composé une Summa pasto-
ralis, appelée encore Traclalus de ralione visitandee
diœcesis et curandse subdilorum salulis, ou plus correc-
tement Libellus pasloralis de cura archidiaconi, d'après
L. Delisle, qui a édité cet ouvrage dans Catalogue des
manuscrits, t. i, Paris, 1849, p. 592-649. Cette Summa
pasloralis, dont la date de composition est incertaine,
constitue un guide pratique et un directoire pour les
évêques dans la visite canonique des églises de leurs
diocèses. Elle comprend quatre parties. Dans la pre-
mière le docteur catalan expose les principaux devoirs
des évêques dans leurs visites des églises, à savoir
enseigner en exhortant, en discutant, en réprouvant
et surtout en prêchant. Le saint ne perd pas son temps
en de vaines subtilités et de vagues spéculations, mais
va toujours droit au nœud de la question. Dans la
deuxième partie il esquisse la manière dont la visite
doit être conduite. Ainsi l'évêque doit s'informer sur
les différents offices exercés par les curés, veiller à la
manière dont les sacrements sont administrés et le
chant ecclésiastique exécuté, examiner les registres
paroissiaux, interroger les fidèles et les prêtres des
alentours, enfin adresser quelques paroles aux fidèles.
L'évêque doit aussi prendre des informations sur
la vie privée du curé, sur sa conduite à l'égard des
prêtres et des religieux des environs, de ses paroissiens,
sur les membres de sa famille qui résideraient avec
lui; sur l'administration des biens de la paroisse,
l'administration des sacrements, la prédication de
la parole de Dieu, la libéralité envers les pauvres. La
troisième partie contient des instructions au sujet du
temps et de la méthode à suivre dans la réforme ou la
suppression des abus et indique les lois ecclésiastiques
qui doivent guider les visiteurs dans cette action.
Dans la quatrième partie toute la procédure à suivre
est soigneusement décrite et les droits du pape, de
l'évêque, du visiteur et du curé sont clairement
esquissés. Les questions examinées par saint Ray-
mond embrassent tous les aspects de la vie médié-
vale religieux, social et économique. Voir L. Delisle,
Études sur la condition de la classe agricole et l'étal de
l'agriculture en Normandie au Moyen Age, Paris, 1903,
p. 203-207; K. Lessel, Die Entwicklungsgeschichle der
kanonisch-scholaslischen Wucherlehre im 13. Jahrhun-
derl, Luxembourg, 1905, p. 9, 13-22 et passim;
V. Brant, Les théories économiques aux XIIIe et
xi re siècles, Louvain, 1895.
Il faut noter encore le canevas ou l'esquisse d'un
sermon prononcé par saint Raymond, lors du chapitre
général de Paris en 1239, dans le couvent de Saint-
Jacques, après les vêpres, devant le clergé. Il est
conservé dans le ms. A. 11, fol. 28, de la bibl. Ambro-
sienne de Milan entre les sermons d'Humbert de
Romans et de Pierre de Tarentaise; il est édité dans
les Raymundiana, fasc. 2, p. 80. Depuis Quétif-Echard,
Scriplores ord. fr. prœdicalorum, t. i, p. 110, jusqu'à
J.-M. de Garganta, L'obra lileraria de Sanl Ramon de
Penijaforl, dans Butlleli del setè centenari de les Décré-
tais, t. i, 1934, p. 8-12, à peu près tous les bio-
bibliographes du docteur catalan lui attribuent une
Summa quando p;enilens remitli débet ad superiorem,
traitant des péchés réservés; un Traclalus de bello et
duello; un Modus juste negoliandi in gratiam merca-
torum. Fr. von Schulte, op. cit., p. 412-413, toutefois
émet l'opinion que le Traclalus de bello et duello ne
constitue probablement qu'un extrait de la Somme
de saint Raymond et que la Summa pasloralis, le
Modus juste negoliandi in gratiam mercatorum et la
Summa quando pamitens remitli débet ad superiorem
auraient été rédigés par d'autres auteurs sous le nom
du docteur catalan.
L. Feliu, enfin, a écrit et édité cinq documents rela-
tifs à saint Raymond, qu'il a découverts dans les
archives du monastère de Sainte-Anne à Barcelone
(aujourd'hui au musée diocésain du séminaire de
Barcelone). Ces documents datent de 1249, 1255,
1264, 1265 et 1270. C'est cependant à tort que l'auteur
déclare erronée la date assignée à la mort de saint
Raymond par un nécrologe du fonds de Santa Eulàlia
del Camp, à savoir VIII idus januarii 1274, puisque,
dit-il, d'après une bulle de Grégoire IX du 13 août 1274
le docteur catalan est toujours en vie à cette date.
L'auteur, en effet, n'a pas remarqué, observe avec
raison H. Bascour, dans Bulletin de theol. anc. et méd.,
t. ii, 1933, n. 91, 92, que dans le nécrologe est employé
le style de l'incarnation en usage à cette époque en
Catalogne et que par conséquent VIII idus januarii
1274 correspond parfaitement à in die Epiphaniœ 1275
d'Etienne de Salagnac, qui écrivit en 1278 le traité
De quatuor in quibus Deus ordinem prœdicalorum
insignivit, dont la partie relative à saint Raymond a
été éditée dans Raymundiana, fasc. 1, p. 4-5. Ces
documents ont été décrits et publiés dans Vila cris-
liana, t. xvm, 1930-1931, p. 296-300, et dans Analecla
sacra Tarraconensia, t. vin, 1932, p. 101-109.
Oiiélif-Échard, Scriptores ord. prœd., t. i, Paris, 1719,
p. 106-110; Fr. von Schulte, Geschichte der Quellen und Lite-
ratur des canonischen Rechts, t. n, Stuttgart, 1877, p. 408-
413; Die canonischen Handschriften der Bibliotheken Prags,
Prague, 1868, p. 97-104; .1. Dietterle, Die » Summse confes-
sorum sive de casibus conscienliœ • non ihren Anjàngcn an bis
zii Silvesler Prierias, dans /.eitschr. f. Kirchengeschichle,
t. xxiv, 1903, p. 530-542; II. Stintzlng, Geschichte der popu-
làren Literaiurdes rômisch-kanonischen Rechts in l )euischland
am Ende des fùnfzelinlcn und im Anfang des sechszehnlen
Jahrhunderts, Leipzig, 1807, p. 493-500; ('.. Phillips, Kir-
chenrecht, t. rv, Ratisbonne, 1851, p. 271-287; H. DeniHe,
Die Constilulionen des Prediger-Ordens nom Jahre 1228,
dans Arcliiv j. I.illcr. u. Kirchengeschichte d. M. A., t. i,
1SST>, p. 165-227; le môme. Die Conslitutionen des Prediger-
ordens in der Rédaction Raim.un.ds non PeRafort, dans la
même collection, t. v, 1880, p. 530-504; A. Danzas, Éludes
sur les temps primitifs de l'ordre de Saint-Dominique, IIe sér.,
Saint Raymond de Penyafort, t. i, Lyon, 1885; Fr. Balme et
C. Paban, Raymundiana seu documenta quiv pertinent ad
S. Raymundi de Pennaforii vilain cl scripla, dans Monum.
ord. fr. prœdic. historien, t. IV, fasc. 1 et 2, Rome, 1898 et
1901, où se trouve une copieuse bibliographie ; B. Kuhl-
mann, Der Gesetzesbegriff beim lieil. Thomas von Aquin im.
Lichte des Rechlssludiums seiner '/.vil, Bonn, 1912, p. 56 sq.;
E. Gôller, Die pdpstliehe Pônitentiarie non ihrem Ursprung
bis zn ihrer Umgeslallung unter Pius V., t. i, Rome, 1907;
A. Van Hove, De Deerelalium Gregorii IX origine historica,
1823
RAYMOND DE PENYAFORT
RAYNAUD
1824
ulililale cl momrnln. in Jus pnnlificium. t. xiv, 1034, p. 102-
120; 11. Sancho, San Raimundo g lui Décrétâtes de Grc-
gorio IX. dans C.nnlrmporanca, t. m, 1033, p. 404-173:
A. Farrcll, SI. Ragmnnd and llic ['cerclais, dans Blackfriars,
t. w. 1934, p. 841-851 : l.ibas. Esludios historiens g biblio-
grapeoi snbre San Ramon de Pengafort, Barcelone, 1890;
P. Mandonnet, La carrière scolaire de sainl Raymond de
Pcnnnfnrt, dans Analecla ord. fr. prœdlcaiorum, t. xxvni,
1020. p. 277-280; E. Vacas Galinda. .San Baimundo de
Pefiafort, fundadnr de la orden de la Merced, Rome, 1019;
Douais, .S. Raymond de Pefiafort cl les hérétiques, dans Le
Moyen An-, 1800, p. 305-325; F. Valls y Taherner, Diplo-
malari de San! Ramon de Penynforl, dans Analecla sacra
Tarruconcnsia, t. V, 1929, p. 5-52; .1. M. de Garganta,
L'obra lileraria de Sont Ramon de Pengafort, dans Rulllcli
del setê centenari de les DccrcUds, Barcelone, 1034, p. 8-11;
Con.it il uiiones sancii Ragmundi, dans Analecla ord. fr.
prœdic, t. m, p. 20-00, 08-122, 102-181; L. RocUinfîer,
Berthnld i>on Rcgensburg and Raymond von Peàafort im
sogenannlen Schwabenspiegel, Munich, 1877; li. llurter,
Nonrnrlnlar, 3f éd., t. 71, col. 301-305; M. Grabmann, Cie
Missionsidce bei den Vominikaner Theologen des 13. Jahr-
hiuuPrls, dans Zcilschr. f. Missionswissenscha.fi, 1911,
p. 137-147; B. Altaner, Die Dominikanermissionen des
13. Jahrhunderts, Habelschwerdt, 1924, p. 90 et 105 sq.;
A. Wnlz, Comoendium hist. ordinis prsedic, Rome, 1930; le
même. .S. Ttaymundi de Pengafort auc toril as in re pœniten-
liidi, Rome. 1935; L. Félin, Documents inédits sobre Sant
Ramnn de Pengafort, dans Vida crisiiana, t. xvm, 1930-
1931, p. 290-300; le même, Diplomatari de S(Uit Ramon de
Pengafort. Noua, documents, dans Anidccla sacra Tarraco-
nensia, t. vin. 1932, p. 101-100; Th. M. Schwertnei. Saint
Raymond of Pcnnaforl nf Iheord. of fr. preach., revised and
edited by C. M. Antony, Milwaukee, 1935; A. Teetaert, / a
confession anxlcïines dans /' Éql. lai. dep. le VIII* jusqu'au
XIV s.. Races, 1920, p. 354-357; le même. La « Summa de
paciitcnlia » de saint Raymond de Pengafort, dans Ephemer.
theoloq. I ovanienses, t. v, 1928, p. 49-72; le même, La doctr.
péni'enl. de sainl Raymond de Pengafort, dans Analecla
sacra Tarruconcnsia, 1. iv, 1928, p. 121-182; le même.
« Summa de matrimonio » S. Ragmundi de Pengafort, dans
Monographin' juridiciv ex cphcmrride « Jus ponlificium «
excerptw, IIe sér., l'asc. 9, Rome, 1929.
A. Teetaert.
RAYNALD Marc-Antoine, frère mineur conven-
tuel. Originaire de Faenza, il appartint à la province
de Bologne, dans laquelle il régit plusieurs gymnases
et couvents, enseigna la théologie et la philosophie
et exerça la charge de provincial depuis 1597 jus-
qu'à sa mort, en 1599. Il est l'auteur d'un C.ommen-
larius in Inm librum Physiconim Aristotelis, dont
J.-H. Sbaralea a vu un exemplaire manuscrit dans la
bibliothèque du couvent de Saint-François à Bologne.
D'après le même J.-H. .Sbaralea il aurait composé
un commentaire sur les autres livres de la Physique
d'Aristote et d'autres ouvrages non encore retrouvés.
Il faut lui attribuer aussi quelques Carmina en latin.
J.H. Sbaralea, Supplem.ad scriptores ord. min., t. n, Rome,
1921. p. 208; !.. C.arhoni, De paclftcatione et dileclione ini-
micorum, Florence, 1583 ; J. Franchini, Biblio.iofta c memo-
rie Ic'.l. di scritlori francesc. courent, ch'hanno scrillo dopo
l'anno 1585, Modène, 1093, n. 14G.
A. Teetaert.
RAYNAUD Théophile, jésuite, l'un (les plus
célèbres et des plus féconds théologiens et auteurs
ecclésiastiques du xvii« siècle.
I. Vie. Né à Sospello, dans le comté de Nice,
(aujourd'hui Sospel, Alpes-Maritimes), le 15 novem-
bre 1583, ou peut-être plus exactement 1587 (Som-
mervogel. Hurler, cf. Opéra omnia, t. VI, p. (128), il
entra dans la Compagnie (province de Lyon) vers la
fin de 1602, enseigna les Ici 1res au collège d'Avignon,
puis, ordonne prêtre en 1613, professa au collège
lyonnais de la Trinité la philosophie pendant six ans
et la théologie pendant huit ans.
lui 1631, le P. Raynaud vint à Paris, appelé par le
prince Maurice de Savoie, qui l'avait choisi pour confes-
seur. Le cardinal de Richelieu s'étant montré très
irrité d'attaques dirigées contre sa politique d'alliance
avec les protestants par un jésuite espagnol, Hurtado
de Mendoza, le P. Maillan, récemment nommé confes-
seur de Louis XIII, proposa au P. Raynaud de réfuter
l'ouvrage espagnol; celui-ci refusa (Fouqueray, His-
toire de la Comp. de Jésus en France, t. iv, p. 395, n. 4),
ce qui le rendit suspect à Richelieu et le lit rentrer à
Lyon.
Envoyé à Chambéry, il quitta bientôt la Savoie
devant les démarches du Sénat, désireux de le donner
comme successeur au frère de saint François de Sales
sur le siège épiscopal de Genève. Il y revint en 1639
et encourut de nouveau la colère de Richelieu pour
avoir secouru un confrère, le P. Monod, enfermé à la
demande du tout puissant ministre dans le château de
Montmélian; il en résulta que la cour de Savoie retint
le P. Raynaud trois mois en prison. Quand il en fut
sorti et comme il se rendait à Rome, des imprudences
de langage — elles semblent lui avoir été coutumières
— le firent garder six mois à Avignon dans une cham-
bre du palais pontifical.
Le P. Raynaud put cependant parvenir à Rome
et y fit un bref séjour. Il y retourna une seconde fois
en 1645, mais en partit précipitamment quand le
pape le pressa d'entreprendre la réfutation du traité
de Pierre de Marca, futur archevêque de Toulouse et
de Paris, le De concordia sacerdolii cl imperii, paru
en 1641 et mis à l'Index le 7 avril 1642. Revenu une
troisième fois à Rome sur l'invitation du Père géné-
ral, il y professa quelques mois la théologie positive.
Fort éprouvé par le climat, il n'y put demeurer et
passa les vingt dernières années de sa vie à Lyon.
Il s'y dévoua avec grand succès à la direction de la
congrégation des Messieurs, au ministère de la confes-
sion, à la composition et à la revision de ses nombreux
ouvrages. Son jubilé sacerdotal de cinquante ans fut
célébré solennellement en 1653 : à sa messe, dans la
chapelle de la congrégation, le P. Girin, cordelier de
l'Observance, prononça en sa présence un discours
terminé par son panégyrique; il est reproduit, avec
un autre éloge composé par le P. Roniel, jésuite, au
t. vi des Œuvres complètes, p. 621 et 628. Le P. Ray-
naud mourut à Lyon, au collège de la Trinité, le
31 octobre 1663. D'après Moncony s, Voyages, IRpart.,
p. 394-397, les bruits les plus diffamatoires coururent
en Allemagne sur cette mort; la vérité est qu'elle fut
au contraire fort édifiante. Malgré son caractère vif
et même violent et son esprit volontiers original et
caustique, le P. Raynaud laissa la réputation d'un
excellent religieux, dévoué à l'Église, attaché à sa
vocation et à son sacerdoce, d'une ardeur extrême au
travail, d'une remarquable réserve dans ses mœurs.
II. Caractéristiques. — La réputation de l'écri-
vain fut de son vivant plus grande encore : le P. Ray-
naud passa aux yeux de ses contemporains pour « un
des plus savants hommes et des plus grands théolo-
giens de son siècle » (abbé Lambert). Guy Patin l'ap-
pelle « un grand maître ». Dans l'imprimatur donné aux
œuvres complètes, Mgr de Yillcroy, archevêque de
Lyon, déclare « l'avoir pendant sa vie toujours honore
comme le premier théologien de son âge ». Le Journal
des savants, 1667, p. 79, lui reconnaît, avec une rare
application à l'étude, prolongée jusqu'à la vieillesse,
« un esprit hardi et décisif, une imagination vive et
une mémoire prodigieuse. Mais il était trop piquant et
trop satirique, ce qui lui avait attiré l'inimitié de
quantité de gens. Sa grande érudition lui fournissait
une quantité de traits sur toutes sortes de matières;
mais souvent il s'éloigne du sujet sur lequel il s'était
proposé d'écrire... » Ellies Du Pin, Bibliothèque...
IIIe part., p. 271, après avoir signalé lui aussi « sa
grande lecture et sa mémoire prodigieuse », lui repro-
che de manquer « de goût, de jugement et de discerne-
1825
RAYNAUD
1826
ment. 11 ne fait aucun choix des auteurs qu'il cite et
se contente de compiler quantité de passages et de
citer beaucoup d'auteurs anciens et modernes, bons
et mauvais sans aucune critique... 11 est extrêmement
diffus... 11 s'éloigne souvent du sujet dont il s'était
proposé d'écrire; il a des pensées et des tours extraor-
dinaires et bizarres; il avait la plume extrêmement
satirique et mordante et ses ouvrages sont pleins
d'aigreur et de termes injurieux. Son style n'est pas
moins extraordinaire, il affecte de se servir de termes
hors d'usage et de mots tirés du grec, il emploie sou-
vent des expressions triviales... Tout cela, conclut
Du Fin, n'empêche pas que ses ouvrages ne soient quel-
quefois d'usage et qu'il ne soit bon de les consulter,
quand on veut étudier les matières qu'il a traitées. »
Notre âge souscrirait volontiers à ce jugement en
somme peu favorable, si même il n'en accentuait la
rigueur. Égalé jadis aux Petau et aux Sirmond, le
P. Raynaud est maintenant bien oublié. Son manque
de critique, l'obscurité et l'affectation de sa langue,
ses perpétuelles digressions, l'outrance déplaisante de
sa polémique enlèvent presque tout leur prix à sa
verve pittoresque, à sa curiosité d'esprit parfois ori-
ginale, à son érudition incontestable mais trouble.
Sur aucune des grandes questions théologiques,
croyons-nous, il n'est plus invoqué; ses travaux ne
gardent quelque intérêt qu'en des points secondaires
(le mensonge, le martyre, l'histoire ecclésiastique de
Lyon, le costume liturgique...). Notons encore que ses
démêlés avec l'Index et ce qu'il en écrivit sont impor-
tants pour l'histoire de cette institution et de son
action en France.
Far ses qualités et ses défauts, le P. Raynaud reste
en défnitive un type très représentatif de toute une
classe de théologiens et d'érudils, combattifs, abon-
dants et curieux, qui ont marqué jadis et n'ont pas
été sans contribuer à mettre de l'ardeur et de la vie
dans les sciences religieuses.
III. Œu\pes. — La liste des ouvrages, très divers
de genre et de dimension, composés par le P. Raynaud
durant près de quarante-cinq ans d'intense activité, ne
tient pas moins de trente colonnes et de cent numéros
dans Somme rvogel; nous ne pouvons qu'y renvoyer.
Dans les dernières années de sa vie, le 1'. Raynaud,
retiré à Lyon, avait entrepris une édition d'ensemble
de ses oeuvres revues, corrigées, complétées soit par
des additions, soit par des travaux inédits. La mort
empêcha l'entière exécution de son dessein. Un de ses
confrères, le P. Jean Bertet, termina l'édition et la lit
paraître, non sans difficultés, en 1665, à Lyon, sous le
titre : Thvophili Rmjnaudi, Sccielalis Jesu theologi,
opéra on nia, tum hactenus inedila quam alias excusa,
longo aulhoris labore aucta et emendata... sumptibus
Horalii Eoissiat ei Georgii Remeus, 19 tonus in-fol.,
le dernier ne contient que des tables. Un t. xx fut
ajouté en 1669, formé d'une revue critique faite parle
Père de ses propres ouvrages et, d'autre part, de divers
écrits, la plupart de caractère très polémique et non
avoués de son vivant par l'auteur. Ce volume était
présenté comme édité à Cracovie chez Annibal Zan-
goyski, mais venait manifestement de la même impri-
merie et des mêmes éditeurs que les dix-neuf autres.
Sans donner tout le détail des vingt volumes, nous
en citerons les titres et en indiquerons le contenu géné-
ral ainsi que, ■ — s'il y a lieu avec la date de la pre-
mière publication, ■ — les ouvrages plus importants
ou plus curieux, qui y sont présentés.
T. i. Thcologia Patrum... Chrislus Deus homo; t. il.
De altribulis Christi. — Ces deux premiers tomes,
le 1er paru à Anvers en 1652, le 2e inédit, constituent
une christologie développée.
T. m. Moralis disciplina ad prœslruendam theolo-
gise practicœ ac jurisprudentiee viam.
T. IV. De virtulibus et vitiis. — Ce sont deux traités
de morale plus philosophique que théologique, qui
avaient été publiés à Lyon, l'un en 1629, l'autre en
1631. Raynaud y traite surtout des principes, sans des-
cendre à la casuistique, et s'y montre plutôt rigoureux.
T. v. Theologia naluralis siue enlis creali et iiicreali
intra supreniam abslraclionem ex nalurœ lumine in-
vcstigalio. A celte théologie naturelle, de forme très
métaphysique, parue à Lyon en 1622, est joint un
opuscule plus pratique Scalœ a visibili creatura ad
Deum (Lyon, 1624).
T. vi. Eucharislica. Ce tome comprend six écrits se
rapportant à des matières eucharistiques. Le 3e,
Exuviee panis et vini in eucharislia (inédit) défend
l'existence réelle des accidents ou espèces eucharis-
tiques contre la philosophie cartésienne. — Le 4e,
Chrisliaiuwi sacrum acathistum (Lyon, 1661) attaque
l'usage de donner des chaises et de s'asseoir pendant
le sacrifice de la messe. ■ — Le 8e, De la missa et de
prœrogativis christiunœ Penleccslcs (Lyon, 1658) pré-
tend prouver que la première messe après la Cène a
été célébrée le jour de la Pentecôte; à ce propos il est
traité de la lre messe de chaque prêtre et du jubilé
sacerdotal de cinquantaine; le panégyrique du P. Gi-
rin et l'éloge du P. Bonniel, dont il a été parlé plus
haut, y sont joints. — Le 6e, De communione pro
morluis traclatus (Lyon, 1630) soutient que la commu-
nion des fidèles n'a pas d'effet satisfactoire direct pour
les fîmes du purgatoire; il fut censuré à Rome (18 dé-
cembre 1646), mais l'éditeur obtint en 1664 la permis-
sion de le corriger et de le réimprimer, (cf. t. xi).
T. vu. Marialia. Cinq traités ayant pour objet les
perfections ou le culte de la sainte Vierge. Le 2e, Sca-
pulare Marianum illustration eldefensum (Paris, 1654)
fut écrit contre Launoy à la prière du procureur géné-
ral des Carmes; il valut à son auteur, à sa mort, des
prières de tout l'ordre. Le 3e est une défense du privi-
lège de l'immaculée conception, Disserlalio de retinendo
tilulo in n acululœ conceptionis, Cologne, 1651. Le der-
nier, O Parascevaslicum, etc.. (Lyon, 1661) donne le
précis de sept sermons prêches sur les sept antiennes
solennelles 0 qui précèdent la fête de Noël; le P. Ray-
naud ne prit que cette seule lettre pour sujet.
T. vm. Hagiologium Lugdunense concerne l'his-
toire religieuse lyonnaise et renferme onze traités ou
dissertations.
T. ix. Hagiologium exoticum. Six traités sur divers
saints, sur le bon Larron, Judas, l'ange gardien.
T. x. Pontifîcia. Cinq dissertations sur les titres des
papes, sur certaines bénédictions pontificales (Agnus
Dci, Rose d'or, etc.), contre l'erreur du souverain
pontificat attribué comme à un seul sujet à saint
Pierre et saint Paul. Une phrase, « saint I'icrre et
saint Paul, ces chefs de l'Église qui n'en font qu'un »,
mise par Bareos dans la préface du livre d'Arnauld,
De la fréquente communion, souleva de vives discus-
sions et donna lieu à une condamnation du Saint-
Office, décret du 2 janvier 1647, Denz.-Bannw. n. 1091.
L'opuscule du P. Raynaud, De bicipiti Ecclesia sub
S S. Pelro et Paulo, etc., parut cette même année à
Rome.
T. xi. Critica sacra. Neuf traités dont le plus remar-
quable est une étude sur la censure des livres, De justa
et injusla confixione librorum seu Erotemala de bonis et
malis libris, (considérations sur les livres à condamner,
conduiteà tenir par les censeurs, etc.). Deux ouvrages
du P. Raynaud avaient été mis à l'Index en 1646, le
De marlijrio per peslem, cf. t. xvn, et VError popularis
de communione pro morluis, cf. t. vi. En 1653 il fit
paraître à Lyon ces Erotemala pour protester et expo-
ser ses idées sur la censure des livres. A leur tour les
Erotemala furent condamnés par décret du 3 février
1 659, spécialement à cause d'une censure satirique du
1827
R A Y N A U D
1828
s> mbole des Apôtres, que le P. Raynaud avait du
reste empruntée à un théologien anglais. Voir Som-
inervogel, n" 4. Des démarches faites vers la fin de sa
vie aboutirent à une permission de réimprimer les
trois ouvrages après corrections (décret du 20 mars
1664). Les textes primitifs, y compris le Credo sati-
rique sont reproduits dans le t. xx, p. 120 sr[. Le
t. xi se termine par des Tabulée chronologicie de l'his-
toire ecclésiastique et profane, qui avaient été, sous
une forme moins complète, la première publication
du P. Raynaud (Lyon, 1619).
T. xn. Miscella. Trois traités moraux sur les abus
dans la distribution et l'usage des bénéfices, — la fré-
quentation des femmes par les ecclésiastiques, — - la
calomnie, ses procédés et les manières de s'en défendre.
T. xiii. Philologica. Huit écrits sur diverses ques-
tions curieuses; citons le 2e, De stigmalismo sacra et
profano (Grenoble, 1 6 17), le 5e, éloge, quelque peu inat-
tendu chez un tel auteur, de la brièveté, le 8e, traité
copieux De pilieo cxlerisque capitis legminibus lam
sacris quam profanis (Lyon, 1655).
T. xiv. Opuscula moralia. Six traités : le Ie", De ho-
nore judicis... dédié au parlement d'Aix et auquel sont
jointes diverses pièces, expose l'obligation qu'ont les
juges de rétracter une sentence injuste; il fut écrit à
l'occasion d'une condamnation portée par le parle-
ment d'Aix contre le traité De Immunitate Cyriaco-
rum, cf. t. xx ; — le 3e, De sequivocalione et menlali
restrictione..., est dirigé contre le bénédictin anglais,
Jean Rarnesius, pour défendre Lessius ; d'abord publié
à Lyon, en 1627, sous le titre Splcndor veritalis
nwralis... collatus cum lenebris mendacii et œquiuoca-
lionis, et sous le nom de Stephanus Emonerius, il fut
reproduit à la suite de diverses éditions du De justitia
de Lessius; il a été mis à l'Index, bien après la mort
du P. Raynaud, par décret du 21 novembre 1681,
(voir pour les détails de cette condamnation, Reusch
Der Index, t. Il, p. 405). — ■ Les 5e et 6e opuscules de ce
tome traitent De ortu infantium contra naluram per
sectionem cœsaream (Lyon, 1630) et De triplici eunu-
chismo : an ob musicam exsectio puerorum licita ?
(Dijon, 1655).
T. xv et xvi. Ileleroclita spirilualia et anomala pie-
talis, ad solidœ pielatis regulam dirccla. Recueil et
examen en quatre parties de diverses superstitions
concernant Dieu, la Vierge, les saints, les âmes du pur-
gatoire, les sacrements et les sacramentaux, les vertus
chrétiennes, la vie religieuse. C'est une édition, très
augmentée, croyons-nous, de deux ouvrages publiés
l'un à Grenoble en 1646, l'autre à Lyon en 1654.
T. xvii. Ascetica. Six traités sur diverses questions
se rapportant à la vie religieuse.
T. xvm. Potcmica. Neuf traités parmi lesquels nous
citerons : Noua liberlatis explicatio... (Paris, 1632)
contre l'ouvrage de l'oratorien Gibieuf, De libertate
Dei et crcalunv (1630). — Arnaldus de Dri.via redivivus
in Arnaldo de Lutelia (inédit) contre Antoine Arnauld.
De exsolulionc a votis religionis subslanlialibus dis-
sertatio apologelica pro S. Ignalio Loyola, une Ici Ire
du 1'. général J.-P. Oliva (10 juillet 1666) protesta
contre la publication de cet opuscule inédit (cf. Dôl-
linger-Reusch, Ceschiclite der Moralslreiligkeilen, t. n,
p. 355), — Joannes Lonoyus, Hercules Commodianus
repulsus (Aix, 1646), contre Launoy, comparé à l'em-
pereur Commode s'habillant en Hercule pour taire
croire à sa bravoure, - — De rnartyrio per pestem
(Lyon, 1630), destiné à prouver que ceux qui meurent
au service des pestiférés sont de véritables martyrs;
ce traité fut mis à l'Index le 18 décembre 16 16; la
réimpression en fut permise après correction v\\ 1664,
cf. t. xi ; diverses pièces se rapport nul aux polémi-
ques du P. Raynaud sur ce sujet qui lui était cher se
trouvent au tome xx.
T. xix. Indices générales. Ces tables sont au nom-
bre de dix-sept, « la plupart, note Niceron, assez inu-
tiles... Celles des matières, qui devrait être la plus
complète et la plus exactement faite, est la plus courte
et la plus légère » (Mémoires, p. 286).
T. xx. Apopompseus, admodum rara conlinens,
lonius vigesimus et poslhumus per anonimum novis-
sime digestus, Cracovie (en réalité : Lyon), 1669. Le
nom d' Apopompseus fait allusion à la victime que les
juifs chargeaient de malédictions et chassaient dans
le désert, Lev., xvi, 10. Ce tome est surtout destiné à
recueillir des œuvres, la plupart violemment polé-
miques, que le P. Raynaud n'avait pas signées et dont
quelques-unes avaient été frappées par l'Index. Il
s'ouvre par un examen critique, fait par l'auteur lui-
même, de ses ouvrages, parus dans les 18 premiers
volumes et intitulé Sijntagma de libris propriis.
Parmi les treize écrits qui suivent, nous signalerons
les suivants : Calvinismus besliarum religio, contre
le calvinisme et le dominicain Rafiez; publié à Paris
en 1630, sous le nom du R. P. de Rivière, augus-
tinien, il fut mis à l'Index par décret du 26 avril 1632;
— • deux opuscules où le P. Raynaud discute la dé-
fense faite par l'Inquisition d'écrire sur les matières
de la grâce et cherche à montrer qu'elle est périmée
ou demande au pape de la supprimer; — divers écrits
de controverse à propos de la communion pour les
morts ou du martyre par la peste; l'un d'eux, dirigé
contre Thomas Hurtado, Theologia antiqua de vera
martyrii notione, parue sous le nom de Leodegardus
Quintinus Heduus, Lyon, 1656, a été mis à l'Index
par décret du 27 mars 1658; — une dissertation pro
Francisco Suare sur l'absolution donnée à un malade
après confession épistolaire; publiée en 1655 à la suite
du Traclatus de vera inlelligenlia auxilii ejficacis de
Suarez, elle fut aussi mise à l'Index par décret du
10 juin 1658; — une violente diatribe contre les domi-
nicains, les accusant, grâce à leur position dans l'In-
quisition romaine, de mettre les autres à l'Index et de
s'en préserver eux-mêmes, alors qu'ils mériteraient
par leurs ouvrages et leurs actes bien des censures; cet
ouvrage, intitulé De immunitate Cyriacorum a censura
(Cyriaei est l'équivalent grec de Dominicani), fut
publié par le P. Raynaud peu avant sa mort sous le
pseudonyme de Petrus a Valle Clara, S. T. D. ; il fut
désavoué, d'après Quétif et Échard, t. ir, p. 605, par
une lettre du P. général J.-P. Oliva, en date du
22 mai 1662, au P. provincial de Lyon, mis à l'Index
par décret du 20 juin 1662 et condamné au feu par les
parlements d'Aix (cf. t. xiv) et de Toulouse. — Deux
traités terminent ce tome complémentaire des œuvres :
Hipparchus de religioso negolialore (Francfort, 1642) et
Autos epha, os Domini locutum est (Lyon, 1665), exhor-
tation faite aux jansénistes de se soumettre à la consti-
tution d'Innocent X.
L' Apopompseus reproduisait sans permission quatre
écrits condamnés par l'Inquisition romaine; il fut lui-
même mis à l'Index par décret du 1er septembre 1671,
les deux derniers traités que nous venons de citer
claid exceptés de la condamnation, à condition d'être
publiés à part.
Il faut enfin ajouter que le P. Raynaud a en outre
édité quelques ouvrages de Pères ou d'auteurs ecclé-
siastiques, saint Anselme, Léon le Grand, Maxime de
Turin, Pierre Chrysologue...; voir Sommervogel,
n. 11, 19.
Sommervogel, Bibl. de lu Comp. de Jésus, t. vi, col. 1517-
1550; Hurler. Nomenclator, :\- édit., t. m, col. «78-984;
Journal des savants, 14 mars 1067, p. 69 sq. (abbé Gallois);
l'. Bayle, Dictionnaire historique et critique, 3" édit., Rotter-
dam, 1720, t. m, p. 2420-2424; EUles du Pin, Bibl. des
auteurs eeclés. du A" 17/' siècle, 1708, III" partie, p. 185-271 ;
Niceron, Mémoires..., t. xxvi, 1734, p. 268-293; Lambert,
1829
R A Y N A U D
R E A D I N G
1830
Histoire littéraire du siècle de Louis XIV, t. i, 1751, p. 31-
17; Michaud, Biographie universelle, t. xxxv, p.267(Weiss);
Reusch, Der Index..., 1885, t. n. p. 434-441, etc.; H. Fou-
queray, Histoire de la Comp. de Jésus en France, t. v, 1925,
p. 281.
R. BROUILLARD.
RAYNIER Caroli, frère mineur conventuel ita-
lien du xvne siècle. Originaire de Rimini, il appartint
à la province de Bologne, qu'il gouverna de 1674
à 1677, et fut maître en théologie. Il est l'auteur des
ouvrages : De immaculala B.M. V. conceplione en 2 vol. ;
Traclalus verilatum fundamenlalium ord. min. conven-
lualium, Rimini, 1693; Arborum enaligasis, qua status
religionis franciscanœ ab initio usque ad hsec tempora
reprsesentatur, Rimini, 1697, in fol., dédié au général
Félix Rotundo.
D. Sparacio, I'rammenti bio-bibliografici di scritt. ed aulo-
ri conuentuali dagli ultimi anni del 600 al 1900, Assise, 1931,
p. 51-52;- J. Franchini, Bibliosofia, Modène, 1693. p. 574.
A. Tfftafrt
RAZENRIEDT ou RATZENR IEDT Qeb-
hard, né à Razenried (Wurtemberg) en 1583, entra
dans la Compagnie de Jésus en 1603. Après avoir
enseigné pendant sept ans les humanités et la rhéto-
rique, il fut recteur à Eichstâdt (1621-1631), régent
à Ingolstadt et recteur à Augsbourg (1637-1641). Il
remplit ensuite les fonctions de confesseur de l'archi-
duchesse Isabelle Claire Eugénie, fille de Philippe II,
et mourut à Mantoue le 14 août 1652.
Razenriedt publia de nombreux ouvrages de
l'on traverse contre les protestants, (loutre un pamphlet
du prédicant protestant Laurent L;elius intitulé
Scriplura loquens (Nuremberg, 1629), il écrivit en 1629
et 1630 huit opuscules (voir les titres dans Sommer-
vogel) qu'il réunit ensuite en un volume : Lselius de
amicilia cum heeresi contracta convictus. in-12, .Mu-
nich, 1631; ils ont pour objet de répondre aux atta-
ques de L;elius contre l'Église, de prouver le pouvoir
suprême du pape, de réfuter la doctrine protestante
que la Bible est l'unique source de la révélation. Plu-
sieurs autres ouvrages écrits en allemand sont des-
tinés à prouver par la foi et la pratique constante de
l'Église les principaux dogmes attaqués par les pro-
testants : Cœna Domini, in-4°, Straubing, 1645; Pur-
gatorium, in-12, Straubing, 1646; Maria mater admi-
rabilis, in-12, Ingolstadt, 1617; Wegiveiser :u der
redit und waren au) Pelrum (Math. 16) gebaulen Kir-
chc, in-12, Straubing, 1618. Aux attaques du pro-
testant Théodose Wider contre l'eucharistie il répon-
dit par un ouvrage dont le titre, selon la mode de
l'époque, commence par un jeu de mots (Wider =
bélier) : Aries inler vêpres victima. Pro Filio Dei et
hominis in SS. Eucharistia adorando, sumendo, sacri-
fleando, in-4°, Ingolstadt, 1648.
Sotwell, Bibl. scriploruni Soc. Je.su, p. 284-285; Sommer-
voRel, Bibl. de la Comp. de Jésus, t. vi, col. 1551-1553;
B. Duhr S. J., Geseliiehle der Jesuiten in den tandem deut-
scher Zunge, t. n a, p. 228, 239, 610; t. n b, p. 504.
J.-P. Grausem.
RAZZI Séraphin, dit RADIUS, dominicain
de Saint-Marc de Florence, mort en 1613. Il écrivit
allègrement de nombreux ouvrages d'histoire, de
parénétique, de philosophie et de théologie. En his-
toire, l'histoire sainte et l'histoire de son ordre eurent
naturellement sa préférence. En parénétique outre de
nombreux sermons et des travaux d'Écriture sainte il
a publié divers volumes de poèmes religieux : //
Rosario delta Madonna..., Florence, 1583, etc. En
philosophie il a écrit sur la logique et surtout sur la
cosmologie. En théologie, outre des travaux demeurés
manuscrits sur les anges et l'incarnation, il a composé
un ouvrage de morale pratique : Cento casi di cons-
cienzia slampali, Florence, in-8°, 1578 et 1585, Ve-
nise, Gênes, etc. souvent réédité, et surtout un traité
sur les lieux théologiques : De locis theologicis prœlec-
tiones, quibus RR. D. Melchioris Cano, O. P. de eisdem
eruditio omnis compressius tamen, ac magis arcle col-
ligilur, atque explicalur cum vindicationc quorumdam
gratrissimorum palrum, qui ab ipso D. Canariensi epis-
copo passim in suo alioqui erudilissimo opère sigil-
lantur atque reprehenduntur; auctore F. Scraphino
Radio, O. P.. ac gymnasii Perusini in sedibus S. Do-
minici régente primario, Pérouse, 1603, in-4°, 409 p.
Quc'tif-Échard, Scriptores ord. i>r;vdicatorum, t. n, 1721,
p. 386-387.
M. -M. Gorce.
READING (Jean de), frère mineur anglais du
xive siècle, qu'il faut distinguer de Jean de Reading,
abbé d'Osney, qui entra chez les frères mineurs à
Northampton en 1235 (cf. Thomas de Eccleston, Trac-
tât, de adventu fr. minorum in Angliam, éd. A. G. Little,
dans Collecl. d'études et de docum., t. vu, Paris, 1909,
p. 24), et d'un autre Jean de Reading, qui, en 1229,
était visiteur en Allemagne et en 1231 provincial de
Saxe (cf. Fr. Jordani Chronica, éd. H. Buehmer, dans
Collecl. d'études et de docum., t. vi, Paris, 1908, p. 49-
54). D'après une liste des lecteurs de l'école francis-
caine d'Oxford, notre Jean de Reading appartint à
l'école des mineurs d'Oxford, où il fut le 45e lecteur
(Th. de Eccleston, op. cit., p. 70). La même chronique
apprend qu'il succéda à Thomas de Saint-Dunstan et
eut pour successeurs Jean de Yornton et Richard de
Drayton. Bien que le Commentaire sur les Sentences
de Jean de Reading soit tout à fait impersonnel,
comme d'ailleurs la plupart des œuvres scolastiques,
et ne fournisse aucune donnée biographique certaine à
son sujet, il résulte du prologue, q. v, où il reproduit
une explication verbale que Duns Scot lui aurait don-
née, qu'il aurait connu personnellement le Docteur
subtil. Ce texte est édité par E. Longpré, O.F.M.,
Jean de Reading et le bienh. Jean Duns Scot, dans La
France franciscaine, t. vu, 1924, p. 102-103. Quant à la
date de l'enseignement de Jean de Reading, elle peut
être fixée approximativement grâce à des données
certaines antérieures. Nous savons en effet qu'en 1314
Jean de Wilton occupa la chaire franciscaine à Oxford.
Comme d'un côté Jean de Wilton occupe la quaran-
tième place sur la liste des lecteurs dans la Chronique
d'Eccleston (éd. cit., p. 69) et que, d'un autre côté, il
est certain que la durée normale du lectorat ne pouvait
être inférieure à une année, il s'ensuit que Jean de
Reading, qui, d'après la liste citée, fut le 45e lecteur,
ne peut avoir enseigné les Sentences avant 1319.
D'Oxford Jean de Reading passa à Avignon, proba-
blement en 1320, pour y occuper la chaire du Studium
générale des franciscains. Il y était certainement aux
environs de 1323, puisque, parmi les consultations don-
nées par Jean XXII aux évêques et théologiens avant
la publication de la décrétale Anliquœ concertai ioni du
1er décembre 1323, on lit celle de Jean de Reading
dans le ms. 79, fol. 56 v°-58 r°, de la bibl. Alexandrine
de Rome. De ce que dans son Commentaire sur les Sen-
tences il cite, comme exemple d'une boisson amère,
appétible en tant que favorisant la santé, celle que
se fabriquaient les habitants de la Terre du Labour
contre le choléra, la question peut se poser si Jean de
Reading n'a pas séjourné également dans l'Italie
méridionale. On peut trouver ce texte dans E. Long-
pré, art. cit., p. 104, n. 4. Il mourut à Avignon à une
date inconnue et y fut enterré d'après la Chronique
d'Eccleston, éd. cit., p. 70.
Jean de Reading a composé un Commentaire sur le
premier livre des Sentences, dont le prologue extraordi-
nairement développé (fol. 1-117 r°) et le commentaire
jusqu'à la dist. V sont conservés dans le ms. Conv.
soppr. D. IV. 95 de la bibl. nationale de Florence,
dont le P. Longpré a donné une description assez
1831
READING
1832
complète, arl. cit., p. 105-108. Il débute : Quia secun-
dum Augustinwn, VI Confessionum, c. v, ad inve-
niendam siquidem veritatem, opus erit nobis auclorilas
sacrarum Scripturarum, in quibus traclatur specialiler
de cognilione ullimi finis, ideo quwro primo de isla
cognitione et Scriplura tria secundum ordinem; il finit :
Non aulem dicil quod verbum est amor et nolilia,
fol. 279 r°. Ce manuscrit, d'après E. Longpré, re-
monte à la première moitié du xne siècle et semble
d'origine anglaise. Rien que jusqu'ici une minime
partie du Commentaire sur le premier livre des Sen-
tences ait seule été retrouvée, il résulte cependant des
renvois que l'auteur fait dans les premières questions
aux distinctions ultérieures, par exemple à la dist.
XVIII (fol. 271 v°) et à la dist. XXXI (fol. 291 v°),
qu'il a terminé ce commentaire. Que Jean de Rcading
ait commenté les trois autres livres des Sentences,
nous ne le pouvons point prouver avec certitude aussi
longtemps que ce commentaire ne sera pas découvert.
Nous pouvons toutefois affirmer qu'il a eu l'intention
de commenter au moins le 1. II, comme cela résulte
des déclarations faites dans la partie retrouvée, telles :
ut alias palebil, libro II (fol. 16 v°) et : sicul palebil
libro II in maleria de individuatione (fol. 191 r° et
203 V).
Le manuscrit présente un intérêt tout spécial à
cause des nombreuses notes marginales, en général de
première main, qui s'y lisent, surtout au Prologue des
Sentences. Grâce à ces précieuses indications, en efTet,
il nous est possible de déterminer les scolastiques que
Jean de Reading approuve ou combat et de « recons-
tituer ainsi une page très intéressante de l'histoire
philosophique et théologique de l'école franciscaine
d'Oxford ». E. Longpré, arl. cit., p. 106. D'après ce
même auteur, dans les Questions du Prologue des Sen-
tences, dont il donne d'ailleurs la liste (arl. cil., p. 107),
Jean de Rcading étudie avec grand • oin « les problèmes
les plus importants relatifs à la connaissance abstrac-
tive et intuitive, à la nature de la science, au rapport
de la théologie et des sciences » et s'y oppose direc-
tement à Guillaume d'Oc am. Jean de Reading se
montre dans son commentaire un disciple fidèle de
Duns Scot, dont il fut d'ailleurs l'ami et dont il cite
un grand nombre d'ouvrages : les Quœsliones in Mela-
physicam, le De primo principio, l'Opus Cxonicnse, les
Reportala Parisiensia et un Quodlibel, de sorte que ce
commentaire présente un intérêt spécial pour la déter-
mination de l'authenticité des œuvres du Docteur
subtil. Ailleurs il fait appel à un texte du Prologue
écrit de la main de Scot. Quant à la date de compo-
sition du commentaire sur le 1. I, il résulte des indi-
cations trouvées dans la partie conservée que Jean
de Reading doit l'avoir achevé pendant la période de
son enseignement à Avignon. Les deux maîtres fran-
ciscains qui lui ont succédé à Oxford, Jean de Vorton
et Richard de Drayton, y sont allégués longuement.
Ensuite il y combat la tendance nominalisle de
Guillaume d'Occam, dont les Questions sur les Sen-
tences semblent avoir été rédigées entre 1318 et 1320.
Enfin Gauthier de Catton, dont le Commentarius in
lVm Sentenliarum fut achevé peu après la bulle Ad
conditorem de Jean XXII (6 décembre 1322), n'y est
jamais cité, bien que, comme Jean de Reading, il
s'attaquât au nominalisme naissant. De ces diverses
données il est permis de conclure, avec E. Longpré,
que la partie retrouvée du Commentaire sur tes Sen-
tences de Jean de Reading fut rédigée entre 1310
et 1322.
Il faut probablement attribuer aussi à Jean de
Reading les fragments de deux Quodlibela, dont le texte
suit celui du Commentaire sur le I. I des Sentences
dans le ms. cité de la bibliothèque nationale de
Florence (fol. 282 r°-309 v°). Du premier Quodlitet
feraient partie les trois premières questions numé-
rotées m, iv et v ainsi que le fragment d'une autre
question (fol. 282 r°-303 v°), tandis que la dernière
question qui s'y lit appartiendrait au deuxième
Quodlibel (fol. 304 r°-309 v°). Les titres de ces ques-
tions sont pour le Quodlibel I, q. m : Utrum manente
eodem actu beatifico cognilivo, possil variari nolilia
cire.a obiecta secundaria (fol. 282 r° sq.); q. iv : Utrum
proprietas consliluens primam personam in divinis sit
formaliler absolula vel relaliva vel relalio (fol. 290 v° sq.);
q. v : Utrum unio nalurœ humanœ in Christo lerminetur
ad naluram vel persenam (fol. 294 V-302 r°); suit alors
le fragment d'une question, qui débute : Est actio de
génère actionis sed quantilas absolula, et termine : cum
super ipsum erigatur demonstratio (fol. 303 r°-303 v°);
pour le Quodlibel II : Utrum primum cognilum a via-
tore via generationis sil Deus (fol. 304 r°-309 v°). On
peut lire Vincipit et Vexplicil de ces différentes ques-
tions dans E. Longpré, arl. cité, p. 108, n. 2. Bien que
l'authenticité de ces questions ne soit pas encore
prouvée avec toute certitude, il résulte cependant
d'une déclaration faite par Jean de Reading, dans le
Prologue aes Sentences, qu'il doit avoir composé des
questions avant la rédaction de son Commentaire,
puisqu'il y renvoie à la troisième question de conceptu :
secundum quod de hoc palet alibi, Illa quœstione de
conceptu (ms. cit., fol. 7 r°). D'après E. Longpré cette
troisième question de conceptu correspondrait à la
question incomplète mentionnée plus haut (art. cit.,
p. 109). Il faut noter enfin que les deux premières
questions du Quodlibel I font défaut dans le ms. cité
et que la quest. îv de ce même Quodlibet a été éditée
par M. Schmaus, dans Der Liber Propu gnalorius des
Thomas Anglicus und die Lchrunlerschicde zwischen
Thomas von Aquin und Duns Scolus, dans Beilrùge
z. Gesch. cl. Phil. u. Theol. d.M.A., t. xxix, Miinster-en-
W., 1930, p. 286*-307*.
En philosophie et en théologie, Jean Reading fait la
critique du nominalisme et se rallie généralement aux
thèses scotistes. Par rapport au caractère scientifique
de la théologie, il combat la thèse qui considère la
théologie comme une science proprement dite et admet
une double évidence en théologie, à savoir l'évidence
extrinsèque c'est-à-dire la certitude de la vérité des
principes théologiques résultant du témoignage divin
et l'évidence négative, c'est-à-dire l'intelligence de la
non-répugnance des vérités théologiques. La théologie
ne peut pas être une science proprement dite, parce
que la certitude qu'elle fournit des vérités de la foi
n'est point obtenue par l'évidence intrinsèque de ces
vérités ni ex lerminis ni ex efjeclu proprio, comme c'est
le cas dans les sciences proprement dites, mais par
l'évidence extrinsèque fondée sur le témoignage divin,
qui est démontré par les miracles avec une certitude
propre aux sciences expérimentales. Voici d'ailleurs
son raisonnement: Dieu, invoqué en témoignage d'une
doctrine ne peut point confirmer cette doctrine par
une œuvre qui dépasse toutes les forces naturelles et
ne peut être opérée que par lui, si cette doctrine n'est
pas vraie. Or Dieu, invoqué en témoignage par les
prophètes, le Christ, les apôtres et les martyrs pour les
doctrines contenu s dans l'Écriture sainte, qu'ils pré
(liaient, a accompli des œuvres, seulement possibles a
sa puissance, à savoir des miracles, pour confirmer
cette doctrine. Donc cette doctrine est vraie. Toute-
fois pour adhérer aux vérités révélées, Jean de Rea
ding exige la fides infusa et la fuies acquisila, qui dis-
pose et incline l'homme à admettre tout ce que Dieu
a révélé. La théologie détermine et établit les vérités
révélées, mais l'adhésion à la révélation en général et
aux vérités révélées en particulier est l'effet de la foi.
Jean de Reading rejette d'une manière catégorique
l'évidence négative.
1833
READING — RÉALISME
1834
Quant à la sainte Trinité, Jean de Reading tient
qu'elle ne peut pas être connue naturellement. Il
combat les théories de Pierre Aureoli et de Guillaume
d'Occam sur les processions immanentes et la génération
en Dieu pour se rallier à la thèse scotiste. Il enseigne,
avec le Docteur subtil, que l'essence est le terme formel
de la génération, de sorte que le Fils reçoit l'esse
formaliter per essenliam et non per filialionem. L'es-
sence divine cependant n'engendre pas et. pour le
prouver, il fait appel à la raison profonde alléguée par
Scot, à savoir, que, si l'essence divine engendrait, il
faudrait admettre la distinction et la division en
Dieu. Comme principe de la génération en Dieu, Jean
de Reading admet, à la suite de Scot, la mémoire ou
l'intelligence, qui est une puissance opérative et pro-
ductive comme la volonté et qui précède celle-ci dans
ses opérations. L'intelligence possède en soi une fécon-
dité suffisante pour produire un effet adéquat sans la
coopération de la volonté. Que la volonté ne puisse
pas être le principe de la génération en Dieu, Jean de
Reading le déduit d'abord de ce qu'un principe fécond
ne peut pas produire deux effets adéquats et ainsi la
volonté, qui est le principe du Saint-Esprit, ne peut
point être le principe du Fils, et ensuite de ce qu'un
effet ne peut pas être causé par deux principes suffi-
sants. D'où il résulte que l'intelligence doit être consi-
dérée comme le principe du Fils et no 1 la volonté.
Cependant, à côté de la mémoire ou de l'intelligence, il
faut admettre aussi la nature comme principe de la
génération en Dieu, parce que le Fils par la génération
est semblable au Père, le générateur. L'Esprit-Saint
procède du Père et du Fils par la volonté, à la manière
de l'amour, dans une activité libre. Contre le Docteur
subtil, Jean de Reading admet le caractère relatif des
principes constitutifs des personnes divines. Celles-ci
se distinguent entre elles non par des propriétés essen-
tiellement identiques et formellement distinctes, mais
par des relations différentes. Ainsi la paternité cons-
titue la première personne, la filiation la seconde, la
spiration la troisième. L'étude des théories de Jean de
Reading présente un intérêt spécial, parce qu'il est
possible, à cause des nombreuses citations que l'on y
rencontre, de reconstituer les thèses des auteuis
contemporains, principalement de Duns Scot, qui y
est toujours désigné par son titre de « Docteur subtil »
et même de rendre avec certitude à leurs auteurs les
ouvrages dont des extraits y sont cités, comme V. Dou-
cet l'a fait pour le Commentaire sur le premier livre
des Sentences de Guillaume Alnwick, O.F.M., dans
Descriptio cod. 172 bibl. communalis Assisiensis, dans
Arch. franc. Iiist., t. xxv, 1932, p. 387-389. C'est sans
conteste une des plus anciennes sources dans lesquelles
le titre de Doclor sublilis est donné au Docteur mariai.
E. I.ongnré, Jean de Bcadinq el le bienh. Duns Seul, dans
La France franciscaine,t. vu, 1024, p. 99-100; le même, Jean
de Rearlinq e it beato Duns Scoto, dans Biv. di filosofta ni <>-
scolaslica, t. x\ i, 1924, p. 1-10; le mdme, Gualliero de Cation,
un maestro francesc. (l'Oxford, dans Studi frane., t. ix, 1923,
p. 101-114: D. E. Sharp, Francise, philosophg al Oxford,
Oxford, 1930, p. 284; A. Lang, Die Wcae der Glaubensbe-
griïndimg bei den Scholaslikern des 14. Jabrhunderts, dans
Beitiaqr z. Gesch. d. Phil. u. Thcol . d. M. A., t. x.xx,
fasc. 1-2. MUnster-en-W., 1931, p. 39, 82. 101-104, 117, 24-1;
M. Sclimf us. I er I iber Pmpugnat. des Thomas Anglicus und
die Lehrunterschiede zwischen Thomas non Aquin und Dans
Scotus, dans la môme collection, t. xxix, MUnster-on-W.,
1930, p. 34; 70-71; 139-141 , 230, 522-525, 664, 286* -307* j
P. Glorieux, I a tittér. quodlibéiique, t. n, Paris, 1935, p. 184 ;
A. G. Little, The qreij friars in Oxford, Oxford, 1892. p. 168.
A. Teetaert.
RÉALISME. — Le réalisme est la doctrine phi-
losophique qui est contenue implicitement dans le ca-
tholicisme et dans la plupart des formes du christia-
nisme. Il s'oppose tantôt au nominalisme, tantôt à
l'idéalisme. L'une de ces deux positions extrêmes, le
nominalisme, tend à nier la valeur des idées, du moins
des concepts: l'autre position extrême, l'idéalisme,
tend à ôter à la connaissance sensible sa valeur absolue
de représentation d'un monde extérieur, sa valeur
indépendante de l'esprit humain.
Le réalisme, non pas naïf mais philosophique et
théologique, comprend ce que chacune des deux posi-
tions extrêmes affirme comme positif et vrai, puisqu'il
admet à la fois la valeur de certaines idées des plus
abstraites et la consistance des faits les plus matériels.
Le réalisme chrétien reconnaît dans les richesses les
plus matérielles de l'univers des traces d'esprit invi-
sible. Selon les circonstances de temps et de lieux, il a
eu à s'opposer à l'un ou l'autre des deux systèmes
extrùnistes; et, par le fait même, il a paru ressembler
à celui de ces deux systèmes qu'il n'avait point à
combattre. C'est comme une sorte d'idéalisme modéré
qu'il s'opposait, au Moyen Age, au nominalisme trop
terre à terre. C'est à titre de pluralisme concret, et
comme légèrement teinté de nominalisme, qu'il s'op-
pose, dans les temps modernes, aux idéalismes outran-
ciers. Dans un sens ou dans l'autre il a toujours été se
complétant, se précisant, se perfectionnant. C'est un
système très riche et qui pourrait sembler un syncré-
tisme artificiel à qui ne saurait voir que ses richesses,
en apparence antinomiques, sont en réalité complé-
mentaires.
Ainsi le réalisme aboutit à la fois à admettre la va-
leur des idées générales, telles que les notions spéci-
fiques, et l'existence d'individus irréductibles aux es-
pèces analogiques dont ils font néanmoins partie. De
même il en vient à considérer que l'esprit humain se
construit son univers dans l'activité de ses idées cl il
continue pourtant à admettre fermement que, dans
l'acte de connaître, chaque esprit possède un reflet
exact de ce qui existe en dehors de lui.
En regard du nominalisme et du réalisme, certaines
philosophies plus modernes, qui nient le problème du
réalisme en rejetant la valeur des sens aussi bien que
celle des concepts, méritent une particulière attention
comme une des formes les plus subtiles et les plus
absolues d'hétérodoxie.
I. Les philosophies grecques et le réalisme chrétien.
II. Le problème du réalisme chrétien et la solution
d'Abélard (col. 1814). III. La thèse hellénistique de
l'unité de l'intellect et le psychologisme concret de
saint Thomas d'Aquin (col. 1849). IV. Le réalisme
concret de Scot et le nouveau nominalisme (col. 1858).
V. Le néo-réalisme scolastiquc : Capréolus, saint Vin-
cent Fenier (col. 1808). VI. De la philosophie réaliste
de la conscience à la critique idéaliste moderne du
réalisme médiéval (col. 1869). VII. Les néo-réalismes et
le réalisme chrétien (col. 1877). VIII. Le blondelisme
et le réalisme intellectualiste et théologique (col. 1881).
IX. La philosophie nouvelle d'H. Bergson et son
apport à la théologie réaliste (col. 1889). X. Accord du
réalisme avec les exigences des sciences positives et
des disciplines historiques (col. 1!)04).
I. Les philosi'phies grecques et le réalisme
chrétien. — Dès qu'il émigra des milieux les plus
populaires du Transtévère romain, des faubourgs
d'Alexandrie ou des campagnes palestiniennes, le
christianisme se trouva entrer en relation ou en conflit
avec des formes de philosophie existantes : matéria-
lisme stoïcien et astrologie déterministe à la manière de
Celse, idéalisme issu d'une simplification de la connais-
sance sensible par la métaphysique platonisante. Il pa-
rut d'abord que les ennemis les plus acharnés du chris-
tianisme s'avéraient parmi les partisans du matéria-
lisme. De fait, il y avait entre les deux vues du monde
une incompatibilité radicale.
Pour ce qui est des rapports entre le platonisme et
1835
RÉALISME. LES P H I LOSO P H I ES GRECQUES
1836
le christianisme le débat fut plus nuancé. Sans qu'il y
ait lieu de réduire les origines chrétiennes au jeu de
quelques mythes platoniciens, comme il fut de mise
chez certains critiques il y a un siècle, on tend de plus
en plus à admettre comme un lointain apparentement,
mieux : un < halo » commun plutôt qu'une atmosphère
commune. Les deux vues du monde pour être vague-
ment apparentées n'en étaient pas moins nettement
discordantes. Divers historiens récents de la philoso-
phie ont compris qu'il y avait, avec le christianisme,
une rupture dans l'idéal spéculatif ou religieux de l'hu-
manité, soit qu'on ait considéré, avec M. Emile Bré-
hier, comme une « intrusion » de la philosophie chré-
tienne, soit qu'on ait parlé, avec Pierre Lasserre, du
Drame de la métaphysique chrétienne, soit qu'on ait dé-
noncé davantage encore, le divorce entre la théorie
scolastique thomiste de l'essence et de l'existence dis-
tinctes et la science philosophique antique ou contem-
poraine, préféré par M. Louis Rougier dans : La sco-
lastique et le thomisme. Mais, de tous les philosophes qui
ont su pressentir l'irréductibilité des philosophies chré-
tiennes et païennes, celui qui semble avoir décelé la
contradiction avec le plus d'acuité est le P. Laberthon-
nière dans son petit livre : Le réalisme chrétien cl l'idéa-
lisme grec. Laissant de côté l'incompatibilité manifeste
des scientismes et du christianisme sous ses diverses
formes, le P. Laberthonnière a trouvé le moyen de
dégager, de définir, de situer les deux termes, cpii
révèlent le mieux le débat angoissant et délicat : réa-
lisme, idéalisme. Désormais, sous ces désignations géné-
rales, deux courants d'idées vont s'affronter, mêler
leurs eaux, tourbillonner. Ce n'est pas seulement aux
origines chrétiennes que ces deux courants vont ainsi
se combattre. Le christianisme, qui sous sa forme
« intégriste » est réaliste, luttera de toutes ses forces
contre un idéalisme issu de Kant dans les temps mo-
dernes. Mais il est vrai que ce combat philosophique
a commencé plus tôt et qu'il date de ce que l'on a bien
le droit d'appeler en effet l'idéalisme grec issu de
Platon avant Kant. Le christianisme devait le rencon-
trer comme un obstacle, dès son essor, avant de le
briser. Est-ce à dire que le petit livre du P. Laberthon-
nière demeure toujours parfait? Le problème qu'il a vu
ou deviné, en tout cas dont il a désigné les termes
avec bonheur, a-t-il été très exactement situé par lui?
Non. Le Saint-Office le fit savoir, dès 1907, par un
décret qui mettait l'ouvrage à l'Index. C'est que — on
aura l'occasion de s'en rendre compte — le P. Laber-
thonnière, après avoir montré les exigences réalistes
du christianisme, aboutissait à faire dissoudre ce réa-
lisme dans une sorte de demi-relativisme, dans une vue
du monde que beaucoup jugèrent atteinte de la défor-
mation moderniste. A un tout autre point de vue, qui
a aussi son importance, le P. Laberthonnière exagérait
beaucoup lorsqu'il ne voulait voir dans la pensée
grecque pas autre chose qu'un idéalisme selon Pla-
ton. Le réalisme chrétien ne fait que développer le réa-
lisme implicite du sens commun vulgaire, assez réparti
parmi tous les hommes. Chez les Grecs, Aristote
tendait par bien des points de sa doctrine a un réalisme
des plus nets. Plolin, espril religieux mais païen, est
même, à l'époque hellénistique, un philosophe réaliste
qui servira à beaucoup de réalistes de tous les temps.
Par de tels docteurs réalistes, les Crées influeront sur
les plus grands réalistes chrétiens. Saint Augustin doit
beaucoup à Plotin, saint Thomas doit beaucoup à
Aristote. Le P. Laberthonnière qui a VU que le réalisme
convient au christianisme s'est fourvoyé en faisant du
réalisme l'apanage du christianisme seul. On pour-
rait ainsi concevoir une foule de positions philoso-
phiques nullement chrétiennes et qui exigeraient pour-
tant un réalisme ferme. Ces réserves étant faites, et
elles sont d'importance, on peut trouver profil à ana-
lyser, même avec le P. Laberthonnière, un certain
idéalisme latent en beaucoup de pensées grecques, et à
le décrire comme un obstacle au réalisme chrétien; en
sorte que, pour le chrétien, un certain choix philoso-
phique s'imposait.
Le principe le plus général et le plus simple de la
vieille tendance idéaliste des Grecs est tout simplement
la survivance, comme en tout esprit humain, de la
mentalité primitive. La technique de M. Lévy-Brûhl,
telle qu'elle s'est à présent précisée et assouplie, dis-
cerne dans la mentalité des primitifs non pas une men-
talité absolument opposée à la mentalité d'une huma-
nité plus mûrie, mais une sorte d'infantilisme, qui
guette tous les adultes, et qui consiste à user un peu
à tort et à travers des grands principes de la raison. On
a tôt fait de dire : post hoc, ergo propler hoc. Les phéno-
mènes sont facilement liés en séries causales ou bien
ils sont classés en bloc dans la même catégorie parce
qu'ils se ressemblent plus ou moins vaguement. Bref,
on tâche, au petit bonheur, d'utiliser ce fait qu'il y a
des analogies dans l'univers, de quoi, espère-t-on, ren-
dre l'univers compréhensible, évaluable, catalogable.
A partir de cet infantilisme primitif, la pensée
grecque aboutit souvent à ce que l'on peut considérer
comme une toute première adolescence de la pensée.
A ce stade, on maintient, quoique avec plus de doigté,
les mystifications commodes qui permettent de penser
l'univers à bon compte. Le conceptualisme s'est créé
par mesure d'économie pour éviter de penser les multi-
tudes mouvantes des phénomènes. On éliminera, de la
sorte, le mouvement et le temps difficiles à analyser
logiquement. Comme il existe, par ailleurs, des aspects
de profondes vérités éternelles dans le kaléidoscope
toujours changeant de l'univers, on n'en fut que mieux
fondé à se contenter d'une rapide idéalisation de la
nature. Voilà ce qu'a si bien décelé le P. Laberthon-
nière en une remarque qui ne peut être négligée désor-
mais, Réalisme chrétien et idéalisme grec, p. 14-15 :
« Comment arriver à penser le monde, le monde qui
étale sa réalité en multiplicité infinie dans l'espace et
en mobilité sans arrêt dans le temps? » D'aucuns y
renoncèrent à l'époque grecque, qui furent les scep-
tiques. D'autres utilisèrent à leur insu le génie propre
à leur civilisation. La civilisation grecque réduit ou
plutôt fixe toutes ses richesses par la précision de ses
canons. Les philosophes, conformément au génie de
leur race, cherchèrent donc les canons des phénomènes
mouvants. Ils trouvèrent des idées, des abstractions.
« Pour penser le monde, à la réalité des choses ou des
êtres individuels qui ne peut être appréhendée par
l'esprit parce qu'elle est incessamment fuyante et infi-
niment multiple, ils substituèrent donc par abstraction
les idées des choses et des êtres. Ainsi naquit ce qu'on
a appelé la philosophie des concepts. Quel que soit le
rapport qu'ils imaginent entre les idées et la réalité,
entre le monde intelligible de la pensée et le monde
sensible de l'expérience, et si opposés par exemple que
soient sur ce point Aristote et Platon, c'est toujours le
même service qu'ils demandent aux idées. Par elles,
dans le multiple ils trouvent l'un et dans le mobile ils
trouvent le stable à quoi leur esprit peut se prendre et
se tixer. Ils idéalisent donc la matière pour la consi-
dérer sub specie œternitatis, afin qu'elle ne leur échappe
plus. » 'routes ces considérations méritent d'être rete-
nues pourvu qu'avec le P. Laberthonnière lui-même
(mais plus que lui) on insiste sur la différence entre
Platon cl Aristote, Aristote sauvegardant beaucoup
plus (pic Platon le réel multitudinisme des phénomènes
concrets.
Qu'on appelle comme on voudra : idéalisme, ou
même, si l'on veut, réalisme cette métaphysique à bon
marché à laquelle se tient Platon, on y trouvera tou-
jours (pic les idées y sont présentées comme les absolus
183:
RÉALISME. LES PHILOSOPHIES GRECQUES
1838
et que « l'esprit du sujet n'est rien de plus qu'un récep-
tacle transitoire du monde intelligible ». Cette nou-
velle remarque du P. Laberthonnière est d'importance
capitale. Ibid., p. 17. « Les idées (de chaque esprit) ne
sont pas ses idées mais les idées. Et les idées sont les
essences éternelles dont il reçoit ses déterminations. »
Voilà la grande différence entre ce que l'on pourrait
appeler V idéalisme platonicien et ce qui constitue l'idéa-
lisme kantien, où la part de l'activité subjective cons-
tructive dans la production des idées est mise en parti-
culière évidence. Bref, le platonisme en reste à se
contenter d'une primitive schématisation d'idées, ces
idées étant considérées, dans leur éternité, comme
extérieures à l'individu qui en ressentirait, comme pas-
sivement, on ne sait trop quelle participation indéfi-
nissable.
Il est si vrai que les positions philosophiques com-
mandent déjà l'accès des positions religieuses, que ce
n'était pas seulement un vague spiritualisme qui éma-
nait des spéculations platonisantes. C'était toute une
manière morale et religieuse de prendre la vie. De cette
proposition, en apparence inoffensive : « Il n'y a de
science que de l'idée qui est universelle et qui, parce
qu'elle échappe au temps et à l'espace, peut se définir;
il n'y a pas de science du particulier, de l'individuel »,
le contemplatif platonicien tirait cette conséquence :
« Le monde sensible est l'objet d'opinion ou de conjec-
ture, mais non de certitude et d'affirmation... Fuyons
de ce monde en l'autre. » Ce conseil de Platon suggère
au P. Laberthonnière une critique fondée, op. cit.,
p. 20-21 : « On parle souvent, écrit-il, de l'idéal des
philosophes grecs. Mais il faut bien remarquer que c'est
un idéal statique; simplement beau à voir... 11 n'agit
pas, il ne travaille pas du dedans la réalité. 11 est et
rien de plus. » A-t-on le droit de dire que le devoir,
au sens que l'on donne actuellement à ce mot, n'a pas
de place dans ce système? Ce serait peut-être trancher
un peu vite. A-t-on même le droit d'imputer sans res-
triction à Aristote cette thèse que Dieu ne connaît
pas la matière, parce que pour lui la connaître serait
participer à son imperfection? En tous cas le dédain
de la divinité pour les phénomènes de ce monde est une
thèse qui est en suspens dans la philosophie grecque et
que d'aucuns y professeront expressément. Seulement
le P. Laberthonnière, en ne dénonçant que ce statisme
de la pensée grecque, oublie qu'en d'autres occurrences
cette pensée a produit — c'est le cas d'Heraclite ■ —
les plus déterminés des philosophes du devenir. « Tout
devient. Tout change. On ne se baigne jamais deux
fois dans le même fleuve. » Le P. Laberthonnière, à
faire cette constatation, n'en aurait eu que plus de
force pour concentrer sur le seul Platon (Aristote lui-
même devant être laissé un peu en dehors du débat),
sa critique du hiératisme simplet. Il est vrai que l'his-
torien peut considérer qu'une théorie du devenir in-
forme, amorphe ici-bas, est dans la pensée grecque la
contre-partie, gauchement brutale, de la contem-
plation des vérités éternelles de l'au-delà.
Les Grecs auraient donc tendance à négliger que
l'existence de chaque être, tout comme l'existence de
l'humanité, tout comme l'existence du Cosmos, cons-
titue une série d'événements, une histoire où, non
seulement tout devient et se transforme, mais où l'on
connaît réellement, dans leurs devenirs et leurs trans-
formations, des êtres distincts, irréductibles les uns
aux autres, irréductibles à un vague concept. D'où
les choses viennent-elles et où vont-elles? Création et
fin du monde? Voici des problèmes que la pensée
grecque, pas assez soucieuse de faire collaborer l'his-
toire à la métaphysique, ne s'attarde guère à résoudre.
Platon constitue simplement dans les nuées avec beau-
coup d'art, un peu d'artifice et quelque peu de sophisme
un idéal à contempler. Son habileté consistait en une
superposilion de l'idéal à la réalité. Mais cette habileté
n'est pas philosophiquement honnête et il y a du vrai
dans le blâme que prononce le P. Laberthonnière,
p. 31 : « Toute cette sagesse consiste à penser le monde
comme pour oublier de vivre, à s'enchanter de spécu-
lations comme pour se soustraire au mystère poignant
de l'existence et à la responsabilité que l'existence im-
plique. Mais le mystère de l'existence et sa responsabi-
lité sont toujours là: et on a beau oublier de vivre, il
faut vivre quand même et il faut aussi mourir. La
philosophie grecque n'y remédie pas. Elle fait dans le
temps un rêve d'éternité. Mais le temps l'emporte et
son rêve avec elle, impuissante qu'elle est à se dérober
à ses atteintes. »
Dans la suite de son développement, le P. Laber-
thonnière, qui a le sentiment d'avoir été trop absolu
par son blâme, essaie d'en restreindre la portée. Il lui
eût fallu préciser que, parmi des systèmes de penseurs
grecs bien plus concrets et réalistes que celui de Pla-
ton, on peut admirer la pensée d'un soi-disant néo-
platonicien qui a été surtout un néo-aristotélicien, sur
lequel par ailleurs des influences diverses, même chré-
tiennes, ont pu agir : Plotin. On se demande si parmi
d'autres influences qui ont pu agir sur Plotin ne se
trouveraient pas les l'panishads hindous. Sa sagesse
n'est pas seulement concrète parce qu'elle réussit à
expliquer le mal par des causes individuelles. Elle
l'est à un autre titre, en ce qu'elle réintègre le temps
dans l'être a tilre d'extension, de permanence et de
durée. Elle convie donc à une contemplation enrichie
et comme historique, faite d'histoire. Certes les spécu-
lations des philosophes sur le Verbe alexandrin avaient
pu aider déjà saint Justin, jusque là païen, à rallier le
christianisme. Mais, à plus forte raison, le réalisme plo-
tinien trouvait ce que la spéculation platonisante cher-
chait à tâtons. Ainsi fut-il précieux à saint Augustin,
non seulement pour parfaire sa conversion, mais pour
élaborer sa théologie. Le paganisme religieux et réa-
liste de Plotin suffirait à prouver, s'il en était besoin,
que l'idéalisme grec n'était pas absolument exclusif de
tendances pluralistes et concrètes et que le réalisme
n'est pas une invention du catholicisme.
Il n'en reste pas moins vrai que le christianisme à
tendances totalitaires suppose, postule en philosophie
un réalisme absolutiste. Le P. Laberthonnière a eu
raison d'y insister, p. 38, en termes qui méritent une
approbation sans réserve: « Si nous regardons, dit-il.
le christianisme dans ses sources qui sont l'Ancien et
le Nouveau Testament, nous constatons qu'au lieu de
se présenter, comme une doctrine abstraite, comme un
système d'idées fixe et immobile au-dessus de la réalité
changeante du monde, il se présente au contraire
comme constitué par des événements occupant une
place dans la réalité même du monde qui se déroule a
travers le temps. A ce titre, il est une histoire. Et rien
que par là, au premier coup d'oeil, se manifeste com-
bien profondément il diffère de la philosophie grecque. >•
Sans doute, il y a une part de doctrine dans le chris-
tianisme, mais c'est selon le mot du P. Laberthon-
nière « doctrine concrète ». On pourrait dire : événe-
ments, événements déclenchés par leurs causes, suivis
de leurs conséquences. Le péché originel, l'incarnation,
la rédemption, voilà des événements. Dieu lui-même
constitue comme le premier, le plus durable des évé-
nements, l'Acte pur. Certes, la notion même d'huma-
nité ne disparaît pas dans le christianisme qui insiste
au contraire sur le fait que tous les hommes sont soli-
daires. Mais, élu ou réprouvé, coopérateur par ses
œuvres ou ses scandales du salut ou de la perte d'au-
trui, chaque homme apparaît au christianisme comme
irréductible à ce voisin sur lequel il influe. L'humanité
n'est plus pour le chrétien un troupeau, elle est une
machine organisée et chaque homme y est un rouage.
1839
RÉALISME. LES P IIILOSOP HIES GRECQUES
1840
Ce rouage engrène sur les autres, mais il a son rôle
propre. Le P. Laberthonnière, p. 40, a parfaitement le
droit de la dire : « La Bible est essentiellement une
explication; elle exprime une conception de la vie et
du monde »; et il suint de préciser combien cette con-
ception du monde loin d'être idéaliste et abstraite à la
manière platonicienne, est réaliste et concrète. Parce
■qu'elle est une histoire, en s'occupant de religion, la
Bible est beaucoup plus qu'une histoire. Elle est un
i enseignement métaphysique et moral que le récit
porte avec lui ».
Bien entendu, un enseignement porté par le récit
peut toujours se reprendre, se préciser, se prolonger
tant dans ses parties spécifiquement religieuses que
dans ses présupposés plus simplement métaphysiques.
Ces deux aspects religieux et métaphysique y restent
d'ailleurs non seulement parallèles mais solidaires; et
ceux qui, après les Pères de l'Église, simples docteurs
ou théologiens ont commenté les enseignements de la
Révélation ont été du même coup — Augustin, Tho-
mas ou Scot — des philosophes, des moralistes. Il fal-
lait plus nécessairement encore que ces philosophes et
moralistes fussent des réalistes, même lorsqu'ils ont,
comme Occam, trahi ce réalisme à force d'être des
réalistes. Tant il est vrai que le fait de la philosophie
chrétienne, étudié en ces dernières années par
MM. É. Bréhicr, Mari tain, Blondel, etc., n'est pas
celui d'une parenthèse Ihéologique dans le dévelop-
pement philosophique des idées, mais celui de l'intru-
sion d'un système de philosophie concrète et réaliste
parmi d'autres systèmes issus de la spéculation
grecque, et où le réalisme, le sens du concret, pour
être représentés diversement et honorablement, n'en
étaient pas moins laissés au second plan. Ce qui comp-
tait, même pour Aristote, c'était l'explication globale
métaphysique du monde physique. On a parfois remar-
qué, et la remarque vaut, que pour les Grecs une seule
finalité générale semble étendre son fatum à tout l'uni-
vers, tandis que, pour les chrétiens, les finalités impli-
quées dans l'univers se morcellent avec le pullulement
des destinées personnelles diverses. La diversité des
choses devient comme un corollaire du créationisme
chrétien et juif. La Bible suppose qu'il y a un Dieu,
des hommes distincts el libres, des choses, des animaux,
toutes sortes de réalités absolues créées par Dieu.
Certes, on peut, dans une sorte d'éclectisme chré-
tien, ne plus prendre la Bible à la lettre. Cette attitude
plus fantaisiste encore que critique, ne sera pas celle
des catholiques à qui l'Église indique l'absolue iner-
rance biblique. Il est vrai que, dans le cas où l'on ne
prend plus comme argent comptant les dires de la
Bible, alors c'est le réalisme chrétien lui-même, avec
toutes ses nuances, avec toutes ses richesses, qui s'es-
tompe. Or, il s'estompe dans la proportion même dont
on se sera éloigné et de la let Ire cl , au fond, de l'esprit.
En tous temps, la Bible et le christianisme ont trouvé
des interprètes larges jusqu'à l'inii élite. Spinoza
« faisait de la religion, avec les dogmes el les préceptes
qu'elle enseigne comme révélés, un équivalent pra-
tique de la vérité pour les simples qui ne sont pas en
état de la penser par eux-mêmes et à qui l'autorité
tiendrait lieu de raison ». Au xv siècle, Edouard Le
Roy suggérait encore que les dogmes sont moins des
vérités objectives (pie des stimulants de l'activité mo-
rale, tout se passant comme s'ils étaient vrais encore
qu'ils ne soient guère vrais : « il y a toujours en des
tendances, continue avec lucidité le I'. Laberthon-
nière, p. 44, plus ou moins avouées à traduire de cette
façon toute la Bible en symboles. Mais la Bible ne s'y
prête pas, parce qu'elle est, en elle-même et direc-
tement, une doctrine; el en lui appliquant ce procédé
on n'aboutit qu'à la contredire. » Bien des modernistes,
qui dans la Bible en prennent et en laissent, montrent
tout simplement, du même coup que leur philosophie,
n'étant plus assez strictement réaliste, ne peut plus
supporter la lettre du texte. Par contre, il est vrai,
d'autres penseurs pourront théoriquement être réa-
listes et pourtant modernistes; mais il n'y a pas de
contradiction entre le modernisme par manque de
réalisme et le modernisme sans manque de réalisme,
parce que le réalisme, à lui tout seul, ne constitue pas
la condition suffisante de l'orthodoxie religieuse. Il
reste qu'il en est une condition nécessaire, et il en est
une condition nécessaire d'abord puisqu'il en est, si
l'on peut accoler ces deux termes, une « condition
biblique ».
Dans la doctrine chrétienne dont la Bible est le pre-
mier livre, ce sont les « faits eux-mêmes » qui » de-
viennent doctrinaux ». Il ne s'agit pas de faits simple-
ment matériels. Certes il s'agit d'abord de faits qui ont
une teneur matérielle. Mais ils sont reliés par des réali-
tés spirituelles, groupés en manifestations d'esprits.
« Le sensible et le matériel, objets de constatations
empiriques, ne sont que le dehors des faits. Les faits
ont aussi un dedans. Et c'est par le dedans qu'ils ont
une unité, un sens et une vraie réalité : car par le de-
hors ils se dissolvent en une multiplicité infinie qui,
réduite à elle toute seule, serait insaisissable » (Laber-
thonnière, p. 48). Bref, tandis que le platonisme con-
viait à abstraire des multitudes de phénomènes sem-
blables l'idée fixe de l'espèce, le christianisme convie
à deviner, à admettre, derrière des multitudes de phé-
nomènes, des subsistances : des personnes, des anges,
des hommes, un Dieu. C'est un personnalisme. Si c'est
un spiritualisme, ce n'est pas parce que l'esprit y rem-
place la matière au point de la supprimer, mais au
contraire parce que l'esprit la crée ou l'utilise, s'y com-
promet ou la dépasse. La philosophie chrétienne est
une philosophie des vies, des psychologies, des inten-
tions qui guident les actes. Lorsque saint Thomas
d'Aquin utilisera non seulement la terminologie aris-
totélicienne (d'ailleurs classique en son temps), mais
des thèses même d' Aristote, on verra que, pour trans-
poser l'aristotélicisme (pourtant beaucoup plus réa-
liste que le platonisme) en christianisme réaliste, il
fera équivaloir les formes substantielles (qui en fait
sont encore des idées dans la philosophie grecque) à
des personnes, à des individus. Il multiplie l'espèce
humaine en individus. Ces personnages qui sont singu-
liers accomplissent des actes qui ne sont pas moins
singuliers. Ainsi la philosophie, avec le christianisme,
quitte les abstractions nuageuses pour venir s'établir
sur la terre ferme, dans le concret, in médias res. « Des
actes sont quelque chose de positif, de concret..., note
le P. Laberthonnière, p. 47. Et à ce titre ils n'ont rien
de commun avec l'universel des concepts logiques en
qui s'unifie abstraitement le multiple de l'expérience.
L'unification par interprétation qui ramène une diver-
sité extrême à l'unité intérieure d'un acte est donc
toute différente de l'unification par abstraction. Dans
un cas la réalité donnée est subsumée à un concept qui
n'est qu'une entité logique, tandis que dans l'autre cas
elle est subsumée à une intention qui est concrète et
réelle comme elle. » Une même intention, dans la
conduite d'un homme, explique divers actes dont les
dehors paraissaient dissemblables, mais qu'elle unifie,
tout en restant concrète et singulière. Sur ces bases de
l'intentionalité humaine tout un bouleversement, re-
tournement et remembrement de la métaphysique
s'institue. Au lieu d'être, en tout et pour tout, le cha-
pitre le plus général îles sciences physiques, la méta-
physique, pour sa meilleure part, devient une disci-
pline privilégiée qui perce les mystères des esp.iis.
L'essentiel de la métaphysique appliquée à l'action
humaine est en effet le discernement des esprits, Tinter
prétalion des intentions. Toute intention étant un fac-
1841
RÉALISME. LES PHILOSOPHIES GRECQUES
1842
teur de vie et la vie tout entière étant suspendue à
l'intention implicite d'être heureux, c'est toute une
biographie concrète que deviendra la métaphysique de
chaque activité humaine irréductible (en un certain
sens au moins) aux autres activités humaines.
Un tel discernement des esprits, une telle explication
par des causes spirituelles concrètes, voilà ce qui dans
la Bible est plus important que les détails du récit lui-
même. C'est que ce spiritualisme n'est pas seulement
philosophie qu'on admet, mais religion à laquelle on
croit. Le P. Laberthonnière fait observer, p. 51 : « A
cause de cela, au lieu de dire que la Bible est une
histoire, ce qui peut induire en erreur, il serait plus
juste de dire simplement qu'elle est historique. » On
pourrait peut-être aller jusqu'à conjecturer (ce serait
aux théoriciens de l'inspiration biblique à nous fixer
sur ce point) que, même si des erreurs historiques de
détail se trouvent disséminées dans la Bible, l'appareil
métaphysique et théologique que suppose la rédaction
de ces détails douteux — fût-elle conçue en termes
tmthropomorphiques — reste d'un bout à l'autre des
Livres saints un appareil métaphysique et théologique
toujours semblable à lui-même. 11 n'y a pas nécessai-
rement là le seul objet de l'inerrance biblique. Mais qui
sait si ce ne serait pas avant tout l'objet ultime et prin-
cipal de cette inerrance?
Avec le dogme de la création, cette métaphysique
est celle de la distinction des essences et des existences,
les essences analogiques des espèces subsistant. Le chré-
tien sait, comme le païen que, pour recourir à des
exemples vulgaires, le petit d'une grenouille n'est ja-
mais un je .ne éléphant. Les êtres sont réalisés selon
de-> types doués d'une certaine fixité. Mais l'individu ne
se réduit pas à son type spécifique : « Les existences ne
découlent pas d'une essence, comme le remarque le
P. Laberthonnière, p. 53; elles ne sont pas déduites,
elles sont faites, elles sont créées. Ce n'est pas logique-
ment ou statiquement qu'elles s'expriment, c'est histori-
quement ou dynamiquement. «Chaque être sera comme
une extension originale selon son temps. L'épanouis-
sement sera plus visible encore aux frontières maté-
rielles de l'être que du côté de sa source spirituelle où
l'unité est plus durable. On reconnaît là un point
essentiel de la philosophie explicitée par Plotin et par
saint Augustin.
L'histori'|Lie et le transitoire sont ainsi révélateurs du
transcendant et de l'immuable. Il faut donc que l'his-
torique et le transitoire soient vrais, suivant une certaine
vérité absolue, afin que des récits historiques, comme
ceux par exemple de la Genèse, aient assez de consis-
tance p.mr mouvoir la piété et aussi pour mériter
l'assentiment. 11 reste que, si cette matérialité des faits
est un absolu nécessaire, cet absolu est peu en compa-
raison de l'absolu transcendant divin ou même humain.
Ce qui ainsi est vrai de la Genèse et de l'Ancien Tes-
tament l'est plus encore de l'Évangile; et il est difficile
sur ce point nouveau de donner tort au P. Laberthon-
nière lorsqu'il affirme p. 55-56 : « La métaphysique de
la Genèse et de l'Ancien Testament en général est une
interprétation de la nature et de l'humanité... pour y
découvrir la présence et l'action d'un Dieu Créateur et
Providence; la métaphysique de l'Évangile et du mou-
veau Testament est une interprétation directe du
Christ lui-même pris dans sa réalité et ses manifesta-
tions temporelles pour découvrir par lui la présence et
l'action en nous d'un Dieu Père. » Il faut insister sur
le caractère de données obvies, indépendantes des
interprétations qu'on e i peut faire, que représentent
les scènes si concrètes des évangiles. Elles n'ont rien
à voir avec une construction de l'esprit en chaque
lecteur. Le P. Laberthonnière lui-même n'insiste pas
assez sur ce réalisme profond; et trop tôt il oblique à
considérer le rôle sentimental ou psychologique que le
texte évangélique doit remplir pour la satisfaction du
cœur humain. Par cette considération de l'ordre affec-
tif, il néglige le réalisme de base postulé et proposé
dans l'Évangile. Il faut agréer à plein tout le réalisme
des anecdotes de la vie de Jésus pour pouvoir porter le
réalisme plus hautement spirituel concernant la psy-
chologie réelle humaine et divine du Christ. Sans quoi
l'on aboutirait à la position encore trop moderniste de
H. Bergson dans Les deux sources de la morale et de la
religion. L'Évangile y est réduit en effet à être — que
le Christ ait existé ou non ■ — une recette valable d'ex-
périences intérieures prestigieuses. Il est exact de dire
avec Laberthonnière que l'Évangile n'est pas qu'un
témoignage historique, puisqu'il est dans son fond le
livre d'une religion métaphysique. Mais, encore une
fois, il ne réussit à être proprement le livre de cette
religion liée à une métaphysique qu'à la condition
d'être d'abord ce qu'il prétend être dans les termes
immédiats de sa lettre : un témoignage historique. On
peut conserver à l'Évangile une très grande estime en
lui faisant commettre le mensonge de s'affirmer comme
témoignage objectif quand il ne serait pas témoignage
objectif. En ce cas, on possède une sorte de religiosité
de forme apparemment chrétienne. On ne peut cepen-
dant plus dire qu'on est chrétien radicalement, inté-
gralement; et l'on devient idéaliste-moderniste dans
la mesure même selon laquelle, comme on l'a dit plus
haut, on quitte la lettre et l'esprit réalistes des textes.
Aussi, parmi les réflexions plus ou moins pertinentes
que le P. Laberthonnière fait en cet endroit de son
livre, il en est une qui est incontestablement saine, c'est
celle où il attache finalement l'assentiment de son
esprit au réalisme concret impliqué par l'Évangile,
p. 63-64 : " On ne pourra jamais dire par exemple, sans
méconnaître complètement la doctrine chrétienne,
que la conception virginale ou la résurrection sont des
symboles, parce qu'alors le Christ perdrait son carac-
tère et cesserait d'apparaître comme la vie de Dieu
s'insérant dans la vie de l'humanité : les dogmes ne
seraient plus que des mythes au lieu d'être des réalités.
Et la doctrine chrétienne, s'évanouissant elle-même
dans un idéalisme sans consistance, se superposerait
encore au réel au lieu d'en être l'explication. Elle de-
viendrait à son tour une doctrine abstraite. Si dans les
récits qui servent de véhicule à la doctrine chrétienne
il y a lieu de distinguer L'essentiel de l'accidentel, ce
n'est donc pas du tout que cette doctrine puisse se
détacher de la réalité historique. Et ce qui ressort au
contraire de ce que nous venons de dire, c'est qu'elles
sont inséparablement unies. »
Le P. Laberthonnière oppose trop violemment le
Dieu d'Arislote au Dieu des chrétiens. Mais il faut
reconnaître avec lui que toute la métaphysique relative
à Dieu, à la création, etc., devient, de par le fait du
christianisme, singulièrement plus développée et
concrète. La même doctrine de personnalisme-realisme,
va se développer tout aussi bien dans la philosophie
naturelle, p. 71: « Les êtres de la nature, en tant que
réellement et individuellement existants, n'ont pas
pour principe et pour fondement l'union transitoire
d'une matière avec une essence éternelle qui découle-
rait logiquement de l'essence de Dieu ; mais ils ont pour
principe et pour fondement la volonté de Dieu qui les
pose librement dans son éternité. «Cet hiatus entre les
phénomènes mouvants de ce monde et les vérités éter-
nelles, les Grecs n'avaient d'abord pas su l'expliquer.
Pour trouver l'explication, du moins l'explication va-
lable, il fallait arriver à l'époque de Plotin et à l'époque
chrétienne. Ici encore le P. Laberthonnière voit juste,
p. 75 : « L'éternité n'est pas hors du temps, ce qui'
était avant le temps et ce qui sera après. Ainsi conçue,
elle ne serait toujours que du temps. Elle est dans le
temps même pour en susciter et en soutenir le devenir.
1843
RÉALISME LA SOLUTION D'ABÉLARD
1844
Le temps n'esl que la forme qu'elle revêt en nous,
relative à nous, pour se rendre partieipable. Et de cette
forme nous nous dépouillons à mesure que nous y par-
ticipons davantage et qu'en vivant nous nous concen-
trons en Dieu. »
Ce réalisme de la métaphysique devient, en matière
plus strictement religieuse, un traditionalisme. «Puis-
que ce qui est, c'est-à-dire la réalité du monde et de la
vie que nous expérimentons, se trouve conditionné par
des événements qui occupent une place dans le passé,
nous avons besoin de connaître ces événements, pour
connaître ce que nous sommes... » L'expérience per-
sonnelle devra donc être complétée par la tradition.
Très habilement le P. Laberthonnière montre combien
celte tradition, de par sa nature même, doit se révéler
riche et vivante, p. 70-77 : « Comme ce n'est pas pour
eux-mêmes qu'on retient et qu'on transmet les évé-
nements, mais pour les actes qui se sont manifestés
par eux et dont l'intention, le rôle et la portée dépas-
sent infiniment la place qu'ils occupent dans le temps,
les événements ne sont pas toujours transmis tradi-
tionnellement qu'avec l'interprétation qui les élabore
en doctrine. » L'interprétation de l'un aidant à l'inter-
prétation de l'autre, les richesses à découvrir étant
d'autre part divines et infinies, tout un monde de discus-
sions et de progrès dans des démarches humaines éclaire
toujours de plus en plus un monde divin qui se laisse
peu à peu pénétrer par le développement delà tradition.
Chacun interprète lui-même les traditions inter-
prétées par autrui et qui lui sont proposées. Ainsi la
commune orthodoxie de la doctrine est repensée et
aimée personnellement. C'est toujours la même doc-
trine; et elle va grandissant dans la connaissance
explicitée qu'on en a. Ces interprétations qui pénètrent
de la sorte le vital profond s'énoncent en jugements où
se manifeste à plein la puissance de l'esprit interpré-
tateur; non seulement sa puissance, mais plus encore
son activité. L'intelligence humaine dans le système
chrétien, cesse d'être une sorte d'appareil photogra-
phique pour idées séparées. Elle devient une devine-
resse en quête des esprits et de leurs intentions. Il y a
là un effort prodigieux et, ce qui est merveille, cet
effort réussit. Le P. Laberthonnière biaise à ce sujet
en quelques expressions réticentes qui ont l'air de faire
de cette collaboration du connaissant et du connu
comme une compromission où chacun des deux perd
un peu de ses titres absolus à être distinct. Cependant,
réfléchissant sur ce mystère de la connaissance, il y voit
bien que ce qui est nôtre y est autre et que ce qui est
autre y est nôtre. Ce serait antinomie, si ce n'était
miracle, p. 84 : « Il est vrai de dire que nous n'avons
rien que nous ne l'ayons reçu et il est également vrai
de dire que nous n'avons rien que nous ne l'ayons
acquis. » Lorsqu'il s'agit de la connaissance, il n'est
pas à moitié vrai de dire que nous connaissons notre
conscience et à moitié vrai de dire que nous connais-
sons l'objet extérieur. Il est pleinement vrai et que
nous avons une activité de connaissance et que nous
avons une réalité de connaissance. Ainsi, il y a, déjà
dans la connaissance, une autonomie, un autodyna-
misme et presque une autocréation ou plutôt une auto-
recréation dans le cas de chaque homme. Mais il y a
bien plus : dans la lettre même des textes saints, tout
comme dans la croyance du sens commun empirique,
l'idée autonome de chacun dirige chaque acte. L'auto-
nomie s'étend à l'action; et il faut dire avec le P. La-
berthonnière, p. 99-100 : « Nous avons une autonomie
dont la profondeur et l'étendue doivent lour à tour
nous jeter dans L'effroi et le ravissement. Elle ne con-
siste pas seulement en ce que nous disposons de notre
esprit et de nos idées Elle consiste en ce que nous
disposons de notre être même, et par notre être de
toute réalité à laquelle il est lié... »
Le réalisme chrétien brise l'unité du monde où tout
le mouvement, selon l'ancien paganisme, partait du
premier moteur et descendait de sphère en sphère; les
natures spécifiques régissaient les individus comme les
astres ailiers régissaient les mouvements physiques de
l'univers, le tout à partir du ciel. La contingence même,
dans l'aristotélisme, paraît un renforcement de la
nécessité, si tout événement particulier en apparence
sans cause est en réalité un noeud, une rencontre, un
concours, une superposition de causalités diverses. La
contingence, la liberté, l'autonomie morale deviennent
au contraire les apanages de cette multitude de pre-
miers moteurs de leur moralité que constituent, selon
le christianisme, les hommes créés chacun à part. Bref,
au lieu du monisme, de la rigidité des lois rationnelles
ou spécifiques, le christianisme met en évidence que le
monde est fait d'une multitude de cas particuliers,
simplement plus ou moins semblables. C'est un plura-
lisme, et l'action y apparaît, chez Dieu comme chez
l'homme, affaire d'intention et pour ainsi dire de mo-
rale. Le P. Laberthonnière est fondé à dire, p. 101 :
« D'après la philosophie grecque tout se faisait d'une
part fatalement et d'autre part logiquement. D'après
la doctrine chrétienne au contraire tout se fait libre-
ment et moralement. » Certes, c'est nuire à une thèse
que de l'exposer sans lui apporter les atténuations
nécessaires. Mais il demeurera toujours ceci : tandis
que les systèmes grecs sont des scientismes qui insis-
tent relativement peu sur les distinctions d'essence et
d'existences, au fond du système chrétien on décèle la
fameuse distinction entre l'essence abstraite et les
existences réalisées. Cette distinction pourra être ren-
due plus profonde par les thomistes en chaque être
individuel doué d'essence et d'existence. Mais, sous sa
forme la plus simple, la plus grossière et absolument
indispensable à litre de minimum, la distinction d'es-
sence abstraite et d'existence concrète suffirait déjà,
impliquant le créationisme, à impliquer tout le réa-
lisme pluraliste. En tout ceci, encore une fois, il ne
convient pas d'opposer brutalement l'hellénisme et le
christianisme. On a fait remarquer, au contraire, et de
plus en plus souvent en ces dernières années, que la
spéculation grecque préparait le christianisme. Tout
un vocabulaire commun sur le Verbe ou la Sagesse ne
va pas sans quelques idées quelque peu parallèles. Ce
qui est vrai, c'est que le christianisme transmuait ces
idées à la lumière de son réalisme : réalisme pour sa
théodicée, réalisme pour sa philosophie de l'homme,
réalisme pour sa conception de la nature.
Seulement le réalisme de l'Église resta, surtout pen-
dant les siècles de barbarie, une philosophie implicite.
Saint Augustin eut à peine le temps, à partir de Plotin,
d'inaugurer une grande philosophie chrétienne. Déjà
les barbares assiégeaient Ilippone; et ils eurent raison
du monde de culture raffinée qui était nécessaire à la
mise au point d'une philosophie. Réduite à la barbarie
germanique pour plusieurs siècles, l'Europe chrétienne
subit une dépression sensible jusque dans la valeur
même de son christianisme. Il fallait vivre d'une ma-
nière précaire, prirnum viuere, deinde philosophari. La
renaissance carolingienne, encore qu'elle s'accompa-
gnât des spéculations de Jean Scot Erigène, fut plus
littéraire que philosophique. Il fallut attendre deux
siècles pour qu'on eût les loisirs de se passionner à
propos du problème du réalisme.
11. Le problème du réalisme chrétien et la
solution d'Abélard. — Si l'on veut comprendre quoi
que ce soil au problème médiéval du réalisme et du
nominalisme, il y a un ouvrage auquel il faut toujours
revenir parce qu'il groupe les textes essentiels avec
un commentaire pertinent : Fragments philosophiques
pour servir à l'histoire de la philosophie. Philosophie du
Moyen Age, par Victor Cousin (5e éd., 1865). 11 est exact
1845
RÉALISME. LA SOLUTION D'ABELARD
1846
comme le dit ce livre, que tout le problème du réalisme
philosophique chrétien et avec lui toute la philosophie
scolastique sont sortis d'une phrase de Porphyre tra-
duite par Boèce.
Boèce, en effet, au vie siècle, au moment où la plus
grande partie de la civilisation antique disparaissait,
mais où il allait cependant en demeurer quelque chose
dans le christianisme devenu barbare, « avait traduit
de la philosophie grecque ce qui pouvait servir à polir
et à façonner un peu la rude enfance de la société bar-
bare et chrétienne ». P. 56. Il s'attacha surtout à la
grammaire et à la logique aristotéliciennes, peu com-
promettantes pour la foi orthodoxe et utiles quand il
s'agissait de raisonner. Cependant, dans un système
philosophique, tout, se tient. Même en laissant de côté
les aspects essentiels de la métaphysique des Grecs, il
arriva à Boèce de transmettre à la postérité un germe
d'inquiétude philosophique à partir duquel la position
réaliste tout entière allait avoir lieu de s'expliciter.
Cette phrase de Porphyre qui allait porter ce germe
de discussions et d'élaborations philosophiques et que
Boèce traduisit pour le Moyen Age est celle-ci :
« Puisqu'il est nécessaire pour comprendre la doctrine des
catégories d'Aristote de savoir ce que c'est que le genre, la
différence, l'espèce, le propre et l'accident, et puisque cette
connaissance est utile pour la définition et en général pour
la division et la démonstration, .je vais essayer dans un
abrégé succinct et en forme d'introduction de parcourir ce
que nos devanciers ont dit à cet égard, m'abstenanl des
questions trop profondes et m'arrètant même assez peu sur
les plus faciles. Par exemple, je ne rechercherai point si les
genres et les espèces existent par eux-mêmes, ou seulement
dans l'intelligence, ni, d<ins le rus où ils existeraient par eux-
mêmes, s'ils sont corporels ou incorporels, ni s'ils existent
séparés des objets sensibles ou dans ces objets et en /(lisant
partie; ce problème est trop difficile et demanderait des
recherches plus étendues; je me bornerai à indiquer ce que
les anciens et parmi eux surtout les péripatéticiens ont dit
de plus raisonnable sur ce point et sur les précédents. »
Conférer une réalité aux genres et aux espèces et
une autre réalité irréductible, très importante, aux
individus des espèces, en particulier aux personnes
humaines responsables de leur destinée, c'était être
réaliste et facilement conforme au christianisme. Re-
jeter les individus pour n'admettre que les idées géné-
rales, c'était revenir aux formes les plus rigides et les
plus conventionnelles de l'idéalisme grec. Admettre
les individus et oublier les lois naturelles de chaque
espèce, c'était aboutir non seulement à un pluralisme
qui doit rester organisé, mais à un multitudinisme
anarchique. Si chacun, par exemple, agit à sa guise et
se bâtit sa destinée, comment peut-il être puni ou
récompensé selon des lois qui valent pour l'ensemble
des hommes et qui dans cette grande affaire d'éternité
distinguent même, essentiellement, l'homme de la bête.
Ce multitudinisme n'est plus un pcrsonnalisme raison-
nable, mais un individualisme tel que seule une reli-
gion intérieure y peut compter. Pour lui, en effet,
toute religion collective, sociale, rituelle et sacramen-
telle devient non seulement inutile, mais inapplicable
et même blâmable. Certes, le Christ pourrait à la ri-
gueur sauver séparément tels et tels hommes, chaque
fois par une sorte de rédemption entièrement dis-
tincte, littéralement « ineffable », indicible et quasi
irrationnelle. Mais alors, certains dogmes, comme le
péché originel qui s'attache à toute L'espèce humaine,
seraient inacceptables. En même temps qu'un pro-
blème sur la contexture de l'univers, le problème sur la
nature des universaux est un problème de théologie.
Dès que, après les premiers siècles de barbarie, avec
les facilités des ressources matérielles accrues, d'une
vie moins dure et moins troublée, on eut la possibilité
de repenser et de méditer la phrase de Porphyre tra-
duite par Boèce, on comprit toute l'importance du
DICT. DE THÉOL. CATIIOL.
débat. Est-ce christianisme foncier ou simplement bon
sens de la connaissance vulgaire? En tout cas il semble
prouvé que, dès le ixe siècle, à l'époque où fleurissaient
les écoles de Tours dont Raban Maur est comme un
ultime témoin, on tendait davantage à situer la réalité
du côté du concret divers qu'à retourner à un idéalisme
renouvelé de Platon. Cousin, op. cit., p. 79.
Ce qu'on a appelé le nominalisme de Roscelin paraît
même une exagération de ce réalisme polymorphe. Mais
en enlevant toute consistance aux idées générales,
Roscelin enlevait tout caractère commun entre les
trois personnes de la Trinité qui ne pouvaient plus
apparaître comme faites d'une même nature divine.
Roscelin ne voyait clans les idées générales que des
mots creux; aussi, plutôt même que le nom de nomi-
naliste, ses contemporains comme Othon de Freisingen
lui attribuaient comme marque distinctive d'être l'in-
venteur de ce qu'on appelait la senlentia vocum. En ce
haut Moyen Age, on n'aurait peut-être pas discerné
directement que la position de Roscelin rendait impos-
sible le savoir humain, qui est obligé de prévoir des
similitudes entre les êtres, des retours dans les situa-
tions et les faits, des classifications aux tiroirs com-
modes. Mais comme Roscelin poussait son nomina-
lisme à toutes sortes de conséquences extrêmes et que
sa doctrine trithéiste n'était guère compatible avec
l'unité divine, il souffrit persécution. Malgré ses erreurs,
il faut reconnaître avec V. Cousin qu'il avait lancé en
circulation pour le service de la vérité philosophique
deux idées qui feront leur chemin dans l'histoire de la
pensée parce qu'elles sont riches de sens : « 1. Il ne
faut pas réaliser des abstractions. 2. La puissance de
l'esprit humain est en grande partie dans le langage. »
Op. cit., p. 99.
Mais, en son temps, on ne retenait point ce qui, dans
le réalisme de Roscelin poussé jusqu'au nominalisme,
servait l'orthodoxie. On ne voyait que ce qu'il y avait
d'hérétique. D'où la doctrine opposée que formulait
saint Anselme. Ce dernier appelle les universaux :
substantias universelles. Par rapport à un nominaliste,
il est évidemment réaliste, mais ce réalisme, outrancier
à sa manière, est surtout un idéalisme platonisant,
ennemi de l'empirisme. Il accuse le nominalisme de ne
point comprendre comment plusieurs hommes parti-
culiers ne sont qu'un seul et même homme : « Nondum
intelligit quomodo plures homines in specie sinl unus
homo. » Comme l'ajoute Victor Cousin, p. 104 : « donc
il pensait que non seulement il y a des individus hu-
mains, mais qu'il y a en outre le genre humain, l'hu-
manité qui est une, comme il admettait qu'il y a un
temps absolu que les durées particulières manifestent
sans le constituer, une vérité une et subsistante par
elle-même, un type absolu du bien que tous les biens
particuliers supposent et réfléchissent plus ou moins
imparfaitement. » Ainsi, il ne poussait pas l'idéalisme
jusqu'à nier les êtres multiples. Il n'était pas non plus
mauvais théologien, lorsqu'il préparait, par une théorie
de l'exemplarisme divin, l'étude de Dieu. Mais du
même coup, il faisait la part plus belle à l'idéalisme
qu'au réalisme des êtres individuels. En même temps
qu'il néglige un peu ces groupes concrets de propriétés
et de phénomènes qu'est chaque être de la nature,
l'idéalisme d'Anselme est trop porté à isoler la « réalité
accidentelle » et à lui conférer une réalité absolue en
dehors du sujet individuel où cette réalité a été per-
çue. Telle est la manière dont on s'y prend pour hypo-
stasier des abstractions. C'est ainsi qu'Anselme re-
proche à Roscelin de ne pas savoir discerner la couleur
d'un corps de ce corps comme tel. Il « admettait que
la couleur a de la réalité hors du corps coloré comme
le genre humain a sa réalité indépendamment des indi-
vidus qui le composent ».
Engagé dans cette voie, le spéculatif, avec quelques
XIII
59.
1847
RÉALISME. LA SOLUTION D'ABELARD
1848
propriétés ou plutôt quelques entités abstraites et uni-
verselles se chargerait volontiers de fabriquer un indi-
vidu concret, n'ayant d'autre subsistance qu'en ces
abstractions. Le soi-disant nominalisme n'est-il pas
quelquefois plus réaliste quand il demande qu'on évite
de prendre la paille des mots pour le grain des choses.
Bien entendu, en faisant pressentir la réaction qui
se dressera chez les philosophes chrétiens contre cet
archétypisme anselmicn, il ne s'agit pas d'attenter à
la mémoire du célèbre théologien. Il faut d'ailleurs
comprendre qu'il était lui-même dans son rôle d'or-
thodoxie en réagissant avec toute la vigueur nécessaire
contre le nominalisme parfaitement hétérodoxe de
Roscelin. Au reste, dans la pensée essentiellement
théologique de saint Anselme, l'idéalisme philoso-
phique n'est qu'un à côté.
Or, voici que cette doctrine devient l'essentiel dans
le système de Guillaume de Champeaux. Celui-ci n'est
pas un agnostique qui songerait à nier l'existence des
individus. Mais dans les mêmes individus d'une espèce
il ne voit qu'une seule réalité : eamdem rem. Les indi-
vidus ne diffèrent aucunement, selon lui, dans leur
essence, mais seulement dans leurs éléments acciden-
tels, quorum quidem nulla cssel in essen.Ua diversilas sed
sola multitudlne accidenlium varielas. Il alla même plus
loin et, dans une opinion qui prétendait tenir compte
davantage du concret, tout en y maintenant à fond
l'unité de l'espèce, il disait : rem eamdem non essenlia-
liter sed individualiler. Djpuis un siècle, éditeurs de
manuscrits et historiens de la scolastique se demandent
comment Guillaume de Champeaux a pu écrire : « une
chose est la même chose qu'une autre non par son
essence mais par son individualité » (cf. V. Cousin, op.
cit., p. 1 17). On a même été (et Cousin se rangeait à cette
opinion avec Baumgarten-Krusius) jusqu'à supposer,
conformément d'ailleurs à d'excellents manuscrits,
une variante meilleure : indiffcrenler au lieu d'indiui-
dualiler. Eu réalité il semble que Guillaume de Cham-
peaux aurait admis la lecture la plus difficile : indiui-
dualiter. C'est en ellet sur le terrain de V individualiler
qu'Abélard l'attaquera. La doctrine de Guillaume de
Champeaux rendait très facile la théorie du péché ori-
ginel : il n'y a qu'un individu, nous avons péché en
Adam; m Us elle rendait très difficile l'explication de
beaucoup d'autres points du christianisme. Il s'était
produit que, croyant raisonner à partir des faits,
Guillaume de Champeaux raisonnait comme ces biolo-
gistes qui, à propos du peuplier d'Italie (lequel se re-
produit par boutures à partir d'une première bouture
connue) déclarent qu'il n'existe qu'un seul individu de
cette espèce. Grattez dans Socrate, si l'on peut dire,
les apparences fragiles d'une socraléité et vous y trou-
verez tout de suite, selon Guillaume de Champeaux,
l'individu humain. L'idée générale n'est plus séparée
des réalisations concrètes dans ce système aussi ingé-
nieux qu'incompréhensible. C'est pourtant bien la
forme la plus réaliste qu'ait prise, dans la maturité de
sa pensée philosophique, l'idéalisme initial de Guil-
laume de Champeaux. Sous les auspices de Guillaume
et sous celles de saint Anselme ce réalisme singulier
garde des adeptes lois Odon de Cambrai et Bernard de
Chartres, jusqu'au milieu du xn° siècle. Mais, dès les
premières années du siècle, l'outrance simplificatrice
était frappée à mort.
Il y avait eu un grand philosophe : Abélard. Désor-
mais chez les chrétiens, et en faveur de leurs dog
comme de la vérité des sciences physiques les plus
positives, on ne pourrait plus maintenir celle équi-
voque de l'ouata, substance, qui tantôl désigne l'es-
pèce et tantôt désigne l'individu chez le très concret et
réaliste Aristote. Par sa thèse absurde qui voulait par
trop anémier la métaphysique el réduire Le concret à
une abstraction, Guillaume il ! Champeaux avait suscité-
la protestation d'Abélard. Sans doute, la thèse idéa-
liste et simplificatrice qui veut expliquer le concret
par l'abstrait au lieu d'expliquer l'abstrait par le
concret réapparaîtra sous d'autres formes et très sédui-
santes, au cours des âges. Cette tendance correspond
à une pente de l'esprit humain. Mais la tentative idéa-
liste spéciale de Guillaume de Champeaux ne sera plus
jamais reprise jusqu'au bout de sa logique. Abélard en
avait eu raison; et son raisonnement mérite d'être cité.
(V. Cousin, op. cil., p. 137-139.) Abélard chercha les
conséquences qui découleraient des prétentions de
Guillaume de Champeaux, si on les admettait. Ce serait
la confusion absolue de tous les hommes :
« Si l'animal qui existe tout entier en Socrate, dit Abélard.
est affecté de maladie, il l'est tout entier puisque tout ce
qu'il prend il le prend dans toute sa quantité et dans le
môme moment il n'est nulle part sans maladie; or ce môme
animal universel est tout entier dans l'iaton : il devrait
donc y être malade aussi; mais, il n'y est pas malade. Il
en est de même pour la blancheur et la noirceur relativement
au corps. Nos adversaires ne peuvent pas échapper en di-
sant : Socrate est malade, mais non pas l'animal; car s'ils
accordent que Sicrate est malade, ils accordent que l'animal
est malade aussi dans l'individu... S'ils imaginent que l'ani-
mal universel n'est point malade quand l'individu l'est, ils
se tromoent bien; car l'animal universel et l'animal indi-
viduel sont identique (selon leur sophisme). Ils ajoutent :
l'anlm il universel est malade mais non pas en tant qu'uni-
versel. Plaise à Dieu, qu'ils s'entendent eux-mêmes. S'ils
veulent dire l'animal n'est pas malade en tant qu'universel,
c'est-à-dire que son universalité l'empêche d'être malade,
il ne sera jamais malade, puisqu'il est toujours universel. Et
semblablement son universalité l'empêche d'être malade
puisqu'aucun individu n'est malade en tant qu'individu...
S'ils ont recours à l'expression d'clat et qu'ils disent : l'ani-
mal en tant qu'universel n'est pas malade dans l'état uni-
versel, qu'ils nous expliquent ce qu'ils veulent dire par ces
mots : l'état universel. S'agit-il d'une substance ou d'un
accident? Si c'est d'un accident, nous accordons que rien
n'est m ilarle dans l'accident, si d'une substance, c'est de la
substance animale ou de quelque autre substance. Si c'est
d'une autre, nous accordons encore que l'animal n'est pas
malade dans une substance autre que la sienne. Si enfin il
s'agit de l'animal, il est faux que l'animal ne soit pas malade
dans l'état universel, c'est-à-dire que l'animal en soi ne soit
pas malade quand l'animal est malade. Je ne vois pas qu'il
y ait ici moyen d'échapper. »
Avec une verve inouïe Abélard vida l'école de Guil-
laume de Champeaux. Dans l'ambiance de l'hilarité
déchaînée contre la métaphysique de Guillaume de
Champeaux, il établit à Paris, grâce à un grand
concours d'étudiants enthousiastes, un centre d'études
qui ne cessera plus et qui sera l'origine de l'Université.
Abélard acharné contre Guillaume de Champeaux, re-
tournait sans cesse le fer dans la plaie (op. cil., p. 150).
Il disait :
« Dans le système de Guillaume, chaque individu humain
en tant qu'homme est l'espèce (et non pas une espèce, comme
traduit V. Cousin). D'où il suit que l'on pourrait dire de
Socrate : Cet homme est l'espèce. 11 est certain que Socrate
est cet homme; dont on peut conclure avec toute raison
suivant les règles de la troisième figure du syllogisme : So-
crate est espèce. Si en effet une chose s'affirme d'une autre
et qu'il y ait encore un autre sujet au sujet, le sujet du sujet
sert de sujet au prédicat du prédicat : C'est ce que personne
ne peut raisonnablement nier. Je poursuis : Si Socrate est
espèce, Socrate est universel et s'il est universel il n'est
point Socrate. Ils se refusent à cette conséquence : s'il est
universel il n'est point singulier; car dans leur système tout
universel est singulier et tout singulier universel. »
Certes il se rencontre dans cette âpre dialectique une
opposition si farouche à la théorie simpliste des genres
et des espèces, qu'on a pu relever, à juste titre (art.
Nominalisme, col. 717-731); la tendance nominaliste
d'Abélard. Cependant (même art., col. 717), tout de
suite, indubitablement, on reconnaît qu'Abélard n'est
pas un nominaliste de cette école de Roscelin qui ne
1849
RÉALISME. SAINT THOMAS
IK.-iO
distinguait que des mots dans les genres et les espèces.
Abélard est beaucoup plus perspicace : les hommes,
comme il le reconnaît, sont simplement semblables;
mais cette similitude n'est pas rien; elle constitue une
très importante réalité. La réalité humaine, ainsi,
pourra apparaître comme double : il existe les huma-
nités concrètes des personnes et il existe aussi cette
ressemblance spécifique où se groupent les personnes
(V. Cousin, op. cit., p. 164-165) : Illud lantum humani-
lalis informalur Socralilate quod in Socrale est. Ipsum
autem species non est, sed illud quod ex ipsa et cœteris
similibus essentiis conftcilur : <■ Ce qui prend la
forme de la socratité, ce n'est pas l'humanité en soi,
mais ce qu'il y a d'humanité en Socrate. L'espèce en
effet n'est pas cette portion seule d'humanité mais
sa réunion avec toutes les humanités semblables. »
Bref, Abélard n'est pas seulement un réaliste contre
l'idéalisme de Guillaume de Champeaux, il est aussi
un réaliste contre le nominalisme outrancier de Ros-
celin. Il reprend expressément à son compte la théorie
des universaux qu'avait esquissée Porphyre en y déce-
lant une collection d'êtres semblables. V. Cousin, op. cit.
p. 185. Maisilinsiste sur la réalité que représente, entre
les êtres de la collection, cette similitude même. Seu-
lement de cette ressemblance il ne veut pas faire un
être réalisé à part des indiuidus. Les individus n'étant
pas « mécanisés » par cet archétype gardent leur li-
berté, ils sont capables de destins propres, respon-
sables. Abélard, grâce à son réalisme modéré à égale
distance des deux extrêmes, était en état de faire
progresser la théologie, spécialement la théologie mo-
rale, puisqu'il maintenait et les lois de la nature hu-
maine, et les initiatives des individus.
Ce qu'il y avait d'instable et d'imprudent dans la
personnalité d' Abélard ne se rencontra heureusement
plus chez certains de ses disciples bien avisés, tel
Pierre Lombard. Le xn" siècle parisien tout entier,
sans trop le dire, sans trop se l'avouer peut-être, car
Abélard n'était pas en odeur de sainteté, vécut de ces
grands principes abélardiens, assagis au service de
l'Église, service auquel d'ailleurs ils étaient si aptes,
jusque dans leurs audaces apparentes. Mais après avoir
trouvé chez elle, dès les temps carolingiens, par Por-
phyre et Boèce, des problèmes du paganisme où le
réalisme chrétien pouvait être remis en question, la
chrétienté se trouvera bientôt en présence de thèses
païennes agressives qui lui venaient par les Arabes
d'Espagne et de Sicile. Après Abélard, il lui faudra
Thomasd'Aquinpourexpliciterà nouveau son réalisme.
III. La thèse hellénistique de l'unité de l'in-
tellect ET LA. PSYCHOLOGIE CONCRÈTE DE SAINT
Thomas d'Aquin. — Ce n'étaient pas seulement les ten-
dances astrologiques rénovées de l'antiquité païenne
et hostiles à l'autonomie de chaque homme qui pri-
rent un développement considérable au xme siècle, à
l'aurore, à l'aube plutôt des sciences positives. Cette
astrologie elle-même recevait l'appui important qui lui
venait du monde arabe depuis les environs de l'an 1000,
depuis l'époque de Gerbert. Les Arabes avaient hérité
en Syrie de la science antique et ils avaient accru cet
héritage. De même ils avaient acquis et amplifié les
spéculations les plus mystiques des néo-platonisants.
De la sorte ils avaient doublé leur panthéisme maté-
rialiste et scientiste d'une sorte de panthéisme spiritua-
liste et mystique.
Déjà, aux écoles chartraines du xne siècle, l'ortho-
doxie est confusément atteinte par l'une et l'autre de
ces, deux tendances, où ni Dieu ni la nature ne sont
oubliés mais où l'on a franchement oublié l'homme.
Aux environs de 1215, dans l'université naissante de
Paris, au temps d'Amaury de Bène et de David de
Dinant, c'est, au fond, la tendance au monisme simpli-
ficateur, antiréaliste qui est condamnée. Cependant,
pendant plusieurs décades, les réalistes parisiens vont
encore avoir de la peine à expliciter davantage les
conditions philosophiques de cette croyance réaliste
qu'ils tiennent de leur foi et au service de laquelle ils
possèdent déjà les découvertes d' Abélard. C'est que les
conditions ne sont pas extrêmement favorables à une
explication de réalisme. La raison en est une tendance
philosophique commune à tous les docteurs parisiens,
séculiers ou religieux. Les nouveaux religieux adonnés
aux études (et au temps d'Alexandre de Halès ils sont
à Paris davantage peut-être des franciscains que des
dominicains), tout comme les séculiers, suivent les doc-
trines de l'arabe Avicenne, baptisées dans l'augusti-
nisme par l'espagnol Gundissalinus. Les tendances les
plus piétistes peuvent s'en accommoder. Le réalisme
d' Avicenne peut d'ailleurs paraître suffisant. Distin-
guant l'essence et l'existence, ce philosophe arabe dis-
tingue aussi les existences les unes des autres, en parti-
culier (ce qui est très important) il distingue les unes
des autres les existences des êtres doués d'intelligence
comme les hommes. Cf. Roland-Gosselin, De ente et
essenlia, p. 155-157. Cependant il y a une limite à ce
réalisme d' Avicenne, parce que pour lui, du moins
pour ses disciples chrétiens, que M. Gilson appelle les
gundissalinistes ou les augustinistes avicennisants,
l'activité de l'intelligence demeure l'apanage de Dieu.
Selon cette doctrine, l'esprit humain connaissant est
moins un poste émetteur qu'un poste récepteur. Par
une attache trop directe des cas humains divers à
l'Intellect divin, on compromettait, sans qu'on s'en
rendit compte, l'indépendance de chaque homme. A
cette époque où la science débutait à peine, plutôt que
les divergences des cas particuliers on était naturel-
lement porté à observer d'abord les analogies entre les
phénomènes, d'autant plus qu'on espérait pouvoir les
rattacher à quelque influence astrale. De la même
manière, les lois qui régissent les espèces animales pa-
raissaient fort rigoureuses. On les supposait simples.
Pour peu qu'on considérât les esprits humains comme
de simples postes récepteurs de l'Intelligence divine,
on risquait de laisser s'estomper le réalisme d' Abélard
et d'expliquer de nouveau, avec Aristote, les appa-
rences contingentes de la nature comme les résul-
tantes, les nœuds de normes rigides spécifiques.
On ne mesura vraiment l'importance du danger que
courait le réalisme que lorsqu'arriva d'Espagne une
nouvelle doctrine moins apparemment assimilable au
christianisme que celle d'Avicenne, à savoir celle
d'Averroès. Ce dernier était un scientiste plus encore
qu'un philosophe. Tournant à son côté physique la
métaphysique d'Aristote, il insistait sur ces faits qui
lui paraissaient patents : « Tout ce qui se meut est mû
physiquement. Tout ce qui se meut est mi par un
autre. » Les deux propositions sont en eiîet dans Aris-
tote. Avec une logique trop claire, Averroès en tirait
un monisme physique, l'intelligence n'étant plus, au
dessus de ce monde, qu'une sorte de phosphorescence,
une représentation partielle, un épiphénomène. Cha-
que esprit humain n'était plus donné que comme un
reflet d'une intelligence aussi unifiée que le monde.
Par ailleurs cette intelligence était considérée comme
hors d'état de mouvoir quoi que ce soit.
Bien entendu, en Italie, puis en France, où elles
parvinrent peu à peu, les doctrines d'Averroès ne fu-
rent pas partout acceptées dans leur intégralité hété-
rodoxe. On se borna souvent à faire au profond com-
mentateur d'Aristote, qu'était en effet Averroès, des
emprunts de détails. Mais comment emprunter des
détails à un commentateur qui gauchissait l'autorité
d'Aristote dans un sens incompatible avec le réalisme •
chrétien, sans se laisser solliciter par la double menta-
lité d'Averroès et d'Aristote? Il se produisit donc que
des averroïstes parisiens ne mirent pas toujours dans
1851
RÉALISME. SAINT THOMAS
1852
leurs emprunts au maître arabe cette discrétion à la-
quelle sut se tenir saint Thomas d'Aquin. Il se ren-
contra môme qu'« un soldat refusait en mourant les
consolations de la religion parce qu'il disait être sauvé
avec saint Pierre n'y ayant qu'une âme au monde avec
lui ». Il se croyait sauvé dans l'âme de l'espèce hu-
maine, refaisait à son compte, sans le savoir, le raison-
nement sophistique qu'Abélard prêtait à Guillaume
de Champeaux. Ce cas et sans doute quelques autres,
des conciliabules fort peu chrétiens qui réunissaient
divers maîtres parisiens, souvent des plus jeunes, tout
ce danger fit peur. Dès 1258-1259, saint Thomas
d'Aquin réagissait vigoureusement. Il préparait sa
Summa contra genliles, le premier de ses grands tra-
vaux originaux. La Summa contra genlilcs était moins
dirigée, comme on l'a cru longtemps, contre les Maures
d'Espagne que contre ceux qu'elle désigne expressé-
ment comme genliles. Dans le langage universitaire
d'alors, les genliles sont les païens qui retrouvent des
partisans à la faveur des diverses doctrines philoso-
phiques ou scientistes venues du monde arabe. Dans
sa Summa contra genliles, Thomas d'Aquin, après avoir
exposé la théodicée, insiste longuement sur les distinc-
tions des choses et sur les distinctions des substances
intellectuelles. Surtout, il pose le grand principe de son
réalisme chrétien. C'est d'ailleurs moins d'un principe
qu'il s'agit que d'une constatation, plus importante
en faveur du réalisme que ce qu'avait discerné Abé-
lard lui-même. C'est cette constatation qu'il convient
de dégager comme essentielle au réalisme thomiste.
Thomas d'Aquin est, avant tout peut-être, un inven-
teur en philosophie réaliste. Sans doute, en toute sa
réflexion philosophique il s'est beaucoup servi de
l'école des philosophes arabes : Aviccnne, AI-Farabi,
Al-Gazel, comme il s'est servi de beaucoup d'auteurs
latins. Pourtant le gundissalinisme, qui était un avicen-
nisme déjà christianisé, fut rejeté par Thomas d'Aquin
comme pas assez réaliste, comme ouvrant une brèche
par laquelle l'averroïsme lui-même aurait pu trouver
le moyen de s'infdtrer dangereusement. C'est que, au
fond, malgré la multitude de ses informations, peut-
être en raison même de leur diversité, saint Thomas
n'est pas dans le sillage des Arabes, différent en cela
de la plupart des docteurs chrétiens de son temps.
Tout en faisant un large emploi de certaines thèses de
l'aristotélisme pur, il est un penseur très personnel au
service du réalisme chrétien. L'augustinisme le plus
dévot avait trouvé à prendre dans les doctrines des
genliles et plus encore les « artistes », jeunes maîtres
ou étudiants en humanités et en sciences, dont l'ortho-
doxie au contact de l'averroïsme paraissait plus parti-
culièrement atteinte. Albert le Grand et Bacon rele-
vaient des Arabes et Roger Bacon trouvait même le
moyen d'unir leurs tendances dangereuses les plus
opposées, leurs mentalités trop physiciennes et trop
mystiques. C'est au moment où tant de syncrétismes,
qui laissaient de côté divers aspects plus ou moins
essentiels du réalisme chrétien, arrivaient a maturité,
que Thomas d'Aquin leur opposa sa doctrine person-
nelle.
Le point précis par où il s'opposait ainsi à ses
contemporains est la théorie du nombre des intellects
agents. En ce temps-là, les philosophes chrét iens, même
s'ils distinguaient une multiplicité d'intellects passifs
humains, se contentaient d'admettre l'existence d'un
seul intellect agent. Albert le Grand lui-même, retenu
par ses sources gréco-arabes, n'avait pas osé multiplier
les intellects agents et il n'avait peut-être même pas
songé sérieusement a considérer chaque intellect
agent, comme un attribut de chaque homme, comme
un élément essentiel de sa personnalité, ('.outre l'augus-
tinisme mystique et contre la physique averroïste,
Thomas d'Aquin invente, dans sa Summa contra gen-
liles, la philosophie morale, et métaphysique aussi, de
l'individu. Ainsi ce qu'il faut voir dans la Summa con-
tra genliles, ce n'est pas seulement une polémique
antimusulmane ou antiaugustinienne ou antiaver-
roïste, polémique qui s'y trouve en effet et longuement;
c'est plus encore : c'est l'œuvre où Thomas d'Aquin
est maître, pour la première fois, de sa synthèse réa-
liste, qui n'était qu'ébauchée dans son précédent ou-
vrage de jeunesse, son Commentaire sur les sentences de
Pierre Lombard. Thomas d'Aquin, dépassant en cela
Albert le Grand, sut voir que les similitudes des raisons
individuelles ne forment pas uniquement une seule
raison transcendante. Elles ne sont que comparables à
tous les autres genres des similitudes des êtres. Il
remarque que, sous ses dehors les plus impersonnels,
l'intelligence est un des éléments les plus personnels,
en même temps que le plus connu, le plus essentiel de
la personnalité même du moi humain. Il lui arrive de
dire manifcslum est quod hic homo singularitcr intelligit.
Une autre phrase assez semblable lui est également
chère : Expcritur seipsum esse qui intelligit. (Cf. A. Fo-
rest, dans Revue des cours et conférences, 1932, p. 381.)
L'activité singulière personnelle de chaque intelligence
humaine paraît à saint Thomas ou bien être un fait,
ou bien découler des faits. On pourrait presque dire
qu'il en appelle au même critère d'évidence que Des-
cartes dans son Cogilo, ergo sum. Cette constatation
ou plutôt ce jugement de valeur porté sur les faits est
essentiel au réalisme. Il faut qu'un jugement de valeur
et d'existence soit ainsi porté, légitimant les appa-
rences. Ainsi s'accomplit le passage de la personnalité
psychologique (qui se définit par les apparences d'uni-
té et d'activité de la conscience) jusqu'à la personna-
lité métaphysique conçue comme substance, sub-
stance « actuée » ou plutôt « révélée » par ces accidents
que sont les phénomènes psychiques. Les accidents
étant d'ordre intellectuel et volontaire, c'est-à-dire
concernant le dynamisme de chaque intelligence, la
volonté apparaissant par ailleurs comme essentiel-
lement liée à l'intelligence, cette substance humaine
personnelle ne peut être dite que substance intellec-
tuelle. Ce terme, ou plutôt ces deux termes accolés sont
chers à saint Thomas. Dans la terminologie et la men-
talité générale aristotélicienne dont celui-ci continuait
à user abondamment, l'homme est un « animal raison-
nable », mieux : « l'animal raisonnable ». Son caractère
spécifique, qui caractérise son essence est la raison,
cette raison où Aristote mettait bien, avec l'intelli-
ligence, la volonté. Ainsi l'aristotélisme, placé nette-
ment dans sa psychologie même sur le terrain méta-
physique, suggérait à Thomas d'Aquin son réalisme
personnel et chrétien.
Cet acquis philosophique étant réalise, cette véri-
table découverte majeure étant faite, Thomas d'Aquin
était en état de réfuter le monisme intellectualiste
dont la philosophie de son temps était plus ou moins
atteinte. Ainsi put-il écrire son c. i.xxvi du 1. II de la
Summa contra genliles : Quod inlellectus agens non sit
substantiel separala sed aliquid animée. Ex his aulem
con.clu.di potest quod nec intelleclus agens est unus in
omnibus ut Alexander eliam ponit cl Avicenna... Il pou-
vait faire plus et édifier sur son réalisme intellectua-
liste toute une morale chrétienne. En effet, il posait
maintenant des équivalences chrétiennes entre cer-
taines notions psychologiques proches de l'expérience
cl certaines notions de la métaphysique aristotéli-
cienne. Il mettait, sous les notions vagues et comme
« passe-partout » de la métaphysique conceptuelle
issue des spéculatifs grecs, des réalités psychologiques
concrètes, repérables, existantes.
Ainsi les historiens de la pensée de saint Thomas
d'Aquin n'ont en général pas assez insisté sur l'impor-
tance d'une équation posée par saint Thomas en mêla
1853
RÉALISME. SAINT THOMAS
1854
physique et qui constitue le bouleversement ou plutôt
la transmutation de l'aristotélisme en ce lointain début
des philosophies modernes. Cette équation philoso-
phique peut se formuler comme suit, 'le premier mem-
bre étant en terme de philosophie antique, le second
membre étant en terme de philosophie moderne) : la
forme de chaque homme = son intelligence, sa cons-
cience. L'âme de chaque homme est, ni plus ni moins,
sa raison individuelle. Les textes de saint Thomas à ce
sujet sont fréquents, longs et n'apparaîtraient contra-
dictoires qu'à celui qui refuserait de les méditer. Voici
quelques-unes de ces expressions dans la Summa con-
tra gentiles : Si inlellectus agens est quœdam substantiel
separata, manifestum est quod est supra naluram homi-
nis... Arisloletes oslendit quod quo vivimus et senlimus
est forma et actus. Sed utraque aclio scilicet intellectus
possibilis et inlellectus agenlis convenit homini... Inlel-
lectus possibilis et agens sunt virtutes quœdam in nobis
formaliler exislentes. . . Forma aulem per quam Deus agit
creaturam est forma inlelligibilis. Naturœ inlellecluales
sunt formée subsislenles... Intelligere el raliocinari est
operalio hominis in quantum homo est... Homo est mo-
vens seipsum... Primum aulem movens in homine est
inlellectus... Subslantia inlelleclualis non unilur cor-
pori solum ul molor neque conlinetur ei solum per phan-
tasmata, ut dixil Averrhoes sed ut forma... Anima huma-
na est inlelleclualis subslantia corpori unita ut forma...
Homo potesl definiri per hoc quod est inlellectious...
Intellectus agens est causa e/ficiens.
Ce qui paraît ainsi à Thomas d'Aquin être l'expres-
sion d'un fait, lui paraît également nécessaire pour la
foi catholique, car il s'agit de sauvegarder la liberté
humaine. Summa contra gentiles, 1. II, c. lxxvi :
Operalio propria hominis est intelligere, cujus primum
principium est inlellectus agens qui facit species intelli-
gibiles a quibus patitur quodammodo intellectus possi-
bilis qui faclus in aclu mouet volunlalem. Si igilur inlel-
lectus agens est quœdam subslantia extra homine.m, lola
operalio hominis dependel a principio extrinseco. Non
igilur crit homo agens seipsum sed actus ab alio et sic
non eril dominus suarum operationum nec merelur
laudern aul vituperium; et pcribil lola scientia moralis
el conversalio politica, quod est inconoeniens. Non est
igilur inlellectus agens subslantia separata ab homine.
On trouvera dans les Quicstiones disputatœ et dans la
Summa theologica, écrite après la Summa contra gen-
tiles, plus que des textes parallèles : la mise en œuvre,
tout au long des divers problèmes de la théologie
catholique, du réalisme noétique ainsi élaboré.
Il s'agit bien en effet de toute une élaboration d'un
réalisme noétique. Historiquement, saint Thomas,
comme l'a indiqué son premier biographe, Guillaume
de Tocco, est le philosophe qui a su voir que l'espèce
humaine se multiplie en personnalités par la multipli-
cation des activités intellectuelles. Pour l'homme, aime
à répéter saint Thomas, l'intelligence c'est la vie. Au-
tant d'intelligences humaines, autant de vies humaines,
autant d'êtres humains. Oser ainsi combattre une
forme « monopsychiste », anémiée, idéaliste de l'aris-
totélisme, une forme de pensée qui, avec Averroès et
même Avicenne, faisait de l'intelligence un épiphé-
nomène unique et impersonnel, détruisant les préro-
gatives de chaque conscience au profit du diktat de
l'espèce, c'était en réalité, de la part de saint Thomas,
poser sur le terrain scientifique la philosophie impli-
cite du christianisme, selon qui chacun a pour destinée
de finir par voir Dieu pour son propre compte. Le
triomphe divin est la multiplication même de l'intelli-
gence parmi les hommes et cette « intelligence » doit
être considérée au sens le plus large du mot. L'intelli-
gence ne pouvait en effet être désignée par le génie de
saint Thomas comme étant quasiment le tout de
chaque homme, qu'à la condition d'être conçue par lui
au sens très large de conscience mouvante, à la condi-
tion d'équivaloir avec ce que E. Le Roy nomme « la
pensée vivante ». L'intelligence n'est pas seulement
l'art d'abstraire; elle est l'art de se conduire; l'inspi-
ratrice de la morale comme le principal titre de
l'homme à exister. Cette intelligence, qui se trouve
elle-même par une appréciation globale, qui saisit
Dieu par une autre appréciation globale, est aussi près
que possible d'un intuitionisme souple, à la condition
que cet intuitionisme ne limite pas l'intelligence au
« fonctionnement bureaucratique de l'esprit ». Il faut
que cet intuitionisme largement intellectualiste à la
manière de saint Thomas d'Aquin sache distinguer :
les êtres qui transcendent le temps, la durée des cou-
rants de conscience, les permanences même dans la
mobilité de chaque esprit. Sur ce dernier point saint
Thomas d'Aquin a été fort loin, étudiant à fond les
habitus, les intentions, les finalités, principes de per-
manence par rapport aux moyens successifs de leur
réalisation.
Il faut bien, comme le voudrait Bergson, que le
réalisme thomiste puisse s'accorder là-dessus avec le
réalisme plotinien, ou alors c'est la séparation défini-
tive de l'augustinisme et du thomisme. Si cette vue des
choses de l'esprit peut être agréée, le corps, très réel,
retrouve sa place dans ce que Dwelshauvers appelle la
synthèse mentale. En ce cas le corps serait instrument
à l'usage des fins de l'âme, une image pour le langage
vécu de l'action. Il participerait aussi à ce rôle du
monde qui est d'être un langage que Dieu parle à
l'homme.
La magistrale analyse de l'acte humain, cet accident
de la grande action immanente qu'est chaque forme
humaine, a été faite par saint Thomas, entièrement
neuve et originale dans la Ia-II» de la Summa théolo-
gien. Grâce à sou réalisme, elle vaut non seulement
pour l'ordre psychologique, mais pour l'ordre méta-
physique et pour l'ordre moral, puisque cette intelli-
gence que l'on y voit à l'œuvre est la réalité essentielle
de l'homme. L'intelligence dure comme le veut l'iotin,
'philosophe réaliste de l'extase intellectuelle et de la
durée spirituelle opposées au temps matériel. A travers
les circonstances transitoires qui suggèrent à l'esprit
des moyens passagers pour des intentions plus du-
rables, se l'ont jour, parmi l'écoulement rapide des
cellules du corps, des p ■nnaneiices plus durables encore
d'égolsme vital. L'ordre dynamique et l'ordre statique
se mêlent aussi intimement que l'ordre intellectuel et
l'ordre volontaire. Ce que l'on appelle le sentiment (lu
cœur comme ce (pie l'on nomme intuition de l'esprit
sont des éléments de celte unité a deux faces (intellec-
tuelle et volontaire) qui englobe les multiplicités les
plus variées, les plus réelles, l.a psychologie de saint
Thomas, parce qu'elle est métaphysique, pourra, par
ailleurs, donner naissance ;i une morale profondément
chrétienne. 11 est vrai par contre que son réalisme sup-
pose de telles merveilles qu'il ne peut vraiment tenir
qu'avec une théodicée solide, aux contins de la théolo-
gie catholique. Ainsi la foi viendra, en un sens, au se-
cours de celui qui a admis cet intuitif et global juge-
ment de valeur : « Je pense et je connais des êtres
multiples, donc j'existe et ces êtres existent comme je
les connais. »
On ne peut connaître ce qui n'apparaît pas que
d'après ce qui apparaît. Mais que valent les plus simples
apparences? A un moderne tout le bel édifice du réa-
lisme thomiste paraîtra reposer sur le miracle d'une
connaissance à la fois entièrement subjective et entiè-
rement objective; subjective par son activité, objec-
tive par son réalisme. Il ne semble pas qu'il faille cher-
cher la justification de ce personnalisme thomiste dans
des matériaux empruntés à l'aristotélisme. L'élabo-
ration des species allant de l'objet extérieur à l'inté-
1855
REALISME. SAINT THOMAS
1856
rieur de l'intellect expliquerait à la rigueur une sorte
de bombardement de l'esprit par des particules maté-
rielles. Elle n'expliquera;t pas la réaction toute psy-
chique de la connaissance, ni même la présence des
images matérielles dans la conscience. L'homme, par
cette réaction intérieure qui dépasse les agitations de
la matière et les reproduit dans la conscience, est un
petit dieu, comme s'il refaisait dans son microcosme
le vaste macrocosme. C'est un dieu partiel, il est vrai,
puisqu'il ne fait le monde que peu à peu, en partie et
conformément à un modèle objectif. Malgré tout, c'est
un petit dieu que l'homme connaissant. Son prodige
dans la connaissance, ne faut-il d'ailleurs pas l'expli
quer par le fait que l'homme est comme fils de Dieu
et à son image? N'est-ce pas finalement au miracle de
la puissance du Dieu créateur à rendre compte des
merveilles des créatures? Et quelle merveille plus
grande que la vie psychique d'un esprit comme
l'homme dans une ambiance matérielle? Dans l'homme,
lui-même corps et âme, qui pouvait mettre cette
harmonie, qui pouvait répartir les indépendances et
les dépendances des êtres surtout des « substances
intellectuelles », si ce n'est Dieu en personne? Dieu
crée non seulement chaque fragment d'être, mais la
création tout entière, ainsi que le requiert la foi catho-
lique. La vraie relation entre chaque être isolé à la
manière d'une monade leibnizienne (le vinculum, non
vinculum substantiœ, mais vinculum substanliarum)
c'est Dieu lui-même. La relation serait un être de
pure raison, si elle n'avait ses plus profonds titres à
être dans les êtres qui sont ses termes. Qu'un être
hors série soit l'auteur des deux êtres en relation, il est
du même coup l'auteur du destin commun de ces deux
êtres, liés en un superêtre créé, pourvu qu'on appelle
superêtre la totalité des deux êtres en question, tota-
lité h qui doit correspondre comme une spéciale subsis-
tance, et non pas une relation, privée arbitrairement
de ses deux termes ontologiques. Si l'on ne veut pas de
ce Dieu explicatif de saint Thomas on retombe à
l'agnosticisme; saint Thomas a donc réussi à lier le réa-
lisme universel au subjectivisme humain. Il a résolu le
problème de la construction du monde parl'esprit, pro-
blème auquel Kant s'emploiera, avec moins de succès.
Chez saint Thomas (et chez son disciple le P. Garrigou-
Lagrange, cf. Le sens commun, la philosophie de l'être
et les principes dogmatiques), on ne se contente pas
d'étudier les principes du cheminement de l'esprit dans
un ordre logique. On montre comment ces principes
du cheminement de l'esprit postulent tout le réalisme.
Si l'on considère, par exemple, le principe très simple
« ce qui est est », on y trouve tout autre chose qu'une
simple tautologie. Ce principe d'identité équivaut à
cet énoncé : « ce qui apparaît comme phénomène pos-
sède une valeur absolue métaphysique. » Le principe
de raison d'être ou de raison suffisante : « Tout ce qui
est a sa raison d'être », « tout est intelligible », se rat-
tache au principe d'identité ainsi conçu ontologi-
quement. Garrigou, op. cit., p. 108. Ce qui est synthé-
tique a priori, c'est l'affirmation nécessaire de l'intelli-
gibilité, de l'ordre et de la réalité de l'univers. Ce qui
est analytique a posteriori, c'est la description que l'on
fait de l'univers par les différentes applications des
premiers principes, liant ou détachant de l'ensemble
du cosmos les divers ("1res qui apparaissent, les divers
événements qui se produisent. Dans le problème pri-
mordial de la connaissance, la philosophie moderne,
trop souvent à la remorque d'un kantisme étroitement
conceptuel, n'a guère étudié que le de modis cogilandi.
Certes, cet aspect du grand problème n'est pas négli-
geable. Mais le tort de beaucoup d'idéalistes modernes
a été de trop se désintéresser du caractère complexe,
concret, sensible, irréductiblement donné, qui caracté-
rise les objets de la connaissance. Il eût fallu se soucier
davantage de rébus cogitatis. Elles ne sont pas négli-
geables si elles mènent au Dieu créateur des choses et
des esprits, si ce Dieu trouve utile de penser les choses
et de les faire penser aux autres esprits.
Thomas d' Aquin avait largement ouvert la voie à un
réalisme dans le prolongement de celui d'Abélard,
creusant plus profondément le sillon déjà tracé par le
premier en date des philosophes parisiens. Mais il ne
faut pas demander à Thomas d'Aquin d'avoir poussé
le réalisme à ses ultimes conclusions acceptables, en-
core moins à ses extrêmes conclusions outrancières. Il
était demeuré, comme ses contemporains et comme
beaucoup d'hommes de tous les temps, légitimement
émerveillé par ce haut prestige de l'intelligence qui est
de pouvoir grouper et comparer des images matérielles
afin d'en tirer des idées abstraites. Il s'ensuivit que
ce même philosophe, qui faisait équivaloir, au sens
large du mot, l'intelligence avec l'âme humaine, d'un
autre côté restreignait le terme d'intelligence à signi-
fier la faculté d'abstraire. En cette dernière significa-
tion, il était supposé implicitement que la connaissance
des singuliers, de ces singuliers que l'homme connaît
pourtant, ne constitue qu'une simple connaissance
sensible inférieure. Il arriva même à saint Thomas
d'insister sur le fait que, dans la connaissance confuse
qui précède la connaissance exacte, ce sont ces idées
abstraites qui, peu à peu, viennent s'appliquer sur le
cas singulier pour le faire connaître intellectuellement.
Le fait est exact. Mais les premières suggestions, qui
se présentent à l'esprit à propos d'un objet lointain
restent insuffisantes précisément tant qu'on n'est point
parvenu à la connaissance concrète.
Saint Thomas n'a pas eu le temps de pousser plus
loin sa théorie de la connaissance. Mais son explication
réaliste de la multiplicité des intellects était si forte
que tous ses contemporains y acquiescèrent implici-
tement, tandis qu'avant lui tous avaient l'opinion
contraire. Aussi, à ladatede 1270, les autorités ecclésias-
tiques et universitaires parisiennes condamnèrent tous
ceux qui croyaient à l'unité spécifique et idéaliste de
l'intelligence. Les anciens avicennisants ne furent pas
les derniers à porter cette condamnation ou à y applau-
dir. On comprenait maintenant si bien, autour de saint
Thomas, les conditions pluralistes et personnalistes du
réalisme philosophique et théologique, qu'on reprochait
même à Thomas d'Aquin ses timidités, ses coquetteries
partielles ou plutôt apparentes avec les hérétiques idéa-
listes qu'il avait combattus. On affectait parfois de se
scandaliser de quelques allégations de saint Thomas
qui paraissaient inopportunes et même sans fonde-
ment. Thomas d'Aquin avait déclaré que, selon une
logique supérieure et abstraite, les âmes séparées appa-
raîtraient identiques en dehors de leurs compromissions
avec la matière, leurs différences provenant seulement
des matières inégalement pesantes qu'elles ont à traî-
ner, des corps plus ou moins fâcheux où elles s'em-
pêtrent. Cette « individuation par la matière seule »
présentait une forte occasion de scandale à qui voulait
se scandaliser. C'était, d'aucuns ne voulaient pas en
douter, supprimer la responsabilité morale et faire dé-
pendre tout l'homme de son corps. Thomas d'Aquin
enseignait, au contraire, que le corps est fait pour
l'âme et non l'âme pour le corps. On ne voulait voir
que dans sa lettre sa thèse aristotélicienne sur l'indivi-
duation. On condamna donc, comme tiop idéaliste à
la manière grecque, ce philosophe du réalisme chré-
tien ; et on le condamna en compagnie des paganisants,
des nécromanciens, des pornographes, peu de temps
après sa mort, en 1277, à l'occasion d'une sorte de
compendium des idées subversives colllgé par l'évêque
de Paris, Etienne Tempier, cl quelques docteurs en
général boiiaventuriens. Voici les propositions qu'on
attribuait, pour le perdre, à Thomas d'Aquin : (juml
1857
RÉALISME. DUNS SCOT
1858
Deus non polest mulliplicarc individua sub una specie
sine maleria. Quod quia intelligentise non habenl ma-
leriam, Deus non posset facere plures ejusdem speciei.
Quod formée non recipiunt divisionem nisi per male-
riam : error si intelligatur de formis eductis de potenlia
materiœ. Quod Deus non posset facere plures animas in
numéro. Quod individua ejusdem speciei differunl sola
posilione materiœ... Il est assez piquant de constater
que les plus prompts à manier l'anathème contre le
réaliste Thomas d'Aquin furent des avicennisants ou
demi-arabisants, convertis de la veille au réalisme ex-
plicité par Thomas. Il est vrai que leur foi autant que
leur philosophie les avaient aidés, en leur ouvrant les
yeux sur l'hétérodoxie de l'idéalisme poussé jusqu'à
l'averroïsme. Ils n'en étaient pas moins, quoique à un
moindre degré que les averroïstes, des idéalistes plato-
nisants. Ce n'était pas à eux, convertis toujours prêts
à renchérir, que revenait le droit de reprocher à Tho-
mas d'Aquin d'être demeuré trop grec, trop soumis à
la hantise de l'unité de l'espèce. Il est assez piquant de
constater de la sorte que ceux qui mettaient aupara-
vant le réalisme en péril par une thèse avicennienne de
l'unité de l'intellect agent ont fait condamnei le prin-
cipal docteur du catholicisme, comme enseignant que
les individus d'une même espèce se multiplient par
une simple contingence accidentelle de matière. Certes,
il y a de cela dans l'authentique thomisme. Mais il y a
aussi beaucoup plus ; et les détracteurs de saint Thomas
avaient affaire à celui qui a analysé solidement en
chaque homme une forme, une conscience scientifi-
quement discernable. Il en a étudié à fond mieux que
l'anatomie, la dynamique. Il faut seulement concéder
que saint Thomas reste attaché, pour de bonnes rai-
sons, à une certaine individuation par la matière. Il est
vrai aussi que Thomas d'Aquin s'inquiète assez peu
des genres et des espèces les plus divers que retient
la philosophie naturelle, tandis qu'il s'intéresse à ce
qui concerne l'espèce humaine et ses individus. Il est
plus psychologue et moraliste que physicien, ainsi que
doit l'être un théologien. Il lui suffit d'être frappé du
fait de l'existence des lois physiques. Avec ses contem-
porains il maintient que les lois physiques, pour une
part au moins, dérivent de l'influence des astres sur les
êtres physiques particuliers. Évidemment, il demeure
dans cette conception, qui deviendra bientôt archaï-
que, une sorte de défiance contre la pleine autonomie
de chaque être de la nature et comme un souvenir
vivace de cette vieille théorie qui faisait évanouir les
êtres au profit des lois, puisqu'elle ne considérait les
êtres contingents que comme des points de rencontre,
des carrefours de lois déterministes. Qu'importe ceci?
L'élan pour s'émerveiller davantage des richesses
d'êtres du monde concret était donné, et c'était Tho-
mas lui-même qui avait imprimé cet élan à la pensée de
ses contemporains. L'élan ira si loin qu'il emportera
certains penseurs jusqu'à haïr l'intellectualisme, jus-
qu'à établir un réalisme si excessivement anticoncep-
tuel qu'il méprisera les universaux et se reniera lui-
même dans l'anarchie nominaliste. Cependant, entre
l'excès nominaliste et l'essor thomiste, le réalisme sera
encore à bonne école avec Duns Scot. Ce dernier philo-
sophe, franchement réaliste aura pour rôle d'établir la
philosophie réaliste en métaphysique naturelle, comme
saint Thomas l'avait établie en métaphysique noétique
et anthropologique. Entre Scot et Thomas lui-même,
tout un groupe de penseurs intermédiaires aidera à
l'explication progressive du réalisme dans le domaine
delà philosophie naturelle. Soucieux de voiries espèces
sous leur aspect pluraliste, cet effort de la pensée phi-
losophique laissera bien entendu par trop dans l'oubli
les idées générales, les universaux. Il préférera se de-
mander en quoi consistent les caractères concrets inef-
fables qui caractérisent chaque réalité que l'on expé-
rimente dans la nature, loin des phrases toutes faites et
des classifications reçues. Cette tâche, à la condition
de ne pas être exclusive, était légitime. On peut même
dire qu'elle a contribué à son tour à mettre en relief
un aspect notable des vérités du réalisme en aboutis-
sant jusqu'au scotisme.
IV. Le réalisme concret de Scot et le nouveau
nominalisme. ■ — Des penseurs franciscains, entre
Thomas d'Aquin et Duns Scot, ont fait progresser le
réalisme concret de la philosophie naturelle en se de-
mandant comment l'on connaît les singuliers maté-
riels.
L'un des premiers en date de ces penseurs, Guil-
laume de La Mare (cf. Landry, Duns Scot, p. 40-41),
était un esprit compréhensif, et en même temps très
sincèrement engagé dans les doctrines de ses confrères
franciscains. Comme ceux-ci se sont mis à lire la
Summa de saint Thomas, les autorités de leur ordre,
plutôt que de faire renoncer à la lecture d'un ouvrage
où il se rencontre tant de richesses théologiques, pré-
fèrent amender le thomisme sur les points qui ne
conviennent pas à leurs doctrines traditionnelles.
Guillaume de La Mare se charge (.ou est chargé) de
cet arrangement qui paraît dès 1278 sous le titre de
Correclorium fralris Thomte. Les historiens se sont
surtout attachés à signaler le caractère d'acrimonie
de la lutte qui s'en suivit entre thomistes dominicains
et scolastiques franciscains. En vérité, il faudrait ne
pas perdre de vue qu'amender au lieu de détruire est
déjà rendre un certain hommage. Les thomistes ad-
mettaient une connaissance sensible des singuliers, où
les images du passé viendraient même en aide aux
sensations du présent. Mais cette théorie ne suffisait
pas à Guillaume de La Mare. Il indiqua les raisons qui,
selon lui, donnent à la connaissance des singuliers une
haute valeur intellectuelle : Les singuliers se mêlent
aux raisonnements; ils entrent dans l'esprit comme
matière première de cette machine à distiller les es-
sences. L'esprit porte un tel intérêt aux singuliers qu'il
retourne à la connaissance des images au terme de ses
spéculations pour les vérifier; et les spéculations elles-
mêmes sont sans valeur si elles ne rejoignent pas le
concret. Toute la vie morale, suprême valeur de l'intel-
ligence en travail de bonheur, a pour buts et pour
circonstances des singuliers qui ne sont pas tous de
purs esprits, de sorte que s'attarder aux réalités tan-
gibles n'est pas un mince devoir pour l'esprit. Guil-
laume de La Mare, confiant en une certaine expérience
de facto, ne se pose pas la question de savoir si la haute
connaissance des singuliers matériels est possible. Elle
existe. Ce qu'il se demande, c'est comment elle est
possible. Aristote ayant parlé d'images, de similitudes,
de species qui se trouvent dans l'esprit et y tiennent
lieu des espèces, Guillaume de La Mare pensa qu'il n'y
avait qu'à étendre ce procédé explicatif de l'abstrac-
tion pour expliquer ainsi la connaissance des singuliers.
11 déclara qu'il existait, tout comme des species tenant
lieu de l'espèce, des substituts mentaux de chaque
réalité singulière dans chaque esprit. Cf. Simonin, La
connaissance des singuliers matériels, dans Mélanges
Mandonnel, t. i, p. 290-292.
Des intransigeants protestèrent. Mais un franciscain
conciliateur, Mathieu d'Aquasparta, reprit la tenta-
tive de Guillaume de La Mare pour essayer de fonder,
par un biais de métaphysique, la connaissance intellec-
tuelle des singuliers. N'y a-t-il pas équivalence entre
l'être et le vrai, entre les êtres réels et les vérités
connues? Si les êtres réels sont singuliers, il faut bien
que les vérités par où on les connaît dans l'intelligence
soient affectées aussi de ce caractère de singularité.
Enfin Mathieu d'Aquasparta fait à Thomas d'Aquin
l'honneur de le citer longuement là où sa doctrine se
présente sous le biais le plus favorable pour amorcer
L859
REALISME. DUNS SCOT
1860
une théorie de la connaissance intellectuelle sinon des
singuliers, du moins des images singulières (S. Tho-
mas, Quœstiones disputâtes de verilate, q. x, a. 3).
Certes, Mathieu d'Aquasparta trouve dans Thomas
d'Aquin des difficultés. Thomas ne nie pas la connais-
sance sensible des singuliers, mais comment dans sa
doctrine expliquer que cette connaissance sensible est
rendue intelligible du fait de l'intellect agent? Simo-
nin, op. cil., p. 293-296. Cependant cette fin de non-
recevoir ne transforme pas Mathieu d'Aquasparta en
un ennemi décidé du thomisme. Le moment est d'ail-
leurs très favorable au docteur dominicain. C'est le
moment ou Thomas d'Aquin déjà appelé Doctor exi-
mius, egregius, famosus va être appelé Doctor commu-
ais ou communior; cf. Mandonnet, Les litres doctrinaux
de saint Thomas, dans Revue thomiste, 1909, p. 601-
608. Le titre de Doctor angelicus que portera plus tard
Thomas d'Aquin, officiellement intronisé docteur de
l'Église, ne vaudra pas ce titre de Docteur commun qui
lui fut décerné tout spontanément par les philosophes
quinze ans après sa mort.
Un autre franciscain, Richard de Mediavilla, va faire
an pas de plus pour rapprocher la doctrine thomiste de
la connaissance et une théorie de la connaissance
intellectuelle des singuliers même matériels. Dans son
Commentaire sur les Sentences, Richard admet avec
Thomas que l'esprit atteint d'abord l'universel plutôt
que le singulier. Mais il lui paraît que, pour s'enrichir,
l'esprit doit atteindre en ses détails chaque objet de
vérité qui peut aussi être un objet d'amour. Ce dernier
trait mérite d'être souligné : Universalia non movent.
Le mouvement de l'intellect agent, conquérant moyens
et fins les uns avec les autres et les uns pour les autres,
est appliqué au concret par l'amour. L'intelligence
pratique donne à chaque instant le coup de pouce de
l'amour qui choisit. Elle vit d'options; et elle vit ainsi
d'options même à propos de choses matérielles qu'elle
connaît donc en son for interne, concrètement. N'est-ce
pas du même coup que l'on connaît l'espèce en général
et le cas concret en particulier? Richard de Mediavilla
est-il si mal fondé à dire que l'occasion qu'on a de
connaître l'espèce est assurément le singulier? Le singu-
lier révèle l'espèce, et l'espèce révèle le singulier. Simo-
nin, op. cit., p. 297. Aussi atteint-on le singulier avec
l'universel. L'intelligence saisit par réflexion directe
que la connaissance sensible a été le truchement pour
connaître l'universel. Richard de Mediavilla se la re-
présente en possession d'une science des intuitions des
singuliers comme en possession d'une science des uni-
versaux. Mais n'est-ce pas, du reste, l'intelligence elle-
même qui constate sa double richesse? Cf. Simonin,
op. cit., p. 298-299.
Dans les toutes dernières années du xme siècle,
l'étude de l'intelligence des singuliers est encore serrée
de plus près. C'est alors en effet que paraît le De rcrum
principio qu'on pense être l'œuvre du franciscain Vital
du Four. Le De rcrum principio se rai lâche nettement
à L'augustinisme classique avec ce caractère particulier
d'être très en garde contre les faux mysticismes. Pour
ne pas voguer au hasard dans le ciel, il veut prendre
pied sur la terre. Or, sur terre, un solide premier prin-
cipe de connaissance intellectuelle est que la connais-
sance doit partir du sens. Se basant sur l'existence et la
valeur fondamentale de cette connaissance sensible.
l'auteur du De. rcrum principio donne le premier rang
à cette science intuitive des singuliers dont avait parlé
Richard de Mediavilla. Puisque chaque cas particulier
possède ses richesses concrètes, il faut aller jusqu'à
admet! re que ces richesses trouvent dans la connais-
sance des « substituts mentaux », des locum latentes,
des species qui leur sont propres. Il faut donc aller
jusqu'à admettre ces species spéciales qui révèlent le
concret et qu'avait soupçonnées Mathieu d'Aquas-
parta. Simonin, op. cit., p. 300-301. Reprenant ces argu-
ments des scolastiques franciscains dont les ouvrages
avaient immédiatement précédé sa parution, le De
rerum principio y ajoute un souci plus psychologique
et positif encore où se révèle comme quelque chose de
l'esprit moderne. Cependant cette nouvelle philosophie
admettait encore dans la matière une certaine unité
théorique. On y lit, c. vin : « J'admets qu'en tous les
êtres créés tant spirituels que matériels il existe une
matière unique. » Mais il ne faut pas supposer que
l'auteur du De rerum principio tendrait à un certain
monisme cosmique. 11 fait au contraire sortir les êtres
divers de raisons séminales, entités reçues en philo-
sophie augustinienne, mais dont saint Thomas s'était
déjà demandé comment elles pouvaient bien exister.
Duns Scot comme saint Thomas s'affranchira des
raisons séminales. Il préférera chercher la raison d'être
des êtres divers non plus dans les origines aussi mysté-
rieuses, mais dans leurs subsistances qui les main-
tiennent dans l'être, dans leur cohésion propre, défi-
nitive, quai i Cicatrice d'eux-mêmes. Ce faisant, il est
moins en réaction contre le De rerum principio, qu'il
n'en explicite en fin de compte les vues réalistes, ainsi
que toute la doctrine peu à peu élaborée par les pen-
seurs franciscains qui avaient immédiatement précédé.
Né en 1266, mort en 1308, Scot n'est aucunement le
génie éphémère qu'on a longtemps décrit d'une ma-
nière par trop romantique. C'est un philosophe très
équilibré et qui a eu le temps de parvenir pleinement
à une précoce maturité. On ne doit pas non plus faire
de lui un écrivain insaisissable pour qui il serait impos-
sible de dresser le catalogue de ses travaux authen-
tiques. Certes, on peut ne pas s'entendre sur l'authen-
ticité d'écrits scotistes importants, tels les Thenremata
ou les Reportata Parisiensia. Mais VOpus Oxoniense,
ouvrage tout à fait considérable dans de larges déve-
loppements de philosophie, décèle le génie constant
d'un penseur très remarquable. Duns Scot, comme réa-
liste du moins, c'est l'auteur de VOpus Oxoniense.
Le réalisme de Scot paraît plus étendu que celui
d'un thomisme trop littéral, si l'on considère quelles
sont ces réalités que l'esprit humain peut connaître.
Il ne saurait plus être question, dans le scotisme, de
réduire la connaissance à la quiddilé abstraite des
choses sensibles. L'esprit humain paraît au scotiste
avoir prise sur bien plus de réalités. D'une part, en
efïet, il paraît capable de deviner, d'apprécier les es-
prits par des intuitions sui gencris. D'autre part, ce
même esprit paraît capable de connaître intellectuel-
lement jusqu'aux singuliers matériels. Désireux d'in-
sister sur l'importance des moindres linéaments du
concret, Scot considère comme des /ormes adventices
des substances ces qualités que le thomisme appelait
seulement qualités formelles. Thomas d'Aquin était
très éloigné de négliger ces aspects, même les plus
concrets du réel. Dans la connaissance des singuliers
par cette intelligence pragmatique qu'il appelle la cogi-
tative, tout un monde de généralités universelles lui
paraît impliqué. De anima, 1. II, leç. 13, ad fin.; Anal,
poster., édit. léonine, p. 402, 414, col. 2. Si à saint
Thomas le concret paraît « ineffable », ce n'est pas par
défaut d'intérêt, c'est parce qu'il existe avec de telles
richesses que la science humaine ne peut en faire un
bilan total. Elle n'épuise qu'en partie la richesse de
l'individu en la découpant en idées générales. Il y a
dans certaines assert ions du thomisme en ce sens, quel-
que chose qui dépasse l'aristotélisme étroit. Si saint
Thomas insiste avant tout sur l'universel spécifique,
c'est qu'il se plaee le plus souvent au point de vue de la
métaphysique. Par rapport à leur causalité divine les
réalités semblables sont certainement créées, au pre-
mier chef, en tant que semblables. Une similitude
n'est pas un hasard, voire un caractère dérivé et
1861
REALISME. DUNS SCOT
1862
accessoire. Si les êtres ont été créés semblables indé-
pendamment de leurs destins individuels, c'est que le
créateur, au premier chef, a voulu cette similitude.
Vis-à-vis des destinées de chacun, la similitude n'est
peut-être qu'un moyen. Eu égard à cette similitude
comme telle, ce sont, au contraire, les réalisations par-
ticulières qui ne sont plus que des modalités d'expres-
sion. Seulement, dans l'ordre de la connaissance où
nous voyons le monde à l'envers, ce sont les cas parti-
culiers et singuliers qui nous font découvrir peu à peu
jusqu'à l'espèce. Les aristotéliciens, en notant l'exis-
tence d'un universale anle rem primordial, ne sont donc
pas à blâmer. Dans l'ordre métaphysique où ils se
tiennent ils ont raison. Mais les esprits plus simplement
positifs ou plus portés à l'expérience, tel Duns Scot, ne
se trompent pas non plus, au point de vue de la science
humaine en insistant sur les diversités riches du
concret, richesses à travers lesquelles chevauchent tant
d'idées générales analogiques.
Porté surtout à l'examen expérimental des choses,
Scot s'intéressera davantage aux questions d'exis-
tences multiples qu'aux questions d'essence spécifique.
Du point de vue spécial où il se place, il découvrira
une légitime primauté du concret sur l'analogie idéale
de l'espèce. Dans le monde, il n'y a pas seulement des
espèces, il y a surtout : ça et ça. Les scotistes, plutôt
que Duns Scot dont le vocabulaire est plus richement
nuancé, disent il y a celle réalité-là et celle réalilé-là.
Or, qui leur contesterait le droit de traiter substantiel-
lement ce qui est substantiel en effet? Sans vouloir
ici prendre parti le moins du monde pour ceux des
métaphysiciens qui veulent voir dans 1 hceccéilé ce que
l'École appelle le « principe d'individuation », cher-
chant simplement dans cette pensée médiévale ce qui
veut aider à promouvoir un réalisme complet, il semble
qu'on peut accorder un certain crédit ici à Scot.
(Cf. certains textes de VOpus Oxoniense où le philosophe
paraît se pencher sur l'extrême concret des choses,
1. I., dist. III, q. m et vu) Ne faut-il pas aller chercher
des hœccéités jusque dans les détails des objets? L'être
concret n'est pas un « mixte » uniformisé, où les détails
perdraient leurs caractéristiques. L'être concret pour-
rait bien être représenté comme une colonie disciplinée
d'organes, de parties, de cellules et d'atomes avec une
unité d'harmonie transcendante méritant le nom sco-
lastique d'« unité de forme ».
Le scotisme n'est pas un positivisme rétréci. Mais il
a la prudence et comme la pudeur du spiritualisme
réaliste véritable. Il ne veut pas, par excès de réalisme,
mêler des conjectures aux richesses du réel, sous pré-
texte de compléter le réseau constaté «les causalités
essentielles. Que l'on discerne les grandes causalités
spirituelles dans l'univers, est une tâche non seulement
loisible mais nécessaire. Prétendre expliquer la phy-
sique ou la chimie en recourant à des deus ex machina,
à des causalités au moins anthropomorphiques, est un
travers auquel il ne faut pas céder. Ainsi t il ne faut
pas chercher l'explication des propriétés des formes. Le
feu brûle parce que sa nature est de brûler. Il brûle,
c'est un fait ». Opus Oxoniense, 1. III, dist. VIII, q. i,
n. 19. Un fait s'impose, se constate. Il ne faut pas
chercher les raisons d'un fait.
On ne doit donc pas chercher par trop à définir les
essences, mais à constater les existences de ces réalités
singulières qui se présentent aussi en fait. A les consi-
dérer, on trouve qu'il n'y a pas rien, qu'on atteint en
elle quelque chose de positif, un non-néant. Cf. Déodat
de Basly, Scolus docens, p. 14-15, 17. Il est vrai que
Scot n'admettait pas très bien la distinction thomiste
de l'essence et de l'existence. Mais il faudrait voir de
plus près s'il n'y a pas au fond de cette équivoque une
question de vocabulaire. En réalité, entre la norme
■spécifique et le substrat individuel, nul ne fait mieux la
distinction que Scot lui-même. Son disciple le P. Déo-
dat de Basly (Scolus docens, p. 18-19) dégage du sco-
tisme la notion des durées concrètes. La seule pente
dangereuse pour le scotisme serait de négliger par trop,
au profit des existences qui sont en etîet singulières, la
considération des essences qui sont à la fois spécifiques
et singulières. Mais ce danger étant signalé, il faut re-
connaître que cette vue concrète du monde a l'avan-
tage de tourner les esprits vers la science positive sans
renier pour cela la métaphysique spiritualiste. Scot
ôte son intérêt prétendu à certaine étude des vagues
potentialités et «vertus», pour considérer davantage
les phénomènes en acte, objets de savoir expérimental
précis. De la même manière, il rejette résolument hors
de son aristotélisme repensé, rechristianisé, la vieille
tendance cosmogonique qui datait des origines de la
philosophie. Déodat de Basly, op. cit., p. 32-33 et 77-
78. Aristotélicien, saint Thomas l'était déjà à sa ma-
nière, c'est-à-dire en réaliste chrétien. Scot l'est d'une
manière encore plus libre et personnelle. Cf. Longpré,
La philosophie du bienh. Duns Scot, p. 28-29. Avec
Scot, les dernières traces d'arabisme averroïste sont
diligemment éliminées. Il n'est plus guère gardé d' Aris-
tote que l'esprit positif. Avec son génie propre, l'au-
teur de VOpus Oxoniense a utilisé les réflexions de ses
prédécesseurs franciscains sur les singuliers et tout
aussi bien l'esprit déjà scientifique et nuancé de l'al-
bertino-thomisme, mais il n'a pas voulu adorer le moins
du monde les exemplaires, les archétypes des Grecs,
des platonisants, des arabisants. L'averroïsme, en mar-
che pourtant vers la science positive, n'avait pu aller
jusque là. En Scot les traditions de Paris et d'Oxford
sont déjà des traditions de simple et concrète honnê-
teté et humilité scientifiques. Ainsi, là où saint Thomas,
avec une égale probité, disait avec Aristote que la
connaissance va de la connaissance générale à la
connaissance particulière, Scot approuve, mais a sa ma-
nière. Voici comment il décrit le progrès dans la prise
de connaissance du concret : « Je discerne un objet à
une certaine distance. Je dis aussitôt: c'est quelque
chose. Il se rapproche et je le vois s'avancer et j'ajoute
alors : ce quelque chose est vivant. Mais le voici plus
proche et plus distinct, c'est un homme, dis-jc, et
quand il n'est plus qu'à quelques mètres je m'écrie :
tiens c'est un tel » (cité par Belmond, Essai sur la
théorie de la connaissance d'après Duns Scot). Si une
connaissance confuse précède ainsi la connaissance pré-
cise, si le progrès de la connaissance requiert, par ail-
leurs, des ressemblances entre des objets connus, à
chaque étape de ce progrès c'est en se penchant sur
ces « phantasmes », sur les images singulières dont sa
perception s'enrichit, que l'esprit avance par des clas-
sifications de plus en plus asymptotiques au réel. De
plus, chaque fuis, l'esprit connaît mieux l'écart entre
chaque cas particulier et la loi de l'espèce. Il n'existe
plus seulement, dès lors, une science du général, il
existe, in concreto, une véritable science du singulier
où chaque être s'étudie selon les moments de sa desti-
née propre.
Ainsi, par derrière la science des lois, on peut déjà
soupçonner une science historique plus proche de ce
réel qui, en théologie notamment, est moins légal
qu'historique. On pourrait bûtir là-dessus toute une
cosmologie, à la fois scotiste et thomiste, Scot prolon-
geant saint Thomas vers la science positive, saint
Thomas sauvegardant pour Scot la vérité si importante
des espèces, des genres et des lois. On pourrait même
se demander comment il se fait que cette cosmologie
si utile n'ait pas été tout de suite plus approfondie, à.
l'époque ou prenaient naissance les diverses disci-
plines scientifiques et en liaison avec ces disciplines,
preuve perpétuelle de l'accord profond entre le réalisme
chrétien, qui va jusqu'à la théologie, et les sciences de
1863
REALISME. CAPREOLUS ET VINCENT FERRIER
1864
pure observation ou expérimentation. Cette déficience,
qui eut dans l'histoire des idées des conséquences im-
portantes, s'explique par la faute de ceux qui, à une
époque que l'on peut situer vers le milieu du xive siècle,
ont exagéré le scotismc dans le sens d'un nominalisme
oublieux des genres et des espèces. Le multitudinisme
anarchique, préparé tout de suite après la mort de Scot
par Durand de Saint-Pourçain et Pierre d'Auriol, ne
devait pas tarder à atteindre, avec ses pernicieuses
conséquences, son plein épanouissement.
Le théoricien en fut Guillaume d'Occam. Pour la
deuxième fois — la première avait été avec Roscelin
avant Abélard — le nominalisme occupait le premier
plan de la scène philosophique. 11 occupait le premier
plan aussi des disputes théologiques, car ses corollaires
concernant la simplicité divine, le caractère tout per-
sonnel et tout gratuit de chaque justification, sa mé-
fiance contre les idées abstraites ou générales que le
théologien manie à bon droit, sont de grande impor-
tance pour l'orthodoxie. \ oir l'art. Nominalisme,
t. xi, col. 734-783.
V. Le néo-réalisme scolastique : Capréolus,
saint Vincent Ferrier. — A l'époque où le nomi-
nalisme risquait ainsi de s'introduire, avec Durand de
Saint-Pourçain, jusque dans l'ordre de saint Domi-
nique, la pensée thomiste y gardait de nombreux
adeptes. Même lorsque Scot eut rencontré beaucoup de
faveur dans le monde des théologiens, les dominicains
étaient demeurés fidèles à la doctrine de saint Thomas
qu'on avait canonisé et élevé au rang de docteur de
l'Église en 1323. Le réalisme thomiste trouva dès lors,
dans l'organisation scolaire et universitaire des domi-
nicains répandus dans toute la chrétienté, une insti-
tution entièrement dévouée à sa défense et à sa diffu-
sion. La plupart des thomistes qui vécurent à cette
époque s'orientèrent davantage vers la théologie pro-
prement dite que vers les attaches philosophiques du
système. L'un d'eux, Capréolus, mérite cependant
d'être considéré comme philosophe réaliste en même
temps que comme théologien.
1° Capréolus. — Capréolus (t 1444) fut professeur
au couvent de Toulouse (cf. Percin, Monumenla con-
ventus tolosani, p. 94). Contre Auriol, Occam, Grégoire
de Rimini, il défend le réalisme thomiste tout au long
d'un vaste commentaire sur les Sentences, plus encore,
il poursuit le perfectionnement de la philosophie réa-
liste, en précisant la notion de subsistence et en faisant
reposer l'être sinon sur la durée bergsonienne, du moins
sur le temps. Par quoi il semble réussir, comme l'avait
fait Plotin, à éliminer le caractère statique et abstrait
qui trop souvent caractérise l'ancienne ontologie.
A propos de la personne et des natures du Christ,
Capréolus, In /»»> Sent., dist. IV, q. n, édit. Paban-
Pègues, t. i, p. 239 a, met en évidence, un texte de
saint Thomas qui fait équivaloir la notion d'être à
celle d'une réalité subsistante. Il revient sur cette idée
qui lui est chère, ibid., dist. XLIV, q. i, édit.
Paban-l'tgiics, t. ii, ]). 555 b, toujours à propos des
qualités divines, car il trouve une importance primor-
diale à celle qualité de subsistence, ibid., dist. VIII,
q. i, t. i, p. 307 a, en cela expressément d'accord avec
saint Thomas, [a, q. rv, a. 2. Ce n'est qu'en apparence
que la subsistence d'un être parait simplement relative
à un temps qui ne serait qu'extérieur. Capréolus dis-
cerne dans celte subsistence une incommunicabilité,
une indivision, ibid., dist. XXVI, q. i, t. n, p. 234 a.
ce que, de prime abord, on met trait plus directement
sous la notion d'être que sous celle de subsistence. Ce
qui est dit par Capréolus d<' l'être divin ne lui parait
pas moins vrai de l'être de la nature. In ///""> Sent.,
dist. Y, q. III, l. V, p. 110 a. A cette durée qu'est la
subsistence se rattache l'action de l'être. Ibid.,
dist. XII, q. î, t. v, p. 162 b. Cette durée n'est pas le
changement, le temps qui s'écoule, In I^m, dist. IX.
q. i, t. n, p. 5 a. Cette durée de l'être, Capréolus va
jusqu'à l'appeler uniias ipsius actualilalis, ibid.,
dist. IX, q. i, t. n, p. 10 a et b. C'est ainsi qu'en Dieu
un instant unique de durée représente l'acte pur, ce qui
n'empêche aucunement la multiplicité des « temps-
changements » créés. Capréolus va jusqu'à se deman-
der comment ce présent substantiel d'un être peut se
répandre en temps. Inl 7um, dist. II, q. n, tin, p. 179 b.
Les instants de ce nunc sont des accidents : accidunt
successive. Ibid., p. 180 a. Voici donc le présent et le
temps avec ses instants réintroduits dans l'ordre de
l'être. Capréolus ne nie pas l'être du devenir. Le temps
lui semble être : sicut quodlibet ens successivum quia
suum esse consistil infieri, ibid., p. 186 b, et à ce propos
il pense : « Rien n'empêche de dire que le temps est
une créature de Dieu et cependant il ne jouit pas d'une
existence complète en dehors de l'esprit. » En effet, si
l'on veut trouver l'être « à plein », il ne faut pas le
considérer du côté du temps, mais du côté du présent.
Il existe un présent au sens large où des multitudes de
temps sont inclues. Ibid., p. 188. Le passage du pré-
sent au temps ou plutôt le confluent du présent et du;
temps, c'est l'instant. Ibid., p. 189 a. Mieux, il existe
des réalités d'ordre surtout spirituel où l'on voit les
instants du temps se grouper dans la durée essentielle
de l'être : ce sont les habitudes, les vertus. In IVam,
dist. XIV, q. i, t. vi, p. 304 a et b. Philosophe, Capréo-
lus est tout autant théologien et il s'efforce de main-
tenir la théologie au dessus du nominalisme qui en
sape la certitude. En effet, le nominalisme ne trouve
pas possible de faire des considérations psychologiques
détaillées et analytiques à propos de la perfection
simple de Dieu.
2° Vincent Ferrier. — Mais Capréolus, premier en
date des théologiens-philosophes thomistes, n'est pas
le premier de ceux qui ont défendu, sans toucher à la
théologie, le réalisme de saint Thomas contre les
thèses de Guillaume d'Occam, le venerabilis inceplor.
Pour la lutte contre le nominalisme, dès le xiv« siècle,
le titre de princeps thomislarum qu'on donne souvent
à Capréolus pourrait bien revenir surtout à ce magister
Vincentius de Aragonia, dont des œuvres encore iné-
dites paraissent se trouver à la Bibliothèque nationale
de Paris et que la dévotion connaît sous le nom de
saint Vincent Ferrier. Guillaume d'Occam avait établi
son nominalisme théologique sur deux principes, l'un
intéressant la thèse déjà théologique de la distinction
des choses, l'autre relatif à la puissance de connaître
dont bénéficie l'esprit humain tant en philosophie
qu'en théologie. La première thèse est celle de l'unité
de l'intellect. La seconde thèse est celle de la liaison ou
de la séparation du discours humain rationaliste et du
réel complexe mêlé de singularités irrationnelles. C'est,
en langage nominaliste, la théorie des suppositions
dialectiques. Ainsi, ce qui, selon le vocabulaire de
l'époque, semble relever de la logique plutôt que de la
religion met bien en question la théologie proprement
dite. Vincent Ferrier démêlant les deux points de dé-
part de l'idéologie occamiste et y répondant par deux
ouvrages : Quœslio de unitale universalis et Traclatus
de suppositionibus dialcctii is, tout en demeurant philo-
sophe sur ce terrain de la logique et presque de la
grammaire, défendait la base même de la théologie de
saint Thomas. Ses deux écrits, trop peu connus, mé-
ritent d'être analysés.
1. .Sur l'unité de l'universel. Il s'agit du mode
d'existence de l'universel dans les choses. Le degré de
réalité qu'il y possède se mesure à la plus ou moins
grande distinction qui le sépare des individus où il se
réalise. Voir art. Nominalisme, col. 735. Vincent
Ferrier commence par bien poser, selon les préoccupa-
tions de son temps, la définition de l'universel : natura
1865
RÉALISME. VINCENT FERRIER
1866
habens unilatem de multis. Il commence par exposer
les arguments des partisans d'un réalisme outrancier;
1. la science qui est du général suppose l'existence réelle
d'une uniformité entre les individus de l'espèce, une
unité de l'universel; 2. Tout titre à être est titre à
unité et à unification : ens et unum convertuntur; 3. il
n'y aurait même pas de vraies diversités s'il n'y avait
de vraies ressemblances ; 4. il faut bien noter que Platon
et Socrate se ressemblent davantage entre eux qu'ils
ne ressemblent à une pierre: 5. il y a unité d'action
dans une même espèce; 6. c'est ce qui fait que l'espèce
est une famille unie tandis que le genre est une caté-
gorie plus vague; 7. Socrate et Platon ne diffèrent que
par des détails, des gestes, ils s'identifient dans l'huma-
nité ; 8. et 9. il est peu de différence entre les hommes ;
10. peu de différence entre les ânes (sicï, mais d'une
espèce à l'autre toujours un abîme; 11. chaque être
vit selon la nature de son espèce; 12. chaque être obéit
aussi à ce principe spécifique qui le domine.
Les arguments des nominalistes sont ensuite exposés
au nombre de quatorze : 1. l'unité absolue concrète de
l'universel irait contre la multiplicité des créatures;
2. contre la multiplicité des âmes distinctes créées par
Dieu; 3. il n'y aurait plus de différence entre le parti-
culier et l'universel; 4. quand une hostie serait consa-
crée, toutes le seraient; 5. Socrate n'aurait plus rien
en propre qui ne se confonde pas avec l'humain;
6. Aristote lui-même parle de multiplicités réelles;
7. dans la théorie de l'unité absolue de l'universel, on
ne pourrait discerner Socrate de Platon; 8. ce serait
revenir aux idées séparées ; 9. à la mort de Pierre on ne
comprendrait pas comment l'humanité ne meurt pas
chez Guillaume; 10. Aristote n'a pas assez combattu
Platon sur ce point; 11. on peut déduire de la thèse
ultra-réaliste que la nature ne pourrait détruire un
individu d'une espèce sans annihiler tous les autres;
12. puisque l'humanité comporte un corps, la même
humanité serait en plusieurs lieux; 13. une même âme
serait damnée et sauvée, ne faisant qu'un avec saint
Paul sauvé et Judas damné; 14. une même âme dans
le même rapport serait à la fois bonne et mauvaise.
On voit que, pour ce juge des idées vivant au
xive siècle, Siger de Brabant au xine siècle et son
unité de l'intellect constitue comme une certaine réé-
dition partielle de Guillaume de Champeaux au
xne siècle avec son unité de l'espèce. Saint Vincent
Ferrier parvenu en cet endroit de son exposé doit faire
sienne l'une des parties opposantes plutôt que l'autre.
Il va bien entendu, selon la méthode scolastique, don-
ner un corps d'article, puis pourfendre un à un les
arguments de celle des deux listes qui lui agrée le
moins. Il est facile de prévoir que les réalistes absolus ou
plutôt les idéalistes platonisants sont moins agréables
à son créationnisme que ne l'est la position des nomi-
nalistes. Le fait est qu'il a consacré aux douze argu-
ments des réalistes outranciers deux pages et qu'il a
consacré quatre pages aux quatorze arguments des
nominalistes. Il n'a même pas pris la peine de numé-
roter leurs quatorze arguments car il ne les discutera
pas un à un. Il a numéroté par contre les arguments
des réalistes outranciers et en effet il les réfutera en
trois pages après un corps d'article d'une page. Dans
le corps de l'article, il précise qu'il faut distinguer
deux unités : une imitas realis et une unilas ralionis.
L'unité de l'universel n'est pas une unité réelle, c'est
le premier point qu'il faut énoncer : imitas nalurœ
uniuersalis non est realis. Les réalistes outranciers ont
évidemment tort. Ils l'ont si évidemment qu'on pour-
rait ne pas même prendre la peine de les réfuter à
nouveau, les arguments des nominalistes les ayant
déjà en bloc confondus. Il existe cependant une unité
de l'universel, c'est une unilas ralionis. Dans un tho-
misme aristotélicien qui paraît avoir profité des acquis
de la sagesse franciscaine, Vincent Ferrier précise :
Nalura universalis nihil aliud est quam omnia sua
singularia sumpta secundum illud in quo sunt confor-
mia nalurœ unilate aclu. Vincent Ferrier explique aisé-
ment que c'est la théorie de l'analogie qui permet d'ex-
pliquer comment l'esprit saisit la ressemblance spéci-
fique unilas ralionis des individus de l'espèce : Omnia
singularia hominis cl omnia singularia animalis sunt
similia in humanilale et animalia in animaliiale. Ergo,
quandocumque inlelleclus noster inlelligil ea ut sunt ho-
mincs prœcise, vel ut sunt animalia prœcise, intelligit
Ma ut unum. Sed homo in communi ut animal in com-
muai nihil aliud est quam sua singularia sumpta secun-
dum quod sunt homines prœcise vel secundum quod sunt
animalia prœcise nihil considerando dealiis. Édit. Fages,
p. !). Que cette unité de l'intellect recomposée par
l'intelligence humaine provienne d'abord d'un dessein
divin et qu'il y ait lieu de tenir compte d'un excmpla-
risme créateur, voilà ce que Vincent Ferrier ne se
demande même pas ici. S'il a songé à cette unité de
départ de l'universel, il a dû préférer s'en taire, de
crainte de présumer des conditions métaphysiques de
la création. Il s'en tient à un ordre humain et propre-
ment gnoséologique, laissant de côté tout ce qui, dans
un thomisme plu., primitif et plus théorique, aurait
pu sembler le fondement nullement abandonné, au
fond, par lui, de la thèse sur l'individuation par la
matière seule. Un fait lui paraît acquis : probalum est
quod unitas universalis non est realis... Alors, il entre-
prend la série des réponses particulières aux douze
arguments des réalistes averroïsants : 1. d'abord la
science du général repose sur la connaissance des par-
ticuliers; 2. l'un et l'autre sont convertibles en chaque
individu et non seulement dans l'espèce; 3. il n'y aurait
pas de vraies ressemblances s'il n'y avait pas de vraies
diversités: 4. Platon et Socrate, en différant moins
entre eux qu'ils ne diffèrent d'une pierre, peuvent ce-
pendant différer réellement entre eux; 5. l'unité de
l'action de l'espèce peut être portée par des individus
distincts; 6. l'espèce peut être une analogie simple mais
étroite des individus et le genre une analogie plus loin-
taine; 7. Platon et Socrate ne s'identifient dans l'hu-
manité qu'en tant qu'ils y sont semblables; 8 et 9. le
fait qu'il y a des abîmes entre les espèces n'empêche
pas chaque individu de dilîérer de chaque autre dans
chaque espèce; 10. rien n'oblige à se représenter l'es-
pèce comme correspondant à un seul dessein de la
nature; 11. chacun, selon la nature de son espèce, vit
à sa manière; 12. la loi de l'espèce ne détermine pas
rigoureusement tous les actes de l'individu.
Cependant Vincent Ferrier n'est pas un nominaliste.
L'universel n'est pas pour lui un flatus vocis. Il écrit
en terminant sa question, que, si l'unité de l'universel
n'existe pas réellement, la nature de l'universel est
essence réelle : Nalura universalis sil realis et non sit
una realiter. Du reste si cette qusestio de unilate univer-
salis est dirigée contre les tendances trop monistes,
plutôt que contre les nominalistes, le nominalisme n'y
est que mieux remis à sa place. D'autre part, l'autre
ouvrage de logique que l'on doit à Vincent Ferrier,
son Tractatus de supposilionibus dialeclicis est dirigé
nettement et avant tout contre les nominalistes exces-
sifs. Vincent Ferrier les y combat en connaissance de
cause, suivant de près leurs analyses, et pas du tout en
se bornant à des réfutations globales et inopérantes.
2. Sur les suppositions dialectiques. — L'étude des
suppositions dialectiques avait été poussé e très loin par
le nominalisme. Selon l'école de Guillaume d'Occam,
la pensée humaine est déjà comme un premier langage
commun à tous les hommes. C'est dans ce langage
complexe du réel qu'on découpe en se servant de mots,
de phrases, des morceaux tout petits, des portions qui
sont comme substituées au réel concret. Le signe sert
1867
REALISME. VINCENT FERRIER
186S
de substitut au réel. Mais, si l'on peut employer ces
métaphores hasardeuses : « Le signe n'enlève pas sa pa-
trie naturelle à la semelle de ses souliers »; ces cartes du
jeu dialectique sont déjà insuffisantes. Les mots sont
de fausse monnaie. Les phrases sont des opérations de
banque médiocres. La critique des suppositions maté-
rielles, personnelles et simples qu'avait faite Occam
(voir art. Nominalisme, col. 737) était assez destruc-
trice de la raison raisonnante pour mettre les théolo-
giens en fâcheuse posture. Il fallait donc refaire la
théorie des suppositions. Saint Vincent Ferrier dans
son Traité des suppositions dialectiques regarda de très
près le mécanisme par où l'on substitue la paille des
mots au grain des choses. Il montra que, quelle que soit
la délicatesse de telles opérations, on a néanmoins le
droit de manier des abstractions, non seulement parce
qu'abstraire n'est pas nier ce qu'on a laissé de côté;
mais parce que, dans un autre sens du mot, abstraire
c'est comprendre ce que l'on a découpé dans le réel.
Le terme garde toujours son sens, gagé sur le réel,
comme un bon billet de banque est gagé sur l'or. Le
terme permet de retrouver le réel le cas échéant. Telle
est, du moins, la philosophie de Vincent Ferrier.
Il commence par montrer qu'un terme unique peut
parfaitement correspondre à des individus divers de
même espèce, et cela en vertu de sa souple théorie de
l'unité de l'universel. Cette théorie, il tend à la ratta-
cher à Thomas d'Aquin, Albert le Grand, Hervé de
Nédellec. Il l'oppose au réalisme intempestif du semi-
averroïste Walter Burleigh et plus encore au nomina-
lisme d'Occam et de ses partisans, sui sequaces, opinio
extrema. Dans le c. i, Vincent Ferrier veut montrer que
la supposition se maintient en contact avec le réel
profond et concret. Il va contester aux occamistes leur
interprétation qui veut voir dans la suppositio simple-
ment une acceptio scu USUS lermini. La supposition
comporte un terme. Elle ne fait pas que comporter un
ternie, que se réduire à comporter un terme. Ce que
l'on y suppose, ce n'est pas seulement un terme c'est
une réalité. Le signe, pour avoir une signification, sup-
pose l'existence d'une chose signifiée. Quid sit suppo-
sitio, demande le c. il? Et Vincent Ferrier de répondre
que, dans une proposition, c'est une proprielas sub-
jecli. Au lieu de couper, de séparer, du sujet réel, elle
retient un aspect du sujet réel. Suppositio est pro-
pria passio subjecti secundum quod comparatur <id
priedicalum. Cette supposition (explique le c. m : De
divisione supposilionis) peut porter sur des propriétés
essentielles du sujet ou sur des aspects réels toujours,
mais simplement accidentels. La supposition acciden-
telle, de beaucoup la plus fréquente, parmi ces nom-
breux recours à des suppositions dont s'accompagne
l'exercice de la pensée, peul être personnelle ou simple.
Ce sont là les expressions que le nominalisme avait
employées, Vincent Ferrier s'y astreint. La supposition
personnelle sera, bien entendu, celle qui se rapporte à
une personne, par exemple : homo currit. La supposi-
tion simple sera celle qui concerne un aspect accidentel
commun, par exemple : homo est species.
Avant toute autre supposition, on doil donc étudier
(c. iv) la supposition naturel le, qui al teint au vif quel-
que chose de l 'essence profonde des êtres, par exemple
«l'homme est raisonnable». Cette supposition peut
revêtir des déterminations définies : « Tel homme est
risible », ou rester indéfinie : «Tout homme est risible. »
Étanl donnée l'importance de ces suppositions natu-
relles, qui sont, les plus profondément fondées en réa-
lité et qui sont les plus injustement méconnues parles
occamistes, Vincent Ferrier insiste beaucoup sur elles.
Si, dans son traité, il ne leur consacre qu'un chapitre
sur dix, ce chapitre comprend le tiers de la longueur
totale de l'ouvrage. Ces suppositions naturelles lui pa-
raissent régies par quatre règles : 1. Quandocunque in
aliqua proposilione priedicalum dicilur de subjeclo in
aliquo modo dicendi per se, semper lalis propositionis
subjeclum supponit naluraliler et e conuerso (édit. Fages,
p. 19); 2. Omnis proposilio cujus subjeclum habet
supposilionem naluralem seu demonslralivam est uni-
versalilcr vera scilicel pro omni lempore et pro omnibus
supposilis (édit. Fages, p. 20); 3. A propositione de
tertio adjacente cujus subjeclum supponit naluraliler
ad propositioncm de secundo adjacente nunquam valet
consequentia (édit. Fages, p. 36) ; 4. Nuila proposilio cujus
subjeclum supponit naluraliler ad sui verilalem requiril
exislenliam lerminorum (édit. Fages, p. 42). La règle 1
vise le caractère ontologique des suppositions natu-
relles. La règle 3 précise qu'elles se conforment au réel
complexe plutôt qu'elles ne se déduisent logiquement
les unes des autres. La règle 4 précise que cette relation
au réel n'est pas telle qu'il faille que les termes em-
ployés aient une existence présente; ce qui est assez
apparent dans le cas d'une proposition négative. La
deuxième règle est plus importante. Elle fixe la valeur
réaliste totale des suppositions naturelles, extraites
peut-être en apparence à partir de circonstances contin-
gentes. C'est naturellement la règle la plus difficile à
établir contre la tendance agnostique que manifestait
le nominalisme, contre sa méfiance à l'égard des idées
générales et des vérités éternelles. La tactique de beau-
coup consistait à faire de la vérité plus grande de ces
propositions plus substantielles une question de degré
plutôt qu'une question de nature. Mais c'était la tac-
tique de sophistes qui précisément voulaient noyer
dans les singularités indicibles les catégories irréduc-
tibles mais discernables des choses. « La couleur est
l'objet de la vue. » Elle n'est pas « l'objet de la vue
plutôt que l'objet de l'ouïe ». C'est qu'on ne peut pas
résoudre cette essentielle question de nature, si l'on
n'a pas une théorie à la fois souple et ferme sur l'unité
de l'universel, sur la manière dont le monde est fait de
situations réellement semblables.
Presque aussi important est le c. v : De supposilione
personali. La supposition personnelle relate des évé-
nements, des accidents réels survenus à des êtres réels.
De telles suppositions pourront être plus ou moins
simples, claires ou confuses, rattachées à une collec-
tivité ou à un être singulier. Chaque fois les questions
classiques de compréhension et d'extension se poseront
et compliqueront l'étude. Mais, pour l'exposé réaliste
de Vincent Ferrier, la grosse difficulté est passée en cet
endroit de son ouvrage; la teneur ontologique de ces
suppositions s'explique à partir du moment où l'on a
reconnu la valeur ontologique des suppositions natu-
relles. Le c. vu étudie la supposition discrète qui se
ramène au cas précédent et la supposition matérielle
qui ne suppose que ce que le terme signifie matériel-
lement, par exemple : homo est vox dissyllaba. Le
c. vin étudiera la supposition relative, le c. ix la suppo-
sition impropre. Vincent Ferrier pourra y concéder
beaucoup à ses adversaires nominalistcs. L'essentiel
pour lui était d'avoir montré que, dans certains cas au
moins, la suppositio, base de la confiance de la pensée
autant que du langage, est un crédit fait d'autre valeur
(pie d'une pure inflation, flatus vocis. 11 était en état
d'esquisser dans un c. x une étude des variations des
suppositions.
liref, Vincent Ferrier ne contesterait pas trop à
Guillaume d'Occam le fait (pie la pensée quelque peu
organisée est déjà solidement tissée du langage qu'elle
emploie. Il ne contesterait pas non plus à un théoricien
plis récent comme Meyerson que la pensée identifie des
réalités simplement semblables et trie dans le réel plus
complexe avec une remarquable désinvolture. Mais il
remarquerait aussi (pie les singularités du réel ne sont
jamais enl Lèrement perdues de vue par les suppositions
et arrangements dialectiques légitimes. Il assurerait
1869
RÉALISME. LA CRITIQUE IDÉALISTE
1870
de la sorte, non seulement à la simple dialectique mais,
ce qui est plus important, aux démarches prudentes
du théologien une aire de sécurité réaliste, un domaine
de travail légitime, et, pour employer les expressions
qu'emploie M. Brunschvicg : « un univers de discours »
qui reste encore un « univers de réel ».
VI. De la philosophie réaliste de la conscience
A LA CRITIQUE IDÉALISTE MODERNE DU RÉALISME
médiéval. — Parce que le xvie siècle a brillé dans les
arts plastiques, on se le figure volontiers comme un
siècle en progrès dans la pensée humaine. En réalité, il
y est surtout marqué par les progrès de l'humanisme
trop littéraire et relativement peu philosophique. C'est
l'époque où le nominalisme excessif déborde de plus
en plus de la philosophie dans le domaine de la religion.
Cependant l'anarchie métaphysique du xvie siècle
n'est pas due au manque de préoccupation philoso-
phique. Elle tient seulement au manque d'unité des
esprits. Toutefois, les penseurs les plus divers semblent
avoir hérité des philosophies médiévales, thomisme,
scotisme, occamisme, le souci de la psychologie expé-
rimentale servant de base commune à la morale et à
la métaphysique, tout en demeurant en liaison avec le
développement réel des sciences exactes à la fois expé-
rimentales et mathématiques.
Il ne se pouvait pas que la renaissance catholique
en France au début du xvne siècle, au temps de Bérulle,
avec ses préoccupations apologétiques et mystiques
n'aboutît pas sur le terrain ainsi délini, à de nouveaux
efforts en faveur d'un réalisme psychologique et théo-
logien. Ce fut en effet l'époque de Pascal et, plus
particulièrement encore pour la métaphysique, l'épo-
que de Descartes. « Je pense donc je suis » est l'apho-
risme essentiel de cette philosophie de la conscience qui
remonte à Scot, et jusqu'à saint Thomas d'Aquin. Cet
aphorisme se systématise dans la pensée de Descartes.
Est-ce au point qu'il faille voir dans le psychologisme
qu'est bien le cartésianisme le rejet du réalisme mé-
diéval qui serait déjà considéré comme trop matéria-
liste? Descartes serait-il le chef de file des idéalistes
modernes? Non. Il ne l'est que pour ceux qui le consi-
dèrent, si l'on peut dire, rétrospectivement, à travers
Kant. Son psychologisme même n'aurait pas elîrayé
les contemporains de saint Thomas. Il faut reconnaître
cependant qu'il a anémié le réalisme traditionnel par
une opposition arbitrairement schématisée de la ma-
tière substance étendue et de l'esprit substance pen-
sante. Il a donné, sinon une raison, du moins un pré-
texte à ceux qui ont fait de la physique une science
purement mathématique. Mais Descartes eût protesté
le premier, en théologien qu'il était, contre ceux qui
voudront réduire le monde à une mathématique uni-
verselle. N'était-il pas d'ailleurs le théoricien d'une
doctrine fort réaliste de l'univers celle des « natures
simples »?
Mais après Descartes, il y eut Kant, que le réalisme
ne peut retenir à aucun prix, malgré les efforts de ce
philosophe pour doubler son idéalisme transcendantal
d'un réalisme empirique. Certes, à lire Kant, on a
parfois l'impression qu'il maintient une certaine objec-
tivité, une certaine réalité à l'espace et au temps, lui
vérité, s'il les hypostasic, c'est à titre de cadres de
connaissance. Ce qui est « objectif », ce n'est pas, dans
son vocabulaire, ce qui correspond à une réalité exté-
rieure. Kant a été séduit par l'économie de pensée réa-
liste qui avait été réalisée par les sciences newto-
niennes; le mot objectif n'équivaut plus pour lui qu'à
nécessaire et à universel. Kant se plaît à opposer cette
réalité subjectivement organisée et privilégiée de l'es-
pace et du temps, à ce qu'il juge être la pure subjec-
tivité des déterminations qualitatives de la sensation.
La sensation ne mérite même pas à ses yeux le titre de
phénomène. Le phénomène est selon lui, une organi-
sation dans l'espace et le temps. La sensation, liée de
trop près à l'inconnaissable noumène, lui paraît une
matière informe que l'esprit adapte à ses catégories
propres, considère, pour employer un terme vulgaire,
avec ses « lunettes » spécifiques. De sa détermiuation
étroite des concepts d'espace et de temps, l'espace
hypostasié, le temps réduit à une unité d'être qui rap-
pelle l'être ultra-abstrait de Parménide, Kant tire une
légitimation des sciences apodictiques à type mathé-
matique. Mais, vidant du même coup l'univers de tout
ce qui constitue très exactement ses réalités et ses
richesses, c'est par là qu'il méconnaît non seulement
la valeur de certaines idées générales reposant sur le
concret mais, ce qui est beaucoup plus grave encore, la
valeur de la connaissance du concret. Kant imagine
que l'esprit humain plaque une organisation toute sub-
jective sur le monde extérieur, qu'il lui suffit de déclarer
inconnaissable et comme inorganisé, donc inconsis-
tant. Où a-t-on vu l'esprit déployer ainsi à la surface
de noumènes (jamais constatée) l'étoffe toute tissée
par lui, de la connaissance sensible ou abstraite,
abstraite à un premier degré de déploiement, sensible
lorsque le déploiement est complètement réalisé? Ce
système est à rejeter, non pas seulement parce qu'il
est ruineux des vraies valeurs aussi bien abstraites que
concrètes, mais parce qu'il constitue, dans le fond,
dans l'attirail faussement technique de ses vocabu-
laires et de ses explications, non pas une hypothèse
sérieuse, mais une conjecture impudente. Il n'impres-
sionne que les esprits non avertis, ceux-là mêmes que
ce que l'on peut considérer en un sens comme sa pre-
mière édition, le platonisme, avait impressionnés jadis.
Il n'échappe pas à la critique qu'en fait H. Bergson,
La pensée et le mouvant, p. 81. «Tout l'objet de la Cri-
tique de la raison pure, écrit M. Bergson, est d'expliquer
comment un ordre défini vient se surajouter à des
matériaux supposés incohérents. Et l'on sait de quel
prix elle nous fait payer cette explication : l'esprit
humain imposant sa forme à la « diversité sensible »
venue on sait d'où : l'ordre que nous trouvons dans les
choses serait celui que nous y mettons nous-mêmes.
De sorte que la science serait légitime, mais relative à
notre faculté de connaître et la métaphysique impos-
sible, puisqu'il n'y aurait pas de connaissance en de-
hors de la science. L'esprit humain est ainsi relégué
dans un coin comme un écolier en pénitence : défense
de retourner la tête pour voir la réalité telle qu'elle
est. Rien de plus naturel si l'on n'a pas remarqué que
l'idée de désordre absolu est contradictoire ou plutôt
inexistante, simple mot par lequel on désigne une oscil-
lation de l'esprit entre deux ordres différents. »
La théologie des pays protestants semble avoir été
victime de ce kantisme qui ôte une partie de la réalité
a Dieu pour la donner à l'homme, à la création pure-
ment humaine substituée à la création divine première.
Ceux dis idéalistes qui succédèrent à Kant accen-
tuèrent encore son anthropocentrisme. Un dilemme se
présente dès lors aux âmes religieuses : ou bien il faut
agréer une religion nouvelle, fondée non sur la Bible
extérieure ou sur une révélation impossible dans l'au-
tonomie de la conscience, et il faut baser celte religion
sur la seule expérience religieuse intérieure subjective :
ou bien, pour autant que Dieu diffère de l'homme au
sein de cette expérience où l'on ne voudrait pas divi-
niser l'homme purement et simplement, on est obligé
de retourner subrepticement à un commencement de
réalisme, par exemple à un réalisme immatérialiste et
au moins spirilualiste comme l'idéalisme de Berkeley.
Dans cette dernière position, à moins de trop donner
encore à l'homme, on restitue subrepticement des va-
leurs objectives a la création et à Dieu.
Il n'en reste pas moins vrai qu'avec Kant les philo-
sophes modernes ont trouvé un de leurs maîtres prin-
1871
RÉALISME. LA CRITIQUE IDÉALISTE
1872
cipaux, si diverses que soient leurs philosophies per-
sonnelles. Le réalisme, simplement philosophique ou
plus spécifiquement chrétien, aura à soutenir désor-
mais une lutte non seulement contre le nominalisme,
mais contre un retour au platonisme, à l'ancienne
métaphysique établie par Platon et restaurée par
Kant, lequel l'a, d'ailleurs, plus nettement orientée
dans le sens d'un scientisme mathématique. Bien que
le réalisme soit professé sous diverses formes, dans les
pays anglo-saxons, en France avec Bergson, en Alle-
magne avec Husserl, il n'a pas encore remporté, dans
l'esprit des contemporains, une victoire décisive. Il
suffit, pour s'en rendre compte, de constater combien
certaines allégations des idéalistes contemporains trou-
vent encore créance ou du moins sont laissées sans
réfutation.
Aussi faut-il préciser l'importante position philo-
sophique de cet idéalisme, au nom duquel le réalisme
va être souvent condamné. C'est un vocable séduisant
que ce terme d'idéalisme que ces philosophes d'une
école déterminée ont comme retenu à leur profit. Selon
l'acception qu'ils lui donnent, le terme idéaliste est
d'ailleurs assez délicat à définir. On ne peut confondre
l'idéalisme contemporain avec le subjectivisme radical,
où il n'atteint que chez quelques disciples extrêmes de
Fichte. Le mieux est de considérer que l'idéalisme est
toujours un psychologisme extrémiste. Il voudrait être
spiritualiste. A cette fin il croit nécessaire de mini-
miser ou de nier les données matérielles de l'univers.
Souvent, il trouve en effet que la seule manière de ne
pas être matérialiste est de nier l'existence de la ma-
tière. D'autres, parmi les idéalistes, professent à leur
façon l'apophtegme aristotélicien selon lequel la ma-
tière est inconnaissable. Cet idéalisme a couvé lente-
ment avant d'aboutir à la pleine crise de la conscience
moderne. Le platonisme pensait déjà que la vraie rési-
dence de la matière est l'idée séparée. Réduisant trop
la matière au quantum, faisant de la pensée, et donc
de l'idée, l'essence des créatures spirituelles, le réaliste
Descartes s'approche encore davantage de l'idéalisme
moderne. Insistant sur le fait que ce que l'on connaît
n'est jamais connu que comme connu, Kant fait triom-
pher l'idéalisme chez les philosophes. Lachelier en
reste à ce stade, Psychologie cl métaphysique, p. 151-
155 : « Dire que quelque chose est pensé comme exis-
tant c'est dire qu'il y a une idée de l'être... Aussi l'idée
de l'être considérée comme contenu de la pensée a
pour antécédent, pour garantie, l'idée de l'être consi-
déré comme forme de cette propre pensée. » Ainsi ce
n'est pas de l'expérience extérieure que l'être vient à
l'esprit, selon l'idéaliste, c'est du dedans par la seule
spontanéité spirituelle. Hamelin renchérit et dans son
Essai sur les éléments principaux de la représentation,
p. 8, il écrit : « On ne donnerait pas une idée fausse de
la philosophie en disant qu'elle est l'élimination de la
chose en soi. » Une telle position philosophique est
radicalement inconciliable avec celle du réalisme chré-
tien, plus spécialement avec le réalisme scotiste qui
aboutissait à conclure à l'existence d'un grand nombre
de choses en soi, d'hseccéités. Tour l'idéaliste, il n'exis-
tera donc, selon le mot de Lachelier, qu'une « dialec-
tique vivante ».
Le plus déterminé peut-être des tenants de l'idéa-
lisme en France, M. Léon Brunschvicg, reprenant cette
idée s'est demandé quelle est la forme la plus haute, la
plus harmonieuse, la plus cohérente, la plus justifiée
vis-à-vis d'elle-même (pie peut revêtir cette « dialec-
tique vivante ». Il a trouvé que c'est la forme mathé-
matique. Il faut selon lui que disparaissent toutes les
références sensibles à des substrats, a des êtres en tant
qu'êtres. Des son ouvrage intitulé : La modalité du
jugement, 1897, p. 7, Brunschvicg écrit de la philosophie
de Kant : i l'être en tant qu'être cessa d'être une idée
philosophique, puisque c'est, par définition même, la
négation de l'idée en tant qu'idée », puisque cette
découverte montre une vérité qu'on ne connaissait pas
auparavant, n'est-ce point que la pensée dans son état
vrai, concret, historique constitue une marche au pro-
grès, allant de découverte en découverte? Examinant
sous cet aspect l'histoire générale de la pensée humaine,
M. Brunschvicg s'y persuada que c'est la pensée mathé-
matique qui seule fait les découvertes, laissant s'éva-
nouir les vains fantômes de la connaissance animale et
sensible des singuliers.
Bref les théories de l'idéalisme qui privilégient l'es-
pace et le temps, le temps étant lui-même conçu sous
forme quasi-géométrique, aboutissent chez M. Brun-
schvicg à rejeter tout ce qui n'est pas absolument
conforme à ces cadres mathématiques a priori. Le sen-
sible, auquel le réalisme médiéval portait un si grand
intérêt, fait horreur à l'idéalisme, spécialement à l'idéa-
lisme de M. Brunschvicg. Être idéaliste, à la manière
surtout de ce dernier, c'est donc, tout autant que pré-
ciser des doctrines constructives plus ou moins per-
sonnelles, instituer un vaste procès du réalisme.
Ces amis de l'idée plus ou moins platonicienne vont
donc blâmer d'abord Aristote qui dans sa théorie de
l'abstraction fait dépendre la pensée du sensible. La
pensée est aux yeux de M. Brunschvicg et des autres
idéalistes tout autre chose qu'un concept abstrait, tout
autre chose qu'un discours fait de concepts. Heureu-
sement Descartes vint. Pour l'historien idéaliste de la
philosophie, Descartes est déjà un sauveur parce qu'il
rétablit l'intelligence dans sa fonction propre. Serait-ce
que Descartes est purement idéaliste? Non; mais il est
géomètre et sa méthode toute géométrique trouve une
science rigoureuse qui s'exprime d'ailleurs en géomé-
trie. Voilà ce qui paraît solide. Malebranche convien-
dra ensuite que l'étendue est essentiellement intelli-
gible. Leibniz inventera, au service des véridiques
géomètres analystes, le calcul infinitésimal. Il y a bien
çà et là des retours en arrière, mais les succès acquis
restent acquis, et l'idéalisme qui considère que la
science est œuvre de l'esprit humain triomphe des nou-
velles victoires scientifiques par où l'esprit humain se
révèle plus grand. Kant semble avoir expliqué ce pou-
voir de l'esprit. Riemann semble le prouver plus sérieu-
sement encore en désolidarisant la géométrie d'avec
les postulats fixés par Euclide. Tout récemment
encore Einstein détruit par son relativisme — l'idéa-
lisme n'est-il pas le relativisme même? — une vieille
confiance routinière en l'existence de « qualités pre-
mières et intuitives ».
Toutes ces conclusions qu'il avait pensées ou repen-
sées pour lui-même au cours d'une vie entièrement
vouée à de telles méditations, toutes ces conclusions
dont l'ensemble même était dirigé contre le réalisme,
M. Brunschvicg les a mises au point et exposées avec
concision dans son livre Les âges de l'intelligence, 1934.
Cet ouvrage qui n'est pas le plus complet s'il s'agit
d'étudier la philosophie personnelle de ce penseur, est
le plus utile s'il s'agit d'étudier la critique idéaliste du
réalisme. Or, si l'on connaît généralement assez bien
les positions centrales de l'idéalisme, on néglige trop
les arguments précis que l'idéalisme dirige contre le
réalisme. Ces arguments doivent être pesés.
Selon le nouvel écrit idéaliste consacré à cette cri-
tique du réalisme chrétien, la philosophie médiévale,
celle des substrats et des êtres, est la pensée de l'en-
fance balbutiante de l'humanité. L'âge mûr philoso-
phique aurait produit la philosophie contemporaine,
celle des normes, des mathématiques, des sciences. Il
est toujours bon de se méfier de ces procédés qui
évoquent de prétendus âges de l'intelligence. D'aucuns
diront malignement que l'âge mûr c'était la pensée
médiévale et la décrépitude l'âge contemporain.
1873
RÉALISME. LA CRITIQUE IDÉALISTE
1874
Du tout premier âge de la pensée humaine,
M. Brunschvicg pense qu'on peut avoir une idée par les
peuplades non civilisées actuelles. A ces primitifs il
reproche leur préjugé de l'intelligible. Ils expliquent
tout dans la nature par des esprits répandus partout.
En vérité, ces primitifs exagèrent. Mais il reste que
certains faits sur le plan irrécusable des apparences
s'expliquent par des esprits. Si la finalité dans un
monde biologique plus inférieur est bien difficile à dé-
crire, la finalité humaine est un fait expérimental. Elle
ne se laissera jamais mettre en équations mathéma-
tiques, en ces équations qui semblent avoir, pour
l'idéalisme nouveau, le privilège exclusif de la vérité.
Dans un second chapitre de son ouvrage, intitulé Le
fantôme de l'irrationnel, M. Brunschvicg découvre que
le miracle grec, au temps des pythagoriciens, faillit faire
évanouir le fantôme des substrats : êtres, esprits et
choses au profit des normes authentiquement mathé-
matiques. Mais cet éclair dans les ténèbres de l'obscu-
rantisme peut paraître beaucoup moins net qu'il ne
paraît à M. Brunschvicg. C'est bien avant Pythagore
que ce que l'on a appelé avec quelque grandiloquence
3 la science mystérieuse des pharaons » faisait jouer
aux nombres un rôle essentiel clans la nature. Bien plus
tard, en plein Moyen Age, des astrologues, même mys-
tiques, jalonnant la route pour la pensée moderne de
M. Brunschvicg, pensent déjà comme lui qu'il n'y a
de vérité que dans l'emploi de la méthode mathéma-
tique. Cette opinion se trouve exprimée en toutes
lettres et longuement par Boger Bacon.
Mais au fond peu importe à M. Brunschvicg, les
balbutiements des primitifs et l'échec (selon lui proche
du succès) des mathématiciens antiques, empêtrés dans
des difficultés de détail comme l'existence des nombres
irrationnels. Le grand scandale de l'idéaliste contem-
porain c'est ce troisième âge de l'intelligence, cette
pensée médiévale que des enseignements de l'univer-
sité de Paris analysent poartant consciencieusement.
M. Brunschvicg ne se montre pas tendre pour ce qu'il
appelle V univers du discours. Il craint visiblement qu'on
propose à l'époque scientifique moderne, toute mathé-
matique selon lui, ce retour en arrière que lui paraît
être, au service de la foi, la philosophie médiévale. Il
reproche âprement au Moyen Age d'avoir cru à la
vertu du syllogisme. Il a raison de dire, un scotiste
ou un thomiste éclairé l'appuieraient, que le syllo-
gisme ne vaut que par rapport à une expérience exté-
rieure dont il est un vêtement. Le syllogisme : « Tout
dragon est une chose qui souille des flammes. Tout
dragon est un serpent. Donc quelque serpent souille
des flammes » rend bien compte du réel à la condition
que ce soit d'un réel qu'il rende compte — ■ à la condi-
tion qu'il existe des dragons. La pensée logique vaut
donc davantage comme moyen lumineux d'expression
de l'âme obscure de l'idée que comme fondement
même de l'intellectualité. M. Brunschvicg discerne
tout l'intérêt du travail de M. Serrus : Le parallélisme
logico-grammatical. Un thomisme admettrait en effet
que, dans le parallélisme intellectuel logique, la logique
n'est, selon ses règles de jeu, qu'une commodité de
l'esprit, commodité légitime, un moyen pour une fin.
Il faut admettre qu'une même pensée s'exprime en un
alinéa variable dont les propositions se groupent en
nombre plus ou moins grand avec des liaisons internes
de conjonctions susceptibles de varier à l'infini. La
même proposition peut toujours se multiplier en dis-
cours ou se condenser au contraire en une nuance d'ad-
jectifs au point de rentrer dans l'implicite et dans
l'ombre. Mais c'est donc que, pour le penseur médié-
viste authentique, tout comme pour son critique idéa-
liste lui-môme l'univers à connaître est autre chose que
l'univers élastique des discours. Le vrai problème est
celui de cette réalité mystérieuse qui dépasse le dis-
cours, c'est le problème de cette raison, et toute objec-
tive, et toute personnelle, qui tantôt exprime et tan-
tôt cache, suppose (comme disaient Occam et Vincent
Ferrier) ou oublie. M. Brunschvicg fait encore une
remarque pertinente lorsqu'il dénonce, p. 66, n. 1, avec
le P. Festugière et M. Bobin, une équivoque de la
pensée grecque qui a alourdi la scolastique médiévale.
Le P. Festugière montre en effet qu'en métaphysique
« le terme ouata est appliqué tantôt à l'individu
concret, réalité première et qui seule en vérité mérite
au propre le nom de substance et tantôt à l'universel
abstrait, premier intelligible, lequel, pourvu aussi du
nom d'oùaîc avec le sens premier d'essence, n'en sem-
ble pas moins regardé comme substance objet propre
de la métaphysique ». Mais cette vérité, si parfaitement
discernée par le P. Festugière, va contre la position
même de M. Brunschvicg. Elle consacre la distinction
thomiste de l'essence et de l'existence. En effet chaque
être concret ou objet de connaissance demeure distinct
comme substrat de l'espèce qui lui dicte sa norme. La
loi prend dans ce système une valeur simplement ana-
logique. Il y a doncb ien des différences entre chaque
être concret, dont les propriétés personnellement essen-
tielles ne font qu'un avec l'existence personnelle, et
puis le groupe scientifique, où l'essence dilîère de l'exis-
tence au point de n'être plus qu'une analogie entre les
individus du groupe. Elle conserve toujours implicite,
au moins l'un que comporte l'être. Cet être est partout
répandu et l'intuition le saisit comme le fil qui unit
des groupes de sensations, propriétés et images sen-
sibles. Le rôle de la mathématique est de multiplier, de
diviser cet être, en écrivant, dans chacun des deux
membres de ses équations indigentes, que, diversement
réparti et découpé, un même total reste le même. Ce
n'est pas une pure tautologie, car il y a l'art de décou-
per et de mettre en évidence certains détails anato-
miques des quantités. D'autre part, cette mathéma-
tique-univers du discours savant, reste en référence
avec un objet extérieur concret. Si appauvrie que de-
vienne la considération que l'on fait de cet objet, c'est
encore lui et lui seul qui vaut comme expression des
normes analogiques. La mathématique exprime ces
normes comme elle peut. C'est qu'en effet chaque
norme approximative ainsi déterminée ne coïncide que
plus ou moins avec les substrats réels concrets. Ces
derniers, Meyerson le maintient à juste titre, comme
on le verra plus loin, sont au point de départ de la
science.
M. Brunschvicg voudrait décisif le quatrième et
dernier chapitre de son livre, l'univers de la raison. On
admettra volontiers avec lui que le xvne siècle est un
grand siècle métaphysique, qui a apporté du neuf au
Moyen Age. Bien qu'il soit loin d'être parfait, Des-
cartes a l'avantage de séparer la matière de l'esprit,
ce qui évite des simplifications et confusions fâcheuses.
Il maintient les substrats, les natures simples. 11 ne se
borne pas à comparer, comme l'expose M. Brunsch-
vicg, des êtres matériels selon la quantité, en sorte que
les substrats de ces êtres disparaîtraient ne laissant
plus qu'un univers de relations. Dans le cartésianisme
véritable — et par endroits M. Brunschvicg ne peut
entièrement l'oublier — les relations sont portées par
les substrats. Étendues et quantités demeurent « sub-
stantiiiques », tout en étant propres aux mathéma-
tiques. 11 demeure en Descartes, avec le sens des na-
tures concrètes, un principe philosophique excellent
dont pourtant la critique idéaliste lui fait grief. Voici
ce dont il s'agit, p. 98 : « Pour que l'homme se libère
du doute, écrit M. Brunschvicg, pour qu'il surmonte
l'obsession du malin génie que représente le cercle vi-
cieux qui impliquerait l'aflirmalion immédiate de la
réalité de sa connaissance, il faudra qu'il découvre au
fond de sa pensée quelque chose qui n'est plus tout
1875
RÉALISME. LA CRITIQUE IDÉALISTE
1876
à fait humain, L'idée simple d'une perfection infinie,
sagesse accomplie et puissance absolue à quoi il sus-
pendra la transparence intellectuelle d'un univers phy-
sique et d'où il déduira la légitimité d'une cosmologie. »
Cette nécessité d'un Dieu pour finir de rendre compte
du système de la connaissance, c'était du bon Des-
cartes. Mais l'idéaliste, qui rapporte si exactement
cette forte pensée non seulement cartésienne mais sim-
plement philosophique, ne peut l'admettre. Il lui ré-
pugne d'être mis devant le dilemme Dieu ou rien. Il
n'admet pas qu'un Dieu largement conçu comme une
personne rende le monde intelligible à la manière, si
l'on peut dire, d'un humanisme transcendantal, divin.
Il ne veut point que le monde soit ainsi ordonné d'une
manière spirituelle, finaliste, concrète. Il ne peut con-
céder à saint Thomas que les qualités des corps em-
pêchent réellement que tout se réduise à des lois ma-
thématiques. Il ne peut concéder à Descartes que les
étendues, chaque substrat corporel, empêcheraient
réellement que tout se réduise à des normes mathé-
matiques. Les étendues substantielles conservent en
fait les natures simples et ne sont pas un espace vide
et homogène. Dépassant dangereusement le meilleur
de ses maîtres, Spinoza, M. Brunschvicg ne gardera
comme principe divin du monde qu'une unité mathé-
matique. Or, le monde qui comporte des normes com-
porte plus encore des substrats; et, puisque chaque
individu est substrat, comme l'ont bien vu les derniers
en date des scolastiques, il y a même dans l'univers
plus de substrats que ne l'avait supposé le haut Moyen
Age. Ce dernier gardait quelquefois trop de confiance
dans l'archétypisme grec.
M. Brunschvicg peut donc paraître fournir, par ses
remarques exactes, des armes pour réfuter certaines de
ses assertions. Il lui arrive par exemple de blâmer
l'œuvre du logisticien Bertrand Bussell. L'erreur im-
pardonnable de celui-ci serait d'avoir voulu maintenir
l'existence d'un monde d'essences « qui ne devrait rien
à la notion d'esprit », et donc un antiidéalisme! Il est
vrai que Bussell voulait y parvenir par une pan-
logique qui aurait été en réalité une panmalhématique,
après tout assez semblable à celle de M. Brunschvicg
lui-même. Ne serait-il point déplorable que l'on ne dise
un jour de l'effort philosophique de M. Brunschvicg
ce qu'il a dit de l'effort de son prédécesseur Bussell,
p. 80 : « Son formidable édifice, lié en apparence à
toute l'ampleur et à tout le raffinement de la métaphy-
sique moderne, s'est disloqué comme par l'effet d'une
piqûre d'épingle sur un ballon énorme et mal protégé. »
Certes, M. Brunschvicg a raison de suivre Lachelier,
« le logicien qui a su retrouver dans les figures
du syllogisme les démarches vivantes de l'esprit ».
.Mais l'erreur de Bussell n'est point d'avoir assimile la
logique des mathématiques à la logique d'un discours
supérieur et compliqué, c'est d'avoir méconnu que
deux réalités sont irréductibles : la mathématique et
le concret. La mathématique-univers du discours
savant, a toujours un objet. Elle garde une référence
à l'expérience.
A en croire le nouvel idéalisme, Kant a pleinement
possédé cette puissance d'esprit géniale qui avait failli
porter Descartes vers la vérité d'un monde purement
mathématique. Mieux (pie Descartes il aurait compris
que les étendues et les temps sonl des catégories de
notre esprit. Qu'on enlève donc leur en soi aux fausses
apparences du monde sensible, voilà ce qui paraît
essentiel pour M. Brunschvicg. Or, c'esl précisément
ce qu'il importe au plus haul point de ne pas faire.
Mais, pour l'idéaliste, l'expérience véritable ne portera
plus que sur des relations, des mesures susceptibles de
calculs. " Loin de prétendre s'isoler cl s'ignorer, raison
et expérience, dil M. Brunschvicg, p. 104, se tournent
l'une vers l'autre; elles se rejoignent et s'étreignent
pour substituer à l'univers de la perception comme à
l'univers du discours l'univers de la science qui est le
monde véritable. » Aussi le nouveau disciple de Kant
ne peut-il pardonner à son maître (qu'il avait jugé
pourtant si génial) d'avoir été comme illogique avec sa
propre pensée, en maintenant la croyance plus que su-
rérogatoire à des choses en soi. Cependant Kant avait
bien dit à la satisfaction de M. Brunschvicg qui relève
ce propos, p. 1118 : « Il n'y a de scientifique dans notre
connaissance de la nature que ce qui est mathéma-
tique » (Premiers principes de la nature, trad. Andler-
Chavannes, p. 6).
Le nouvel idéalisme, p. 120, voit dans la physique
purement mathématique d'Einstein, où les temps sont
multipliés par l'esprit autant que faire se peut, le
triomphe du kantisme et de ses catégories subjectives.
Cependant, ce n'est pas à un subjectivisme du moi que
purement et simplement se rallie M. Brunschvicg. Il
se rattache à la très curieuse Wellanschauung de M. Jean
Piaget (Deux types d'attitude religieuse : i. Immanence
et transcendance, p. 35) : « Le cogilo, dit M. Piaget
approuvé par M. Brunschvicg, c'est le résultat de la
réflexion sur les mathématiques. Le soi-disant sub-
jectivisme kantien, c'est la prise de conscience de
l'objectivité physique. L'intériorisation, en théorie de
la connaissance, c'est l'expression directe et nécessaire
de l'objectivité en science. Le réalisme seul est subjec-
tiviste qui projette au dehors le contenu de l'esprit.
L'idéalisme au contraire s'en tient à l'expression de
l'activité scientifique authentique, laquelle a toujours
consisté à appliquer au donné brut de la perception
physique les connexions mathématiques dues au pou-
voir législatif de l'esprit... » Bref, les mathématiques
auraient l'avantage de dépersonnaliser, de désubjecliver
la raison. Selon les analyses de Piaget et de Brunsch-
vicg (et aussi selon les analyses quelque peu sembla-
bles du philosophe chrétien Maurice Blondel, que l'on
retrouvera plus loin) il n'y aurait pas seulement deux
termes entre lesquels le choix s'impose mais mieux
trois termes « la transcendance, le moi et en dernier
lieu la pensée avec ses normes impersonnelles ». Une
doctrine curieuse sort de là, théologie en raccourci,
théologie de compromis, qui revient à identifier Dieu
« non pas au moi psychologique, mais aux normes de
la pensée ». Divers esprits simplificateurs, à l'époque
actuelle, sont favorables à cette manière de voir, réta-
blissant l'absolu en Dieu seul, dans cette idéale cons-
cience qui, pour Brunschvicg, est purement mathé-
matique. Une seule conscience : épiphénomène général,
auquel nous participerions: Ce retour à l'averroïsme
est inadmissible. Nier les absolus hors de Dieu est
d'ailleurs une hétérodoxie beaucoup plus grave que
celle d'Averroès. Les absolus irréductibles et irréduc-
tibles à Dieu foisonnent, infinis de petitesse qui sont en
réalité des infinis de grandeur parce qu'ils sont d'irré-
ductibles miracles. Le monde est riche de complexités
concrètes, biologiques, physiques, infra-atomiques
comme panstellaires. Il se décrit historiquement,
géographiquement, concrètement. Les moyennes, les
statistiques, les •< probabilités » sont les mathéma-
tiques approximatives où les complexités réelles ne se
laissent qu'imparfaitement inscrire. Les normes sui-
vent, de loin, les substrats. Les substrats ne sont pas
des néants obéissant mathématiquement aux lois. S'ils
n'étaient (pie des néants, faute d'être par quelque
biais des absolus, ils n'auraient même pas de quoi
obéir aux lois. En ce cas chimérique, les lois ne seraient
les lois de rien.
Ainsi les idéalistes peuvent être tentés de croire que
le vieux problème posé par la théologie chrétienne n'a
plus de sens et que les universaux avec leurs réalistes
et leurs nominalisles sont éliminés de huis préoccu-
pations. Eli vérité ce grand problème d'autrefois, ce
1877
REALISME. LES NEO-RE ALIS MES
1878
grand problème du réalisme reste le grand problème
commun de la philosophie et de la théologie. La philo-
sophie médiévale de Scot et de Thomas d'Aquin trou-
ve d'ailleurs, on le verra, à s'appuyer actuellement sur
la philosophie des sciences de Bergson et de Meyerson.
En vain divers ouvrages, comme celui qui vient d'être
analysé et réfuté ci-dessus, essayent-ils de rééditer
contre le réalisme et la théologie, en termes idéalistes,
ce qu'Auguste Comte énonçait déjà en termes positi-
vistes : le prétendu fait de la dépossession, par la nou-
velle ère scientifique, de l'ère métaphysique et théolo-
gique. En vérité, tandis que la philosophie médiévale,
développée pour les besoins de la théologie catholique,
se trouve contenir en germe toutes les données détail-
lées depuis par les techniques scientifiques, l'idéalisme
trop simplement kantien ne paraît plus répondre plei-
nement aux exigences de la science contemporaine, à
son pluralisme expérimental, ni à ses préoccupations
historiques, ni à son besoin d'introduire dans la loi
l'indétermination du concret (qu'il ne faudra d'ailleurs
pas confondre avec le libre arbitre). Cependant on a
vu des idéalistes éminents prétendre admettre la
théologie catholique. Dans certains cas, comme dans
celui de Lachelier, il y a certainement une tendance
implicite à un fîdéisme dont l'orthodoxie ne s'accom-
mode pas. Dans d'autres cas, comme celui plus récent
de M. Lachièze-Rey, il se trouve que le kantisme se
retourne, par une certaine progression, en un réalisme
chrétien. Ce cas d'espèce qui échappe à un tidéisme
(lui-même croyance à un certain réalisme) mériterait
d'être examiné. Voir Lachièze-Rey, Le moi, le monde
et Dieu dans la Revue des cours et conférences, 15 jan-
vier 1935.
VIL Les néo-kéalismes et le réalisme chre-
tien. — Ce serait une erreur de croire que l'époque
moderne ne connaît en philosophie que la descendance
intellectuelle de Kant. Elle revient en partie à des
formes de réalisme de plus en plus conciliables avec le
réalisme chrétien.
Les premiers tenants de ces idées se trouvent jusque
dans l'Allemagne de la période postkantienne. Fech-
ner (1801-1887) n'est pas seulement le premier maître
de la psycho-physiologie, l'auteur d'une loi qui dé-
crète que la sensation croît avec le logarithme de
l'excitation. Son nouvel animisme accorde à chaque
phénomène de la nature l'éminente dignité réaliste
d'une sorte de conscience individuelle.
Son compatriote Lotze (1817-1881) renchérit dans
le sens du réalisme tout en abandonnant les idées quasi
pythagoriciennes que Fechner avait voulu introduire
dans son spiritualisme. Lotze rend le service d'insister
sur le danger des généralisations présomptueuses et
des dialectiques en porte-à-faux. « Aucune parcelle
de vérité, écrit-il, ne doit être sacrifiée à des déduc-
tions. » Il reconnaît le caractère individuellement actif
de chaque conscience humaine connaissante et agis-
sante. Il critique àprement le formalisme décoloré de
la spéculation kantienne. Le monde lui apparaît
comme riche d'une vaste multiplicité d'essences sin-
gulières susceptibles de conscience, de liberté, parfois
de morale.
De la même manière Preyer, Sigwart, Teichmuller
préparent dans leur pays ce qui deviendra aux États-
Unis la vue du monde des néo-réalistes, la vue d'un
monde composé de choses distinctes qui donnent rai-
son à l'expérience sensible, monde riche surtout d'in-
dividus irréductibles, susceptibles chacun de progrès
spirituels et religieux.
Dans ses articles du Popular Science monlhly, entre
1870 et 1890, Ch. S. Peirce s'élève contre le détermi-
nisme abstrait des savants. Ces derniers confondent
trop aisément les faits concrets, dilïérents et négligent
par trop dans le monde les faits de spontanéité et les
DICT. DE THÉOL. CATHOL.
sentiments. En 1898, les philosophes anglais qui pu-
blient le volume de mélanges intitulé : L'idéalisme
personnel : Sturst, Stout, Gibson, Undechill, Marret,
Russell, Rashdall, Schuller surtout, sont sur le chemin
du réalisme autant que du pragmatisme. Le réalisme
nouveau se fait jour en Amérique avec Dewey et
Howison. Dewey met en évidence la primauté du con-
cret réel sur l'abstrait trop souvent illusoire. Howison
tient le monisme en suspicion : il démêle que le mo-
nisme idéaliste et le monisme matérialiste sont le revers
et l'avers d'une prétendue métaphysique scientifique,
la même dans les deux cas et qui est toujours une
parodie de la science légitime.
Josiah Royce, plus près encore des anciennes con-
ceptions médiévales, s'applique à discerner dans ce
multitudinisme évident un absolu qui lui donne valeur
sans l'éclipser. Voir Gabriel Marcel, La métaphysique de
Josiah Royce, dans Revue de métaphysique et de morale,
1917. La subsistance des idées générales dans un
monde fait d'individualités est bien mise en lumière
par H.-E. Moore. Quant à R. Russell, plus encore
peut-être que logicien, il est, en fait, métaphysicien
habile à mettre en relief les discontinuités qui se re-
marquent partout, le caractère concret de ce tout qui
ne se laissera pas habiller facilement par le vêtement
de confection des mathématiques scient ist es.
William James vit de toutes ces idées et il y ajoute
son apport personnel. Même lorsque dans son anti-
intellectualisme il semble s'associer à Bergson contre
Russell et les admirateurs de l'intelligence concrète,
il ne se sépare pas de ces derniers. Car l'expérience de
James, l'intuition de Bergson, c'est encore ce que
Russell appelle, à bon droit : de l'intelligence. 11 ne
faut d'ailleurs pas placer sur le même plan un II. Berg-
son et un 15. Russell. Russell reste très soucieux de
concepts. Tous ces philosophes pluralistes d'Alle-
magne, d'Angleterre, d'Amérique ne s'identifient que
par des allures générales de leur pensée, l'eu importe :
la ressemblance demeure et elle est essentielle qui fait
d'eux comme autant de précurseurs d'H. Bergson,
même lorsque II. Bergson les a ignorés.
En France même on pourrait citer de nombreux
efforts parallèles. Le pluralisme de Renouvier et de
Lequier ne doit pas être laissé de côté par les partisans
du réalisme spiritualiste. Renouvier a trouvé le moyen
de partir des libertés, des autonomies spirituelles
comme de faits. C'est peut-être la seule façon de prou-
ver ensuite l'accord des libertés divine et humaine :
la liberté divine rendra compte de la liberté humaine
au lieu de la contrecarrer. Renouvier n'a pas seule-
ment exercé une influence sur des spiritualistes fran-
çais comme son ami Jules Lequier. Il se trouve comme
englobé dans le pragmatisme religieux de William
James. Par Ravaisson aussi, par toute une pléiade de
psychologues amis du concret expérimental, ennemis
des entités abstraites, à l'école des faits objectifs, c'est
encore Bergson qui se prépare.
Cependant en Allemagne, où les premiers réalistes
postkantiens avaient paru d'abord (et peut-être dans
la ligne de Condillac), l'idéalisme, par Hegel, avait
abouti à une dialectique. Cette dialectique universelle,
reprise en dehors de l'idéalisme par Karl Marx, allait
constituer aux yeux de nombreux sociologues, en di-
vers pays, comme une base métaphysique. Mais cette
dialectique même, allait, elle aussi, favoriser indirec-
tement le progrès contemporain du réalisme médiéval
et chrétien. Elle est plus près du réalisme médiéval
dans la sociologie d'E. Lasbax que dans les écrits de
Karl Marx.
Quant aux rapports de la phénoménologie de
R. Husserl, si répandue en Allemagne vers 1930, avec
le réalisme thomiste, ils sont si patents qu'ils ont été
étudiés, et de près, par Edith Stain, Husserls l'henome-
T. — XIII — (il).
1879
RÉALISME. LES NÉO-RÉ ALISMES
1880
nologie und die Philosophie des hl. Thomas von Aquino...,
Halle, 1929. Cette étude a été accueillie avec faveur
par les maîtres de la phénoménologie. Dès 1923, Hus-
serl avait guidé lui-même le travail de dom Mathias
Thiel, Die phânomenologische Lehre der Anschauung im
Lichle der Ihomislichen Philosophie, dans Divus Tho-
mas. Par le réalisme du psychologue Brentano, par
toute une ambiance philosophique où la scolastique
était connue, R. Husserl avait en eifet renouvelé sa
première culture philosophique qui avait été puisée à
l'idéalisme kantien. De cet idéalisme kantien il va
toujours conserver cette constatation saine que tout
ce que l'on connaît, on ne le connaît que dans sa
conscience. Seulement, avec une réelle ingéniosité
d'épistémologue, Husserl va déclarer que l'essence qui
se donne comme existante n'est pas une inconnais-
sable noumène, mais le phénomène lui-même. Il va
tâcher de tirer parti, comme il en a le droit, de ce
double caractère réel et intentionnel, pleinement cos-
mique et rien que mental, que le phénomène présente
à l'esprit. Pour s'introduire au réalisme, à vrai dire
mitigé et d'allure parfois idéaliste, de R. Husserl, le
mieux sera de profiter de l'introduction générale à sa
phénoménologie qu'il a professée à la Sorbonne alors
que sa pensée était déjà mûrie. Il l'a publiée sous le
titre de Médilalions cartésiennes, Paris, 1931. Husserl
y remarque, p. 51, le caractère durable de chacun de
ces phénomènes que l'esprit peut observer. L'objet ap-
paraît réel, d'une réalité évidente, transcendante pour
l'esprit, p. 52. Cependant l'objet réellement existant
n'est qu'un morceau du champ de la conscience,
p. 53. Par suite de cette remarque, Husserl a de la
peine à s'échapper de l'idéalisme le plus subjectiviste.
Mais il en est gardé par son sens du concret. A son moi
concret qu'il voit au sein de sa conscience, moi lié à
son corps, il voit s'opposer, au sein même du monde
intérieur conscient, tout un univers, p. 89. Il existe
notamment d'autres hommes et ces hommes contem-
plent le même univers que le moi, mais différemment :
« Je n'appréhende pas « l'autre » écrit Husserl, p. 99,
loul simplement comme mon double, je ne l'appréhende
ni pourvu de la sphère originale ou d'une sphère pa-
reille à la mienne, ni pourvu de phénomènes spatiaux
qui m'appartiennent en tant que liés à l'« ici » (hic),
mais — à considérer la chose de plus près — avec des
phénomènes tels que je pourrais en avoir si j'allais « là-
bas » (illic) et si j'y étais. Ensuite, l'autre est appré-
hendé dans l'apprésentation comme un « moi » d'un
monde primordial ou une monade. Pour cette mo-
nade, c'est son corps qui est constitué d'une manière
originelle et est donné dans le mode d'un « hic absolu »,
centre fonctionnel de son action. Par conséquent le
corps apparaissant dans ma sphère monadique dans
le mode de V illic, appréhendé comme l'organisme cor-
porel d'un autre, comme l'organisme de Valler ego,
l'est en même temps comme le même corps, dans le
mode du « hic » dont l'autre a l'expérience dans sa
sphère monadique. Et cela d'une façon concrète, avec
toutes les intentionnalités constitutives que ce mode
implique. » Poursuivant cette analyse, Husserl trouve
que Vorganisme corporel à" autrui apparaît comme un
objet premier en soi tout comme l'autre homme est dans
l'ordre de la constitution l'homme premier en soi,
p. 106. Par cette considération il ébauche un réalisme
de la nature aussi bien que de l'esprit. Tout un monde
coexiste, p. 108, pour l'autre et pour moi. Ce monde
est fait de riches structures concrètes, p. 117. C'est
un monde objectif unifié, une seule nature, p. 119, qui
peut porter, c'est-à-dire justifier, les concepts des
idées abstraites que l'on se fait, p. 131.
La Société thomiste, a consacré à ce réalisme de la
phénoménologie une « journée d'études » (à Juvisy, le
12 septembre 1932. Voir l'ouvrage qui rassemble des
communications et les discussions : La phénoménologie,
le Saulchoir, 1932). Dom Failing fit observer le carac-
tère prononcé du réalisme husserlien, op. cit., p. 33,
encore plus prononcé chez son disciple Heidegger,
p. 37. On fit remarquer que c'est le procédé épistémo-
logique de Husserl qui demeure plus spécialement
idéaliste, p. 14, pourtant très proche de Bergson, très
loin de Kant. Husserl, comme l'observa Mlle Stein,
« écarte les sciences (dont part le néo-kantisme) pour
remonter aux données préscientifiques et au lieu de
déduire leurs constitutions ou à un degré supérieur la
constitution des sciences elles-mêmes, il révèle les don-
nées par l'analyse réflexive », p. 46. Il retourne aux
objets. M. Heidegger est nettement intellectualiste,
p. 51. « L'idéalisme transcendantal » de Husserl se
ramène lui-même au réalisme pur et simple parce
qu'il conçoit la constitution transcendanlale par l'Ego
absolu et divin, de telle sorte que les moi psycholo-
giques et leurs objets sont constitués dans leur qualité
strictement objective », p. 52. L'intuition des essences
dans la phénoménologie n'est, à tout prendre, pas très
opposée, du moins de manière irréductible, à l'intui-
tion du bergsonisme. On verra plus loin que cette in-
tuition bergsonienne est réaliste. Bref, phénoménologie,
thomisme, bergsonisme jusqu'à un certain point s'ap-
parentent. Il est vrai que pour le P. Kremer, p. 70, la
phénoménologie paraît manquer encore d'une théorie
satisfaisante de la connaissance. Il y demeure, incon-
testablement, une crainte tenace de prêter le flanc à la
critique des idéalistes. Dans la phénoménologie, au gré
des thomistes, la théorie de l'abstraction demeure rudi-
mentaire. Faute de s'être appliqué à cette étude si
importante pour un intellectualiste véritable, Husserl,
qui tient tant au rôle activement constructeur de cha-
que esprit humain, en serait même arrivé à faire de
l'esprit humain un simple « contemplatif » d'objets
concrets, p. 82. Mlle Stein a mis au point les qualités
réelles que possède la phénoménologie, même dans
l'étude de ce problème délicat : «l'intuition phénoméno-
logique, pense-t-elle, p. 85, n'est pas simplement vision
de l'essence uno inluitu. Elle comporte une œuvre de
dégagement des essences par l'opération de connais-
sance de l'intellect-agent, une abstraction, c'est-à-dire
l'action d'écarter le contingent et de dégager positi-
vement l'essentiel. Sans doute, le terme de tout ce
travail est-il bien la tranquillité de la vision; mais
saint Thomas connaît lui aussi cet intus légère et nous
dit de lui que l'intellect humain aux sommets de son
opération se rencontre avec le mode de connaissance
des purs esprits. Il semble cependant vouloir restrein-
dre cette opération des sommets à l'intuition des prin-
cipes. Reste à savoir ce qu'il faut entendre par prin-
cipes et si saint Thomas et Husserl s'accordent sur ce
qu'on peut considérer comme susceptible de connais-
sance intuitive. »
Il est à remarquer que la conciliation d'Husserl et
de saint Thomas comme celle de Scot et de saint
Thomas, comme celle de Bergson et de saint Thomas
est relativement facilitée, dans l'intérêt d'une péren-
nité du réalisme, si, comme on va le proposer plus loin
à propos du bergsonisme, on peut bien considérer la
théorie de la connaissance chez saint Thomas moins
comme une abstraction des species aristotéliciennes
que comme une théorie de la connaissance à partir des
sensations considérées comme à l'intérieur de la cons-
cience. Husserl, qui a le sens du concret et aussi du
caractère essentiellement psychique, intentionnel de
la connaissance du réel, est, sur ce point, plus proche
encore du réalisme thomiste qu'il ne l'est sur d'autres
points. Par ailleurs, divers disciples de Husserl ont
pu utiliser les thèses générales de la phénoménologie,
voire ses méthodes, dans des études réalistes de philo-
sophie religieuse.
1881
REALISME. LE BLONDELISME
1882
VIII. LE BLONDELISME ET LE RÉALISME INTELLEC-
TUALISTE et théologique. — Platon ri' était-il pas un
idéaliste comme Kant? Leibniz avait-il été au bout du
réalisme? Spinoza n'avait-il point édifié un monisme
panthéistique? Dans le Moyen Age des milliers de
fratricelles avaient prêché le retour à l'un et le mépris
de l'être inconsistant des créatures. Maître Eckart
avait été le métaphysicien d'un semi-panthéisme très
pieux et peut-être moins hétérodoxe qu'on l'a parfois
imaginé. Dans un ensemble doctrinal d'allure tho-
miste, Malebranche avait compromis les proportions
du système en réduisant la causalité des créatures au
profit de la causalité incréée. Quantité d'auteurs chré-
tiens préparaient, en particulier depuis Descartes, une
nouvelle philosophie adaptée à la foi. Tous ces pen-
seurs ouvraient la voie au P. Laberthonnière et à
M. Maurice Blondel. Ces derniers sont donc moins des
novateurs que des rénovateurs de méditations philoso-
phiques parfois très anciennes, fort séduisantes et, pour i
une moitié au moins, exactes puisqu'il est très vrai
qu'en comparaison de l'immensité de Dieu chacune des
créatures apparaîtrait comme quasi-néant. Ces deux
penseurs sont, par ailleurs, des réalistes, au moins en
intention. Le P. Laberthonnière a écrit en effet un
livre en faveur du réalisme chrétien contre l'idéalisme
grec, et M. Blondel s'est dit très directement thomiste
et réaliste par delà la lettre de ses propres écrits. C'est
donc que les pensées personnelles de ces deux auteurs
s'accommodaient dans leur intention avec le réalisme
classique. Il reste toutefois à préciser certains points
de leur réalisme. Ces deux philosophes, plus associés
entre eux qu'on ne le croit quelquefois, pourront pa-
raître victimes dans leur système idéologique de quel-
ques équivoques ou contradictions nuisibles à l'éco-
nomie interne du réalisme véritable. De telles contra-
dictions on ne doit point s'étonner : elles sont signes
que ces auteurs sont exempts de l'esprit de systéma-
tisation outrancière, le pire esprit en philosophie.
Pour faire éclater une de ces apparentes contradic-
tions partielles qu'il y a entre le fond de pensée réaliste
des deux philosophes en question et d'autre part leurs
expressions si opposées à leur profonde conviction,
voici un texte du P. Laberthonnière qui pourra pa-
raître comme une tache dans son ouvrage Le réalisme
chrétien et l'idéalisme grec, p. 114-115 : « L'opposition
de la raison et de la foi se ramène tout simplement en
dernière analyse à une opposition entre deux attitudes
entre lesquelles, en vivant et en pensant, chacun au
fond de lui-même choisit librement : d'une part l'atti-
tude de ceux qui, s'érigeant en absolu, entendent que
tout relève d'eux sans qu'ils relèvent de rien et qui,
fixes dans ce qu'ils sont, font de leurs propres idées la
mesure de tout le reste, d'autre part l'attitude de ceux
qui, reconnaissant leur dépendance et leur relativité,
travaillent à s'ouvrir et à sortir d'eux-mêmes pour
chercher plus haut le centre de leur vie et de leur pen-
sée. On pourrait dire que l'une est la foi en soi-même
et l'autre la foi en Dieu. » Le réalisme chrétien
exige que les idées soient la mesure de ce qui n'est pas
l'homme, sans quoi précisément on ne pourrait sortir
de soi-même. En vérité on a le droit, Dieu y aidant,
d'avoir confiance en la valeur de son intelligence pour
connaître le réel. La bonne intention du P. Laberthon-
nière ne l'empêche donc pas ici de donner dans un
certain fideisme. La foi elle-même ne s'oppose pas à la
raison, pas plus que la grâce ne s'oppose à la nature.
Elle la complète. Elle prolonge ses intuitions, ses inter-
prétations par le secours de la révélation qui donne un
plan du monde agrandi et précisé, pour reculer, sans
les contredire, les horizons humains. La foi n'est pas
si séparée de la raison que ne l'insinue le P. Laber-
thonnière. L'une et l'autre sont faites d'intelligence
réaliste. La foi est le produit d'une raison prototype
et première réaliste : la raison de Dieu. Saint Bona-
venture poursuivait une idée qui n'est pas sans portée
philosophique lorsqu'il plaçait la foi avant la raison,
allant jusqu'à dire qu'on ne peut guère avoir la raison
si l'on n'a pas la foi. Sainte Catherine de Sienne faisait
de la foi « la pupille de l'œil de l'intelligence ». Saint
Thomas d'Aquin a beaucoup insisté pour que l'on consi-
dérât la foi, non pas comme une affaire de volonté et de
courte morale, mais comme une affaire d'intelligence
et de métaphysique étendue et profonde. Ce n'est pas
par le phénomène intellectuel qu'elle comporte, ce
n'est pas même par sa nature intellectuelle que la foi
diffère de la raison ordinaire, c'est par son caractère de
don supplémentaire, par l'intention salvatrice qu'elle
suppose de la part de Dieu, par ses conséquents comme
ses aboutissants. Elle constitue, après la grâce natu-
relle de la raison, la grâce surnaturelle d'un prolon-
gement de la raison. Il n'est pas vrai non plus d'op-
poser raison et clarté d'une part, foi et mystère d'autre
part. La raison a ses mystères. La foi a ses clartés.
Le reproche qui peut être fait sur ce point à la phi-
losophie du P. Laberthonnière a paru également
s'étendre au système de M. Blondel. Ce philosophe
aurait mal situé, l'un par rapport à l'autre le naturel et
le surnaturel. Là encore ce qui apparaîtra surtout défi-
cient, c'est l'explication insuffisante d'un réalisme
chrétien. Sans qu'on ait à revenir sur L'action, les
derniers écrits de M. Blondel: La pensée, 2 vo). 1934,
L'être et les êtres, 1935, peuvent mettre en évidence ces
lacunes subsistantes du réalisme blondélien. Pour
prendre contact avec ces textes récemment publiés il pa-
raît au moins indispensable d'analyser l'introduction
que M. Blondel leur donne sous le titre déblaiement et
sondages au t. i de La pensée. On jugera de la sorte
s'il se met en situation de préciser le réalisme dans le
sens si précieux du concret objectif.
Il était difficile, commence-t-il à expliquer, p. v-vi,
de parler de l'Ac/i'on, en 1893, à l'époque où il consa-
crait sa thèse à ce grand sujet. Croit-on, p. vi-vn,
qu'il est plus facile de parler actuellement de la Pensée ?
La pensée, le mot même n'est-il pas malheureux là où
l'on ne voit que des pensées? Pourquoi mettre dans le
guêpier des pensées un hôte plein de sérénité, le melœ-
cus paradoxus? C'est peut-être que cet hôte se trou-
vera. La pensée paraîtra peut-être par contre trop
inconsistante pour être étudiée comme étant la réalité
métaphysique primordiale : Aussi est-ce moins la pen-
sée, et surtout les pensées, que les conditions profondes
du penser qu'il faut étudier. Bref, la pensée fait « pro-
blème ». P. viii. Pour savoir ce en quoi elle consiste,
il faudra déblayer les fausses solutions du problème
et parvenir sur le terrain ainsi déblayé jusqu'aux
démarches suprêmes et décisives.
Et d'aboi d il faut éliminer les fausses solutions. On
pose souvent le problème en ces termes : « faut-il
regarder le foyer producteur ou la clarté projetée et
produite? » Mais les notions mêmes de sujet et d'objet
sont sujettes à caution. P. x. Notion de l'objet, notion
de sujet, rapport même de ces deux pôles sont le fruit
d'élaborations progressives. Il faudra même expliquer
l'alternance et le clignotement de nos considérations,
tantôt vers l'un, tantôt vers l'autre de ces deux points
de vue. En tous cas, il ne faut pas partir d'entités aussi
peu primitives que ces sujets et ces objets. 1 1 faut partir
de la pensée vivante. Il ne faut pas décomposer le
mouvement de la vie en parties figées inexistantes.
P. xn. En fait, ces soi-disant autonomies sont des
réalités qui paraîtront s'impliquer l'une l'autre. Il ne
s'agit pas de faire connaître un être à un autre être.'
Il faut plus simplement prendre une conscience sereine
de ce qu'est réellement l'unité de la pensée en toutes
choses. A quoi bon essayer par exemple d'opposer
rationnel et irrationnel, quand pensée et unité se re-
1883
REALISME. LE BLONDÉLISME
1884
joignent? P. xiv. Il ne faut pas s'arrêter aux petites
antinomies, aux exclusivismes. L'esprit vivant « réu-
nit ce que l'analyse notionnelle semblait opposer ».
« La vie associe ce que la spéculation tendrait à dis-
joindre et à heurter. » « La diversité réelle » est au
service de l'unité et au service de cette unité seule-
ment, unité spirituelle sous-jacente. Avant la distinc-
tion sujet-objet, considérons donc la pensée en acte :
dans le langage, dans la logique de la grammaire, dans
la métaphysique implicite « immédiate ». P. xvi. Des
« tests linguistiques » nous apprennent que les mots
forment le corps de la pensée, de quoi faire travailler
l'imagination et l'esprit. Peut-on saisir une unité dans
ce travail à base de mots? D'abord on aura l'impres-
sion de mots choisis assez bas pour désigner le travail
même de la pensée. Avec la diversité des langues cette
diversité semble s'accroître. Mais il faut examiner de
plus près cette complexité apparente. En français, en
italien, en latin, le mot cogilalio veut dire «tassement ».
P. xviii. Les Grecs qui ont bâti une noétique par dé-
tails, ont connu aussi, au dessus un cpp-jvsïv, une
<pp6vy)CT(.<; unifiant les détails comme à la chaleur de la
vie. Toutes ces expressions diverses montrent que la
pensée apparaît toujours comme dépassant la simple
mise en mots et en images. On est donc convié à exa-
miner les tests sémantiques et logiques. Le mot « pen-
sée » est un mot qui s'applique à des réalités évidem-
ment diverses « en apparence ». Mais ce n'est là qu'une
apparence, car une logique secrète lie tous ces sens du
mot pensée. P. xx. Il existe toute une « généalogie »
de sens qui fait que « pensée » équivaut tantôt à
formes concrètes, tantôt à aspect subjectif. Aussi là où il
paraissait y avoir des discontinuités, il existe un
« puzzle » et il faut chercher la manière d'« emboîter
les pièces ». A cette fin il faut tâter de toutes parts,
faire des « prospections », élargissant en bas et en haut.
On n'a pas le droit d'oublier les extrêmes : haut et bas
de la pensée. « L'autre en tant qu'autre », la dualité
du sujet et de l'objet ne nous fera pas oublier que
« reste incoercible l'exigence d'unité pour la pensée
consciente de son vœu essentiel ». P. xxn. Il ne faut
pas en rester à « la cage tournante... des oppositions
intestines ». La métaphysique doit tout fondre en son
baume. Par delà les manifestations multiples de la
pensée, la tâche est donc de retrouver la solidarité
essentielle de ces manifestations multiples là où elle
est, c'est-à-dire en une « pensée en soi », plutôt qu'en
une « pensée en nous » dont la « pensée en soi » seule
rendra compte. Ainsi, il faut avoir l'espoir qu'à exa-
miner la pensée on y trouvera plus que le chaos qui
s'y perçoit d'abord. P. xxiv. Ce sont les spéculations
partielles et partiales, plus exactement les découpages
arbitraires des abstractions qui perpétuent le chaos,
tandis qu'au concret la pensée réelle est un rythme
vital et unitaire. Le livre qu'écrit M. Blondel expli-
quera cela progressivement. La grande erreur des naïfs
est « de fonder les réalités une à une, comme si chaque
être formait un tout indépendant des autres dans son
individualité close ». L'unité pacifiante cherchée est
d'ailleurs moins une évasion hors de la mêlée des
choses qu'une unité sous-jacente aux apparences.
P. XXVII. On partira à la recherche de la pensée, où
tout s'unilie dans l'être. Cette méthode d'étude de la
pensée « risque d'émouvoir » ceux qui pensent tenir
déjà du vrai de telle manière que, pour ce qu'ils
ignorent, il leur suflirait de « s'annexer tout champ
nouveau d'investigation ». Ces esprits timorés auraient
tort de s'émouvoir de la sorte. En réalité la philoso-
phie que veut construire M. Blondel n'est pas établie
au même étage que la leur. C'est ce (pie tout de suite
on va montrer par « quelques anticipations ». P. xxix.
Puisqu'il s'agit en somme d'un nouveau « Discours
sur la méthode », il convient d'y insister : trouver cette
nouvelle vérité métaphysique qu'on cherche, demande
qu'on ait préalablement trouvé une nouvelle méthode
d'accès. Seulement cet instrument méthodique ne peut
être établi entièrement a priori et il restera à le limer
suivant les besoins de l'enquête. On cherchera l'i in-
variant » de toutes les pensées, « la présence effective
ou même efficiente d'un dynamisme reliant tous les
états en apparence épars ou même exclusifs les uns des
autres ». Cela doit être fait avec une grande ampleur,
car la science de la pensée doit comprendre tout ce qui
touche la pensée, par exemple « l'ordre universel du
monde physique ». P. xxxi. Si des données réelles sont
possibles, si la conscience est possible, c'est que toutes
ces assertions sont unies par une « connexion entière ».
Pour s'en rendre compte, il ne faut pas suivre les che-
mins battus mais les fourrés mal explorés. La vie
comme la pensée ne serait-elle pas une idée unitaire?
On partira donc des pensées les plus bassement natu-
relles, p. xxxiv, dans le but de préciser finalement les
origines et la nature de la pensée unitaire. Il faut
considérer non seulement l'efficacité mais la vérité de
la pensée. En ce sens, la pensée impliquée dans les
pensées doit être cherchée comme l'unité explicative
de tout le reste. Ainsi, à la place des prétendues vérités
abstraites, il faut découvrir la vérité une impliquée.
P. xxxvi. A travers les apparentes cacophonies, il faut
débrouiller « la symphonie totale de la pensée ». Pour
cela M. Blondel désire faire abstraction de tous les
conflits et de toutes les régions de conflits. Ce ne sera
pas une exclusion arbitraire que l'éloignement de ces
zones de conflits. En effet « le monde réel ne comporte
pas les séparations facticement instituées par notre
art et notre technique ». Hélas, en ce bas monde, il est
impossible d'unir en un hymen absolu et souhaitable
l'objet et le sujet seulement fiancés et promis à l'unité.
P. xxxix. Peut-on cependant se résoudre à n'avoir de
la pensée que la connaissance inférieure qui concerne
ses opacités troublées? Quand on connaîtra la pensée
véritable, tout le reste s'éclairera, car la pensée est
clarté universelle. P. xl. Qu'on oublie donc toute méta-
physique préjugée. Qu'on chasse les fantômes pour
qu'apparaisse la « pensée pure ». L'étude de la « pensée
cosmique », p. xli, introduira ainsi à la connaissance
de « la pensée réelle hors de la pensée pensante ou
pensée ». Titre de la première partie.
On s'est astreint à résumer ainsi en une phrase cha-
cun des alinéas des 1 500 pages in-8° des trois volumes
récemment publiés par M. Blondel. Il est regrettable
qu'on ne puisse donner ici cette analyse, seul moyen
impartial pour entrer dans la pensée philosophique de
M. Blondel. On verrait de la sorte qu'on semble pouvoir
résumer son réalisme déficient dans cette proposition
qu'il énonce ainsi (La pensée, 1. 1, p. 130) : « Les objets
auxquels se prend la pensée ne trouvent leur stabilité
spécifiée que par un artifice de langage. » On peut
encore citer cette proposition, ibid. : «Nous substanti-
vons les choses que nous savons n'être point des sub-
stances ; » et encore, p. 131 : « La notion d'objet... est un
de ces découpages, mensonge chronique, improbité rui-
neuse. » Le ton est identique p. 20 : « D'après les impli-
cations réciproques qui résultent de nos constats directs,
la matière apparaît non comme une chose à part, comme
un être indépendant du reste et même d'un Créateur et
encore moins comme une créature sui generis. » Et,
p. 346 : « Spontanément la conscience projette tout ce
qu'elle connaît, même de ses propres états ou des élabo-
rations auxquelles elle participe, sous la forme d'objets,
comme si elle était le simple témoin d'un réel indépen-
dant d'elle-même. C'est ainsi que les impressions les
plus subjectives sont toujours naïvement « objectivées. »
Si l'on n'avait pas affaire à une reprise par M. Blon-
del du réalisme déficient du P. Labcrthonnière, on
pourrait être tenté de déclarer ce philosophe un pur
1885
RÉALISME. LE BL0NDÉL1SME
1886
idéaliste. En réalité, la philosophie relativement com-
mune des deux penseurs touche au réalisme par ce
qu'elle affirme au sujet d'une option et donc d'une
certaine autonomie. L'option pour l'être divin, voilà
ce qui chez le P. Laberthonnière caractérise peut-être
le mieux la part de réalité autonome dans chaque
créature : le pouvoir de se refuser ou de se donner.
Réalisme chrétien et idéalisme grec, p. 87. M. Blondel
dans La pensée, t. il, p. 89-109, reprend cette thèse.
L'un et l'autre de ces auteurs intéresseraient gran-
dement les réalistes, en précisant en quoi consiste ce
pouvoir d'option. Il ne suffit pas de dire avec le P. La-
berthonnière, loc. cit. : « Chacun de nous reçoit de Dieu
l'être et la vie par l'intermédiaire des autres êtres qui
constituent le monde et dont le Christ fait partie. Et
cependant notre autonomie est telle que chacun est
mis à même de ratifier ce don. Nous ne pouvons pas ne
pas être et ne pas vivre par Dieu et par les autres;
mais nous pouvons vouloir ne pas être et ne pas vivre
par eux afin de ne pas avoir à être et à vivre pour eux.
Il n'y a donc d'eux en nous, dans notre vie voulue et
réfléchie, que ce que nous introduisons. En nous ils
relèvent de nous. » Il ne suffit pas de dire ainsi qu'en
adoptant Dieu ou en ne l'adoptant pas on peut se
gagner soi-même ou se perdre soi-même. De telles
considérations sont vraies dans l'a peu près du discours
parénétique; elles ne sont pas vraies en métaphysique,
où, comme le demande saint Thomas, il faut parler
formaliler et per se. Tout au moins faudrait-il expliquer
comment un choix équivaut à un être. Il y a du danger,
en ce sens, dans certaines expressions qu'on veut mettre
à la mode et précisément en faveur d'un réalisme blon-
délien. Telle est l'expression équivoque : « le consente-
ment à l'être », formule dont on a essayé d'user récem-
ment, dans un excellent but en faveur de la philosophie
de M. Blondel.
En son inspirateur premier, le P. Laberthonnière,
cette philosophie avait déjà des formules malheureuses
comme celle-ci, Réalisme chrétien et idéalisme grec,
p. 88 : « Tandis qu'ontologiquement nous sommes et
nous vivons par Dieu et par les autres, intellectuel-
lement et moralement c'est par nous que Dieu et les
autres existent et vivent en nous. » Cette assertion
pourrait passer comme un à peu près d'orateur sacré.
Peut-on la passer à un philosophe? A la prendre dans
sa lettre, elle signifierait que l'intelligence et la volonté
ont valeur de créer Dieu en l'homme. Or, dans ce même
système philosophique, elles n'auraient pas ce titre
absolu à exister qui les ferait subsister indépendam-
ment de Dieu. Selon le P. Laberthonnière, l'homme
créerait Dieu au moins intellectuellement dans son
cœur, mais Dieu n'a pas le droit de créer l'homme du
moins ontologiquement à part de lui-même. En vérité
MM. Laberthonnière et Blondel tiennent à édifier
l'univers et son Dieu sur la faculté de se refuser à Dieu.
Il paraît difficile de mieux préparer le chemin à une
double hérésie qui unirait le pélagianisme le plus radi-
cal au panthéisme le plus naïf. Il faut se hâter de dire
que ni le P. Laberthonnière, ni M. Maurice Blondel
n'ont eu ces intentions hétérodoxes. Mais M. Blondel
lui-même, en voulant estomper l'être de la créature
devant l'être du Créateur, est-il, dans son excellente
intention chrétienne, exempt, indemne de cette théo-
rie de l'idéaliste Jean Piaget que l'on citait plus haut,
col. 1 87G : « il y a trois et non deux termes entre lesquels
le choix s'impose : la transcendance, le moi et en
dernier lieu, la pensée avec ses normes impersonnelles.
Or l'immanence revient à identifier Dieu non pas au
moi psychologique, mais aux normes de la pensée. »
Ces normes qui en Dieu font les choses, comme
M. Blondel l'expliquera tout au long dans son livre
L'être et les êtres, cette pensée « en dehors de la pensée
pensante ou pensée », comme l'explique M. Blondel dès
le t. i, de son ouvrage La pensée, tout cela n'est-il pas
un terrain d'entente profonde entre le réaliste Blondel
et l'idéaliste Piaget?
Voici comment un thomiste, le P. de Tonquédec,
S. J., diagnostique le manque de réalisme radical de
M. Blondel. Deux études sur « La pensée » de M. Mau-
rice Blondel, 1936, p. 72-74. Confusion entre divers sens
du mot absolu. < M. Blondel, écrit le P. de Tonquédec,
s'indigne qu'on puisse accorder à quoi que ce soit
« en dehors de Dieu » une valeur « absolue » : il nous
rappelle que rien de créé, de fini ne mérite pareille
épithète (La pensée, 1. 1, p. 263; t. n, p. 502). Curieuse
et vraiment sophistique équivoque. Car d'abord, au
point de vue logique, « absolu » désigne, d'après l'usage
courant, en un sens nullement métaphysique, mais
seulement propre et exact, ce qui est terminé, achevé
(absolutus), quelque chose à quoi on n'aura plus be-
soin de revenir pour le modifier ou le corriger. C'est
ainsi qu'on parle de certitudes absolues, qu'on dit
d'une proposition qu'elle est absolument vraie, qu'elle
exprime une vérité absolue : et cela signifie non pas
qu'elle est Dieu, mais simplement qu'elle est vraie
sans restriction, qu'elle ne requiert aucune distinction,
ne comporte aucune réserve et ne craint aucun démen-
ti. Secondement, au point de vue métaphysique, l'ab-
solu s'oppose au relatif : être absolu c'est n'être point
rapporté à autre chose, ne pas dépendre. Mais il y a
plusieurs espèces de relations, plusieurs manières de
dépendre. Dieu seul n'a aucune relation à quoi que ce
soit, ne dépend de rien en aucune façon. Mais beaucoup
d'autres êtres possèdent une indépendance limitée,
définie par des titres spéciaux. L'auteur de La pensée
confond sans cesse dans son ouvrage divers modes de
dépendance et par exemple le rapport causal avec le
rapport d'inhérence. La substance créée est un absolu,
non point en ce sens qu'elle ne dépend pas de ses causes
et d'abord de la cause première, mais parce qu'elle existe
en elle-même (ens in se) et non pas par elle-même (ens
a se). (La scolaslique, soucieuse de ne rien embrouiller
et de parer à toute équivoque, divisait, même les acci-
dents en absolus et relatifs : les premiers étant tous
ceux qui enferment un élément distinct du simple
rapport). M. Blondel commet ici la même confusion
qui a conduit Spinoza au panthéisme. » L'infirmité de
son idéalisme lui vient de ce qu'il n'a su trouver d'être
absolu qu'en Dieu. « Pourtant, lui explique le P. de
Tonquédec, op. cit., p. 87-88, les choses sont : vraiment,
à la lettre, dans l'acception propre et rigoureuse du
mot et, si lointaine qu'elle soit, leur analogie avec le
type divin de l'existence est une analogie strictement
réelle. En effet, les créatures possèdent un être qui
leur appartient en propre, un « en soi » et, quoi qu'en
dise M. Blondel, une « subsistance entitative » (t. il,
p. 474), non. pas « séparée », mais distincte de celle de
Dieu. Leur être n'est pas une apparence : il a en lui-
même une valeur ontologique. Bien plus, le cœur du
créé est formé d'éléments stables, solides, reposant en
eux-mêmes, « substantiels ». Or, la notion de la sub-
sistance finie semble échapper tout à fait au philosophe
de La pensée : il la confond, souvenons-nous en, avec
l'indépendance causale. Cependant des êtres cosmiques
qui ont une cause ne sont pas pour cela réductibles à
un « devenir » pur, et il n'est pas vrai que la pensée,
ignorante de Dieu « ne s'appuie que sur le fieri sans se
« suspendre à un être » (t. n, p. 228) : car il y a d'autres
êtres que Dieu. Il n'est pas vrai qu'en dehors de Dieu
n'existe qu'un mouvement fuyant à l'infini, un miroi-
tement de phénomènes sans consistance intrinsèque,
que, par exemple, « notre pensée apparaisse non comme
« un être subsistant en soi mais comme un devenir (t. il,
p. 46). »
M. Blondel semblait avoir mis au point certaines
imprécisions de sa doctrine, dans un article de la Revue
1887
REALISME. LE BLONDELISME
1888
thomiste intitulé : Fidélité conservée par la croissance
même de la tradition, juin 1935. Il y reconnaissait,
p. G17, l'existence de plusieurs enlia absoluta, tandis
que, dans son livre (t. n, p. 502; t. i, p. 267, etc.), il ne
reconnaissait qu'un ens absolutum : Dieu. Mais, en fait,
cette mise au point ne représentait peut-être pas une
profession de foi à un réalisme radical. Le nouveau
livre, L'être et tes êtres, paru depuis, réédite en effet les
particularités du réalisme nuancé et presque réticent
de M. Blondel. Ce livre n'est peut-être pas entièrement
nouveau. Ses thèses se rencontrent parfois avec celles
du P. Laberthonnière, ou même avec celles d'idéalistes
contemporains. L'ouvrage en entier serait-il comme
en germe dans une page du P. Laberthonnière : Le
réalisme chrétien et l'idéalisme grec, p. 85 : « Nous sub-
sistons de la présence en nous des autres êtres. Chacun
des êtres, peut-on dire, est par tous et tous sont par
chacun. Ils se donnent mutuellement de la solidité par
leur solidarité. Mais, d'autre part, cette solidité qui
vient pour ainsi dire de tous à chacun et de chacun à
tous comme d'en bas, tous ensemble la reçoivent d'en
haut. Puisque les êtres du monde, dans leur réalité
ultime, sont un acte de Dieu, le fiai créateur qui les
pose dans leur solidarité est une reproduction au de-
hors de la vie divine qui se communique et qui se
partage sans se fractionner. Et ceci signifie que le Fils
éternel du Père, le Verbe comme l'appelle saint Jean,
sans cesser d'être éternel et Dieu comme son Père,
pour faire exister d'autres êtres, les rend présents à
lui-même et se rend présent à eux comme ils sont pré-
sents les uns aux autres; de telle sorte qu'ils sont créés
et établis dans l'être par une insertion de sa propre réa-
lité dans la création. En s'incarnant, il se fait solidaire
d'eux pour les faire solidaires de lui et les faire exister
par lui. Omnia per ipsum facla sunl et sine ipso factum
est nihil. Et il court les risques de leur vie dans le
temps. Il accepte d'être responsable d'eux, il subit les
conséquences de leur faute pour étendre à tous le
mérite éternel de ses actions et de son sacrifice. C'est
avec tout cela et pour tout cela que nous sommes;
c'est de tout cela que nous vivons : Et tout cela nous
est donné; nous le recevons, nous le subissons même;
c'est une nécessité pour nous, puisque, si nous pou-
vons en abuser, nous ne pouvons pas ne pas en user. »
Dans L'être et les êtres, M. Blondel semble se ranger
à cette conception d'ensemble. Les êtres ne lui appa-
raissent que comme solidaires les uns des autres. C'est
ce qu'il appelle, p. 486 : « la solidarité fonctionnelle
des êtres jusque dans l'aspect sous lequel on peut
considérer le mal. » Il se pose cette question, p. 75 :
« La matière est-elle un être? » Il répond, p. 80 : «Elle
n'est pas un « en soi. » Il s'interroge encore, p. 95 :
« Les personnes sont-elles des êtres? » Il répond non,
et va jusqu'à écrire, p. 106, que ces personnes ne cons-
tituent que « le chemin de l'être », un « devoir être ».
Même l'ensemble de l'univers ne lui paraît que de
« l'être ébauché », de la « mendicité universelle ». Les
beautés, les richesses de la création, prises à part les
unes des autres, lui paraissent quasi-rien. Selon le
concile du Vatican, elles sont si absolument riches de
transcendantaux qu'elles aident à prouver Dieu. Mais
M. Blondel va encore plus loin dans les déficiences de
son réalisme. La « solidité », « la consistance des êtres »,
conformément au P. Laberthonnière, ne lui paraissent
pas résider même dans leur totalilé où « ils se soutien-
nent cependant les uns les autres ». P. 231. Leur force
de soutien mutuel leur vient par en haut, p. 232 :
« comme le prêt d'une transcendance véritable, non
pas seulement au sens abstrait ou idéal du mot, mais
en son acception la plus concrète : In eo sumiis. » Nous
sommes en Dieu. D'ailleurs au même moment, sou-
cieux d'éviter le panthéisme, M. Blondel ajoute qu'il
a dessein de ne pas « ruiner la valeur propre des êtres
dont justement » il vient « établir la ferme existence ».
C'est avec l'espoir d'y parvenir qu'il imagine, tout
comme l'idéaliste qu'est M. Piaget, un rôle des normes
divines dans la constitution des armatures ontologiques
des êtres. P. 237-324. Par là, on revient aux conjectures
des idées séparées de Platon. On explique le concret
par l'abstrait, ce qui n'est facile qu'à ceux qui ne sont
pas frappés par l'existence du concret. M. Blondel dé-
sire, de toute évidence, retrouver les thèses de l'onto-
logie traditionnelle. Comment se fait-il donc que cette
belle intention, du moins dans ce dernier livre, L'être
et les êtres, où il serait temps d'aboutir, ne retrouve
pas le réalisme pleinement thomiste? Son malheur
est sans doute d'avoir voulu recourir à une méthode
exclusivement adaptée aux besoins de l'esprit mo-
derne. Il s'en est tenu à une méthode personnelle trop
étroite, méthode basée sur deux principes premiers :
le principe de l'implication et celui du rôle purement
instrumental de la connaissance notionnelle. Pour don-
ner son rang à Dieu, il entend démontrer qu'aucun être
n'est vraiment, si ce n'est cet Absolu; seul il est dans
toute la force du terme, puisqu'il est en soi, par soi et
pour soi. Et les autres êtres? Les autres existent aussi
à demi, à moitié en eux-mêmes, mais dans un tel état
d' incomplétude que celui d'entre eux qui jouit de la
raison, l'homme, est acculé à se poser le problème de
son achèvement définitif. Or, en scrutant ses tendances
incoercibles, il découvre en lui le désir de voir Dieu
face à face. Le surnaturel devient donc pour lui une
hypothèse légitime.
Quels sont, dans ces conditions, les rapports de cette
philosophie avec l'orthodoxie? A ne regarder que les
conclusions, qui dévoilent d'ailleurs les intentions pro-
fondes de M. Blondel, il n'y a pas dans l'état terminal
de sa philosophie de postulation du surnaturel. Si l'on
considère la méthode (implication) et les arguments
utilisés, il faut avouer que cette postulation reste un
danger. En effet, la méthode d'implication souligne
inlassablement la continuité foncière de tout le réel et
préconise un dynamisme impérieux qui pousse tous les
êtres à désirer la satisfaction de leur inachèvement
foncier. De plus, elle dédaigne les distinctions des
théologiens sur les divers états de nature pour ne tenir
compte que de l'état concret de nature réparée. Il suit
de tout cela qu'elle habitue l'esprit à considérer la
vision béatifique dans la ligne possible, mais logique de
la nature et que, maniée par des intelligences peu
averties, elle pourrait avoir de funestes résultats.
Voici d'ailleurs les conclusions de M. Blondel sur les
rapports de la grâce et de la nature. 1. La création
offre rationnellement une place à la notion de surna-
turel dans la philosophie la plus autonome; 2. la puis-
sance obédientielle est active; 3. le désir naturel de
voir Dieu, bien qu'inefficace, prouve la possibilité posi-
tive de la révélation; 4. le philosophe, qui rencontre
ainsi le surnaturel en faisant la philosophie concrète de
l'homme concret, peut étudier, en dehors de toute con-
sidération apologétique ou théologique, les conditions
de la possibilité du surnaturel. On le voit, ces propo-
sitions sont dangereuses sans pourtant atteindre la
substance du Credo. Il arrive d'ailleurs qu'elles soient
plus ou moins intégralement professées par des théolo-
giens, lesquels, ayant une formation théologique qui
paraît manquer à M. Blondel, sont en état de se garder
de divers excès. M. Blondel est au moins imprudent en
parlant des balbutiements trinitaircs dans l'ordre de
la raison et en refusant, de ce même point de vue, à
la personnalité à Dieu, sous le prétexte que la person-
nalité est essentiellement soumise au progrès de la
conscience. Quant à la thèse de M. Blondel contestée
ci-dessus et concernant les relations de Dieu et des
créatures, elle est moins dangereuse par un faux sem-
blant de panthéisme qui n'empêche pas un véritable
1889
RÉALISME. LA PHILOSOPHIE DE L'INTUITION
1890
réalisme, que par sa théorie de l'implication qui em-
pêche ce réalisme d'être assez radical. En somme,
M. Blondel occupe des positions qui ne sont pas contre
la lettre stricte du dogme, mais qui peuvent pousser
des disciples moins avertis à rééditer les erreurs de
Baïus ou celles des fratricelles. Orthodoxe comme au-
teur, M. Blondel, par les lacunes de son réalisme chré-
tien, est dangereux comme chef d'école, et ne rend
guère à la pensée catholique les profonds services qu'il
souhaite lui rendre. 11 est juste d'ailleurs de remarquer
qu'il faudrait peu d'effort pour compléter son système
dans le sens du réalisme absolu. Le groupe des philo-
sophes qui réunissent un certain nombre d'ouvrages
sous le titre commun de Philosophie de l'esprit :
MM. Lavelle, Valensin, Gabriel Marcel, Aimé Forest,
R. Le Senne aideront ou ont même déjà aidé à re-
mettre le blondélisme sur le chemin du réalisme inté-
gral. Par exemple de l'ouvrage de M. Le Senne :
Obstacle et valeur, on pourrait tirer des analyses philo-
sophiques nouvelles sur la réalité des obstacles que
l'action rencontre. Certains de ces obstacles sont pure-
ment matériels. Tous, même les plus spiritualisés,
doivent plier devant la valeur spirituelle qui se déve-
loppe pour les dépasser. Cependant, dominés par l'es-
prit, ces obstacles n'en persévèrent pas moins, et ils
subsistent réellement, comme l'expose la philosophie
réaliste.
IX. La philosophie nouvelle de H. Bergson et
son apport a la théologie réaliste. — 1° Le déve-
loppement réaliste de la pensée de M. H. Bergson. — Il
n'y aura pas lieu ici de s'attarder longuement à dé-
montrer que M. H. Bergson est réaliste. Voir Bergson
e il realismo, dans Sophia, janvier 1936. Lui-même non
seulement revendiqué le titre de réaliste, mais il entend
rattacher ses vues « au réalisme le plus radical ».
É. Bréhier a toujours rattaché le bergsonisme au réa-
lisme, à un réalisme à la manière de Plotin. Dans une
de ses lettres, H. Bergson écrivait qu'il aime Plotin,
parce que cet auteur se rattache au réalisme d'Aristote
beaucoup plus qu'à l'idéalisme de Platon. Les philo-
sophes chrétiens craignent de M. Bergson non pas un
manque de réalisme mais les excès possibles de son
réalisme. Cette crainte pourrait ne pas être chimé-
rique, en ce sens qu'à force de considérer comme exis-
tant réellement les moindres nuances de chaque chose
le bergsonisme risque de trop s'attarder aux détails de
l'univers et d'oublier les traits communs de ces détails
concrets : les lois, les genres, les espèces, les grandes
analogies de l'être, les transcendantaux. A force de
réalisme, il pourrait se laisser aller à la pente du nomi-
nalisme par lequel, faute d'idées générales, il se perdrait
à nouveau dans l'agnosticisme. Sans doute, quoique
parvenu au réalisme et au rejet de l'idéalisme, Bergson
ne renie pas ses anciennes méditations. Elles ont porté,
surtout dans les premières années, sur des phénomènes
qu'il s'agissait d'observer, sur des données entremêlées
qu'il s'agissait de débrouiller. En ce sens, le bergso-
nisme a été, est et restera un phénoménisme. Mais
il y a phénoménisme et phénoménisme. Ce que l'on
a décrit en termes de phénomènes, il faut ensuite
l'interpréter à la lumière d'une critériologie. Il faut
préciser la portée qu'on accorde aux phénomènes.
Sont-ce des apparences trompeuses, distinctes des
noumènes? Alors le fond des choses restant mystérieux
parce qu'incommensurable avec les apparences, on
sera dans l'idéalisme sur la pente de l'agnosticisme. Ou
bien ces phénomènes sont-ils des faits et des lois d'ex-
périence inéluctable, révélateurs des substances à la
manière des accidents aristotéliciens? Alors, le fond
des choses étant, jusqu'à un certain point, connu par
les phénomènes, on est dans la logique du réalisme
classique. Seulement, lorsqu'un philosophe commence
à décrire l'univers en termes de phénomènes, on ne
peut pas s'attendre à ce qu'il conclue tout de suite à
l'interprétation réaliste ou à l'interprétation idéaliste
des phénomènes. Ainsi le phénoménisme a été pour
H. Bergson une méthode pour tâcher d'aboutir. Il ris-
quait de rester en route, ou de conclure mal. Le fait
remarquable, est qu'il ait conclu au réalisme. Il ne faut
donc pas chercher les assurances définitives de ce réa-
lisme dans ses premiers écrits. Alors, les phénomènes
qu'il étudiait le laissaient incertain. Il ne pouvait sa-
voir ce qu'ils représentaient au juste. Dans l'océan des
choses mal discernées, ces données fixes, qu'il trouvait
déjà, étaient-elles de simples radeaux emportés au
gré d'une tempête? Ou bien était-ce la terre ferme, le
« continent » de l'être, si l'on peut employer de telles
métaphores? Dans son premier livre Essai sur les don-
nées immédiates de la conscience (1889), Bergson a été
simplement phénoménistc. Il décelait non pas une
indiscernable puissance de liberté, mais des actes
spontanés dans la conscience humaine, une apparence
d'activité libre. Il ne pouvait creuser davantage. Dans
son second livre, Matière et mémoire (1896), Bergson
n'était plus seulement phénoménistc. 11 distinguait
deux groupes de phénomènes apparemment irréduc-
tibles, les corps et les esprits, et il esquissait cette doc-
trine que les corps sont en dehors de l'esprit de la même
manière qu'ils sont dans l'esprit : « La vérité, est qu'il
y aurait un moyen et un seul de réfuter le matérialisme :
ce serait d'établir que la matière est absolument com-
me elle paraît être. Par là on éliminerait de la matière
toute virtualité, toute puissance cachée et les phéno-
mènes de l'esprit auraient une réalité indépendante.
Mais pour cela il faudrait laisser à la matière ces qua-
lités que matérialistes et spiritualistes s'accordent à en
détacher, ceux-ci pour en faire des représentations de
l'esprit, ceux-là pour n'y voir que le revêtement acci-
dentel de l'étendue. Telle est précisément l'attitude du
sens commun vis-à-vis de la matière, et c'est pourquoi
le sens commun croit à l'esprit. Il nous a paru que la
philosophie devait adopter ici l'attitude du sens com-
mun, en la corrigeant toutefois sur un point. La mé-
moire, pratiquement inséparable de la perception, in-
tercale le passé dans le présent, contracte ainsi dans
une intuition unique des moments multiples de la
durée, et ainsi, par sa double opération, est cause qu'en
fait nous percevons la matière en nous, alors qu'en
droit nous la percevons en elle. » Il y avait là l'ébauche
d'un réalisme à la fois hésitant et radical. Le troisième
livre de Bergson : L'évolution créatrice (1907), compro-
mit le spiritualisme bergsonien. Les êtres divers y
furent trop noyés dans l'unité floue du devenir. L'évo-
lution créatrice était en son temps une dangereuse
Bible d'une religion qui n'était ni le protestantisme
ni le catholicisme, mais le modernisme. Le quatrième
grand livre de Bergson : Les deux sources de la morale
et de la religion (1932), supposait : la pluralité des per-
sonnes, leurs différences d'avec les choses, tout un
réalisme et un Dieu qui, quoique trop objet d'expé-
rience plus que de preuve, était néanmoins un Dieu
personnel sans compromission avec le panthéisme.
Malheureusement, jetant le discrédit à la fois sur les
routines, les rites, les pratiques collectives, au profit
d'une religion uniquement personnelle, M. Bergson
avait encore de quoi dérouter ou froisser ses lecteurs
catholiques. Voir ci-dessous l'article Religion. Mais
H. Bergson tenait en réserve une interprétation entiè-
rement réaliste des descriptions de phénomènes qu'il
avait faites pendant toute sa carrière philosophique.
Il en a constitué les premières pages d'un recueil inti-
tulé : La pensée et le mouvant (1931). Désormais, il ne
cache plus sa sympathie pour les réalistes, fussent-ils
médiévaux et scolastiques comme Thomas d'Aquin et
Albert le Grand. Sans cesse, ce sont ses propres expres-
sions, il les trouve plus près de sa propre pensée.
1891
RÉALISME. LA PHILOSOPHIE DE L'INTUITION
1892
C'est tout le bcrgsonisme qui doit être repensé et
réinterprété en ce sens; et cela mène très loin. Les pre-
miers à comprendre les étapes initiales de la pensée
bergsonienne furent sans doute des idéalistes à la ma-
nière du célèbre disciple qu'est pour H. Bergson
M. Edouard Le Roy, son successeur au Collège de
France. Les approbations données en leur temps par
M. Bergson aux doctrines de M. Le Roy suffisaient à
prouver que, pendant longtemps, le maître ne distin-
guait pas encore nettement la teneur toute réaliste,
tout absolutiste que prendrait un jour le bcrgsonisme.
M. Le Roy, toujours fidèle à beaucoup d'éléments de
pensée bergsonienne, a manifesté depuis plusieurs an-
nées, par la publication de toute une série d'ouvrages
que sa pensée personnelle se fixait dans l'idéalisme.
Ses derniers écrits outrepassent davantage l'effort
blondélien que le réalisme concret tenu déjà en sus-
pens par la réflexion prolongée d'Henri Bergson. 11 ne
faut pas cependant opposer trop catégoriquement,
même aujourd'hui, le disciple et le maître. M. Bergson
en reste sur divers points, en particulier en théodicée,
à des positions qui sont celles d'Éd. Le Roy. Mais déjà
de longue date, H. Bergson a connu un tout autre
interprète. M. Jacques Chevalier était profondément
réaliste. Disciple de Bergson, dans un livre qui fit sen-
sation, il fut spécialement approuvé par son maître.
Par là Bergson, plus ou moins consciemment déjà, fai-
sait sienne l'interprétation réaliste et, pour tout dire,
traditionaliste, qui était donnée de son propre mes-
sage philosophique. M. J. Chevalier dans un autre livre
L' habitude, essai de métaphysique expérimentale, 1930
développait le pluralisme réaliste qui n'était qu'en
germe dans Matière et mémoire. Mais l'effort de M.
Jacques Chevalier pour rajeunir le réalisme déplaisait à
certains traditionalistes, plus portés à admettre le réa-
lisme a priori comme un dogme qu'à l'admettre a
posteriori comme un fait dûment vérifié. Ces anti-
modernes ne pouvaient pas goûter le bergsonisme
idéaliste de M. Éd. Le Boy. Bergson lui-même appelait
intuition la connaissance psychologique, le jugement
implicite qui jaillit à propos de quelque réalité spiri-
tuelle. 11 lui arrivait de critiquer « l'intellectualisme »
comme une doctrine qui prétendrait qu'on connaît les
fluentes subtilités de l'esprit de la même manière que
les solides géométriques du monde matériel. Les réa-
listes qui se proclament intellectualistes, comme
M. Jacques Maritain, surtout lorsqu'ils étaient en pos-
session d'un système philosophique cohérent, partirent
en guerre contre le bergsonisme. C'était, disait-on, une
hérésie incompréhensible, qui voulait tout laisser dans
le flou et refusait les clartés de l'intelligence, repré-
sentées en l'espèce par les thèses que M. Maritain
déclarait, à bon droit, thomistes. Dans une réédition
plus récente de sa condamnation absolue du bergso-
nisme, M. Jacques Maritain semble atténuer sur cer-
tains points la virulence de son jugement de jeunesse.
Dès 1929, il rendait hommage à ce que pourrait deve-
nir un bergsonisme repris et rectifié en écrivant, Berg-
sonisme et métaphysique dans Roseau d'or. Œuvres et
chroniques, IVe série, p. 33-34 : « Si l'on transférait à
la perception intellectuelle proprement dite, qui a lieu
par le moyen de l'abstraction et qui a l'être pour objet,
certaines des valeurs et certains des privilèges que
M. Bergson attribue à l'« Intuition », la critique berg-
sonienne de L'intelligence se trouverait comme auto-
matiquement rectifiée, et au lieu de ruiner notre puis-
sance naturelle d'atteindre le vrai, ne porterait plus
que contre un usage vicieux de celle-ci. (.'est là un des
traits qu'il convienl de mettre en lumière a propos du
bergsonisme d' intention. Le bergsonisme réel soulîre-t-il
une pareille transposition? Assurément M. Bergson est
libre de formuler, comme l'ont fait plusieurs grands phi-
losophes, une seconde philosophie. 11 peut refondre sa
doctrine en une synthèse nouvelle, la transformer
substantiellement. Et cette transformation pourrait le
rapprocher de la métaphysique éternelle. Nul ne le
souhaite plus que nous. »
Or, M. Bergson a effectué cette synthèse nouvelle
récemment, de manière à satisfaire les réalistes. (En
fait, même en des temps déjà lointains, M. Bergson
était très soucieux d'être concret et il y parvenait
souvent. C'était par souci des différences qui se ren-
contrent dans le réel qu'il répugnait à recouvrir du
même nom de « travail intellectuel » l'abstraction qui
trie dans la matière et la finesse psychologique qui
devine les esprits.)
De ci, de là, des critiques plus ou moins acerbes et
partiales continuaient à se faire jour contre le bergso-
nisme au nom du réalisme chrétien. Mais ce devaient
être comme d'ultimes protestations. Les deux sources de
la morale et de la religion paraissaient (1932). Elles com-
mençaient à plaire, au moins partiellement, à des tradi-
tionalistes difficiles. Les auditeurs de M. H. Bergson
au Collège de France n'avaient pas été écoutés, lors-
qu'ils avaient affirmé que son enseignement était plus
réaliste que sa réputation. Maintenant il fallait bien
croire les interlocuteurs de M. Bergson au cours de
ses conversations privées, ses correspondants les plus
divers.
Dorénavant il faudra croire M. Bergson lui-même
puisqu'il a publié son ouvrage : La pensée et le mou-
vant, 1934. Ce livre réunit divers travaux, publiés déjà
antérieurement, mais dont l'accès était demeuré diffi-
cile. Ces travaux appartiennent à diverses périodes de
la pensée philosophique du maître et il ne les désa-
voue pas, montrant que sa pensée s'est développée à la
manière d'un acquis continu, comme par alluvions
successives, sans avoir à renier ses origines. Or, et
c'est là l'intérêt majeur de ce livre, M. Bergson y fait
précéder ces anciennes choses, maintenues, par de
nouvelles considérations qui confirment son réalisme,
sans même qu'il ait besoin de faire subir à tout son
système une transposition, par exemple du plan idéa-
liste au plan réaliste. Il se borne à se fixer, définiti-
vement, dans le plan réaliste, y situant tous les diffé-
rents aspects de sa pensée. Elle mérite sous cette forme
mûrie et définitive d'être analysée de près.
M. Bergson dit, dès ses premières lignes, en réaliste
qui aime le concret, p. 7 : « Ce qui a le plus manqué à
la philosophie, c'est la précision. Les systèmes philoso-
phiques ne sont pas taillés à la mesure de la réalité où
nous vivons. Ils sont trop larges pour elle. Examinez
tel d'entre eux convenablement choisi : vous verrez
qu'il s'appliquerait aussi bien à un monde où il n'y au-
rait pas de plantes ni d'animaux, rien que des hommes;
où les hommes se passeraient de boire et de manger;
où ils ne dormiraient, ne rêveraient ni ne divague-
raient; où ils naîtraient décrépits pour finir nourris-
sons; où l'énergie remonterait la pente de la dégra-
dation, où tout irait à rebours et se tiendrait à l'en-
vers. C'est qu'un vrai système est un ensemble de
conceptions si abstraites et par conséquent si vastes
qu'on y ferait tenir tout le possible et même de l'im-
possible à côté du réel. L'explication que nous devons
juger satisfaisante est celle qui adhère à son objet :
point de vide entre eux, pas d'interstice où une autre
explication puisse aussi bien se loger; elle ne convient
qu'à lui, il ne se prête qu'à elle. Telle peut être l'expli-
cation scientifique. Elle comporte la précision absolue
et une évidence complète ou croissante. En dirait-on
autant des théories philosophiques? » Bref, il faut
faire accomplir à la métaphysique le progrès en pré-
cision accompli par la science. Pour un intellectua-
lisme en réalité plus parfait parce que plus concret, il
faut déliasser les généralités vagues parce que systé-
matiques. Il ne faut pas négliger ces complexités de
1893
RÉALISME. LA PHILOSOPHIE DE L'INTUITION
1894
l'expérience qui se moque de nos concepts simplistes,
p. 55 : « Quand elle écart a ces concepts pour regarder
les choses, la science parut, elle aussi, s'insurger contre
l'intelligence; « l'intellectualisme » d'alors recomposait
l'objet matériel, a priori, avec des idées élémentaires.
En réalité cette science devint plus intellectualiste que
la mauvaise physique qu'elle remplaçait. Elle devait
le devenir du moment qu'elle était vraie... La forme
mathématique que la physique a prise est ainsi tout
à la fois celle qui répond le mieux à la réalité et celle
qui satisfait le plus notre entendement. Beaucoup
moins commode sera la position de la métaphysique
vraie. Elle aussi commencera par chasser les concepts
tout faits; elle aussi s'en remettra à l'expérience. Mais
l'expérience intérieure ne trouvera nulle part, elle, un
langage strictement approprié. Force lui sera bien de
revenir au concept... qu'elle l'assouplisse et qu'elle
annonce par la frange colorée dont elle l'entourera
qu'il ne contient pas l'expérience tout entière. » Bref,
partout, en science ou en métaphysique, c'est la systé-
matique trop simplement conceptuelle qui était l'en-
nemie. P. 84-87. Pour le plus grand profit d'une méta-
physique cogente, Bergson pense avoir réussi à serrer
le concret de plus près. Mais il ne fallait pas espérer y
parvenir par une dialectique simplement fertile en
déductions. Seule une positivité expérimentale valait,
cheminant de problème en problème et attentive au
seul réel mis en question. P. 90-91. Il fallait même
éviter d'être trop ambitieux en matière d'expérience,
et ne pas chercher à voir l'esprit fabriquer le réel à la
manière des platonisants et des kantistes, prékan-
tistes et postkantistes, p. 95-96 : « Toutes ces théories,
écrit Bergson, tombaient avec l'illusion qui leur avait
donné naissance... au fond nous revenions simplement
à l'idée du sens commun. « On étonnerait beaucoup,
«écrivions-nous, un homme étranger aux spéculations
« philosophiques en lui disant que l'objet qu'il a devant
« lui, qu'il voit et qu'il touche n'existe que dans son
« esprit et pour son esprit ou même plus généralement
« n'existe que pour un esprit, comme le voulait Berke-
« ley... Mais d'autre part, nous étonnerions autant cet
«■ interlocuteur en lui disant que l'objet est tout difïéri ni
«de ce qu'on y aperçoit... Donc pour le sens commun
« l'objet existe en lui-même, et d'autre part l'objet est,
« en lui-même, pittoresque comme nous l'apercevons,
a C'est une image, mais une image qui existe en soi. »
Comment une doctrine qui se plaçait ici au point de
vue du sens commun a-t-elle pu paraître aussi étran-
ge? On se l'explique sans peine, quand on suit le déve-
loppement de la philosophie moderne et quand on voit
comment elle s'orienta dès le début vers l'idéalisme,
cédant à une poussée qui était celle même de la science
naissante. Le réalisme se posa de la même manière, il
se formula par opposition à l'idéalisme, en utilisant
les mêmes termes. » En somme, la philosophie du sens
commun des réalistes était encore trop une idéaliste
systématisation appauvrie. Il fallait que le sens com-
mun sentît qu'il peut toujours accroître ses conquêtes.
De nouveaux voyages formeront toujours son éternelle
jeunesse; il lui faut éviter la thèse doctrinaire. Il lui
faut peindre l'univers riche, coloré, avec des moyens
expérimentaux toujours grandissants.
L'humaine erreur est de tout gauchir en systéma-
tisant tout. On croit être sérieux, et on dessine des
caricatures, exagérant certains traits, négligeant tous
les autres. « Essayez en etïet, demande M. Bergson,
p. 17, de vous représenter aujourd'hui l'action que
vous accomplirez demain, même si vous savez ce que
vous allez faire. Votre imagination évoque peut-être
le mouvement à exécuter, mais de ce que vous pense-
rez et éprouverez en l'exécutant vous ne pouvez rien
savoir aujourd'hui, parce que votre état d'âme com-
prendra demain toute la vie que vous aurez vécue
jusque là avec en outre ce qu'y ajoutera ce moment
particulier. » Mais aux complexités de la vie, et même
à celles du cosmos sensible et vrai, l'homme préfère
instinctivement ce qui peut se réduire en équations
simples, p. 19 : « L'univers matériel, poursuit Bergson,
forme-t-il un système de ce genre? Quand notre science
le suppose, elle entend simplement par là qu'elle lais-
sera de côté dans l'univers tout ce qui n'est pas calcu-
lable. Mais le philosophe qui ne veut rien laisser de côté
est bien obligé de constater que les états de notre
monde matériel sont contemporains de l'histoire de
notre conscience. Comme celle-ci dure, il faut que
ceux-là se relient de quelque façon à la durée réelle.
En théorie, le film sur lequel sont dessines les états
successifs d'un système entièrement calculable pour-
rait se dérouler avec n'importe quelle vitesse sans que
rien fût changé. En fait, cette vitesse est déterminée,
puisque le déroulement du film correspond à une cer-
taine durée de notre vie intérieure... Quand on veut
préparer un verre d'eau sucrée, avons-nous dit, force
est bien d'attendre que le sucre fonde; cette nécessité
d'attendre est le fait significatif. Elle exprime que, si
l'on peut découper dans l'univers des systèmes pour
lesquels le temps n'est qu'une abstraction, un nombre,
l'univers lui-même est autre chose. Si nous pouvions
l'embrasser dans son ensemble, inorganique mais entre-
tissé d'êtres organisés, nous le verrions prendre sans
cesse des formes aussi neuves, aussi originales, aussi
imprévisibles que nos états de conscience. » L'objet de
la métaphysique est donc le réel extérieur tout comme
l'objet de la science. Ce qui était donné en 1903, en
divers passages de V Introduction à la métaphysique, se
trouve donc repris et précisé en cette introduction de
1934. La pensée et le mouvant réédite, au reste, l'opus-
cule de 1903 comme une étape de cette longue médi-
tation que M. Bergson ne renie pas tout en reconnais-
sant avoir précisé ses points de vue. Les idéalistes
avaient donc raison de se plaindre de Bergson depuis
longtemps. Bergson est si réaliste qu'il lui parait ridi-
cule de quitter la peinture du réel pour se demander
vainement ce qui serait arrivé si.. . P. 21-22. Il ne faut
même pas trop rechercher de ces causes qui relieraient
comme par un fil trop rigide les événements les uns
aux autres. Ce fil risquerait d'être un présupposé de
l'esprit. Il existe, parmi les divers événements de l'his-
toire, plus de spontanéité que ne le supposent les mau-
vais historiens. Ces derniers sont de dignes imitateurs
des mauvais métaphysiciens et des mauvais savants
lorsqu'ils veulent réduire à une unité théorique les
complexités du réel. P. 93-94. Bref, la philosophie,
comme l'histoire, comme la science, doit se donner la
tâche de serrer davantage un réel complexe pluraliste,
morcelé. Mais quel va être le rôle de cette philosophie
par rapport aux autres disciplines qui s'occupent aussi
de ce réel concret? Cette question se pose avec d'au-
tant plus d'acuité au bergsonisme, que, pour lui, la
philosophie cesse d'être le refuge des généralités
vagues, communes à toutes les catégories de l'expé-
rience. A cette question H. Bergson ne se dérobe pas.
H. Bergson a remarqué que les différentes disci-
plines qui, à l'époque moderne et contemporaine, se
donnent le nom de sciences ont inégalement progressé.
Les sciences physiques ont facilement trouvé leur mé-
thode. Mais l'emploi de cette méthode, dite strictement
scientifique, n'a pas fait progresser beaucoup la plus
expérimentale des sciences de l'esprit, la descriptive
psychologie. Ne serait-ce pas parce que les mensura-
tions de l'expérience physique ne constituent pas le
vrai moyen d'expérimenter les dons de l'esprit? Ces
méthodes-là y sont trop et trop peu. Si doncl'on pouvait
trouver une discipline qui connaîtrait par un autre
biais expérimental les esprits, causes d'action, réalités
importantes dans l'univers, cette noélique mériterait
1895
RÉALISME. LA PHILOSOPHIE DE L'INTUITION
1896
profondement le nom de philosophie. Mais, pour réa-
liser ce beau rêve, il faut déterminer la méthode qui
lui permettrait d'aboutir à ses certitudes propres. Or,
en fait, expérimentalement, comment se révèle-t-on
profondément psychologue? Comment connaît-on la
valeur des autres esprits? N'est-ce point, manifes-
tement, par des sortes de « flairs » spéciaux, par des
« intuitions »? Il fallait donc déclarer que la philo-
sophie nouvelle et véritable serait l'ensemble des con-
naissances qu'entrevoit déjà le vulgaire dans ses « in-
tuitions i. Cette méthode de savoir pourrait aller fort
loin. N'atteindrait-elle pas, par delà le domaine du
spirituel, le domaine du simplement vital? Ne permet-
trait-elle pas de constituer cette biologie profonde,
encore qu'expérimentale, que les physiologistes trop
matériellement descriptifs présentaient sans pouvoir
l'explorer par delà la physico-chimie de leurs cons-
tatations courtes? « La sympathie et l'antipathie
irréfléchies, écrit Bergson, qui sont souvent divina-
trices, témoignent d'une interpénétration possible des
consciences humaines. Il y aurait donc des phéno-
mènes d'endosmose psychologique. L'intuition nous
introduirait dans la conscience en général. Mais ne
sympathisons-nous qu'avec des consciences? Si tout
être vivant naît, se développe et meurt, si la vie est
une évolution et si la durée est ici une réalité, n'y
a-t-il pas aussi une intuition du vital et par conséquent
une métaphysique de la vie qui prolongera la science
du vivant? Certes, la science nous donnera de mieux
en mieux la physico-chimie de la matière organisée,
mais la cause profonde de l'organisation... ne l'attein-
drons-nous pas en saisissant par la conscience l'élan de
vie qui est en nous? » P. 36. L'intuition nous fait éga-
lement percevoir les temps, ces durées qui ne se ramè-
nent pas à de l'espace matériel, mais qui survivent dans
la mémoire psychique. Ne sont-ils pas des réalités
profondément spirituelles et dont l'envers serait com-
me l'éventail, l'éparpillement des instants? Tel serait
le miracle de la connaissance philosophique par in-
tuition, p. 37 : « Son domaine propre étant l'esprit, elle
voudrait saisir dans les choses, même matérielles, leur
participation à la spiritualité, nous dirions à la divi-
nité... »
L'intuition bergsonienne serait-elle apte à s'élever
au niveau de preuve intellectualiste de l'existence de
Dieu? Si bizarre que peut paraître d'abord cette ques-
tion, elle n'est pas dénuée de tout fondement. L'intui-
tion bergsonienne en effet prétend atteindre au fond
des choses de l'esprit. Elle veut être la clarté la plus
haute de l'intcllectualité. Si H. Bergson avait pu
paraître en un temps l'ennemi de l'intellectualisme,
c'est qu'on ne s'entendait pas sur les mots. Ce que l'on
croyait une opposition de doctrine n'était qu'un qui-
proquo de vocabulaire, p. 97-98 : « Qu'est-ce que l'in-
telligence? » se demande 1 5ergson. Et il se répond : « C'est
la manière humaine de penser. Elle nous a été donnée
comme l'instinct à l'abeille pour diriger notre conduite.
La nature nous ayant destinés à utiliser et à maîtriser la
matière, ... le développement de l'intelligence s'elïectue
donc dans la direction de la science et de la techni-
cité... Un peut donner aux choses le nom qu'on veut et je
ne vois pas grand inconvénient à ce. que la connaissance
de l'esprit par l'esprit s'appelle encore intelligence, si
l'on y tient. Mais il faudra spécifier alors qu'il y a deux
fonctions intellectuelles inverses l'une de l'autre, car
l'esprit ne pense l'esprit qu'en remontant la pente des
habitudes contractées au contact de la matière et ces
habitudes sont ce que l'on appelle couramment les
tendances intellectuelles. Ne vaut il pas mieux alors
désigner par un autre nom une fonction qui n'est pas
ce qu'on appelle ordinairement Intelligence? Nous di-
sons que c'est l'intuition, » Il peut paraître au con-
traire très préférable d'appeler V intuition bergsonienne
du nom A' intelligence des qualités et des valeurs, au
dessus de l'intelligence mathématique. En tout cas,
entre le bergsonisme et l'intellectualisme, encore qu'il
y ait bien des choses à préciser concernant l'intuition,
voici qu'est à peu près comblé déjà un prétendu abîme.
Si cette identité globale: « intuition vaut intelligence »
est dorénavant retenue par le bergsonisme, on a donc,
selon cette philosophie, la pleine connaissance intellec-
tuelle d'une quantité de mouvements, de vies, d'êtres
mouvants, vivants, diversement spirituels. Le réalisme
qui en résulte devient pleinement ontologique, abso-
lutiste, complet. Assurément. Et là-dessus encore
H. Bergson prend la peine de se justifier avec minutie.
Sur la valeur absolue de la connaissance méta-
physique et de la connaissance scientifique, H. Berg-
son est absolument formel. « Nous assignons donc,
dit-il, à la métaphysique un objet limité, principa-
lement l'esprit, et une méthode spéciale, avant tout
l'intuition. Parla nous distinguons nettement la méta-
physique de la science. Mais, par là aussi, nous leur
attribuons une égale valeur. Nous voyons qu'elles peu-
vent l'une et l'autre toucher le fond de la réalité. Nous
rejetons les thèses soutenues par les philosophes, accep-
tées par les savants, sur la relativité de la connaissance
et l'impossibilité d'atteindre l'absolu. » P. 42. Et un
peu plus loin : « Pour tout résumer, nous voulons une
différence de méthode, nous n'admettons pas une diffé-
rence de valeur, entre la métaphysique et la science.
Moins modeste pour la science que l'ont été la plupart
des savants, nous estimons qu'une science fondée sur
l'expérience, telle que les modernes l'entendent, peut
atteindre l'essence du réel. Sans doute, elle n'embrasse
qu'une partie de la réalité, mais de cette réalité elle
pourra un jour toucher le fond; en tous cas, elle s'en
rapproche indéfiniment. Elle remplit donc déjà une
moitié du programme de l'ancienne métaphysique :
métaphysique elle pourrait s'appeler si elle ne préfé-
rait garder le nom de science. Beste l'autre moitié.
Celle-ci nous paraît revenir de droit à une métaphy-
sique qui part également de l'expérience et qui est à
même elle aussi d'atteindre l'absolu. Nous l'appelle-
rions science, si la science ne préférait se limiter au
reste de la réalité. La métaphysique n'est donc pas la
supérieure de la science positive : elle ne vient pas,
après la science, considérer le même objet pour en
obtenir une connaissance plus haute. Supposer entre
elles ce rapport, selon l'habitude à peu près constante
des philosophes, est faire du tort à l'une et à l'autre, à
la science que l'on condamne à la relativité, à la méta-
physique qui ne sera plus qu'une connaissance hypo-
thétique et vague, puisque la science aura nécessai-
rement pris pour elle par avance tout ce qu'on peut
savoir sur son objet de précis et de certain. Bien diffé-
rente est la relation que nous établissons entre la méta-
physique et la science. Nous voyons qu'elles sont ou
qu'elles peuvent devenir également précises et cer-
taines. L'une et l'autre portent sur la réalité même.
Mais chacune n'en retient que la moitié, de sorte que
l'on pourrait voir en elles, à volonté, deux subdivi-
sions de la science ou deux départements de la méta-
physique... » P. 52-53.
Ainsi tout, dans l'expérience, est ordre et être. Bien
de ce qui ne se trouve ni dans la fine expérience intui-
tive, ni dans la lourde expérience géométrique de
l'intelligence tournée vers la matière ne doit encom-
brer la métaphysique ou la science. P. 80-82. On ne doit
jamais considérer que le vrai réel concret, fait de ma-
tières, d'esprits, et de vivants intermédiaires entre la
matière et l'esprit. "Voilà qui donne au bergsonisme
une autre consistance que ce pragmatisme qui ne con-
naissait d'autres valeurs que les succès apparents, à la
manière du « commodisme » d'Henri i'oincaré. Comme
les méthodes baconiennes de discriminations récipro-
1897
RÉALISME. LA PHILOSOPHIE DE L'INTUITION
1898
ques, la méthodologie bergsonienne s'explique dans le
réalisme. En effet, ce qui réussit, c'est ce qui est taillé
en plein dans l'être et dans le vrai, c'est ce que portent
l'être et le vrai. Réussir dans une expérience revient
à constater qu'on a bien suivi les « fibres » du réel
selon ses évolutions compliquées. Réussir revient à
faire l'expérience de ce qui se continue dans l'être et
trouve son support dans la réalité. Ainsi le pragma-
tisme, conçu de la sorte, aboutit à vérifier, à justifier
les durées absolues, les « subsistances » absolues pour
employer le vocabulaire technique des réalistes scolas-
tiques, tels Capréolus et les thomistes médiévaux. Par
l'étude de ces « subsistances » à laquelle les conviait le
personnalisme chrétien, ces derniers, comme on l'a vu,
en étaient venus à considérer comme l'objet principal
de la sagesse métaphysique, moins la collection des
immuables archétypes, que les hommes et les choses,
tels qu'ils sont, avec leurs similitudes, mais aussi avec
leurs singularités historiques.
Depuis l'anthropologie morale de saint Thomas, le
premier coup de pioche démolisseur avait été donné à
î'archétypisme grec et païen d'Aristote et surtout de
Platon. Les scotistes, les occamistes poussèrent ce mor-
cellement de l'être en êtres multiples jusqu'à aboutir
finalement à un nominalisme, impalpable poussière
par où le réalisme même se dissolvait. C'était l'excès
d'un bien et Aristote n'avait sans doute pas été assez
loin en ne faisant que commencer à « concasser l'être de
Parménide », si l'on peut employer une telle expres-
sion. M. Bergson héritier lointain des réalistes les plus
radicaux du bas Moyen Age, excelle à montrer la va-
nité de cet archétypisme grec dont Aristote. suivant
son temps, était demeuré quelque peu entaché : « Le
métaphysicien, écrit M. Bergson, p. 57, travailla a
priori sur des concepts déposés par avance dans le
langage, comme si, descendus du ciel, ils révélaient à
l'esprit une réalité supra-sensible. Ainsi naquit la théo-
rie platonicienne des Idées. Portée sur les ailes de l'aris-
totélisme et du néo-platonisme, elle traversa le Moyen
Age, elle inspira, parfois à leur insu, les philosophes
modernes. Ceux-ci étaient souvent des mathémati-
ciens que leurs habitudes d'esprit inclinaient à ne voir
dans la métaphysique qu'une mathématique plus
vaste, embrassant la qualité en même temp-: que la
quantité. Ainsi s'expliquent l'unité et la simplicité géo-
métriques de la plupart de nos philosophies, systèmes
complets de problèmes définitivement posés, intégra-
lement résolus. » P. 57.
Bergson a raison de détester les classifications trop
rigides et trop sommaires. D'ailleurs il est si réaliste et
si objectif, qu'il ne nie pas les véritables ressemblances
qui existent entre choses multiples. Il lui arrive présen-
tement, dans l'ultime étape de sa pensée élaborée, de se
rendre compte combien genres et espèces ontologiques,
dont se souciait tant l'antique scolastique, tout comme
les lois scientifiques modernes, sont fondés en réalité,
puisque les cas particuliers se ressemblent. Certes
H. Bergson, comme jadis, continue à se défier — et
à l'excès 1 — des généralisations qui peuvent être
hâtives. Sa critique réaliste de l'idéalisme craint qu'on
substitue quelques mots passe-partout à des choses
multiples et irréductibles. Néanmoins son attitude
ancienne, trop prudemment prolongée, gardée, ne
lui masque pas l'importance des idées générales en
métaphysique, tant il a l'esprit tourné vers le réel,
p. 68-69 : «L'expérience, écrit-il, nous présente des res-
semblances que nous n'avons plus qu'à traduire en
généralités. Parmi ces ressemblances, il en est sans
aucun doute, qui tiennent au fond des choses. Celles-là
donneront naissance à des idées générales qui seront
encore relatives dans une certaine mesure à la commo-
dité de l'individu et de la société, mais que la science
et la philosophie n'auront qu'à dégager de cette gangue
pour obtenir une vision plus ou moins approxima-
tive de quelque concept de la réalité... Même parmi
(les idées générales simplement commodes) on en trou-
verait beaucoup qui se rattachent par une série d'in-
termédiaires au petit nombre d'idées qui traduisent
des ressemblances essentielles; il sera souvent instruc-
tif de remonter avec elles, par un plus ou moins long
détour, jusqu'à la ressemblance à laquelle elles se rat-
tachent... (Ainsi les dernières) sont importantes et par
elles-mêmes et par la confiance qu'elles irradient au-
tour d'elles, prêtant quelque chose de leur solidité à des
genres tout artificiels. C'est ainsi que des billets de
banque en nombre exagéré peuvent devoir le peu de
valeur qui leur reste à ce qu'on trouverait encore d'or
dans la caisse. »
H. Bergson esquisse ainsi une théorie de la ressem-
blance simplement analogique, théorie d'une analogie
qui rejoindrait l'analogie des aristotéliciens pour sau-
vegarder les indépendances vitales de chaque être
impliqué dans la ressemblance. Le monde de la vie est
celui où les vivants ne sont que semblables. Il est tout
le contraire du domaine des mathématiques déter-
ministes où le divers s'unifie dans l'identité : « on trou-
vera, croyons-nous, écrit-il, que l'identique est du géo-
métrique et la ressemblance du vital. » P. 71. Il serait
plus pertinent encore d'employer ici au lieu du mot
vital le mot réel ou le mot réaliste. En effet, la matière
physico-chimique elle-même constitue un champ
d'étude où l'on ne réalise que par analogies les classi-
fications et les lois. Tout y demeure approximatif. Il
n'empêche que Bergson a raison dans l'ensemble de sa
vue du monde, souple et expérimentale. Sa philoso-
phie nuancée est une conquête sur l'esprit rigide, sys-
tématique, conventionnel de tant de ses devanciers.
Ceux-là, trop souvent, déduisaient des conséquences
en étirant des prémisses, en considérant simplement
des principes, comme si le monde était une géométrie
déterministe. Bergson conclut en ces termes, p. 112-
113 : « Étendre logiquement une conclusion, l'appli-
quer à d'autres objets sans avoir réellement élargi le
centre de ses investigations est une inclination natu-
relle à l'esprit humain, mais à laquelle il ne faut jamais
céder. La philosophie s'y abandonne naïvement quanti
elle est dialectique pure, c'est-à-dire tentative pour
construire une métaphysique avec les connaissance^
rudimentaires qu'on trouve emmagasinées dans le
langage. Elle continue à le faire quand elle érige cer-
taines conclusions tirées de certains faits en » principes
généraux » applicables au reste des choses. Contre
cette manière de philosophie toute notre activité phi-
losophique fut une protestation. Nous avons ainsi dû
laisser de côté des questions importantes, auxquelles
nous aurions facilement donné un simulacre de réponse
en prolongeant jusqu'à elles les résultats de nos précé-
dents travaux. Nous ne répondrons à telle ou telle
d'entre elles que s'il nous est concédé le temps et la
force de la résoudre en elle-même, pour elle-même.
Sinon, reconnaissant à notre méthode de nous avoir
donné ce que nous croyons être la solution précise de
quelques problèmes, constatant que nous ne pouvons,
quant à nous, en tirer davantage, nous en resterons là.
On n'est jamais tenu de faire un livre. »
Il n'en reste pas moins qu'en dépit de cette prudence
souple et même à cause de cette prudence souple,
M. Bergson admet déjà que les idées générales ne sont
pas un crédit inflationniste et malsain, mais qu'elles
sont parfois des billets gagés sur l'or, par un aspect
essentiel du réel. Ce n'est pas à la notion indigente de
l'être de Parménide qu'il aboutit. C'est à la notion de
l'être divers et diversement riche.
Si l'ontologie bergsonienne veut éviter un « sta-
tisme » qui se croit le comble du vrai dogmatisme et
qui n'est que le plus bas degré de l'indigence spiri-
1899
REALISME. LA PHILOSOPHIE DE L'INTUITION
1900
tuelle, elle n'est pas du tout opposée à la notion de
substance, bien au contraire. Bergson n'opposerait
plus la statique profonde de la substance (statique
prétendue fausse par certains, mais parfaitement véri-
dique} à la dynamique de l'action. Il sait, avec les sco-
lastiques, que la substance vaut par l'acte plus encore
que par la puissance et que ce qu'on dit en termes d'ac-
tions on doit le dire aussi en termes de formalités. Plo-
tin lui permet d'intégrer le temps, comme durée, dans
l'être en tant que substance. Les thomistes eux-mêmes
y prêtent la main, car les théologiens ont mis en évi-
dence la notion de subsistance. Il faut penser ici à ce
qui a déjà été dit plus haut de Capréolus. Mais on peut
plus encore penser à Ambroise Gatharin qui, pour avoir
accédé à des points de vue pré-bergsoniens, peut pa-
raître avoir dépassé les deux plus grands des thomis-
tes : Gajétan et Banez, en ce qui concerne la double
étape du créé et de l'incréé, les rapports et libertés
réciproques qu'ils entretiennent : prédestination, pro-
vidence.
2° Du bergsonisme phénoméniste au thomisme théo-
logique. — Puisque H. Bergson admet qu'il n'est pas
un anti-intellectualiste, mais bien plutôt un intellec-
tualiste et un réaliste à la manière de saint Thomas
d'Aquin, puisque la durée bergsonienne retourne à
l'être thomiste comme l'intuition retourne à l'intel-
ligence, puisque ce que Bergson appelle phénomène ou
image, c'est, nous le verrons encore de plus près, ce
que les thomistes appellent sensations plus ou moins
organisées ou accidents substantiels, faut-il faire équi-
valoir purement et simplement les deux réalismes, le
thomiste et le bcrgsonicn? Non pas. Le bergsonien
apparaît surtout, avec son allure chercheuse et ses
expressions modernes, comme une voie d'accès au
thomisme traditionnel. Le réalisme est décrit par le
bergsonisme comme une hypothèse séduisante, il lui
faut encore des descriptions nouvelles, afin de persua-
der que les liens et indépendances des choses sont tels
qu'ils nous apparaissent d'abord, puis davantage.
C'est là que, pour rejoindre le thomisme, le bergso-
nisme doit se compléter par un nouvel effort.
Mais sur quel point surtout faut-il compléter le
réalisme bergsonien pour le justifier davantage et l'in-
curver vers un thomisme, même théologique? Afin
de répondre à cette question, il faut dégager en quoi
consiste la difficulté essentielle du réalisme véritable.
Maintenant que le bergsonisme est arrivé nettement
au réalisme, M. Bergson et ses disciples vont rencon-
trer la difficulté suivante: L'idéalisme est une philoso-
phie facile; pour constituer l'univers il y suffit de sup-
poser un seul foyer actif : l'esprit humain: le réalisme
est une philosophie difficile, qui tient compte de
l'existence d'une double activité dans la connaissance :
la causalité de l'objet connu et la causalité de l'esprit
connaissant. Comment l'objet qui est au dehors
arrive-t-il au dedans de l'esprit, si l'esprit ne se con-
fond point avec le reste de l'univers qu'il reproduit
dans son microcosme?
Le bergsonisme n'est pas un réalisme mutilé, mais
un réalisme exubérant. Toutes les impressions des sens
lui paraissent conformes aux réalités extérieures :
elles existent donc comme extérieures absolument
identiques à ce que nous percevons (il y a même au
dehors ce que nous ne percevons pas, ce que peut-
être personne ne perçoit et ne percevra jamais en ce
monde). D'autre part, le bergsonisme commence à
admettre la valeur des idées générales.
La difficulté est donc pour lui, double : 1. il lui faut
décrire le processus du passage de l'image accident de
la substance extérieure, à l'image élément de notre con-
naissance intérieure de la substance et aussi le processus
de l'élaboration des idées générales à partir de la con-
naissance sensible, ce procédé de l'abstraction qu'il a
eu le tort jusqu'à présent de trop laisser de côté;
2. il faudra justifier le mystère merveilleux qu'impli-
que l'extraordinaire réussite de ces opérations com-
pliquées, cette harmonie absolue, ce dualisme radical
et radicalement réaliste, cette double réalisation du
monde, dans notre conscience, dans l'univers.
Bref, pour être un réalisme solide, pour rejoindre le
réalisme thomiste, il faut au bergsonisme une théorie
complète de la connaissance par abstraction. Il faut
qu'il s'entende parfaitement là-dessus avec le tho-
misme, puisqu'une philosophie de l'abstraction est
nér.essaire pour compléter une philosophie du
concret.
1. Théorie réaliste bergsonienne et thomiste de l'abs-
traction. — C'est à saint Thomas lui-même qu'il faut
demander la description puis l'explication de la ma-
nière dont l'intelligence active de l'homme considère
les images et en abstrait les idées.
On pourra s'étonner de ce procédé qui consiste à
développer le bergsonisme à partir de textes de saint
Thomas; c'est pourtant le seul qui soit conforme à la
saine devise : vêlera nnvis augere. C'est seulement de
cette manière qu'on poursuivra dans sa propre ligne
la philosophia perennis, au lieu de risquer d'en briser
l'unité dynamique par de brusques recours à des inno-
vations dangereuses. Que des philosophes apportent
du nouveau, rien n'est mieux. Mais qu'il en soit de ce
nouveau en philosophie comme il en est du nouveau
dans la délibération morale ou dans le développement
scientifique. C'est avec l'acquis philosophique du passé
qu'il faudra juger les théories nouvelles ou interpréter
les expériences, quitte, bien entendu, à réformer du
passé, s'il le faut, ce qui doit être réformé.
L'avantage de cette méthode sera que de la sorte
non seulement le bergsonisme sera complété dans la
bonne voie, mais encore que l'on se rendra compte que
les éléments objectifs à intégrer dans la synthèse men-
tale sont, pour saint Thomas, bien moins les species
déjà élaborées, que les phantasmata, les images pour
employer le vocabulaire bergsonien. Ce sont effective-
ment ces mêmes réalités, au même niveau de richesse
concrète, que Bergson et saint Thomas étudient. Seu-
lement les thomistes ont surtout commenté littérale-
ment la théorie thomiste de l'abstraction. Us ont trop
négligé une difficulté plus fondamentale, celle que
retrouve maintenant le bergsonisme : comment se fait-
il que l'image-sensation appartenant au monde exté-
rieur, aboutisse à l'image consciente et par là au con-
cept élaboré par abstraction?
Pourtant il est dans la Somme théologique un article
qui peut fixer le bergsonisme avec le thomisme.
Ia, q. lxxxv, a. 1 : Utrum inlellectus nosler intelli-
gat res corporeas et materiales per abstradionem a phan-
lasmatibus? On trouvera à VAd quartum les rensei-
gnements précis dont on a besoin mais déjà tout l'ar-
ticle orientait vers une solution. Dans le corps de l'ar-
ticle, saint Thomas s'était référé aux conditions du sa-
voir humain, tourné vers les apparences les plus sen-
sibles des choses de ce monde, mais capable d'y puiser
des idées. Il répondait ensuite à une première objec-
tion qui ne comprenait pas qu'on pût retenir des cas
concrets des traits communs sans se perdre dans des
classifications arbitraires. Il a précisé, contre un se-
cond objectant, que la matière ainsi connue est celle
que l'on appclerait aujourd'hui cosmique, physico-
chimique. Il a reconnu à un troisième objectant, que le
passage du réel sensible extérieur à l'intellectuel
humain qui compare et identifie pose un problème
compliqué. D'un côté les couleurs par exemple sont in
maleria corporali individuali sicut in potentia visiva;
et d'une autre part, à cause de l'intellect agent, vir-
ilité inlellectus agenlis, il s'en produit, dans l'intellect
possible, quœdam simililudo. Saint Thomas va être en-
1901
RÉALISME. LA PHILOSOPHIE DE L'INTUITION
1902
core plus embarrassé devant un cinquième et dernier
objectant, qui lui fera préciser que l'abstraction ne
doit jamais être une abstraction séparée totalement du
réel. Cet objectant indiscret se fondait sur Aristote qui
disait : intelledus intelligit species in phantasmatibus :
in phantasmatibus ce n'est pas tout à fait la même
chose que a phantasmatibus; saint Thomas comprend
que l'abstraction ne vaut que parce qu'elle arrache
toute vive sa richesse in médias res, in phantasmatibus.
Il faut qu'au moment où l'on découpe le réel sensible
on ait ce réel sensible présent dans l'esprit, afin qu'on
assiste à l'opération de ce découpage dans la vision
même du réel sensible de base : Ad quintum dicendum
quod intelledus noster et abstrahit species intelligibiles a
phantasmatibus, in quantum considérât naturas rerum
in universali; et tamen intelligit eas in phantasmatibus :
quia non potest intelligere ea quorum species abstrahit
nisi convertendo se ad phantasmata. Toute la difficulté
du problème, et aussi toute la valeur de sa solution, se
trouve reportée de la sorte sur la réponse à un qua-
trième objectant lequel fait observer, avec raison, que
l'intelligence humaine est d'abord obligée de s'éclairer
à l'intérieur d'elle-même ces images qui, fussent-elles
sur la rétine, sur les papilles de la langue ou dans les
récepteurs auditifs, n'en seraient pas moins encore
étrangères à l'esprit. Il y faut la présence d'esprit
intellectus agens... se habet ad phantasmata sicut
lumen ad colores, qui non abstrahit aliquid a coloribus
sed magis eis influit. A partir de cette remarque
capitale dont il faut bien qu'il tienne compte, saint
Thomas va exposer dans son ad quartum les étapes
principales réelles de la connaissance.
En effet, avant qu'on puisse comparer les traits
communs des images et, de la sorte (la mémoire aidant
d'ailleurs, comme on le verra, la sensation du pré-
sent), abstraire, en restant en plein concret, il faut
qu'on ait ces indispensables images à l'intérieur de
l'intelligence. Or, un tel acquis ne résulte pas d'un
accès mécanique des images dans la conscience. Il y
faudra une remarquable activité intellectuelle de
saisie directe des images, une activité qui recrée les
images en dedans. C'est que les images du monde
extérieur et la conscience spirituelle, ce n'est pas au
même étage, cela ne se mélange pas; on ne voit pas
comment de soi-même cela pourrait communiquer.
Pour qu'on puisse abstraire les essences, il faut que
les phantasmes soient traités dans l'usine même de
l'intellect-agent. Il faut que les images soient illu-
minées dans l'intellect-agent : Ua pliantasmala ex intel-
ledus agentis virtute redduntur habilia ut ab eis inten-
tiones intelligibiles abstrahantur. Alors les images étant
vraiment à pied d'œuvre, incorporées à la conscience
personnelle, le travail de l'abstraction se fera, ainsi
que le décrivent par exemple les psychologues expé-
rimentaux modernes : ('/! quantum per virlutem intel-
ledus agentis accipere possumus in nostru considerulione
naturas specierum sine indiuidualibus condilionibus.
Grâce à l'emploi de l'analogie, les intelligences
humaines ont le pouvoir, réunissant le passé et le pré-
sent, de saisir, au vif du concret, les_ traits communs
des choses, ou plutôt des accidents qui révèlent les
substances : les images. On peut alors, par une éti-
quette simplificatrice, conserver facilement les classi-
fications ainsi obtenues et qui valent, puisqu'elles sont
taillées en plein réel d'images. La sensation est déjà
elle-même une synthèse concrète, une moyenne où
viennent se fondre des hétérogénéités plus concrètes
encore et dont la conscience ne pénètre pas le détail.
L'abstraction en faisant intervenir des comparaisons
du passé et du présent ne fait que continuer ce pouvoir
simplificateur que l'esprit manifestait déjà dans la
sensation. L'esprit, déjà actif pour recréer en lui
l'image qui existait au dehors, est encore plus actif
dans l'abstraction, car il ne s'agit pas là d'une moyenne
qui se ferait toute seule, mais d'une moyenne que l'es-
prit établit, improvise, à ses risques et périls. Il y a
même dans l'acte d'abstraire toute une attitude quasi-
religieuse de l'esprit. L'esprit y a la foi que le monde
est fait par classes, par catégories, qu'on trouvera
réellement, par les abstractions, ces catégories du réel
et non pas des cotes mal taillées de compromis sans
valeur profonde.
Toute cette partie, de l'intellection qu'est l'abstrac-
tion se trouve donc aisément décrite par le thomisme
qui peut prêter son secours au bergsonisme, puisque,
comme le bergsonisme, le thomisme suppose que le
réel pénètre dans l'esprit à titre non d'idées mais de
phantasmata. Toute la difficulté est reportée sur cette
« pénétration » du réel dans l'esprit à titre d'images.
Pénétration, c'est la présente analyse qui emploie
ce mot si impropre. Saint Thomas qui sait que l'esprit
n'est pas purement passif emploie le mot juste :
t illumination. » L'activité de l'esprit au point de
départ de la connaissance est une illumination opérée
par l'intellect-agent et qui a pour résultat d'opérer
dans l'esprit la présence des images. L'activité cons-
tructive de l'esprit, dans cette partie quasi-kantienne
du thomisme, est dans la construction des images.
L'esprit fabrique les images de la conscience. Ensuite,
son activité est comparative, identificatrice : mais elle
identifie à partir de données sensibles que l'esprit se
donne lui-même. Le premier rôle de l'intellect agent
est donc celui qu'au temps de Jean de Jandun on
appelait le rôle de sens-agent. — D'autre part, pour
autant que ces données sensibles internes ne seraient
pas identiques aux données réelles externes, elles ne
révéleraient pas le réel, elles le masqueraient, il faut
donc un parallélisme absolu entre le macrocosme et
le microcosme. H. Bergson a parfaitement raison qui
tantôt considère l'image comme parfaitement inté-
rieure et tantôt comme parfaitement extérieure. Elle
vaut pour l'intérieur et l'extérieur.
Alors le thomisme bergsonien serait-il une monado-
logie à la manière de Leibniz? Chaque homme serait-il
simplement inspiré du dedans? Il faut répondre à
cette question, subsidiaire mais importante, que l'on
peut fort bien imaginer un monde idéal, où le Créateur
aurait fait autant de créations que de créatures, don-
nant, lui seul, à chaque créature les richesses ontologi-
ques ou spirituelles dont elle a besoin. Mais c'est un
fait que Dieu a créé chaque créature liée aux autres
créatures dans un phénomène général de solidarité :
solidarité que les théologiens connaissent bien et qui
va du péché originel au jugement dernier en passant
par la communion des Saints, la réversibilité des mé-
rites, l'Église; solidarité que les physiciens ne mécon-
naissent pas non plus dans le champ électromagné-
tique de l'univers. Or, le fait de solidarité se vérifie par-
faitement dans le cas de la connaissance humaine. Elle
ne requiert pas seulement l'action du sujet connais-
sant : elle requiert aussi le concours, l'active présence
de l'objet connu. On peut assister sans cesse autour de
soi à la reproduction de cette grande loi de la connais-
sance : des sujets humains font acte de connaître au
moment même où les objets à la portée de leurs sens
font acte de présence. Il faut pour qu'il y ait connais-
sance qu'il y ait présence d'esprit, présence de l'esprit.
Il faut aussi qu'il y ait présence des corps et en particu-
lier par l'état de veille, pleine présence du corps. Des
philosophes médiévaux, comme Scot, se sont parfaite-
ment rendu compte de cette collaboration du connais-
sant et du connu. Ils y voient une double causalité sem-
blable à celle du père et de la mère dans la génération.
Pour employer leur langage aristotélicien : des spe-
cies correspondent à l'objet à l'extérieur, et d'autres
absolument semblables y correspondent à l'intérieur
1903
REALISME. ACCORD AVEC LES SCIENCES
1904
du sujet pensnnt. La connaissance est leur collabora-
tion. Elles sont simultanées et solidaires.
Voilà une merveille, un miracle. Cette solidarité,
cette simultanéité montrent que les problèmes de la
connaissance et de l'abstraction, les problèmes du
réalisme ou de l'idéalisme agnostique ne se résolvent
complètement que si l'on fait intervenir, hors les cau-
salités collaboratrices, la grande causalité première
harmonisatrice et créatrice. Faute d'elle, le miracle
devenant inexplicable, le système réaliste s'écroule.
Aussi à voir le monde riche d'images réelles, selon les
exigences réalistes du bergsonisme, on arrive à envi-
sager une preuve de Dieu. Dieu est, ou tout redevient
incompréhensible. C'est Dieu, ou c'est rien. On rentre,
ici, dans le domaine des preuves classiques de l'exis-
tence de Dieu, selon saint Thomas. Il est heureux
qu'un bergsonisme un peu approfondi ait besoin de
telles preuves de l'existence de Dieu. Cela lui évitera
à l'avenir de s'attacher par trop à des « expériences »
de Dieu, plus ou moins suspectes d'erreur. Avec une
théorie de l'abstraction qui jouera dans le microcosme
concret illustré d'images, le bergsonisme peut aussi
s'enrichir d'une preuve de Dieu. Encore faut-il recon-
naître que cette théorie de l'abstraction et cette preuve
de l'existence de Dieu (l'une et l'autre doctrines qu'il
postule et donc auxquelles il devrait conduire), c'est le
thomisme qui, en fait, les fournit. Voilà en quel sens on
a droit de dire que Bergson oriente vers saint Thomas.
2. L'intuition bergsonienne en théologie. — Le berg-
sonisme comme tel pourrait-il aider les progrès de la
théologie catholique? Peut-être, en ce sens qu'il montre
le caractère discret et pourtant sérieux du jugement
de valeur par lequel on prend possession indirecte des
réalités spirituelles de la théologie. La méthode de la
théologie spéculative en sera précisée. L'assentiment de
l'esprit dans l'intuition paraîtra quelque peu identique
à lui-même et dans un raisonnement humain et dans un
acte de foi. Mais, dans l'acte de foi surnaturelle, l'intui-
tion bergsonienne devinera, en plus des intuitions
humaines, la présence d'un Dieu profondément actif
visant à un triomphe surnaturel de sa créature. La part
de «volontaire» dans l'acte de foi ne sera pas un «volon-
taire irrationnel ». La foi sera une intuition humano-
divine à longue portée. De même, le procédé d'étude
préconisé par cette noétique bergsonienne aidera à
comprendre comment, dans l'intuition, l'homme pé-
nètre ses fins et choisit ses moyens, guidé qu'il est par
de permanentes intuitions anciennes dans la mémoire
vivante d'un chacun. Toute la morale thomiste peut
être maintenue et comme fortifiée par cette base psy-
chologique du bergsonisme. L'intuitionisme fera mieux
comprendre la finalité.
Encore faudra-t-il adapter cet intuitionisme si l'on
veut l'employer aux tâches théologiques. Avant tout,
il faudrait préciser un peu plus ce qu'est l'intuition.
L'intuition de H. Bergson, pour être prolongée dans
le sens de la théologie thomiste demanderait une
étude plus détaillée et de son intellectualisme et de ce
qu'on appelle ses « options ». C'est que cette noétique
véridique comporte des « options masquées », qu'il
importe de bien déceler, et pour cela il faut examiner
de près le mécanisme même de l'intuition.
Toute la méthode de la théologie se trouve mise en
question et finalement précisée, si l'on veut bien préciser
d'abord tout ce qui concerne les intuitions bergsoniennes
et les options que bien des pliilosophies modernes, celle
de M.Maurice Blondel, remettent en honneur. La théo-
logie sera ce (pie sera la philosophie qui lui sert de
base et aussi qu'elle contient à titre implicite.
Or, deux types de pliilosophies continuent depuis
longtemps à se partager les suffrages des penseurs, le
nominalismc absolu qui rend le monde impensable
étant laissé de côté. Il reste d'une part la philosophie
des systèmes de Platon et de Kant, d'autre part la
philosophie qu'on pourrait rattacher à Anstote, mais
qui, explicitée surtout par saint Thomas d'Aquin et
Duns Scot, rejoint plutôt H. Bergson. Pour le platoni-
cien, l'augus.inien, finalement pour le kantien qui va
au bout de cette logique, le monde est constitué par
des idées qui mériteraient plus ou moins d'être traitées
de divines, puisqu'elles possèdent le pouvoir presti-
gieux de construire ou de reconstruire des univers, sys-
tèmes immatérialistes et où l'on a tendance à dire que
le monde des images n'est qu'un monde de ténèbres.
Le penseur aristotélicien, thomiste, bergsonien, au
contraire, demeure imprégné de cette conviction que
l'idée apparaît exprimée de manière plus ou moins
imagée ou du moins schématique; et si ce penseur,
plis directement bergsonien, admet des intuitions, le
problème se pose pour lui de la désincarnation ou de
l'incarnation des intuitions dans la matière, sinon en
leurs objets mêmes, du moins quant à la connaissance
que l'on peut prendre de telles intuitions à un état
plus ou moins pur. Quoi qu'il en soit, il ne s'agit pas,
pour le réaliste, de nier nécessairement les idées, les
formes, les esprits qui présideraient à la constitution
de l'univers, comme le demande la théologie catholi-
que. Seulement le réaliste, proche du concret, fait des
réflexions plus humbles sur la difficulté qu'il y a à sépa-
rer les idées d'avec les phénomènes matériels, phéno-
mènes matériels par exemple que sont les mots et les
phrases. Il les faut toujours interpréter; et alors, que
de quiproquos commis, que de contresens. II est très
beau de parler avec le très réaliste Bergson d'intui-
tion. Mais il ne faut pas faire de ces intuitions de purs
soleils intelligibles. Même lorsqu'il s'agit de sa propre
pensée, chacun n'y distingue qu'un fantôme schéma-
tique; et par là chacun est trompé, car on demeure
incertain et changeant dans ce contenu de sa cons-
cience. Ce n'est pas l'univers qui fait défaut, c'est
l'humaine pensée. Or cette distance de la phrase à
l'idée (qu'on rêvait intuition pure) est bien plus
grande encore lorsqu'il s'agit de mots prononcés par
autrui. En fait, lorsqu'on pense, les couleurs les plus
vives sont images et les idées risquent d'être bien déco-
lorées, les intuitions d'être bien floues. Les hommes
sont des enfants perpétuels, feuilletant des images
d'Épinal et se contentant de mettre sous chacune une
légende pauvre. Le pire est quelquefois que les hommes
— et les théologiens sont hommes — se contentent
de mots qui, pour être mesquins, desséchés, n'en
sont pas moins des termes aux sens ambigus, équi-
voques. Les notions même concernant l'homme et
dont i! faut bien que la théologie morale s'occupe : vie,
conscience, être, psychologie, relation, vertu, sont des
réalités de sens variable, liées à des mots aussi inva-
riables qu'équivoques. On tombe nécessaiiement dans
l'approximatif et dans un certain flou. Quand il s'agit
de la réalité théologique la plus importante, Dieu, ce
pur esprit ne se voit point et se comprend mal. On s'en
fait une idée ou plutôt îne espèce de pseudo-imagina-
tion avec des mots dont on modifie le sens pour les
besoins du moment. On a d'ailleurs raison d'agir de la
sorte et saint Thomas dit bien que l'on connaît les
réalités invisibles par comparaison avec les réalités
visibles. La comparaison, hélas 1 est lointaine et l'on
conçoit que l'intuition bergsonienne relative à Dieu,
pour percer plus avant, ait voulu se donner l'illusion
d'être une quasi-expérience de Dieu.
X. Accord du réalisme avec les exigences des
SCIENCES POSITIVES ET DES DISCIPLINES HISTORIQUES.
— Si la philosophie de H. Bergson se trouve d'un côté
confiner, de la manière qui a été dite, avec la théologie,
elle se trouve aussi très proche (en ses aspirations
premières et en ses desseins continués), d'une philoso-
phie des sciences très au courant des exigences du pro-
REALISME. ACCORD AVEC LES SCIENCES
190G
grès scientifique. D'ailleurs H. Bergson ne représente
pas le seul témoin des exigences réalistes et spirituelles
à la fois du savoir scientifique. Tous les philosophes
des sciences, fussent-ils plus soucieux de simple métho-
dologie que de profonde métaphysique, s'orientent
vers les mêmes résultats.
1° Le plus remarquable peut-être d'entre eux,
Emile Meyerson, est tout à fait représentatif de cette
tendance à laquelle, à des degrés divers et parfois à
leur insu, les divers méthodologistes scientifiques par-
ticipent. Meyerson n'est pas un métaphysicien; il n'est
que logicien des sciences. Il a même eu horreur de
toute confusion par où l'on eût pu tenter de transposer
sa pensée depuis le plan logique jusqu'au plan ontolo-
gique. La confusion était à craindre, elle a même été
faite à propos de Meyerson lui-même. En vérité son
livre, Du cheminement de la pensée, 1931-1933, pourrait
aussi bien s'intituler Les procédés de l'esprit, nom qui
conviendrait également à La critique de la raison pure
de Kant. En s'affirmant personnellement idéaliste,
Meyerson ne faisait pas que céder à l'emprise d'une
ambiance philosophique. Il refaisait Kant pour son
compte. Seulement le kantisme de Meyerson n'est
plus du vrai kantisme. Kant et Comte avaient ceci de
commun qu'en scientistes ils étaient persuadés que le
monde est mené par des lois, lois tendues et inflexibles,
lois qui mèneraient l'univers à la manière du res-
sort dont le déroulement s'impose aux diverses pièces
d'un jeu mécanique enfantin. Meyerson, au contraire,
reconnaît que les lois ne sont pas a priori dans la na-
ture, mais a posteriori dans l'esprit du savant. Ce qui
ne se laisse pas voir dans l'hypothèse kantienne, c'est
la fabrication de ce monstre qu'est l'objet du sens
commun. L'expérience porte sur le concret avant
d'échafauder des lois abstraites. Ce qui serait dû à la
contexture particulière de l'esprit humain, ce ne serait
pas l'objet comme le croient les hyper-idéalistes, ne
serait-ce pas plutôt la loi? Si les objets sont des appa-
rences, les lois apparaissent encore plus simplement
apparentes, comme des apparences de seconde zone.
Les classifications sont multipliées par l'esprit parce
qu'elles sont commodes. La science trie de la sorte
dans le réel des aspects semblables. Mais du même coup
elle tronque le réel et crée des fantômes. Meyerson a
beau jeu pour se moquer du concept de « corps élec-
trisé » cher aux physiciens, ce qui ne veut point dire
que le corps électrisé n'existe pas, il est une apparence
partielle d'un réel complexe. La chimie comme la phy-
sique identifie des disparates. En écrivant Na -f Cl =
Na Cl, elle affirme qu'un métal mou et un gaz ver-
dâtre sont identiques en tous points à un sel incolore;
ce qui n'est qu'à moitié exact. Même des naturalistes
se représentent que le monde est dû « à un très petit
nombre de causes, astres, atomes ou corps simples. Les
interférences même de ces causes peuvent se calculer.
Les jeux du hasard deviennent des jeux de probabi-
lité, tout au plus comme la chance de tourner le roi
d'atout à l'écarté ». La verve de Meyerson ne lâche plus
ce qu'on pourrait appeler le ridicule du scientisme,
une fois qu'il l'a saisi au vif. Meyerson prouve sur-
abondamment que les prétendues lois scientifiques
sont toujours des simplifications à propos de plusieurs
choses plus riches en êtres que ne l'est la loi où on les
enserre, où on les réd'iit. On a d'ailleurs raison de grou-
per en énoncés quasi-dogmatiques les analogies des
phénomènes qui sont parfaitement réelles. Mais on
aurait tort, pour avoir sacrifié à cette systématisa-
tion, d'oublier les libertés que chacun des phénomènes
prend avec sa loi. L'espèce humaine n'empêche pas la
primordiale et irréductible diversité des cas humains.
Montaigne le disait déjà très joliment : « Ingénieux
mélange de nature, si nos laces n'étaient semblables,
on ne saurait discerner l'homme de la bête; si elles
n'étaient dissemblables, on ne pourrait discerner
l'homme de l'homme. » Ainsi l'esprit humain apparaît
en toutes ses démarches comme une machine à iden-
tifier pourvu qu'on lui donne comme matériel des
objets donnés positivement comme extérieurs. C'est
tellement la pente naturelle de l'esprit humain, que la
connaissance sensible elle-même n'est déjà qu'une
synthèse concrète, une vue des choses à une certaine
distance, une enveloppe qui cache les divisions sous-
jacentes de la matière. Du moins, par rapport à d'au-
tres théories qui se croient subtiles, cette synthèse
concrète de la connaissance sensible a l'avantage de
laisser subsister assez d'hétérogénéité entre les objets
pour ne pas sombrer dans le scientisme le plus nive-
leur, le plus destructeur du réel complexe.
Meyerson, parce qu'il fait de la science une activité
du savant, est assez proche des thèses réalistes thomis
tes sur la multiplicité des intellects-agents et sur le
caractère d'activité qui est celui de chaque intelli-
gence distincte. D'être pluraliste au moins dans la con-
sidération des apparences sensibles l'amène, sinon en
métaphysique, du moins en psychologie, à être plura-
liste et dans ce nouveau domaine être pluraliste c'est
être personnaliste spiritualiste.
2° Retourner, sinon au sensualisme de Condillac, du
moins au concret, peindre au lieu de ratiociner, dé-
crire, fût-ce en langage mathématique, au lieu d'expli-
quer, telles sont les recommandations de Meyerson. Or,
tout cela se retrouve encore dans une autre réflexion
sur les sciences contemporaines et leur effort : la philo-
sophie des sciences de l'École de Vienne, où l'on ne
trouve pas d'ailleurs l'égalité du génie de Meyerson.
Voir F. Bergoun:oux, L' École de Vienne, etc.. dans
Bulletin de littérature ecclésiastique, mars J93G.
Les problèmes de classifications, étant donné que
les individus ne se laissent pas facilement enfermer
dans des classes arbitraires, sont particulièrement
difficiles en biologie, parce que la vie est en chaque
être une individuation plus grande. En ce domaine
les systématisations scientistes ont pris facilement,
depuis un siècle, le chemin du transformisme. Mais il
semble que les beaux jours du transformisme soient
comptés, car plus on trouve d'espèces intermédiaires
qui devraient tracer comme en pointillé le chemin suivi
par la vie dans ses transformations d'êtres en êtres
plus on trouve à la place de « la vie », entité mal déter-
minée, des vivants, dont les groupes et les sous-groupes
apparaissent différenciés les uns des autres par un
grand nombre de petits détails, sans suivre, dans
l'ordre du temps, une évolution régulière. On croyait
trouver une courbe évolutive, mais on découvre des
faits qui ne se laissent situer sur aucune trajectoire.
Voir Bergounioux, Les chéloniens fossiles du bassin
d'Aquitaine. Du même coup, on s'aperçoit de plus en
plus qu'il n'existe pas de critère absolu pour une clas-
sification. On se débrouille comme on peut à partir d'un
réel concret ou plutôt des traces partielles qu'on en
possède.
Ce que dit le biologiste, le médecin le dit aussi, et il
serait facile de développer l'adage — combien juste —
« il n'y a pas de maladies, il n'y a que des malades •,
Ainsi pour le médecin, tout comme pour le biologiste
ou le physicien, la science apparaît comme la patiente
généralisation des cas particuliers qu'il importe au
plus haut point de connaître. Par là même on ne peut
avoir la prétention d'aboutir à des lois simples, à plus
forte raison on ne peut se flatter de tout réduire à un
petit nombre de lois s'enchaînant les unes aux autres.
L'intuition du savant influe. L'historien, le géographe,
le statisticien, l'ethnologue prennent dans le réel ce qui
leur convient et se tracent chacun leur itinéraire.
Seule une philosophie qui fera intervenir d'une part les
mobiles propres de l'intelligence de chaque savant,
1907
RÉALISME. ACCORD AVEC LES SCIENCES
iiniS
d'autre part l'objectivité des ressemblances des singu-
liers et la possibilité de connaître les singuliers à la
base de ces ressemblances, seule une telle philosophie
répondra à l'exigence de la science qui à son tour
contribuera à authentifier cette philosophie; elle est ici
assez désignée par les exigences scientifiques : la
science moderne postule le réalisme dont la doctrine
générale se trouvait explicitée dans la philosophie
médiévale scolastique, impliquée déjà dans l'Évangile.
C'est un merveilleux pouvoir de l'intelligence que de
classer les genres et les espèces, que de légiférer et de
trouver les lois auxquelles la nature ensuite obéit :
dans un monde inconnu, la première conquête de
l'esprit est d'y voir clair en reconnaissant des groupes
dont le comportement est semblable. Ainsi en fut-il
de la science grecque et de ses archétypes. Mais on ne
pouvait en rester là; surtout à partir du moment où la
Révélation, en insistant sur des réalités profondes,
mettait en évidence un spiritualisme personnaliste et
une vue diversifiée de la nature. Dès le Moyen Age,
autour de Scot, après que le personnalisme thomiste
eut été acquis, on comprend que cette » science du gé
néral », que nos contemporains opposent encore parfois
à l'histoire, n'empêche pas une science des concrets,
des cas singuliers que nous sommes tous. Aucun
phénomène n'est rigoureusement superposable à aucun
autre. Par de telles considérations on se rapproche de
la structure du réel, car toute classification comporte
une part, petite ou grande, d'arbitraire ou d'insuffi-
sance.
Le progrès scientifique moderne considère non seu-
lement l'objet dans son flou spécifique, mais dans ses
détails concrets. Le savant devient comme l'historien
de révolution de la moindre chose. Certes on trouverait
ici la pente dangereuse des lois de la nature; ce qui im-
porte, c'est de discerner l'écart moyen des cas particu-
liers vis-à-vis de la moyenne qu'est la norme. Les physi-
ciens actuels en sont venus à cela, puisqu'ils étudient des
éléments infra-atomiques suffisamment irréductibles
pour que leurs lois ne soient qu'une moyenne. On tient
compte des écarts moyens de la dispersion des faits par
rapport à leurs lois. Les méthodes des statisticiens sont
de plus en plus généralisées. Le grand nom de Calcul des
probabilités sous lequel on range ces méthodes ne doit
pas faire imaginer quelque mystère prophétique. Il ne
s'agit en tout ceci que de pourcentages et de moyennes.
— Mais à mesure que ces savants se mettent au point et
que leurs méthodologisles sérieux, comme Mcyerson,
leur indiquent la voie véritable, on constate davantage
qu'une certaine philosophie moderne est de plus en
plus inapte à rép indre aux exigences et aux résultats
de la science, à ces exigences et à ces résultats aux-
quels la philosophie médiévale répondait si bien. Cela
ne veut pas dire qu'il faille restaurer la physique
désormais périmée du Moyen Age. En effet, par un
étrange chassé-croisé, l'erreur et la vérité s'étaient
associées en deux couples monstrueux; il faut mettre
fin à ces deux compromissions : compromission de la
physique médiévale fausse et faussement anthropo-
morphique avec la métaphysique spiritualistc médié-
vale exacte et justement anthropomorphique, com-
promission de la science moderne exacte avec certaine
philosophie idéaliste floue et insuffisante. La vérité
totale, ce serait la science moderne avec la philosophie
médiévale et bergsonienne. L'erreur totale, ce serait
autant que la science médiévale, certaine queue de
l'idéalisme post-newtonien.
Il ne s'agit pas là d'une boutade. Science médiévale
et idéalisme pourraient s'accorder en un monisme.
L'une et l'autre ne proclament-ils pas à qui mieux
mieux la même erreur : le inonde serait une unité de
lois rigoureuses agglomérées en un magma, liées dans
le déterminisme. Science moderne et philosophie
médiévale mises ensemble, voient au contraire le
monde riche d'êtres concrets et de normes analogiques.
Elles n'en constituent pas moins à elles deux, une phi-
losophie supérieure de l'unité, d'une unité à vrai dire
riche, où les minutes de synthèse succèdent à des ana-
lyses quasi infinies, où ce qui unit, comme on l'a dit
si bien, est très supérieur à ce qui divise. Au lieu de
l'un mathématique, au lieu même de l'être verbal et
vidé de tout de Parménide, c'est l'Un Divin de la théo-
dicée, si facilement retrouvé en théologie par les don-
nées de la foi.
3° Parmi les disciplines scientifiques dont le déve-
loppement, somme toute favorable à la théologie, a
été si remarquable aux xixe et xxe siècles, se trouvent
les disciplines historiques. La méthode et les préoc-
cupations de l'histoire s'introduisent partout. La théo-
logie n'a pas échappé à cette préoccupation d'histo-
riens. Sans doute c'a été parfois à son détriment et on
a même pu dire que le modernisme a été en grande
partie un historicisme. Cependant il ne paraît pas,
bien au contraire, que l'histoire judicieusement appli-
quée ruine le réalisme catholique de la théologie. En
effet, on ne peut manquer de se rendre compte de
l'exigence réaliste des disciplines historiques, spéciale-
ment en théologie, pour peu qu'on reprenne l'étude de
cette question, par exemple avec le P. Laberthon-
nière, qui en avait examiné divers éléments de solu-
tion (sans d'ailleurs parvenir à résoudre exactement
le problème).
Afin d'opposer la foi à la connaissance simplement
humaine, le P. Laberthonnière tenait à opposer vigou-
reusement les procédés philologiques de l'érudition
biblique d'une part et d'autre part cette option pour le
Christ ou pour telle ou telle forme de christianisme,
voire d'opinion théologique, qui caractérise par sa
spontanéité sui generis l'acte personnel de la sagesse du
chrétien. Le réalisme chrétien et l'idéalisme grec, p. 117-
153. De la sorte il réussit à montrer toute la distance
qu'il y a entre l'historicisme et le fidéisme. Du même
coup et dans un ordre d'idées moins élevé, il permet
d'apprécier quelle différence il y a entre la maigre
érudition et l'histoire jugée raisonnablement. En ce
sens, certaines de ses considérations peuvent être
interprétées favorablement, p. 143-144 : « Le passé,
dit-il, n'est pas un simple spectacle où nous serions
conviés pour amuser notre curiosité ou exercer la saga-
cité de notre esprit. Il est historiquement la source
d'où nous vient la vie. Et, de plus, il se présente à
nous comme une série d'efforts sans cesse renouvelés
pour retrouver historiquement et pratiquement la
solution du problème que la vie pose en nous. Mais si,
sous prétexte d'impartialité, en étudiant le passé, on
ne cherche pas soi-même cette solution, et si, rien qu'en
la cherchant, on ne l'ébauche pas, du moins par une
croyance naissante, — car chercher c'est croire au
moins qu'on peut trouver et c'est déjà s'orienter — on
reste comme un étranger en face de ce qui s'est fait et
de ce qui s'est dit. On n'a rien de plus, encore une fois,
qu'une phénoménologie déconcertante. Il en résulte
que tout se vaut. Et la conclusion est que rien ne vaut,
c'est que rien ne tient, c'est que rien n'est solide. »
P. 143-144. C'est, explique le P. Laberthonnière, qu'on
a indûment, implicitement proclamé ce principe per-
nicieux : i7 faut rejeter toute appréciation de valeur, toute
intuition des qualités ou des intentions. « On préten-
dait n'avoir pas à conclure sur le fond, être au-dessus
et être neutre, mais, comme on n'est pas au-dessus,
on n'est pas neutre. On conclut quand même, et on
conclut contre soi-même et contre tout le monde par
une négation radicale. » Comme on n'avait voulu in-
troduire nulle part de jugement de valeur, on ne trouve
de valeur à rien « c'est pour avoir pris cette attitude,
par exemple, que la critique d'un Renan et de beau-
1909
REALISME
REBELLUS
1910
coup d'autres qui l'ont continué, si avisée qu'elle pa-
raissent si munie qu'elle soit d'informations, n'en est
pas moins pour l'essentiel foncièrement inintelligente ».
Tout cela est fort bien. Mais on n'a pas le droit d'en
tirer que ce qui est inintelligent, c'est l'objectivité
historique. Par exemple la recherche des intentions de
Dieu sur nous, les jugements de valeur que nous por-
tons à ce sujet et à propos de la Bible atteignent des
réalités noétiques par derrière des faits matériels sé-
rieux. Il y a des réalités du cœur et de l'esprit rendues
par des réalités sensibles; et il faut prendre garde de
substituer indirectement à la contemplation du réel
matériel et spirituel un fidéisme vague. Bien au
contraire, ce qui est vrai, c'est qu'il faut connaître tout
le réel, le réel des événements quasi-matériels et plus
encore le réel des esprits qui meuvent le monde : le réel
de la science et le réel de la métaphysique noétique, les
deux sources du vrai absolu. Soucieux de dépasser le
stade inférieur des simples constatations d'érudition,
le P. Laberthonnière explique, p. 155-156, que, lorsque
les historiens aboutissent à leur insu « à des conclu-
sions doctrinales qui portent sur le fond des choses», ils
ne se rendent pas compte qu'ils introduisent dans leur
science une croyance. Certes il s'agit d'une croyance,
d'une interprétation. Mais cette interprétation peut
être juste, être le fruit d'une juste option. Il y a une
science absolue de l'interprétation dans les esprits
bien faits. C'est leur manière de connaître l'absolu spi-
rituel. Toutes ces réalités sont riches et nuancées. Elles
se rattachent peu à peu à l'ordre matériel dont Dieu
lai-même est le Créateur. Il n'y a donc pas seulement
deux attitudes : une foi globale et une érudition super-
ficielle. Certainement, l'Évangile est de l'histoire
orientée de manière à faire porter des jugements de
valeur. Mais précisément, à cause de cette base histo-
rique, la méthode historique aide à la compréhension
de la Bible à tous ses degrés : théologie biblique,
psychologie des évangiles. A partir de l'histoire on
connaîtra mieux les dogmes en eux-mêmes et comme
désincarnés des circonstances de temps et de lieux où
ils ont été révélés. Ce sont les érudits trop simplement
érudits qui ont rendu l'histoire vaine ou dangereuse,
parce que, la bornant à ses matérialités, ils ont voulu
la déshumaniser. L'histoire remplit au contraire un
tel rôle dans le réalisme chrétien, qu'il n'y a plus qu'à
s'en remettre aux intuitions supérieures de l'Église
inspirée, qui se présente elle-même dans le cadre histo-
rique de la théologie positive. Lorsqu'on veut juger
l'Église elle-même, c'est à son histoire qu'on jugera la
conformité de son œuvre et de sa doctrine. Le mot
histoire est pris ici dans le sens, évidemment très
étendu et métaphysique, de connaissance des valeurs
spirituelles concrètes et réelles à travers les faits his-
toriques également réels.
Enfin dans le dernier chapitre de son livre Le réalisme
chrétien et l'idéalisme grec, p. 191-212, le P. Laber-
thonnière montre comment se concilie l'immutabilité
de Dieu et de ses dogmes avec la mobilité des événe-
ments qui font que le christianisme prend peu à peu
connaissance de ses immuables richesses divines.
C'est là un nouvel et précieux exemple de la manière
dont l'histoire fait connaître, pourrait-on dire, ce qui
dépasse l'histoire. Toujours des accidents, pour em-
ployer le langage scolastique, font de mieux en mieux
connaître, dans leurs apparitions successives, l'être
substantiel dont ils sont comme l'éventail, tant il est
vrai que partout, dans sa théologie, le catholicisme
de Catharin, Capréolus, Thomas d'Aquin et Augustin
vient s'adapter au réalisme de Plotin, et plus simple-
ment encore ai réalisme concret, à la réalité.
Outre les ouvrages cités et analysés au cours de l'article
on pourra consulter : .1. Chevalier, L'idée et le réel, Grenoble,
1932; P. Dehove, Essai critique sur le réalisme thomiste eom-
DICT. DE THÉOL. CATHOL.
paré à l'idéalisme kantien, Lille, 1907; G. Dwelshauvers,
Réalisme naïf et réalisme critique, Bruxelles, 1890; A. Forest,
La réalité concrète et la dialectique, Paris, 1931 ; H.-D. Gar-
deil, Les étapes de la philosophie idéaliste, Paris, 1935;
R. Garrigou-Lagrange, Le sens commun, la philosophie de
l'être et les formules dogmatiques, 3e édit., Paris, 1932; du
même. Le réalisme du principe de finalité, Paris, 1932;
E. Gilson, L'idéalisme méthodique, Paris, 1936; M.-M. Gorce,
L'essor de la pensée au Moyen Age : Albert le Grand, Thomas
d'Aqinn, Paris, 1933 ; du mime. Premiers principes de philo-
sophie, Paris, 1933; du même. Saint Vincent terrier, Paris,
1924; du même, Cajétan précurseur de Catharin et de Bancs,
dans le recueil Cajétan, Saint-Maximin, 1935 ; M.-M. Gorce et
F.-M. Bergounioux, Science moderne et philosophie médié-
vale, Paris, 1930; M. Grabmami, lier kritischc Rcolismus
Oswald Kûlpes, Vienne, 1910; du même. Die Geschichle der
kaiholischen Théologie seit dan Ausgang der Vaterzeil, Fri-
bourg, 1934; du même, Thomas von Aquin, Munich, 1930;
A. Hodgson, The melaphysic af expérience, Londres, 1898;
P. Kremer, Le néo-réalisme américain, Louvain, 1920;
O. Kiïlpe, Einleiiung in die Philosophie, Leipzig, 1921; du
même, 1 ie Realisierung, Leipzig, 1912 et 192(1; «lu même,
/.ut Kaiegorielehre, Munich. 1915; L. Laberthonnière, Le
réalisme chrétien et l'idéalisme grec, Paris, 1904; G. Maire,
William Jcmcs et le pragmatisme religieux, Paris, 1933;
F. Olgiati, / a filosofia bergsoniana ed il realismo, dans
1 iidsta dl filoso fia neo-scolastizs Li'ii. ( Ottiviïno, Crilica
del idealismo, Naples, 1930; M. D. Roland-Gosselin, Le De
ente cl essentia de saint Thomas d'Aquin, le Saulchoir, 1920;
J. Souilhé, La philosophie chrétienne de Descartes à nos jours,
2 vol., Paris, 1934; R. Verneaux, Les sources cartésiennes et
kantiennes île l'idéalisme français, Paris, 1930; .1. YVahl,
La philosophie pluraliste d'Angleterre et il' Amérique, Paris,
1920; du même. Néo-réalisme d'Angleterre et d'Amérique,
dans Revue. philosophique,1923. — l'ourle surplus des études
et des articles de revue consacrés au réalisme, consulter la
table des matières annuelle dans la collection de la Revue
des sciences philosophiques et théologiques et la collection
du Bulletin thomiste.
M.-M. Gorce.
REBELLUS Ferdinand, (Feknao Rebei.o), jé-
suite portugais, ne en 1546 dans le diocèse de Lamego,
a Prado, ou, d'après le P. Franco, à Caria. Entré au
noviciat le 20 mai 1052, il enseigna six ans la philoso-
phie et douze ans la théologie à l'université d'Evora
et en fut huit ans chancelier. 11 était renommé à la
fois pour sa science et sa mansuétude dans les discus-
sions publiques. Appliqué ensuite à la prédication, il
lit en 1600 un voyage a Home comme envoyé de sa
province à la congrégation des procureurs et mourut
à Evora, le 20 novembre 1008.
On a de lui un ouvrage de morale casuistique, dont
il surveilla l'impression à Lyon en revenant de Rome
et qui parut l'année de sa mort : Opus de obligationibus
justifias, religionis et caritalis... doctoribus et confes-
soribus perulile et perjucimdiun, ad R. P. Claudium
Acquavii>a, ejusdem societatis prœpositum generalem,
Lyon, 1608, in-fol., 889 p. L'ouvrage parut aussi
en 1610 à Venise avec cette légère modilication du
titre : De obligationibus, etc.. quœstiones D. Ferdi-
nandi Rebelli, etc. Dans sa dédicace au P. Acquaviva,
Rebellus déclare qu'il a été invité et même, malgré ses
résistances, forcé parle P. général à faire paraître quel-
ques-uns de ses commentaires scolaires sur saint
Thomas. L'ouvrage devait comprendre cinq parties,
trois sur la justice, les deux autres sur la religion et la
charité, et former deux volumes. Le premier seul de
ces volumes a vu le jour; il contient les deux premières
parties de la justice : généralités et restitution ; contrats.
La mort a sans doute empêché l'auteur d'achever ou,
en tout cas, de publier son deuxième volume.
En tête des contrats, — ceci est propre à Rebellus
et ne se rencontre pas dans les autres ouvrages simi-
laires de l'époque, croyons-nous, ■ — il est traité du
contrat matrimonial : tout ce qui concerne la morale
naturelle du mariage y prend place. A ce propos
(1. III, q. xix, sect. ni) est examinée la question de la
légèreté de matière en fait de luxure directe hors du
T. — XIII. — 61.
1911
REBELLUS — REDEMPTION
1912
mariage. L'auteur prend fortement parti pour la
doctrine sévère, niant même la probabilité intrin-
sèque de la matière légère que, à ce moment, d'excel-
lents moralistes, comme Lessius et Sanchez, tendaient
à admettre. C'est à l'exposé et à la démonstration de
Rebellus que renverra l'Opus morale in pnecepla
decalot/i, (1631, I. V, c. vi, n. 12) de Sanchez, où l'on
peut lire une rétractation de l'opinion favorable à la
matière légère, que présentait le De milrimonio du cé-
lèbre moraliste, voir art. Jésuites ( Théologie morale),
t. Vin, col. 1087. Cette rétractation et ce renvoi a
Rebellus, publiés en 1613, sont-elles de Sanchez lui-
même (f 1610) ou de l'éditeur de son œuvre posthume?
Il faut noter que Sanchez a pu connaître l'oeuvre de
Rebellus, qui parut en 1608, et l'utiliser dans son
manuscrit, si la rédaction de ce passage est bien de
lui. En tout cas Rebellus a été sans conteste un des
premiers moralistes à soutenir avec tant de netteté
une doctrine, qui allait devenir commune et qu'Ac-
quaviva ne devait pas tarder à faire prévaloir dans la
Compagnie de Jésus.
Si l'on met à part ces questions sur le mariage, les
autres matières exposées par Rebellus dans son volu-
me forment un traité analogue aux De juslilia de
Molina, Soto, Lessius : ce traité n'a pas rencontré le
succès de ces derniers, malgré les réelles qualités de
clarté et de précision qu'il présente, malgré sa forme
soignée et son fond très riche (des détails sur les opé-
rations commerciales et financières du temps gardent
en particulier un sérieux intérêt historique).
Saint Alphonse ne cite Rebellus que rarement et,
semble-t-il, de deuxième main. Ce qui a fait survivre
surtout le nom de ce moraliste, ce furent les discus-
sions sur le probabilisme. Depuis Concilia (Ad Iheol.
christ, apparatus, t. i, 1. III, diss. vi, c. vin, § 6,
n. 7), il est cité en tête, dans l'ordre historique, des
rares jésuites qui s'efforcèrent de résister au proba-
bilisme d'abord triomphant; de nos jours, Mgr Mill-
ier, Theol. mor., 6e éd. 1889, t. i, § 78, le met au nom-
bre des tutioristes et des probabilioristes; le P. de
Rlic, Diclion. apolog., art. Probabilisme, col. 318, le
maintient parmi les quelques dissidents qui font
dissonance dans l'accord probabiliste de 1580 à 1656,
— et il juge cet auteur un équiprobabiliste. En sens
opposé, dans le catalogue de moralistes placé en
appendice de sa Théologie morale, Lehmkuhl proteste
contre la qualité d'adversaire du probabilisme qu'on
attribue à tort à Rebellus, Theol. mor., 8e éd., 1896,
t. il, p. 82.").
Qu'en est-il au juste? Dans sa dédicace à Acqua-
viva, Rebellus a déclaré qu'il s'était elïorcé avant
tout de donner une doctrine, qui fût « plus commune,
plus approuvée, plus sûre, plus solide » et de se tenir
entre les moralistes qui lâchent par trop les rênes et
ceux qui les serrent à l'excès. En fait, certaines de ses
solutions sont sévères, rigoureuses et imposent des
opinions probabilioristes ou tout au moins également
probables; mais en beaucoup d'autres, comme nous
avons pu nous en assurer, il autorise à se servir d'opi-
nions simplement probables. En tout cas, nulle part,
à notre connaissance, il n'a traité directement et à
fond la question du probabilisme, ni explicitement
déclaré son jugement sur le système. Aussi, croyons-
nous qu'il serait historiquement plus exact de ne pas
citer Rebellus comme auteur antiprobabiliste, ni sur-
tout probabiliorisle, et tout au plus de parler à son
propos de tendance à la sévérité et à la rigueur dans
les matières de justice.
P, Ant. Franco, Ano santn da Companhla de Jésus em
Portugal (1721), rééd. Porto, 1931, p. 601; Somtnervoçel,
Bibl, de ht Comp. <lc Jésus, t. vi, col. 1559-1560j Ilurter,
Nomenclator, 3« éd., 1007, t. m, col. 598.
R. IJkouillard.
RECHLINGER ou REHLINGER François,
né à Augsbourg en 1607, entré dans la Compagnie
de Jésus en 1626, enseigna à Ingolstadt et à Dillingen
la philosophie, la théologie, l'Écriture sainte et la
controverse; il mourut à Inspruck le 8 décembre 1670.
11 publia plusieurs thèses soutenues en discussion pu-
blique, en particulier De scientia Dei creata et increala,
Dillingen, 1656; De libéra Dei prœdestinalione et repro-
balione hominum, ibid., 1657; De sacramenlo pœnilen-
tiœ, ibid., 1661.
Sommcrvogel, Bibl. de la Compagnie de Jésus, t. vi,
col. lôiil sq.
J.-P. Grausem.
RECHLINGER ou REHLINGER Frédéric,
né à Augsbourg en 1652, admis dans la Compagnie de
Jésus en 1669, professa à Dillingen la philosophie
et la théologie morale et scolastique; il mourut le
12 février 1716. Nous avons de lui plusieurs thèses
philosophiques et théologiques défendues en soute-
nance publique. D'après Sommcrvogel, le séminaire
d'Eichstâtt conserve de lui plusieurs commentaires
inédits de la Somme de saint Thomas : De Deo uno et
trino, De angelis, De virlute et sacramenlo pcenitenlise.
Somtuervogel, Bibl. de la Compagnie de Jésus-, t. vi,
col. 1665 sq.; l'r. S. Romstock, Pie Jesuilennutlen Prantl's
an der UniocrsUiU Ingolstadt, Elchstâtt, 18 )S, p. 304-307.
J.-P. Grausem.
RÉDEMPTION, terme générique pour désigner
le salut du genre humain par la vie et la mort du
Christ, c'est-à-dire la solution donnée par le christia-
nisme à l'un des problèmes essentiels que devrait ou
voudrait résoudre toute religion. — I. Affirmation
de la foi catholique. II. Genèse de la foi catholique
(col. 1921). [II. Explication de la foi catholique
(col. 1957). IV. Notes sur l'histoire littéraire de la ques-
tion (col. 19)2).
I. AFFIRMATION DE LA FOI CATHOLIQUE.—
Du latin red.em.plio, qui se rattache à la racine redimere,
le mot « rédemption » évoque, à la lettre, un acte de
«rachat». Métaphore de l'ordre commercial, qui s'appli-
que usuellement, par extension, à toute idée de déli-
vrance et spécialement à l'action par laquelle Dieu
travaille à libérer l'homme de ses misères. Ce concept,
qui, en soi, peut convenir à la préservation ou à la
guérison des simples maux physiques, se réalise émi-
nemment dans l'ordre spirituel par rapport à ce mal par
excellence qu'est le péché. Mais, à ce point de vue,
« rédemption » est un terme des plus compréhensifs,
dont il faut d'abord distinguer avec soin les divers
aspects pour déterminer le point spécifique sur lequel
la foi chrétienne fait porter son enseignement. —
I. Notion de la rédemption. — II. Doctrine de l'Église
(col. 1915).
I. Notion de la rédemption. — Même sans faire
intervenir l'immense variété des religions humaines,
le christianisme est de contenu suffisamment riche
pour qu'une catégorie aussi souple que celle de
rédemption y puisse trouver les applications les plus
différentes. De ce chef, il n'est peut-être pas un mot de
la langue religieuse qui donne lieu à autant d'indé-
cisions ou d'équivoques, auxquelles peut seule obvier
l'analyse méthodique des acceptions qu'il est suscep-
tible de revêtir.
1° Sens large. — Il suffit d'avoir devant l'esprit
la moinde notion de Dieu et de l'Ame pour voir s'en
dégager un certain concept de rédemption.
En effet, l'homme apparaît à la raison comme un
être spirituel, doué de conscience et de libre arbitre.
Ce qui lui donne les moyens d'assurer le règne de l'or-
dre sur ses appétits inférieurs. Kt si, dans cette lutte,
son inévitable contingence le rend capable de défail-
lir, sa liberté même lui permet de se redresser. Toute
vie morale est-elle autre chose, en somme, qu'un per-
1913
RÉDEMPTION. LES DIVERS SENS
1914
pétuel effort d'élévation et, quand il y a lieu, de relève-
ment?
D'autre part, Dieu n'est-il pas sagesse et bonté?
Ces deux attributs fondent le concept de providence,
qui nous interdit de le concevoir autrement qu'at-
tentif à veiller sur l'œuvre de ses mains. 11 ne peut
donc pas ne pas collaborer avec la volonté humaine
dans le travail de perfectionnement qu'elle poursuit.
Peu de réflexion suffit même à comprendre que c'est
à la cause première que doit, en l'espèce, revenir le
rôle principal. On ne dépasse donc pas le plan ration-
nel en se représentant un Dieu qui, par les lumières
qu'il répand sur la conscience, les secours qu'il dépar-
tit à la liberté, ne cesse de provoquer et d'aider
l'homme à se maintenir ou à se remettre dans les voies
difficiles du bien. OùSè yàp ocôÇcov mcûerai, au(x6ou-
Xeûei Se rà àptaxa, Clément d'Alexandrie, Colwrt., 10,
P. G., t. vin, col. 208. Cf. 9, col. 200 : OùSèv yàç> àXk' ïj
toûto epyov... ècrlv aÙTW awÇecQai. tov av0pa>7cov.
En conséquence, l'idée générale de rédemption
ainsi comprise est inséparable, pour ne pas dire prati-
quement synonyme, de celle de religion. Sous peine de
s'évanouir, celle-ci ne comporte-t-elle pas, à titre
essentiel, la prière adressée à Dieu pour obtenir son
secours et, le cas échéant, solliciter son pardon? A
fortiori quand la charge de ses responsabilités dans la
vie présente se complète chez l'homme par les perspec-
tives de l'éternité.
Ces exigences de la foi religieuse ne peuvent qu'être
particulièrement vives dans une religion comme le
christianisme, qui affine le sentiment du devoir et
développe la conviction de notre insuffisance, tandis
qu'il nous invite à voir en Dieu un père toujours prêt
à nous secourir. Des paraboles comme celle de l'en-
fant prodigue ou celle du bon pasteur qui laisse là son
troupeau fidèle pour courir à la recherche de la brebis
perdue sont tout à la fois révélatrices des possibilités
de conversion qui restent au pécheur et de l'aide, non
seulement efficace mais préventive, qu'il peut attendre
de Dieu à cet effet. Il y a de même, peut-on dire,
toute une anthropologie et toute une théodicée
rédemptrices dans ces formules du Paler qui font de-
mander — donc espérer ■ — au chrétien la remise de
ses dettes et sa délivrance du mal.
En un sens très vrai, la rédemption s'identifie donc
à cette œuvre commune de Dieu et de l'homme d'où
résulte la présence dans le monde d'un ordre moral,
avec ses alternatives de paisible affirmation, de lent
progrès ou de laborieux rétablissement. Mais il est
non moins évident que ce serait rester à la surface du
christianisme que de s'en tenir là.
2° Sens restreint. — ■ Cet optimisme spirituel inhérent
à toutes les religions, et qui consiste à mettre au ser-
vice des fins humaines la force même de Dieu, la foi
chrétienne le synthétise dans le mystère de l'incarna-
tion. Le Verbe fait chair y devient le centre des voies
divines et, pour l'humanité, le principe immédiat du
salut. Suivant la parole de l'Apôtre, Eph., i, 10, il a
plu à Dieu de « tout restaurer dans le Christ ». Et cela
d'une manière exclusive; car il n'y a plus désormais
« d'autre nom sous le ciel qui soit donné aux hommes
pour se sauver ». Act., iv, 12.
Aussi, dès sa naissance, Luc, n, 11, Jésus est-il
salué par les anges comme le « Sauveur » et son nom
même ainsi interprété, Matth., i, 21. Mais ce salut, que
le messianisme populaire détournait vers l'ordre poli-
tique et national, tout son ministère va le ramener à
l'ordre exclusivement religieux.
De fait, abstraction faite de toute considération
dogmatique, l'Évangile n'est-il pas un principe et une
école de rédemption? Pendant sa vie, Jésus avait prê-
ché l'amour et le service du Père qui est aux cieux,
l'avènement de son royaume et l'obligation de la péni-
tence pour s'y préparer. Toute son action n'avait
tendu qu'à relever les pécheurs et à stimuler les âmes
généreuses vers les suprêmes sommets de la perfection.
Son œuvre posthume est de même nature : au judaïsme
desséché, au paganisme corrompu elle a substitué la
civilisation chrétienne, avec tout le renouvellement
qu'elle comporte dans le double domaine des idées et
des mœurs. Pour les croyants de tous les âges, en
même temps qu'un docteur, Jésus n'a pas cessé d'être
un modèle et un ferment par son admirable sainteté.
D'une manière générale, ce sont les thèmes que la
littérature de circonstance provoquée par le xixe cen-
tenaire de la rédemption (1933) s'est contentée de
rafraîchir.
A cet égard, il est reçu de distinguer un triple office,
prophétique, royal et sacerdotal, du Christ. Division
particulièrement chère aux protestants, voir Calvin,
Inst. rel. chr. (édition définitive, 1559), II, xv, 1-6,
dans Opéra omnia, édit. Baum, Cunitz et Reuss, t. n,
col. 301-3(37, mais qui n'est pas non plus étrangère à
la théologie catholique. Cf. Jésus-Christ, t. vin,
col. 1335-1359. Elle peut fournir un cadre commode
pour grouper et classer les multiples bienfaits que
l'humanité doit au Fils de Dieu comme illuminateur
des intelligences par la prédication de la vérité, légis-
lateur des volontés par ses préceptes et ses institutions,
sanctificateur des âmes par la grâce et les sacrements.
Voir J.-H. Osswald, Die Erlôsung in Chrisio Jesu, t. n,
p. 148-219.
11 n'y a pas moins de substance doctrinale, en peu
de mots, dans cette préface gallicane de l'Avent, récu-
pérée par un bon nombre de propres diocésains, où le
Sauveur attendu est chanté comme celui cujus verilas
instrucret inscios, sanclitas jusli/icarel impios, virlus
adjuvaret in/irmos. Bien des prédicateurs ont le bon
goût de s'en inspirer.
Ce n'est là pourtant, si l'on peut ainsi dire, que l'as-
pect extérieur et social de la rédemption chrétienne,
où il reste encore à dégager un élément plus profond.
3° Sens précis. — Au nom de la seule psychologie,
toutes les misères ou détresses auxquelles la venue du
Christ a pour but de porter remède ne sont, en défini-
tive, que des formes ou des conséquences du péché. Le
dogme tic la chute confirme et précise tout à la fois
cette conclusion.
En dehors de ses suites funestes, le péché cepen-
dant est un mal en soi et, pour une conscience reli-
gieuse, le plus grave de tous. Il manquerait l'essentiel à
l'œuvre du rédempteur si elle ne l'atteignait. Mais on
peut en concevoir diversement le moyen.
1. Idées en présence. — Sur ce point, deux tendances
rivales se sont fait jour dans la pensée chrétienne, sui-
vant qu'on retenait surtout du péché la diminulio
capitis qui en résulte pour son auteur ou qu'on envi-
sageait de préférence l'atteinte qu'il porte à l'ordre
divin du monde moral. A la limite, deux doctrines de
la rédemption en sont issues, elles-mêmes susceptibles
de revêtir bien des modalités individuelles, mais qui
ne peuvent dissimuler an regard attentif les traits per-
manents par où elles s'opposent, au double point de
vue de l'histoire et de la théologie, en deux types
caractérisés.
Dans le premier cas, c'est l'homme qui est le centre
et l'objet de l'action rédemptrice. Qu'il s'agisse de nous
mettre sous les yeux un exemple à imiter ou, d'une
manière plus intime, d'allumer en nos cœurs la flamme
de l'amour divin par l'amour qu'il nous témoigne,
d'ouvrir au sens du péché les consciences endormies
et d'y faire naître la confiance dans le pardon de
Dieu, l'activité du Christ ne cesse pas de se cantonner
dans le domaine de la psychologie. Sous ces différentes
variétés, la rédemption est toujours de caractère
anthropocentrique et subjectif.
1915
RÉDEMPTION. DOCTRINE DE L'EGLISE : SYMBOLES
1916
Au contraire, dans le second cas, le péché n'est plus
seulement un mal à guérir, mais un désordre à réparer.
Qu'on parle d'un hommage rendu à Dieu en compen-
sation de nos taules ou d'un acquittement bénévole
de la peine qui nous était due, le Christ est conçu
comme réalisant en notre faveur une œuvre qui a un
sens et une valeur en soi, indépendamment de ses
répercussions possibles ou réelles sur nous. Au lieu de
viser seulement l'homme, il vise également Dieu : la
rédemption est alors de caractère théocentrique et
objectif.
Il faut d'ailleurs ajouter que, dans l'économie de la
foi chrétienne, la considération du péché individuel
est subordonnée à celle de la faute collective qui pèse
sur le genre humain. De ce chef, la rédemption signifie
avant tout la réparation de la déchéance originelle
et le rétablissement par le Christ à notre profit du plan
surnaturel primitif, suivant le schème classique : insli-
lulio, destittitio, restilulio.
2. Termes usuels. — Pour désigner ce mystère, le
langage ecclésiastique dispose de vocables nombreux
et divers.
11 s'agit tout d'abord d'énoncer le rôle actif du Sau-
veur dans la reprise de nos bons rapports avec Dieu.
La Bible fournit à cette fin l'image populaire de
rachat, les analogies rituelles d'expiation et de sacri-
fice, les catégories sociales de médiation et de réconci-
liation; l'École y ajoute les notions plus savantes de
satisfaction et de mérite. Tandis que les professionnels
retiennent plutôt celles-ci, la langue courante se sert
plus ou moins équivalemment de toutes les autres.
L'allemand a le privilège d'avoir deux mots : Erlô-
sung et Versôhnung, qui correspondent respective-
ment aux deux aspects, général et précis, du salut;
l'idiotisme anglais alonement exprime ce dernier avec
une originalité qui défie la traduction.
Au surplus, quand elle est prise au sens objectif, la
rédemption apparaît comme une œuvre accomplie
pour une bonne part à notre place. En conséquence,
elle implique une certaine idée de substitution. D'où
la formule technique salisfaclio vicaria, qui a l'infor-
tune de ne pouvoir guère se traduire qu'en allemand,
et qu'on se gardera d'invertir en ce lamentable pléo-
nasme substitutio vicaria qui n'est rien moins qu'inouï.
Voir Franzelin, Traclatus de SS. Eucharistiœ sacra-
menlo, Rome, 4e édit, 1887, p. 326-328; Hugon, Le
mi/stère de la Rédemption, Paris, 6e édit., 1927,
p. 270.
II. Doctrine de l'Église. — C'est un fait souvent
constaté qu'il faut, d'ordinaire, à l'Église la pression de
la controverse pour l'amener à formuler officiellement
sa propre foi, tandis qu'elle laisse à l'état plus ou moins
vague celles de ses croyances même les plus fonda-
mentales, qui ne rencontrent pas de négateurs. Nulle
part sans doute ce cas ne se vérifie mieux qu'au sujet
de l'œuvre du Christ, qui, pour n'avoir de longtemps
pas soulevé de problème, n'a non plus reçu que très
tard un commencement de définition.
1° Période ancienne. — Avant le concile de Trente
on ne trouve aucun acte saillant de l'autorité ecclé-
siastique sur le chapitre de la rédemption. Les voies
communes du magistère ordinaire suffisent aisément à
garantir aux fidèles la possession normale de la régula
fidei.
1. Époque patrislique. — Indirectement toutes les
hérésies relatives à la personne du Christ en arrivaient
à compromettre son œuvre de salut. Mais celle-ci n'a
jamais proprement suscité de contestation. La préten-
due erreur du gnostique « Bassus », en réalité Color-
basus, voir ce mot, t. m, col. 378-380, qu'on a parfois
donné comme un ancêtre du subjert ivisme abélardicn,
n'est due qu'à une méprise d'Alphonse de Castro, Ado.
omnes hœr., c. iv : Clirislus, Anvers, 1565, fol. 122 v°,
recueillie de confiance par Suarez, De incarn., disp. IV,
sect. m, 5, édit. Vives, t. xvn, p. 56.
Ni le docétisme, en effet, ni, plus tard, le nestoria-
nisme ou le pélagianisme, en dépit de la logique, ne
déroulèrent leurs virtualités en matière de sotériologie.
La Gnose, où le ministère prophétique du Christ cons-
tituait le principal de son action salutaire, se disqua-
lifiait assez par l'ensemble de sa christologic pour ne
pas apparaître comme un danger spécial en matière de
rédemption. Aussi l'ancienne Église n'eut-elle pas à
insister sur ce point.
a) Symboles primitifs. — Non seulement la lecture
des livres saints maintenait les premières générations
chrétiennes en contact réel avec l'œuvre du Christ,
mais la catéchèse ecclésiastique leur en proposait le
sens.
On a dit que, dans la primitive Église, en dehors de
la christologie sur laquelle se concentrait l'attention,
« le reste paraissait accessoire ». A. Sabatier, La doc-
trine de l'expiation et son évolution historique, p. 43.
Défaut de perspective dû à une méprise complète sur
la portée des premiers symboles de la foi, dont le type
est le symbole romain. Textes dans Hahn, Bibliolhek
der Symbole, p. 122-127; choix des principaux dans
Denzinger-Bannwart, n. 2-10.
Ces formules sans prétentions théologiques, où la
carrière terrestre du Sauveur est succinctement résu-
mée, n'ont pas pour but d'en indiquer et, moins en-
core, d'en épuiser la signification. On n'oubliera pas
que l'Écriture, la prédication générale et la liturgie
de l'Église en formaient le commentaire perpétuel.
Même réduite à la forme simple de l'Évangile, la chris-
tologie implique une sotériologie : le processus normal
de la pédagogie chrétienne suffisait à en dégager cet
aspect.
Il s'en faut, du reste, que la lettre du symbole soit
aussi indigente qu'on veut bien l'assurer. A lui seul déjà
le rappel de la venue au monde et de la mort du Christ
laisse entendre qu'il ne s'agit pas là de faits indilTé-
rents. Le texte, au surplus, se continue bientôt par
une allusion à la « rémission des péchés ». Grâce qui, de
toute évidence, non plus que le don de la « vie éter-
nelle » qui en est la suite, ne saurait rester étrangère à
l'avènement du Fils de Dieu et, par là-même, en est
posée, au moins d'une manière implicite, comme le
fruit.
A ces paroles s'ajoutait d'ailleurs la leçon vivante
des rites. Dans l'ablution baptismale se réalisait pour
les âmes le bienfait de la rédemption, cependant que
la cène eucharistique la reliait expressément à la mort
du Rédempteur.
b) Symboles postérieurs. — ■ En même temps qu'ils
élargissent, à rencontre de l'arianisme, les énoncés de
la première heure sur la personne du Christ, les sym-
boles rédigés à partir du ive siècle accusent aussi en
termes plus explicites sa mission de sauveur.
Pour l'ensemble de l'Église, deux documents auto-
risés attestent ce développement. Qui puopter nos et
PROPTER nostram salutem descendit de cœlis,...
crucifixus etiam pro nouis, lit-on dans le symbole dit
de Nicée-Constantinople, qui a pris place dans les
prières de la messe. Denzinger-Bannwart, n. 86. Et
plus synthétiquement dans le symbole dit de saint
Athanasc, ibid., n. 40 : Qui passus esl pro salute
nostra.
On relève des énoncés analogues dans les textes
symboliques de diverses Églises du monde chrétien.
Voir Denzinger-Bannwart, n. 9, 10, 13, 16 et 54; Hahn,
op. cit., p. 135, MO et 157.
c) Condamnai ion des grandes hérésies. — ■ Quelques
obiter dicta sur la rédemption sont également fournis
par les définitions dogmatiques opposées par l'Église
aux erreurs du temps.
1917
RÉDEMPTION. DOCTRINE : CONCILE DE TRENTE
1918
Aucune hérésie n'intéressait plus gravement l'œuvre
du Sauveur que le pélagianisme. Le canon 21 du
concile d'Orange (529), Denzinger-Bannwart, n. 194,
montre combien l'Église en eut conscience. « Si la jus-
tification vient par la nature, y est-il déclaré d'après
Gai., n, 21, le Christ est mort pour rien... Bien au
contraire, il est mort afin d'accomplir la Loi... et
aussi de réparer en lui-même la nature perdue par
Adam » : ... ut nalura per Adam perdila per illum
reparetur.
Diviser le Christ en deux « personnes », comme le
faisait bon gré mal gré Nestorius, avait pour consé-
quence inévitable de fausser le but de sa mort. Le lien
qui rattache l'union hypostatique au mystère de la
rédemption s'affirme dans l'anathématisme 10 de
saint Cyrille d'Alexandrie, Denzinger-Bannwart,
n. 122 : « ...Si quelqu'un dit qu'il s'est offert en sacri-
fice pour lui-même et non pas plutôt pour nous seuls
— car il n'avait pas besoin de sacrifice, n'ayant pas
commis de péché — qu'il soit anathème. » Bien que
d'origine privée, ces anathématismes ont fini par
prendre une certaine autorité pratique dans l'Église,
en suite de leur insertion d'ailleurs tardive dans les
actes du concile d'Éphèse et des conciles postérieurs.
Celui-ci a l'intérêt de refléter la foi de l'Église au sacri-
fice rédempteur de la croix.
En dehors de toute controverse, le symbolum fidei
du XI" concile de Tolède (675), appuyé sur II Cor.,
v, 21, présente l'oblation du Christ comme un sacri-
ficium pro peccalis. Denzinger-Bannwart, n. 280.
2. Époque médiévale. — Pas plus que la période
patristique, le Moyen Age n'a connu de choc doctrinal
sérieux en matière de rédemption. Seules quelques
intempérances dialectiques d'Abélard amenèrent le
concile de Sens (1140) à censurer une de ses proposi-
tions, que nous retrouverons en temps et lieu (col. 1 945).
Acte plutôt négatif et qui ne dépassait pas suffisam-
ment les contingences du cas pour être l'occasion d'un
progrès.
La foi commune de l'Église à cette époque s'exprime
incidemment, soit dans les termes bibliques de ran-
çon et de sacrifice, comme dans le canon 4 des conciles
de Quierzy (853) et de Valence (855), provoqués par la
controverse prédestinatienne, Denzinger-Bannwart,
n. 319 et 323, soit par le retour plus ou moins littéral
aux formules du symbole, ainsi que dans les profes-
sions de foi souscrites par Bérenger (1079), ibid.,
n. 355 : Christi corpus... pro salute mundi oblalum, et
Michel Paléologue (1274), ibid., n. 462 : ... in huma-
nitate pro nobis et salute noslra passum, ou dans celle
que promulgue, ibid., n. 429, le quatrième concile du
Latran (1215) : ... pro salute humani generis in ligno
crucis passus et mortuus.
Un peu plus tard, le formulaire ecclésiastique s'enri-
chit du concept de « mérite », qui survient dans une
bulle de Clément VI relative aux indulgences (1343),
Denzinger-Bannwart, n. 552, puis dans le décret
d'Eugène IV pour les jacobites, ibid., n. 711 : Firmiter
crédit, profitelur et docet [romana Ecclesia] neminem
umquam... a diaboli dominatione fuisse liberalum nisi
per meritum nwdialorïs.
Au vocabulaire traditionnel l'Église commençait de
la sorte à joindre l'un des termes que l'École utilisait
depuis saint Anselme avec une parfaite unanimité
qui avait déjà par elle-même la valeur d'un consensus.
2° Période moderne. — Comme tant d'autres, la doc-
trine de la rédemption allait recevoir, au moment de la
Réforme, un surcroit de précision et de clarté.
1. Enseignement du concile de Trente. ■ — Loin de
péricliter au sein du protestantisme, l'œuvre rédemp-
trice du Christ y devenait un élément essentiel du sys-
tème de la justification par la foi. Voir Justification,
t. vin, col. 2137-2146. Ce n'est donc pas le besoin de
réagir contre l'erreur, mais le souci de donner à la
synthèse catholique toute sa plénitude qui amena le
concile de Trente à y toucher. Voir J. Rivière, La doc-
trine de la rédemption au concile de Trente, dans Bul-
letin de littérature ecclésiastique, 1925, p. 260-278.
a) Session V : Mérite du Christ. — En définissant la
transmission héréditaire du péché originel, le concile
en souligne, au passage, l'extrême gravité, dont il de-
mande la preuve à la façon dont il nous est remis. Ce
qui ramène à faire intervenir, comme une donnée con-
nue, l'œuvre du Rédempteur et la notion de mérite qui
est une des manières de l'exprimer. Sess. v, can. 3;
Denzinger-Bannwart, n. 790; Cavallera, Thésaurus,
n. 871.
Si quis hoc Ada- peccatum
... vel per humante nature
vires, vel peraliud remedium
asserit tolli quam per meri-
tum unius mediatoris Do-
mini nostri Jesu Christi, qui
nos Deo reconciliavit in san-
guine sun, factus nobis justi-
fia, sanctificatio et mUiiiptin
(I Cor., i, 30), aut negal ip-
sum Jesu Christi meritum
per baptismi sacramentum...
applicari, A. S.
Si quelqu'un affirme que
ce péché d'Adam... est enlevé
soit par les forces de la na-
ture humaine, soit par un
autre remède que le méritede
l'unique médiateur [qu'est]
Notre-Seigneur Jésus-Christ,
qui nous a réconciliés à Dieu
dans sou sang, « en deve-
nant pour nous jus liée, sanc-
tification et rédemption »,
ou bien s'il nie que ce mérite
de Jésus-Christ soit appliqué
pai le sacrement du bap-
tême..., qu'il soit anathème.
Ce rapprochement entre le médiateur et le premier
père, en vue d'opposer à l'action néfaste de celui-ci la
mission salutaire de celui-là, est une allusion manifeste
au parallèle paulinien des deux Adam. Aussi, pour
caractériser le rôle du second, le texte conciliaire em-
prunte-t-il volontiers les formules de saint Paul; la
suite y ajoute d'ailleurs, à titre justificatif, des décla-
rations d'allure encore plus générale telles que Act.,
iv, 12 et Joa., i, 29. De ce dossier scripturaire le terme
abstrait de mérite accentue et précise la portée; mais
il est ici employé comme usuel plutôt que proprement
défini.
6. Session VI : Mérite et satisfaction du Christ. —
Une seconde fois la doctrine centrale de la justifica-
tion, qui fit l'objet de la session vi, allait amener le
concile à rencontrer celle de la rédemption qui en est
le fondement.
Suivant le cadre dessiné au début de l'Épître aux
Romains, le décret commence par traiter brièvement
de naturœ et legis ad justifïcandos homines imbecilli-
tate. En regard de cette impuissance consécutive à la
chute se dresse un exposé non moins succinct de dis-
pensatione et mysterio advenlus Christi. Sess. vi, c. i-ii;
Denzinger-Bannwart, n. 793-794. La défaillance du
genre humain, aggravée plutôt que guérie par les deux
régimes provisoires sous lesquels il vécut, appelait
à titre de remède la venue du Rédempteur, qui, dès
lors, ne s'affirme pas seulement comme le principe
eflicace de notre salut, mais arrive à prendre une sorte
de nécessité.
Pour achever d'inscrire la justification dans le plan
général du surnaturel, le concile en veut, un peu plus
loin, expliquer les > causes . qui sont ramenées à cinq :
finale, efficiente, méritoire, instrumentale et formelle.
Nomenclature scolaire qui permet de l'envisager tour
à tour sous ses différents aspects. C'est évidemment
Dieu seul qui peut nous justifier. Mais le jeu souverain
de cette « cause efficiente » n'en est pas moins préparé
par l'intervention d'une » cause méritoire ». Rubrique
sous laquelle s'introduit le rôle du Christ dans l'éco-
nomie du salut. Sess. vi, c. vu; Denzinger-Bannwart,
n. 799 et Cavallera, Thésaurus, n. 879.
... Meritoria autem [causa ... Quant à la cause méri-
justificationis ], dilectissimus toire de la justification, c'est
Unigenitus suus, Dominus son très cher Fils unique,
1919
REDEMPTION. DOCTRINE : CONCILE DU VATICAN
1920
noster Jésus Christus, qui,
cum essemus inimici (Rom.,
v, lot, propler nimiam chari-
latem qua dilexil nos (Eph., ii,
4), sua sanctissima passione
in ligno crucis nol)is justifl-
cationem meruit et pro nobis
Deo F'alri satisfecit.
Notre-Seigneur Jésus-Christ,
lequel,» alors que nous étions
ennemis, en raison du grand
amour qu'il nous port ait», par
sa passion très sainte sur le
bois de la croix nous a mérité
la justification et a satisfait
à Dieu son l'ère pour nous.
Des deux agents principaux qui concourent à notre
justification le rapport mutuel est facile à établir. La
réalisation appartient au l'ère : effleiens [causa] mise-
ricors Deus qui gratuite ablu.il et sanctifteat, mais avec
le concours de la passion du Fils à titre de moyen
déterminant. 11 est d'ailleurs assez curieux de voir
appliquer à celui-ci un texte que l'Apôtre, Eph., n, 4,
écrivait de celui-là. Preuve sans nul doute que ce
« grand amour » qui met tout en branle est commun
aux deux.
C'est d'abord le concept de mérite qui sert à spéci-
lier le rôle du rédempteur. On le trouvait déjà per
Iranscnnarn au c. in, Denzinger-Bannwart, n. 795,
sous la forme de meritum passionis; on le retrouve
au canon 10, ibid., n. 820, où il est question de cette
Chrisli juslilia per quam nobis meruit. Cf. sess. xix,
c. vin, ibid., n. 905.
Mais celui de satisfaction lui est aussitôt associé. En
toute rigueur de termes, on pourrait même dire que
ce dernier n'est, en somme, qu'une modalité du pré-
cédent, puisque les deux sont compris sous la désigna-
tion générale de causa meriloria. Ce qui invite, sans
négliger la nuance de chacun, à ne pus perdre de vue
la réalité commune à laquelle ils sont l'un et l'autre
coordonnés. La « satisfaction » du Christ devait égale-
ment reparaître plus tard, à propos de celle (pie le
sacrement de pénitence laisse au compte du pécheur.
Sess. xix, c. vin et eau. 12, Denzinger-Bamrwart,
n. 904, 905 et 922. Ainsi encore dans le texte condamné
de la 59e proposition de Baïus. Ibid., n. 1059.
Il ne s'agit d'ailleurs pas là d'une définition doctri-
nale que rien n'appelait. Par le fait d'être ainsi incor-
porées dans le décret solennel relatif à la justification,
les deux catégories de satisfaction et de mérite, déjà
courantes dans l'École pour qualifier l'œuvre du
Christ, n'en prenaient pas moins, en quelque sorte, un
caractère officiel.
c) Session xxu : Sacrifice du Christ. — Quel que
fût son désir de revendiquer, à rencontre des protes-
tants, la valeur sacrificielle de la messe, l'Église, pré-
cisément pour la mettre in tulo, ne pouvait pas ne pas
rappeler qu'elle est identique au sacrifice de la croix.
Aussi bien cette mention revient-elle à maintes repri-
ses au cours du décret promulgué à la session xxu,
c. i et n, can. 3 et 4, Denzinger-Bannwart, n. 938,
940, 950 et 951. Ce qui a l'intérêt de montrer, en ce qui
concerne la rédemption, que les vocables nouveaux de
satisfaction et de mérite n'enlèvent pas sa raison d'être
à l'un des mieux accrédités parmi les anciens.
Aucune explication n'est, d'ailleurs, fournie par
l'Église sur le sens des termes par elle adoptés. L'ex-
posé pour ainsi dire officieux du Catéchisme romain,
v, 3-5 et xxiv, 1, peut servir à montrer comment elle
faisait sien le langage reçu dans l'École, avec une ten-
dance notoire à faire prédominer sur les autres le
concept de satisfaction, qui semble dès lors propre à
les synthétiser.
2. Condamnation des sociniens. A l'extrême gau-
che de la Réforme néanmoins, dès la seconde moitié
du XVIe siècle, la secte des unitaires, héritière des Socin,
ne voulait reconnaître à la mort du Christ (pie la
valeur d'un exemple. C'était la première opposition
Systématique à laquelle se soit heurtée la toi tradi-
tionnelle en la rédemption.
Sans doute parce qu'elle intéressait plutôt les des-
tinées internes du protestantisme, l'Église n'a tout
d'abord pas accordé d'attention spéciale à cette héré-
sie. En cas de besoin, elle pouvait, du reste, paraître
suffisamment exclue par le chapitre du concile de
Trente qu'on vient d'analyser.
Bientôt cependant la propagande faite en Italie par
les sociniens allait amener Paul IV à prendre contre
eux des mesures directes de répression (7 août 1555).
Censures que le pape justifie par l'indication de leurs
erreurs, dont l'une consiste à nier eumdem Dominum
nostrum Jesum Christum subiisse acerbissimam crucis
morlem ut nus a peccatis et ab œlerna morte rcdimerel et
Patri ad vitam reconciliaret. Denzinger-Bannwart,
n. 993. Formule où s'affirme une fois de plus la
croyance de l'Église au caractère objectif de notre
rédemption, mais sans ajouter aucun appoint de pré-
cision technique aux données acquises du langage
courant.
La constitution de Paul IV fut renouvelée sans
changement par Clément VIII (3 février 1603).
3° Période contemporaine : Un projet de définition. —
Soit pour combattre le rationalisme croissant du pro-
testantisme moderne, dont la théologie de Hermès et de
Gùnther accueillait trop aisément les suggestions, soit
pour donner à l'architecture du dogme catholique
son complet achèvement, le concile du Vatican avait
mis à son programme une constitution générale de
doclrina catholica. Le dogme de la rédemption y devait
figurer en bon rang.
\Jn avant-projet fut soumis aux Pères dès le 10 dé-
cembre 1869. Le chapitre consacré à la personne du
Christ se terminait par quelques lignes sur son œuvre,
ramassée autour des notions de mérite et de salis/actio
vicaria, dont la négation aurait dû comporter la note
d'hérésie. Primum schéma const. de doctrinal catholica,
c. xiv, dans Collectio Lacensis, t. vu, col. 515. Deux
longues adnotaliones, 33-34, ibid., col. 543-544, expli-
quaient, à rencontre des objections qu'elle soulève, la
manière exacte d'entendre la satisfaclio vicaria.
Le schéma remanié retenait également le mérite
ainsi que la satisfaction du Christ, et celle-ci était
présentée comme « ce qui fait la vertu de son sacri-
fice ». Schéma const. de pnecipuis mysteriis fidei, c. iv,
7-8, ibid., col. 501. Aussi la possibilité et la réalité de
cette satisfaction étaient-elles consacrées par les deux
canons suivants : Si guis a/firmare prsesumpserit salis-
faclionem vicariam, unius scilicet mediatoris pro cunctis
hominibus, justifias divinœ repugnare, A. S. — Si quis
non confitealur ipsum Deum Verbum, in assumpta
carne paliendo et moriendo, pro peccatis nostris poluisse
salisfacere, vel vere et proprie satisfecisse, A. S. Can. 5 et
6, ibid., col. 566.
Bien que ces documents n'aient pas d'autorité cano-
nique, ils ne laissent pas d'être précieux pour vérifier
l'état normal du magistère ordinaire et voir d'après
quelle ligne s'orienterait une définition dogmatique,
si elle devait un jour avoir lieu.
Au total, il résulte de ces divers textes que l'Église
a bien l'intention d'imposer une foi très ferme, sinon
définie, en matière de rédemption. Elle ne rattache
pas uniquement le salut de l'humanité à la mission
générale du Christ, mais avec une particulière insis-
tance au drame de sa mort. A celle-ci elle ne reconnaît
pas seulement la valeur d'une leçon : elle y voit un
moyen objectivement et souverainement ellicace de
rétablir entre Dieu et l'homme les rapports qu'avait
rompus le péché.
Pour caractériser cette action, elle ne se contente
pas de retenir les expressions communes de la langue
biblique et religieuse; elle adopte officiellement la
terminologie plus précise mise en cours depuis le
Moyen Age par ses théologiens. « Mérite » et « satis-
faction i du Christ recouvrent donc plus que des
1921
REDEMPTION. DONNEES DU PAGANISME
1922
théories d'école ou des thèses reçues : l'idée fonda-
mentale impliquée dans ces termes appartient à la
formule de la foi catholique pour exprimer l'œuvre de
rédemption surnaturelle éminemment réalisée par le
sacrifice de la croix.
II. GENÈSE DE LA FOI CATHOLIQUE. —Plus
l'Église se montre affirmative sur notre rédemption par
la satisfaction et le mérite du Christ, plus il importe
de vérifier les titres qui assurent à ce dogme une place
légitime dans le dépôt delà révélation. — I. Religions
païennes. ■ — II. Message chrétien (col. 1926). — ■ III.
Tradition patristique : « Perpétuité de la foi» (col. 1932).
— IV. Tradition patristique : Essais de construction
doctrinale (col. 1938). - — V. Théologie médiévale
(col. 1942). — VI. Organisation définitive : Dans
l'Église catholique (col. 1947). — VII. Organisation
définitive : Dans les Églises protestantes (col. 1951).
I. Religions païennes. ■ — D'après J. de IVIaistre,
la rédemption serait « une idée universelle ». Éclair-
cissement sur les sacrifices, à la suite des Soirées de
Saint-Pétersbourg, Lyon, 1836, t. n, p. 392, et il enten-
dait par là, d'une manière toute spéciale, « la rédemp-
tion par le sang ». Ibid., p. 389. Principe qui, après
l'esquisse du célèbre penseur, allait inspirer l'ouvrage
de B.-J. Schmitt, Grundideen des Mylhus oder Spuren
der gôlllichen gecfjenbarten Lehre von der Welterlôsung
in Sagen und Urkunden der àlteslen VôUcer, Francfort-
sur-M'Mii, 1826, aussitôt traduit en français par R.-A.
Henrion, Paris, 1827, dont la traduction est passée
dans Aligne, Démonstrations évangéliques, t. xin,
col. 1081-1208, sous ce titre significatif : La Rédemp-
tion du genre humain annoncée par les traditions et les
croyances religieuses, figurée par les sacrifices de tous
les peuples.
Ces rapprochements, d'où le traditionalisme croyait
pouvoir tirer une apologétique, sont aujourd'hui
copieusement exploités par l'école dite religions-
geschichllich pour expliquer scientifiquement l'idée
chrétienne de rédemption, en la ramenant au niveau
des autres croyances religieuses dont elle serait une
forme plus évoluée, sinon même un plagiat. Voir La
foi en la rédemption el au médiateur dans les principales
religions (d'après O. Pfleiderer), dans Revue de l'histoire
des religions, t. iv, 1881, p. 378-382; t. v, 1882, p. 123-
137 et 380-397; J.-G. Frazer, The scapegoat, Londres,
1913; J. Wach, Der Erlôsungsgedanke und seine
Deutung, Leipzig, 1922; pour les religions orientales,
R. Reitzenstein, Bas iranische Erlôsungsmyslerium,
Bonn, 1911, et Vorchrislliche Erlôsungslehren, Upsal,
1922; pour les religions de l'antiquité gréco-romaine,
H. Lietzmann, Der Wellheiland, Tubingue, 1908;
J. Toutain, L'idée religieuse de rédemption et l'un de
ses principaux rites dans l'antiquité grecque et romaine,
en tête de l' Annuaire 19 16-1917 publié par la Section
des sciences religieuses à l'École pratique des Hautes-
Études; A. Loisy, Les mystères païens el le mystère
chrétien, Paris, 1919.
Une enquête préalable sur le paganisme s'impose
de ce chef à la théologie, à titre pour ainsi dire de pré-
face obligatoire, en vue de maintenir au mystère chré-
tien son indépendance et son originalité. Dans ce sens,
voir K. Staab, Die Lehre von der stellvertrelenden
Genugluung Christi, Paderborn, 1 908, p. 6-38 ; E. Krebs,
Der Logos als Heiland im erslen Jahrhunderl, Fribourg-
en-Br., 1910; Semaine internationale d'ethnologie reli-
gieuse, IV* session (Milan, 1925), Paris, 1920, p. 237-
304; A. Médebielle, art. Expiation, dans Dict. de la
Bible, supplément, fasc. 12, col. 1-48.
1° Principaux thèmes. — Il ne saurait, d'ailleurs,
être question d'instituer ici une étude complète, qui
appartient à la science des religions et mériterait une
monographie. En attendant, il suffit au théologien
d'une orientation synthétique à travers les divers
courants du monde non chrétien dont la science in-
croyante a principalement voulu tirer parti.
1. Idée générale de rédemption. — Certaines classi-
fications distinguent un groupe de religions dites
rédemptrices ou religions de salut. A prendre les choses
de haut, il n'est pas de religion, par le fait que toutes
impliquent un commerce avec une divinité secou-
rable, qui ne mérite, en réalité, ce qualificatif. Seule-
ment rien n'est plus variable que le genre de bienfait
qui en est espéré.
a) Au plus bas degré de l'échelle se placent les reli-
gions qui sont ou semblent absorbées par le souci des
biens temporels. Encore est-il qu'attendre de Dieu ou
des dieux soit la inarche heureuse, soit le rétablissement
normal des forces naturelles, en matière de santé, de
récoltes, de guerre et de paix, signifie un besoin de
protection et, s'il y a lieu, de pitié miséricordieuse
auquel, pour humble qu'en soit l'objet, le concept
générique de rédemption peut convenir.
Jusque chez ces « primitifs » où l'Être suprême est
indifférent à son œuvre, il est suppléé dans son rôle de
Providence terrestre par « un Sauveur ou Civilisa-
teur », généralement identifié à 1' « Ancêtre tribal ».
W. Schmidt, Origine el évolution de la religion, trad.
A. Lemonnyer, Paris, 1931, p. 258.
b) Sans toujours atteindre un niveau bien élevé, les
grandes religions classiques donnent déjà plus d'am-
pleur, chacune suivant son génie propre, à la notion
de salut.
Dans le parsisme, Zoroastre découvre à ses fidèles
la parole divine qui leur permet de triompher des
mauvais démons. Le mythe d'Héraclès passe commu-
nément pour traduire, dans le monde grec, l'action
tutélaire des dieux contre les maux qui accablent
l'humanité. Plus tard, le Logos fournit le cadre dans
lequel les cercles cultivés aimaient à présenter cette
œuvre bienfaisante, non sans l'étendre à toutes les
formes de la civilisation, tandis que le personnage
populaire de Mercure servait parfois à revêtir ces
abstractions des couleurs de la vie. Cf. E. Krebs, op.
cit., p. 20-39.
11 s'en faut pourtant que le souci des réalités maté-
rielles y perdit ses droits. A cet égard, les souverains,
en tant qu'expression visible de la Providence divine,
finirent, la flatterie aidant, par accaparer de plus en
plus le titre de « Sauveurs ». Voir dans II. Lietzmann,
Der Weltheiland, p. 1-26, la série des inscriptions où il
était abondamment décerné par leurs panégyristes
officiels à toutes sortes de rois et d'empereurs, soit en
Orient, soit en Occident.
c) Au lieu du bonheur collectif, c'est le souci de la
destinée individuelle qui prime dans le. bouddhisme.
Il s'agit de trouver ici-bas la paix intérieure, plus
encore d'échapper à l'épreuve des existences futures
en vue d'atteindre le nirvana. De ce chef, « la déli-
vrance est la raison d'être du bouddhisme ». L. de La
Vallée-Poussin, Bouddhisme, Paris, 1909, p. 107. Et
le moyen pour cela, « c'est la suppression du besoin par
l'anéantissement complet du désir », où, dans son
fameux sermon de Bénarès, le Bouddha lui-même pro-
clamait avoir trouvé la « rédemption de son esprit ».
Voir Chantepie de La Saussaye, Manuel d'histoire des
religions, Paris, 1904, p. 380-381.
2. Idée spéciale d'expiation. — ■ Peu de religions
cependant — et peut-être faudrait-il dire aucune, à y
bien regarder ■ — se renferment dans ces conceptions
terre à terre. Un minimum plus ou moins consistant
de vie spirituelle y apparaît, de manière à situer dans
l'ordre moral la norme des bons rapports entre Dieu
et l'homme, avec une certaine préoccupation des
moyens propres à les rétablir.
a) Le péché. - — Rien de plus rudimentaire que la
notion du mal chez beaucoup de peuples, où dominent
1923
RÉDEMPTION. DONNÉES DU PAGANISME
1924
les « tabous ». Voir R. Hertz, Le péché et l'expiation
dans les sociétés primitives, notes posthumes publiées
par H. Mauss, dans Revue de l'histoire des religions,
t. lxxxvi, 1922, p. 1-60.
Ceux-là néanmoins qui semblent aux ethnologues
le plus près de l'état primitif conçoivent l'Être su-
prême comme « l'auteur de la loi morale », parmi les
exigences de laquelle, avec l'observation des cérémo-
nies proprement religieuses, figurent « la soumission
aux anciens, le respect de la vie humaine, la défense de
verser le sang sans juste motif, la prohibition de l'adul-
tère, de la fornication, des vices contre nature, des
relations sexuelles avant le mariage, l'honnêteté,
l'assistance aux indigents ». W. Schmidt, trad. Le-
monnyer, op. cit., p. 337. De cet ordre par lui posé
Dieu devient logiquement le gardien et le vengeur,
jusque par des sanctions dans l'au-delà. Ibid., p. 338-
340. Prémisses qui entraînent forcément, au milieu de
bien des superstitions, cf. A. Le Roy, La religion des
primili/s, Paris, 1911, p. 215-240, la possibilité d'une
saine appréciation du bien et du mal.
A plus forte raison n'est-il pas contestable qu'une
idée saine de la loi morale ne fût, en somme, inculquée
aux Égyptiens par la célèbre confession négative
contenue dans le « Livre des morts ». Une vive impres-
sion du péché s'afïirme dans plusieurs hymnes védi-
ques, cf. Chantepie de La Saussaye, op. cit., p. 344 et
K. Staab, op. cit., p. 8-9, ainsi que dans les psaumes ba-
byloniens de pénitence. Voir M.-J. Lagrange, Éludes
sur les religions sémitiques, Paris, 1905, p. 224-225. Il est
notoire que les « mystères » grecs et asiatiques répon-
daient à un besoin de purification que les cultes offi-
ciels ne satisfaisaient pas.
b) Remèdes <m péché. — Aussitôt que la conscience
du péché, pour imparfaite qu'elle soit, pénètre dans une
âme d'homme, un mouvement naturel porte celle-ci
au repentir et à la prière en vue d'en obtenir le pardon.
Expression vécue de ces sentiments, les formules reli-
gieuses dont l'histoire enregistre le témoignage ne
pouvaient aussi que les provoquer.
Non moins significatif, à cet égard, et certainement
plus universel que les paroles était le langage des
rites. Or les cérémonies d'ablution ou de lustration,
dont le taurobole était la plus expressive, se rencon-
trent partout.
En particulier, parmi les multiples fins du sacrifice,
entrait souvent de la manière la plus explicite la puri-
fication du péché. Ainsi en fut-il chez les Sémites,
voir Lagrange, op. cit., p. 237, 256-258, 2G1-263;
cf. P. Dhorme, La religion assyro-babylonienne, Paris,
1910, p. 274-275, ainsi que chez les Grecs et les Romains,
Chantepie de la Saussaye, op. cil., p. 498, 606 et 608-
609. W. Schmidt, trad. Lemonnyer, op. cit., p. 344,
constate le même fait chez les Semang de Malacca.
3. Idée précise de victime expiatoire. — Par-dessus
tous ces moyens individuels se rencontre aussi l'idée
plus ou moins nette qu'une victime humaine puisse
faire bénéficier les autres de son immolation.
Dans l'antiquité classique, au moment des grandes
épreuves nationales, Origène atteste. Cont, Cels., I, 31,
P. ('•., t. xi, col. 717-720, que l'oblation spontanée
d'un chef à la mort passait pour être le suprême sacri-
fice qui détournait la colère des dieux. Les annales de
la vieille Home ont immortalisé le souvenir de l'héroï-
que dévouement des trois Décius. Voir A. Bouché-
Leclcrcq, art. Devotio, dans Daremberg et Saglio, Dict.
des antiquités, I. n, p. 117-119. Même contrainte, la
mort prenait parfois la même valeur. Là sans doute
est la principale raison des sacrifices humains, (pie le
paganisme a si souvent pratiqués. Un des plus régu-
liers et des plus connus - dont quelques répliques se
retrouvent, du reste, ailleurs — est le « saut de Lcu-
cade », OÙ un condamné était jeté à la mer, en la fête
annuelle d'Apollon, afin de conjurer le péril éventuel
des vengeances divines. Coutume barbare où J. Tou-
tain, loc. cil., p. 1-18, veut retrouver en germe « l'idée
religieuse de la rédemption ».
A cette catégorie se rattacherait le culte des dieux
morts et ressuscites, dont les « mystères » faisaient
revivre annuellement, sous les yeux de leurs fidèles, la
tragique destinée : Osiris en Egypte, Dionysos en
Grèce, Adonis à Byblos (ou à Babylone sous le nom
de Tammouz), Attis en Phrygie. Voir Fr. Cumont, Les
religions orientales dans le paganisme romain, Pa-
ris, 1907. Textes dans M. Brùckner, Dcr slcrbendc und
auferstehen.de Gottheiland, Tubingue, 1908, et J. Leo-
poldt, Slerbende und aujerslehende Gôller, Leipzig,
1923.
2° Examen critique. — Il est difficile que la simple
exposition des faits dont se réclament les écoles com-
paratistes n'ait pas pour effet de montrer combien ils
sont loin du dogme chrétien. Une critique attentive
du dossier achève de fortifier aisément cette impres-
sion.
1. Règles générales de méthode. — ■ Chaque fois qu'il
s'agit de comparer des croyances ou des institutions
religieuses pour en chercher le rapport, il faut avant,
tout se rappeler quelques règles primordiales qui com-
mandent le cas.
De toute évidence, on ne saurait entreprendre de
rapprocher que des faits bien établis et des valeurs du
même ordre. Il faut, par conséquent, ne pas être dupe
de ces enquêtes factices où sont recueillis sans contrôle
des témoignages de toutes mains, où les interpréta-
tions problématiques se mêlent aux constatations
exactes, où l'on généralise à plaisir ce qui n'est vérifié
que de certains temps ou de certains lieux.
Autant qu'à ces falsifications matérielles il importe
de prendre garde à ces déformations plus subtiles qui
consistent à fausser les données du problème en négli-
geant les différences qui peuvent exister entre les
termes en cause pour n'en retenir que les ressem-
blances. En matière d'idées religieuses plus qu'ail-
leurs, ce n'est pas la lettre qui compte, mais l'esprit,
et il est non moins clair qu'on ne peut validement
songer à les mettre en parallèle qu'en les prenant su b
eodem respeclu.
Une fois les prémisses dûment reconnues, il reste à
n'en pas forcer les conclusions. On doit, par exemple,
tenir pour un « abus critique » des plus caractérisés
« la confusion si fréquente entre analogie et dépen-
dance historique ou emprunt ». H. Pinard de La Boul-
laye, L'élude comparée des religions, t. i, Paris, 1922,
p. 474-475. Car il est toujours possible qu'une même
cause, ici un « climat » spirituel plus ou moins sem-
blable, explique la production simultanée de ces
effets.
Il ne faut pas moins exclure, avec le même auteur,
ibid., p. 477, « ce présupposé aussi gratuit qu'une reli-
gion divine dans son origine ne doive présenter aucune
analogie avec les religions d'origine humaine. Bien au
contraire,... il est essentiel à la religion vraie de donner
satisfaction à tous les besoins vraiment humains, à
une religion surnaturelle de répondre à toutes les aspi-
rations naturelles, de s'adapter, à l'heure où elle se
présente, à tout ce qui est sain et de ne se présenter
qu'au moment où les âmes sont disposées en quelque
mesure à l'accepter. »
Ce qui semblait objection devient ainsi la marque
d' « une préparation providentielle », à la fois auto-
risée par la raison cl suggérée par l'histoire. « Inca-
pable d'abandonner purement et simplement aucune
des âmes qu'il a créées, Dieu aurait départi sa lumière
aux philosophes de la genlililé, comme il le faisait
avec plus d'abondance en faveur du peuple élu; il
aurait favorisé la diffusion des meilleures doctrines
1925
RÉDEMPTION. DONNÉES DE L'ANCIEN TESTAMENT
1926
et de la sorte préparé les voies a l'Évangile... Bref, sans
supprimer les facteurs humains, il les aurait utilisés et
dirigés, conformément à un plan dont les grandes lignes
se laissent entrevoir. »
2. Principaux cas d'espèce. — Une idée multiforme
comme l'est celle de rédemption rend l'usage de ces
préceptes d'une saine méthode particulièrement
nécessaire et bienfaisant. De ce chef, tous les faits de
la première catégorie doivent être exclus d'emblée
comme n'étant pas ad rem. La rédemption chrétienne,
en effet, est autre chose que le concept d'une Provi-
dence bienveillante ou vaguement libératrice, et cela
non seulement parce qu'elle se réfère à la personne du
Christ, mais parce qu'elle porte sur un objet tout
différent. îl ne s'agit pas ici d'échapper aux misères de
l'existence, mais de parer au désordre introduit par
les défaillances coupables du libre arbitre : la carence
de l'humanité religieuse à l'égard de ceci apparaît
d'autant plus sensible que croît davantage sa préoc-
cupation de cela.
Au contraire, le sens du péché, la présence de for-
mules ou de rites d'expiation, dans la mesure même
où ils sont établis, sont l'indice normal du besoin
auquel le dogme chrétien de la rédemption a précisé-
ment pour but de satisfaire. Les faits de ce genre sont
donc à retenir comme une disposition psychologique
plus ou moins lointaine à l'égard du christianisme,
mais tout aussi incapable d'en expliquer la naissance
que l'appétit de créer l'aliment ou la maladie de faire
arriver le médecin. D'autant que ces parties saines où
se traduisait, jusque dans le paganisme, l'action de la
religio perennis restèrent elles-mêmes toujours de
caractère très mêlé.
Seule donc serait proprement en relation directe
avec le problème tel que la foi chrétienne le pose et le
résout l'idée d'une médiation à fins expiatoires. Idée
suffisamment naturelle, au demeurant, [jour qu'il n'y
ait pas lieu de s'étonner que la conscience humaine en
ait eu quelques soupçons.
Mais on chercherait vainement une religion où elle
ait pris corps. Les victimes contraintes n'ont trop
manifestement rien de commun avec l'oblation per-
sonnelle du Christ sur la croix. Bien qu'elle se meuve
sur un plan supérieur et soit, dès lors, beaucoup plus
rare, la notion d'après laquelle un chef devrait se vouer
aux dieux infernaux pour le salut des siens relève d'un
tout autre concept religieux que l'expiation du péché.
Prendre pour une identité une lointaine et grossière
analogie serait le pire des contre-sens.
En tout cas, le culte des dieux morts et ressuscites
mérite moins que tout autre d'entrer en ligne de
compte. Car « l'idée que le dieu meurt et ressuscite
pour conduire ses fidèles à la vie éternelle n'existe
dans aucune religion hellénique à mystères. Cette vic-
toire du dieu sur la souffrance et la mort est bien pour
l'initié... le symbole et la garantie d'une vie bienheu-
reuse dans l'au-delà... Mais la mort du Dieu n'est pas
un sacrifice expiatoire. » A. Boulanger, Orphée,
Paris, 1925, p. 102. D'ailleurs, « avant l'ère chré-
tienne », d'après Éd. Meyer, Ursprung und Anfdnge
des Chrislenlums, t. m, Stuttgart et Berlin, 1923,
p. 393, « l'épithète de Sôler n'est nullement caracté-
ristique de ces divinités ». Pour une discussion détail-
lée, voir B. Allô, Les dieux sauveurs du paganisme
gréco-romain, dans Revue des sciences phil. et llie'ol.,
t. xv, 1926, p. 5-34; L. de Grandmaison, Dieux morls
et ressuscites, dans Jésus-Christ, Paris, 1931, t. il,
p. 510-532; A. Médebielle, art. Expiation, col. 9-13
et 44-48.
Si donc il est possible de relever dans les religions
païennes, particulièrement au début de notre ère, une
certaine « aspiration vers le christianisme », H. Pinard
de La Boullaye, op. cit., p. 479, nulle part on ne peut
y découvrir « une fermentation religieuse capable de
le produire tel quel ».
II. Message chrétien. — Tandis que, dans le
paganisme, la rédemption n'était, au mieux, qu'une
vague tendance ou un obscur pressentiment, la révé-
lation chrétienne allait en faire une réalité. Voir Le
dogme de la rédemption. Essai d'étude historique, p. 29-
99; Étude théologique, p. 25-71.
1° Données préparatoires de l'Ancien Testament. —
Entre certaine théologie qui la majorait à plaisir et la
critique moderne qui voudrait la réduire presque à
rien, la portée religieuse de la Loi judaïque est exac-
tement marquée par la parole de l'Apôtre : Umbram
habens Lex fulurorum bonorum. Hebr., x, 1. Vue de
croyant que vérifient les observations de l'historien.
1. Le peuple de Dieu. — Avec la connaissance du
Dieu unique et de la loi morale qu'il devait au Déca-
logue, il est incontestable qu'Israël eut en mains
tous les éléments pour acquérir une vraie notion du
péché. Que ces principes n'aient pas toujours été mis
en pratique et se soient trop souvent associés à bien
des superstitions, ce n'est guère douteux : ils n'en
étaient pas moins posés et ne pouvaient donc pas ne
pas exercer une certaine action.
Comme remède au péché, en même temps que la
pénitence que ne cessaient de recommander les pro-
phètes, ainsi Is., i, 11-18; Jer., m, 22; Joël, i, 12, et
les bonnes œuvres, .1er., vu, ,">-7; Dan., iv, 24, la Loi
offrait à la conscience juive diverses variétés de sacri-
fices. Voir A. Médebielle, art. Expiation, col. 48-81.
Les critiques dirigées contre ceux-ci par quelques pro-
phètes, Ain., v, 25: .1er., vu, 22; Mal., i, 7-8, ou psal-
mistes, Ps., xi.ix, 8-10 et L, 17-18, visaient des abus et
non pas l'institution, Non moins qu'à des impuretés
purement légales ou à des manquements rituels, ils
s'appliquaient aussi à des fautes morales proprement
dites. En assurant le pardon divin, ils entretenaient
de la sorte un sentiment de culpabilité dans les âmes
religieuses et il n'est pas jusqu'à leur multiplicité
même qui ne put déjà, comme devait l'observer Hebr.,
x, 1-4, donner l'intuition d'un déficit.
2. L'avenir messianique. — Cette paix avec Dieu, à
laquelle tendait sa vie normale, Israël l'attendait sur-
tout de l'avenir, lui effet, parmi les biens de l'époque
messianique entrait la rémission des péchés, ls., rv, 3
et xxxiii, 21; .1er., xxxi, 34 et xxxm, 8. Par où il
faut entendre, avec l'exemption île la vindicte divine,
un état intérieur de sainteté qui rendrait enfin le
peuple élu digne de sa vocation. l'.z., xxxvi, 24-25;
Os., ii, 16-21.
Au lieu de reporter l'origine de cette grâce à la seule
miséricorde, Isaïe, lui, 1-12, l'attribue aux souf-
frances expiatoires d'un « serviteur » de Jahvé, qu'il
représente comme une victime innocente broyée pour
les crimes du peuple et lui obtenant le pardon par
la vertu de son sacrifice. Haute et mystérieuse figure
dont la critique admet de plus en plus que les traits
ne peinent convenir qu'au Messie. Voir art. Mes-
sianisme, t. x, col. 1474-1476; A. Médebielle, art.
Expiation, col. 90-101). Dès là qu'il aurait suffi de quel-
ques justes pour préserver Sodome, Gen., xviii, 22-
33, cf. Ex., xxx, 11-15, rien d'étonnant à ce que le
juste par excellence procure aux siens le même bien-
fait.
Il est vrai que la tradition judaïque ne devait pas
s'ouvrir à cette révélation précoce des peines rédemp-
trices du Messie futur. Voir Judaïsme, t. vm, col. 1628-
1634; J. Bonsirven. Les idées juives au temps de
Notre-Seigneur, Paris, 1934, p. 160-162; Le judaïsme
palestinien au temps de Jésus-Christ, Paris, 1935, t. i,
p. 380-386. Ce qui s'expl ique par les préjugés nationaux
d'Israël.
On y retient du moins le principe général de cette
1927
RÉDEMPTION. ENSEIGNEMENT DE JESUS
1928
réversibilité des souffrances et des mérites. C'est ainsi
que le sang des jeunes Machabées, martyrs de leur
attachement à la Loi, est tenu pour un àvTÎ<JjuX°v,
IV Mac, vi, 28-29; xvn, 20-23, et qu'à ce titre leur
mort devient pour tout le peuple une source de salut
et de propitiation. II Mac, vu, 37-38. Un terrain favo-
rable était préparé par là, où le germe chrétien trou-
verait à s'enraciner.
2° Enseignement de Jésus. — Dans sa prédication
sotériologique il n'est pas douteux que Jésus n'ait fait
entrer, en un rang spécial, le mystère de sa mort.
1. L' Évangile. — Conscient d'être « envoyé vers les
brebis perdues de la maison d'Israël », Matth., xv, 24,
plus que cela désireux de soulager ceux qu'écrase
le poids de leurs peines, ibid., xi, 28, Jésus annonce à
tous « les secrets du royaume », ibid., xm, 11, et les
conditions pour y accéder. A mots couverts, il se
donne, en particulier, comme le médecin des pécheurs,
Marc, n, 17, et il en fournit la preuve en réhabilitant
des courtisanes ou des publicains. Tout son Évangile
est, dès lors, un message de salut, dont la répercussion
intéresse jusqu'à nos destinées éternelles : suivant
qu'on aura confessé ou renié son nom devant les
hommes, on le sera par lui devant le Père qui est aux
cieux, Matth., x, 32; sa parole ne laisse pas d'autre
alternative que d'être sauvé ou condamné. Marc,
xvi, 16.
Mais bientôt la résistance des pharisiens l'oblige à
prévoir, pour sa carrière, le dénouement tragique de
celle des anciens justes, Matth., xxm, 35, et naguère
encore de Jean, ibid., xvn, 12. A partir de la confes-
sion de Césarée, ibid., xvi, 21, il « commence » à faire
envisager sa mort aux disciples étonnés comme une
partie intégrante de sa mission, en vertu d'un vouloir
divin qui lui en fait un devoir exprimé par la formule
impérative 8eï. Tous les synoptiques sont d'accord
pour lui prêter une triple série de prédictions où
s'affirme cette idée : Matth., xvi, 21-22; xvn, 22-23;
xx, 17-19 et parallèles.
Rien qu'à cette insistance on pourrait deviner que
sa mort a un rôle essentiel à jouer dans l'économie de
l'œuvre messianique. Jésus s'en explique formelle-
ment quand il déclare, en réponse à l'ambition des fils
de Zébédée, être venu « pour donner son âme en ran-
çon pour beaucoup », Matth., xx, 28 ; Marc, x, 45 ; puis
à la dernière cène, quand il présente son sang comme
le sang de l'alliance répandu pour beaucoup, Marc, xiv,
24 et Luc, xxn, 20, cf. I Cor., xi, 25 — ces deux der-
niers récits le font également parler en termes sem-
blables de son corps — en rémission de leurs péchés,
précise Matth., xxvi, 28 : mots d'autant plus suggestifs
qu'ils faisaient corps avec une institution.
Volontiers Jésus s'appliquait l'oracle d'Isaïe sur le
serviteur de Jahvé. Luc, iv, 17-21 ; xxn, 37. En assu-
mant la mission de victime expiatoire, on voit qu'il
entendait la réaliser jusqu'au bout.
A la forme près, le quatrième évangile donne au
message du Christ les mêmes traits essentiels. Jésus y
résume son ministère de sauveur en se posant comme
« la voie, la vérité et la vie ». xiv, 6. L'obligation de se
rattacher à lui par la foi en sa parole, vi, 68, s'explicite
en celle d'une union organique, analogue à celle qui
existe entre la vigne et les sarments, xv, 1-6. Ce qui
suppose une véritable renaissance, ni, 3-8, en vue
de participer à la vie même de Dieu. vi. 40 et 57.
Tout cela grâce au don que le Père nous fait de son
Fils, m, 10-17; vi, 32-39. Mais l'ouvre de celui-ci ne
s'achève que dans le mystère de sa mort, qui est tout
;i la fois pour nous un exemple d'héroïsme, x, 11-18;
xii, 24-25, et un sacrifice de sanctification, xvn, 19.
Cette convergence des relations évangéliques esl la
preuve d'une tradition ferme où se reflète l'enseigne-
ment personnel de Jésus.
2. Positions de la critique. — Si les déclarations du
Christ relatives à son œuvre morale ou mystique ne
souffrent guère de difficultés, il en est autrement de
celles qui concernent le rôle de sa mort et le sens de
sacrifice expiatoire que la foi chrétienne y a reconnu.
a) Forme ancienne. — Longtemps la critique s'est
exercée dans l'ordre exclusivement rationnel, en vue
d'arracher leur signification dogmatique aux textes
en question. Après Socin, il se trouve encore des mo-
dernes pour prétendre que se donner comme rançon
n'était pour Jésus qu'une manière de laisser entendre
l'influence de son amour sur les cœurs. Quant à l'al-
liance nouvelle, d'après J. Holtzmann et d'autres,
l'effusion de son sang, comme celui des victimes
offertes pour inaugurer la première, Ex., xxiv, 8,
n'aurait pas d'autre but que de la sceller. Voir A. Mé-
debielle, art. Expiation, col. 130-133 et 137-145.
Pareille exégèse fait évidemment violence au sens
obvie de ces passages. Bien que peu explicite, la
« rançon » ne peut raisonnablement se comprendre
que d'une valeur objective offerte en vue de notre
délivrance, de manière à sauvegarder, sans sortir du
sens littéral par un rapprochement factice avec Matth.,
xvi, 26, un minimum d'analogie avec l'image initiale
d'un rachat de captifs.
Quant à la « nouvelle alliance », toute l'économie de
la doctrine evangélique atteste que Jésus en est l'au-
teur et non pas seulement le héraut. En donnant à
l'efîusion de son sang « la rémission des péchés » pour
objet, saint Matthieu ne fait que dégager ce que les
textes moins complets des autres relations contien-
nent implicitement.
b) Forme actuelle. — Aussi bien l'interprétation
traditionnelle a-t-clle désormais partie gagnée. C'est,
en effet, la densité dogmatique de ces paroles qui
devient inacceptable à la critique d'aujourd'hui et
paraît dénoncer l'influence de saint Paul.
Mais, outre que la dépendance de nos évangiles à
l'égard du paulinisme est une hypothèse gratuite, on
ne comprend guère, si elle était réelle, pourquoi elle
se manifesterait d'une manière aussi rare et aussi peu
caractéristique : l'imprécision même des paroles prê-
tées à Jésus est une garantie de fidélité. Bien au
contraire, en ce qui concerne le souvenir de la dernière
cène, l'Apôtre lui-même se réfère expressément à la
tradition, I Cor., xi, 23. Voir C. van Crombrugghe,
De soleriologiœ chrislianœ primis fontibus, Louvain,
1905, p. 24-67.
En réalité, cette objection tient beaucoup moins à
des difficultés positives qu'à certains postulats sur
la prétendue forme authentique de l'Évangile. Si le
message du Christ eût été, comme on l'a voulu, com-
plètement dominé par la fausse perspective d'une
parousie prochaine, il est clair que la notion de
mort expiatoire ne pourrait y avoir ni place ni sens.
A. Loisy, L'Évangile et l'Église, 1903, p. 115-117. Mais
cet eschatologisme exclusif n'est qu'une simplification
arbitraire — et, de ce chef, pour une bonne part déjà
périmée — des textes et des faits.
Plus fantaisiste encore est la prétention de ramener
le Jésus de l'histoire à la taille d'un simple agitateur
national, dont toute l'ambition eût été de secouer le
joug romain. Lancé par H. Eisler (1929-1930), sur la
foi d'un « Josèphe slave » tardif et sans autorité, ce
système ne mérite pas d'être pris en considération. Voir
M.-.T. Lagrange, dans Revue biblique, 1930, p. 29-46;
R, Draguet, dans Revue d'histoire ceci., t. xxvi, 1930,
p. 833-879; M. Goguel, dans Revue d'hist. et de phil.
Tel., I. x, 1930, p. 177-190. Pas davantage la preuve de la
même conception demandée par J. Tunnel, Histoire
des dogmes, t. i. p. 305-321, à la dissection interne du
Nouveau Testament. Il n'est pas jusqu'à Ch. Guigne-
bert, dans Revue historique, t. clxxi, 1933, p. 567-
1929
RÉDEMPTION. DOCTRINE DE SAINT PAUL
1930
56:>, qui ne traite cette méthode géométrique avec
une juste sévérité.
Au nom d'une sélection inverse, les protestants libé-
raux ne veulent connaître de la prédication de Jésus
que ses appels à la pénitence et cette révélation incon-
ditionnée du Dieu Père dont la parabole de l'enfant
prodigue est éminemment l'expression. De quoi ils
s'autorisent pour exclure comme contradictoire
l'éventualité d'une satisfaction préalable dont sa
mort serait le moyen. Voir A. Sabatier, La doctrine
de l'expiation et son évolution historique, p. 21-27. Mais
ces deux aspects de l'Évangile ne s'opposent pas. On
peut donc et il faut également retenir, pour les com-
pléter l'une par l'autre, la promesse du pardon divin
et la médiation du Fils qui en est la condition.
Parmi les « erreurs des modernistes » figure la sui-
vante : Doctrina de morte piaculari Christi non est
evangelica, sed lanlum paulina. Décret Lamenlabili,
n. 38, Denzinger-Bannwart, n. 2038. En condamnant
cette position pour faire du Christ en personne la
source de sa foi au mystère de la rédemption, loin
d'avoir rien à redouter d'une saine critique, l'Église
garde sur les systèmes adverses l'avantage de rester
fidèle à l'Évangile dans toute son intégrité.
3° Témoignage des Apôtres. — « Scandale pour les
juifs et folie pour les païens », I Cor., i, 23, le sacrifice
de la croix, dont le Maître leur avait découvert le
secret, ne laisse pas d'être, pour les Apôtres, un des
objets principaux de leur prédication.
1. Foi de la primitive Église. — Destiné d'abord à
des juifs, le message des premiers disciples commence,
tout naturellement, par se mouvoir dans les cadres
messianiques, mais élargis sous l'action de l'esprit
chrétien. Si donc Jésus est annoncé comme le Messie,
Act., m, 13, il est en même temps donné comme Sau-
veur, iv, 1 1, et le bienfait primordial qu'il garantit aux
siens est la rémission des péchés, v, 31 ; cf. il, 38; m,
19 et 26; x, 43 (dans la bouche de saint Pierre); xin,
38-39 (sur les lèvres de saint Paul).
Cette grâce de salut est mise en étroite relation
avec la mort du Christ. Si les Apôtres avaient d'abord
partagé sur ce point les préjugés de leurs contempo-
rains, cf. Matth., xvi, 22, et s'il avait fallu que Jésus
lui-même, après sa résurrection, « leur ouvrît l'esprit
pour comprendre les Écritures », Luc, xxiv, 45,
cf. ibid., 25-28, ils avaient fini par élever leur intelli-
gence au niveau de cette révélation. Aussi les voit-on
associer le drame du Calvaire à l'œuvre messianique
du Maître comme répondant à « un dessein arrêté de
Dieu ». Act., n, 23; iv, 28.
Au nombre des prophéties dans lesquelles s'exprime
ce plan divin, Act., m, 18; xm, 27 et xxvi, 22-23, le
c. lui d'Isaïe tenait un rang spécial, vin, 28-36. En
même temps que le fait providentiel de la passion,
comment aurait-il pu ne pas en faire apparaître égale-
ment le sens rédempteur?
Sous ces diverses influences, la catéchèse primitive
dont saint Paul résume la teneur, I Cor., xv, 3, por-
tait « que le Christ est mort pour nos péchés selon les
Écritures ». Témoignage que les critiques les moins
confessionnels s'accordent à tenir pour décisif. Voir
J. Holtzmann, Lchrbuch der N. T. Théologie, Fri-
bourg-en-Br., 1897, t. i, p. 366-367; Ad. Harnack,
Das Wesen des Chrislentums, Leipzig, 1900, p. 97.
2. Doctrine de saint Paul. — Gardien de cette foi,
qu'il transmettait comme il l'avait reçue, l'Apôtre des
gentils allait, en outre, la développer sous ses diverses
faces, jusqu'à l'encadrer dans une large et riche théo-
logie. Voir Éd. Tobac, Le problème de la justification
dans saint Paul, Louvain, 1908, p. 131-225; F. Prat,
La théologie de saint Paul, t. il, 10e éd., Paris, 1925,
p. 191-277; R. Bandas, The masler-idea of saint Paul's
Epislles or the Rédemption, Bruges, 1925. Doctrine
complexe, au demeurant, qui pose, dans le détail,
force problèmes d'exégèse ou de spéculation, et qu'on
ne peut exposer ici que per summa capita.
A la base de cette synthèse doctrinale, il va de soi
qu'on suppose l'authenticité des lettres communé-
ment reconnues à saint Paul. Le morcellement dont
A. Loisy, La naissance du christianisme, Paris, 1933 et
Remarques sur la littérature épistolaire du Nouveau Tes-
tament, Paris, 1935, emprunte le programme à « H. De-
lafosse » (J. Turmel), Les écrits de saint Paul, Paris,
1926-1928, n'est qu'une de ces créations subjectives
qui ont toutes les chances d'appartenir à la catégorie
des systèmes mort-nés.
a) La mort du Christ dans l'économie du salut. —
Dès la première de ses épîtres, où la perspective du
jugement tient encore tant de place, l'Apôtre évoque
la parousie du Fils de Dieu, en rappelant qu'il « nous
a préservés de la colère à venir ». I Thess., i, 10. Un
peu plus tard, il parle des chrétiens comme rachetés
au prix de son sang, I Cor., vi, 20; vu, 22-23. Priser
vation et rachat qui s'entendent, il va de soi, clans
l'ordre spirituel; « car Dieu dans le Christ se réconci-
liait les hommes, ne leur imputant plus leurs péchés ».
II Cor., v, 19.
Ces traits épars vont prendre, au début de l'épître
aux Romains, les proportions d'une synthèse gran-
diose et destinée a rester classique. Aux deux régimes
de l'ancienne économie religieuse, loi naturelle et loi
mosaïque, l'une aussi bien que l'autre impuissantes à
nous justifier, s'oppose le régime nouveau du salut
gratuit qui nous vient par le moyen de la rédemp-
tion dans le Christ Jésus », Rom., in, 23-24, «lequel fut
livré pour nos fautes et ressuscita pour notre justifi-
cation ». Ibid., iv, 25.
•< Justifiés dans son sang, à plus forte raison serons-
nous sauvés de la colère par lui. » Ibid., v, 9. La mort
du Christ devient un principe subjectif de réconfort
pour le croyant sur qui pèse l'angoisse de son péché,
mais parce qu'elle est, au préalable, le moyen objectif
choisi par l'amour de Dieu pour nous en obtenir la
rémission.
Tout cet exposé du plan divin aboutit au parallèle
des deux Adam. Rom., v, 12-21. Du premier nous
n'héritons pas seulement la mort, mais un véritable
péché qui entraîne une condamnation. Voir Péché
originel, t. xii, col. 306-311. Au second nous sommes
redevables de la justice, de la grâce et de la vie. C'est
même le retentissement salutaire de l'œuvre de celui-ci
qui permet à l'Apôtre de comprendre l'influence né-
faste de celui-là. Leur action est de sens inverse, mais
de même extension et de même efficacité. Cf. I Cor.,
xv, 21-22 et 45-49.
Sous une forme plus dense, les épîtres de la captivité
dessinent une semblable économie du salut, qui se
développe suivant la même trilogie : état préalable de
péché comme terminus a quo; réconciliation avec Dieu,
qui comporte l'adranchissement de nos âmes et leur
affiliation au royaume céleste, comme terminus ad
quem; mort sanglante du Christ comme facteur immé-
diat de cette rédemption. Eph., i, 5-10 et n, 1-18;
Col. i, 12-22; I Tim., n, 5-6. Restauration spirituelle
qui, dans la perspective paulinienne, ne s'entend pas
seulement des individus, Gai., n, 20 et I Tim., i, 15,
mais encore et surtout, Act. xx, 28; Eph., v, 23-27;
Tit., ii, 14, de l'Église comme corps.
b) Efficience de la mort du Christ. — ■ Outre la claire
attestation du rôle central dévolu à la mort du Christ
dans l'économie du surnaturel, on peut tout au moins
surprendre chez l'Apôtre quelques suggestions théblo-
giques sur le mode spécial de son action.
Comme afin de mieux étreindre un mystère qui le
déborde, saint Paul, quand il s'agit de l'énoncer, mul-
tiplie sans aucun souci d'unification les analogies de
1931 RÉDEMPTION. PROBLÈME DE LA TRADITION PATRISTIQUE
1932
l'ordre humain. Tour à tour, la mort du Christ est
donnée comme une rançon, I Tim., n, 6, un sacrifice,
I Cor., v, 7 et Eph., v, 2, spécialement un sacrifice
propitiatoire, Rom., m, 25, mais aussi comme un
acte de médiation réconciliatrice, Rom., v, 9-10;
Eph., n, 1 1-18; I Tim., n, 5, dont la solidarité qui
nous unit à notre chef mystique, Eph., IV, 15 et
Col., i, 18, étend jusqu'à nous la vertu. Rom., v, 15;
I Cor., xv, 21-22.
Pour expliquer la raison interne qui donne au
drame du Calvaire sa valeur devant Dieu, l'Apôtre
ouvre à l'esprit deux voies différentes, mais complé-
mentaires. Tantôt c'est la souffrance imméritée du
Juste qui retient son attention. Rom., iv, 25 et vin,
32. Rien fine, même lorsqu'il le montre devenu « pé-
ché », Il Cor., v, 21, ou « malédiction pour nous »,
Gai., m, 13, contrairement à l'exégèse excessive de
J. Holtzmann, reprise par A. Médebielle, art. Expia-
tion, col. 180-181, il ne soumette jamais le Christ à la
colère divine, il n'en invite pas moins à voir dans sa
mort l'expiation de la peine due à nos péchés. Tantôt
il insiste davantage, et avec non moins d'énergie, sur
l'aspect volontaire, Phil., n, 0-8, voire même spontané,
Gai., i, 4 et n, 20; Eph., v, 25; I Tim., n, (i, de cette
mort, en soulignant qu'elle doit à ce caractère d'être
« un sacrifice d'agréable odeur » devant Dieu, Eph., v,
2, et de constituer un acte d'obéissance propre à
compenser la révolte d'Adam. Rom., v, 19.
Qu'on regarde à la puissance de l'affirmation dogma-
tique ou à la richesse de l'analyse théologique, saint
Paul léguait à l'avenir un capital qui ne serait pas
perdu. Mais l'histoire doit maintenir qu'à cet égard,
loin d'être un créateur, comme on l'a voulu, il ne faisait
que développer la foi de tous.
3. Derniers écrits du Nouveau Testament. — Sauf
saint Jacques et saint Jude, qui ne quittent guère le
terrain pratique, les derniers écrivains du Nouveau
Testament rendent à la foi de l'Église naissante, cha-
cun à sa façon, le même témoignage fondamental.
a) Toute paulinienne de fond sinon de forme,
l'épitrc aux Hébreux a pour but d'établir la caducité
de l'Ancien Testament sur le plan particulier du
sacrifice.
En regard des rites lévitiques, incapables, par
leur caractère trop matériel, soit de purifier les âmes,
ix, 9, 13 et x, 1-1, soit de plaire à Dieu, x, 5-8, l'au-
teur place l'œuvre du Christ, qui a offert une fois pour
toutes le sacrifice de son propre sang, parfaitement et
définitivement efficace pour la rémission de nos
péchés, ix, 24-28 et x, 9-14. Valeur due tant à la per-
sonne du prêtre, vu, 20-28, qu'aux sentiments inti-
mes dont procède son oblation, il, 9-10, 14-18; v, 7-9;
x, 5-9. La mystique et la théologie postérieures du
sacrifice rédempteur, l'une et l'autre extrêmement
abondantes, se dérouleront dans le cadre ainsi tracé.
Voir A. Médebielle, art. Expiation, col. 190-202.
b) Chez saint Pierre, le rituel de l'ablution, I Petr.,
i, 2, puis le sacrifice de l'agneau pascal, ibid., 18-19,
cf. II Petr., ii, 1, servent à décrire l'efficacité rédemp-
trice de la mort du Christ. Au passage, l'Apôtre cite et
commente également l'oracle d'Isaïe sur la souffrance
expiatoire du serviteur innocent. I l'etr.. Il, 21-25. Un
peu plus loin, ibid., m, 18, son langage rappelle celui
de l'épître aux Hébreux, quand il parle du Christ
« mort une seule fois pour nos péchés, lui juste pour
nous pécheurs, en vue de nous rapprocher de Dieu ».
Cf. A. Médebielle. lor. ri/., col. 2 12-253.
c) Dans les écrits johnnniqucs, avec l'œuvre géné-
rale de lumière cl de vie qui tient à la personne du
Verbe Incarné, s'affirme aussi le rôle de la croix.
Au cours (\u quatrième Évangile, la parole mysté-
rieuse de Jean-Baptiste sur « l'agneau de Dieu qui ôte
les péchés du monde », Joa., i, 29, 30, et la prédiction
involontaire de Caïphe sur la providentielle nécessité
de sa mort, xi, 50-53 et xvm, 14, vont de pair avec les
déclarations personnelles de Jésus, voir col. 1927. Selon
l'Apocalypse, les élus sont rachetés, i, 5; v, 9; xiv, 3-
4, et purifiés, vu, 1 1, cf. xxn, 14, par l'immolation de
l'agneau. Pour détruire le règne du démon et du péché,
ce qui était le but principal de l'avènement du Christ,
I Joa., m, 5 et 8, la première des épîtres johannines
fait aussi intervenir la vertu de son sang, i, 7. Où
l'Apôtre, avec saint Paul, voit une preuve de l'amour
de Dieu, qui envoya son Fils « comme victime de
propitiation pour nos péchés ». tv, 10; cf. il, 1-2. Voir
A. Médebielle, toc. cit., col. 202-242.
Cette œuvre de rachat spirituel et de réconciliation
avec Dieu, que l'Ancien Testament attendait du
Messie, dont le Christ s'est proclamé l'agent, l'Église
apostolique tout entière a eu la conviction d'en jouir,
et ces divers témoins de la révélation divine sont d'ac-
cord pour la rapporter au sacrifice du Sauveur. Aux
formules techniques près, tout le dogme chrétien de la
rédemption est là.
III. Tradition patbistique : « PiiiiPÉruiTii de la
foi ». — Mise en possession d'une doctrine aussi expli-
cite, il est difficile d'imaginer comment l'Église aurait
pu ne pas s'y tenir, à plus forte raison de concevoir
qu'elle en ait dévié. De fait, envisagé sans parti pris, le
rôle de la tradition ecclésiastique à cet égard apparaît
avant tout comme celui d'une fidèle et active conser-
vation.
Néanmoins, d'après les historiens adverses, entre la
période patristique et le Moyen Age, où le dogme de la
rédemption prit sa forme actuelle, il y aurait la plus
flagrante discontinuité, avec la circonstance aggra-
vante des pires déformations au regard de l'Écriture
et du sens moral. La sotériologie chrétienne aurait
d'abord passé par une phase archaïque, « celle des
Pères de l'Église,... dominée par la notion mytholo-
gique d'une rançon payée par Dieu à Satan ». A. Saba-
tier, La doctrine de l'expiation et son évolution histo-
rique, p. 90. Thèse classique chez les protestants de-
puis Chr. Raur (Loskaufs- ou Redemplionstheorié),
reproduite à ce titre par d'innombrables vulgarisa-
teurs, souvent d'ailleurs embellie d'un prétendu mar-
ché (Tauschtheorie), qui se complique lui-même d'une
clause frauduleuse par où Dieu jouerait son partenaire
(Listlheorie), en attendant (pie J. Tunnel, sous le pseu-
donyme d' « Hippolyte Gallcrand » puis sous son propre
nom, entreprît de l'ériger à la hauteur de la science.
A quoi s'ajouterait, d'après A. Ritschl et Ad. Harnack,
une divergence entre l'Église latine et l'Église grecque,
celle-ci faisant dépendre uniquement le salut de l'in-
carnation. Une indifférence très répandue sur la portée
de la passion du Christ achèverait le tableau.
En réalité, il ne s'agit là que de synthèses polé-
miques ou cavalièrement simplifiées, qu'on élève à
plaisir au mépris des faits les plus certains, et dont la
critique objective a déjà fait bonne justice. Il nous
suffira de présenter ici les conclusions acquises, avec
un minimum de documentation à l'appui, en ren-
voyant, pour une justification plus étendue, aux
monographies déjà nombreuses, voir à la bibliographie,
col. 199"), dont cette doctrine fut l'objet surlc terrain
positif.
Pour ne rien dire de l'insuffisance parfois dérisoire
du dossier qui les soutient, un vice radical de méthode
est commun aux plus monumentales comme aux plus
sommaires des systématisations pseudo-historiques
au nom desquelles il est entendu (pie la tradition
catholique devrait être déboulée sans appel de ses
prétentions à une perpétuelle stabilité in codent sensu
eademque senlentia, finîtes ont le tort de ne s'attacher
qu'à des phénomènes de surface, et qui n'intéressent
que la spéculation théologique ou moins encore, en
1933
RÉDEMPTION. CHEZ LES PÈRES : AFFIRMATION DE LA FOI
1934
négligeant les manifestations plus banales, mais d'au-
tant plus représentatives, où s'accuse la permanence
du donné chrétien. Quand il s'agit d'un corps orga-
nisé, il est pourtant clair que ces dernières sont celles
qui comptent le plus. Or tout, de l'extérieur comme de
l'intérieur, contribue à montrer que, dans le cas pré-
sent, l'Église n'a pas défailli.
1° Données externes. — En fait, de ces événements
qui ont agité l'histoire de certains dogmes dans l'an-
tiquité, celui de la rédemption n'en connut jamais
aucun. Ses vicissitudes sont donc tout internes, sans
autres péripéties que les modalités de sa présentation.
1. La prétendue crise marcionile. — Au dire de
J. Turmel, Histoire des dogmes, t. i, p. 329-332, la tra-
dition ecclésiastique aurait passé, vers le milieu du
iie siècle, par un tournant décisif.
Jusque-là régnait la conception primitive qui fai-
sait du Christ un rédempteur politique, son retour
glorieux devant enfin réaliser cet affranchissement de
la puissance romaine auquel il avait sacrifié sa vie.
A quoi Marcion aurait substitué l'idée mythique d'une
lutte contre les puissances invisibles, dont le Sauveur
triomphe en succombant d'abord sous les coups du
dieu mauvais. Il aurait interpolé dans ce sens les an-
ciens textes chrétiens, qui subsistaient de Paul, de
Jean, d'Ignace d'Antioche : ce qui aurait contraint
l'Église à remanier à son tour ces écrits, de manière à
leur donner la forme orthodoxe sous laquelle ils se
lisent maintenant. La théorie du rachat au démon,
censée dominante chez les Pères à partir de cette
époque, attesterait l'intluencc durable de l'hérétique
asiate et en indiquerait la direction.
Pas plus que l'inversion de l'Évangile qui en est la
base, voir col. 1928, ce bouleversement des origines
chrétiennes n'a jusqu'ici reçu l'adhésion d'aucun
historien. Tout s'oppose à ce qu'il puisse être jamais
pris au sérieux.
En effet, tout autant que celui qui l'aurait censé-
ment précédé, le nouveau concept de la rédemption
qui forme la clef de voûte du système n'est guère
qu'une conjecture en l'air. A peine trouve-t-on la
trace de ce mythe chez des disciples tardifs, alors que
pas un de ses adversaires contemporains n'en laisse
deviner l'existence chez Marcion ou ne lui reproche
d'avoir innové sur ce point. Toutes les apparences, dès
lors, sont plutôt pour qu'avec plus ou moins d'illo-
gisme il soit ici resté dans la ligne de l'Église : de même
que son docétisme ne l'empêchait pas de retenir dans
son Apostolicon les textes pauliniens relatifs au sacri-
fice du Christ, son dualisme a fort bien pu ne pas don-
ner lieu aux déductions que la logique abstraite sem-
blerait appeler.
Quant à la part faite aux « droits » du démon dans
la théologie patristique, elle a un tout autre caractère,
voir col. 1939, et le synchronisme de leurs manifesta-
tions tend à établir qu'elle a influencé la sotériologie
du marcionisme postérieur au lieu de s'en inspirer.
Voir J. Rivière, Un exposé marcionite de la rédemption,
dans Bévue des sciences religieuses, t. i, 1921, p. 185-
207 et 297-323. Cf. ibid., t. v, 1925, p. 634-642.
Au demeurant, quoi qu'il en soit des positions
prises par Marcion lui-même, voir t. ix, col. 2022, on
ne s'explique pas comment il aurait pu dominer à ce
point l'Église qui l'a si formellement combattu. La
cascade d'interpolations dont résulterait la littérature
chrétienne primitive ne fait qu'ajouter à cette pre-
mière invraisemblance, au nom d'une critique interne
étrangère à toute méthode scientifique, voir Éd. Du-
jardin, Grandeur et décadence de la critique, Paris, 1931,
p. 41-112 et 132-148, le paradoxe d'une franche impos-
sibilité.
2. Cours normal de la pensée chrétienne. — ■ Une fois
dissipé le mirage pseudo-critique de ce drame imagi-
naire, la doctrine de la rédemption n'apparaît plus
qu'avec une destinée sans éclat, dont les phases et
formes normales de la pensée patristique marquent à
peine le cours.
Elle ne peut que tenir peu de place dans l'œuvre
toute pastorale et d'ailleurs si restreinte des Pères
apostoliques. De même chez les Apologistes, absorbés,
à l'exception de saint Justin, par la défense du chris-
tianisme au dehors. N'en est-il pas de même pour les
autres dogmes proprement chrétiens? Certaines la-
cunes, dans le cas présent, n'ont pas plus de significa-
tion.
Avec la fin du 11e siècle et le début du m0 s'ouvre,
au contraire, dans l'Église, l'ère des théologiens. Sans
avoir spécialement retenu leur effort, il serait éton-
nant que la sotériologie n'eût pas recueilli quelque
bénéfice de leurs réflexions. Elle survient de fait, par
manière tout au moins de vues occasionnelles, chez
Clément et Tertullien, beaucoup plus encore dans la
défense de la tradition opposée à la Gnose par saint
Irénée, où l'on a pu, avec à peine une certaine exagéra-
tion de langage, très justement signaler « un Car Deus
homo précoce », A. Réville, De la rédemption, p. 19, et
dans l'abondante littérature exégétique d'Origène.
Il n'est pas un aspect de la foi commune qui n'y soit
touché.
Cette activité des intelligences croyantes ne fait que
s'accroître aux deux siècles suivants. Aussi l'œuvre du
Christ est-elle au moins eflleurée, au passage, non seu-
lement par les exégètes, ceux-là surtout qui entre-
prennent, comme V Ambrosiasler et Pelage, le com-
mentaire de saint Paul, ou les orateurs sacrés dont
plusieurs ont composé des séries méthodiques de
catéchèses, mais par les théologiens tels que saint
liilaire, saint Cyrille d'Alexandrie ou saint Augustin,
qui n'ont pas manqué d'en saisir le rapport avec les
grandes controverses doctrinales du temps. Quelques
synthèses dogmatiques, dont les principales sont le
De incarnatione Verbi de saint Athanase, la Grande
catéchèse de saint Grégoire de Nysse et VEnchiridion
de saint Augustin, commencent à dégager le lien de la
rédemption avec l'économie générale du surnaturel.
Bien que moins personnels, en résumant la doctrine
des maîtres, les écrivains postérieurs prennent encore
la valeur de témoins.
A elle seule une histoire aussi monotone et aussi
paisible n'est-elle pas une garantie de continuité?
Toujours est-il que les jalons ne manquent pas à la
critique pour vérifier, sous réserve des explorations
plus approfondies que peuvent mériter les points déli-
cats, la courbe suivie dans l'espèce par le courant de
la tradition.
2° Données internes : Croyance de l'Église. — Par
suite du pli qu'ils tiennent de leur formation religieuse
ou de leur déformation confessionnelle, il est difficile,
sinon même impossible, aux historiens façonnés par
le protestantisme d'apercevoir ou d'apprécier autre
chose, dans le passé chrétien, que la série des opinions
individuelles, quand ce n'est pas des excentricités, aux-
quelles le sujet de la rédemption a pu donner lieu.
Mais, par delà ces épiphénomènes, la véritable his-
toire peut et doit découvrir la foi profonde et simple
dont l'Église vivait.
1. Indices contraires? — Quelques textes ont donné
l'impression à des critiques hâtifs, par exemple A. Sa-
batier, op. cit., p. 44, que l'Église n'était pas encore
bien fixée sur le sens de la passion. Celui, par exemple,
où, parmi les questions discutables, saint Irénée,
Cont. hser., I, x, 3, P. G., t. vu, col. 556, indique celle-
ci : « Pourquoi le Verbe s'est-il incarné et a-t-il souf-
fert? » De même lorsque saint Grégoire de Nazianze,
Or., xxvu, 10, P. G., t. xxxvi, col. 25, range « les souf-
frances du Christ » au nombre des matières dans les-
1935 RÉDEMPTION. CHEZ LES PÈRES : PREMIERS DÉVELOPPEMENTS 1936
quelles « réussir n'est pas sans profit », mais échouer
est sans péril ».
Remis dans leur contexte, ces passages ne visent
que la part faite à la spéculation, une fois la régula
fidei préalablement mise in luto. La preuve en esl
qu'un peu plus haut, I, x, 1, col. 549, le même Irénée
donnait comme l'un des articles de la foi universelle le
fait que « le Fils de Dieu s'est incarné pour noire salut :
Chez Grégoire, on lit pareillement. Or.. \i.\, 28, P. G.,
t. xxxvi, col. 061, que, pour être sauvés, « nous avions
besoin de l'incarnation et de la mort d'un Dieu ».
D'autres ont allégué, d'une manière non moins ma-
lencontreuse, un mot de saint Augustin, Cont. Faust.,
xxvi, 7, P. L.,-t. xlii, col. 483, déclarant renoncer à
dire, pour l'abandonner à Dieu, cur omnia Ma in carne
ex utero feminœ assumpta poli \Christus] voluerit. Ce
qui réserve seulement le problème spéculatif de savoir
pourquoi l'incarnation a eu lieu « dans une chair i en
tout semblable à la nôtre, tandis qu'ailleurs les cre-
denda de Christo, pour l'évèquc d'Hippone, compren-
nent expressément, De flde et oper., ix, 14, P. L.,
t. xl, col. 206, qux perpessus et quare.
Il suffirait, au demeurant, de se rappeler (pie tous
les Pères ont lu et plusieurs commenté le symbole.
Saint Ambroise atteste à quel point la portée dogma-
tique de ses formules était alors réalisée, quand il dé-
clare, lu Luc., vi, 101, P. L., t. xv (édition de 1866),
col. 1782 : 7p.se esl enim Chrislus qui nalus est ex Vir-
gine,... ipse qui mortuus est pro peccatis nostris et
resurrexit a mortuis. Unum si relraxeris, retraxisli
salulem tuam.
2. Assertions courantes. — Rien de plus facile, au
contraire, que de se rendre compte avec quelle force
et quelle netteté l'Église tenait la mort du Christ
comme le moyen objectif de nous obtenir devant Dieu
la grâce de la rédemption. Non pas que d'autres lins
secondaires ne viennent également s'y ajouter, alors
comme aujourd'hui, sur lesquelles il serait inutile de
s'étendre; mais, plus ou moins développée, celle-là se
retrouve partout comme une constante qui apparaît
dès l'origine et ne se dément jamais. Voir Le dogme de
la rédemption. Essai d'i'tude historique, p. 1(11-278.
a) Il en est ainsi déjà chez ceux qu'on peut nom-
mer les primitifs. « C'est à cause de l'amour qu'il avait
pour nous, écrit saint Clément de Rome, I Cor.,
xlix, 6, que Jésus-Christ a donné son sang pour nous,
suivant la volonté de Dieu, et sa chair pour notre;
chair et son âme pour nos âmes. » Saint Ignace aime
à le représenter comme souillant la mort « à cause
de nous » (Si' r\\J.àcA, Polgc, m, 2; Snu/rn., i, 2;
Trait., il, 2, et « de nos péchés » (urcèp twv àj^apTiôiv
7)u.côv). Smyrn., vu, 1. Ailleurs, Rom., vi, 1, il
s'inspire visiblement de saint Paul, Rom., iv, 25,
tandis que saint Polycarpe, Pliil-, vin, 1 et ix, 2, unit
au même texte celui de saint Pierre, I Pctr., il, 22-24.
Il n'est pas besoin d'autres sondages pour mesurer
le niveau moyen delà foi chrétienne dès le premier jour.
Avec les Pères apologistes, qui s'adressent au monde
païen, le Christ est surtout présenté comme le maître
des intelligences et le vainqueur du démon. Mais saint
Juslin ne laisse pas de connaître le rôle salutaire,
Apol., i, 32, 50; Dial., 71, 134, 135, et, soit d'après le
rituel lévitique, Dial, 40-41, 111, soit d'après le cha-
pitre un d'Isaïe, Dial., 13, 89, (»."), la valeur expia-
toire de sa passion. Clément d'Alexandrie, qui, dans
ses traités philosophiques, ne semblerait admettre
qu'une rédemption de caractère intellectuel ou mys-
tique, Prolr., 10-11 ; Pœd., I, 8 et ni, 12, n'ignore pas
non plus que le Christ s'olTrit en « sacrifice pour
nous », Strom., v, il, P. (>.. t. ix. col. 108, et que sa
mort « expia celle (pie nous devions pour nos péchés »,
Quis dives sain., 23, tbtd., col. 628. Cf. 37 et 12, col. (il 1
et 649.
b) Reaucoup plus riche est, naturellement, la
pensée des théologiens immédiatement postérieurs.
A notre déchéance saint Irénée oppose notre «réca-
pitulation » dans ci par le Christ, en soulignant, avec
Clément de Rome, le mystère de substitution qui pré-
side à notre rachat, Cont. tuer., V, i, 1, P. G., t. vu,
col. 1121, cl plus souvent encore, d'après saint Paul,
l'obéissance réparatrice du nouvel Adam, ibid., III,
xviil, 5-7 et Y, xvi. 3, col. 935-938 et 1168, qui « nous
a rendu l'amitié de Dieu en apaisant pour nous le Père
contre qui nous avions péché ». V, xvn, 1, col. 1169.
Cf. Y, xiv. 3, col. 1 162-1163; Dem. apost. prœd., 31-42.
Voir Irénée (Saint), t. vu, col. 2469-2179.
Origène applique tour à tour au Sauveur, en les en-
tourant de longs commentaires, et la page d'Isaïe sur le
serviteur souffrant, In Johan., xxvm, 14, P. G., t. xiv,
col. 720-721; cf. In Lev., i, 3, P. G., t. xn, col. 408,
et le texte de saint Jean sur « l'agneau immolé devenu,
d'après des lois ineffables, la purification du monde
entier », In Johan., vi, 35, P. G., t. xiv, col. 292, et
ceux rie saint Paul sur notre réconciliation avec Dieu
par le sang du Christ, In Rom., ni," 8; iv, 12 et v, 1,
P. (i.. t. xiv, col. 946-951 et 1002-1005. Voir Origène,
t. xi, col. 1542-1543.
En Occident, Tertullien emprunte à saint Paul le
parallèle des deux Adam, Adv. jud., 13, et revendique
énergiquement, à rencontre des docètes, la réalité de
la chair du Fils de Dieu, qui lui permit de s'offrir en
sacrifice pour nos péchés, ibid. 14 ; cf. Adv. gnost.
scorp., 7 et Adv. Marc, ni, 18, de nous racheter, De
fuga, 12, et de nous réconcilier avec Dieu au prix de
son sang, Adv. Marc, v, 17, de substituer sa mort à
celle des pécheurs. De pud., 22. Toutes assertions qui
foisonnent en termes plus ou moins équivalents chez
saint Cyprien. Voir^ld Fort., 3 et 5; Ad Demetr., 26;
De bono pat., 6; De lapsis, 17; De opère et eleem., 1-2;
Epist., lxiii, 4, 13, 14 et 17.
Il n'est pas jusqu'à l'uniformité de ces témoignages
qui ne traduise l'identité d'une même foi sous la
variété convergente de ses expressions.
3° Premiers développements. — Sur ces données
élémentaires la méditation des intelligences ne man-
quait d'ailleurs pas de s'exercer. Effort encore tout
occasionnel et qui n'aboutit qu'à des vues fugitives,
mais auquel la doctrine de l'Église est déjà redevable
de précieux enrichissements.
1. Justification dogmatique. — En plus des innom-
brables citations partielles qui font valoir l'un ou
l'autre des passages où s'exprime la parole de Dieu, on
trouve dès ce moment quelques véritables démons-
trations.
Que Jésus-Christ ait été une victime pour le péché
et qu'il se soit offert pour la purification des pécheurs,
toutes les Écritures l'attestent », écrit Origène. Pour
le prouver, l'auteur de réunir les principaux témoi-
gnages de saint Paul, avec une conclusion qui en dé-
gage la portée. In Rom., vi, 12, P. G., t. xiv, col. 1095.
Cf. S. (.vrille d'Alexandrie, Derecla fidead reginas, P. G.,
t. i.xxvi, col. 1289-1297.
Un dossier beaucoup plus considérable, où figurent,
avec paraphrase à l'appui, tous les textes, soit de
l'Ancien, soif du Nouveau Testament, qu'exploitent
encore aujourd'hui nos manuels, est constitué par saint
Augustin au cours de la controverse pélagienne. Y'oir
De pecc. meritis et remiss., I, xxvn, 40-xxvm, 56,
P. L.. t. xi. iv, col. 131-141. Enquête dont il totalise
ainsi le résultat, 56, col. 141 : Universa Ecclesia tenet,
quse adversus omnes pro/anas novilales vigilare débet,
omnem hominem separari a Dco nisi qui per medialorem
Christian reconcilialur Deo. née separari qucmqucim
nisi peccatis interctudcnlibus posse, non ergo reconci-
liuri nisi peccalorum remissione... per imam viclimam
verissimi sacerdotis.
1937 RÉDEMPTION. CHEZ LES PÈRES : ESSAIS DE THÉOLOGIE 1938
Plus encore que de montrer l'érudition scripturaire
de leurs auteurs, ces sortes de justifications ont l'inté-
rêt de faire saisir pour ainsi dire sur le vif la cons-
cience ferme qu'ils avaient, en l'occurrence, de « garder
un dépôt ».
2. Conclusions théologiques. — 11 n'est pas rare,
d'autre part, qu'à la simple assertion de la foi vint
en même temps s'ajouter le prolongement de quelques
déductions.
Forcément l'œuvre du Sauveur ne pouvait que
gagner en précision au travail qui s'accomplissait alors
autour de sa personne. D'autant que celle-là servait
habituellement de subslralum pour fixer la notion cor-
recte de celle-ci. Comment le Christ sauverait-il le
genre humain s'il n'en faisait partie et à la fois ne le
dépassait? Argument classique contre le docétisme
et l'apollinarisme d'une part, l'arianisme ou le nesto-
rianisme de l'autre, aux termes duquel sa parfaite
humanité et sa parfaite divinité s'imposaient comme
conditions indispensables du salut.
Sur la doctrine même de la rédemption, un lan-
gage commençait à se constituer qui en décrivait le
contenu. « C'est la mort du Christ qui est devenue en
Occident le punctum saliens. Dès avant saint Augus-
tin, elle est considérée un peu sous tous les aspects pos-
sibles : comme sacrifice, comme réconciliation, comme
substitution pénale. Saint Ambroise lui découvre (?)
un rapport avec le péché comme une dette. » Ad. 1 lar-
nack, Dogmengeschichle, 4e édit., t. ni, p. 54. Or on
a pu voir, col. 1935-6, que ces diverses catégories ne
sont pas moins familières aux Pères grecs des ne et
ine siècles. Elles restent, bien entendu, tout aussi
courantes au ive, où, pour exprimer la substitution
inhérente à la mort du Christ, sont usuels les termes
àvu4"JX0V> àvTtXuTpov, àvràXXaYU.7;, voir S. Athanase,
De incarn. Verbi, 9, P. G., t. xxv, col. 111 ; S. Cyrille
de Jérusalem, Cal., xm, 2, P. G., t. xxxm, col, 773;
S. Grégoire de Nyssc, Cont. Eunom., v et xi, P. G.,
t. xlv, col. 693 et 860, tandis que la valeur du sacrifice
de la croix est régulièrement spécifiée par les épithètes
iXacr^ptoç, xaGapaioç ou autres semblables. Voir, par
exemple, Eusèbe de Césarée, Dem. eu., i, 10, P. G.,
t. xxu, col. 88; S. Basile, In Ps. xlviii, 4, P. G.,
t. xxix, col. 441 ; S. Grégoire de Nazianze, Or., xxx,
20, P. G., t. xxxvi, col. 132.
Tout en restant une grâce, la médiation du Fils de
Dieu ne laisse pas d'apparaître, à qui regarde la situa-
tion des pécheurs, avec un certain caractère de néces-
sité. « Qu'est-ce, en effet, lit-on déjà dans VÉpître à
Diogncle, ix, 4, qui pouvait couvrir nos péchés sinon
sa justice? » Avec plus ou moins de rigueur, le même
raisonnement est appliqué au mystère de sa mort. Voir
S. Basile, In Ps. xlviii, 4, P. G., t. xxix, col. 440;
S. Jean Chrysostome, In Hebr., hom., v, 1, P. G.,
t. lxiii, col. 47; S. Ambroise, In Ps. xlvu, 17, P. L.,
t. xiv (édition de 1866), col. 1208; In Luc., vi, 109,
P. L.,t. xv, col. 17*0: ! 's. -Ambroise, In I Cor., vu, 23,
P. L., t. xvn, col. 233; Ps. -Jérôme, In II Cor., v, 15,
P., L. t. xxx (édition de 1865), col. 819.
Mais, si cette intervention était jusqu'à un certain
point nécessaire, il va de soi qu'elle fut largement suf-
fisante. Cujus sanguinis pretium polerat abundare ad
universa mundi lolius redimenda peccala, note saint
Ambroise, In Ps. xlviii, 14, P. L., t. xiv, col. 1217.
Ainsi encore, en Orient, saint Cyrille de Jérusalem,
Cal., xm, 33, P. G., t. xxxm, col. 813. Équivalence
traduite, à l'occasion, par les termes juridiques àv-rîppo-
7roç, spécial à saint Jean Chrysostome, In Hebr.,
hom, xvii, 2, P. G., t. lxiii, col. 129, ou àvrà^oç
qui revient à satiété dans la polémique de saint Cyrille
d'Alexandrie contre Nestorius. Voir en particulier
In Johan., XI (xvm, 7-9), P. G., t. lxxiv, col. 585;
De recta fide ad reginas, 7, P. G., t. lxxvi, col. 1208;
Epist., xxxi et l, P. G., t. lxxvii, col. 152 et 264.
Cf. Cyrille d'Alexandrie (Sain1), t. m, col. 2515;
Cyiulle de Jérusalem (Saint), ibid., col. 2550-2551.
Autant de points sur lesquels, en traits épars, la
théologie patristique préludait aux questions que
l'École devait un jour se poser et aux réponses
qu'elles devaient y recevoir.
IV. Tradition patristi^ie : Essais de construc-
tion doctrinale. — Bien que la sotériologie des Pères
soit aussi peu systématisée que possible, quelques vues
générales plus ou moins constantes et consistantes ne
laissent pas de s'y faire jour, qui tendent à dessiner —
et d'une certaine façon raisonner — l'économie chré-
tienne de la rédemption. Théories dont la critique de
gauche exploite à l'envi l'indigence ou la diversité.
Chacune doit être examinée à part et, sur le plan spé-
culatif où elle se meut, jugée tant d'après ses qualités
propres qu'au regard du mystère qu'il s'agissait
d'élucider.
1° Thème de la divinisation. — Liée à tout l'ensem-
ble de nos destinées surnaturelles qu'elle a pour but
de rétablir, l'œuvre du Christ a, de ce chef, souvent
pris place dans cette mystique platonisante de la divi-
nisation dont saint Pierre s'inspirait déjà, il Petr., i,
4, pour les résumer. D'où ce que les historiens pro-
testants, à la suite de Ritschl, appellent volontiers
la « théorie physique » de la rédemption, qui carac-
térise surtout la pensée des Pères grecs.
1. Esquisse. — Partant de cette idée que l'essence
du bonheur primitif de l'homme consistait en une par-
ticipation au privilège divin de l'immortalité, ce qui
amène logiquement à concentrer le malheur de notre
déchéance dans le fait global de la mort, on arrive à
définir l'élément principal du salut par l'oïxovouia
qui nous délivre de celle-ci pour nous restituer celle-
là. Le rôle prépondérant appartient, dès lors, au mys-
tère de L'incarnation, grâce auquel le Logos divinise
notre nature par son union hypostatique avec elle et
détruit notre mort en nous associant à sa propre résur-
rection.
Tel est le schème spécialement développé par saint
Athanase, voir t. i, col. 2169-2170, dans son Dr incar-
natione Verbi, 3-8 et 41, P. G., I. xxv, col. 101-109
et 173-176, ainsi que par saint Grégoire de Nysse dans
sa Grande catéchèse, 5-16, P. G., t. xlv, col. 2ii-.">2. Il
a ses racines lointaines dans la doctrine du quatrième
évangile, dont saint Iréuée tirait déjà parti, Cont.
hœr., V, i, 1, P. G., t. vu. col. 1121 ; cf. III, xvm, 1-3,
col. 932-931, et se retrouve ensuite, sous une forme
plus ou moins appuyée, tant chez les Grecs, comme
Cyrille de Jérusalem, Cal., xn, 1-8, P. G., t. xxxm,
col. 728-735, ou Grégoire de Nazianze, Or., xxx, t ici 21.
P. G., t. xxxvi, col. 1(19 et 132, que, SUrtOUl a l'occa-
sion de la controverse nestorienne, chez les Latins. Voir
5. Léon le Grand, Serm., xxu, 5 et xxv, "», P. /.., (. liv,
col. 198 et 211 ; Epist., xxvm, 2, ibid., col. 759. Thème
qui tout à la fois pouvait orchestrer la théologie de la
divinisation humaine et servait à résoudre le problème
rationnel du pourquoi de l'incarnation.
2. Portée. — Il y a là une ébauche déjà très poussée
de notre dogmatique de l'étal surnaturel, mais qui ne
saurait constituer une brèche dans la tradition soté-
riologique de l'Eglise que dans la mesure où elle pré-
senterait un cara/tère exclusif. Or la mort du Christ y
est expressément incorporée par Athanase, ainsi qu'on
le verra bientôt ci-après, col. 1941, comme compensa-
tion de celle que Dieu se devait de nous infliger, et
Crégoire de Nysse, dans le reste de ses ouvrages, ne
manque pas de lui appliquer les catégories paulinien-
nes du sacrifice expiatoire. Voir Cont. Eunom., vi, xi,
xn, P. G., t. xlv, col. 717, 729, 860 et 888-889. A plus
forte raison en est-il de même chez les auteurs qui ne
touchent à cet aspect du salut qu'en passant.
1939
RÉDEMPTION. CHEZ LES PÈRES : ESSAIS DE THÉOLOGIE
1940
Pourquoi voudrait-on opposer ce qui ne s'opposait
pas? En elle-même, la mystique de l'incarnation n'a
rien qui soit de nature à compromettre le rôle propre-
ment rédempteur de la croix. Tout au plus a-t-elle pu,
chez les anciens comme encore chez quelques théolo-
giens modernes, en former la toile de fond.
2° Thème des « droits » du démon. — Dans les pers-
pectives de la révélation chrétienne, où la lutte entre
le bien et le mal domine tout le drame de la vie hu-
maine, il est normal que le salut se concrétise dans le
fait de passer de potestale Salanœ ad Deum. Act., xxvi,
18. Un certain rapport avec le démon est, de ce chef,
inhérent à l'œuvre du Rédempteur. Cf. Col., i, 13;
Joa., xii, 31 ; xiv, 30; I Joa., m, 8. Sur ce thème, où
l'on devine, au demeurant, combien l'imagination
pouvait aisément trouver son compte, une sotério-
logie plus ou moins oratoire allait se constituer, dans
la bizarrerie de laquelle, à condition d'en brouiller et
forcer à plaisir les contours, la critique adverse a
trouvé son terrain d'élection. Il suffît, pour tout mettre
au point, de distinguer, à la lumière des textes, les
époques et les concepts. Voir Le dogme de la rédemption.
Essai d'étude historique, p. 373-445.
1. Idées : Hachai? — Rien n'est plus courant que
d'imputer aux Pères de l'ancienne Église, en bloc et
sans débat, la théorie mythique de la rançon. Mais, à
l'épreuve, ce postulat se révèle à peu près dénué de
tout fondement.
Il est clair qu'on doit tout d'abord exclure du dos-
sier les textes où le terme « racheter » et autres de même
famille ne dépassent pas la ligne de l'analogie scrip-
turaire pour dire le fait de notre délivrance. Quant à
l'idée grossière d'un rachat littéral à Satan dont le
sang du Christ serait le prix, c'est à peine si l'on peut
en surprendre la trace verbale dans Origène, In Malth.,
xvi, 8, P. G., t. xiii, col. 1307-1400; Grégoire de Nysse,
Or. cat. magna, 22-24, P. G., t. xlv, col. 60-65; Basile,
In Ps. xlvui, 3, P. G., t. xxix, col. 437; Ambroise,
Epis!., lxxii, 8-9, P. L., t. xvi (édition de 1866),
col. 1299-1300; Jérôme, In Eph., I (i, 7), P. L.,
t. xxvi (édition de 1866), col. 480-481. Or ce dernier
n'est qu'un simple rapporteur. Quant aux autres,
sauf peut-être saint Ambroise, l'analyse du contexte
permet de ramener ces passages à de simples méta-
phores pour signifier les conditions onéreuses dans
lesquelles le Christ voulut nous sauver. Preuves dans
Le dogme de la rédemption. Éludes critiques et docu-
ments, p. 146-240. Ici même, voir Origène, t. xi,
col. 1543.
En tout cas, cette conception telle quelle est claire-
ment écartée par Adamantius, De recta in Deum fide, I,
P. G., t. xi, col. 1756-1757; Grégoire de Nazianze,
Or., xlv, 22, P. G., t. xxxvi, col. 653; Jean Damas-
cène, De orlh. fide, m, 27, P. G., t. xciv, col. 1096.
Alors même qu'elle ne se réduirait pas à une question
de mots, la théorie de la rançon n'aurait donc, par
rapport à l'ensemble de la tradition des premiers
siècles, que la portée d'un phénomène accidentel. Le
prétendu marché qu'on y ajoute parfois n'est qu'une
imputation gratuite dont aucun texte ne garantit le
bien fondé. Voir Le dogme de la rédemption chez saint
Augustin, 3e éd., appendice x, p. 373-391. Il n'y a
donc pas lieu de retenir à la charge de l'ancienne
Église le dualisme dont si volontiers la critique adverse
lui fait grief.
2. Idées : A bus de pouvoir et revanche. — Ce qui carac-
térise à cet égard la sotériologic patrlstique, c'est
la théorie, très déterminée mais toute différente, de
l'abus de pouvoir.
Elle n'est pas entièrement Inconnue des Grecs. Voir
S. Jean Chr\ soslomo, /;/ Rom., hoin. XIII, 5, P. G.,t.LX,
col. 511: Théodore! (sous le nom de saint Cyrille),
De Inc. Dom.. xi, P. G., t. i.xxv, col. 1433-1 136. Mais
elle est surtout propre au monde latin, où elle est
esquissée par saint Hilaire, In Ps. lxviii, 8, P. L.,
t. ix, col. 475, et le Pseudo-Ambroise, In Col., n, 15,
P. L., t. xvn (édition de 1866), col. 455, puis organisée
par saint Augustin, De lib. arb., III, x, 29-31, P. L.,
t. xxxn, col. 12X5-1287, et De Trin., XIII, xn, 16-19,
P.L.,t. xi.n, col. 1026-1 029. Voir Augustin, (Saint) 1. 1,
col. 2371-2372; Le dogme de la rédemption chez saint
Augustin, p. 101-154; Le dogme de la rédemption après
saint Augustin, p. 32-44 et 91-103.
Ici le démon apparaît investi d'un certain « droit »
sur les pécheurs, mais qui ne signifie pas autre chose
que le pouvoir de les châtier qu'il tient de Dieu. En
faisant mourir le Christ innocent, il s'est donc rendu
coupable d'un attentat, qui lui valut d'être, à son
tour, justement puni par la perte de ses captifs. La
manifestation de cette justice rétributive ne relève
d'ailleurs jamais que de la simple convenance; mais,
à ce titre, elle ne paraît pas indigne de Dieu et sert à
motiver l'avènement de son Fils. Voir Le dogme de la
rédemption chez saint Augustin, p. 77-100; Le dogme
de la rédemption après saint Augustin, p. 22-32 et
82-90.
D'autres fois, cette préoccupation de la « justice »
aboutit au système de la revanche. Vainqueur de
l'homme, notre ennemi, grâce à l'incarnation, fut
vaincu par un membre de la famille humaine et n'au-
rait pu l'être convenablement sans cela. Théorie dont
saint Irénée posait déjà le principe, Cont. hœr., III,
xvin, 7, P. G., t. vu, col. 937, et qui, depuis lors,
accompagne souvent la précédente. Ainsi dans Augus-
tin, Enchir., 108, P. L., t. XL, col. 283; De Trin., XIII,
xvn, 22-xvni, 23, P. L., t. xlii, col. 1032-1033.
Sous leur forme archaïque, ces sortes de « Cur Deus
homo populaires » ne tendent qu'à mettre en évidence
la sagesse du plan suivi par Dieu.
3. Images. ■ — Maintes fois, la rhétorique aidant, ces
diverses conceptions reçoivent la surcharge d'un vête-
ment Imaginatif qu'il faut savoir en discerner.
Tantôt la rédemption apparaît comme une œuvre
de puissance, et l'on assiste alors à un combat singu-
lier, dont les épisodes s'enchaînent depuis la scène de
la tentation jusqu'au drame de la croix pour amener
l'écrasement final du démon lors de la descente du
Christ aux enfers. Voir S. Ambroise, In Ps. XL, 13,
P. L., t. xiv (édition de 1866), col. 1124-1125; S. Jean
Chrysostome, In Col., nom. vi, 3, P. G., t. lxii, col. 340-
341 ; Théodoret (sous le nom de saint Cyrille), De inc.
Dom., 13-15, P. G.,t. lxxv, col. 1437-1444; S. Césaire
d'Arles, Hom. I de Pasch., P. L., t. lxvii, col. 1043.
Plus fréquemment l'attention se porte sur l'habi-
leté qui préside à une économie où la nature humaine
dissimule au démon la divinité du Sauveur pour mieux
l'exciter à la lutte qui doit lui être fatale, et l'imagina-
tion d'évoquer alors les variétés les plus réalistes du
piège rédempteur : hameçon, avec Grégoire de Nysse,
Or. cal. magna, 24, P. G., t. xlv, col 65, ou Grégoire le
Grand, qui le double du lacet, Moral., XXXIII, vi-xx,
12-37, P. /.., t. lxxvi, col. 677-698; souricière, avec
Augustin, Serin., cxxx, 2; cxxxiv, 6; cclxiii, 1, P. L.,
t. xxxvm, col. 726, 745, 1210. Au même genre appar-
tient le poison qui oblige notre vainqueur à vomir ses
prisonniers une fois qu'il s'est jeté sur l'appât que lui
tendait le Christ. Ainsi dans Cyrille de Jérusalem,
Cal., xn, 15, P. G., t. xxxiii, col. 741; Proclus, Orat.,
vi, 1 et xm, 3, P. G., t. lxv, col. 721 et 792.
On peut discuter le goût dont procèdent ces diverses
représentations, mais à condition de reconnaître que,
ni en droil ni en fait, elles n'ont de lien avec le « droit »
que la théologie patristique de la rédemption accorde
à Satan, Conçues pour dramatiser la défaile de celui-ci,
en faisant ressortir d'une manière pittoresque la res-
ponsabilité qui lui revient dans la catastrophe où il va
1941
RÉDEMPTION. AU MOYEN AGE : S. ANSELME
1942
succomber, elles n'ont rien de commun avec la loi de
« justice » que Dieu voulut par ailleurs observer à son
égard. Les polémistes qui accusent à l'envi d'immo-
ralité la sotériologie de l'ancienne Église ne peuvent le
faire qu'en amalgamant de leur cru, contre toute
méthode et toute équité, des éléments disparates que
ses représentants n'ont jamais unis.
3° Thème de la rémission des péchés. — A côté de ces
théories plus ou moins excentriques par rapport à
l'essentiel, on oublie, d'ailleurs, trop de voir que
la sotériologie patristique en offre d'aussi nettes,
souvent chez les mêmes auteurs, où le mystère de la
croix est expressément coordonné au principal de
ses elTets réparateurs.
1. Expiation pénale. — Pour s'expliquer l'efficacité
rédemptrice de la mort du Christ, il était obvie de faire
valoir qu'elle acquitte, par voie de substitution, la
peine due à nos péchés.
Aussi bien ce thème est-il, dans toute l'antiquité
chrétienne, comme une sorte de lieu commun. Diffici-
lement sans doute arriverait-on à trouver un seul
Père qui ne l'ait plus ou moins largement traité, soit
molu proprio, soit d'après le chapitre lui d'isaïe et les
divers textes qui s'en inspirent dans le Nouveau Tes-
tament. Voir /.c dogme de la rédemption. Essai d'étude
historique, p. 111 (épître à Diognète), 115 (Justin), 132-
133 (Clément d'Alexandrie), 135-138 (Origène), 168,
173, 175-176 et 183-184 (derniers Pères grecs du
iv« siècle), 216-217 (Tertullien), 219 (Cyprien), 230,
235-236, 243 et 255-257 (derniers Pères latins).
Quel que soit le prix de ces mentions fugitives, il
est encore plus significatif de voir que cette idée fait
déjà très souvent l'objet de développements continus.
Ainsi dans saint Atbanase, De inc. Yerbi, 6-10, P. G.,
t. xxv, col. 105-113. au nom de la vérité divine, et
dans Kusèbe de Césarée, Dem. ev., i, 10 et x, P. G.,
t. xxn, col. 84-89 et 716-725, autour du concept d'àv-
tvJiuxov- ^ °'r encore S.Cyrille d'Alexandrie, De ador.
in spir. et ueril., m, P. G., t. lxviii, col. 293-297.
2. Sacrifice réconcilialeur. — A d'autres c'est la phi-
losophie religieuse éparse dans l'épître aux Hébreux
qui inspire une théologie complète du sacrifice dont
la croix du Sauveur occupe le sommet.
Dès le me siècle, on voit cette doctrine atteindre
d'emblée sa plénitude avec Origène, In Num., xxiv,
1, P. G., t. xn, col. 757-758 :...Quoniam peccalum in-
troiit in hune mundum, peccali aulem nécessitas propi-
tialionem requiril et propitialio non fit nisi per hostiam,
necesse fuit provideri hostiam pro peccato... Scd... unus
est agnus qui totius mundi poluit au/erre peccalum; et
ideo cessaverunt celerse hosliœ, quia talis hœc fuit hoslia
ut una sola su/Jiccret pro totius mundi salute.
Un peu plus diluée, mais non moins facile à recon-
naître pour peu qu'on se donne la peine d'en dégager la
trame, elle se retrouve encore à la base de maintes
synthèses théologiques chez les grands docteurs du
siècle suivant. Ainsi dans Grégoire de Nazianze, Or.,
xlv, 12-30, P. G., t. xxxvi, col. 640-664; Augustin,
Enchir., 33-50, P. L., t. xl, col. 248-256. Voir Au-
gustin (Saint), t. i, col. 2368-2370.
3. Bilan de la sotériologie patristique. — Malgré l'état
précaire et inachevé de ces constructions sotériolo-
giques, il n'en faut pas davantage pour se rendre
compte que la foi au mystère de la rédemption com-
mençait, dès le temps des Pères, à s'organiser en une
doctrine cohérente dont les grandes lignes sont encore
celles de maintenant.
Plus superficiel, le thème de l'expiation n'a guère,
en somme, progressé depuis : sous les espèces de la
substitution pénale, il indiquait déjà, sans les formu-
ler ex pro/esso, la gravité de nos fautes devant Dieu et
le rôle du Christ en vue de leur pleine réparation. Au
thème du sacrifice il manqua seulement de franchir
DICT. DE THÉOL. CATHOL.
la phase oratoire pour poser à vif et résoudre à fond
le problème religieux du péché. Du moins a-t-il fourni
le canevas de la solution. Voir Le dogme de la rédemp-
tion chez saint Augustin, p. 159-178; Le dogme de la
rédemption après saint Augustin, p. 44-46 et 104-131.
En regard, toujours est-il que le schéma fondé sur
les « droits » du démon n'a que la signification d'une
« excroissance doctrinale ». A. Grétillat, Essai de théo-
logie systématique, t. iv, p. 283; repris dans H. Rash-
dall, The idea oj alonement in Christian theology, p. 324.
11 n'y a que des polémistes aveuglés par le parti
pris, comme après bien d'autres J. Turmel, à vouloir
la prendre pour le tronc.
Quant à la mystique de la divinisation, rien n'em-
pêche qu'elle ait pu et puisse encore encadrer — d'au-
cuns diraient élargir — la doctrine relative à la mort
propitiatoire du Christ. Tout au plus risquait-elle d'en
amortir le relief. Et c'est ce qui finit par arriver à la
tradition grecque, telle qu'elle est résumée par saint
Jean Damascène, De orth. fide, m, 25-27 et iv, 4, 11, 13,
P. G., t. xerv, col. 1093-1096 et 1108, 1129, 1136-1137,
au lieu qu'en s'attachant, avec saint Grégoire, Moral.,
XVII, xxx. 46, P. J... t. Lxxvi, 32-33, à la dogma-
tique traditionnelle du sacrifice, même sans beau-
coup l'approfondir, l'Occident restait sur le chemin qui
devait le mener au but.
Y. Théologie médiévale. — Il était réservé au
Moyen Age de réaliser la synthèse doctrinale dont la
tradition patristique avait préparé les matériaux. Le
tournant du xic siècle allait voir s'accomplir d'un
coup ce progrès dans le Cur Deus horno de saint An-
selme, et d'une manière, somme toute, assez heureuse
pour que la crise ouverte par Abélard ne fît que le
consolider. Voir /.(.■ dogme de la rédemption. Essai
d'étude liistorique, p. 279-315 et 446-482; Le dogme de
la rédemption au début du Moyen Age. p. 63-260.
1° Œuvre de saint Anselme. - Historiens et théolo-
giens tic tous les bords sont unanimes à reconnaître
que le Car Deus homo, P. L., t. clviii, col. 361-131),
fait époque. Il fui publié en 1098 et il n'y a pas à comp-
ter avec l'hypothèse, soutenue par E. Druwé, Libri
sancti Anselmi « Cur Deus homo « prima forma inedila,
Rome, 1933, d'une « première rédaction i entièrement
différente du texte actuel. Voir .1. Rivière, Un pre-
mier jet du « Cur Deus homo » ?, dans Revue des sciences
religieuses, t. xiv, 1931, p. 329-369. On lui doit d'avoir
pour la première fois systématisé la théologie rédemp-
trice autour du concept de satisfaction.
1. Exposé. — ■ Sous la forme d'un dialogue avec son
disciple Roson, Anselme y développe une thèse métho-
dique, en vue d'établir au nom d'une dialectique pé-
remptoire, rationibus necessariis, et de caractère pure-
ment rationnel, remolo Christo quasi numquam aliquid
fueril de illo (préface), la stricte nécessité de l'incarna-
tion et de la passion. Voir Anselme (Saint), t. i,
col. 1338-1339.
Cette démonstration se déroule en deux livres, dont
le premier commence par écarter les conceptions cou-
rantes de l'économie rédemptrice, notamment celle
qu'il était habituel d'emprunter à la « justice » envers
le démon (i, 7). Une fois le terrain ainsi déblayé, l'au-
teur définit le péché comme une violation de l'honneur
dû à Dieu et, en conséquence, la satisfaction comme
un hommage propre à réparer cette offense (i, 11).
D'où il déduit qu'une satisfaction pour le péché s'im-
posait, au regard tant de Dieu que de l'homme (i, 12-
19), mais que celui-ci n'était pas en mesure de la four-
nir secundum mensuram peccali (i, 20-24). Ce qui ne
laisse pas à l'humanité coupable d'autre alternative
pour être sauvée que l'avènement du Fils de Dieu
(i, 25).
Au second livre, Anselme remonte plus haut, pour
montrer que Dieu ne pouvait pas renoncer à son plan
T. — XIII — 62.
1943
RÉDEMPTION. AU MOYEN AGE : ABÉLARD
1944
sur le genre humain (n, 1-5) et que, dès lors, l'incar-
nation était nécessaire (n, 6-10). N'étant pas soumis
à la mort, en l'acceptant pour ne pas trahir sa mission
le Christ pourrait l'ofTrir à Dieu en compensation de
nos péchés (n, 11-13), qu'elle réparerait in inftnitum
(n, 14-18). Ce faisant, il acquérait un mérite dont il
a demandé et obtenu que le bénéfice fût reporté sur
nous (n, 19-20).
Trois propositions, au total, marquent les étapes de
cette dialectique. Étant donnée la création, nécessaire-
ment Dieu se devait de pourvoir à la restauration de
l'humanité déchue. A cette fin il devait exiger du pé-
cheur une satisfaction complète pour son péché. Or
cette satisfaction due par l'homme était absolument
au-dessus de ses forces et ne pouvait être fournie que
par un IIomme-Dieu. Ainsi les conditions requises
pour la rédemption du genre humain postuleraient
l'incarnation, qui, à son tour, éclaire la nature et
garantit la réalité de celle-là.
La méditation XI : De redemptione luimana (1099),
P. L., t. clviii, col. 762-769, n'est qu'un résumé du
Cur Deus homo sur le mode affectif.
2. Appréciation. — En raison même de son impor-
tance, l'œuvre anselmienne soulève plus encore de
préventions que de difficultés.
Chez les critiques étrangers à l'Église, les pires ou-
trances de langage restent de tradition. Avec toutes
sortes d'antinomies, Ad. Harnack, Dogmengcschic.hle,
t. m, 4e éd., p. 401-409, sur les pas de Baur et de
Ritschl, y découvre une notion mythologique de Dieu
ainsi qu'une opposition digne de la Gnose entre la jus-
tice du Père et la bonté du Fils, que vient compliquer
une division parfaitement nestorienne de la personne
du Christ, le grief général de transformer en catégories
juridiques les réalités de la foi planant sur le tout.
J. Turmel, Histoire des dogmes, t. i, p. 413 et 419-426,
s'acharne de préférence contre la cohésion du système,
où il ne voit que sophismes et contradictions. Autant
de reproches qui se discréditent par leur manque de
mesure et trahissent, avec un défaut complet d'objec-
tivité, le parti pris contre la doctrine catholique dont
le Cur Deus homo reste le principal boulevard. Il in-
combe aux théologiens d'y parer en s'appliquant à
prévenir ou dissiper les déformations et les méprises
de l'ignoratio elenchi.
Au concept fondamental de satisfaction la mode fut
quelque temps de chercher, avec E. Cremer, une ori-
gine apocryphe dans la notion germanique du Vcrgeld.
L'histoire la moins partiale reconnaît maintenant,
cf. Ad. Harnack, op. cit., p. 391-392, et F. Loofs, Lcilfa-
den der Dogmengeschichle, 4e éd., p. 509-511, qu'il est
emprunté à la langue de l'Église, où il avait cours de-
puis Tcrtullien pour désigner le rôle de la pénitence
personnelle du pécheur.
Son application à l'œuvre du Christ ne marquerait-
elle pas du moins une rupture avec la tradition des
siècles antérieurs qui l'ignorait? Ainsi G.-C. Foley,
Anselm's tlwonj of the alonement, p. 77 et 96-99. Mais
ce n'est là qu'une expression nouvelle de ce que dési-
gnaient les anciennes catégories de sacrifice et de ra-
chat. Ce qui ne va pas au-delà d'un légitime dévelop-
pement.
Du point de vue catholique, le système anselmien ne
laisse pas d'être vulnérable dans plusieurs de ses par-
tics. Son déficit le plus saillant a toujours paru la
nécessité qu'il introduit à chaque moment de l'éco
nomie rédemptrice et, malgré tous les essais pério-
diques d'interprétation bénigne, on ne peut guère
douter qu'Anselme ne l'ait entendue au sens le plus
rigoureux. Tour la preuve détaillée, voir Le dogme de
la rédemption. Étales critiques et documents, p. 313-
317. Aujourd'hui surtout beaucoup de théologiens en
regrettent la méthode trop exclusivement juridique,
par suite de laquelle Anselme réclame pour la satis-
faction un acte strictement surérogatoire, au risque
certain d'isoler la mort du Christ de l'ensemble de sa
vie, ou ramène l'application des mérites du Sauveur à
une convention artificielle entre le Père et le Fils au
détriment de la notion paulinienne de solidarité.
.Mais ces défauts de détail, et qu'il est, au demeu-
rant, facile d'amender, ne doivent pas empêcher de
reconnaître la valeur unique d'une œuvre puissante
entre toutes, a laquelle, au surplus, la théologie chré-
tienne de la rédemption doit sans conteste le capital
dont elle a vécu depuis.
2° Œiwrc d' Abélard. — Rapproché d'Anselme par la
chronologie, Abélard en diffère du tout au tout par son
genre de contribution à l'histoire de la sotériologie
catholique, où il ne compte guère, comme ailleurs,
que par ses témérités.
1. Exposé. — A défaut d'une synthèse comparable
au Cur Deus homo, la doctrine rédemptrice d' Abélard
se trouve ébauchée dans un excursus de son commen-
taire sur l'épître aux Romains (après 1125), II, m,
P. L., t. CLXXVIII, col. 833-836. .
Comme l'archevêque de Cantorbéry, l'écolâtre pari-
sien s'élève tout d'abord contre la conception usuelle,
qu'il présente sous les traits passablement lourds d'un
rachat au démon. A quoi il oppose que celui-ci ne sau-
rait avoir aucun droit sur les pécheurs au châtiment
desquels il est préposé par Dieu, pas plus que le geô-
lier ou le bourreau sur ses clients.
Suivent un certain nombre de questions rapides et
pressantes qui intéressent le fond même du mystère
de la rédemption. Quel besoin Dieu avait-il de s'in-
carner pour notre salut? Comment pouvons-nous être
justifiés par la mort du Christ qui ne nous rend pas
meilleurs et provient elle-même d'un crime autrement
grave que la faute d'Adam? Si elle est une rançon,
comment peut-elle agir sur celui qui la détermina?
N'est-ce pas une injustice pour Dieu que de réclamer
la mort de l'innocent ou une cruauté que d'y prendre
plaisir?
Une seule réponse lui semble propre à dénouer ces
antinomies, savoir de chercher le secret de notre jus-
tification dans les leçons que la mort de Jésus nous
donne et dans l'amour qu'elle a pour but de nous ins-
pirer. Tout le mystère tient dans cette psychologie :
Redemplio itague noslra est illa summa in nobis per
passioncm Chrisli dilectio. Cf. ibid., II, v et III, vm,
col. 860 et 898.
2. Appréciation. — Par sa critique de la sotériologie
populaire, Abélard peut sembler, en gros, d'accord
avec Anselme. A y regarder de près cependant, on voit
qu'avec le « droit » du démon il contestait également
son dominium ou sa potestas sur les pécheurs. Une
équivoque des plus graves, et tout entière à sa charge,
allait de ce chef peser sur le débat.
Il est banal de le faire passer pour un adversaire de
la satisfaction, que le docteur de Cantorbéry venait
de systématiser. Aucun de ses arguments ne vise, en
réalité, les positions du Cur Deus homo. Ce n'est pas
contre le système anselmien, mais contre les données
essentielles de la foi que portent ses rationcs dubi-
tandi. Voir Le dogme de la rédemption au début du
Moyen Agi-, p. 96-129.
Les théologiens du protestantisme libéral lui font
honneur d'avoir franchement situé la rédemption sur
le terrain subjectif. Éloge qui suffit à montrer com-
bien il s'éloignait de l'Église et de sa tradition. Voir
Abélard, t. r, col. 47.
Quelques auteurs, surtout protestants, ont entre
pris d'arracher Abélard à cette réputation compromet
tante, en faisant valoir les divers passages où il
semble assez fidèle aux exigences de l'orthodoxie.
Ainsi S. -M. Deutsch, Peler Abâlard, Leipzig, 1883,
1945
RÉDEMPTION. AU MOYEN AGE : INFLUENCE DE S. ANSELME
194G
p. 370-387. Mais des textes oratoires sur le sacrifice du
Christ et la vertu rédemptrice de sa croix sont trop
vagues pour rien trancher ou s'entendent sous le béné-
fice d'un subjectivisme constant par ailleurs. Quant
à ces « mérites » du nouvel Adam qui suppléeraient à
l'insuiFisance des nôtres, In Rom., n, P. L., t. clxxviii,
col. 863 et 865-866, ils peuvent tout au plus constituer
une de ces inconséquences fréquentes chez Abélard et
ne sauraient donner le change sur la direction de son
enseignement dans les endroits où il s'exprime en
termes formels.
3. Influence. — Ces positions d'Abélard se retrou-
vent exactement dans l'école issue de lui. Voir ici
même, t. i, col. 49-51. Cf. J. Rivière, De quelques faits
nouveaux sur l'influence Ihéologique d'Abélard, dans
Bulletin de litl. eccl., 1931, p. 107-113; Le dogme de la
Rédemption au début du Moyen Age, p. 170-193 et
232-237.
Avec des nuances, Roland Bandinelli, maître Omne-
bene et l'anonyme de Saint-Florian témoignent de la
même hantise dialectique à l'égard du rachat au
démon et s'attachent à souligner l'amour dont l'œuvre
du Christ est la source, pour ne toucher qu'en passant
à la valeur sacrificielle de sa mort. Voir A. Gietl,
Die Sentenzen Rolands, Fribourg-en-Br., 1901, p. 157-
162; H. Ostlender, Senlenliœ Florianenses, Bonn,
1929, p. 14-16; Ps.-Augustin, Hom., 9, P. L., t. xlvii,
col. 1218.
Seul Hermann, tout en gardant ce cadre, subor-
donne assez nettement l'infusion de la charité qui nous
justifie au sacrifice que le Christ offre à Dieu dans sa
passion. Voir Epilome Iheol. chr., 23, P. L., t. clxxviii,
col. 1730-1732.
En même temps qu'il achève de caractériser les
tendances d'Abélard, le suffrage de ses disciples n'en
montre-t-il pas suffisamment le danger?
3° Destinées immédiates des deux initiateurs. — A la
croisée des chemins doctrinaux qu'ouvraient devant
elle ces deux maîtres illustres, ni l'Église ni la théo-
logie du xne siècle naissant n'eurent d'hésitation.
1. Condamnation d'Abélard. ■ — ■ Dénoncé par Guil-
laume de Saint-Thierry, puis, à son instigation, par
saint Bernard, Abélard vit dix-neuf de ses erreurs
condamnées par le concile de Sens (1140), puis par
le pape Innocent II. La quatrième avait trait à sa
doctrine de la rédemption.
En effet, la sotériologie de l'écolàtre parisien rece-
vait une large part dans les deux mémoires accusa-
teurs. Voir Guillaume de Saint-Thierry, Disp. adv.
Abœl., 7, P. L., t. clxxx, col. 269-276; S. Bernard,
Tract, de crr. Abœl., v, 11-ix, 25, P. L., t. cxxxxii,
col. 1062-1072. Avec l'insolence agressive d'Abélard
contre l'enseignement commun, l'un et l'autre atta-
quaient sa manière de rejeter l'assujettissement des
pécheurs au démon et de réduire à celle d'un exemple
l'efTicacité de la mort du Sauveur. Le premier grief fut
seul officiellement retenu et donna lieu à un capilu-
lum ainsi libellé : Quod C.hrislus non assumpsil carnem
ut nos a jugo diaboli liberaret. Denzinger-Bannwart,
n. 371.
Tout en se plaignant avec amertume d'avoir été
mal compris, Abélard lui-même ne laissa pas de
prendre condamnation sur cet article. Fidei confessio,
dans P. L., t. clxxviii, col. 105-106. Il n'en fallut pas
davantage pour couper court à son influence et arrêter
le développement de la petite école qui commençait à
la subir.
2. Témoignage de saint Bernard. — Rien n'est mieux
fait pour montrer quel était, à l'époque, le cours ordi-
naire de la théologie que l'attitude prise dans ces cir-
constances par l'abbé de Clairvaux.
On ne se prive pas d'inscrire à son passif l'ardeur
qu'il met, non seulement à défendre, comme réel au-
tant que « juste », l'empire du démon sur nous jusqu'à
l'attentat criminel qui le lui fait perdre non moins
justement, mais à proclamer « convenable » cette pro-
cédure de « justice ». Preuve certaine de la place que
ces vieilles conceptions tenaient encore dans les habi-
tudes mentales du temps. Encore est-il que Bernard
s'attache surtout à revendiquer la « puissance » du
démon sur les pécheurs, qu'il voyait ou croyait niée
par Abélard, cf. col. 1944, et non pas précisément son
« droit ». C'est dire que, chez lui, tout le débat roule sur
un fait élémentaire de l'ordre religieux, sans égard aux
spéculations juridiques dont il s'était peu à peu chargé.
Telle est également l'unique portée de la censure in-
fligée au novateur par le concile de Sens.
En revanche, on néglige d'observer qu'il ne déploie
pas moins d'énergie pour maintenir sa signification
traditionnelle au sacramentum redemplionis et que,
pour l'exprimer, il fait bon accueil au concept de
satisfaction. Tract, de err. Abœl., vi, 15, P. L.,
t. clxxxii, col. 1065; Lib. ad milites templi, xi, 33,
ibid., col. 934; In Gant., serm. xx, 3 et XXII, 7, P. L.,
t. clxxxiii, col. 868 et 881. Voir Bernard (Saint),
t. n, col. 764-767.
Ferme témoin de la foi chrétienne au mystère de la
rédemption, saint Bernard l'est aussi de la manière
dont la théologie anselmiennc y était dès lors associée
pour en traduire le contenu.
3. Action progressive de saint Anselme. — Pour les
besoins de l'antithèse, le prestige d'Abélard auprès de
ses contemporains fait pendant, chez un certain nombre
d'auteurs, à l'éclipsé de l'archevêque de Cantor-
béry. Ainsi encore dans J. Tunnel, Histoire des dogmes,
t. i, p. 126-427. Simplification tendancieuse et de tous
points contraire aux faits. Voir Le dogme de la rédemp-
tion au début du Moyen Age, p. 133-169 et 238-246.
Il est vrai que l'ancienne sotériologie démonocen-
trique persistait encore chez Anselme de Laon, Guil-
laume de Champeaux et d'autres moins importants.
Le même phénomène se constate d'ailleurs tout autant
après l'intervention plus véhémente d'Abélard. Ce qui
prouve tout simplement qu'une question aussi favo-
rable à la tyrannie de la routine offre un terrain parti-
culièrement mal choisi pour mesurer l'action théolo-
gique des deux docteurs.
Sur des points plus substantiels, l'influence doctri-
nale d'Anselme apparaît déjà, d'une manière indi-
recte, dans l'allure imprimée à la théologie tradition-
nelle du sacrifice par des auteurs comme Pierre le
Vénérable, Tract, conl. Petr., P. L., t. ci.xxxix,
col. 786-798, Ilildebert de Lavardin, C.arm. mise, 52,
P. L., t. clxxi, col. 1400, et Bruno d'Asti, De inc,
P. L., t. clxv, col. 1079-1081, ou de l'expiation pénale,
par exemple chez Rupert de Dcutz, De Trin. et op. ejus:
De opère Spir. S., n, 18, P. L., t. clxviii, col. 1612.
Cf. R. Seeberg, Dogmengeschichlc, 3e éd., t. m, p. 225.
On la saisit directement à la diffusion croissante
d'un thème aussi spécifiquement anselmicn que celui
de la satisfaction. Voir, dès le vivant d'Anselme, Odon
de Cambrai, Disp. conl. Jud., P. L., t. clx, col. 1048;
peu après sa mort, Guibert de Nogent, De inc, in, 2-3,
P. L., t. clvi, col. 508-509; Hermann de Tournai, De
inc, 1-6, P. L., t. clxxx, col. 11-12; Honorius d'Au-
tun, Elucid., i, 15-18 et 21, P. L., t. clxxii, col. 1120-
1122; Rupert de Deutz, Coin, in Johan., m, P. L.,
t. clxix, col. 330-331, auxquels on ajoutera désor-
mais le Libcllus... cur Dcus homo, 24-37, édit. Druwé,
p. [22]- [36]; Pierre le Peintre, Lib. de s. eucli., 2-3,
P. L., t. ccvn (sous le nom de Pierre de Blois), col. 1139.
Témoins obscurs, mais d'autant plus significatifs,
et qui annonçaient l'œuvre délibérée d'assimilation
qu'allait réaliser l'école de Saint-Victor. Voir Hugues,
De sacram., I, pars VIII, 3-4, P. L., t. clxxvi, col. 307-
309. Cf. Hugues de Saint-Victor, t. vu, col. 279.
194 7
RÉDEMPTION. DÉBUTS DE LA SCOLASTIQUE
1948
Dès la génération qui le suit, l'auteur du Cur Deus
homo se révèle, à de clairs indices, comme le maître de
l'avenir.
VI. Organisation définitive : Dans l'Église
catholique. — ■ Sur la base du système auselmicn,
au prix de quelques modilications de surface, le dogme
catholique de la rédemption allait rapidement prendre
la forme qu'on lui voit encore aujourd'hui.
1° Préparation de la scolaslique. — Tout le travail
d'élaboration qui prépare l'avènement de la scolastique
s'accomplit, en eilet, pratiquement en dehors d'Abé-
lard et sous l'emprise croissante de l'archevêque de
Cantorbéry. Voir Le dogme de la rédemption au début
du Moyen Age, appendice m, p. 363-409.
1, Autour de Pierre Lombard. — 11 n'y a pas lieu de
s'arrêter à la survivance des vieux thèmes qui, dans la
deuxième moitié du xne siècle autant que dans la pre-
mière, maintiennent la tradition des « Cur Deus homo
populaires » chez un certain nombre de prédicateurs.
A ne considérer que les apparences, Abélard n'eut pas,
sur ce point, plus de succès que n'en avait eu saint An-
selme. Tout juste peut-on y remarquer une tendance
plus ferme à transformer le « droit » du démon en un
semblant de droit. Ainsi Raoul Ardent, Hom., i, 30,
P. L., t. clv, col. 1447; Innocent III, Serm., i et xxix,
P. L., t. ccxvn, col. 320 et 587.
C'est aux théologiens qu'il faut recourir pour avoir
la ligne authentique de la pensée médiévale. Non sans
quelques restes d'embarras, elle continue à s'orienter
dans le sens anselmien.
Gandulphe de Bologne trahit encore un peu l'in-
fluence d'Abélard en insistant sur l'action morale du
Christ, Sent., III, 83, édit. J. de Walter, p. 335, à
l'œuvre duquel il ne laisse pas d'appliquer les concepts
de mérite et de sacrifice. Ibid., 80-82, p. 329-333;
cf. 103-104, p. 351 et 354. De même Robert Pullus, qui
paraît plus ardent à contester les « droits » du démon
qu'à s'expliquer sur la valeur de rédemption qu'il
reconnaît à la croix. Sent., IV, 13-14, P. L., t. clxxxvi,
col. 820-821.
Pierre Lombard, de son côté, fait preuve d'un
éclectisme doublement conservateur, en ce qu'il se
préoccupe d'assurer une part, sous la forme d'une
justitia humilitalis mal définie et d'ailleurs facultative,
à la « justice » envers notre détenteur, Sent., III, dist.
XIX, c. ii et XX, c. ii-iii, tandis qu'il néglige entière-
mont l'idée anselmienne de satisfaction. Du moins est-
il très ferme pour éclairer l'œuvre du Christ par les
catégories de mérite et de sacrifice, ibid., dist. XVIII,
auxquelles il unit, du reste, l'influence psychologique
de son amour, dist. XIX, 1, chacune de ces proposi-
tions étant largement appuyée sur des textes de saint
Augustin. Avec le Maître des Sentences, la théologie
rédemptrice ne fait pas plus de progrès qu'elle
ne subit de recul. Voir Pierre Lombard, t. xn,
col. 1998.
Ses contemporains et successeurs immédiats mon-
trent plus de décision. D'une part, ils réduisent de plus
en plus le rôle de Satan et de ses « droits ». Ainsi l'au-
teur inconnu des Quxstiones in cpistolas Pauli, In
Rom., 90, P. L., t. ci.xxv, col. 457; Pierre de Poitiers,
Sent., IV, 19, P.L., t. CCXI, col. 1210; Simon de Tour-
nai, Disp., XLV, 1, édit. Warichez, p. 130. En même
temps, c'est à la doctrine de la satisfaction, sans pré-
judice d'ailleurs pour la notion de mérite, qu'ils de-
mandent le cadre de leur théologie de la rédemption.
Richard de Saint-Victor continue sur ce point, De
Verbo inc., 8-11, P. /,., t. exevi, col. 1002-1005, la
tradition inaugurée par Hugues, qui ne s'affirme pas
moins chez Robert de Melun, voir Revue d'hist. ceci.,
t. XXVIII, 1932, p. 325, et Pierre de Poitiers, Sent., IV,
14, P. /.., t. ccxi, col. L195-1196, <:f. Quwsl. in epist.
Pauli, In Rom., 90, P. /.., t. CWCXV, col. 158; Nicolas
d'Amiens, De art. calh. fidei, m, 1-5, P. L., t. ccx (sous
le nom d'Alain de Lille), col. 610-611.
Avec le suffrage de l'École naissante, l'œuvre ansel-
mienne recevait également celui des mystiques et des
orateurs sacrés. Voir, parmi les plus notables, Raoul
Ardent, Addenda : Hom., i, 10, P. L., t. clv, col. 1700;
saint Martin de Léon, Serm., iv, 25, P. L., t. cevm,
col. 363; Innocent III, Serm. de sanctis, i, P. L.,
t. CCXVII, col. 154; Eckbert de Schônau, Stimulus dil.,
P. L., t. clxxxiv (sous le nom de saint Bernard),
col. 962-963; Geoffroy d'Admont, Hom. dom., ix,
P. L., t. clxxiv, col. 62; Pierre de Celle, Serm., vin,
P. L., t. ccn, col. 659.
2. Commencement du xm* siècle. ■ — Pour autant
qu'on les puisse atteindre, les ancêtres immédiats des
grands scolastiques témoignent, à leur tour, d'un
semblable mouvement.
De Guillaume d'Auvergne, par exemple, il existe un
Cur Deus homo, dans Tract. Cuil., édition de Nurem-
berg, cire. 1486, fol. cvn r°-cxv v°, qui rivalise avec
celui d'Anselme, sans le valoir, pour imposer au nom
de la dialectique l'incarnation du Fils de Dieu en vue
de la salisfaclio condigna requise pour nos péchés. Le
mérite et la satisfaction du Christ font l'objet d'une
analyse didactique dans la Summa aurea de Guil-
laume d'Auxerre, III, tract, i, c. vin, édition Régnault,
fol. 132-133. En regard, le vieux problème des droits
du démon ne tient plus qu'un rang effacé.
Non moins que pour adopter la substance du sys-
tème anselmien, les deux maîtres sont aussi d'accord
pour l'interpréter. Guillaume d'Auvergne, fol. cvin r°,
admet qu'en dehors de l'incarnation un autre moyen
de salut était possible à Dieu de sua poleslalis immen-
silale; mais il ajoute aussitôt : Peccali modum et ma-
gnitudinem hune modum requirere satisfaclionis. D'une
manière encore plus nette, Guillaume d'Auxerre, après
avoir combattu les opinions qui concluraient a la
nécessité du plan divin, fol. 131 v°, enseigne que la
mort du Christ s'imposait, fol. 133 r°, manente Dei
decreto, c'est-à-dire, explique-t-il, dans l'hypothèse où
Dieu voudrait exiger un sufficiens pretium pour tout le
genre, humain.
Ainsi les voies sont ouvertes qui permettront de
conserver, avec la doctrine de la satisfaction, jusqu'à
la logique interne au nom de laquelle Anselme la jus-
tifiait, moyennant de la transposer sur le plan du
relatif.
2° Apogée de la scolastique. — Entre les docteurs
du xme siècle, il n'y a plus, en effet, que des nuances
individuelles dans cette œuvre de mise au point. Voir
Le dogme de ta rédemption au début du Moyen Age,
appendice iv : Dans l'atelier de l'École, p. 410-458.
1 . École francisciine. — ■ Nécessité de notre rédemp-
tion, puis d'une satisfaction quelconque et enfin d'une
satisfaction par l'Homme-Dieu : il suffit de parcourir
ces articles successifs, où d'ailleurs Anselme est, d'or-
dinaire, plus ou moins textuellement utilisé, pour
voir combien Alexandre de Halès, Sum. th., III, q. i,
membr. 3-7, se tient près du Car Deus homo. De même
quand, par la suite, ibid., q. xvi-xvn, il établit la
nécessité, puis l'efficacité de la mort du Christ.
Cependant le décret initial de notre salut ne relève
en Dieu que de la necesssitas immulabilitalis, q. i,
membr. .'î. De potentia absolula il pouvait de même
nous racheter sans conditions d'aucune sorte : la néces-
sité d'une satisfaction ne s'impose qu'au regard de sa
potentia ordinaia, membr. 4. Il faut sans nul doute en
dire autant des thèses complémentaires sur l'impuis-
sance de l'ange aussi bien que de l'homme devant la
satisfaction requise et la nécessité d'un I lotnme-Diou
pour la fournir. Sur toute la ligne, la fidélité d'Alexan
dre à la doctrine et jusqu'au langage d'Anselme ne va
pas sans un perpétuel effort d'adoucissement.
1949
REDEMPTION. SAINT THOMAS
1950
Telle est aussi la position de saint Bonaventure,
chez lequel il n'est pas jusqu'au libellé même des ques-
tions à résoudre qui ne place le problème sur le terrain
du conyruum. La « nécessité » de notre rédemption
n'est plus, comme chez Alexandre, que l'immutabilité
des desseins de Dieu. Si la réparation du péché, au
double titre de son extension et de sa gravité, reste
au-dessus de nos moyens et requiert la personne de
l'Homme-Dieu, c'est uniquement d'un point de vue
spéculatif. Car l'homme pouvait ofTrir une satisfactio
semi-plena et rien n'empêchait que Dieu pût s'en
contenter. In IIlum Sent., dist. XV1II-XX, édition de
Quaracchi, t. ili, p. 380-434. Voir R. Guardini, Die
Lehre des ht. Bonavcnlura von der Erlôsung, p. 28-47
et 72-118.
2. École dominicaine. — Simultanément les maîtres
dominicains s'adonnaient au même travail d'élabora-
tion.
Dispersée au cours de son explication des Sentences,
la sotériologie d'Albert le Grand procède d'une même
attitude à l'égard du système anselmien. On peut juger
de sa méthode par cette déclaration occasionnelle sur la
nature humaine du Sauveur, In II lum Sent., dist. XII,
a. 2 et 3, dans Opéra omnia, édit. Vives, t. xxvm,
p. 226-227 : ...Deo nihil est impossibile; sed, quantum
est de congruitale nalurœ et satisfaclionis, non debuit
Christus aliunde queun de Adcun accipere... Non de-
buit, id est non fuit congruum. Chaque fois que se
posent des questions similaires, elles reçoivent une
semblable solution. Voir ibid., dist. XV, a. 1; dist.
XVI, a. 1. La « nécessité » de l'économie actuelle du
salut se ramène à une convenance et ne peut se dé-
fendre au sens fort que dans l'hypothèse d'une redemp-
tio qui ne serait pas une simple liberulio. Dist. XX,
a. 1-3.
A saint Thomas d'Aquin J. Turmel, Histoire des
dogmes, t. i, p. 440, imagine de prêter une évolution,
suivant laquelle il aurait « commencé par prendre
pour maître » Abélard et ne se serait tourné vers
Anselme * qu'en second lieu ». Cette dernière position
est celle de la Somme lliéologique, tandis que la pre-
mière s'accuserait encore dans la Somme contre les
Gentils, IV, 54. Hypothèse fantaisiste autant que ten-
dancieuse, que ruine la parfaite identité doctrinale
du Commentaire des Sentences (avant 1255-1256) et de
la Somme théologique : les divergences que peut pré-
senter la Somme contre les Gentils écrite entre les
deux (1258-1260), et qui sont d'ailleurs de pure forme,
tiennent à son but apologétique spécial.
De ces différentes sources ressort, au contraire, une
doctrine constante, encore que peu systématique,
dont l'œuvre anselmienne discrètement amendée
fournit tous les matériaux. Il faut d'ailleurs compléter
l'un par l'autre ces divers traités pour en reconstituer
intégralement la teneur.
Congruenlissimum fuit humanam naluram ex </iii>
lapsa fuit reparari, lit-on dans7n//7um S en/., dist. XX,
q. i, a. 1, sol. 1. En vue de cette fin, la Somme théolo-
gique enseigne, IIla, q. i, a. 2, que l'incarnation était le
moyen le mieux approprié; c'est seulement dans le cas
d'une satisfactio condigna qu'elle deviendrait hypothé-
tiquement nécessaire, en raison soit de la malice propre
au péché : quan.dam infinilalem habcl ex inftnilate
divinœ irajestalis, soit de l'étendue de ses ravages sur
l'humanité. A son tour, la passion du Christ, ibid.,
q. xlvi, a. 1-3, ne peut être dite nécessaire si ce n'est
ex supposilione : en elle-même, elle est simplement
convenable, en raison des multiples bienfaits qu'elle
nous procure, et Dieu pouvait toujours se dispenser
d'une satisfaction salva justitia. Ce qui revient à ra-
battre sur le plan de la convenance toutes les thèses du
Cur Deus homo.
L'exposé de l'œuvre rédemptrice est ensuite, dis-
tribué par le Docteur angélique, non sans quelques
hors-d'œuvre, sous les chefs suivants : psychologie de
la passion, q. xlvi, a. 5-8 ; étude de ses causes, q. xlvii,
a. 1-3; analyse de son action, q. xlviii, a. 1-5, « par
manière » de mérite, de satisfaction, de sacrifice et de
rédemption, toutes catégories classiques auxquelles se
superpose le théologoumène proprement thomiste per
modum efficientiœ ; inventaire de ses effets, q. xlix,
a. 1-6.
JMulla, non multum : il est de règle, chez les vulgari-
sateurs, de reproduire ce jugement porté par Ad. Har-
nack, Dogmengeschichle, 4e édit., t. m, p. 540, sur la
sotériologie de saint Thomas. Lacune qu'aggraverait le
grief positif de ces «contradictions mal dissimulées d,
dont parlait A. Sabatier, La doctrine, de l'expiation,
p. 60, et dont J. Turmel, Histoire des dogmes, t. i,
p. 440-445, vient d'enfler à plaisir l'effectif pour
conclure sur les gros mots de non-sens et de fatras.
Plus encore que celles dont la construction ansel-
mienne est l'objet, ces rigueurs tiennent, pour une
bonne part, à la méconnaissance de la position catho-
lique et de l'équilibre que ses représentants ont à cœur
de garder entre les éléments divers du donné chrétien.
A défaut d'une création personnelle ou d'une synthèse
vigoureuse, le mérite de saint Thomas est d'avoir
contribué plus utilement que personne à cette œuvre
de judicieuse organisation. « La théologie tradition-
nelle » de l'Église lui doit « une forme et des contours
définis ». H. Rashdall, The idea of alonement, p. 373-
37 1.
Dans cette doctrine tout entière dominée par la
valeur objective de la mort du Christ, il va de soi que
son efficacité subjective ne laissait, du reste, pas
d'avoir, à titre subsidiaire, sa place légitime et que
l'œuvre du Rédempteur ne supprime pas notre part
de collaboration. Voir Thomas d'Aquin, Sum. th., IIla,
q. xlvi, a. 1 et 3; Bonaventure, /;; IIlum Sent.,
dist. XX, q. v.
Quant au rôle de Satan, il n'y survit (pie par un sou-
venir fugitif accordé à l'abus de pouvoir parmi les effets
de la passion. Cf. Thomas d'Aquin, Sum. th., III-1,
q. xlix, a. 2; Bonaventure, In IIIum Sent., dist. XX,
q. m. A la différence île ses parties substantielles,
dont la synthèse médiévale incorporait tout le fond,
cet élément adventice de la tradition patristique finis-
sait par tomber à lien.
C'est ainsi que, dans le moule théologique élaboré
par saint Anselme, l'École donnait au dogme de la
rédemption ses formes définitives. Développement
d'ailleurs tout occidental, dont 1' «orthodoxie» grec-
que tarderait à recueillir le bénéfice, voir Le dogme de
la rédemption. Études critiques et documents, p. 281-
312, et dont quelques-uns de ses membres ne surent
même pas toujours. ;'i la longue, estimer suffisam-
ment le prix.
3° Discussions et précisions ultérieures. — Achevé
dans ses lignes essentielles par les maîtres du xme siè-
cle, l'édifice de la sotériologie catholique ne devait
plus recevoir dans la suite que de légères modifica-
tions, qui, pour quelques retouches de minime portée,
en respecteraient le style et le plan.
1. Œuvre critique de Scot. — Jusqu'ici l'adaptation
du système anselmien s'était poursuivie d'une ma-
nière sensiblement uniforme. Avec le Docteur subtil
allait commencer, pour cette doctrina recepla, l'épreuve
de la révision. Voir Duns Scot, t. iv, col. 1894-1896.
Les résultats de sa critique sont consignés dans Opus
Oxon. : In ///™ Sent., dist. XIX et XX, édition de
Lyon, t. vu, 1639, p. 412-431. Cf. Report. Paris.,
t. xi, p. 495-502.
Reconnaître au mérite du Christ « une certaine in-
finité » de par sa nature propre lui paraît une « hyper-
bole »; mais le péché n'est pas davantage, en lui-même,
1951 RÉDEMPTION. ORTHODOXIE PROTESTANTE CLASSIQUE 1952
un « mal formellement infini » : dans les deux cas, ce
terme peut néanmoins être conservé par manière de
« dénomination extrinsèque ». En conséquence, l'œu-
vre du Sauveur n'a, par rapport à nous, qu'une valeur
de congruo et ne peut s'appliquer à notre profit que
moyennant son acceptation par Dieu. L'analyse du
péché ne permet pas davantage d'admettre la néces-
sité hypothétique de l'incarnation : de possibili, un
ange ou même un homme ordinaire investi de la grâce
étaient en mesure d'offrir une satisfaction que Dieu
pouvait accepter pour tout le genre humain.
On ne peut pas faire un crime à la sotériologie sco-
tiste de bouleverser les positions communément reçues,
tant qu'il n'est pas démontré que celles-ci devraient
se confondre avec les données de la foi. Elle se réfère à
une conception théologique d'ensemble sur Dieu,
l'homme et le Christ, qui, pour discutable qu'elle
puisse être, n'en garde pas moins sa place dans l'Église,
par-dessus toutes les préventions d'école, au rang des
libres opinions.
2. Scolaslique récente. — A partir de là, les discus-
sions amorcées par la critique de Scot envahissent de
plus en plus la théologie.
Une école scotiste est, en effet, constituée, qui re-
crute, par surcroît, le renfort du nominalisme. Or,
pour quelques disciples tels que Mastrius, Hauzeur
ou Frassen, qui crurent devoir atténuer la doctrine du
maître, par exemple, sur la valeur des mérites du
Christ, la plupart eurent à cœur de la maintenir inté-
gralement : ainsi François de Mayronis, Durand de
Saint-Pourçain, Occam, Pierre d'Ailly, Biel. Voir S. Bo-
naventure, Opéra omnia, édition de Quaracchi, t. m,
p. 429-430, scholion des éditeurs; Th. Fetten, Johanncs
Duns ùber das Werk des Erlôsers, p. 99-122.
Il va sans dire que les écoles rivales ne déployaient
pas moins d'ardeur dans la défense des points contes-
tés, quitte à se subdiviser en groupes différents sui-
vant la manière de les concevoir. D'où ces intermina-
bles dissertations, qui sont la spécialité du second âge
scolastique, sur la malice du péché ou la nécessité de
l'incarnation pour y satisfaire adéquatement, et qui
elles-mêmes en entraînent d'autres sur la valeur de la
satisfaction du Christ en vue de savoir si elle s'est ou
non produite ex rigore justitise, peut-être même ad
strictos juris apices. Voir, par exemple, Suarez, De inc,
disp. IV, sect. iii-xii, édit. Vives, t. xvn, p. 55-186;
J. de Lugo, De inc., disp. III-VI, édit. Vives, t. n,
p. 258-390.
De ces longues controverses auxquelles a donné lieu
le besoin de précision technique en la matière, et dont
les résidus surchargent encore beaucoup de nos ma-
nuels, il faut bien constater que l'importance n'égale
pas l'ampleur. En tout cas, c'est d'ailleurs que, vers le
même temps, des problèmes autrement graves pour
la sotériologie chrétienne étaient en train de surgir.
VII. Organisation définitive : Dans les Églises
protestantes. — Autant la logique immanente au
système protestant invitait ses adeptes à maintenir
au premier plan de leur foi le dogme de la rédemption
par le sang du Christ, autant elle les prédisposait à en
transformer inconsciemment la notion. Non seule-
ment, en effet, leur conception de la déchéance hu-
maine leur imposait de sacrifier notre régénération spi-
rituelle à l'œuvre exclusive du Rédempteur, voir
MÉRITE, t. x, col. 710-717, mais la hantise du péché
et de son inexorable châtiment, point de départ néces-
saire du drame intérieur qui aboutit à nous justifier,
devait réagir sur la direction et pour ainsi dire la cou-
leur de celle-ci. Voir J,e dogme de la rédemption, Élude
théologique, p. 381-518.
De fait, la Réforme a déterminé, dans la théologie
rédemptrice, un changement d'orientation dont les
critiques protestants eux-mêmes n'ont pas pu ne pas
s'apercevoir. « Sans doute la doctrine luthérienne de
la rédemption se rattache à la théorie d'Anselme...
Mais elle s'en dislingue principalement en ceci que la
passion et la mort du Fils de Dieu n'y sont pas consi-
dérées comme un don offert à Dieu en place du châti-
ment afin de réparer l'injure faite à son honneur, mais
comme une souffrance de caractère pénal volontaire-
ment acceptée par substitution, comme la sujficientis-
sima pœnarum quœ nos manebant persolutio. Nulle
part, chez Luther, il n'est question que, dans la pas-
sion et la mort du Christ, il s'agisse uniquement d'une
satisfaction en vue de rétablir l'honneur violé de
Dieu. » Or « la doctrine des réformés, si l'on en juge par
les brèves énonciations des symboles, ne semble pas
différer essentiellement de celle des luthériens ». G. -F.
Oehler, Lehrbuch der Sijmbolik, 2e édit., Stuttgart,
1891, p. 465-466 et 471. Cf. G.-B. Stevens, The Chris-
tian doctrine of salualion, p. 151-152 : « Pour Anselme,
la satisfaction accomplie par le Christ n'est pas
regardée comme une punition, mais comme le rem-
placement d'une punition. C'est ici le point où la théo-
logie de la Réforme et d'après la Réforme s'éloigne de
lui et delà théologie médiévale en général... 11 n'est plus
question de la dignité ou de l'honneur de Dieu, mais
de son inflexible justice; il ne s'agit plus d'une alter-
native entre la satisfaction et le châtiment, mais d'une
satisfaction par le châtiment. » Bref, « c'est propre-
ment l'antithèse du Cur Deus homo ». R.-W. Dale, The
alonement, 24e éd., p. 351.
Sur ce fond permanent la préoccupation instante
de « réaliser » la justification individuelle jette une
note de mysticisme, que le principe toujours actif du
libre examen complique, au surplus, d'une perpétuelle
mobilité. Ce qui fait de la théologie rédemptrice dans
les Églises protestantes un chapitre particulièrement
chargé de l'histoire de leurs « variations ».
1° Période ancienne : Orthodoxie classique. — Une
sotériologie assez homogène s'ébauche dès l'origine,
en attendant de se fixer en thèses rigides, qui allait
caractériser pour des siècles l'empreinte spéciale don-
née par les croyants de la Réforme à l'œuvre du Ré-
dempteur.
1. Églises luthériennes. — Orateur et mystique plus
que théologien, sans renoncer à la terminologie scolas-
tique, Luther se plaît à reprendre les vieux thèmes
populaires sur la défaite du démon. Voir K. Grass,
Die Gollheit Jesu Chrisli in ihrer Bedeutung fur den
Heilswerl seines Todes, p. 49-58. Mais plus significative
que cet archaïsme est l'idée qu'il donne ou suggère de
la satisfaction du Sauveur.
Dans son commentaire de l'épître aux Galates
(1531), ni, 13, Lulhers Werke, édition de Wcimar,
t. xi, a, p. 432-140, en termes passionnés il se repré-
sente le Christ comme « un maudit et le pécheur des
pécheurs ». Car, au regard de la loi, « il faut que le
pécheur meure ». Pour l'en dispenser, avec la peine des
coupables, le Fils de Dieu « porte aussi le péché et la
malédiction », de telle sorte qu'il ne faut plus le consi-
dérer « comme une personne privée innocente », mais
comme « un pécheur qui a sur lui et porte le péché de
Paul..., de Pierre..., de David » etc. Substitution (pie
les sermons du réformateur étendent jusqu'à faire
peser sur le Christ l'angoisse des damnés. Textes dans
"W. Kôlling, Die Satisfactio vicaria, t. n, p. 319-350.
Exponatur, écrit plus froidement Mélanchthon,
Dt'cl. de dicto : Sis intentas, dans Corpus Réf., t. xi,
col. 779, mirandum Dci consilium, quod, cum sil juslus
et horribiliter irascalur peccalo, ita demum placari jus-
tissimam iram volueril quia Filins Dci /(ictus est sup-
plcx pro nobis et in sese iram derivavit. Principes qui se
refltHcnt jusque dans l'officieuse Apologie de la Confes-
sion d'Augsbourg, m, 58, J.-T. Millier, Die symb. Bû-
cherder ev. -luth. Kirchc, 1 1e éeL.Gûtersloh, 1912, p. 1 18.
1953
REDEMPTION. OPPOSITIONS A L'ORTHODOXIE PROTESTANTE
1954
De ces données la scolastique luthérienne du
XVIIe siècle allait construire la systématisation, en les
aggravant de la célèbre distinction entre l'obéissance
active et l'obéissance passive du Christ, qui permet-
trait de soumettre l'oeuvre entière du Sauveur au
même schéma pour mieux anéantir la nôtre devant le
double mystère de sa vie et de sa mort. Voir, par
exemple, J. Quenstedt, Theol. didactico-polemica,
p. IIla, c. m, membr. n, sect. i, th. xxxi-xl, 4e éd.,
Wittenberg, 1701, p. 228-247; J. Gerhard, hoc.
iheol., XVII, c. il, 31-63, édit. Cotta, Tubingue, 1768,
t. vu, p. 30-72. Synthèse avec d'abondantes citations
à l'appui dans Chr. Baur, Die christliche Lehre von der
Versôhnung, p. 285-352. A la fin du xvme siècle, la
même conception s'affirme encore avec les mêmes
traits essentiels. Voir, par exemple, J.-F. Seiler, Ueber
den Versôhnungslod Jesu Chrisli, Erlangen, 1778-1779.
2. Églises réformées. — C'est, au contraire, de son
propre fondateur que le calvinisme tient la sotério-
logie méthodique dont l'autorité n'allait plus cesser
de faire loi. Insl. rel. chr. (éd. de 1559), II, xvi, 1-12,
dans J. Calvini opéra omnia, édit. Baum, Cunitz et
Reuss, t. ii, col. 367-379.
Elle coïncide absolument, dans ses grandes lignes,
avec celle du luthéranisme. Pour satisfaire à la justice
de Dieu, le Christ prend sur lui tout ce que nous avions
mérité, c'est-à-dire, avec la mort, la malédiction qu'elle
comporte : ... Operœ simul pretium eral ut divinœ ullio-
nis severiiatem senlirel, quo et iras ipsius [Dei] inlerce-
deret et salisfaceret justo judicio. Aussi a-t-il éprouvé
omnia irati et punienlis Dei signa, y compris les peines
de l'enfer que désignerait l'article du symbole : Des-
cendit ad inferos.
Telle est la doctrine à laquelle se tiennent les théo-
logiens calvinistes postérieurs, comme J.-H. Heideg-
ger et Fr. Turretin en Suisse, J. Owcn et Jonathan
Edwards l'ancien, dans les milieux de langue anglaise;
celle également dont s'inspirent les confessions offi-
cielles de foi, particulièrement le synode de Dor-
drecht (1619), n, 1-4, dans E.-F.-K. Muller, Die
Bekcntnisse der reformierlen Kirche, p. 848-849.
2° Période ancienne : Secousses doctrinales. — Ces
outrances de l'orthodoxie protestante déterminèrent
aussitôt une réaction en sens inverse, qui vaudrait à la
théologie rédemptrice de la Réforme, avec de longues
difficultés, l'avènement d'un type nouveau.
1. Explosion du rationalisme : Socin. — Hic plurimum
erratum fuisse..., inter eos pr^sertim qui sese ab
ECCLESIA ROMANA SEPARAVERANT. Il suffit de Cette
déclaration, inscrite par Socin en tête du De Christo
servalore, pour attester ses intentions agressives et
marquer en même temps quel en fut l'objectif prin-
cipal. C'est à la doctrine de la satisfaction reçue dès
lors dans le protestantisme qu'il destine ses coups et
contre ses « erreurs » que son dogmatisme lui inspire
l'assurance d'être le porte-parole de la véritable révé-
lation. Voir Prœlectiones theologicœ (édition posthume,
1609), 15-29, Bibl. Fratrum Polonorum, t. i, p. 564-
600, dont les positions sont résumées dans Christianse
religionis brevissima inslitutio, p. 664-668, et copieuse-
ment défendues contre le pasteur J. Couet dans De
Christo servalore (1578, mais édité seulement en 1594),
ibid., t. n, p. 115-246.
Refutalio senlenliœ vulgaris de satisfaclione Chrisli
pro peccatis noslris, écrit expressément Socin, Chr. rel.
inst., p. 665. Ses autres ou-vrages poursuivent, en
effet, cette « réfutation » au double point de vue
rationnel et positif. La satisfaction ne lui semble ni
nécessaire, puisque Dieu peut toujours renoncer au
châtiment; ni réelle, puisqu'il affirme partout sa vo-
lonté de pardonner au coupable sans autre condition
que le repentir; ni possible, puisque, pour acquitter
notre dette en justice, le Christ aurait dû souffrir la
mort éternelle autant de fois qu'il y a de pécheurs.
Prœl. theol., 15-18, p. 565-573; cf. De Chr. serv., m, 1-6,
p. 186-206. Après quoi l'auteur d'exterminer succes-
sivement, au nom de l'exégèse, les quatre groupes de
textes auxquels il ramène la prétendue preuve scrip-
turaire de cette notion. Prœl. theol., 19-23, p. 573-588;
cf. De Chr. serv., n, 1-8, p. 140-155.
Chemin faisant, on voit apparaître, à bâtons rom-
pus, le système personnel de Socin. Il est d'une sim-
plicité rudimentaire. Chacun peut et doit expier son
péché par la pénitence : la mort du Christ n'y contribue
que par l'amour et la confiance qu'elle tend à nous
inspirer ou par le bénéfice qu'elle nous assure d'un
intercesseur efficace dans le ciel. Pral. theol., 19 et 23,
p. 575 et 587.
Tant par ses affirmations que par ses critiques, le
système socinien a longtemps régné sans rival, non
seulement sur l'Église unitaire, mais encore sur la théo-
logie rationalisante que le xvine siècle a vue inonder le
protestantisme, soit en Allemagne, voir Chr. Baur,
op. cit., p. 505-530, soit un peu dans tous les pays.
2. Essai d'apologétique légaliste : Grotius. — Juriste
de métier, mais théologien à ses heures, H. Grotius
voulut opposer une réplique au rationalisme socinien.
D'où sa célèbre Defensio fidei calholicœ de satisfaclione
Chrisli (1617).
L'auteur se réclame de l'Écriture et de la tradition
de l'Église, jusqu'à terminer sa dissertation par une
liste de teslimonia Palrum. Mais il éclaire volontiers
l'une et l'autre par un fréquent appel aux catégories
juridiques. Au moyen de ce double critère, il entre-
prend la défense de la satisfaction contre la théologie
et l'exégèse de Socin, dont il passe au crible les divers
arguments. Si l'adversaire était de taille, son parte-
naire ne se montre pas inférieur à lui. Rarement sans
doute un cfïort plus vigoureux fut accompli pour inté-
grer le mystère de notre rédemption dans un système
cohérent de la raison et de la foi.
Cette catholica sententia, il va sans dire que Grotius
la situe d'instinct dans les cadres protestants. Pœna-
rum pro peccatis noslris persolulio : c'est en quoi consis-
terait pour lui, Def., i, 13, édit. Lange, p. 10, la
forma de notre rédemption. Acquittement où le voca-
bulaire du droit dont il est coutumier lui permet de
voir, ibid., 21-22, p. 22-23, une punilio en vue de nous
assurer l'impunitas. Cf. ni, 1, p. 46 : Punilio unius ad
impunitatem alteri consequendam. Échange que le
libre dévoùment du Christ suffit à protéger contre le
reproche d'injustice et qui ne porte pas atteinte à la
bonté divine parce que, étant le fait d'un tiers, il ne
peut nous profiter, vi, 7, p. 80, qu'au titre légal de la
solulio recusabilis.
Mais, dans cette famille théologique, Grotius crée
une importante variété. Au lieu de la justice vindica-
tive, en effet, c'est à la sagesse de Dieu, en tant que
souverain de l'univers, que revient chez lui le rôle
dominant. La mort du Christ n'est plus, dès lors, au
sens strict, qu'une divinœ jusliliœ demonslratio, i, 1,
p. 2-3, c'est-à-dire « un exemple insigne » destiné à
maintenir, malgré l'amnistie accordée aux pécheurs,
cette sanction du péché qui est indispensable à la
bonne marche du monde moral, v, 4-8, p. 67-70.
Toute la philosophie de l'œuvre rédemptrice est ainsi
réinterprétée sous le signe de la loi. Cf. Baur, op. cit.,
p. 414-435.
Quelque peu méconnu par ses contemporains, le
système de Grotius devait fructifier en Angleterre et
plus encore, sous l'influence de Jonathan Edwards le
jeune, aux États-Unis. Textes dans E.-A. Park, The
alonemenl, Boston, 2e éd., 1860; étude par F. -H. Fos-
ter, Hislorical introduction à la traduction anglaise de
la Defensio, Andovcr, 1889. A l'orthodoxie posté-
rieure il ne cesse de fournir bien des compléments.
1955
REDEMPTION. LE PROTESTANTISME ACTUEL
1956
3° Diversité des courants modernes. — « Mêlée d'opi-
nions » qui donne, « à première vue », l'impression d'un
« chaos i : tel est l'aspect sous lequel l'état présent de la
théologie rédemptrice parmi ses coreligionnaires appa-
raît à J. Gindraux, La philosophie de la croix, Ge-
nève, 1912, p. 202. On peut aisément prendre un
aperçu de cette confusion, pour l'Angleterre et l'Amé-
rique, dans The atonenicnl. A clérical symposium, Lon-
dres, 1883; The atonrmrnl in modem religious thought.
A theological symposium, Londres, 3e éd., 1907; pour
l'Allemagne, dans E. Pfennigsdorf, Der Erlôsungs-
gedankc, Gcettingue, 1929 (compte rendu d'un congrès
théologique tenu en 1928 à Francfort-sur-Mein). Voir
sur ces manifestations collectives, Le dogme de la ré-
demption. Éludes critiques et documents, p. 355-428. Il
suffît à la théologie catholique d'une orientation géné-
rale à travers cette littérature.
1. En marge de l'orthodoxie. — Vivement ouvert par
Socin, le procès de la satisfaction traditionnelle est
plus que jamais à l'ordre du jour pendant tout le
xixe siècle et certaine convergence dans une nouvelle
manière de la remplacer arrive à s'établir parmi les
écoles de gauche qu'unit cette réprobation.
Kant, puis Hegel donnent, un moment, aux théolo-
giens d'Allemagne la tentation d'absorber la rédemp-
tion chrétienne, à titre de symbole, dans le développe-
ment moral de l'espèce humaine. Mais ces spéculations
métaphysiques n'obtinrent qu'un succès momentané.
Le « rationalisme » postérieur, aujourd'hui vulgarisé
dans les masses par le mouvement national-socialiste,
est devenu plutôt franchement négatif, en prétendant
refuser au christianisme, voire même au simple théisme
religieux, sous prétexte d'« autosotéric » (Éd. de Hart-
mann), l'audience de l'esprit contemporain.
Depuis Schleiermacher en Allemagne, Erskinc et
Coleridge en Angleterre, la pensée protestante s'ins-
talle de plus en plus sur le terrain exclusif de l'expé-
rience religieuse. En conséquence, la sotériologie dog-
matique d'autrefois se transforme en une psycho-
logie, où le subjectivisme s'épanouit d'autant mieux
que l'Écriture cesse d'être une autorité pour devenir
un témoignage de la foi de ses auteurs et que l'histoire
de ce dogme n'est plus qu'un moyen d'en faire toucher
du doigt la relativité.
Il en résulte que, sauf peut-être en Amérique, où il
survit au moins en partie chez H. Bushnell, le ratio-
nalisme socinien d'antan, avec ses horizons un peu
courts, fait place aux formes plus subtiles du protes-
tantisme libéral, diversement représenté, en Alle-
magne par Alb. Ritschl et Ad. Harnack; en France,
autour de 1850, par A. Réville et l'école de Strasbourg,
puis par Eug. Ménégoz (1905) et A. Sabatier (1903);
en Angleterre et aux États-Unis, par F.-I). Maurice
et B. Jowett au milieu du xixe siècle, G. -H. Stevens et
II. Rashdall au début du xxe. Dieu Père plein d'amour
pour nous et indulgent au repentir sans besoin d'autre
satisfaction; péché qui altère la conscience de notre
rapport filial avec lui et nous rend esclaves des pas-
sions inférieures; salut par le Christ, dont la sainteté
parfaite éveille en nous tmil à la fois la conscience et
détruit l'empire du péché, sa mort n'étant plus qu'un
moment de cette oeuvre spirituelle comme suprême
révélation de la malice humaine cl de l'amour divin :
tels sont les thèmes désormais courants, avec toute
une gamme de nuances personnelles dont il n'est pas
possible de Taire état.
Quelques doctrines moins communes ont vu le jour
dans les milieux piélistes. Celle, en particulier, de la
Rédemption by sample, où le Christ est conçu comme
le type de l'humanité, en ce double sens qu'il brise
d'abord en lui-même la domination du péché par la
parfaite sainteté de sa vie et qu'il nous communique
ensuite le même pouvoir par la vertu contagieuse de
son héroïque mort. Voir R. Mackintosh, Historié théo-
ries o/ alonemenl, p. 232-250. Plus curieuse encore est
la théorie, chère à nombre de prédicateurs anglais,
ibiiL, p. 252-250, d'après laquelle Jésus vient révéler
dans le temps les souffrances éternelles que le péché
cause à Dieu. Cnc christologie à base de kénose accen-
tue, d'ordinaire, le mysticisme de ces deux dernières
conceptions, au risque de ne rejoindre l'ordre chrétien
que pour se fourvoyer en plein irrationnel.
2. Au sein de l'orthodoxie. — Contre ces attaques
violentes ou ces transpositions ruineuses les croyants
de la Réforme n'ont pas manqué de faire front, sauf à
hésiter sur la tactique la plus conforme aux besoins
actuels.
Tout le commencement du xixe siècle est marqué
par le règne à peu près universel de l'ancienne ortho-
doxie. Mais déjà plusieurs, comme P. -F. Jalaguier en
France, R.-W. Daleen Angleterre, Fr. Godet en Suisse,
croient devoir la pallier en recourant au légalisme
de Grotius. Elle est formellement combattue par une
école mitoyenne, qui se propose de maintenir la valeur
objective de la rédemption, mais au moyen d'une théo-
logie nouvelle où les considérations de l'ordre psycho-
logique et moral passent au premier plan. Ses repré-
sentants les plus notables furent J. Macleod Camp-
bell (1855) et R. Moberly (1901) en Angleterre, Edm.
de Pressensé (1867) en France, Hofmann d'Erlangen
(1853) en Allemagne. Dans la passion, au lieu de la
peine comme telle, c'est la « pénitence » du Christ
qu'ils s'appliquent à mettre en relief. Ce qui les amène
à faire valoir, en conséquence, l'hommage que sa
volonté sainte rend à la condamnation portée par
Dieu contre le péché, dont son union physique et mo-
rale avec le genre humain fait, d'une certaine façon,
peser sur lui le poids.
Dans la théologie contemporaine, en Angleterre
surtout, s'accuse la tendance à un révèrent agnosticism.
La foi pourrait survivre au naufrage des systèmes et
devrait suffire à notre curiosité.
Ceux qui parviennent à surmonter cette tentation
s'appliquent à combiner en synthèses plus ou moins
éclectiques les divers courants antérieurs. La formule
dominante est celle d'une expiation pénale mitigée, où
la dette des pécheurs reste payée par les soulîrances
tant corporelles que spirituelles du Christ, mais débar-
rassées de tout caractère vindicatif par l'appel à la
notion moderne de solidarité, qui détrône la substitu-
tion de jadis, et transformées par la conscience pure
du Sauveur en une décisive ratification du jugement
divin. Tel est, en gros, le type d'orthodoxie auquel
semblent appartenir, parmi bien d'autres, des théolo-
giens considérables tels que les Allemands M. Kâhler,
H. Mandel, H. Stefîen et R. Jelke, les Anglais P.-T.
Forsyth et J. Denney, les Français Ern. Bertrand,
C.-E. Cabut et H. Monnier.
Il arrive même parfois que la préoccupation de la
souffrance expiatoire y soit subordonnée à la média-
tion réconciliatrice du Christ (L. Choisy, Wetzel) ou à
la réparation objective du péché par la vertu de son
obéissance et de son amour (J.-S. Lidgett, G. Fulli-
quet, P.-L. Snowden et, par instants, H. Monnier).
Retours inconscients, et qu'on souhaiterait moins
fugitifs ou moins isolés, vers les positions que l'Église
mère n'a pas cessé de tenir.
Même en laissant de côté les négations persistantes
qu'elle a provoquées sur le fond le plus essentiel de
la foi, on peut difficilement ne pas reconnaître qu'en
définitive, au seul regard de l'histoire, l'efïorl Intense
déployé par la Réforme autour du dogme de la rédemp-
tion n'aboutit qu'à un échec. Pour ne rien dire des
autres, l'instabilité de ses meilleurs produits, si elle
flatte son sens aigu de l'individualisme, ne dénonce
t-elle point, aux yeux de quiconque réalise la valeur
195'
RÉDEMPTION. EXPLICATION THÉOLOGIQUE : LE PÉCHÉ
1958
et le sens du dépôt, l'irrémédiable carence dogma-
tique d'une Église qui se montre aussi peu capable de
fixer sa propre tradition, c'est-à-dire une de ces tares
où s'inscrit sur le plan des réalités expérimentales la
rançon du libre examen?
Il reste à se rendre compte que la situation est la
même dans l'ordre proprement théologique, où, pour
une intelligence soucieuse de résoudre les problèmes
soulevés par cet article du Credo chrétien, ainsi que
s'exprimait un anglican d'extrème-gauche, J. Camp-
bell, The new theologij, Londres, 1907, p. 144-145, « la
doctrine catholique romaine de la satisfaction est une
présentation bien supérieure de la vérité ».
III. EXPLICATION DE LA FOI CATHOLIQUE.—
Certe crucis mysterium, observe le catéchisme du concile
de Trente, v, 1, édit. Doney, t. i, p. 96, omnium dijfcil-
limum exislimandum est. En dépit ou peut-être à cause
de cette « difficulté », le dogme de la rédemption est
sans doute celui qui a, de tout temps, le plus vivement
excité et le plus richement nourri la spéculation des
théologiens.
Lassés de n'aboutir qu'à des résultats précaires, en
vain quelques-uns, parmi les protestants modernes,
voudraient-ils abandonner toute investigation sur le
mode pour ne retenir que le fait, four toute âme
croyante, l'adage Fides quœrens inlellectum s'impose à
la fois comme un besoin et un devoir. Autant qu'aux
lois de la nature humaine, l'agnosticisme serait une
injure au caractère divin de la révélation. Sous réserve
du mystère, que personne évidemment ne peut ni
ne veut perdre ici de vue, est-il nécessaire de dire,
au demeurant, combien est précieux pour la foi le
concours que la raison est susceptible de lui prêter?
Il ne s'agit d'ailleurs pas de se risquer à de problé-
matiques improvisations. Au moins depuis saint An-
selme, l'Église est en possession d'une doctrine qui a
fait ses preuves : il n'est que de savoir la comprendre
et l'utiliser.
Sans doute la critique de l'édifice construit par
l'École en matière de sotériologic a-t-elle fait, pour sa
part, les frais de toutes les crises intellectuelles. Tour
à tour, au début du xixe siècle, le rationalisme chré-
tien, avec G. Hermès, voir t. vi, col. 2299, bientôt
suivi par A. Gûnther, et, dans les premières années du
xxe, le dogmatisme moral, avec L. Laberthonnière,
Annales de phil. chr., 41' série, 1906, t. i, p. 516-534,
dont devait s'inspirer le P. Sanson. Conférences de Notre-
Dame (3 avril 1927), ont servi de prétexte à des assauts
contre la salisfactio vicaria.
A condition de la prendre chez les maîtres et de se
pénétrer de leur esprit, la théologie catholique n'a
pourtant pas à chercher ailleurs. En même temps
qu'un héritage traditionnel en partie consacré par le
magistère ecclésiastique au service de la foi, elle y
trouve toutes les ressources voulues pour présenter
le dogme chrétien de la rédemption sous son jour le
plus exact et le plus lumineux. — I. Cadre doctrinal
de la rédemption. — II. Réalité de la rédemption
(col. 1961). — I II. Analyse d/ la rédemption (col. 1965).
— IV. Synthèse de la rédemption : Essence de l'acte
rédempteur (col. 1969). — V. Synthèse de la rédemp-
tion : Raison de l'économie rédemptrice (col. 1976). —
VI. Effets de la rédemption (col. 1981). — VII. Valeur
de la rédemption ( col. 1987).
I. Cadre doctrinal de la rédemption. — Mys-
tère central, la rédemption confine à tout un ensem-
ble d'autres vérités, qui n'en délimitent pas seulement
les contours, mais commandent nécessairement la
façon de l'interpréter. Pour le développement, voir
Le dogme de la rédemption. Étude théologique, p. 164-
189; G. Pell, Das Dogma von der Sùnde und Erlôsung,
p. 10-85; L. Richard, Le dogme de la rédemption,
p. 157-178.
1° Plan idéal du monde spirituel. — Dès là que la
rédemption chrétienne se définit comme une restau-
ration, elle suppose la vision exacte de ce que devrait
être la cité de Dieu dans son état normal.
1. Thtodicée. — Au sommet de toutes choses, à la
double lumière de la raison et de la foi, il faut poser
Dieu, c'est-à-dire l'Être absolu qui ne dépend de per-
sonne et de qui dépendent les autres, l'Être infini qui
réunit en lui-même toutes les perfections.
Une fois devenu créateur par un acte de sa libre
volonté, Dieu apparaît comme la cause première, de
qui la créature tient son être tout entier. A ce titre, il
est aussi la fin dernière, vers laquelle toutes choses
doivent revenir. Car il a créé d'abord pour sa gloire,
Prov., xvi, 4; Const. Dei Filius, i, can. 5, Denzinger-
Banmvart, n. 1805, c'est-à-dire pour la manifestation
de l'ordre dont il est l'auteur. Le « théocentrisme » est
une exigence de la pensée avant d'être une exigence
de l'action.
2. Anthropologie. — Parmi toutes les créatures,
l'homme a le privilège d'avoir été fait • à l'image et à
la ressemblance » de Dieu. Gen., i, 26. Ce qui lui vaut
d'être, à son tour, un esprit doué de raison, de cons-
cience et tic liberté.
En conséquence, l'homme est essentiellement tenu
de rendre hommage à Dieu, en le reconnaissant pour
son maître et conformant sa volonté à l'ordre venu de
lui. Ce faisant, il réalise sa fin et y trouve son bonheur.
Mais aussi et surtout il collabore à l'avènement de
ce règne de Dieu dont sa nature spirituelle lui impose
et lui permet d'être le principal ouvrier.
A cet ordre naturel la vocation surnaturelle de
l'humanité superpose de nouvelles obligations et de
nouveaux moyens, mais qui s'entendent suivant
les mêmes lois.
3. Religion. — Ces principes aboutissent à fonder la
religion, qui est à la fois pour Dieu le plus inaliénable
de ses droits et, pour l'homme, le plus impérieux de
ses devoirs, avant de devenir son suprême intérêt.
En sa qualité de cause première et de fin dernière,
Dieu ne peut pas ne pas réclamer que toute l'activité
de la créature s'ordonne vers lui. Pour les êtres sans
raison, ce retour s'accomplit automatiquement par
l'exercice même de leurs énergies. Ce qu'ils font sans
le savoir ni le vouloir, il revient à l'homme de l'ac-
complir d'une façon consciente et libre, et cela tant en
son nom personnel qu'au nom de la création inférieure
qu'il a charge de représenter.
Si donc il est vrai que « les cicux racontent la gloire
de Dieu», il ne l'est pas moins que le principal manque
à ce concert tant que l'homme n'y a pas mêlé sa voix.
Il appartient à la créature raisonnable de transformer
en ordre moral et religieux l'ordre physique de l'uni-
vers.
2° Étal de fait : Le péché. — - Quand il s'agit d'un
être contingent, la défaillance de son libre arbitre est
un risque toujours possible : l'expérience en atteste la
réalité.
1. Notion. — A rencontre de cette conscience élé-
mentaire qui nous fait voir dans le péché une faute
dont nous sommes responsables, certain panthéisme
le tient pour une sorte d'expérience inévitable dans la
voie du progrès spirituel. Conception malsaine à la-
quelle il faut, avec la philosophia perennis, opposer
l'irréductible distinction du bien et du mal.
Forts de la bonté divine et de l'ignorance humaine,
beaucoup de protestants libéraux voudraient du moins
le réduire, après A. Ritschl, à n'être qu'une faiblesse
digne de pitié. C'est faire une règle de l'exception. Ni
la psychologie ni la foi ne permettent d'exclure l'hypo-
thèse d'un désordre coupable de la volonté.
En revanche, le pessimisme du protestantisme ortho-
doxe tend à faire du péché un état qui nous serait
L959 RÉDEMPTION. EXPLICATION TIIÉOLOGIQUE : LA SATISFACTION 1960
devenu congénital comme une seconde nature. Loin
d'autoriser cet excès, l'Évangile est d'accord avec
l'expérience pour laisser au mal moral son caractère
d'accident.
A égale distance de ces deux extrêmes se tient la
via média de la théologie catholique, où le péché se
définit, avec saint Thomas, Sum. th., Ia-II», q. lxxi,
a. 1, un acte humain désordonné. Voir Péché, t. mi,
col. 14C-153; P. Galtier, Le péché et la pénitence, Paris,
1929, p. 11-57.
2. Malice. — On n'envisage parfois le désordre du
péché qu'en fonction des souffrances qu'il entraîne
dans ce monde ou dans l'autre. Aspect fondé et sans
nul doute éminemment révélateur, mais néanmoins
superficiel. De l'effet il faut savoir remonter à la cause
et, suivant la formule de l'École, avec le realus pœnie
faire entrer en ligne de compte le realus culpse.
Ce qui caractérise proprement le péché, c'est d'être
un manquement à la loi divine : Dictum vel faclum vel
concupitum contra legem œternam, suivant la définition
augustinienne adoptée par saint Thomas, Sum. th.,
Ia-II», q. lxxi, a. 6.
Mais, à travers la loi qui n'est qu'une abstraction,
il atteint forcément le législateur. Le caractère inévi-
table du péché est d'être, en définitive, une offense de
Dieu.
3. Portée. — Ainsi donc le péché est certainement
tout d'abord le mal de l'homme. En raison de la dimi-
nution morale dont il le charge et des sanctions aux-
quelles il l'expose, il doit même être considéré comme
le plus grand de tous les maux.
Ce n'est pourtant pas assez dire. Non point que le
péché blesse ou diminue proprement Dieu en lui-
même; mais il le prive de la gloire extérieure que la
bonne marche de la création devrait normalement lui
procurer. C'est ce que la langue chrétienne, après saint
Anselme, appelle ravir à Dieu l'honneur qui lui est dû.
On voit, dès lors, comment se présente, au regard
de l'âme religieuse, la situation d'un monde qui n'est
pas seulement troublé par la faiblesse ou la malice
d'innombrables individus, mais sur qui pèse cette
faillite collective qui résulte du péché originel.
3° Rétablissement de l'ordre : La satisfaction pour le
péché. — Cette ruine de l'ordre spirituel n'est pour-
tant pas irréparable : la doctrine chrétienne du péché
s'équilibre par celle de la satisfaction.
1. Principe. — En vertu de cette mobilité même qui
lui permet de faillir, l'homme, tant qu'il est in statu
via:, reste susceptible de relèvement. Il ne dépend que
de lui, moyennant le secours divin qui ne lui fait pas
défaut, d'en réaliser les conditions. Voir Pénitence-
Repentir, t. xii, col. 722-746.
Sans doute il n'est pas possible au pécheur d'annu-
ler ses actes coupables, qui demeurent à jamais dans
l'ordre du réel. Mais, à défaut d'une action rétrospec-
tive sur le passé, il garde en mains une meilleure dis-
position du présent. Si le péché ne peut pas être aboli
par son auteur dans sa réalité physique, il peut être
moralement réparé.
Contrairement ù la notion protestante de la péni-
tence, il ne suffit pas, pour cette réparation, d'inter-
rompre l'habitude ou, bien moins encore, l'acte du
péché. Seul peut êlre réparateur un effort positif de
notre part. Voir P. Galtier, Le péché et la pénitence,
p. 58-77.
2. Application. — Dans ce « mouvement de volonté
contraire au mouvement antérieur d, Sum. th., l^-II03,
q. lxxxvi, a. 2, il faut donc d'abord et avant tout
faire entrer la contrition, qui est l'hommage intime
rendu par la conscience à la loi supérieure du bien.
Manifestement il ne saurait y avoir de pardon s;ins
cela. Voir Contrition, t. m, col. 1673-1677.
Mais il faut y ajouter un élément nouveau, directe-
ment et activement ordonné à la réparation du mal
commis. C'est a quoi le. terme de satisfaction, encore
que, sensu lato, il comprenne également ce qui précède,
est proprement réservé.
Normalement cette satisfaction comporte des actes
pénibles, qui répondent à la jouissance illégitime in-
cluse dans le péché, savoir les peines que nous envoie
la justice divine nu celles que le pécheur s'inflige à lui-
même spontanément. Sum. th., la- II», q. lxxxvii, a. 6.
Il est clair néanmoins que ni les unes ni les autres ne
peuvent avoir de valeur que par la bonne volonté de
celui qui les offre ou les subit. En termes d'école, elles
sont, par rapport à la satisfaction, un élément maté-
riel, dont l'intention du sujet constitue l'élément for-
mel. Voir P. Galtier, De inc. ac red., p. 394-397. A ce
désordre moral qu'est le péché seul peut remédier un
acte de l'ordre moral.
Ces deux éléments, interne et externe, de la satis-
faction peuvent, d'ailleurs, être diversement réalisés.
Déjà, pour notre nature déchue, l'accomplissement
du plus certain de nos devoirs prend un caractère oné-
reux. Sum. th., suppl., q. xv, a. 1 et 3. Tel est, en par-
ticulier, le cas pour la contrition : aussi peut-on conce-
voir, à la limite, qu'elle implique suffisamment de
charité pour obtenir par elle-même l'absolution ab
omni pœna devant Dieu. Ibid., q. v, a. 2.
En définitive, la peine ou toute autre pénalité ne
joue, dans l'économie de la satisfaction, qu'un rôle
accidentel. Satisfactio, déclare saint Bonaventure, In
Ilpaa-Sent., dist. XVIII, a. 2, q. m, édition de Quarac-
chi, t. m, p. 393, fit maxime per opéra pœnalia. De
même Scot, Opus Oxon., In 7//um Sent., dist. XX,
qu. unie, n. 8, éd. de Lyon, t. vu, p. 429, demande
uniquement, pour « satisfaire », unum vel multos actus
diligendi Dcum propter se ex majori conalu liberi arbi-
tra (jiiam fuit conatus in peccando. Seul donc est essen-
tiel pour un pécheur, quelle qu'en soit la matière ou
l'occasion, le redressement de sa volonté, avec les
œuvres de surcroît qui en sont logiquement le fruit,
parce qu'il répond seul au canon classique de saint
Anselme, Cur Deus homo, i, 11, P. L., t. clviii,
col. 377 : Honorem quem rapuit Deo solvere.
4° Le Christ médiateur. — Du moment qu'à la satis-
faction personnelle du coupable la foi chrétienne sura-
joute la médiation du Rédempteur, une claire notion
de la christologie traditionnelle n'est pas moins indis-
pensable pour comprendre de quelle manière et à quel
titre il peut intervenir dans ce processus.
1. Son être. — Fils de Dieu fait homme ou, plus sim-
plement, Homme-Dieu, le Christ est en deux natures
et, par conséquent, possède une double activité. Des
opérations qui en résultent la personne divine est le
terme unique et non pas le moyen d'exécution. La
nature humaine garde, par conséquent, son jeu normal
dans le ressort qui lui est propre et la grâce de l'union
hypostatique, sans rien changer à ses actes, leur donne
seulement une nouvelle dignité. La kénose imaginée
par la théologie protestante moderne est dénuée de
sens non moins que de tou^c attache avec la tradition.
Voir t. vin, col. 2339-2349.
Or c'est par son humanité que le Christ est cons-
titué médiateur. I Tim., n, 5. Étant l'un de nous, il
peut devenir le nouvel Adam qui répare l'œuvre né-
faste du premier. I Cor., xv, 21-22 et 45-17.
Son existence terrestre est celle d'un fils tout dévoué
au service de son Père, Luc, n, 49 et, Matth., xx, 28,
qui pousse l'abnégation jusqu'au sacrifice de la croix.
Phil., ii, 8. En regard de cette unité psychologique et
morale, l'antique distinction luthérienne entre son
obéissance active et son obéissance passive apparaît
comme une sorte de vivisection. La vie. et la mort du
Sauveur forment un tout, que la sotériologie catholi-
que, voir I,. Billot, Dr Verbo inc, 4e éd., p. 493, envi-
1961
RÉDEMPTION. JUSTIFICATION DU MYSTÈRE
1962
sage per modiun unius, sauf à respecter la proportion
naturelle de ses divers moments : sic tamen ut mors
crucis habealur lamquam principale.
2. Son rôle. ■ — Il s'ensuit que le Christ peut tout
d'abord être considéré secundum quod csl quidam sin-
gularis homo, ainsi que s'exprime saint Thomas, Sum.
th., Illa, q. vu. A cet égard, il est le type idéal de
l'être humain. « Semblable à nous en toutes choses »,
Hebr., n, 17, l'épreuve y comprise, « sauf le péché »,
ibid., iv, 15, il est « le Fils bien-aimé » en qui le Père
« met toutes ses complaisances », Matth., xvn, 5;
II Petr., i, 17, celui qui le connaît comme il veut être
connu et le sert comme il doit être servi. Matth.,
xi, 27; Joa., xiv, 10 et 24; xvn, 4-7.
A ce rôle personnel s'ajoute un mandat pour ainsi
dire social, qui fait de lui, suivant la formule parallèle
de saint Thomas, Sum. th., III*, q. vin, caput Eccle-
sise. Ce qui ne s'entend pas seulement d'une influence
mystique sur l'âme de ses fidèles, Joa., xv, 1-5; Eph.,
ii, 20-22; v, 30; I Petr., n, 4-6 et 9-10, mais d'une
fonction représentative qui l'établit, à l'instar et à
l'inverse du premier père, Rom., v, 12-21, chef moral
du genre humain. Col., i, 12-18.
Tel est le cadre dans lequel la théologie catholique
de la rédemption vient s'insérer et qu'il est, par suite,
nécessaire d'avoir sous les yeux pour se la représenter
exactement.
II. Réalité de la rédemption. — ■ Avant de s'en-
quérir du mode, en cette matière comme en toute
autre, c'est d'abord la réalité du fait qu'il faut com-
mencer par mettre in tuto. Opération d'autant plus
nécessaire ici et, à première vue, semble-t-il, d'autant
plus facile qu'il s'agit d'un dogme qui nous touche de
plus près.
1° Preuve rationnelle? — Vérité de foi pour tous les
croyants, la rédemption est une de celles qu'on a le
plus souvent cru pouvoir annexer au domaine de la
raison/ Diverses voies ont été suivies à cette fin, mais
qui ne peuvent aboutir au terme souhaité.
1. Méthode spéculative. — Inaugurée par saint An-
selme, la preuve par la dialectique abstraite a long-
temps retenu la prédilection des spéculatifs.
Elle consiste à raisonner sur les exigences de l'être
divin. Dieu ne pourrait pas, sous peine de compro-
mettre son honneur, s'abstenir de racheter le genre hu-
main après sa déchéance, ni le faire sans obtenir
d'abord une satisfaction adéquate au péché. Or cette
réparation serait telle que seul un Homme-Dieu peut la
fournir. Au nom de la logique, l'incarnation serait
donc une véritable nécessité. D'après l'orthodoxie pro-
testante, les lois inviolables de la justice divine en
ce qui concerne la sanction du péché autoriseraient un
semblable argument.
Mais le syllogisme anselmien est loin de s'imposer.
Tous les théologiens catholiques sont d'accord pour
n'accepter la majeure qu'au prix de bien des atténua-
tions; car il n'est pas établi, voir plus bas, col. 1976,
que Dieu dût nous sauver et pas davantage qu'il ne
pût se contenter d'une satisfaction imparfaite. A quel-
ques-uns la mineure elle-même, voir col. 1951, a semblé
passible de sérieuses objections. Dès lors qu'elle n'est
pas rigoureuse, la preuve dialectique n'existe plus.
Sur le terrain de la justice vindicative, l'argumen-
tation défaille tout autant. Qui voudrait tenir pour
certain que le châtiment du pécheur soit encore néces-'
saire après son repentir ou qu'il puisse être infligé à
un autre qu'à lui?
2. Méthode psychologique. — A cette métap îysique
les protestants modernes substituent la psychologie
religieuse, qui tend à devenir leur unique ou du moins
leur principale règle de foi.
Un double fait, à leur dire, serait constant. C'est
d'abord que le poids du péché écrase toute conscience
d'homme ici-bas, qui se voit aussi tenu de le réparer
qu'impuissant à y réussir. Et c'est ensuite qu'elle s'en
trouve soulagée grâce au christianisme et spécialement
au mystère de la croix. On aurait ainsi la preuve di-
recte et la contre-épreuve, de telle sorte que la ré-
demption pourrait être doublement constatée : sous
forme de réalité quand elle est accomplie, sous forme
de besoin douloureux quand elle fait défaut.
Pour nobles et pieuses que puissent être ces consi-
dérations, elles ne laissent pas de présenter les fai-
blesses propres à toute méthode d'immanence. Et
d'abord cette psychologie n'exploite visiblement que
les impressions d'âmes déjà christianisées : ce qui met
une pétition de principe à la base d'un raisonnement
qui, pour avoir quelque valeur probante, devrait être
purement expérimental. Comment se dissimuler, au
demeurant, qu'il reste, dans ses plus fines analyses,
trop d'intervalle entre les prémisses et la conclusion?
Tout au plus peut-il y avoir là des matériaux pour
servir à la confirmation du dogme une fois qu'il est
admis par ailleurs.
3. Méthode historique. — Cette expérience indivi-
duelle a reçu et reçoit encore habituellement le renfort
de l'histoire, qui fournirait, avec le rite des sacrifices,
un témoignage d'ordre collectif. Vulgarisée chez nous
par J. de Maistre, Éclaircissement sur les sacrifices,
imprimé d'ordinaire on appendice aux Soirées de Saint-
Pétersbourg, et par l'école traditionaliste, voir A. Ni-
colas, Études philosophiques sur le christianisme, 2e éd.,
t. ii, p. 50-84, cette méthode n'est pas moins chère aux
auteurs protestants.
Dans la mesure même où elle est de caractère moins
rationnel, la pratique des immolations sanglantes a
paru dénoter un besoin mystérieux d'expiation, où il
faudrait voir une prophétie en acte, obscure mais
universelle, de l'oblation du Christ. Surtout lorsqu'on
tient compte de certaines circonstances, telles que le
choix de la victime et la manière de l'offrir, où se
manifeste une idée révélatrice de substitution. D'au-
tant qu'on voit les sacrifices durer et se multiplier
partout dans le inonde antique jusqu'à la mort du
Sauveur, qui, au contraire, en marque la complète éli-
mination.
Quel qu'en soit l'intérêt pour la psychologie reli-
gieuse, voir col. 1923, le sacrifice ne doit pourtant pas
être abusivement stylisé. Avec des conceptions très
hautes, n'en a-t-il pas abrité aussi de bien grossières,
celle notamment de pourvoir aux nécessités alimen-
taires des dieux? Vouloir en ramener tout le sens à
une recherche obstinée de l'expiation serait non moins
excessif que de prétendre ne l'y trouver jamais. La
substitution saoulante de la victime aux coupables
est un autre de ces postulats que l'expérience est loin
de justifier. Quant à la disparition des sacrifices dans
notre civilisation moderne, elle est tout simplement,
sans autre mystère, un cas particulier de la victoire
du christianisme sur le paganisme gréco-romain.
Au lieu d'une constatation positive dont tout obser-
vai eur pourrait s'emparer, cette philosophie du sacri-
fice n'est qu'une adaptation construite après coup par
des croyants. Pas plus que l'analyse psychologique,
l'induction historique ne réussit donc à fonder ration-
nellement le fait de la rédemption et, au fond, pour les
mêmes motifs.
2° Apologétique du mystère. — Là où des apolo-
gistes confiants croient trouver comme une des données
immédiates de la conscience religieuse, philosophes
et théologiens rationalistes ne voudraient, au con-
traire, voir que la plus inacceptable des conceptions.
D'où une nuée qui perpétuellement se reforme d'objec-
tions à dissiper.
Il ne saurait être question de discuter les préten-
tions à 1' « autosotérie », dirigées contre 1' « hétéroso-
L963
RÉDEMPTION. JUSTIFICATION DU MYSTERE
19G4
tcrie a de la foi chrétienne par certain naturalisme
radical. Ce problème relève, soit de la théodicée qui
établit l'existence de Dieu et ses droits sur nous, soit
de l'apologétique proprement dite qui justifie les
titres du christianisme à noire adhésion. On ne peut
ici que le supposer résolu.
Sur le point même qui seul nous intéresse pour le
moment, depuis Abélard et Socin, la critique ration-
nelle du dogme de la rédemption n'a pas désarmé : ce
qui ne l'empêche pas d'être, le plus soin eut, tributaire
des plus lourdes confusions. A toutes les difficultés qui
lui sont faites une présentation correcte de la doctrine
catholique est donc la plus efficace des réponses. En
attendant, il suffit de montrer que, dans ses traits
constitutifs, le mystère n'a rien qui heurte néces-
sairement la raison.
1. Attributs de Dieu. — On objecte à l'envi que la
rédemption, au sens de l'orthodoxie traditionnelle,
suppose un Dieu cruel qui se complaît à punir, au
risque de se déchaîner sur l'innocent, ou du moins un
Dieu implacable qui ne sait rien sacrifier de sa justice,
alors que la raison et la foi nous le montrent sous le
signe de la bonté.
Il n'est pas douteux que ces objections n'atteignent
à plein la sotériologie protestante, où tout se ramène
au drame juridique de l'expiation. iMais elles ne por-
tent pas contre la théologie catholique, où la satisfac-
tion stricte n'est pas conçue comme nécessaire et ne
prend pas la forme d'un châtiment. Ici, en efïet, Dieu
reste essentiellement bon et la médiation du Christ
n'a pas pour but de calmer sa colère au prix d'une
substitution brutale, mais de mieux garantir les condi-
tions d'un pardon bien ordonné, en rétablissant l'hon-
neur divin par un hommage en rapport avec le mépris
que lui avait infligé le pécheur.
Si la souffrance est entrée dans la réalisation de ce
plan, il n'y a pas là plus de cruauté que dans le sort
commun fait a l'humanité déchue, dont le Sauveur
accepte librement la solidarité. Inconcevable comme
une fin en soi, la mort du Christ ne choque plus quand
elle vient consommer toute une vie de dévoûment. La
sagesse de Dieu ne risque pas davantage de paraître en
cause pour avoir suspendu à cet épisode l'économie en-
tière du surnaturel, dès là qu'il s'agit du sacrifice de
son propre Fils.
2. Œuvre du Rédempteur. — Sous une forme ou sous
une autre, il n'en est pas moins vrai que l'action du
Christ, à peine de retomber dans l'ordre humain, doit
être regardée comme une cause efficace de notre salut .
Dès lors, peut-on éviter que Dieu ne soil dessaisi par
là de l'initiative qui appartient à l'Être suprême et,
plus encore, privé de la miséricorde prévenante qui
caractérise l'Être infiniment bon?
Il faut, en effet, se garder avec soin de transformer
la rédemption en une sorte de pression sur la volonté
de Dieu. En sa qualité de cause première, celui-ci ne
dépend que de lui-même. Bien loin qu'elle puisse
exercer la moindre contrainte sur lui, la médiation du
Rédempteur est le don par excellence de son amour.
Mais, sous le béni' fiée de celte réserve, rien ne s'op-
pose à ce qu'il ail pu subordonner notre restauration
surnaturelle à l'intervention d'une cause seconde qui
tient de lui toute sa vertu. Il n'est pas besoin d'autre
chose pour que la mort du Christ garde une réelle
valeur à ses yeux.
D'autre part l'incarnation, en plaçant le Fils de
Dieu dans l'humanité, lui donne le moyen de satis-
faire pour elle, tandis que le jeu des deux natures, qui
restent distinctes après l'union el rendent l'unique
personne du Verbe Incarné capable de tenir deux rôles,
permel de concevoir, quoi qu'en dise .1. Tunnel, His-
toiredes dogmes, 1. 1, p. 450-455, une suffisante différence
entre celui fini offre la satisfaction et celui qui la reçoit.
Une place de choix dans l'histoire de la sophistique
doctrinale doit être faite au mot célèbre sur « ce Dieu
qui fait mourir Dieu pour apaiser Dieu », que Diderot
enviait au baron de La Ilontan pour traduire l'incu-
rable absurdité du dogme chrétien. Il cumule tout
simplement le double lapsus qui, sous couleur d'esprit,
consiste à travestir le rôle de la passion dans l'éco-
nomie rédemptrice et, moyennant un usage incorrect
de la communication des idiomes, à confondre dans
le Christ ces deux plans de la nature et de la personne
que la théologie la plus élémentaire apprend à distin-
guer.
3. Nature de l'homme. — Comment imaginer cepen-
dant une rédemption qui se réalise tout entière en
dehors de l'homme, pour lui être ensuite mécanique-
ment appliquée? Il y aurait, dans cet extrinsécisme,.
un défi aux lois de l'ordre moral.
Aussi bien s'agit-il là d'une méchante fiction. Déjà
le protestantisme le plus extrême exigeait du pécheur
un minimum de participation personnelle représenté
par la foi. A fortiori ce grief est-il inopérant contre la
doctrine catholique de la justification, qui, en plus de
cette collaboration trop insuffisante, demande au
racheté celle de ses œuvres. Réalisée une fois pour
toutes devant Dieu, la rédemption nous profite comme
une sorte de capital à faire valoir, en ce double sens
qu'elle sollicite notre concours et nous assure les
moyens de le fournir.
Que, du reste, pour une bonne part et la meilleure,
les bienfaits de cette rédemption échappent à l'expé-
rience, on peut aisément le concéder. Mais la question
ne serait-elle pas justement de savoir, au préalable, si,
dans le cas, c'est à l'expérience qu'appartient la déci-
sion? L'Église catholique, en tout cas, n'accepte pas
le sacrifice de l'ordre surnaturel et de ses mystérieuses
valeurs. Sur ce plan, la rédemption chrétienne bien
comprise est indemne de toutes les impossibilités
rationnelles dont ses adversaires ont entrepris de la
grever.
3° Justification dogmatique du mystère. — En fait de
garanties proprement dites, s'il n'en a pas de diffé-
rentes, le dogme de la rédemption offre au croyant
toutes celles dont bénéficient les autres éléments de
l'ordre révélé.
1. Témoignage divin. — C'est dire qu'à la base de
notre certitude il faut mettre d'abord l'autorité de
Dieu. Mais, à cet égard, il n'est sans doute pas de fait
mieux établi.
Préparé déjà, dans sa teneur fondamentale, par
l'oracle d'Isaïe sur le serviteur souffrant, le mystère de
notre rédemption par la mort du Christ est sommai-
rement énoncé par le Sauveur lui-même, abondam-
ment développé par saint Paul et substantiellement
retenu par les autres écrivains du Nouveau Testament.
Une incontestable unité de signification règne à tra-
vers les diverses phases de la révélation scripturaire
analysées plus haut , col . 1 926-1932. Qu'il y soit question
tout simplement d'une rançon ou d'un sacrifice offerts
pour nous, qu'en termes plus précis le Fils de Dieu
soil dit porter la peine de nos fautes et nous justifier
dans son sang ou nous réconcilier avec Dieu en com-
pensant à notre profit la révolte du premier père, sous
ces formules convergentes, il s'agit toujours d'un rap-
port objectif autant que définitif entre la croix du
■ Calvaire et notre salut pris au sens tout à la fois le plus
intime et le plus profond, savoir la rémission des
péchés. Incorporée de la manière la plus expresse, et
dès l'origine, au cœur du message chrétien, la rédemp-
tion s'inscrit par là-même au nombre des vérités cou-
verts par le témoignage souverain du Dieu révéla-
teur.
Réduite à ces données simples, quoi qu'il en soit des
superfétations qui purent s'y greffer sur la défaite de
1965
RÉDEMPTION. CATEGORIES TRADITIONNELLES
L966
Satan, cette doctrine est restée constante dans l'Église,
col. 1932-1942, et les actes du magistère, col. 1915-1929,
en ont consigné l'essentiel. Par où l'idée générale d'une
restauration surnaturelle, due à la médiation du
Christ et spécialement au mystère de sa mort, porte à
bon droit le nom de dogme. A la même autorité dog-
matique les formules modernes de mérite et de satis-
faction participent à leur tour, dans la mesure où
l'Église les a reçues pour traduire cette notion.
2. Convenances postérieures. — Guidée par l'ensei-
gnement de la révélation et de l'Église, la raison peut
du moins y apercevoir des convenances, qu'on se gar-
dera de surfaire autant que de négliger.
Le concept large d'un médiateur qui nous rapproche
de Dieu, à condition qu'il ne supprime pas notre part
nécessaire d'elïort, et plaide notre cause en cas de
péché, n'a rien que de conforme à notre nature, qui en
éprouve à la fois le désir et le besoin. Beaucoup plus
encore, si l'on fait intervenir la chute originelle, est-il
normal que l'humanité retrouve la vie et l'amitié
divines, comme elle les a perdues, par l'intermédiaire
d'autrui.
Or qui pourrait mieux remplir cette mission que le
Verbe incarné? L'union hypostatique le prédestine à
devenir le chef moral de notre race et, si elle n'est pas
indispensable à sa dignité, la fonction de rédempteur
lui donne certainement un nouveau relief. Motif puis-
sant pour qu'elle entrât dans le décret divin de l'incar-
nation. Du seul point de vue historique, l'avènement
du Christ se pose comme un fait assez notable pour
qu'il ne soit pas malaisé d'admettre que Dieu ait
voulu en faire dépendre nos destinées dans l'ordre sur-
naturel.
Quant à l'expiation de nos péchés par la mort du
rédempteur, la gloire de Dieu et le bien de l'homme
n'y sont-ils pas également intéressés? Tous les argu-
ments qu'on a dû récuser à titre de preuves, col. 1961,
sont au moins des indices et gardent leur valeur
comme tels.
Sans supprimer le recours, seul décisif en l'espèce, à
l'autorité du témoignage divin, ces convenances
rationnelles peuvent en faciliter l'intelligence et l'ac-
ceptation.
III. Analyse de la rédemption. — Fixé par la
révélation sur le fait et le sens de notre rédemption par
le Christ, le croyant peut ensuite entreprendre de
l'expliquer. S'il suffit à la foi simple de savoir que la
mort du Sauveur nous obtient de Dieu la rémission de
nos péchés, la théologie a la mission et l'espoir de
montrer comment.
1° Catégories traditionnelles. — Rien ne semble, au
premier abord, moins difficile, tellement serait grande
ici, d'après les exposés courants, l'abondance des ma-
tériaux.
1. Exposé. — Nécessairement la doctrine de la
rédemption est corrélative à celle du péché, comme
le terminus ad quem par rapport au terminus a quo. De
ce chef, il n'est peut-être pas de mystère chrétien qui
ouvre à l'esprit, au moins en apparence, des horizons
plus variés.
« Autant d'aspects du péché, autant de faces de la
rédemption. Si le péché est une déchéance, la rédemp-
tion sera un relèvement; si le péché est une infirmité,
la rédemption sera un remède ; si le péché est une dette,
la rédemption sera un acquittement; si le péché est
une faute, la rédemption sera une expiation; si le péché
est une servitude, la rédemption sera une délivrance;
si le péché est une offense, la rédemption sera une
satisfaction du côté de l'homme, une propitiation du
côté de Dieu, une réconciliation mutuelle entre Dieu
et l'homme. » F. Prat, La théologie de saint Paul, t. il,
10<> éd., p. 226.
« Tous ces points de vue sont justes dans une cer-
taine mesure, poursuit l'auteur, p. 240; tous doivent
être mis en lumière et ils ne peuvent l'être que succes-
sivement. » C'est, en effet, à ce genre d'analyses succes-
sives que la plupart des théologiens, pour ne rien dire
des exégètes et des prédicateurs, ont longtemps borné
leur effort.
Un besoin d'ordre, sinon d'unité, pouvait-il cepen-
dant ne pas se faire sentir? De ces multiples catégories,
plus ou moins représentées dans l'Écriture et dans la
tradition antérieure, le Docteur angélique, en tout cas,
n'a gardé que quatre espèces : mérite et satisfaction,
sacrifice et rançon. Sum. th., UIa, q. xlviii, a. 1-4. Ce
cadre est resté classique et, le prestige de son auteur
aidant, il règne encore autant que jamais, non seu-
lement chez les commentateurs de saint Thomas
d'Aquin, mais également, tout au plus avec de minimes
retouches, dans la plupart de nos manuels.
2. Fondement. — Hasard ou calcul, il se rencontre
que ces deux groupes binaires de catégories sotério-
logiques sont rangés par saint Thomas dans l'ordre
inverse de leur apparition au cours des temps. C'est
dire que, s'ils sont l'un et l'autre incontestablement
traditionnels, ce n'est pourtant pas tout à fait de la
même façon.
Rançon et sacrifice appartiennent au vocabulaire
biblique et patristique le plus formel. Après avoir large-
ment alimenté la langue religieuse du paganisme, ces
termes ont fourni a la foi chrétienne son premier vête-
ment et ils n'ont pas cessé de la servir alors même que
d'autres s'y sont ajoutés.
Satisfaction et mérite, au contraire, ne sont entrés
qu'au Moyen Age dans la théologie de la Rédemption.
Voir J. Rivière, Sur les premières applications du
terme « salisfactio » à l'œuvre du Christ, dans Bulletin
de lill. eccl., 1924, p. 285-297, 353-369, et 1927, p. 160-
164. Mais ce fut pour s'y tailler, de très bonne heure,
une place prépondérante, qui leur reste acquise depuis
lors. Il faut les tenir pour synonymes des précédents,
à cela près, sans que d'ailleurs ce partage ait rien
d'exclusif, qu'ils caractérisent plutôt le style de l'École,
tandis que les autres conviennent davantage à la pré-
dication et à la piété.
Bénéficiaires d'un long usage qui suffirait à les
accréditer, ces quatre concepts, chacun à sa manière,
expriment, au surplus, l'un ou l'autre des aspects sous
lesquels se présente le mystère générateur de notre
salut. En tant qu'elle comporte une délivrance, et qui
ne coûte rien de moins que la vie même du libérateur,
la rédemption chrétienne tient évidemment du rachat.
Par comparaison avec les rites sanglants dans les-
quels l'humanité cherchait la paix avec Dieu, la mort
du Christ s'offrant lui-même en victime à son Père
pour le fléchir en notre faveur est, sans conteste, de
tous les sacrifices le plus véritable et le plus parfait.
Que si, dans cet acte sacerdotal, on envisage le droit
aux faveurs divines qu'il confère à son auteur ou
l'hommage qu'il rend à la souveraineté de son desti-
nataire, n'a-t-il pas tout ce qu'il faut pour apparaître
sous l'angle du mérite et de la satisfaction?
Justement chères à nos théologiens comme un bien
de famille, toutes ces analyses peuvent être conduites
en fait avec plus ou moins de linesse et de bonheur :
il n'est pas douteux qu'elles n'aient un fundamenlum
in re.
3. Valeur. — ■ Encore ne faut-il pas attendre de ces
notions et du cadre qui les rapproche plus qu'ils ne
peuvent donner.
Assez indépendantes l'une de l'autre pour auto-
riser chacune son propre développement, elles ne le
sont pourtant, au fond, que secundum quid. Quelque
application, en effet, qu'il mette à nuancer l'expres-
sion de son respondeo dicendum pour le tenir à l'ali-
gnement de la question posée, il est visible que les
i(Jti7
REDEMPTION. ÉLÉMENTS DU MYSTERE
1968
réponses du Docteur angélique sont faites chaque fois
des mêmes éléments, savoir l'amour soutirant et la
souffrance aimante qui se manifestent dans la passion
du Fils de Dieu. Au lieu de distribuer un tout en ses
éléments complémentaires, la quadruple division de
saint Thomas ne fait que distinguer par voie d'abstrac-
tion les thèmes logiques applicables à un même fait.
liedemplionis igilur per nwdutn meriti, salisfaclionis aut
sacrificii diversilas non est nisi secundum considerandi
nwdiim. P. Galtier, De inc. ac red., p. 446; cf. p. 375
et 392, où déjà la même solution était appliquée au
per modum redemplionis. Voir également L. liillot, De
Verbo inc., 5e éd., p. 494.
Quant au rapport effectif de ces diverses catégories
avec le fond même du mystère, la clause per modum
qui les accompagne invariablement chez saint Thomas
laisse entendre suffisamment qu'elles contiennent une
bonne part d'analogie. De toute évidence, on ne sau-
rait parler ici proprement de « rançon » puisqu'il n'y a
pas plus de paiement effectif que de créancier pour le
recevoir. Aussi bien le Docteur angélique admet-il
expressément, q. xlviii, a. 4, que c'est la satisfaction
elle-même qui est, dans l'espèce, quasi quoddam pre-
tium. De même enseignait-il un peu plus haut, q. xlvii,
a. 2, que la mort du Christ fut quoddam sacrificium
acceplissimum Dco, avant d'y montrer, q. xlviii, a. 3,
un verum sacrificium. La théologie de la rédemption ne
saurait, en effet, se contenter d'un nominalisme pure-
ment rituel et la difficulté commence quand il s'agit
de le dépasser. Plus proportionnées à l'objet, les
notions de mérite et de satisfaction restent exposées,
quand on ne les traite que du dehors, à un formalisme
juridique non moins décevant.
Au total, le « rachat » ne saurait être qu'une méta-
phore pour marquer les conditions onéreuses de notre
rédemption. Si l'on ne veut pas s'en tenir à des cadres
vides, les autres concepts demandent, à leur tour, une
définition et il se rencontre qu'ils en autorisent plu-
sieurs. Non una nec adeo clara est apud omnes auclores
nolio salisfaclionis, observe P. Galtier, De inc. ac red.,
p. 393, et la question de l'essence du sacrifice fait
notoirement l'objet d'un débat toujours ouvert.
En retenant ces termes traditionnels, il faut donc
pousser l'analyse jusqu'aux réalités qui seules permet-
tent de leur donner un point d'appui et de dominer les
controverses d'école dont ils ont à supporter la réper-
cussion.
2° Données constitutives. — Inscrite dans la trame
de l'histoire par la personne et l'œuvre de son auteur, la
rédemption chrétienne offre, de ce chef, à la réflexion
non moins qu'à la piété quelques données fondamen-
tales sur lesquelles tous les croyants sont ou peuvent
être aisément d'accord.
1 . Élément matériel : La passion du Christ. — Ce qui
frappe sans doute le plus dans l'Évangile, surtout
lorsqu'on pense aux brillantes descriptions du roi mes-
sianique chez les Prophètes, c'est la souffrance et
l'humilité du Fils de Dieu. Depuis l'obscurité de son
enfance jusqu'aux tribulations de son ministère public
et aux avanies de sa passion, il se révèle partout comme
» l'homme des douleurs ».
Au surplus, ces traits extérieurs doivent être doublés
des peines internes que l'on devine çà et là, en atten-
dant qu'elles éclatent au grand jour dans la scène de
l'agonie ou la terrible désolation de la croix. Voir, par
exemple, les élévations de la bienheureuse Baptista
Varani sur les « douleurs mentales du Christ », dans
Acla sanetorum, mai, t. vu, p. 496-501. Parmi elles.
bien qu'on ne puisse pas proprement parler de « péni-
tence » à son sujet, cf. Jésus-Christ, t. vin, col. 1286,
il faut certainement faire entrer pour une grande part
la peine qu'il éprouvait à voir, en ce monde pécheur, la
volonté du Père si peu obéie et son nom si mal sanctifié.
Mais ces souffrances ne forment pas seulement un
des principaux attraits de sa personne pour le cœur :
autant qu'à la méditation de l'âme dévote, elles se
recommandent à la raison du théologien. Dans l'éco-
nomie actuelle du monde, en effet, la douleur est le
châtiment du péché. Si donc Jésus souffre, qui est
l'innocence même, c'est qu'il reçoit, n'en ayant pas de
propres, le contre-coup des péchés d'autrui et en subit
la peine. Conclusion aussi légitime que sont indéniables
les prémisses de ce raisonnement.
Est-il besoin de dire pourtant qu'il y a dans ce fait,
avec toutes les circonstances qu'il renferme, un vou-
loir de Dieu, qui, entre tous les modes possibles de
l'incarnation, a choisi précisément celui-là ? Aucun
doute non plus que la volonté humaine du Christ
n'ait ratifié ce décret dans le sens même où il était
porté. De toutes façons, que l'on regarde au plan
objectif de la rédemption ou à sa réalisation subjec-
tive, elle apparaît comme un mystère d'expiation, où
la faute des coupables n'est remise qu'au prix des
souffrances imméritées de l'Innocent.
Non pas qu'il faille nécessairement imaginer une
vindicte spéciale envers le Sauveur : en raison du
péché qu'il implique à son origine, le drame du Cal-
vaire ne peut relever, dans les plans d'un Dieu sage et
bon, voir plus bas, col. 1973, que d'un acte permissif,
fl suffit du lien, providentiel et volontaire tout à la fois,
qui, par le fait de l'incarnation, unit le Christ aux
pécheurs dont il est le frère pour comprendre que la
souffrance et la mort aient gardé chez lui malerialitcr,
cf. 1'. Galtier, De inc. ac red., p. 398, 401, 403 et 411, le
caractère de peine du péché qu'elles ont maintenant
chez nous.
2. Élément formel : L'âme du Christ. — A cet élément
pénal, qui tient aux conditions de l'œuvre rédemptrice,
il faut ajouter le facteur moral dû à la personne de
l'agent.
Tout le long de sa carrière, le Verbe incarné fut, à
l'égard de Dieu, dans les plus purs sentiments d'obéis-
sance et d'amour. Dispositions religieuses qui attei-
gnent leur apogée au moment de la passion. Non seu-
lement, l'heure venue, il accepte l'amer calice, mais
on peut dire que, d'avance, il l'avait librement cher-
ché, prévu et voulu, cf. Hebr., xn, 2, en luttant contre
les autorités du judaïsme et affichant à rencontre de
leurs préjugés, avec des revendications qui leur parais-
saient des blasphèmes, un messianisme qu'elles de-
vaient trouver paradoxal, sinon scandaleux. Par où sa
vie entière se colore d'une héroïque magnanimité, pour
aboutir au plus généreux des sacrifices. Les conclu-
sions de la christologie rejoignent ici les faits de l'his-
toire et vice versa.
Sans aucun doute, cette éminente sainteté fait du
Christ notre modèle; mais elle est aussi un bien en soi.
Du moment que Dieu a pour agréable l'humble hom-
mage de ses créatures, à plus forte raison celui de son
s Fils bien-aimé ». Jamais il ne reçut plus grand hon-
neur, parce que jamais la création spirituelle ne s'en-
richit d'œuvres aussi hautes accomplies par une per-
sonne d'égale dignité. En quoi cette existence de filial
service est par elle-même, devant la majesté divine, en
vertu de la solidarité surnaturelle qui fait de lui le
représentant de notre race, la compensation de nos
péchés, et tout impose d'admettre que le Christ n'a pas
pu ne pas l'animer de cette intention.
De ce chef, la rédemption se présente comme un
mystère de réparation, où le cruel déficit d'un monde
pécheur est comblé par les surabondantes richesses du
Fils de Dieu. Qui pourrait ne pas voir combien, à ce
titre également, elle est une affirmation de l'ordre
éternel, et de toutes la plus grandiose, en regard du
désordre qui l'avait extérieurement compromis?
Ces éléments dissociés par l'analyse sont, d'ailleurs,
1969 RÉDEMPTION. SON ESSENCE : EXPOSÉ DES SYSTÈMES 1970
inséparables dans la réalité. Ni l'expiation, en effet, ne
se comprend sans l'amour qui l'accepte ou la provo-
voque, ni l'amour n'aurait tout son prix s'il n'était
consommé dans la douleur. Voilà pourquoi la passion
est bien le point culminant de l'économie rédemptrice,
parce qu'elle synthétise éminemment les deux.
Il ne s'ensuit pas que l'un et l'autre occupent le
même rang dans la hiérarchie des valeurs. Un récent
commentateur de la Somme estime que, dans la satis-
faction du Christ, le Docteur angélique tient pour
« secondaire » le côté pénal. P. Synave, Saint Thomas
d'Aquin : Vie de Jésus, t. m, p. 257. Distinguant dans
le sacrifice du Calvaire la perpessio pœnse et la perpes-
sionis ordinalio, P. Galtier, De inc. ac red., p. 401, place
dans celle-ci Yelemenlum formate... seu determinalivum
unde sil passioni et morli vis alque valor apud Deum.
Cf. p. 407 : Qui vêtit redemptionem et redemplorem vere
et plene cognoscere, is contemplari in primis débet quo
sensu et animo Chrislus ea omnia [quœ passus est ]
adieril et perluleril. Autant dire qu'ici élément formel
ne peut pas ne pas être synonyme d'élément prin-
cipal.
C'est pourquoi la théologie catholique est unanime
à dire, voir col. 1980, qu'à la rigueur le Christ n'avait
aucun besoin de souffrir quoi que ce soit pour offrir à
Dieu une pleine réparation de nos péchés, qui, dans
ce cas, tiendrait tout entière à la qualité de ses actes
et de ses sentiments. Vue théorique sur les modalités
possibles de la rédemption qui fournit un nouveau
critère pour départir les facteurs dont elle fut positive-
ment constituée et préciser l'importance relative de
chacun.
IV. Synthèse de la rédemption : Essence de
l'acte rédempteur. — Ne faut-il pas néanmoins,
sous peine d'une véritable carence rationnelle, déga-
ger la logique interne et les proportions respectives
des éléments ainsi juxtaposés? Il n'y a pas d'autre
moyen pour cela que de remonter à quelque principe
central dont le développement homogène permette
d'en faire comme les parties organiques d'un tout. La
théologie de la rédemption ne s'est pas dérobée à ce
dernier travail d'achèvement.
1° Notions préalables. — Devant ce genre de pro-
blèmes, il est rare, pour ne pas dire plus, que l'elîort
spéculatif n'ait pas suivi des chemins parfois assez
divergents. A défaut d'écoles proprement dites, di-
verses tendances, bien que souvent trop peu remar-
quées, se sont fait jour, dans le cas présent, qui abou-
tissent à nuancer et, pour ainsi dire, équilibrer diver-
sement l'exposé du mystère au nom de prémisses plus
ou moins explicites sur son caractère distinctif.
C'est en général quand il s'agit de spécifier la posi-
tion catholique en la matière par rapport à celle de la
sotériologie protestante que surviennent ces ultimes
précisions. Voir B. Dôrholt, Die Lehre von der Genug-
thuung Chrisli, p. 30-31 et 164-165; F. Stentrup,
Preel. theol. de Verbo inc. : Soleriotogia, t. i, p. 227-22X
et 241-249. En voici, d'après L. Heinrichs, Die Gcnug-
tuungstheorie des ht. Anselmus, p. 4-5, un bilan métho-
dique et objectif, qui délimite avec une minutieuse
exactitude le status quazstionis.
1. «... Il y a d'abord la théorie du châtiment (Straf-
theorie).
« Sous le nom de châtiment au sens propre, il faut
entendre, non pas seulement une peine infligée, mais
infligée précisément pour la réparation de l'ordre
détruit et de la transgression volontaire. Les autres
lins, médicinales, méritoires ou autres, ne sont pas
nécessairement exclues; mais elles doivent être subor-
données au but premier et capital.
« Par suite, le sujet propre de la souffrance pénale
ne peut être que celui dont la transgression coupable
doit être réparée, c'est-à-dire le pécheur lui-même; car
le châtiment a justement pour but de lui arracher par
force ce que sa volonté refuse de fournir. Sans doute
une autre personne pourrait endosser la peine et ga-
rantir ainsi une certaine compensation extérieure à
l'ordre détruit. Même alors cependant faut-il que la
réparation de l'ordre violé soit le motif dominant pour
l'infliction de ces peines, si l'on ne veut pas que s'éva-
nouisse la notion du châtiment. »
2. « Que si maintenant de la notion de châtiment
nous retenons une seule partie, savoir le fait de sup-
porter un mal, et si nous en écartons l'idée de ven-
geance pour mettre à sa place, dans celui qui inflige la
peine, un sentiment de complaisance pour la générosité
de celui qui accepte volontiers ce rôle douloureux,
nous avons l'idée d'expiation (Sùhne).
« Les éléments constitutifs de ce concept sont, par
conséquent, d'une part le fait de supporter un mal,
d'autre part l'absence de tout motif de représailles
dans l'infliction de ce mal. Par ce dernier point, la
théorie de l'expiation s'oppose à la théorie du châti-
ment, avec laquelle pourtant elle coïncide par le pre-
mier. »
3. « Nous pouvons encore aller plus loin et faire
abstraction de n'importe quel mal comme connota-
tion essentielle, de telle sorte qu'il nous reste seule-
ment la complaisance divine à l'égard d'une action qui
est faite en compensation du désordre inhérent au
péché.
« De cette manière, nous atteignons le concept strict
de satisfaction. Bien entendu, pas n'est besoin pour
cela que l'élément douleur soit exclu de fait : il suffit
qu'il le soit formellement. Dès lors, dans la théorie de
la satisfaction ( Genugtuungstheorie ) , ce qui apparaît
comme essentiel, par contraste avec la théorie de l'ex-
piation (Sùhnethcorie), c'est le fait d'offrir une répa-
ration d'honneur.
« Satisfaction et expiation ont entre elles, de ce
chef, le rapport d'une idée plus larj,'c à une plus étroite.
Tout acte d'hommage qui a pour but l'acquittement
d'une dette est une satisfaction, indépendamment de
cette circonstance accidentelle qu'il comporte ou non
le fait de supporter une douleur. Au contraire, si la
soulïrance comme telle copstitue un élément essentiel
de l'action réparatrice, de telle sorte qu'on mette l'ac-
cent, non plus sur ['hommage dans la soulïrance, mais
sur l'hommage dans la souffrance, alors cette satisfac-
tion s'appelle proprement expiation. »
2° Constructions soteriologiqu.es. — Selon que l'une
ou l'autre de ces notions est adoptée comme point de
départ — et, d'une manière plus ou moins systéma-
tique, toutes le furent à l'occasion — l'œuvre du
Christ se présente sous un jour différent.
1. Système du châtiment. — Pas un chrétien ne
pouvait appliquer à la rédemption le concept de châ-
timent proprement dit. Mais, si le Christ ne fut jamais
coupable devant Dieu, on a cru pouvoir admettre
qu'il n'en fut pas moins traité comme tel.
D'ordinaire, c'est la justice vindicative qui est mise
au premier plan. Parce qu'il est un désordre, le péché
appelle une sanction. Exigence tellement sacrée que,
même en pardonnant, Dieu n'a pas renoncé — et l'on
ajoute souvent qu'il ne le pouvait — à rétablir l'ordre
par ce moyen.
Mais il n'y a pas d'obstacle invincible, assure-t-on,
à ce que le châtiment soit acquitté par un autre que
par le débiteur, qui pourra, de la sorte, être amnistié
sans que la justice perde rien de ses droits. C'est à une
mutation de ce genre que se ramène la rédemption.
Dans cette perspective, sans être personnellement
l'objet de la colère divine, le Christ en ressent tous les
cfïcts, du moment qu'il voulut prendre par substitu-
tion la place des pécheurs. Les textes de saint Paul
sur le Fils de Dieu fait « malédiction » et « péché » pour
1971
RÉDEMPTION. SON ESSENCE : DISCUSSION DES SYSTÈMES
1972
nous, Gai., ni, 13 et II Cor., v, 21, fournissent un appui
biblique à ces déductions. A la limite, le Fils de Dieu
soufïre jusqu'aux tourments de l'enfer, comme en
témoignerait sa plainte sur la croix. Matth., xxvn, 46.
Caractéristique de l'ancienne orthodoxie protestante,
col. 1952, à peinecetteconceptiona-t-elleinihiencé, par
voie d'infiltrations inconscientes, un certain nombre
de nos mystiques ou de nos prédicateurs. Voir Le dogme
de la rédemption. Élude théologique, p. 231-240; pour
les sennonnaires anglais, H. -15 Loughnan, dans The
Monlh, 1920, p. 320-329, traduit dans Revue du clergé
fr., t. cm, 1920, p. 5-15. Cf. P. Galtier, De inc. ne red.,
p. 399, qui donne, à cet égard, comme signalement
l'application faite au Christ d'expressions telles que
peccalum ou peecator univcrsalis.
Il y a, d'ailleurs, des degrés dans le système. Tandis
qu'en général le déroulement de la justice envers le
substitut des pécheurs y est donné comme absolu, de
plus modérés s'en tiennent à une « ombre de châti-
ment ».
A ce même type se rattachent encore, de loin, et la
théorie du châtiment exemplaire inaugurée par Gro-
tius, col. 1954, et la combinaison juridique esquissée
par Dante, De monarchia, il, 11, en vue de trouver
dans la condamnation légalement infligée à Jésus le
caractère d'une punit io.
2. Système de l'expiation. — Tous ceux à qui répugne
trop cette procédure de code pénal se rabattent sur
l'idée moins massive d'expiation, au moyen de laquelle
on peut conserver à la souffrance du Rédempteur un
rôle dominant.
Ici le Christ n'est plus, en principe, l'objet d'une
vindicte divine; mais il est soumis à la règle provi-
dentielle qui fait de la douleur la peine du péché. Loi
sainte devant laquelle il s'incline pour nous en épar-
gner les plus extrêmes sanctions. Car, sans être néces-
sairement du même ordre ou du même degré que celles
que nous méritions, les souffrances de sa vie et de sa
mort en sont l'équivalent. Moyennant quoi, la justice
étant sauve par lo fait que le Fils de Dieu a payé notre
dette, remise peut nous être accordée tout au moins
de la peine éternelle que nous aurions dû subir.
Sur ce fond commun apparaissent des variantes,
suivant qu'on demande à la loi de solidarité ou bien à
un décret de circonstance la source de l'expiation
réalisée par le Christ. Le trait spécifique est toujours
que la souffrance du Sauveur comme telle, qu'il
s'agisse de son déchaînement physique ou de ses for-
mes plus intimes, reste au premier plan, les sentiments
qui l'accompagnent n'intervenant en quelque sorte
que pour la moraliser.
Dans ces lignes plus ou moins flottantes se meut
l'orthodoxie protestante actuelle, avec des grada-
tions de nuances qui souvent lui rendent quelque
chose de son profil antérieur. Quelques théologiens
catholiques, moins peut-être par leurs affirmations
que par leurs réticences, ont pu donner l'impression
d'en rester là. Témoin cette schématisation de Chr.
Pesch, De Verbo inc, n° 415, lre éd., 189C, p. 201;
3° éd., 1909, p. 230 : Propter peccalum Deus ab homini-
bus juste paierai pœnas expetere. Christus igitur, ut
caput et vas generis humani, pcenas suscepil et l)eo
oblulil, qui eas accepUwil. Unde Deus hominibus...
non jam ui.las Pci'.NAS infligerc potesl, quia homines
iias Pœnas per Chrislum jam solverunt... Ihrc est doc-
trinn calholica de satisfaclione Chrisli. II faut attendre
la 4c-5" édition de ce traité classique (1922) pour que la
doclrina calholica y soit ainsi complétée : Chrislum,
NON S')LUM ACTinUS INTKRNIS CABITATIS ET A.LIARUM
VIRTUTUM DEO HONOREM PECCATIS HOMINUM A.BLA-
tum RESTITUISSE, sed ctiam sensu presso satis/aclionem
pnrslilisse perferendn pro liominibus pœnam peccato
débitant.
3. Système de la réparation. — ■ Alors que, sous une
forme plus ou moins appuyée, c'est jusqu'ici le côté
pénal de l'œuvre rédemptrice qui paraît propre à en
livrer le secret, on peut, au contraire, le chercher dans
la personne qui l'accomplit.
Envisagée sous cet aspect, soit qu'on regarde à la
parfaite sainteté du Christ, à plus forte raison quand
on fait entrer en ligne de compte la dignité qu'il tient
de l'union hypostatique, sa vie est un perpétuel hom-
mage à la volonté souveraine de Dieu. De ce chef, elle
présente une valeur incomparable de l'ordre moral,
qui la rend susceptible, aussitôt qu'elle est mise en
balance avec le péché, de rétablir l'équilibre du monde
spirituel. 11 suffit qu'elle soit offerte et agréée dans ce
sens. Le mystère de la rédemption consiste à réaliser,
au profit du genre humain déchu, cette convergence
entre l'amour incréé du Père et l'amour créé de Yhomo
assumptus.
Que cette œuvre, comme ce fut historiquement le
cas, vienne à prendre une forme douloureuse, elle ne
doit pas être appréciée différemment. La souffrance
n'est qu'un élément de fait, dont la valeur est subor-
donnée a l'amour dont elle est l'occasion ou le fruit.
Ainsi la passion du Christ, dès là qu'il était innocent,
reste bien l'expiation de nos fautes. Mais ce n'en est là
qu'un trait secondaire et superficiel : ce qui en fait
essentiellement le prix et lui vaut d'être le moyen
choisi pour notre rédemption, c'est le bien qu'elle
représente comme soumission à Dieu en compensa-
tion de nos péchés. Acte éminemment réparateur en
raison de la personne qui le pose et qui, par surcroît,
devient chez ses bénéficiaires la source d'une activité
de semblable esprit.
Abstraction faite de certaines particularités acces-
soires, c'est ainsi que se présente la satisfaction chez
saint Anselme : In doloribus potius quam per dolores
juxla illum salisfecil Christus. P. Ricard, De satisfac-
lione Chrisli in Iraclalum S. Anselmi « Cur Deus homo »,
]). 29.
L'autorité du docteur de Cantorbéry n'a plus
cessé de maintenir cette doctrine dans la grande tra-
dition catholique, en regard de laquelle les rares diver-
gences qui ne sont pas de pure forme résonnent comme
des notes fausses dans un concert bien ordonné. Non
moins que nos théologiens, les auteurs protestants les
plus objectifs s'accordent à constater, voir col. 1952,
que là se trouve la différence entre les voies suivies
par la théologie rédemptrice des deux confessions.
3° Discussion théologique. — Par la force des choses,
toutes les données réelles que l'analyse découvre dans
le fait de la rédemption ont leur place à la base des
divers systèmes qui cherchent à l'éclairer. Mais cha-
cun est responsable de la manière dont il les met en
jeu. Et comme celle-ci tient à un certain nombre de
données connexes, pour formuler un jugement de
valeur sur les conceptions en présence, il faut remonter
à la notion de Dieu et du Christ qu'elles supposent,
au rapport qu'elles instituent entre l'acte rédempteur
et le mal auquel il a pour but de remédier.
1 . Système de châtiment. — Regardé à la lumière de
ces principes, le système du châtiment apparaît de
tous points inacceptable et rien de ce qui lui est pro-
pre ne saurait avoir même une valeur d'appoint. Aussi
bien serait-il sans doute difficile de lui trouver aujour-
d'hui un seul défenseur avéré.
En effet, l'attitude d'implacable justicier qu'il
prête à Dieu est contraire à la raison autant qu'à la
foi, qui reconnaissent la miséricorde pour un de ses
at I ributs. Surtout quand cette justice est assez aveugle
pour se prêter à une substitution de personnes et,
à défaut des coupables, frapper l'innocent de toutes
ses rigueurs. Autre chose est de reconnaître, col. 1908.
que les souffrances du Rédempteur sont « matérielle-
1973
REDEMPTION. SON ESSENCE : DISCUSSION DES SYSTÈMES
197^
ment » la peine de nos péchés et autre de prétendre
leur en attribuer pour ce motif le caractère formel.
Conclure à ceci de cela serait un passage flagrant de
génère ad genus.
Il n'est pas plus concevable que le Christ puisse
être puni, même à titre de substitut. Car faute per-
sonnelle et châtiment sont deux concepts strictement
corrélatifs. Si loquamur, enseigne saint Thomas, Sum.
th., la-Il*6, q. lxxxvii, a. 8, de pœna pro peccalo in-
flicla in quantum habel rationem pœnœ,sic solum unus-
quisque pro peccalo suo punilur. Outre que les textes
pauliniens allégués à ce propos comportent une exé-
gèse moins rigide, cf. Prat, La théologie de saint Paul,
t. ii, 10e éd., p. 294-298, ils ne doivent pas être isolés
de tant d'autres, voir col. 1931, qui servent à mettre
au point ce qu'ils offrent d'un peu abrupt. Quant à
parler d'une « ombre de châtiment», qu'est-ce autre
chose qu'une manière de sauver à tout prix un mot
qu'on vide en même temps de son contenu?
Rien en particulier n'est choquant pour le sens chré-
tien comme de vouloir que le Christ ait subi la peine du
dam sous prétexte de nous en délivrer. Cette odieuse
conséquence du postulat protestant fut dénoncée aux
fins de censure par deux consulteurs du concile de
Trente, cf. Bulletin de lill. eccl., 1925, p. 275-278, et les
plus illustres parmi les maîtres de l'époque la flétri-
rent au moins d'énergiques réprobations. Voir Mal-
donat, In Mallh., xxvii, 46 ; Bellarmin, De Chrislo, iv,
8; Suarez, De vila Chrisli, disp. XXXIII, sect. i, 1-13;
saint François de Sales, L'eslendart de la saincle croix,
avant-propos, ni, 2 et, au cours de l'ouvrage, i, 8.
Seul un insigne parti pris permet à J. Tunnel, His-
toire des dogmes, t. i, p. 457-458, de confondre la doc-
trine catholique, sur la foi de quelques orateurs au
langage intempestif, avec un système par elle si caté-
goriquement désavoué.
2. Système de l'expiation. — Conçu comme une atté-
nuation du précédent afin d'en éviter les trop visibles
excès, le système de l'expiation échappe, de ce chef, à
ses défauts les plus criants. L'incontestable part de
vérité qu'il exploite, voir col. 1967-8, et sa tournure en
apparence plus mystique sont, à n'en pas douter,
faites pour lui assurer un durable crédit. Mais, aussitôt
qu'il prétend se donner comme total, et il le doit sous
peine de perdre son individualité, les avantages qu'il a
l'air d'offrir ne sauraient en masquer l'insuffisance au
regard d'un théologien attentif. Voir, par exemple,
P. Galtier, De inc. ac red., p. 399-400.
Un inconvénient majeur tient à la base même sur
laquelle il s'établit. C'est que la souffrance du Christ
y devient l'objectif primaire et direct, sinon la fin
suprême, du plan divin, alors que, même incorporée
dans l'économie rédemptrice, elle ne cesse pas d'être
un mal dont on peut tout au plus admettre qu'il soit
permis par Dieu. Non tradidit \ Pater Filium ], observe
saint Bonaventure, In IIIum Sent., dist. XX, q. v, édi-
tion de Quaracehi, t. m, p. 427, infligendo mortem vel
prsecipiendo, sed permitlendo. Cf. Suarez, De vila
Christi, dis. XXXIII, sect. i, 4; In Sum. th. corn.,
IIIa, q. xlvi, a. 10 et q. xlvii, a. 3; Bellarmin, De sep-
tem ver bis, n, 1.
Souvent on croit la difficulté résolue quand on rem-
place l'antique schème juridique de l'imputation par
le concept moderne de solidarité. Mais encore fau-
drait-il prendre garde à l'équivoque d'un terme qui
peut ne signifier qu'un fait de l'ordre naturel. Aussi
bien n'en est-il pas de plus familier au vocabulaire du
protestantisme libéral pour expliquer les souffrances
de Jésus. Voir A. Sabatier, La doctrine de l'expiation,
p. 85-87 et 110-1 12. Que si la notion de solidarité s'en-
tend dans l'ordre surnaturel, le problème n'est que
reculé. Car il reste à dire si l'expiation douloureuse
qui par là devient le lot du Christ est un moyen ou
DICT. DE THÉOL. CATHOL.
une fin, s'il faut la concevoir comme le terme des
voies divines, au risque de voir à nouveau surgir tous
les obstacles qu'il s'agissait d'écaiter, ou comme l'occa-
sion providentielle d'un bien supérieur.
En second lieu, le système en question s'arrête à la
peine du péché, c'est-à-dire, en somme, à l'un de ses
effets, sans égard au realus culpœ qui en est le fond.
Lacune des plus graves au regard de ce que demande
la doctrine chrétienne de Dieu, de l'homme et de leurs
mutuels rapports, col. 1958 sq. Ainsi comprise, la ré-
demption tournerait court devant son but principal;
car, si la peine châtie le péché, à vrai dire elle ne le
répare pas. Il est classique, dans l'École, de distin-
guer les deux concepts de salis/actio et de satispassio :
on peut juger par là d'une doctrine qui commence,
au contraire, par en décréter ou supposer acquise
l'identification.
A quoi il faut bien ajouter que cette conception,
bien qu'elle en soit théoriquement distincte, a tou-
jours, en pratique, une sorte d'affinité congénitale par
rapport à celle du châtiment. Ce qui l'expose — et
l'expérience atteste que le danger n'est rien moins que
chimérique — à ramener « ces conséquences absur-
des », dont parle F. Prat, La théologie de saint Paul,
t. n, 10e édition, p. 23G, qui « ont jeté sur la théorie de
la substitution pénale un discrédit dont elle n'est pas
près de triompher ».
Si donc le fait de l'expiation est à retenir, il n'est
pas moins sûr que le système de l'expiation doit être
dépassé. Juste dans ce qu'il affirme, il partage avec
toutes les synthèses mal venues le sort d'être inadé-
quat en raison de ce qu'il exclut ou laisse trop au
second rang.
3. Système de la réparation. — A cette double élimi-
nation comment le système de la réparation pourrait-
il ne pas gagner déjà le bénéfice d'une certaine proba-
bilité? Conclusion qui s'élève au niveau de la certi-
tude quand on observe qu'il est promu par un arbitre
circonspect, P. Galtier, De inc. ac red., p. 401 et 4(13,
au rang de doclrina communis.
Pris en lui-même, il laisse à l'œuvre du Christ son
équilibre normal. L'élément pénal de la passion y
trouve, en effet, sa place, mais reste subordonné,
comme il convient, à l'élément moral qui lui donne sa
valeur. A ce caractère synthétique le système de la
réparation doit de pouvoir assimiler tout ce que les
autres ont de viable, en même temps que le fait de
s'ordonner par principe autour de l'essentiel le met à
l'abri de leurs défauts.
De ce chef, au lieu de rester à l'état de thème
abstrait, l'expiation réalisée par le Sauveur s'éclaire
par les indications les plus concrètes de la psychologie
et de l'histoire, qui, sans rien lui ôter de son mystère,
permettent de la rattacher à un plan digne de Dieu.
Cf. L. Richard, Le dogme de la réden pi ion, p. 189-2(10.
Tout le drame de la carrière de Jésus tient au caractère
spirituel de son messianisme, qui devait faire de lui un
« signe de contradiction ». Luc, il, 34. Contre cette
admirable création de la sagesse divine allaient, en
effet, se dresser toutes les puissances de la chair et du
sang, mais sans jamais ébranler ce ferme propos de
« faire la volonté de Dieu », Hebr., x, 5-9, qui fut son
programme initial. D'où ces épreuves et tribulations
de toutes sortes, qui n'étaient, au fond, que les pro-
duits variés de la malice humaine déchaînée sur l'In-
nocent, et qu'il acceptait avec amour sans laisser d'en
souffrir, au dedans comme au dehors, d'autant plus
qu'il l'avait moins mérité. Mal sans aucun doute, mais
qu'un Dieu sage a pu permettre en raison du bien qui
en résultait. Voir Suarez, In Sum. Iheol., IIla, q. xlvi,
a. 10, n. 1, Opéra omnia, édit. Vives, t. xix, p. 572;
Billot, De Verbo inc, 5e éd., p. 491.
Ainsi la carrière douloureuse du Christ se déroule
T. — XIII — 63.
1975
REDEMPTION. CONVENANCE OU NECESSITE?
1976
d'un bout à l'autre sous le signe de l'obéissance, Phil.,
ii, 8, mais d'une obéissance qui, loin d'avoir rien
de passif, signifie plutôt la correspondance héroïque
à une vocation. En particulier, la croix qui en est le
terme s'explique propter obœdientiam servandi justi-
liam, in qua lam fortiter perseveravil ut indc mortem
incurrerel. Anselme, Cur Deus homo, i, 9, P. L., t.cLvm,
col. 370; cf. ii, 19, col. 426. Malu.it mori quam lacère,
qui i tune eral verilas dicenda Judeeis. Et sic morluus est
propter justitiam. Scot, Opus Oxon., In IIIum Sent.,
dist. XX, q. unica, n. 10, édition de Lyon, t. vu,
p. 430; cf. S. Thomas d'Aquin,.S'mn. //i., 111», q. XLVii,a.
3. Ainsi faut-il comprendre où vont les complaisances
du Père devant le suprême sacrifice de son Fils : Non
mors, sed Doluntas placuit sponte morientis. S. Bernard,
Cont. err. Abse ardi, vin, 21, P. L., t. clxxxii, col.
1070.
Entre la mission de Jésus considérée sous cet aspect
et le problème de la rédemption le rapport n'est-il pas
obvie autant qu'adéquat? S'il porte la peine de nos
péchés par ses souffrances, non moins certainement
il en répare la coulpe, en opposant à notre mépris du
souverain Maître un amour et une soumission poussés
jusqu'au plus total oubli de soi. Que faut-il de plus,
quand il s'agit du propre Fils de Dieu, pour que la
faute humaine, quelle qu'en soit la gravité, ait enfin
trouvé son contrepoids? Voir Thomas d'Aquin, Sum.
th., 1 1 1», q. xlviii, a. 2; Scot, Opus Oxon. : In /yum
Sent., dist. II, q. i, n. 7, édition de Lyon, t. vin, p. 138-
139.
D'autant que les actes du Rédempteur, au lieu
d'avoir seulement une portée individuelle, sont en
principe, en attendant de le devenir en fait, le bien
commun de l'humanité dont il est constitué la tête.
Éminemment personnel, l'hommage réparateur qui
s'achève au Calvaire emprunte à la fonction représen-
tative de celui qui l'offre un sens collectif.
Cette valeur de compensation, par où l'œuvre du
Christ répond au désordre le plus visible du péché,
doit, au demeurant, se compléter par sa puissance
positive de restauration, qui rend l'humanité capable
de fructifier désormais dans l'ordre surnaturel. Faute
d'en venir là, on ne verrait pas assez comment l'ac-
tion du premier Adam trouve sa contre-partie dans
celle du second. Dès là que l'Église catholique n'a
jamais consenti à priver la rédemption de ce dernier
couronnement, on voit quel avantage en résulte pour
la doctrine de la réparation, élaborée par ses meilleurs
théologiens, sur les bases de l'enseignement de saint
Paul, aux fins d'en rendre compte. Et il est à peine
besoin de dire que la piété, pour peu qu'elle ne redoute
pas l'air des cimes, peut à son tour y trouver le plus
substantiel aliment.
Que d'ailleurs les simples données de la foi, où ces
divers éléments sont à peu près confondus, suffisent
à la plupart des croyants, rien de moins douteux.
Mais tout théologien conscient de sa tâche doit recon-
naître que, de fait, sous la forme d'indices quand ce
n'est pas de théories arrêtées, divers systèmes d'inter-
prétation : châtiment, expiation d'ordre pénal, répara-
tion d'ordre moral et religieux sont en présence et que,
de droit, la décision dernière des problèmes posés par
le dogme de la rédemption en dépend. C'est, en effet,
par là, et par là seulement, que les catégories tradi-
tionnelles de rançon et de sacrifice, de mérite et de
satisfaction, déjà vérifiées en gros, col. 1906, arrivent
à prendre un sens précis. Voir L. Richard, op. cit.,
p. 205-210. Il n'y aurait pas de pire défaillance que de
ne pas savoir en convenir, sauf à vouloir imposer
ensuite des solutions qu'il faudrait auparavant jus-
tifier ou à chercher un refuge en des lieux communs
qui ne dispensent de prendre parti qu'en éludant la
question.
V. Synthèse de la rédemption : Raison de
l'économie rédemptrice. — Sa foi même en la révé-
lation divine invite le chrétien à y voir un ordre dont
il ne lui est pas interdit de percer le mystère. Avec le
comment de la rédemption, à mesure surtout que
l'économie en est plus riche, la spéculation théolo-
gique en a donc également abordé le pourquoi. Travail
plus ou moins esquissé dès l'époque patristique,
col. 1937, mais qui allait surtout devenir intense dans
l'École depuis l'impulsion décisive que lui avait impri-
mée la puissante dialectique du Cur Deus homo. Voir
15. Dôrholt, op. cit., p. 171-301.
Deux tendances extrêmes se manifestent, à cet
égard, dans la pensée chrétienne : celle des dialecti-
ciens qui prétendent tout démontrer et celle des agnos-
tiques pour qui tout serait pareillement impénétrable.
Kntrc les deux s'ouvre une via média dans laquelle,
renonçant à soumettre le plan du salut à la loi d'une
stricte nécessité, on y cherche et on y trouve tout au
moins de hautes convenances accessibles à notre rai-
son de croyants.
1° Initiative du plan divin : Le décret primitif de
rédemption. — A l'origine de l'économie rédemptrice
il faut mettre le décret porté par Dieu de relever le
genre humain après le désastre de la chute. La théolo-
gie n'a pas cru que ce fût excéder ses moyens ou man-
quer de respect à la mystérieuse transcendance des
voies divines que d'en explorer le caractère initial.
1. Thèse de la nécessité. — Indépendamment de
l'optimisme absolu, qui voudrait que toutes les actions
de Dieu fussent commandées par la poursuite du plus
parfait, quelques théologiens de marque ont pensé
que la rédemption des pécheurs lui serait imposée
comme une sorte d'obligation plus ou moins stricte par
ses propres attributs.
Omnis disposilio salutis quœ circa homincm fuit,
écrivait déjà saint [renée, Cont. hxr., III, xxm, 1,
P. G., t. vu, col. 960, secundurn placilwn fichai Palris
uli non vinceretur Deus [a serpente] neque infirmarc-
tur ars cjus. Principe d'où saint Athanase dégageait
une loi supérieure de sagesse. « Il était inconvenant
que des créatures douées de raison et admises à la par-
ticipation du Verbe périssent et, par la corruption,
retombassent dans le néant. Car il n'était pas digne de
Dieu que ses œuvres fussent détruites par la fraude du
démon... A quoi bon leur donner l'être au commence-
ment?... S'il n'avait pas créé l'homme, personne ne
songerait à l'accuser de faiblesse; du moment qu'il l'a
fait et créé pour être, il serait tout à fait absurde qu'il
pût périr, et plus encore sous les yeux de son au-
teur... C'est chose indécente et indigne de l'excellence
de Dieu. » De inc. Verbi, 6, P. G., t. xxv, col. 108.
Cf. ibid., 13, col. 117-120.
Devant le même problème saint Anselme invoque
l'immutabilité de la providence divine, qui lui inter-
dirait de consentir à l'échec de ses plans. Voir Cur
Deus homo, il, 4-5, P. L., t. clvim, col. 402-403 : Aul
hoc de humana natura perficiel Deus quod incœpit aul
in vanum frc.it tarn subliment raturam ad tanlum bo-
num. Al... valde alienum est ab eo ut ullam rationalem
naturam penitus prrirr sinat... Non enim illum latuit
quid homo faclurus eral cum illum fecil et lamrn bonilalr
sua illum creando sponte se ut perficeret incœptum bo-
num quasi obligavlt... .Wccs.se est [ergo ] ut bonitas Dei,
propter immutabilitatrm suam, pcrficial de homine
quod incœpit, quamvis tolum sil (jralia bonum quod
far.it.
2. Critique. — A celte dialectique s'oppose le sen-
timent chrétien élémentaire, d'après lequel notre
rédemption doit être considérée, non pas seulement
comme un effet de cette essentielle bonitas qui caracté-
rise ontologiquement l'Être divin, mais encore comme
un acte absolument gratuit de miséricorde et d'amour.
1977
RÉDEMPTION. CONVENANCE OU NÉCESSITÉ ?
1978
Impression établie sur les données les plus certaines de
la révélation. Cf. Rom., m, 24; Eph., n, 8.
Il n'est pas trop malaisé d'apercevoir, en effet, que,
dans l'hypothèse d'une ruine définitive de l'édifice
surnaturel, aucun attribut de Dieu, à strictement
parler, ne serait en cause. Car il avait fait entrer dans
ses plans la liberté humaine, avec tout le surcroît de
gloire mais aussi avec l'aléa qu'elle comportait.
L'homme donc, bien entendu, n'a rien à réclamer, dès
là qu'il est seul responsable de son infortune, et Dieu
lui-même est à couvert, puisque la catastrophe est
imputable à une défaillance prévue, mais qu'il n'était
pas tenu d'empêcher. Voir In- carnation, t. vu,
col. 1475-1476.
D'autant que les ressources de l'ordre naturel ne
laissaient pas de subsister à titre de compensation.
État suffisamment normal, en dépit de son infériorité
relative, pour constituer un ordre digne encore de
Dieu et permettre à l'homme d'atteindre sa fin.
3. Thèse de la convenance. — Si la rédemption de
l'humanité n'était pas nécessaire, elle peut et doit être,
à tout le moins, regardée comme souverainement
convenable. Ni Athanase ni Anselme ne voulaient
peut-être dire autre chose : toujours est-il que la théo-
logie catholique s'en tient à cette transaction.
Congruenlissimum fuit, enseigne saint Thomas, In
7/7um Sent., dist. XX, q. i, a. 1, sol. 1, édit. Vives, t. ix,
p. 301, humanam naluram, ex quo lapsa fuit, reparari,
quia in hoc manifeslalur misericordia Dei, poteniia et
sapienlia : misericordia quidem sive bonilas, quia pro-
prii plasma! is non despexit in/irmilalem: poteniia vero
in quantum ipse omnium noslrum defectum sua virlule
vieil; sapienlia autem in quantum nihil frustra fecisse
invenilur. Convenicns etiam fuit quantum ad humanam
naluram, quia generaliler lapsa erat. Similiter etiam
ex perfeclione universi, quod totum quodammodo ad
salutem hominis ordinalur.
Ainsi encore saint Bonaventure, In IIIuln Sent.,
dist. XX, art. unie, q. i,édit.deQuaracchi,t.m, p.417-
418, qui, sans négliger les autres, donne plus de place
aux considérations anthropologiques : Absquc dubio
congruum est cl decens reparari genus hunumum, non
solum ex parle Dei, sed etiam ex parte hominis..., si
consideretur dignilas hominis condili et modus labendi
et status lapsi. Dignilas namque hominis lanta eral ut
propter ipsum jacta sunl universa... Modus vero laben-
di fuit quod humana natura lolaliler cecidil, alio pec-
cante et alio suggerenie... Status etiam hominis lapsi
reparalioni congruit, quia in Mo slalu simul fuit pœni-
tentia cum miseria.
D'un point de vue théologique plus général, pour
mieux affirmer la sagesse de la Providence et l'harmo-
nie de ses plans, de bons théologiens estiment qu'il est
plus opportun aujourd'hui que jamais de remettre
l'élévation primitive du genre humain dans les pers-
pectives de la rédemption qui devait en renouer le
fil. Sans qu'il y ait un rapport nécessaire entre ces
deux étapes de l'économie surnaturelle, il devient
moins difficile de comprendre la précarité de la pre-
mière à mesure que la seconde en apparaît d'une ma-
nière plus directe, dans les desseins éternels de Dieu,
comme la reprise et le complément. Voir A. Verriele,
Le surnaturel en nous et le péché originel, 2e éd., Pa-
ris, 1934, p. 102-131.
On s'explique d'ailleurs assez bien que pareille grâce
de relèvement n'ait pas été faite aux anges. C'est que
la volonté de l'homme est naturellement mobile, tan-
dis que l'être angélique, parce que plus parfait, se fixe
pour toujours dans chacune de ses décisions. Il y
avait aussi lieu de tenir compte que les anges étaient
déchus par suite d'un acte personnel, tandis que le
genre humain fut compris par solidarité dans la faute
d'Adam.
2° Modalités du plan divin. — ■ Aux différents décrets
dans lesquels se décompose logiquement l'exécution
de l'économie rédemptrice il faut appliquer la même
solution.
1. Problème de la satisfaction. — En admettant que
Dieu voulût racheter les pécheurs, devait-il exiger
d'eux une satisfaction ou pouvait-il procéder par voie de
condonation plus ou moins complète à leur endroit?
a) Nécessité ? — D'après l'archevêque de Cantor-
béry, Cur Deus homo, i, 15, P. L., t. ci.vm, col. 381,
on serait ici acculé à la stricte alternative : Salisfaclio
aul peena. Et cela du côté de l'homme aussi bien que
de Dieu : Sine salis/actione, id esl sine debili solutione
sponlanea, nec Deus potesl peccatum impunilum dimit-
tere, nec peccalor ad beatitudinem vel talcm qualem
habcbal antequam peccaret pervenire. Ibid., i, 19, col.
391. Ce qui s'entend, au surplus, d'une satisfaction
adéquate au péché : Hoc quoque non dubilabis... quia
secundum mensuram peccati oportet satisfaclionem esse.
Ibid., i, 20, col. 392; cf. i, 21, col. 394 : Palet quia se-
cundum quanlilatem \peccali | exigii Deus salisfac-
tionem.
Vrai du repentir, ce raisonnement ne l'est pas de la
satisfaction, qui reste soumise à la souveraine liberté
de Dieu. Si voluisset absque omni salisfaclione homi-
nem a peccato liberarc, contra justitiam non fecisset.
Ille enim judex non potesl salua justitia culpam sine
peena dimiltere qui hubet punire culpam in alium com-
missam... Sed Deus non habet aliquem superiorem,
sed ipse est supremum et commune bonum lolius
universi. Et ideo, si dimillal peccatum, quod habcl
rationem culpie ex co quod contra ipsum commiltitur,
nulli facit injuriant. Thomas d'Aquin, Sum. th., III»,
q. xlvi, a. 2, ad 3um. Voir Incarnation, t. vu,
col. 1476-1478.
A plus forte raison en cst-il ainsi lorsque, avec la
théologie protestante, on identifie satisfaction et
expiation, jusqu'à vouloir que le péché ne puisse être
remis sans que la peine en soit acquittée par le cou-
pable lui-même ou par un substitut. « Personne parmi
les catholiques ne soutiendra que la miséricorde soit
impuissante ou que Dieu ne puisse pardonner sans
avoir calmé les exigences de sa justice. » Éd. Ilugon,
Le mystère de la rédemption, 6e éd., p. 267.
b) Convenance. — On s'en tiendra donc, ici encore,
à penser qu'une satisfaction était convenable, soit du
côté de Dieu pour mieux établir la majesté de ses
droits, soit du côté de l'homme pour qu'il pût se sentir
pleinement réhabilité.
C'est dans ce sens que saint Thomas transpose les
thèmes anselmiens. Voir In IIIum Sent., dist. XX, q. i,
a. 1, sol. 2, édit. Vives, t. ix, p. 301-302 : Congruum
etiam fuit quod natura humana per satisfaclionem repa-
raretur. Primo ex parle Dei, quia in hoc divina justitia
manifeslalur quod culpa per pœnam diluilur. Secundo
ex parte hominis, qui satisfaciens perf retins integratur :
non enim tantx gloriœ essel posl peccatum quanta: erat
in statu innocentiœ si non plenaric salis fecisset... Tertio
etiam ex parte universi, ut scilicet culpa per pœnam
satisfactionis ordinetur et sic nihil inordinatum in
universo rémanent. Ainsi Bonaventure, In ///u'« Sent.,
dist. XX, art. unie, q. n, édition de Quaracchi, t. m,
p. 419-422.
En vertu de l'adage : Accessorium sequitur princi-
pale, il va de soi que la question de degré ne comporte
pas d'autre réponse. Une satisfaction adéquate à la
faute ne saurait être que de meliori bono.
2. Problème de l'incarnation. — Si une satisfaction
devait avoir lieu, on peut subsidiaircment rechercher
par quel moyen. Ce qui revient à déterminer si la mé-
diation du Fils de Dieu fait homme ne s'imposerait
pas en droit, vu la grandeur du péché, comme elle
fut adoptée en fait.
1979
RÉDEMPTION. CONVENANCE OU NECESSITE?
1980
a) Nécessité absolue? — De ses prémisses relatives
aux conditions rationnelles de la satisfaction saint
Anselme concluait logiquement à la nécessité de l'in-
carnation pour notre salut.
Nondum considerasti, répliquait-il à Boson, quanti
ponderis sit peccatum; et il l'amenait à concéder que le
pécheur est incapable de réparer le mal qu'il a commis,
soit parce que déjà il doit à Dieu tout ce qu'il possède,
soit parce que son péché participe à l'infinité même de
celui qu'il atteint. Cur Deus homo, i, 20-21, P. L.,
t. CLVlll, col. 392-391. Étant donné pourtant que
Dieu ne saurait renoncer ni à racheter les hommes, ni à
réclamer de leur part une satisfaction intégrale, il s'en-
suit qu'on doit chercher celle-ci en dehors de l'huma-
nité. Voir ibid., Il, 6, col. 404... Non ergo polest hanc
salisfaclioncm facere nisi Deus...; sed nec facere illam
de bel nisi homo... Ergo... necesse est ut eurn facial Deus
homo.
Qui ne sait pourtant que l'incarnation est présentée
dans l'Écriture comme le don de Dieu par excellence?
Cf. Joa., m, 16; Eph., il, 4-5; I Joa., iv, 10. A ren-
contre de cette donnée fondamentale aucun syllogisme
ne saurait prévaloir. Qu'il n'y eût pas de moyen plus
propre que l'incarnation à faire éclater la gloire de
Dieu et à réaliser notre salut, tout le monde en con-
vient; mais rien ne permet d'aller plus loin.
La tradition de l'Église en la matière est fixée par
la parole classique d'Augustin, De Trin., XIII,
x, 13, P. L., t. xlii, col. 1024 : Non alium modum
possibilem Dco defuisse...; sed sanandie nostrœ miseriie
convenienliorem modum alium non fuisse. A son tour le
Docteur angélique de se l'approprier, Sum. th., IIIa,
q. i, a. 2, pour montrer longuement la convenance de
l'incarnation par les divers bienfaits qu'elle nous pro-
cure, soit quantum ad promolioncm hominis in bonum,
soit ad remolionem mali, non sans observer que son
énuméralion n'a rien de limitatif : Sunl autem et alise
plurimie ulilitates quse conseculœ sunl supra appre-
hensioncm sensus humani. Développement à l'art. In-
carnation, t. vu, col. 1463-1470.
Tant s'en faut, d'ailleurs, que la dialectique ansel-
mienne soit sans réplique sur son propre terrain. On
peut, en effet, concevoir que l'homme trouve dans sa
vie religieuse et morale, sous la forme soit d'actes
surérogatoires soit d'une intention nouvelle imprimée
aux actes déjà dus, la matière d'une réparation au
moins inadéquate, et il n'est aucunement établi que
Dieu ne s'en puisse contenter.
b) Nécessité hypothétique ? — Tout au plus cst-il
possible d'admettre, avec saint Thomas, Sum. th.,
IIla, q. i, a. 2, ad 2um, que l'incarnation était néces-
saire dans l'hypothèse où une réparation intégrale
serait exigée du pécheur.
Soit la gravité propre du péché soit l'immensité de
ses ravages semblent, en effet, requérir, pour que la
satisfaction fût proportionnée au désordre, un acte
d'une valeur infinie, tel que seul un Dieu fait homme
pouvait le fournir : Aliqua satisfaclio polesl dici... con-
digna per quamdam adœquationem ad recompensalio-
nem culpœ commisse. El sic hominis puri satisfaclio
sufficiens esse non potuit pro peccato, lum quia tota
humana natura erat per peccatum corrupla..., tum
eiiam quia peccatum contra Deum commissum quam-
dam infinilalem habel ex infinitate divinx majestatis.
Solution théologiquement aussi fondée que favorable
au sens religieux. Cf. [nomination, col. 1478-1482.
Encore s'agit-il là d'une thèse proprement thomiste,
contestée sur toute la ligne par l'école rie Scot, roi. 1951,
et dont, par conséquent, l'incontestable crédit laisse
toujours une porte ouverte à la discussion,
3. Problème de la passion. — On ne doit pas moins
sauvegarder la liberté divine en ce qui concerne
l'œuvre du Verbe incarné.
a) Nécessité ? — • Presque inévitablement le système
de l'expiation conduit à réclamer comme nécessaire
la souffrance du Sauveur. Dès là qu'une peine était
méritée par les pécheurs et que Dieu a voulu les en
dispenser, on conclut qu'elle devait être acquittée par
le Christ, et cela, pour que la justice fût complète,
jusqu'à la mort inclusivement. Les textes scripturaires
qui semblent parler d'un précepte de mourir imposé à
Jésus ont paru corroborer ces inductions.
Telle est la position systématiquement adoptée par
la plupart des protestants. Même chez nous, il n'est pas
rare d'entendre invoquer, tout au moins modo oratorio,
les exigences d'un ordre aux termes duquel, pour être
efficacement conjuré, l'effet de la justice divine a dû
être détourné avec toutes ses suites pénales sur la per-
sonne du médiateur.
Mais c'est un point de doctrine catholique à tenir
que la mort du Christ n'était nullement nécessaire, en
soi, pour nous racheter. Cf. Thomas d'Aquin, Sum.
th., IIIa, q. xlvi, a. 1-2. A cet égard, aucun précepte,
quelle que soit l'interprétation qu'on préfère des textes
qui paraissent l'énoncer, voir Jésus-Cihust, t. vin,
col. 1297-l.ii)1.>, n'était strictement requis du chef de
la rédemption. D'après le dilemme anselmicn : aut
satisfaclio aut pœna, l'oeuvre du Sauveur, au lieu d'en
comporter l'acquittement, fut, au contraire, une com-
pensation de la peine qui nous attendait.
Il faut en dire autant de la passion tout entière. En
effet, selon saint Thomas, ibid., a. 5, ad 3um, secundum
sufficientiam una minima passio Christi suffccissel ad
redimendum ge.nus humanum ab omnibus peccalis.
Principe que ses commentateurs étendent à « la moin-
dre opération » du Fils de Dieu, « même celle qui
n'exige aucune peine ». Éd. Ilugon, Le mystère de la
rédemption, p. 99. Cf. L. Billot, De Verbo inc, 5e édit.,
p. 1<S2 : Verissimum est quod, attenta personw dignilate,
minimum opus satisfaclorium sufficiebal ad compen-
sanda peccala tolius mundi et ultra. De telle sorte qu'en
définitive « Jésus pouvait nous sauver par un seul
acte d'amour et de réparation ». J.-V. Bainvel, Nature
et surnaturel, Paris, 1903, p. 270. Position classique s'il
en fût, qui sunpose le rôle secondaire de l'expiation
pénale, col. 1939, en même temps qu'elle sert à le
mettre en relief.
b) Convenance. — Ainsi que tout le reste de l'éco-
nomie rédemptrice, la passion et la mort du Christ ne
peuvent se justifier que par des raisons de convenance.
Elles sont, d'ailleurs, aussi variées que faciles à décou-
vrir.
Généralement on pense tout d'abord à l'expiation
du péché, qui est plus complète et plus saisissante, à
n'en pas douter, quand elle comporte la douleur. Bien
de plus juste, à condition de ne pas dépasser la mesure
dans l'expression et de ne pas vouloir que cette raison
soit la seule ou nécessairement la plus capitale. Mys-
tiques et simples croyants ont toujours demandé cette
leçon au « chemin de la croix ». Ils peuvent se réclamer
de saint Thomas, qui, non content d'analyser en détail
les souffrances du Christ, Sum. th.. II la, q. xlvi, a. 5-8,
les explique incidemment, ibid., q. xi.vn, a. 3, ad lum,
par l'intention de faire apparaître cette Dei severitas
qui peccatum sine pœna dimitkre noluil. Thème assez
lonauement développé dans Opusc, i, 231 et n, 7,
Opéra omnia, édit. Vives, t. xxvn, p. 99-100 et 136-
138.
Il y a pareillement lieu de faire valoir, avec le Doc-
teur angélique, Sum. th., Illa, q. xi.vi, a. 6, ad (><iin, le
surcroît de plénitude objective que cette préférence
pour la voie douloureuse confère à l'œuvre rédemp-
trice jusque dans l'ordre humain : Non solum attendit
\Chrislus\ quantam virtutem dolor ejus haberet ex
dtoinilale imita, sed etiam quantum (hlor ejus suffi-
cerel secundum humanam naluram ad lanlam salisfac-
1981
RÉDEMPTION. EFFETS DANS L'ORDRE SURNATUREL
1982
iionem. Et ce texte a paru digne de remarque à ses
commentateurs les plus récents. Voir Hugon, Le mys-
tère de la rédemption, p. 100. Cf. ibid., p. 94-95. et
P. Synave, Saint Thomas d'Aquin : Vie de Jésus,
t. m, p. 244-245.
Mais la considération la plus féconde est encore celle
des biens dont la passion est visiblement la source pour
nous dans l'ordre de notre vie morale et religieuse.
Voir, par exemple, les indications fournies par saint
Thomas, Sum. th., IIia, q. xlvi, a. 3 : Per hoc quod
homo per Christi passionem est liberatus mulla concurre-
runt ad salulem hominis prœter liberalionem a peccato.
Primo enim per hoc homo cognoscit quantum Deus
hominem diliyat et per hoc provotalur ad eum diligen-
dum... Secundo quia per hoc dédit nobis exemplum obœ-
dientiœ, hun.iililalis, conslantise, jusliliœ et celerarum
viitutum... Quarto quia per hoc eslhomini inducla major
nécessitas se immunem a peccato conservandi... Cf. S. lïo-
naventure, In IIlum Sent., dist. XX, q. v et vi:
Brev., iv, 10.
Quel qu'en soit l'objet, ces vues spéculatives sur la
raison d'être du plan divin partent des données acqui-
ses par la révélation, en vue d'y montrer l'application
d'une loi rationnelle d'ordre et de sagesse. A ce titre,
elles sont légitimes et bienfaisantes, pourvu que, sous
prétexte de satisfaire un vain besoin de logique, on ne
veuille pas introduire une illusion de nécessité dans
une économie dont l'amour de Dieu est le premier et
le dernier mot.
VI. Effets de la rédemption. - — Il reste, pour
obtenir un concept intégral de l'œuvre rédemptrice
du Christ, à tirer au clair la notion exacte et l'aire de
son efficacité. C'est, au demeurant, plutôt par ses
fruits qu'elle s'exprime dans les sources primitives de
la foi. A suivre la marche inverse, qui est celle de la
science, la synthèse théologique ne fait qu'achever de
mettre en pleine lumière la compréhension et l'exten-
sion du donné.
1° Mode d'action. — Parce qu'elle a un sens objectif,
les premiers effets de la Rédemption, et les plus im-
portants, se produisent en dehors de nous. C'est tout
d'abord devant Dieu qu'elle compte et qu'il faut donc
en marquer au juste le rôle comme facteur dans la
réalisation de ses décrets.
1. Déformations polémiques. -- A qui mieux mieux
les adversaires de l'orthodoxie ecclésiastique inscri-
vent à son passif les plus lourdes charges en vue de la
discréditer. Mais il suffit d'un minimum d'objectivité
pour réduire ces mythes polémiques à néant.
C'est ainsi que la rédemption n'a pas pour but de
réconcilier en Dieu les prétentions contradictoires de
sa justice qui doit punir et de sa miséricorde qui vou-
drait pardonner. Après D.-Fr. Strauss, Die chrislliche
Glaubenslehre, Tubingue et Stuttgart, 1841, p. 260-
261, A. Sabatier, La doctrine de l'expiation, p. 53-54,
et d'autres subalternes ont raillé ce « parallélogramme
des forces » dont « la diagonale de la satisfaction vi-
caire i serait l'aboutissement. Sans doute le conflit des
« filles de Dieu » tient une grande place, par manière
de pieuse imagination, dans la littérature oratoire ou
dramatique du Moyen Age: mais i! ne devait prendre
une certaine consistance doctrinale qu'avec la Réfor-
me. En réalité, pour une saine théologie, le problème
n'existe pas. Ces sortes d'oppositions, qui déchirent
nos volontés imparfaites en présence d'actes aux mul-
tiples aspects, se résolvent en harmonie dans la sim-
plicité de l'Être absolu.
Il n'y a pas non plus à objecter que notre Rédemp-
teur ne saurait agir sur Dieu à la façon d'une cause
extérieure qui viendrait le réconcilier pour ainsi dire
de force avec nous et lui arracher notre pardon. Au
regard de la théodicée chrétienne la plus rudimentaire,
en effet, il est certain que Dieu nous aime de toute
éternité et que c'est précisément pourquoi il veut faire
miséricorde aux pécheurs. De cet amour l'avènement
de son Fils n'est pas la cause, mais le signe et la preuve.
11 dépend ensuite du théologien d'appliquer à l'ana-
logie de la réconciliation la via remotionis et la via
cminenliœ qui sont de rigueur.
On n'imaginera pas davantage un antagonisme entre
le Père et le Fils, celui-là représentant la justice tandis
que celui-ci incarnerait la pitié. Car les trois personnes
divines sont dans les mêmes dispositions envers nous
et le décret de notre rédemption procède, à n'en pas
douter, de leur commun vouloir. Il faut rectifier au
nom de ces principes du dogme trinitaire les anthro-
pomorphismes du langage populaire et les outrances
de certaines prédications.
2. Vraie notion. — Une fois le terrain ainsi déblayé
de ces confusions grossières non moins que tendan-
cieuses, il n'est pas impossible de concevoir que l'œu-
vre du Rédempteur puisse être un agent efficace dans
la genèse objective du salut.
Le sens nécessaire et suffisant de la foi chrétienne
est que Dieu, plein d'amour pour les hommes, dési-
reux de remettre leurs péchés et de les rétablir dans
leur destinée surnaturelle, a décrété comme condition
préalable la vie et la mort de son Fils. De la sorte,
aussi bien devant Dieu que devant les hommes, la mis-
sion du Sauveur, qui est un effet de l'éternelle bonté,
devient en même temps une cause à laquelle en est
désormais subordonnée la manifestation.
Notre rédemption par le ministère du Sauveur a
donc pour unique point de départ l'initiative de Dieu.
('.uni homo, dit saint Thomas, Sum, th., IIIa, q. xlvi,
a. 1, ad 3,lln, per se satisfacere non posset pro peccato
tolius humanse naturse..., Deus ei satis[aclorem dedit
Filium suum. Mais, comme c'est en prévision et en
dépendance de ce don initial que la grâce nous est
ensuite octroyée, on peut et doit dire que la médiation
du Christ sert à nous réconcilier avec celui qui nous en
accorde le bienfait. Voir ibid., q. xi.ix, a. 4 : Tanlum
bonum fuit quod Christus volunlarie passus est quod
propter hoc bonum in nalura humana invenlum Deus
placatus est super omni offensa generis humani.
Pour qualifier, en définitive, le genre d'efficacité qui
convient à l'œuvre du Rédempteur, il faut, par consé-
quent, dire qu'elle est une cause morale, comme suffi-
rait à l'indiquer le terme de médiation qui la désigne,
et cause dont Dieu lui-même est, au surplus, le premier
auteur, mais dont il ne tient pas moins compte, après
l'avoir établie, pour faire découler de son intervention
les faveurs qu'il nous réservait.
2° Objet. — De la rédemption ainsi entendue l'action
s'étend à l'ensemble de l'ordre spirituel, où les « yeux
de la foi », plus encore que les perceptions de l'expé-
rience, en découvrent l'ampleur.
1. Réalités de l'économie surnaturelle. — C'est toute
une création nouvelle que le dogme chrétien fait appa-
raître, de ce chef, à la plus grande gloire de celui qui
en est l'ouvrier.
a) Le monde racheté. — Sous le bénéfice des préci-
sions qui en ont défini le jeu, il est aisé de voir com-
ment l'efficience de l'œuvre rédemptrice couvre l'im-
mense domaine du surnaturel qui nous est rouvert par
sa vertu.
Elle est d'abord le principe de notre justification.
Ce qui comporte en premier lieu la fin de l'inimitié
divine et, avec elle, de toutes les sanctions, tant de la
coulpe que de la peine, qui pesaient sur le genre hu-
main du chef de son péché. Sum. th., IIIB, q. xlix, a.
1-5. Mais l'Église ne se contente pas ici de l'amnistie
extérieure qui suffisait aux protestants : pour elle,
cette rémission de nos fautes ne va pas sans une régé-
nération intime de l'être spirituel, qui assure à l'âme
rachetée le privilège d'une participation mystérieuse
1983 RÉDEMPTION. EFFETS DANS LOKDRE EXPERIMENTAL 1984
à la vie même de Dieu. Voir Justification, t. vin,
col. 2217-2224. L'œuvre du Christ est plutôt caracté-
risée par le terme de satisfaction quand elle est envisa-
gée sous le premier aspect et de mérite sous le second.
Cf. Sum. th., III», q. XLVI; a. 3 et q. xlviii, a. 1-2.
Comment l'homme, une fois justifié, pourrait-il ne
pas avoir une activité en conséquence? Operalio sequi-
tur esse. Logique avec elle-même, la foi catholique lui
reconnaît le pouvoir de produire à son tour des œuvres
salutaires, qui lui confèrent un titre des plus authen-
tiques à la faveur divine. Voir MÉRITE, t. x, col. 774-
784. Il n'en fallait pas moins pour réparer les suites
de la chute, qui avait à jamais paralysé ses énergies
dans l'ordre supérieur auquel Dieu l'avait destiné.
Mais la réparation fut assez grandiose pour dépas-
ser en splendeur l'édifice primitif, au point que l'Église
nous invite à chanter : O felix culpa! O vere necessa-
rium Adx peccalum !
Au demeurant, cette restauration n'atteint pas seu-
lement les individus. L'Église, avec la puissance de
sanctification dont elle dispose et les fruits de sain-
teté qui la distinguent, en est le suprême épanouisse-
ment. Voir Église, t. iv, col. 2150-2155; Jésus-
Christ, t. vin, col. 1359-13G1. Détourné de sa fin par
le péché, l'univers moral retrouve en mieux, à titre
corporatif, les moyens de la remplir.
Non moins qu'avec son corps visible, il faut égale-
ment compter enfin avec l'âme de l'Iïglise, c'est-à-dire
tout ce que représente de valeurs l'influence directe
ou indirecte du christianisme dans le monde actuel,
ainsi que les biens attachés par la Providence à la
pratique de l'ancienne Loi, judaïque ou naturelle.
Voir Capéran, Le problème du salai des infidèles. Essai
théologique, nouvelle édition, Toulouse, 1934. Ce qui,
en un sens très réel, étend la grâce de la rédemption
à l'ensemble de l'humanité.
b) Le Rédempteur du monde. — C'est dans le cadre
de ce tableau que la figure du Rédempteur prend elle-
même ses véritables proportions.
Dans sa propre personne d'abord, au terme de son
ministère ici-bas, le Christ retrouve, aux côtés du l'ère,
la gloire qu'il avait au commencement. Joa.. xvn, 5.
Assis « à la droite de Dieu », Marc, xvi, 19; Act., vu,
55; cf. Ps. ex, 1, il y est élevé au sommet de la puis-
sance, Apoc, v, 12-14, et associé au règne du Père, en
attendant son retour comme juge universel et son
triomphe définitif sur ses ennemis. Joa., v, 23; I Cor.,
xv, 24-20. Or cette gloire, entre autres caractères, a
celui d'être la récompense de ses abaissements. Luc,
xxiv, 20; Phi]., n, '.Ml. lui proclamant la suprême
royauté spirituelle du Sauveur, cf. S. Thomas d'Aquin,
Sum. th., IIIa, q. i.vii-i.ix, la théologie catholique ne
manque pas de retenir qu'il se l'est méritée par sa
passion. Ibid., q. xlix, a. 0 ; q. lui, a. 1 et a. 4 ad 2""*;
q. lix, a. 3. Voir Jésus-Christ, t. vin, col. 1325-1327
et 1355-1359.
Mais, au lieu d'être un honneur stérile, cette glori-
fication se double d'une activité qui ne connaît plus
désormais les limitations et les entraves de la terre.
C'est alors que le Christ entre en possession effective de
la gratia capilis qu'il tenait de son incarnation.
1 Par lui et en lui toutes choses ont été faites »,
Col., 1, 6. Il suffit de croire que le Christ est le Fils de
Dieu pour admettre que, de toute la création spirituelle,
il soit « l'alpha et l'oméga, le commencement et la fin »,
Apoc, xxii, 13, c'est-à-dire non seulement, pour son
compte personnel, le « bien-aimé en qui le l'ère met ses
complaisances », Matlh., xvn. 5, mais 1' « aîné de plu-
sieurs frères » qui reçoivent de lui «l'esprit d'adopl i"ii »,
Rom., vin, 15 et 29, pour former « un peuple de choix
assidu aux bonnes œuvres », TH., n, 14, et deviennent
capables à leur tour d'honorer Dieu, I l'etr.,11. 1-5, par
des sacrifices qui participent au rôle et au prix du sien.
De la vie surnaturelle qui nous est ainsi rendue le
Christ, en même temps que l'initiateur lointain, est
encore l'agent immédiat. Type idéal de l'humanité
nouvelle qu'il réalise en sa propre personne, il ne cesse
de produire la même régénération, par son influx
vital, en tous ceux qui lui sont effectivement unis.
Plus encore dans l'ordre des réalités invisibles que sur
le plan de l'histoire, il est le mystique ferment toujours
actif qui fait lever la pâte humaine vers Dieu. La doc-
trine de l'état de grâce, incorpore la notion du salut
chère aux Pères arecs. Cf. col. 1938. Voir L. Richard,
Le dogme de la rédemption, p. 82-92 et 179-188.
En tant qu'elle inaugure et préfigure cette œuvre
positive de sanctification, l'incarnation par elle-même
est déjà rédemptrice au sens large. Mais, dans le plan
actuel de la Providence, elle est ordonnée vers la pas-
sion, qui lui permet seule d'agir sur les âmes, parce
qu'elle est seule prévue comme le fait générateur de
notre rédemption au sens précis.
Sous ce double rapport, le Christ est « l'unique mé-
diateur entre Dieu et les hommes », I Tim., n, 6. Toute
la sève divine qui peut couler ici-bas vient de lui et de
lui seul. Joa., xv, 4-5. De même il n'est pas sur la
terre de sainteté, commune ou extraordinaire, dont ses
mérites ne soient la source, pas d'œuvre agréable à
Dieu dont il 11c faille le reconnaître pour le premier
agent. In quo vioimus, proclame le concile de Trente à
propos de la pénitence, sess. xiv, c vin, Denzinger-
Bamrwart, n. 904, in quo movemur, in quo satisfacimus,
/acienles fructus dignos pienilenlise, qui ex Mo vim
habe.nl, ab Mo offerunlur Patri et per Mum acceplanlur
a Pâtre. Voir Jésus-Christ, t. vin, col. 1335-1353.
Marie, en particulier, n'a de privilèges qui ne lui
soient accordés, tout comme celui de l'immaculée
conception, Denzinger-Rannwart, n. 1641, inluilumeri-
lorum Chrisli, parce que, suivant la formule classique
de Pie IX (bulle. Inc/Jabitis), elle est d'abord elle-
même sublimiori modo redempla. Sa médiation, quelle
que soit la manière de l'entendre, voir Marie, t. ix,
col. 2389-2405, ne saurait être concevable qu'à ce
titre dérivé.
C'est pourquoi l'Église n'adresse jamais à Dieu de
prière, en somme, qu'au nom du Christ et, lorsqu'elle
répartit à ses enfants quelques faveurs, ne fait que
monnayer, Denzinger-Bannwart, n. 550-552, le trésor
qu'elle tient de lui. Si la messe est un sacrifice, elle
le doit, comme l'expose officiellement le concile de
Trente, sess. xxii, c. 1-11, ibid., n. 938-940, à ce qu'elle
est une reproduction et une application du sacrifice
unique de la croix.
Enfin l'œuvre du Rédempteur déborde le temps,
de manière à se poursuivre, sous forme d'intercession,
Rom., vin, 34; Hebr., VII, 25; I Joa., n, 1, jusque dans
l'éternité. Voir Jésus-Christ, t. vin, col. 1335-1342.
2. Réalités de la vie chrétienne. — Il s'en faut, du
reste, que, dans ce rayonnement ontologique du sur-
naturel, le domaine psychologique soit sacrifié.
Le bénéfice de la rédemption, en effet, n'est pas et
ne saurait être automatique : il est dans l'ordre que
chacun n'en reçoive le fruit que moyennant son libre
concours. Cf. Sum. th., 111», q. xlix, a. 1 et 3. Par où
l'Église entend notre collaboration la plus complète
d'êtres humains, c'est-à-dire non seulement la foi mais
les œuvres qu'elle inspire. Voir Justification, t. vin,
col. 2211-2217. Ainsi les mérites et satisfactions du
Christ deviennent un point de départ au lieu d'un
point d'arrêt : c'est le dogme même de la rédemption
qui demande, loin de les exclure, le repentir du pécheur
et son effort personnel de relèvement.
En exigeant cette coopération, le Christ nous met,
du rcsle, en mesure de la fournir. L'action secrète de
sa grâce ne s'aceompagne-t-elle pas d'une autre, sur
le terrain de notre activité consciente, où toutes nos
1985
REDEMPTION. UNIVERSALITÉ
1986
facultés spirituelles trouvent à la fois un stimulant et
un secours?
Mais il n'est pas d'âme loyale qui n'ait le sentiment
de son insuffisance. Quel homme ici-bas peut se rendre
le témoignage de n'avoir pas défailli dans la répara-
tion du mal ou la pratique du bien? Et qui voudrait se
persuader que nos actions les meilleures sont adé-
quates à ce que Dieu est en droit d'attendre de nous?
Par la solidarité qui nous unit au Christ, la rédemp-
tion nous permet d'abriter ces inévitables misères der-
rière son infinie sainteté. De telle sorte que celle-ci,
en même temps qu'elle valorise objectivement nos
humbles mérites, a pour effet subjectif d'en révéler
tout à la fois et d'en combler le déficit. C'est là sans
nul doute, aussitôt qu'on accepte le Christ comme
Rédempteur au sens de l'Église, que se vérifie pour la
conscience inquiète du pécheur le résultat le plus pré-
cieux de sa médiation.
Est-il besoin d'observer que ces bienfaits de l'œuvre
rédemptrice dans l'ordre de la vie religieuse s'ajou-
tent, sans les supprimer, à ceux que les psychologues
les moins croyants s'accordent à lui reconnaître dans
l'ordre purement moral? Le Christ est toujours le
maître dont les préceptes et les exemples font le guide
par excellence de l'humanité sur les voies du redresse-
ment ou de la perfection.
Ces divers profits que le chrétien peut retirer de la
rédemption n'en seraient pas moins bornés et précaires
sans la foi à son rôle objectif dans le plan divin du
surnaturel, qui leur donne seule plénitude et solidité.
3° Sujet. — En connexion avec d'autres problèmes,
on s'est parfois demandé quels sont les bénéficiaires
de la rédemption. Voir B. Dôrholt, Die Lehre von der
Genuglhuung Chrisli, p. 305-376. Débats pour une
large part aujourd'hui périmés, qui n'en méritent pas
moins quelques mots de rappel.
1. Universalité des hommes. — Par le fait de pro-
clamer que le Fils de Dieu vint au monde propler nus
et propler nostram salutem, le symbole indique où il
faut avant tout chercher la sphère de son action. Mais,
dans cet ordre, n'y aurait-il pas à la limiter?
a ) Question de principe. — Contre toutes les formes
de particularisme, l'Église enseigne que l'œuvre
rédemptrice ne comporte, en elle-même, aucune excep-
tion.
Déjà la controverse prédestinatienne du ix<" siècle
soulevait, à titre complémentaire, la question de
savoir si le Christ est ou non mort pour tous. "Noir
Prédestination, t. xn, col. 2904-2905 et 291 7-291 X.
Non sans une certaine confusion qui tenait à la diver-
gence des écoles, ibid., col. 2920-2935, les conciles de
l'époque, dont les plus saillants furent ceux de Quier-
zy (853) et de Vaience (855), tendaient à dire que la
portée de l'œuvre rédemptrice ne connaît pas d'au-
tres limites que celles que lui impose la résistance des
pécheurs endurcis. Textes dans Denzinger-Bannwart,
n. 319 et 323-324. Pour l'interprétation, cf. Augus-
tinisme, t. i, col. 2528-2530. Telle est aussi la ligne
tracée par le concile de Trente, sess. vi, c. ni, dans
Denzinger-Bannwart, n. 795 : Etsi Me pro omnibus
mortuus est, non omnes tamer. mortis ejus beneficium
recipiunl, sed ii dumtaxat quibus meritum passionis
ejus communicalur.
Avec Jansénius, Augustinus, III, m, 21, l'universa-
lité de la rédemption allait être nettement soumise à
des restrictions, conformes à son système de la grâce,
qui revenaient à la nier. Voir Jansénisme, t. vin,
col. 398-399. L'Église jugea bon d'intervenir. D'où la
5e des fameuses propositions condamnées par Inno-
cent X (1653), dans Denzinger-Bannwart, n. 1096 :
Semipelayianum est dicerc Chrislum prn omnibus om-
nino hominibus morluum esse aut sanguinem (udissc.
Elle est qualifiée de « téméraire, fausse et scanda-
leuse » dans son sens obvie, voire même d' « hérétique »
si l'on entendait qu'il s'agit de limiter l'œuvre du
Christ aux seuls prédestinés. Pour le commentaire,
voir Jansénisme, t. vin, col. 492-494. De même
furent censurées plus tard les thèses plus cauteleuses
qui restreignaient par prétention le bienfait de la
mort du Sauveur aux « seuls fidèles », Denzinger-
Bannwart, n. 1294, et à plus forte raison aux « élus »,
32e proposition de Quesnel, ibid., n. 1382.
En maintenant ainsi, de la manière la plus ferme,
que le Christ est mort « pour tous », et cela sans excep-
tion, l'Église reste fidèle à la doctrine expresse de saint
Paul. Rom., v, 18; lCor.,xv, 22, II Cor., v, 15; ITim.,
n, 6 et iv, 10. Cf. Matth., xvm, 11 ; Joa., i, 29 et vi,
51. Quant à l'expression pro multis de Matth., xx, 28
et xxvi, 28, qu'exploitaient volontiers les jansénistes,
il est admis par l'exégèse moderne que cet hébraïsme
suggère seulement l'idée d'un grand nombre, cf. Rom.,
v, 15, sans rien de limitatif. Voir Lagrange, Évangile
selon saint Marc, 4e éd., 1929, p. 283.
Aussi bien la tradition ecclésiastique n'a-t-elle
jamais sérieusement varié sur le fond. Preuve dans
Petau,Z)e inc. Verbi, xm, 2-12. La position de l'évêque
d'Hippone est indiquée à l'article Augustin (Saint),
t. i, col. 2370.
Du point de vue théologique, l'universalité de la
Providence divine dans l'ordre surnaturel, voir GRACE,
t. vi, col. 1595-1604, entraîne comme conséquence
nécessaire l'universelle destination de la mort du
Christ, qui, dans l'économie présente, en est l'unique
moyen. Et il va de soi que, si elle est applicable à
tous les hommes, la rédemption l'est aussi par le fait
même, voir Incarnation, t. vu, col. 1506, à tous leurs
péchés.
Ce principe dogmatique se traduit : au for externe,
par l'attitude pratique de l'Église devant le problème
des races et des castes, ainsi que par son perpétuel
effort d'apostolat; au for interne, par le droit qu'elle
revendique d'étendre d'une manière indéfinie l'exer-
cice du pouvoir des clefs.
b) Question d'application. — Ne fallait-il pourtant
pas mettre cette doctrine d'accord, non seulement
avec les démentis réels ou possibles de l'expérience,
mais avec la perspective redoutable, ne fût-elle que
théorique, d'un enfer éternel pour les damnés?
Cette antinomie apparente entre le fait et le droit
fut résolue sans peine. Une fois liquidées les suites de
la controverse prédestinatienne, dès la lin du xne siè-
cle, cf. A. Landgraf, Die Unterscheidung zivischen Hin-
reiclien und Zuwendung der Erlôsung in der Frùhscho-
lastik, dans Scholaslik, t. ix, 1934, p. 202-228, l'École
s'est ralliée à la formule : Chrislus redemit omnes quan-
tum ad sufj}rienliam, non quantum ad e/licientiam. Voir
Pierre de Poitiers, Sent., IV, 19, P. L., t. ccxi,
col. 1207; Simon de Tournai. Disp.. XXIII, édit. "Wari-
chez, p. 77. Distinction non moins reçue de tous au cou-
rant du xiiie, ainsi que l'antithèse qui la traduit. Voir
S. Thomas d'Aquin, In ///uni Sent, dist. XIX. q. i,
a. 3, sol. 1 ; S. Bonaventure, In 1 1 /""> Sent., dist. XIX,
a. 1. q. n, ad l1»'» et q. 3. Cf. F. Stegmiiller, Die Lehre
vom allgemeinen Heilswillen in der Scholaslik, Rome,
1929.
2. Cas des anges. — Faut-il étendre à l'ordre angé-
lique le bienfait dont l'universalité des hommes est
admise à jouir? Question liée à celle de la grâce des
anges, au sujet de laquelle on discute, voir Anges, t. i,
col. 1238-1241, pour savoir s'il y a ou non lieu de l'an-
nexer au domaine de la gralia Chrisli.
La solution est corrélative à l'opinion qu'on adopte
sur le motif déterminant de l'incarnation. Aussi l'école
thomiste est-elle pour la négative et ne veut tout au
plus rattacher à l'œuvre du Christ que la gloire acci-
dentelle des esprits bienheureux, tandis que l'école
1987
REDEMPTION. VALEUR : PROBLÈMES D'ECOLE
1988
scotiste, suivie par Suarez, De inc, disp. XLII, sect. i,
1-13, fait dépendre du Verbe incarné, comme pour
nous-mêmes, la totalité de leurs privilèges surnaturels.
Voir Incarnation, t. vu, col. 1495-1506.
En tout état de cause, les esprits mauvais en sont
exclus. Seul, pour les englober dans son système d'uni-
verselle apocatastase, Origène, voir t. xi, col. 1550-
1553, imaginait que le Christ serait mort également
pour eux, peut-être même qu'il devrait être crucifié de
nouveau à cette fin dans un monde futur. Réveillée
au cours des querelles du vie siècle, voir t. xi, col. 1576-
1578, cette dernière conception fait partie des doc-
trines origénistes condamnées en 543, Denzinger-
Bannwart, n. 209, par les ordres de Justinien. Mais la
première n'est pas davantage compatible avec la tra-
dition chrétienne, qui tient les démons pour irréducti-
blement obstinés dans le mal.
A renoncer au charme de problématiques hypo-
thèses pour s'en tenir à la révélation et à ses données
certaines, on ne risque d'ailleurs pas d'affaiblir l'im-
portance de la rédemption. Même restreinte dans le
cadre de l'humanité, le fait que l'œuvre du Christ est
le moyen de rétablir le cours surnaturel de nos desti-
nées la met au centre du plan divin tel qu'il nous est
connu.
VII. Valeur de la rédemption. — ■ De même
qu'elle se préoccupe de suivre pour ainsi dire en lar-
geur l'efTicience de la rédemption, la théologie catho-
lique a souci de la scruter en profondeur. Voir Dorholt,
op. cil., p. 376-500. Curiosité qu'autorise assurément
le réalisme de la foi, mais que la nature du problème
expose à rencontrer bientôt des obstacles impossibles
à franchir.
1° Points certains. — A travers les systèmes qui
divisent l'École, on peut démêler au moins quelques
données générales qui les dominent et, pour ce motif,
s'imposent à tous.
1. Question de principe. — Il ne saurait y avoir le
moindre désaccord sur l'idée fondamentale d'une per-
fection inhérente à l'œuvre du Christ qui, en principe,
la proportionne adéquatement à sa fin. C'est ce que la
langue technique, aussi facile à comprendre que diffi-
cile à remplacer, désigne en parlant de satisfaclio
condigna et superabundans.
Lorsqu'on lit, par exemple, dans l'Écriture que
nous sommes rachetés, sanctifiés ou justifiés par le
sang du Christ, c'est-à-dire à peu près dans tous les
textes qui énoncent le mystère de notre rédemption,
et que ces assertions ne sont entourées d'aucune
réserve, ne faut-il pas entendre qu'il y a dans cette
cause une vertu propre qui la rend capable de produire
par elle-même cet effet? C'est pourquoi, dès la théolo-
gie patristique, voir col. 1937, s'affirme expressément,
à l'occasion, l'idée d'une parfaite équivalence entre
la mort du Christ et la dette des pécheurs. La scolas-
tique ne prétend pas dire autre chose, au fond, par le
terme abstrait de condignitas. Cf. Synave, Saint Tho-
mas d'Aguin : Vie de Jésus, t. m, p. 197 et 200, où il est
noté que sufficiens est synonyme de « satisfaction
adéquate » chez saint Thomas.
Dans son parallèle des deux Adam, Rom., v, 15-17,
saint Paul, au surplus, n'cnscignc-t-il pas que l'œuvre
salutaire du second dépasse l'action néfaste du pre-
mier? Énoncé concret dont le concept de surabon-
dance ne fait qu'expliciter analytiquement le contenu.
L'adaptation qui eu est laite par saint Anselme à la
mort du Christ. CUT Deus homo, n, M, P. ].., t. c.lviii,
col. 41 5. reste pour ainsi dire classique après lui. Té-
moin saint Thomas, Suiii. th., IIIa, q. xlviii, a. 2 et 4.
Sur le terrain des simples données religieuses, en
dehors de toute prétention à des calculs décevants
non moins qu'inutiles, on ne voit pas, en effet, ce qui
pourrait manquer au sacrifice du Sauveur pour que
son offrande plaise à Dieu autant et plus que peuvent
lui déplaire nos péchés. Chrislus, expose le Docteur
angélique, ibid., q. xlviii, a. 2, ex caritate et obœdienlia
paliendo, majus aliquid Deo exhibuit quani exigerel
recompensatio lotius offensas humani generis : primo
propter magniludinem caritalis ex qua patiebalur;
secundo propter dignitalem vilse suae...; tertio propter
generalitalem pussionis et magniludinem doloris
ussumpti.
Or, ce qui est vrai de nos offenses à réparer ne l'est
manifestement pas moins des biens qu'il s'agissait de
nous obtenir. Auprès du Père, le Fils est toujours en
mesure de se faire écouter. Cf. Joa., xi, 42 ; Hebr., v, 7.
Parler ici de suffisance et de surabondance, à pro-
pos tant de la satisfaction que des mérites du Christ,
n'est, en somme, qu'une autre manière de dire que son
œuvre tient de sa personne quelque chose d'incom-
parable et de définitif. Voilà pourquoi cette immola-
tion accomplie une fois pour toutes s'oppose, dans
l'économie du monde religieux, à l'indéfinie non
moins qu'impuissante répétition des rites anciens,
Hebr., vu, 27-28; ix, 12, 26-28; x, 10-14, tandis que,
dans sa vie personnelle, cf. Rom., v, 9-10; vm, 32;
Eph., n, 18; I Thess., i, 10; I Tim., i, 15; Hebr., vi,
19-20; ix, 25; x, 19; I Joa., i, 7 et n, 1-2; Apoc, v, 10,
le croyant y peut trouver, en regard de sa propre
misère, un de ces motifs de confiance qui ne trompent
pas.
2. Question d'application. — En théorie pure, voir
col. 1980, dans toute action ou souffrance du Christ,
il y avait de quoi réaliser les conditions de cette va-
leur. Cf. Sum. th., III», q. xlvi, a. 5, ad 3um.
Mais, avec la quantitas prelii, comme saint Thomas
le précise ailleurs, Quodl., II, q. i, a. 2, il faut aussi
regarder à sa dcputalio. Or, dans l'espèce, non sunt
deputatœ ad redemptionem humani generis a Deo Pâtre
et Christo alise passiones Christi absque morte. C'est
ainsi que la mort du Sauveur devient seule, de fait, la
satisfaction adéquate que tout autre de ses actes était,
en droit, susceptible de constituer.
2° Discussions d'école. — Au-delà commence la zone
de ces quœstiones disputâtes qui ont absorbé le principal
effort de la scolastique moderne, voir col. 1951, d'ordi-
naire sans autre bénéfice que de soulever des problèmes
de plus en plus subtils autour desquels les écoles catho-
liques ont depuis lors couché sur leurs positions.
1. Détermination de la cause formelle. — - Et d'abord
d'où l'œuvre du Christ tire-t-elle exactement le prin-
cipe de son efficacité?
Par rapport à nous, in actu secundo, il est entendu,
non seulement qu'elle exige notre concours, mais
qu'elle suppose une décision bénévole de Dieu qui nous
admette à en recevoir éventuellement l'application.
Voir Galticr, De inc. ac red., p. 398-399. Le chrétien
lui-même, pour ne rien dire de l'infidèle, n'a pas plus
de titre à l'héritage du Christ que le Juif n'en pouvait
avoir, du chef de sa descendance charnelle, cf. Matth.,
m, 9, et Joa., vm, 39, à celui d'Abraham.
Qu'en est-il maintenant si on la considère in actu
primo, c'est-à-dire en soi? L'école thomiste professe
qu'elle vaut par elle-même, au lieu que l'école scotiste
la subordonne, en dernière analyse, à l'acceptation de
Dieu. Ses qualités propres lui suffisent, dans le pre-
mier cas, pour assurer la rédemption du genre hu-
main, tandis (pie, dans le second, la raison dernière de
sa valeur de fait, qui n'est pas en cause, lui vient ab
exlrinseco.
Cette divergence tient d'abord à la façon de conce-
voir la source du mérite et, d'une manière plus géné-
rale encore, la situation essentielle de l'homme devant
son Créateur, En dépit des objections qu'elle soulève
à première vue. la concept ion scotiste a pour elle cette
transcendance de l'Absolu qui le fait être le principe
1989
RÉDEMPTION. VALEUR : PROBLÈMES D'ÉCOLE
1990
de tout bien et nous empêche d'imaginer que rien
s'impose à lui sans son agrément. Saint Thomas lui-
même n'admet-il pas, Sum. th., Ia-IIœ, q. cxiv, a. 1,
voir Mérite, t. x, col. 77G et 780, que nos œuvres les
meilleures ne nous donnent, par rapport aux récom-
penses divines, qu'un droit secundum quid? A plus
forte raison le lien devient-il encore de moins en moins
rigoureux quand il s'agit de mériter pour d'autres que
pour soi.
La solution du présent problème est ensuite, dans
chacune des écoles, fonction des prémisses de sa chris-
tologie, qui amènent l'une à soumettre et l'autre à
soustraire l'humanité du Fils de Dieu au régime de ce
droit commun.
2. Mesure du degré. — Quelle qu'en soit la source,
jusqu'à quel point de perfection faut-il porter la va-
leur inhérente à l'œuvre du Christ?
En vertu de l'adage : Actiones sunl suppositorum,
l'union hypostatique, d'après les thomistes, deman-
derait qu'on la tienne pour infinie, comme la personne
même qui en est l'auteur. Au contraire, en raison de la
nature humaine d'où elle procède, elle ne saurait être,
en soi, pour les scotistes, à quelques exceptions près,
voir col. 1951, qu'un bonum finilum. La divinité du
Verbe ne compterait que du dehors, mais assez pour
permettre de lui attribuer une richesse pratiquement
indéfinie : Tamen ex circumstanlia supposili et de
congruo... habuil \meritum Christi] quamdam ralionem
extrinsecam quare Deus poluil acceptare illud in in fini-
lum, scilicet extensive pro in/initis. Scot, Op. Oxon.,
In lllam Sent., dist. XIX, n. 7, édition de Lyon, t. vu,
p. 417.
Plus encore que le précédent, tout ce problème est
connexe à la théologie de l'incarnation. Or il y a
diverses manières d'entendre, salva fide, l'union hypo-
statique, ainsi que, par le fait même, l'autonomie de
l'homo assumplus et la dignité intrinsèque de ses
actes. Il est normal que le cas particulier de ses mérites
en subisse le contre-coup.
Quoi qu'on en dise plus d'une fois, la controverse
n'est, d'ailleurs, pas davantage absolument tranchée
par la présence des expressions infinilus thésaurus et
in/inila Christi mérita dans une extravagante de Clé-
ment VI (1343), Denzinger-Bannwart, n. 552. En
effet, au jugement d'un adversaire, Chr. Pesch. De
Verbo inc., 4c-5e édit., p. 25G, suivi par P. Galticr, De
inc. ac red., p. 414, outre qu'une bulle sur les indul-
gences ne saurait contenir une définition doctrinale, on
n'y voit pas assez utrum illud « in/inilus » intelligen-
dum sit simpliciter an secundum quid.
Une difficulté particulière, à mesure qu'ils sont plus
rigides et plus exclusifs, attend ici les théoriciens de
l'expiation pénale, qui se voient contraints de porter
jusqu'à l'infini les souffrances du Rédempteur. La
question a préoccupé de bonne heure les protestants.
Voir J. -C. Veithusen, De in/initate salis/uctionis
vicariœ Christi caute recleque œstimanda (1784), dans
Com. theol., t. vi, 1799, p. 472-502, qui propose d'aban-
donner l'infinité matérielle pour s'en tenir à l'infinité
d'ordre moral que la passion doit à la personne du
Verbe. Solution générale qui laisse toute sa place à la
recherche ultérieure au cours de laquelle thomistes et
scotistes s'étaient depuis longtemps divisés.
3. Précision de la rigueur juridique. — Moins sûr
devient encore le terrain quand on essaie de qualifier
juridiquement l'œuvre du Christ. Relève-t-elle de la
justice et, dans l'affirmative, cette justice doit-elle
se prendre en toute sa rigueur? Ce sont désormais les
tenants des principes thomistes qui se partagent là-
dessus en groupes opposés.
Étant admis, ce qui semble imposé par le concept
de satisfaction, qu'il y a vraiment lieu de faire inter-
venir ici la justice, il faudrait, pour aller plus loin, bien
établir, au préalable, les qualités requises pour une
satisfaction ad striclos juris apices. Or elles sont diver-
sement énumérées et, plus encore, diversement défi-
nies. Les principales, sur lesquelles tout le monde est à
peu près d'accord, sont que l'œuvre satisfactoire soit
ad allerum, ex bonis propriis et alias indebilis, ad sequa-
litatem : ce qui revient, en somme, à l'indépendance
de celui qui l'offre et à son droit de la faire accepter
par le destinataire sans aucune libéralité de la part de
celui-ci.
Ces conditions, les deux premières surtout, parais-
sent irréalisables, non seulement à l'école proprement
scotiste, mais à bien d'autres en dehors d'elle, tels que
Vasquez, J. de Lugo, Lessius, voir B. Dôrholt, op. cit.,
p. 427, et, plus près de nous, L. Billot, De Verbo inc,
5e éd., p. 501-504. Par contre, tous les thomistes, de-
puis D. Soto, Capréolus et Gonet, voir par exemple
Billuart, De inc, diss. XIX, a. vu, renforcés par des
indépendants tels que Véga, Driedo, Suarez, dont une
longue liste est dressée dans B. Dôrholt, p. 426, croient
pouvoir les vérifier dans notre rédemption. Encore
doivent-ils concéder que la justice rigoureuse dont ils
se réclament prend ici un caractère spécial, du fait que
le Christ, par son humanité, se range dans la catégorie
des créatures et que Dieu ne peut être lié à son en-
droit, plus exactement à l'égard de lui-même, que
pour l'avoir préalablement voulu. Ce qui fait dire à
Chr. Pesch, De Verbo inc, 4e-5e éd., p. 260, équiva-
lemment reproduit par P. Galticr, De inc. ac red.,
p. 417 : Disputatio magna ex parle est lis de verbo.
Même position chez les franciscains de Quaracchi, dans
les scholia de leur édition de saint Bonaventure, t. ni,
p. 430.
Dans ces limites, le débat reste soumis à la sagacité
de chacun, mais sans le moindre espoir d'aboutir à un
résultat définitif. Peut-être, au demeurant, cette ques-
tion « peu importante et sur laquelle tout a été dit »,
Éd. Hugon, Le mystère de la rédemption, p. 94, est-elle
aussi une question mal posée. Elle porte sur la ma-
nière plus ou moins stricte dont peuvent s'appliquer
à l'œuvre du Christ les conditions juridiques de la
satisfaction. Mais ce concept lui-même n'est pas autre
chose qu'une « analogie ». P. Synave, Saint Thomas
d'Aquin : Vie de Jésus, t. m, p. 259-260. A vouloir
trop la presser, comment, dès lors, pourrait-elle ne pas
défaillir?
En tout cas, ce qu'il faut maintenir, c'est que le
dogme catholique n'a pas de connexion essentielle
avec ces sortes de problèmes et, par conséquent, ne
saurait être compromis par l'incertitude ou la caducité
des solutions qu'ils ont pu recevoir. Ces spéculations
telles quelles, en effet, ne se sont jamais développées
que sur le plan de la théologie et ne doivent pas en
sortir. Bien donc ne serait plus contraire à toute mé-
thode et à toute justice que de vouloir en imputer le
déficit éventuel, ainsi que le fait J. Tunnel, Histoire
des dogmes, t. i, p. 442-455, à la doctrine même de la
satisfaction, qui en restait, pour tous ces théologiens,
Vinconcussum quid et n'exige pas du tout ce genre de
compléments, qu'elle ignora longtemps sans dom-
mage et dont elle peut encore aujourd'hui fort bien se
passer.
Ni la foi ni sans doute la théologie n'ont besoin de
résoudre ou seulement de soulever ces questions de
pure technique pour qu'il soit vrai de dire avec
l'Apôtre, Boni., v, 20 : Ubi abundavit deliclum super-
abundavil gratia. Peut-être serait-il sage, en pareille
matière, de renoncer à en savoir plus long.
Conclusion. — « Il faut, déclarait A. Loisy dans
le programme impérieux qu'il croyait devoir intimer à
la pensée catholique de notre temps, Autour d'un petit
livre, Paris, 1903, p. xxvm-xxix, cf. ibid., p. xxm,
rassurer la foi sur la question de la rédemption et du
L991
RÉDEMPTION. CONCLUSION THÉOLOGIQUK
1992
salut, en cherchant, derrière les formules et même les
idées antiques, le principe d'éternelle vérité qu'elles
recouvrent. » Et de même plus loin, ibid., p. 154 :
« La connaissance de l'homme moral ne suggère-t-elle
pas une critique de l'idée de rédemption?» Formules
déjà menaçantes et dont les confidences de l'auteur
ont éclairé depuis, Mémoires, t. il, p. 327 et 620; t. in,
p. 301, le sens profond qu'elles recelaient à mots cou-
verts.
Cette invitation qu'on ne peut même pas appeler
discrète à une modernisation fallacieuse est nette-
ment visée dans l'avant-dernière proposition du dé-
cret Lamenlabili, Denzinger-Iiannwart, n. 2064 : Pro-
i/ressus scientiarum postulat ut rrformenlur conceplus
doclrin.se chrislianœ de Deo, etc., de Redemptione.
lui la repoussant, l'Eglise manifestait l'assurance
d'avoir, dans sa «doctrine «sur ce point, quelque chose
d'absolument acquis.
On ne peut pas douter, en effet, que la religion
chrétienne, en projetant une lumière plus aiguë sur le
péché, n'en montre aussi le remède en la personne du
Christ Sauveur. Et cela non seulement parce que
celui-ci aide l'homme à s'en relever, mais parce que sa
vie et sa mort ont devant Dieu un rôle décisif pour
nous en assurer le pardon. Préparée par l'Ancien
Testament, aflirmée par Jésus lui-même, développée
en traits multiples par saint Paul et les Apôtres,
conservée par les Pères et progressivement analysée par-
les théologiens, cette idée fondamentale appartient
à la croyance de l'Église avec une constance et une
clarté qui défient toute contestation. Foi qui ne peut
pas, dès lors, ne point participer à la valeur même du
christianisme, tellement vivacc qu'elle a pu long-
temps subsister sans le rempart d'aucune définition,
tellement essentielle que tout essai de ramener l'œuvre
du Christ à l'ordre purement subjectif se caractérise
par le fait comme une déviation et un appauvrisse-
ment.
Qui voudrait s'étonner que la rédemption ainsi en-
tendue garde pour notre intelligence un aspect mys-
térieux? Ce qui ne signifie d'ailleurs pas qu'il n'y ait
place pour un exercice fructueux de la raison à son
sujet.
Pour en rendre compte, l'Église catholique dispose
d'une théologie, élaborée depuis le Moyen Age par ses
plus grands docteurs sur la base de la réparation
qu'offrent à la sainteté de Dieu méconnue par les pé-
cheurs les hommages de son Fils incarné souffrant et
mourant pour nous. En regard, les conceptions plus
dramatiques auxquelles s'est alimentée l'orthodoxie
protestante n'ont abouti qu'à des excès que tous ses
défenseurs actuels s'accordent à rejeter comme intolé-
rables et dont le déchaînement du subjectivisme fut
la douloureuse compensation. Mieux équilibrée, la
doctrine anselmienne de la satisfaction garde encore
de quoi répondre aux exigences légitimes du croyant.
Il n'est pour cela que de la bien comprendre et les
maîtres de l'École sont toujours là pour en fournir
les moyens à quiconque veut prendre la peine de s'en
nourrir.
De cette foi comme de la théologie qui se propose
de l'expliquer la clef de voûte est dans la personne
du Christ. Le dogme de la rédemption, en elfet, pos-
tule celui de l'incarnation, qu'il ne fait guère, en
somme, que prolonger. Aussi bien, à mesure qu'elle
hésite ou capitule sur le second, voit -on la Réforme
gauchir également sur le premier. C'est, au contraire,
parce qu'elle reste inébranlable sur la divinité du
Rédempteur que l'Église catholique peut et veut
conserver à son œuvre le sens total qui lui est attribué
par la révélation.
Si le Christ est vraiment un Dieu fait homme, com-
ment pourrait-il ne pas intéresser les conditions les
plus essentielles de notre salut? Maître et modèle sans
nul doute, ne doit-il pas être encore foyer de grâce
et principe de vie? Unique révélateur des volontés
et des promesses du Père, n'est-il pas normal qu'il
soit le garant aussi bien que le messager de son par-
don? Et s'il est le Sauveur de par sa mission même,
serait-il possible qu'il ne fût pas tout à fait? Moins
que tout le reste, le retour de l'amitié divine peut en
être excepté.
Avec de telles prémisses, on est évidemment sur le
chemin de la conclusion. Il suffit de « réaliser », à la
lumière d'une tradition qui par saint Paul remonte
à Jésus lui-même, ce que signifie dans le monde spi-
rituel le sacrifice du Fils de Dieu, pour concevoir
aussitôt, en attendant de le lire avec plus de préci-
sion sous les termes ecclésiastiques de satisfaction et
de mérite, qu'il constitue, au profit de la famille hu-
maine dont le Christ est le chef, un capital assez riche,
non seulement pour couvrir amplement le montant
de nos dettes, mais pour devenir la source inépuisable
de tous les dons surnaturels qui nous sont départis et
même, par anticipation, de tous ceux que l'humanité
reçut de la bonté divine en prévision de son avène-
ment.
Élevée sur ces hauteurs qu'illuminent les clartés de
la foi, il est évident que la rédemption se classe au
nombre de ces vérités qui s'adressent à • l'âme tout en-
tière ». De grands esprits y appliquèrent leurs facultés
intellectuelles sans l'épuiser : à leur suite le champ
reste ouvert à la recherche pour ceux qui en ont la
force et le goût. Mais il n'est surtout pas de croyant
qui ne puisse et ne doive s'en pénétrer le cœur. En
soi, tel que l'Église nous le présente, aucun mystère
n'est mieux fait pour nous révéler in concreto les attri-
buts de Dieu, dont il est comme la suprême expression,
ou pour nous inculquer le double sentiment corrélatif
de notre misère, et de notre grandeur. Leçon générale
qui devient particulièrement saisissante quand, à
l'exemple de l'Apôtre, Gai., il, 20 et I Tim., i, 15, avec
tous les mystiques et tous les saints, chacun s'en fait
à lui-même, l'application et se met en état d'entendre
la voix de Jésus lui murmurer au plus intime de son
être comme à Pascal : « Je pensais à toi dans mon
agonie; j'ai versé telles gouttes de sang pour toi. »
Pensées, petite éd. Brunschvicg, n. 553, p. 574.
N'est-ce pas un fait d'expérience que la croix reste
le grand livre du chrétien? Saint Paul concentrait en
« Jésus le Christ et le crucifié » l'unique savoir dont il
se déclarât fier. Alternativement, bien que sans
jamais les séparer, l'âme croyante approvisionne sa
vie à ces deux sources complémentaires, où elle re-
cueille le bienfait pratique de sa foi au Fils de Dieu
fait homme. Rcligiosiori pretiosior est Deus, notait
finement saint Ambroise, Lib. de Joseph pair., 14,
P. L., t. xiv (édition de 1866), col. 678, en parlant des
deux natures dont se compose le Christ; peccatori pre-
tiosior est Redemptor.
IV. NOTES SUR L'HISTOIRE LITTÉRAIRE
DE LA QUESTION. — Très abondante, surtout parmi
les protestants chez qui leur dogme capital de la justi-
fient ion par la foi développe un intérêt passionné pour
tout ce qui touche à l'œuvre du Christ, la littérature
consacrée a la doctrine de la rédemption est aussi, par
.surcroit, très difficile à classer, tellement l'inspiration
l variable et les genres d'ordinaire confondus.
Sous le bénéfice de celte- remarque préliminaire, on
essaiera d'en grouper les principales productions
d'après l'aspect dominant, sinon exclusif, de leurs
tendances et de leur objet. I. Sources. IL Études
positives (col. 1993). III. Études systématiques
(col. 2000).
I. Sources. — En plus des auteurs sacrés, tous les
témoins de la tradition chrétienne, ancienne ou mo-
1993 RÉDEMPTION. SOURCES LITTERAIRES, MONOGRAPHIES 1994
dénie, appartiennent au dossier de la question. Quel-
ques œuvres plus notables se détachent de cette masse,
qui, dans des sens d'ailleurs très ditlérents, sont deve-
nues classiques en raison de leur influence ou de leur
valeur.
1° Chez les catholiques. — Anselme de Cantorbéry,
Cur Deus homo (1098), édition Gerberon (très mé-
diocre), dans P. L., t. clviii, col. 301-430; édition cri-
tique par Fr.-S. Schmitt, Bonn, 1929 (dans Florilegium
patristicam, fasc. xvm). Sur la genèse du traité :
E. Druwé, Libri sancti Anselmi « Cur Deus homo » pri-
ma forma inedila, Rome, 1933 (Analecta Gregor., t. ni);
J. Rivière, Un premier jet du « Cur Deus homo »?, dans
Revue des sciences religieuses, t. xiv, 1934, p. 329-
3G9 (discussion du précédent); réponse d'E. Druwé
dans Revue d'hist. ceci., t. xxxi, 1935, p. 501-540, sui-
vie d'une réplique dans Revue des .sciences rel., t. xvi,
193G, p. 1-32.
Mise en œuvre du Cur Deus homo : S. Thomas d'A-
quin, Sum th., IIIa, q. xlvi-xlix (qui représente les
positions communes de l'École). Glose dans T. Pègues,
Commentaire français littéral de la Somme théologique,
Toulouse et Paris, t. xvi, 1926; traduction, avec
« notes explicatives » et « renseignements techniques »,
dans P. Synave, Saint Thomas d'Aquin : Vie de Jésus,
t. m, Paris, 1931 ; utilisation pieuse dans Pr. Mugnier,
La passion de Jésus-Christ, Paris, 1032. — Duns Scot,
Opus Oxon., In IIlam Sent., dist. XIX-XX (dont l'ac-
tion se retrouve à travers toute la scolastique des
siècles suivants).
2° Chez les protestants. — J. Calvin, Inst. rel. christ.,
II, xvi, 1-12 (édition définitive, 1559), dans Opéra
omnia, édit. liaum, Cunitz et Reuss, t. n, col. 367-
379 (très représentatif de la direction nouvelle prise
par le protestantisme en la matière). — F. Socin, De
Chrislo servalore (1578), dans Bibliotheca Fratrwn polo-
norum, Irénopolis (Amsterdam), post annum Domini
1656, t. il, p. 115-246 (synthèse du rationalisme uni-
tarien). Échos de la polémique dirigée à son endroit
par l'orthodoxie protestante dans J.-J. Rambach,
Einleilung in die Religions -Streitigkeiten der ev.-luth.
Kirche mit den Socinianern, édit. Hecht, Cobourg
et Leipzig, 1745, t. n, p. 395-535. — H. Grotius,
Defensio fidei catholicœ de satisf actione Christi, Leyde,
1617 (dont l'importance est attestée par J.-J. Ram-
b'ach, t. i, appendice, p. 406-428). Réédition par
J.-J. Lange, Leipzig, 1730: traduction anglaise, avec
introduction et notes, par F.-H. Foster : A defence of
the. calholic failh concerning the satisfaction of Christ,
Andover, 1889. Critique du point de vue socinien par
J. Crell, Responsio ad librum Hugonis Grotii (1623),
dans liibl. Fr. Polon., t. v; défense par A. Essenius,
Triumphus crucis seu fides catholica de salisfaclione
ac merito Christi asserta, Utrecht, 1666. Sur le mou-
vement américain issu de Grotius, au tournant du
xvmc siècle, les « discours et traités » les plus carac-
téristiques sont réunis dans E.-A. Park, The alone^
ment, Boston, 2e édit., 1860. — Plébiscites religieux
propres à dessiner en raccourci les courants du pro-
testantisme contemporain : The alonement. A clérical
symposium, Londres, 1883; The alonement in modem
religious thought. A theological symposium, 3e éd.,
Londres, 1 907 : E. Pfennigsdorf, Der Erlôsungsgcdanke,
Gcettingue, 1929 (compte rendu d'un Congrès de
théologiens allemands tenu à Francfort-sur-Mein, oc-
tobre 1928).
II. Études positives. — ■ Sans parler des partis-
pris inconscients, rares sont les auteurs qui ne met-
tent pas expressément leurs enquêtes au service d'un
dogmatisme avoué. Ce sont même, dans l'ensemble,
les travaux les plus négatifs qui répondent davantage
au type des histoires écrites ad probandum. Il ne
s'agit donc que de dresser ici l'état approximatif de
ceux dont la documentation est plus nourrie et le
caractère positif plus accentué.
1° Publications générales. — Dans toutes les his-
toires des dogmes — ou synthèses équivalentes — celui
de la rédemption reçoit une plus ou moins grande part.
1. Chez les protestants. — On peut surtout retenir :
W. Miïnseher, Handbuch der chrisllichen Dogmen-
geschichle, Marbourg, 2e éd., 1804; D.-Fr. Strauss, Die
christlichc Glaubenstehre, Tubingue et Stuttgart, 1841 ;
Ad. Harnack, Lehrbuch der Dogmengeschichle, 4° éd.,
Tubingue, 1909-1910; trad. angl. sur la 3e éd., 1893;
Fr. L,ooîs, Leitfaden zum Sludiuni der Dogmengeschichle,
Halle, 4e éd., 1906; R. Seeberg, Lehrbuch der Dogmen-
geschichle, Leipzig, 1908-1920.
2. Chez les catholiques. — D. Petau, De incarnatione
Verbi, il, 5-17 et xm, 2-12, dans Opus de thcologicis
dogmatibus (1643-1650), édition de Bar-le-Duc, 1868,
t. v et vi ; L. Thomassin, De incarnatione Vcrbi Dei,
i, 1-21 et ix-x, 8-10, dans Dogmata tlwologica (1680-
1689), éd. Vives, Paris, 1868, t. m et iv; J. Schwane,
Dogmengeschichle, Fribourg-en-Br., 1860-1868; trad.
A. Degert : Histoire des dogmes, Paris, 1901-1904;
J. Tixeront, Histoire des dogmes dans l'antiquité chré-
tienne, Paris, 1905-1909.
2° Monographies. — Plus qu'à tous les autres, c'est
particulièrement à ces sorlcs d'ouvrages que les atta-
ches confessionnelles et les préférences doctrinales
de l'auteur impriment le cachet du subjectif.
1 . Chez les protestants. — Simples ébauches : J.-Fr.
Cotta, Disserlatio... historiam doclriiuv de rcdcmplione
Ecclesise sanguine J.-C. facla exhibais, dans son édi-
tion de J. Gerhard, Loci theologici, t. iv, Tubingue,
1765, p. 1 D5-1 32; W. Ziegler, Historia dogmatis de
redemj>lione, Gœttingue, 1791; repris dans Velthusen,
Kuinoel et Rupert, Convnentationes theologicse, Leip-
zig, t. v, 1798, p. 227-299 (l'un et l'autre de confession
luthérienne orthodoxe); I. Priestlcy, A history of the
corruptions of christianity, 2° partie (Londres, 1782),
réédition populaire, 1871 (socinien); R. Pozzy, His-
toire du dogme de la rédemption, Paris, 1868 (calvi-
niste conservateur). — • Première étude méthodique :
F.-Chr. Baur, Die christlichc l.ehre von der Ycrsohnung,
Tubingue, 1838 (rationaliste). Elle inspire les esquisses
plus brillantes que solides risquées chez nous par
A. Révillc, De la rédemption. Études historiques et
dogmatiques, Paris, 1859; Aug. Sabatier, Le dogme de
l'expiation et son évolution historique, Paris, 1903 ; trad.
angl., 1904. — Contributions postérieures, d'inspira-
tion libérale et subjectiviste : A. Ritschl, Die Lehre
von der Rechtfertigung und Versôhnung, t. i, Bonn,
3e édit., 1889; trad. angl., 1872; G.-B. Stevens, The
Christian doctrine of salvalion, Edimbourg, 1905;
H. Rashdall, The idea of alonement in Christian theo-
logy, Londres, 1919; d'inspiration plutôt ecclésiasti-
que et traditionnelle : K. Grass, Die Gotlheit Jesu
Christi in ihrer Bedeutung fur den Heilswert seines
Todes, Giitersloh, 1900; J.'-K. Mozlcy, The doctrine of
the alonement, Londres, 1915; R.-S. Franks, A history
of the doctrine of the work of Christ, Londres, 1919;
L.-W. Grensted, A short history of the doctrine of the
alonement, Manchester, 1920; R. Mackintosh, Historié
théories of atonemenl, Londres, 1920. ■ — ■ Presque toutes
ces histoires, surtout les plus objectives, laissent de
côté l'Écriture, pour ne s'arrêter qu'aux écrits des
Pères et des théologiens. Naturellement, chacun des
auteurs se montre plus exact et plus informé sur son
pays respectif.
Au radicalisme le plus extrême et le plus agressif
des historiens protestants il faut rattacher J. Turmel,
La rédemption, dans Histoire des dogmes, t. i, Paris,
1931, p. 299-464 (reprise élargie des articles publiés
d'abord sous le pseudonyme d' « Hippolyte Gallc-
l rand », 1922 et 1925).
1ÏI95
RÉDEMPTION. ÉTUDES POSITIVES : PÉRIODE l'ATKISTIQUE
1996
2. Chez les catholiques. — Simples ébauches sous la
forme de thèses dogmatiques plus ou moins ouvertes
aux problèmes d'ordre positif : 15. Dôrholt, Die Lettre
von der Genugthuung Chrisli, Paderborn, 1891 (très
complet sur les opinions scolastiqucs); J.-Fr.-S. Muth,
Die Heilstal Chrisii als slellvertretendc Genugthuung,
Munich, 1904; K. Staab, Die Lehrc von der sicllvcrtre-
tenden Genugthuung Christi, Paderborn, 1908. (Thèses
de forte dimension).
Études méthodiques : II. -N. Oxenham, The catholic
doctrine of the atonement (1865), Londres, Ie édit., 1881,
(tributaire de P.aur); trad. J. Bruneau : Histoire du
dogme de la rédemption, Paris, 1909; J. Rivière, Le
dogme de la rédemption. Essai d'étude historique,
Paris, 1905 (i. La rédemption dans l'Écriture Sainte;
il. La rédemption chez les Pères grecs; m. La ré-
demption chez les Pères latins; iv. La rédemption au
Moyen Age; v. La question des droits du démon);
trad. angl., 1909. A compléter : a) Pour l'histoire de
la sotériologie protestante, par Le dogme de la rédemp-
tion. Étude théologique, 3e partie (Systèmes classi-
ques : le protestantisme orthodoxe, le rationalisme
socinien, le légalisme de Grotius; systèmes modernes :
évolution du libéralisme, évolution de l'orthodoxie).
b) Pour les périodes anciennes, par Le dogme de la
rédemption chez saint Augustin, Paris, 3e éd., 1933.
(i. Règne du démon sur l'humanité; n. Un aspect de
l'économie rédemptrice : la « justice » envers le dé-
mon; m. Le démon dans l'ensemble du plan divin;
avec dix appendices : Le « droit » du démon dans l'an-
cienne Église; Une synthèse populaire; La loi de
«justice » dans la tradition antérieure; « Numquid » ou
«nonne»? Un problème de critique textuelle; <■ Ten-
dicula crucis »; « Muscipula diaboli »; Dossier scriptu-
raire de la rédemption; Premières ébauches de «Car
Deus homo »; Évolution de saint Augustin?; Le pré-
tendu marché avec le démon); Le dogme de la rédemp-
tion après saint Augustin, Paris, 1930 (i. Saint Léon
le Grand; il. Au temps de saint Grégoire; avec trois
appendices : Rôle de la divinité du Rédempteur; Mort
et démon chez les Pères latins; Mort et démon chez
les Pères grecs, et un épilogue : Qui est < Hippolyte
Gallerand »?); Le dogme de la rédemption au début du
Moyen Age, Paris, 1934 (i. Persistance de l'ancienne
théologie; n. Voies nouvelles : Anselme, Abélard;
m. Rencontre des deux courants : Influence de saint
Anselme; École d'Abélard; Rôle de saint Rernard;
avec quatre appendices : Réveil de la théorie du
« rachat »; Le conflit des « filles de Dieu »; La fin du
xne siècle; Dans l'atelier de l'École, et un épilogue :
L'avenir du dogme de la Rédemption), c) Pour l'en-
semble, par Le dogme de la rédemption. Études critiques
et documents, Ire série. Louvain, 1931 (i. Fondements
scripturaires; n. Tradition patristique, La surprise du
démon : saint Ignace d'Antioche; La ruine du démon :
Apologistes et premiers Alexandrins; La « justice »
envers le démon : saint Irénée ; Le « rachat. » au démon :
Tertullien, Origène, Derniers témoins de la théorie;
m. Systématisation médiévale, En Orient : Théodore
Abû-Qurra, Nicolas de Méthone, Nicolas Cabasilas;
En Occident : La doctrine de saint Anselme, Une
page fie Dante; rv. Variations modernes : Deux
« Banquets » dans l'Église d'Angleterre; Un congrès
de. théologiens allemands); Le dogme de la rédemption.
Études critiques et documents, \\" série (en prépara-
tion).
3° Éludes partielles. Ces études générales oui été
précédées ou suivies d'innombrables travaux particu-
liers. II suffira d'indiquer ceux qui semblent plus
dignes d'attention. Mien qu'au total la question soit
ici de moindre conséquence, il a paru bon, ne fût-ce
qu'à titre documentaire, de distinguer, au passage,
ceux qui proviennent de milieux protestants.
1. Période seripturaire. Autour de l'Écriture se
concentrent tous les problèmes théologiques et histo-
riques soulevés par les origines du dogme chrétien.
a) Sens de la révélation. — V. Rose, Études sur les
Évangiles, Paris, 1902; A. Médebiclle, L'expiation
lions l'Ancien et le Nouveau Testament, t. i : L'Ancien
Testament, Rome, 192 4 ; La vie donnée en rançon, dans
Biblica, t. rv, 1923. p. 3-40; art. Expiation, dans
Dictionnaire de lu llible, supplément, fasc. 12, Pa-
ris, 1934, col. 1-2(32 (avec une bibliographie très
étendue); E. Ménégoz (prot.), Le péché cl la rédemption
d'après saint Paul, Paris, 1882; La théoloqie de l'épîlre
aux Hébreux, Paris, 1894; La mort de Jésus et le dogme
de l'expiation, Paris, 1905; Éd. Tobac, Le problème de
la justification dans saint Paul, Louvain, 1908; F. Prat,
La théologie de saint Paul, t. il, Paris, 10e éd., 1925;
R. Bandas, The. master-idea of saint Paul's Epistles or
the rédemption (thèse de Louvain), Bruges, 1925; J. Ri-
vière, Le dogme de la Rédemption. Études critiques et
documents (i. Fondements scripturaires, L'Évangile :
Jésus « rançon »; Théologie de saint Paul).
b) Révélation judéo-chrétienne et milieu païen. —
H. Lietzmann (prot.), Der Weltheû and, Tubingue, 1908;
M. Briickner (pr°t-), Der slcrbende und auferstehende
Gottheiland, Tubingue, 1908; J. Leopoldt (prot.),
Sterbende und auferstehende Gôller, Leipzig, 1923:
Anonyme, La foi en la rédemption et au médiateur dans
les principales religions (d'après O. Pfleiderer, prot.),
dans Revue de l'histoire des religions, t. rv, 1881,
p. 378-382, et t. v, 1882, p. 123-137, 380-397; R. Rei-
zenstein (prot.), Vorchrislliche Erlôsungslchren, Up-
sal, 1922; A. Jercmias (prot.), Die ausserbiblische
Erlôserserwarlung, 1927; W. Stârk (prot)., Soter,
Giitersloh, 1933; J. Toutain, L'idée religieuse de
rédemption et l'un de ses principaux rites dans l'anti-
quité grecque et romaine, dans Annuaire 1016-1917
publié par l'École pratique des Hautes-Études, sec-
tion des sciences religieuses, Paris, 1916; J.-G. Fra-
zer (prot.), The scapegoat, Londres, 1913; trad. fr. :
Le bouc émissaire, Paris, 1925; J. Wach (prot.), Der
Erlôsungsgedanke und seine Deutung, Leipzig, 1922,
(synthèse tendancieuse des matériaux fournis par l'his-
toire comparée des religions).
Chez les savants catholiques : L. Dùrr, Ursprung
und Au/bau der jùdiscli-israelitischen Hcilandscrwar-
tung, Berlin, 1905; L. Dennefeld, Le messianisme,
Paris, 1929: C. van Crombrugghe, De soleriologiœ
christianœ primis fonlibus, Louvain, 1905; E. Krebs,
Der Logos aie Heiland im erslen Jahrhundert, Fri-
bourg-en-Br., 1910; Semaine internationale d'ethno-
logie religieuse (Milan, 1925), Paris, 1926, p. 247-304;
B. Allô, Les dieux sauveurs du paganisme gréco-
romain, dans Revue des sciences phil. et ihéol., t. xv,
1926, p. 5-34; L. de Grandmaison, Dieux morts et
ressuscites, dans Jésus-Christ, Paris, 1931, t. n,
p. 510-532.
2. Période patristique. Non moins que les groupes
ou les individus principaux, certaines questions d'en-
semble ont particulièrement retenu l'attention dans
l'Église et au dehors.
a) Analyses d'auteurs. — K. Bàhr (prot.), Die Lehrc
der Kircht vom Tode. Jesu in den erslen drei Jahrhun-
derten, Sulzbach. 1832: L. Malfre (prot.), Le dogme
de la rédemption pendant les xi premiers siècles, Mon-
tauban, 1869. — - G. Wustmann (prot.). Die Heilsbe-
deutung Christi bei den aposlolischen Vdtern, Giitersloh,
1905; P. Montagne, La doctrine de saint Clément
sur la personne et l'œuvre du Christ, dans Revue tho-
miste, t. \, 1905-1906; V, Schweitzef, Polycarp von
Smyrna ùber Erlôsung, dans Theol. Quartalschrift,
t. î. xxxvi, 1904, p. 91-109; J. Rivière, Un exposé
marcionite de la rédemption, dans Revue des sciences
rel., 1. 1, 1921, p. 185-207, 297-323, et t. v, 1925, p. 63 I-
1997
REDEMPTION. ETUDES POSITIVES : MOYEN AGE
1998
642. — A. Chantre (prot.), Exposition des opinions
d'Irénée, TerlulUen, Clément d' Alexandrie et Origène
sur l'œuvre rédemptrice de Jésus-Christ, Genève, 1860;
J. Chaine, Le Christ Rédempteur d'après saint Irénée
(thèse de Lyon), Le Puy, 1919; P. Galtier, La rédemp-
tion et les droits du démon dans saint Irénée, clans
Recherches de science rel., t. il, 1911, p. 1-24; A. d'Alès,
La doctrine de la récapitulation en saint Irénée,
même périodique, t. vi, 1916, p. 185-211; Fr. Stoll,
Die Lehre des hl. Irenàus von der Erlôsung und Heili-
gung, Mayence, 1905; V. Bordes (prot.), Exposé cri-
tique des opinions de TerlulUen sur la rédemption,
Strasbourg, 1860 ; A. Fournier (prot.), Exposition
critique des idées d'Origcne sur la rédemption, Stras-
bourg, 1860. — G. Pell, Die Lehre des hl. Athanasius
von der Sùnde und Erlôsung, Passau, 1888: H. Stràter,
Die Erlôsungslehre des hl. Athanasius, Fribourg-en-
Br., 1894; M. Scott (prot.), Athanasius on the atone-
menl, 1914; V. Cremers, De Verlossingsidee bij Atha-
nasius den Groote, Turnhout, 1923; J.-B. Aufhauser,
Die Heilslchre des hl. Gregor von Kyssa, Munich, 1910;
E. Weigl, Die Heilslehre des hl. Cijrill von Alexan-
drien, Mayence, 1905. — K. Kùhner (prot.), Augus-
tin's Anschauung von der Erlôserbideulung Christi,
Heidelberg, 1890; J. Gottschick (prot.), Augustins
Anschauung von den Erlôseririrkunyen Christi, dans
Zeitschrifl fur Théologie und Kirche, t. xi, 1901,
p. 97-213; O. Scheel (prot.), Die Anschauung Augus-
tins ùber Christi Person und Werk, Tubingue et Leip-
zig, 1901 ; Zu Augustins Anschauung von der Erlôsung
durch Chrislus, dans Theologische Sludien und Krili-
ken, t. lxxvii, 1904, p. 401-433 et 491-554 (discussion
du mémoire de J. Gottschick); C. van Crombrugghe,
La doctrine christologique et sotériologique de saint
Augustin et ses rapports avec le néoplatonisme, dans
Revue d'histoire eccl., t. v, 1904, p. 237-257 et 477-503
(discussion de la thèse d'O. Scheel); « H. Gallerand »,
La rédemption dans saint Augustin, dans Revue d'his-
toire et de littérature rel., nouvelle série, t. vin, 1922,
p. 38-77; La rédemption dans l'Église latine d'Augus-
tin à Anselme, dans Revue de l'histoire des religions,
t. xci, 1925, p. 35-76. Articles repris sous son \rai
nom par J. Turmel dans son Histoire des dogmes, t. i ;
discutés par J. Bivière, Le dogme de la rédemption chez
saint Augustin, 1928-1933, et Le dogme de la rédemp-
tion après saint Augustin, 1930.
b) Problèmes particuliers. — J.-Chr. Dôderletn
(prot.), De redemptione a poleslale diaboli (1774-1775),
dans Opuscula theologica, Iéna, 1789; J. Wirtz, Die
Lehre von der Apolylrosis, Trêves, 1906; L. Faillon,
Dissertation sur le mystère de la rédemption des hommes
par N.-S. J.-C, éditée par H. Lesètre, dans Revue du
clergé fr., t. lxxxii, 1915, p. 426-446 (curieuse collec-
tion d'archaïsmes patristiques). — G. Jouassard,
L'abandon du Christ en croix d'après saint Augustin,
dans Revue des sciences phil. et théol., t. xm, 1924,
p. 310-326; L'abandon du Christ en croix dans la tra-
dition grecque des iFe et Ve siècles, dans Revue des scien-
ces rel., t. v, 1925, p. 609-633. — H. Linssen, 0eoç
atorrçp. Entwickelung und Verbreitung einer lilur-
gischen Eormelgruppcn, dans Jahrbuch fur Liturgie-
wissenschaft, t. vin, 1928, p. 1-76. — J. Bivière, Le
dogme de la rédemption devant l'histoire. Un plaidoyer
de M. Turmel, Paris, 1936 (i. Ensemble de la tradition
patristique; n. Mythe de la rançon payée à Satan;
m. Sens de la « justice » envers le démon).
3. Période médiévale. — C'est au Moyen Age que le
dogme de la rédemption s'est coulé dans son moule
actuel. D'où l'intérêt provoqué par les divers artisans
de ce travail.
a) Questions générales. — ■ J. Bach, Die Dogmen-
geschichle des M itlelalters, Vienne, 1874-1875; J. Gott-
schick (prot.), Sludien zur Versôhnungslehredes Mittel-
allers, dans Zeitschrifl fur Kirchengeschichle, i : [Saint
Bernard et Abélard], t. xxn, 1901, p. 378-438; n :
Pelrus Lombardus, t. xxm, 1902, p. 35-67; m :
Alexander Halesius, Bonaventura, Albertus Magnus,
Thomas Aquinas, t. xxm, 1902, p. 191-222,321-375,
et t. xxiv, 1903, p. 15-45; iv : Dans und Bicl, t. xxiv,
1903, p. 198-231; J. Bivière, Sur les premières appli-
cations du terme « salisfaclio » à l'œuvre du Christ, dans
Bulletin de littérature ceci., 1924, p. 285-297 et 353-
369; cf. 1927, p. 160-164.
b) Fondateurs de l'École. — E. Cremer (prot.), Die
Wurzeln des Anselm'schen Satisfaclionsbegriffes, dans
Theol. Sludien und Kriliken, t. lui, 1880, p. 7-24;
Der germanische Satisfaktionsbegriff in der Ver-
sohnungslehrc, même périodique, t. lxvi, 1893, p. 310-
34"). — B. Funke, Grundlagen und Voraussetzungen der
Salisfaktionslheorie des hl. Anselm von Canterbury,
.Viinster-en-W., 1903; L. Heinrichs, Die Genugluungs-
theoric des hl. Anselmus von Canterbury, Paderborn,
1909; G.-C. Foley (prot.), Anselm's theorij of the alone-
menl, Londres, 1909; P. Ricard, De salisfaclione Chris-
ti in tractalum S. Anselmi « Cur Deus homo ». Disser-
tât io historico-dogmatica, Louvain, 1914. — J.-G. van
der Plas, Des hl. Anselm « Cur Deus homo » au) dem
Boden der jùdisch-christlichen Polemik des Miitelallers,
dans Divas Thomas (de Fribourg-en-Suisse), 1929,
p. 146-467. et 1930, p. 18-32; F. Stentrup, Die Lehre
des hl. Anselm ùber die Nolhivendigkeit der Erlôsung
und der Menschwerdung, dans Zeitschrifl fur die kath.
Théologie, t. xvi, 1892, p. 653-691; B. Hermann
(prot.), Anselmslehre von Werke Christi in ihrer bleiben-
den Bedeutung, dans Zeitschrift fur systcmalischc Théo-
logie, t. i, 1923, p. 376-396. — « H. Gallerand », La
rédemption dans les écrits d'Anselme et d' Abélard, dans
Revue de l'histoire des religions, t. xci, 1925, p. 212-241.
Article repris sous son vrai nom par .1. Turmel dans
son Histoire des dogmes, t. i; discuté par J. Bivière,
Le dogme de la Rédemption au Moyen Age, 1934. —
Th. Moosherr (prot.), Die Versôhnungslehre des Anselm
von Canterbury und Thomas von Aquino, clans Jahr-
bùcher fur prot. Théologie, t. xvi, 1891), p. 167-262;
G. Blot (prot.), Étude comparative de l'idée de satisfac-
tion dans le « Cur Deus homo » de saint Anselme et dans
la théologie antérieure et postérieure (thèse de Paris),
Alençon, 1886; H. Wiedemann, Anselms Satisfak-
tionstheorie im Verhâltnis zu der Busse des germanischen
Strafrechts, dans Pastor bonus (Trêves), t. n, 1907, p. 1-
10 et 49-59. Autres indications à la bibliographie de
l'article Anselme, t. i, col. 1350.
B. Seeberg (prot.), Die Versôhnungslehre des Abâlard
und die Bekà.npfung derselben durch den hl. Bernhard,
dans Mitteilungen und Nachrichlen fur die ev. Kirche
in Russland, t. xlix, 1888, p. 121-153; S.-M. Deutsch
(prot.), Peler Abâlard, Leipzig, 1883.
c) Organisateurs de l'École. — F. Bùnger (prot.),
Darstellung und Wùrdigung der Lehre des Pelrus Lom-
bardus vom Werke Christi, dans Zeitschrifl fur iviss.
Théologie, t. xlv, 1902, p. 92-126; A. Landgraf, Die
Unterscheidung zwischen Hinreichen und Zumcndung
der Erlôsung in der Frùhscholastik, dans Scholastik,
t. ix, 1934, p. 202-228; Fr. Anders, Die Christologie des
Robert von Melun, Prum, 1915. — B. Guardini, Die
Lehre des hl. Bonaventura von der Erlôsung, Dussel-
dorf, 1921 ; P. Minges, Beilrag zur Lehre des Duns
Scolus ïiber das Werk Christi, dans Theologische Quar-
lalschrifl, t. lxxxix, 1907, p. 241-279; Th. Fetten,
Johannes Duns Scotus ùber das Werk des Erlôsers,
Bonn, 1913; J. Bivière, La doctrine de Scot sur la
rédemption devant l'histoire et la théologie, dans Estudis
Franciscans, t. xlv, 1933, p. 271-283; F. Déodat de
Basly, Scotus docens, Paris et Le Havre, 1934. — Sur
les répercussions extérieures du dogme : Histoire de la
passion dans l'art français, n° spécial de la Revue des
L999 REDEMPTION. ÉTUDES POSITIVES : TEMPS MODERNES 2000
questions hisl., mai 1934, p. 1-92 (par divers collabo-
rateurs); Et. Gilson, La passion dans la pensée fran-
çaise du Moyen Age, même périodique, juillet 1934,
p. 146-158.
3. Période moderne. — - a) Dans ou sur le protestan-
tisme. — Chr.-H. Weisse, Martinus Lulherus quid de
consilio morlis et resurreclionis Christi scnserit, Leip-
zig, 1845; F.-C.-G. Held, De opère Jcsu Christi salutari
quid M. Lulherus senserit, Gœttingue, 1860; J. Faure,
Élude sur l'anthropologie de Calvin dans ses rapports
avec la rédemption, Montauban, 1854; H. Ginolhae,
La rédemption dans Calvin, Montauban,. 1874;
E.-M. Audouin, La rédemption d'après Calvin, .Mon-
tauban, 1876; M. Dominicé, L'humanité de Jésus
d'après Calvin, Paris, 1933; H. Amphoux, Essai sur
la doctrine socinicnne, Strasbourg, 1850; O. Fock,
Der Socinianismus, Kiel, 1847; G. Thomasius, Dos
Bekenntniss der luth. Kirche von der Vcrsohnung,
Erlangen, 1857. — F.-E. Wenger, Le dogme de la
rédemption au XIXe siècle, Montauban, 1857; F. Lich-
tenberger, Histoire des idées religieuses en Allemagne,
t. m, 2e édit., Paris, 1888; O. Bensow, Die Lehre von
der Versolmung, Giitersloh, 1904 (très riche en ren-
seignements sur le xixe siècle); K.-G. Seibert,
Schleiermachers Lehre von der Versôhnung, Wiesba-
den, 1855; C. Weizsâcker, Um was handelt es sich in
dem Strcile ùber die Versôhnungslehre? (autour de
J. Hofmann), dans Jahrbùcher fur deutsche Théologie,
t. m, 1858, p. 154-188; Ph. Bachmann, J.-Chr.-K.
von Hofmannsversôhnungslehre und der ùber sie ge-
fuhrte Streit, Giitersloh, 1910; B. Stefîen, llo/manns
und Ristchls Lehrcn ilber die Heilsbedeulung des Todcs
Jesu, Giitersloh, 1910; P. Wapler, Die Gcnesis der
Versôhnungslehre J. von Hofmanns, dans Neue kirch-
liche Zeilschrift, t. xxv, 1914, p. 167-205. — F. Bo-
nifas, La doctrine de la rédemption dans Schleiermacher,
Paris, 1865; J. Autrand, La doctrine de la rédemption
dans Vinet (thèse de Montauban), Toulouse, 1870;
E. Creisseil, La doctrine de la rédemption dans W.-E.
Channing (thèse de Montauban), Toulouse, 1870;
P. Fargues, La rédemption d'après M. Secrélan, Mon-
tauban, 1889; Ern. Bertrand, Une nouvelle conception
de la rédemption (celle de Bitschl), Paris, 1891; G. -F.
Grosjcan, La rédemption d'après Franz Leenhardt,
Paris, 1923.
J. Rivière, Où en est le problème de la rédemption?,
dans Revue des sciences rel, t. m, 1923, p. 211-232;
W. Lùtgert, Der Erlosungsgcdanke in der ncueren Théo-
logie, Giitersloh, 1928; G. Aulen, Die drei Hauptlypen
des christi. Vcrsolmungsgedanken, dans Zeilschrift fur
systemalische Théologie, l. vin, 1930, p. 501-538.
Il faut mettre en un rang à part, comme rebelles à
toute classification, trois longs articles disparates,
bien que reliés par un vague titre commun, où sont
étudiés, du point de vue orthodoxe et en fonction
des controverses du temps, d'ailleurs à grands frais
d'érudition, quelques tournants choisis parmi les
principaux que présente l'histoire de cette doctrine,
savoir le Moyen Age avec saint Anselme, la Réforme
ancienne avec Grotius, le protestantisme récent avec
Hascnkampf et Menkcn. Un mode paradoxal de publi-
cation achève de les caractériser. Sous cette rubrique
sans précision : Geschichtliches ans der Versôhnungs-
und Geaugthuungslehre, ils furent débités en petits
morceaux dans Evangelisehe Kirchen-Zeitung, t. xiv,
1834, col. 2-6, 9-16 et 22-24 (Anselme); col. 521-526,
529-533, 537-541, 585-589, 593-60.0, 601-608, 609-614
(Grotius); t. xx, 1837, col. 113-116, 121 -128, 153-158,
161-168, 169-176, 182 181, 517-520, 525-528, 535-536.
et t. xxn, 1838, col. 189-195, 505-51 1 , 513-519 (Ilasen-
kampf-Menkcn, plus, en guise d'appendice, un bref
épilogue sur G. -M. de Wette). L'ensemble constitue un
document de première main sur la crise interne de la
sotériologie protestante en Allemagne au début du
siècle dernier.
b) Dans ou sur T « orthodoxie » orientale. — J. Orfa-
nitzky (orth.), Exposé historique du dogme de la
rédemption (en russe), Moscou, 1904; A. Bukowski,
Die Genuglhuung fur die Silnde nach der Auffassung der
russischen Orthodoxie, Paderborn, 1911; PI. de Mees-
ter, Études de théologie orthodoxe, IIe série, Théologie
économique, i-ii : Le dogme de la rédemption (extrait du
Bessarione), Rome, 1923; iv : Le mystère de la rédemp-
tion ou sotériologie, dans Ephemerides theol. Lova-
nienses, t. iv, 1927, p. 577-612; M. Jugie, Theologia
dogmalica chrislianorum orienlalium, t. il, Paris, 1933,
p. 687-704.
c) Dans le catholicisme. — ■ J. Rivière, La doctrine
de la rédemption au concile de Trente, dans Bulletin de
lilt. ceci., 1925, p. 260-278. — Controverses : J. Stufler,
Die Erlôsungslat Christi in ihrer Beziehung zu Gott,
dans Zeilschrift fur kalh. Théologie, t. xxx, 1906,
p. 385-107 et 625-649 (contre H. Schell); Chr. Pesch,
Das Sùhneleiden misères gôltlichen Erlôsers (Theol.
Zeilfragen, t. vi), Fribourg-en-Br., 1916. Sur cette
œuvre de polémique et d'approximation, voir Revue
du clergé fr., t. c, 1919, p. 294-299; Revue des sciences
rel., t. il, 1922, p. 303-316 : Un dossier palristique de
l'expiation; cf. Revue apol., t. xxxm, 1921 : Le sens de
la rédemption. — ■ Contributions locales : H.-B. Lough-
nan, Passions sermons and Isaias 53, dans The
Month, t. (xxxv. 1920, p. 320-329 (sur les prédica-
teurs anglais): trad. fr. dans Revue du clergé fr.,
t. cm, 1920, p. 5-15 : Théologie et prédication. — Crise
moderniste : E. Buonaiuti, // dogma nella storia.
Problcma crilico e problema apologetico, dans Rivista
storico-crilica délie scienze leologiche, t. i, 1905, p. 713-
728; S. Minocchi, // dogma délia redenzione, dans Sludi
religiosi, t. v, 1906, ]>. 541-587; E. Michaud, Le dogme
de la rédemption, dans Revue internationale de théolo-
gie, t. xiv, 1906, p. 435-461. — Divers échanges de
vues : Le mystère de la rédemption, dans La science
catholique, t. xix, 1905, p. 961-989, et t. xx, 1906,
p. 119-131, 351-358, 467-472; Le dogme de la rédemp-
tion et l'histoire, dans Annales de phil. chr., février et
mai 1906, 4« série, t. i, p. 516-534, et t. ir, p. 176-192;
Le dogme, et la théologie de la rédemption, dans Revue
du clergé fr., t. i.xxv, 1913, p. 115-120, 357-380 et 635-
636; La théologie de la rédemption, dans Reme tho-
nrisle, 1913, p. 203-206; E. Peillaube, La rédemption.
Note critique sur les conférences du P. Sanson, dans
Les Cahiers thomistes, 25 juillet 1927, p. 682-689:
discuté par E. Magnin, De la nature, de la grâce et de lu
rédemption d'après le P. Sanson... et quelques autres.
dans La Vie catholique, 29 octobre et 5 novembre 1927;
Recherches de science religieuse, t. xxm, 1933, p. 125-
128.
III. Étudi;s systématiques. — ■ Déjà sensible dans
les études historiques, l'influence des convictions
individuelles et des préventions ecclésiastiques ne
peut que s'étaler 5 vif dans les explications théolo-
giques du mystère de la rédemption. Nulle part le
classement par confessions n'est à la fois plus néces-
saire et plus révélateur.
1° Manuels classiques. — ■ A la mesure de leur crédit,
on y trouve l'image de ce qu'est — ou de ce que fut —
la moyenne de l'enseignement.
1. Chez les prolestants. — Môme sous le régime du
libre examen, quelques ouvrages ont derrière eux une
sorte de tradition scolaire, au moins pour l'époque où
ils ont paru : Ch. Hodge, Syslematic theology, 1871;
W.-G.-T. Shedd, Dogmatic theology, 1889; A. -II. Strong,
Syslematic theology, 1886; nouvelle édition, 1907
(manuels d'origine américaine, mais qui ont aussi
cours en Angleterre). — E.-A. Litton, Introduction to
dogmatic theology, 2e éd., 1902; D. Stonc, Outlines of
2001 RÉDEMPTION. ÉTUDES SYSTÉMATIQUES : PROTESTANTES 2002
Christian dogma, 1900; T.-B. Strong, A manual of
theology, 2e éd., 1903 (manuels de provenance an-
glaise). — G. Thomasius, Chrisli Person und Werk
(1845-1819), 3e éd. par F.-I. Winter, Erlangen, 1886-
1888; O. Kirn, Grundriss der ev. Dogmalik, 3e éd.,
Leipzig, 1910; J. Kaftan, Dogmalik, 5e-6e éd., Tu-
bingue et Leipzig, 19C9; Th. Hàring, Der christliche
Glaube, Stuttgart, 1906; trad. angl., 1913 (ces deux
derniers influencés par A. Ristchl); W. Schmidt,
Christliche Dogmalik, Bonn, 1898; A. von Oettingen,
Lutherische Dogmalik, Munich, 1902. — P.-F. Jala-
guier, Théologie chrétienne : Dogmes purs (œuvre pos-
thume), Paris, 1907; A. Grétillat, Exposé de théologie
systématique, Neuchâtel, 1890, t. iv; J. Bovon, Dog-
matique chrétienne, Lausanne, 1890, t. n; G. Fulliquet,
Précis de dogmatique, Genève et Paris, 1912.
2. Chez les catholiques. — - Tous nos traités De Verbo
incarnato s'accompagnent, bien qu'il y soit, d'ordi-
naire, assez rétréci, d'un De Deo redemplore. Il n'y a
donc ici que l'embarras du choix. Parmi les plus sail-
lants, à des titres divers, il convient de signaler :
J.-B. Franzelin, De Verbo incarnato, Rome, 38 éd.,
1881 ; F. Stentrup, Preel. theol. de Verbo incarnato :
Soleriologia, Innsbruck, 1889; C. van Crombrugghe,
Tract, de Verbo incarnato, Gand, 1909; Chr. Pesch,
Prœl. dogm., t. iv : De Verbo incarnato, Fribourg-en-
Br., 4c-5e éd., 1922 (à comparer avec les précédentes
pour en mesurer le progrès); L. Billot, De Verbo in-
carnato (Rome, 1900), 3e éd., Prato, 1912; L. Labau-
che, Leçons de théologie dogmatique, t. i, Paris, 1911;
P. Galtier, De incarnalione ac redemptione, Paris, 1926
(recension critique dans Revue des sciences Tel., t. vu,
1927, p. 727-730); Ad. d'Alès, De Verbo incarnato,
Paris, 1930 (recension critique dans Revue des sciences
Tel., t. xiii, 1933, p. 281-287). Étude comparative de
ces deux derniers par J. Rivière, Sur la « satisfaction »
du Christ, dans Bulletin de litt. eccl., 1931, p. 173-187.
2. Monographies. — Quoiqu'il faille y faire une part,
souvent considérable, à l'équation personnelle, les
créations de la philosophie religieuse et de la pensée
théologique offrent un intérêt général pour les cou-
rants qui s'y reflètent ou qu'elles servirent à provo-
quer.
1. Chez les protestants. — Il n'est pas de problème
auquel la Réforme soit plus obstinément restée fidèle
et autour duquel se dessine en traits plus nets la courbe
ondoyante de son évolution. Une végétation exubé-
rante et touffue en proportion en est issue, qui for-
merait une bibliothèque. 11 ne saurait être question
que d'en mentionner les spécimens les plus repré-
sentatifs.
a) Orthodoxie classique. — ■ J. Gerhard, Loc. theol.
(1610-1625), loc. XVII, ii,31-63, édit. Cotta, Tubin-
gue, 1768, t. vu; J. Quenstedt, Theol. didactico-
polemica (1685), p. 3a, c. III, membr. n, sect. 1,
th. xxxi-xl, 4e édit., Wittenberg, 1701 ; Fr. Turretin,
lnst. théologies elenclicœ (1682), loc. XIV, q. x-xiv,
nouvelle édition, Leyde, 1696, t. n (avec un dossier
complémentaire, ibid., t. iv, emprunté à divers au-
teurs protestants sous ce titre : De salisfaclionc Chrisli
disputationes); J.-F. Seiler, Ueber den Versôhnungslod
Jesu Chrisli, Frlangen, 1778-1779; J.-D. Michaelis,
Gedanken iïber die Lehre der hl. Schrifl von Sùnde und
Genugthuung, nouvelle édition, Gœttingue, 1779;
W.-F. Gess, Zur Lehre von der Versôhnung, dans Jahr-
bucher fur deulsche Théologie, t. m, 1858, p. 713-778,
et t. iv, 1859, p. 467-526. — J. Owen, Salus electorum
sanguis Jesu, 1648; Jon. Edwards (l'ancien), Corxcr-
ning the necessilij and reasonableness of the Christian
doctrine of satisfaction for sin, dans Works, édition de
Londres, 1817, t. vin; Hislory of Rédemption (œuvre
posthume), 1773. Sources lointaines de la tradition
continuée par les manuels américains du xixe siècle
cités col. 2000). — G. Smeaton, The doctrine of atone-
ment as taughl by Christ itself, 1868; ...by the Apostles,
1870; T.-J. Crawford, The doctrine of holy Scriplure
respecling the alonement, 1871. — L. Boissonas,
Thèses sur l'expiation, Genève, 1845; J.-H. Merle
d'Aubigné, L'expiation de la croix, Paris et Genè-
ve, 1867; J. Martin, Conférences sur la rédemption,
Paris, 1846; E.-E. Courvoisier, De la mort de Jésus-
Christ considérée comme sacrifice expiatoire, Stras-
bourg, 1853; E. Guers, Le sacrifice de Christ, Ge-
nève, 1867; Fr. Bonifas, Élude sur l'expiation, Mon-
tauban, 1861; J. Bastide, Exposé du dogme de la
rédemption, Montauban, 1869.
b) Écoles adverses. — Rationalisme ancien :
C.-F. Bahrdt, Ueber die kirchliche Genugthuungslehre.
Ziillichau, 1796; C.-Chr. Flatt, Philosophisch- exege-
tische Unlersuchungen ùber die Lchrc von der Versôh-
nung der Menschen mit Golt, Gœttingue, 1797 (école
de Kant); G.-M. de Wettc, Commenlalio de morte
Chrisli cxpialoria, Berlin, 1813; J. Wegscheider, lnst.
théologies chr. dogmalicx (1817), 8e éd., Leipzig, 1844,
III, n, 132-144; Chr.-B. Klaiber, Die Lehre von der
Versôhnung und Rechtfcrtigung des Menschen, Tu-
bingue, 1823. — Libéralisme moderne : G. Menken,
Die Versôhnungslehre (in wôrtlichen Auszùgen aus
dessen Schriften), Bonn, 1837 (école de Schleierma-
cher) ; Th. Hàring, Zu Ritschls Versôhnungslehre,
Zurich, 1888; Zur Versôhnungslehre, Gœttingue, 1893
(école de Ritschl). — H. Bushnell, The vicarious sacri-
fice, Londres, 1866; J.-M. Wilson, The gospel of the
atonement, 1901; T.-V. Tymms. The Christian idea of
alonement, 1901. T. Colani, Élude des faits moraux
relatifs au salut, dans Revue de théologie (Strasbourg),
t. iv, 1852, p. 276-310; De la coulpe et de l'expiation,
puis Examen de la notion orthodoxe du salut, même
périodique, t. v, 1852, p. 52-61 et 129- 15:!; J.-P. Trot-
tet, De la nature, de la vie et de l'œuvre du Christ, même
périodique, t. vi, 1853, p. 204-223; De l'expiation,
même périodique, t. xv, 1857, p. 157-175 et 177-201 ;
Fr. Monnier, Essai sur la rédemption, Strasbourg, 1857.
— L. Durand, Élude sur la rédemption, dans Revue de
théol. et de phil. (Lausanne), t. xxn, 1889, p. 337-370;
L. Émery, La doctrine de l'expiation et l'évangile de
J.-C, même périodique, nouvelle série, t. n, 1914,
p. 273-300 et 386-407. — Mais c'est surtout parmi les
études positives citées plus haut, col. 1994, qu'il faut
chercher les sommes les plus achevées du protestan-
tisme libéral. Dans le grand ouvrage de Ritschl, la
construction doctrinale occupe le t. n tout entier; elle
termine les esquisses historiques d'A. Réville et
d'Aug. Sabatier, ainsi que les synthèses plus impor-
tantes de G.-B. Stevens et de II.' Rashdall.
c) Nouvelle orthodoxie de type moral et mystique. —
J.-Chr.-K. Hofmann (d'Erlangen), Der Schriflbeweis,
t. n, Nôrdlingen, 1853, p. 115-335; Schutzschriflen fur
eine neue Weise aile Wahrheil zu lemen, Nôrdlingen,
1856-1859. — J.-Macleod Campbell, The nature vf the
atonement (Londres, 1855), 6e éd., 1886, réimprimée
en 1906; R.-W. Monsell, The religion of rédemption
(Londres, 1866), édition populaire, 1901; R.-W. Mo-
berly, Alonement and Personalily (Londres, 1901),
4e éd., 1907. — Edm. de Prcssensé, Essai sur le dogme
de la rédemption (extrait du Bulletin théologiquc).
Paris, 1867.
d) Orthodoxie actuelle de tendance éclectique. —
G. Kreibig, Die Versôhnungslehre auf Grund des chr.
Bewusstseins, Berlin, 1878; \V. Kôlling, Die Salisfae-
tio vicaria, Gutersloh, 1897-1899; M. Kàhler, Zur
Lehre von der Versôhnung, Leipzig, 1898; E. Cremer,
Die slellvertretende Bedeulung der Person Jesu Chrisli,
Gutersloh, 2e éd., 1900; II. Mandel, Christliche Versôh-
nungslehre, Leipzig, 1916; B. Steffcn, Dus Dogma vom
Kreuz, Gutersloh, 1920; R. Jelke, Die Versôhnung
2003
REDEMPTION. ÉTUDES SYSTÉMATIQUES : CATHOLIQUES
2004
und der Versôhner, Leipzig, 1929; L. von Gerdtcll,
Isl das Dogma von dem slellvertrelenden Siihnopfer
Chrisli noch haltbar?, Eilenbourg, 1908 (inspiré de
Grotius); Dr Wetzel, Grundlinicn der Versôhnungs-
lehre, Leipzig, 2e éd., 1910 (se rapproche de la théologie
catholique aa moyen du concept de médiation). —
H.-W. Dale, The alonement (Londres, 1875), 24e éd.,
1903: trad. fr. par M. I'ellissier : La rédemption,
Paris, 1883; P. -T. Forsyth, The cruciality of cross, 1909;
The work of Chris!, 1910; J. Denney, The death of
Christ et The alonement and the modem mind, Lon-
dres, 1903; réunis en un seul volume, Londres, 1911;
The Christian doctrine of réconciliation, New- York,1918 ;
J.-S. Lidgett, The spiritual principle of the alonement,
Londres, 4e éd., 1897; L. Pullan, The alonement, Lon-
dres, 1906; W.-F. Lofthouse, Elhics and atonement,
Londres, 1900; P.-L. Snowden, The alonement and
ourselves, Londres, 1919 (ces quatre derniers plus
détachés de l'expiation pénale et d'autant plus rap-
prochés de nous). — A. Mattcr, Trois essais de théo-
logie. Il : La rédemption, Paris, 1888; Ch. Bois, De la
nécessité de l'expiation, dans Revue théologique (de
Montauban), t. xiv, 1888, p. 97-117; Expiation cl soli-
darité, même périodique, t. xv, 1889, p. 1-33; G. Ful-
liquet, La mort de Jésus, dans Revue chrétienne, t. XL,
1893, p. 283-310 et 302-373; J. Gindraux, La philoso-
phie de la croix, Genève, 1912; G. Fromtnel, La psy-
chologie du pardon, dans Études morales et religieuses,
Neuchàtel, 1913; C.-E. Babut, Élude biblique sur la
rédemption, Nîmes, 1914; A. Ilamm, Essai sur la
satisfaction vicaire, Strasbourg, 1863; L. Choisy, Le
but de la vie, la rédemption, Paris et Genève, 1879;
H. Bois, La personne et l'œuvre de Jésus, Orthez, 191)0;
H. Monnier, Essai sur la rédemption, Neuilly, 1929
(ces quatre derniers avec quelques retours, inconscients
et fugitifs, vers notre doctrine de la satisfaction).
2. Chez les catholiques. — Beaucoup moins nom-
breuses, les monographies conçues pour exposer ce
dogme en dehors des cadres classiques ne manquent
pourtant pas tout à fait.
a) Rédemption au sens large. — ■ Documents ponti-
ficaux : Pie XI, encycliques Quas primas (11 décembre
1925) et Miserentissimus Redemplor (8 mai 1928); bulle
Quod nuper (5 janvier 1933) sur le xixe centenaire de la
rédemption.
Essais d'exposition doctrinale : Ai'g. Cochin, Les
espérances chrétiennes (œuvre posthume éditée par
H. Cochin, IIIe partie : La rédemption, Paris, 1888). —
Bitter, Christus der Erlôser, Linz, 1903; E. Krebs,
Heiland und Erlôsung, Fribourg-en-Br. , 1914;
E. Schlund et P. Schmoll, Erlôsung, Munich, 1925;
B. Bartmann, Jcsus Christus unser Heiland und Kônig,
Paderborn, 3e-4e éd., 1929; A. Donders, Erlôsungssehn-
sucht in aller und neuer Zeit, Munster-en-W., 1926;
R. Storr, Erlôsung, Rottenbourg, 1935. — Fr. Mugnier
Souffrance et rédemption, Paris, 1925 ; G. Bardy, E. Ma-
sure et M. Brillant, Le Rédempteur, Paris, 1933; H. Pi-
nard de LaBoullaye, La personne de Jésus, Paris, 1933;
Jésus lumière du monde, Paris, 1934; Jésus Rédemp-
teur, Paris, 1930; B. Garrigou-Lagrange, Le Sauveur et
son amour pour nous, Juvisy, 1934. — U. M. d. C,
Espiazione e redenzione, Borne, 1930; A. Vaccari, etc.,
La redenzione. Confcrenze bibliche, Borne, 1931.
Dans cette catégorie peuvent se ranger les études,
anciennes ou récentes, consacrées à la notion de sacri-
fice : Ch. de Condren, L'idée, du sacerdoce et du sacri-
fice de Jésus-Christ, nouvelle éd., Paris, 1901; L. de
Massiot, Traité du sacerdoce et du sacrifice de Jésus-
Christ, Poitiers, 1708; Fr. l'Iowden, Traité du sacri-
fice de Jésus-Christ, Paris, 1778; J. Grimai, Le sacer-
doce, et le sacrifice de M. -S. J.-C, Paris, 191 1 ; E. Ma-
sure, Le sacrifie du chef, Paris, 1932 (recension cri-
tique dans Revue des sciences ni., t. xn, 1932, p. 670-
672). — M. ten H>mpel, Dus Opfer als Selbslhingabe
und seine idéale Vertviklichung im Opfer Christi, Fri-
bourg-en-Br., 1920; E. Scheller, Das Priestertum
Christi, Paderborn, 1931.
b) Rédemption au sens précis. — J.-II. Osswald, Die
Erlôsung in Chrisio Jesu, II : Soleriologie, Paderborn,
1878; G. Pcll, Das Dogma von der Siinde und Erlôsung,
Batisbonne, 1888; Der Opfcrcharacter des Erlôsers-
ivrrkes, Batisbonne, 1915. — ■ C. Quiévreux, La rédemp-
tion, Paris, 1902 (oratoire); Éd. Hugon, Le mystère de
la rédemption, (Paris, 1910), 0e éd., 1927; J. Laminne,
La rédemption. Étude dogmatique, Bruxelles et Paris,
1911; J. Rivière, Le dogme de la rédemption. Étude
théologique (Paris, 1914), 3e éd., 1931 (i. Révélation du
mystère; n. Explication catholique du mystère;
m. Déformations protestantes du mystère); esquisses
préparatoires dans Revue pratique d'apol., octobre-
novembre 1911 et janvier 1912; L. Richard, Le dogme
de la rédemption, Paris, 1932 (recension critique dans
Revue des sciences rel., t. xm, 1933, p. 112-114).
c) Études partielles. — L. Cristiani, La foi et les
grands mystères, Paris, 1917; S. -F. Smith, The alo-
nement tlvologically cxptained, dans The Month,
t. cxxxiii, 1919, p. 318-358; L. Richard, La rédemption
mystère d'amour, dans Recherches de science rel., t. xm,
1923, p. 193-217 et 397-418; Sens théologique du mot
satisfaction, dans Revue des sciences rel., t. vu. 1927,
p. 87-93; Péché et rédemption, dans Revue apol., t. L,
1930, p. 385-108; P. Galticr, « Obéissant jusqu'à la
mort », dans Revue d'ascétique et de mystique, t. i, 1920,
p. 113-149; A. Barrois, Le sacrifice du Christ au Cal-
vaire, dans Revue des sciences phil. et théoi, t. xiv, 1925,
p. 145-106; J. Bivière, Le dogme de la rédemption dans
la foi et la piété chrétiennes, dans Revue de la pas-
sion, 1933, p. 115-122.
3° Œuvres synthétiques. — • Sous une forme plus ou
moins succincte, quelques travaux de caractère plus
rapide peuvent rendre service à titre de première in-
formation.
1. Notices dans les encyclopédies courantes. —
F. Lichtenberger (prot.), art. Rédemption, dans En-
cyclopédie des sciences religieuses, t. xn, 1881, p. 132-
152; O. Kirn (prot.), art. Versôhnung, dans Real-
encyciopalie, t. xx, 1908, p. 152-176; W.-E. Kent, art.
Alonement, dans The catholic Encyclopedia, t. Il, 1907,
p. 55-58; J.-F. Sollier, art. Rédemption, ibid., t. xn,
1911, p. 677-681; Divers, art. Expiation and Atone-
ment, dans J. Hastings (prot.), Encyclopœdia of reli-
gion and elhics, t. v, 1912, p. 636-671; Divers, art.
Erlôser et Erlôsung, dans H. Gunkel; L. Tscharnack
(prot.), Die Religion in Geschichle und Gegenwart,
t. u, 2» édit., 1928, col. 261-285; art. Versôhnung,
t. v, 2° éd., 1931, col. 1558-1569; A. d'Alès, art. Ré-
demption, dans Dict. apolog. de la foi cath. t. iv,
1924, col. 541-582 (étude critique dans Bulletin de
lill. eccl., 1924, p. 146-150); J. Bivière, art. Rédemp-
tion, dans Dicl. pratique des connaissances rel. t. v,
1927, col. 1034-1045; N. Schmauss, art. Erlôsung,
dans Lexikon fur Théologie und Kirche, t. m, 1931,
col. 759-765.
2. Traités collectifs. — En Angleterre surtout, au
risque de quelques divergences et de maintes lacunes,
on aime faire entendre sur un même sujet des person-
nalités compétentes, qui, dans un ordre approxima-
tif, eu touchent les principaux aspects. Le dogme de
la rédemption a bénéficié de cette méthode telle
quelle au moins deux fois : C. Lattey, etc., The alone-
ment. Papers from the Summer School of catholic
sludies (31 juillet-'.» août 1920), Cambridge, 1928;
L.-W. Grensted, etc. (anglicans d'esprit conservateur),
The alonement in historg and in life. A volume of
essays, Londres, 1929.
J. Rivière.
2005
RÉDEMPTION DES CAPTIFS (ORDRE DE LA]
2006
RÉDEMPTION DES CAPTIFS (Ordre de
la Merci ou de la). — I. Fondateur. — II. Organisa-
tion et caractère de l'ordre. ■ — III. Les théologiens de
l'ordre. — IV. Quelques questions théologiques spé-
cialement étudiées dans l'ordre.
I. Fondateur. — Ce fut saint Pierre Nolasque qui
fonda l'ordre de la Merci. Français d'origine, il naquit
en 1180 à Mas-Saintes-Puelles, village situé entre
Toulouse et Carcassonne. Afin de trouver de plus
grandes facilités pour l'exercice de sa profession de
marchand ou, d'après d'autres historiens, pour s'éva-
der des guerres sanglantes des albigeois, il quitta sa
patrie dans sa jeunesse pour se rendre à Barcelone.
Dans cette ville, il continua l'exercice du commerce,
ce qui fut providentiel, car ce commerce le jirépara à la
mission que Dieu devait lui confier, en lui donnant
une connaissance plus complète de l'horrible état des
chrétiens détenus captifs par les musulmans et en lui
donnant le courage nécessaire pour braver les dangers
de la mer et des pirates.
Pierre Nolasque dépensa tous ses biens pour le
rachat des captifs, il obtint même l'appui d'autres
personnes charitables, mais tout cela n'était que fort
peu de chose pour porter remède à un mal aussi géné-
ralisé. Ce fut à ce moment que, par ordre de Dieu, il
fonda l'ordre de la Merci. Le fait, d'après tous les chro-
niqueurs de l'ordre, tant anciens que modernes, eut
lieu de la façon qui suit : le saint se trouvait en prière
dans la nuit du 1er au 2 août de l'année 1218, quand il
eut une apparition de la très sainte Vierge, qui lui
ordonna de fonder un ordre ayant comme but tout
spécial le rachat des captifs. Le projet fut communiqué
au roi don Jaime Ier, avec la protection duquel l'ordre
fut fondé le 10 août de la même année, à l'aute! de
sainte Eulalie de la cathédrale de Barcelone. L'inter-
vention du roi dans la fondation de l'ordre de la Merci
est hors de doute; de nombreux documents posté-
rieurs du même Jaime Ier, ainsi que de beaucoup de
ses successeurs, en témoignent. Par contre, l 'interven-
tion de saint Baymond de Penafort ne peut être affir-
mée que comme probable.
La règle de Saint-Augustin fut donnée à l'ordre.
Grégoire IX l'approuva le 17 janvier 1235. L'habit des
religieux de la Merci fut blanc dès le début. Sur la
poitrine ils portaient la croix blanche de la cathédrale
de Barcelone et, depuis 1251, aussi les bandes des
armes d'Aragon, en vertu d'une concession f:iite la
même année par le roi Jaime et dont l'original est
conservé dans les archives de la couronne d'Aragon.
Dès que l'ordre fut fondé, Pierre Nolasque travailla,
avec plus d'ardeur que par le passé, au rachat dis cap-
tifs. Déjà d'autres personnes et institutions s'étaient
adonnées plus nu moins à cette œuvre de charité dans
l'Église, mais Nolasque lui imprima son caractère per-
sonnel par l'organisation qu'il adopta et les moyens
qu'il imagina pour atteindre son but. Voici quels sont
les trois moyens principaux dont il se servit pour don-
ner de l'accroissement à son œuvre. D'abord il fonda
dans les villes et bourgades des confréries qui ramasse-
raient les aumônes pour le rachat. Ensuite il déter-
mina pour chaque couvent des territoires dont le
monastère sérail responsable, et où il pourrait exercer
son zèle sans difficultés ni entraves; dans les premiers
temps ces couvents se firent aider par des quêteurs
séculiers ou des tertiaires, vu le manque de personnel.
Le troisième moyen <• ce fut de mener, par les villes et
les bourgades, les captifs eux-mêmes, atin qu'ils fus-
sent un témoignage vivant du fruit des aumônes et
des horreurs de la captivité •. P. Vâsquez, H M. de !a
Orden, t. i, p. 51. Le zèle et l'ardeur que Nolasque
mit dans la réalisation de son œuvre furent tels, qu'il
y consacra, non seulement ses énergies, mais sa \ie
elle-même et le bien-être de ses iils les mercédaires.
DICT. DE THÉOL. CATHOL.
Il ordonna, par exemple, la vente des biens des reli-
gieux ainsi que des couvents eux-mêmes, s'il le fallait,
pour le rachat des captifs, ce qui en réalité se fit plus
d'une fois. 11 disposa même que les religieux donne-
raient leur liberté si les besoins du rachat l'exigeaient.
En 1238, Nolasque accompagna le roi Jaime au siège
de Valence. Dans la ville conquise, le roi lui donna des
maisons et une mosquée pour en faire un couvent,
peu après il lui fit don aussi du château du Puig lequel
ne tarda pas à devenir un couvent et sanctuaire très
célèbre. Il paraît aussi que le saint fondateur accom-
pagna le roi saint Ferdinand à la prise de Séville, dans
les années 1247-1248; il s'y fonda de même un couvent
de l'ordre. Bien que le rachat des captifs fût très péni-
ble, l'ordre se développa assez rapidement pendant la
vie du fondateur et s'étendit à la Castillc et à la
France, mais le personnel n'était pas nombreux, à
cause des difficultés qu'on a mentionnées.
En 1245, Nolasque reçut d'Innocent IV une bulle
solennelle signée par le pape et par douze cardi-
naux. Cette bulle approuvait de nouveau l'ordre et
ratifiait ses privilèges, en ajoutait d'autres et plaçait
l'ordre sous la protection spéciale du souverain pon-
tife. Finalement, tandis que Pierre Nolasque s'occu-
pait de l'érection d'une église à la Mère de Dieu à Bar-
celone, berceau de l'ordre, la mort vint le surprendre
le 13 mai 1240, mais il laissait son œuvre bien affermie.
Dès le xve siècle il fut vénéré comme saint et le pape
Urbain VIII ratifia solennellement son culte en 1028.
• Jamais il n'y a eu sur la terre un homme plus libéral
que le grand saint Pierre Nolasque, fondateur de
l'ordre sacré de Notre-Dame de la Merci » Bossuct,
Panég. de saint Pierre Nolasque.
II. Organisation et caractère de l'ordre. ■ —
La Merci fut au début un ordre militaire comnii'
l'étaient aussi les ordres d'Alcantara, de Calatrava et
autres, et il conserva ce caractère pendant le premier
siècle de son existence. C'est un fait certain que quel-
ques chevaliers de l'ordre prirent part aux conquêtes
de Majorque, Valence, Minorque, Alméria. etc., et
reçurent pour cela des donations de la part des rois,
comme les autres conquérants. Cependant, dès les
débuts, la Merci compta des prêtres parmi ses mem-
bres et, d'après une décision d'Innocent IV de 1245,
la charge de supérieur général devait être conférée à
celui qui aurait obtenu le plus grand nombre de suf-
frages, qu'il fût chevalier ou prêtre.
L'ordre fut d'abord gouverné par les dispositions et
les conseils du saint fondateur, ainsi que par les déci-
sions des chapitres généraux « sa règle, dit Jaime II
en 1301, était fort semblable à celle des Templiers,
Calatraves et Uclés ». Fink, Acla arayonensia, i. Le
premier recueil écrit de lois fut compilé par le qua-
trième maître de l'ordre, saint Pierre d'Amer, « après
avoir vu et réuni les constitutions faites par les maîtres
généraux nos prédécesseurs ». Les constitutions
d'Amer furent promulguées au chapitre général de
Barcelone en 1272. Elles sont très brèves. Le chapitre
général, la grande institution de l'époque, devait être
célébré chaque année pendant trois jours à partir du
3 mai. Tous les commandeurs (nom donné aux supé-
rieurs des ordres militaires et qu'on conserve encore
dans la Merci), ainsi qu'un religieux de chaque cou-
vent de l'ordre, devaient y assister. La charge de
maître général était à vie. Dans le chapitre, après
que tous les capitulaires avaient prêté obédience au
maître, on procédait à l'élection de son définitoire ou
conseil, qui se composait de quatre religieux, deux laïcs
et deux clercs et du prieur, prêtre qui était compé-
tent pour les questions de juridiction ecclésiastique
dans l'ordre tout entier. Le maître général, avec son
conseil, nommait tous les commandeurs de l'ordre
qui pouvaient être des chevaliers ou des clercs sans
T. — XIII — 64.
2007
RÉDEMPTION DES CAPTIFS (ORDRE DE LA)
2008
distinction. Après quoi le maître recevait la profession
des novices. Ceux-ci ne promettaient que l'obser-
vance des vœux d'obéissance, de pauvreté et de chas-
teté et des constitutions du chapitre général.
Ces constitutions exprimaient ainsi le but de l'ordre:
« Tout l'ordre, tout le labeur et l'œuvre de ses moines
peuvent se ramener à ceci : travailler de bonne volonté
et de bon cœur à visiter et délivrer les chrétiens qui
sont au pouvoir des Sarrasins ainsi que des autres
ennemis de notre loi. » Avec la même simplicité, elles
demandaient auxreligieux, en peu de mots, l'accomplis-
sement de ce devoir, exigeant d'eux jusqu'au suprême
sacrifice: « Pour effectuer cette merci, que tous, comme
fds de la véritable obéissance, soient joyeusement
disposés à sacrifier leur vie, s'il le fallait, comme le
Christ l'a fait pour nous. » (Posar lur vida, axi com
Jesu-Christ la posa per nos, ainsi que dit le texte ori-
ginal catalan).
En 1317 le régime laïque de l'ordre fut changé;
désormais tous les supérieurs généraux furent des
prêtres. Le premier d'entre eux, Raimond Albert,
rédigea en latin (les précédentes l'étaient en limou-
sin) d'autres constitutions adaptées au nouveau
régime de l'ordre. Celles-ci furent promulguées au cha-
pitre de 1327. Pour l'élection du général, l'ordre fut
divisé en cinq provinces. On emprunta aux constitu-
tions des dominicains les normes générales de vie
religieuse et, pour le reste, on ne fit que traduire les
constitutions d'Amer. Le changement de la Merci en
ordre clérical fut son salut, autrement l'ordre serait
mort peu après comme les autres ordres militaires. En
outre on commença de s'y adonner avec plus d'ardeur
aux lettres et à toutes les formes du culte et de l'apos-
tolat. Au cours des siècles suivants, d'autres réformes
partielles furent faites dans la législation de l'ordre.
Les constitutions qui à présent régissent l'ordre,
furent promulguées en 1895. Le but de l'ordre, tant
pour le passé que pour le présent, y est ainsi exprimé :
« Nos premiers religieux furent des rédempteurs de
captifs, des pionniers de la parole de Dieu en même
temps que des soldats qui maintes fois combattirent
sur les champs de bataille contre les ennemis de la
re'igion chrétienne. Ils donnèrent aussi une généreuse
hospitalité aux miséreux et aux pèlerins. L'esclavage
disparu, notre ordre se consacra entièrement au
ministère sacré, à la conversion des infidèles et à l'édu-
cation de la jeunesse. Nos religieux donc, en vertu de
la nature et du but de notre institut, sont tenus d'étu-
dier et de se consacrer avec ardeur à toutes sortes de
ministères et de charges qui puissent, de quelque
façon, aider le prochain à sauver son âme. » Art. 31-32.
L'ordre de la Merci se fit toujours remarquer par
son héroïsme dans la pratique de la charité. Les papes
ne savaient comment en faire l'éloge. Déjà en 1255,
Alexandre IV appelait les membres de la Merci : « Les
nouveaux Machabées de la loi de Grâce. » Vers le
milieu du xv« siècle, le Fr. Pierre de Cijar dans son
œuvre théologique Opuscidurn tantum quinque, contre
quelques adversaires de l'ordre, soutint que la Merci
était la religion la plus parfaite entre toutes, et cela en
vertu de son quatrième vœu, qui exige la charité à un
degré héroïque, suivant la parole du Christ : Majorem
liac dilectionem nemo habet ut animam suam ponat quis
pro amicis suis (Joa., xv, 13). Peu de temps après, le
P. Cijar, alors procureur de l'ordre à Home, eut la
satisfaction de voir sa doctrine confirmée expressé-
ment par Calixte III qui interdit aux membres de la
Merci de passer à un autre ordre, à moins que ce fut
celui des chartreux. Le pape en donne la raison, et ses
paroles mémorables renferment tout ce qu'on pouvait
dire de plus grand sur le caractère et la vocation de la
Merci : Semelipsos pro redemplioiic captioorum, qui in
potestate inpdelium dunv servituli subjiciuntur, Altis-
simo deuoverunt, profitenles se paratos, eliam pro unius
redemptione captini, non modo se ipsos captivitati
paganorum, in excambium traderc, sed eliam, si opus
juerit, mortem et tormenta quwlibpt tolerare (Cf. Bulla-
rium du P. Freitas, fol. 96). Cet exemple de rare abné-
gation fut toujours l'objet des plus grands éloges soit
des papes, soit de plusieurs écrivains: on n'ignore pas
les éloges qu'aux « rédempteurs » rendent Cervantes,
Villarroel, Balmès, Chateaubriand, etc. Voltaire lui-
même le reconnaît : « Il faut bénir les frères de la
charité, et ceux de la rédemption des captifs. Le pre-
mier devoir est d'être juste. » Quest. sur l'Encyclopé-
die, art. Apocalypse.
La note caractéristique des religieux de la Merci ce
fut leur activité prodigieuse malgré leur petit nombre.
Si l'histoire n'en témoignait, le verdict populaire le
prouverait; en effet un proverbe qu'on entend encore
en Castille et qui figure dans toutes les collections des
proverbes espagnols dit : Los frailes de la Merced son
pocos, mas hâcenlo bien. « Les frères de la Merci sont
peu nombreux mais travaillent bien. »
La Merci, fondée p?r ordre exprès de la Mère de
Dieu, conserva toujours son caractère mariai. Le géné-
ral de l'ordre, le P. Caxal écrivait ces mots significatifs
dans un document présenté au Saint Siège en 1414 :
...ad Dei laudem et gloriam singularem et ejus malris
virginis gloriosœ Mariœ quse. nostri ordinis est fun-
damentum et caput (cf. Gazulla, Refutaciôn, p. 230).
Ces mots révèlent clairement la pensée de l'ordre à ce
sujet. Les membres de la Merci avaient tellement à
cœur la gloire de Marie, leur mère et fondatrice que,
malgré le petit nombre de leurs missionnaires, ils
rendirent la dévotion envers Notre-Dame de la Merci
extrêmement populaire dans les contrées de l'Amé-
rique espagnole, au point que trois de ces républiques
l'ont proclamée leur patronne.
III. Les théologiens de l'ordre de la Merci.
— Pendant les deux premiers siècles de leur histoire,
les membres de la Merci ne s'adonnèrent pas beau-
coup aux travaux intellectuels. Il y eut cependant,
même alors, des hommes qui cultivèrent les études sur-
tout les études sacrées. C'était une nécessité pour pou-
voir soutenir des controverses avec les juifs et les
maures, avec lesquels on était toujours en contact. Au
xive siècle surtout, les gradués en droit et en théologie
sont particulièrement nombreux dans l'ordre. Pour
acquérir le doctorat en théologie on devait se rendre à
Paris ou dans d'autres universités étrangères, car l'Es-
pagne ne posséda de faculté de théologie qu'en 1395,
quand Benoît XIII en fit concession à l'université de
Salamanque.
1° Les primitifs. — - On a discuté pendant deux
siècles pour savoir si le saint évêque de Jaen, Pierre
Pascual fut membre de la Merci. La question n'a pas
encore été définitivement résolue, toutefois les raisons
contre n'ont pas grande valeur. Ce grand évêque, qui
subit le martyre à Grenade en 1300, écrivit plusieurs
ouvrages de controverse, à l'adresse des juifs et des
musulmans. Entre autres sont particulièrement remar-
quables la « Dispute contre les juifs » ou « Petite Bible »,
écrite en limousin, et 1' « Impugnalion de la secte de
Mahomet » en castillan. Cette dernière lui valut le
martyre. M. Amador de los Rios, Hist. de la littéra-
ture espagnole, t. iv, p. 76, considère saint Pedro Pas-
cual comme le vrai fondateur de l'éloquence sacrée
espagnole, il faut aussi remarquer que c'est lui le pre-
mier qui ait fait usage de la langue espagnole pour
écrire sur des matières théologiques.
Le général de l'ordre, Dominique Serrano (t 1348)
de nationalité française et professeur à Montpellier,
donna un grand essor aux études dans la Merci; après
lui, les supérieurs ayant des titres universitaires sont
nombreux.
2009
RÉDEMPTION DES CAPTIFS (ORDRE DE LA
2010
Au début du xve siècle, le P. Antoine Caxal (t 1417)
se fait tout spécialement remarquer. II passe pour l'un
des plus éminents théologiens et canonistes de son
siècle. Les rois Ferdinand Ier et Alphonse V d'Aragon
l'envoyèrent comme ambassadeur au concile de Cons-
tance, où il travailla avec ardeur pour la fin du schisme.
Pendant le concile, le roi Ferdinand d'Aragon vint
à mourir et son ambassadeur prononça devant le
concile une longue oraison funèbre, Mansi, ConciL,
t. xxviii, col. 567. Son activité au sein du concile fut
très brillante et les Pères le jugaient digne de ceindre
la tiare, mais le 25 mai 1417 il expirait à Constance.
11 a composé le traité théologique Rosa ad auroram
pour défendre l'immaculée conception de la vierge
Marie.
Pendant le xve siècle se distinguent : Pierre Cijar,
procureur de l'ordre en cour de Rome et auteur de
l'ouvrage théologico-canonique Tantum quinque,
imprimé au xve siècle et réédité en 1506. Antoine
Morell, doyen en 1487 de la faculté de théologie de
l'université de Toulouse et ensuite général de l'ordre.
Le maître Sanrrasot de Dado, qui, dans les dernières
années du même siècle, fut professeur de théologie à
Bordeaux. Pierre de Becerril nommé arbitre en 1508
par Jules II pour dirimer les dissensions qui s'étaient
élevées au sujet de la conception immaculée de Marie
entre dominicains et franciscains. Le provincial de
Castille, Fr. Jacques de Muros (1405?-1492), plus tard
évêque de Tuy, conseiller de l'audience royale au
temps des rois catholiques (Ferdinand et Isabelle de
Castille), ambassadeur en cour de Rome et auprès
d'autres cours d'Italie. Ce fut à ses instances que le
chapitre général de Guadalajara, tenu en 1467, con-
céda aux gradués en théologie, de quelque université
que ce fût, le droit de voix active dans l'élection du
provincial. En 1475 on décida que le grade de maître
ne serait octroyé qu'aux candidats qui auraient ensei-
gné les quatre livres des Sentences et qui auraient pré-
sidé ou soutenu des conclusions en chapitre provin-
cial ou général. Ces distinctions rehaussèrent le pres-
tige de la théologie chez les membres de la Merci, et
firent présager son plein essor au cours du xvie et du
xvn« siècle.
2° A partir du XVIe siècle. — La théologie se déve-
loppa parmi les membres espagnols de la Merci, en
même temps que se multipliaient les universités. Le
P. Alphone Médina obtint, dès 1509, lachaire de Saint-
Thomas à l'université de Salamanque et dès lors il y
eut toujours dans cette université quelque professeur
de la Merci. On peut en dire autant des universités
d'Alcala, Santiago, Huesca, Valladolid, Barcelone,
Valence, etc. Bien plus célèbre est Jérôme Pérez
(t 1549) qui fut le professeur de théologie des premiers
jésuites à l'université de Gandie. Il était de Valence
et fit ses études théologiques à Salamanque ou à
Valence; pendant vingt ans il enseigna la théologie
dans cette dernière ville. Il avait déjà obtenu le titre
de « jubilé », quand il fut appelé par le duc de Gandie,
le futur saint François de Borgia, comme professeur à
l'université que celui-ci venait de fonder. II y enseigna
avec grand éclat. Le 10 janvier 1549, le P. Oviedo
écrivait à saint Ignace : « Les leçons de théologie ont
commencé et c'est le P. M. Pérez qui les fait; on dit de
lui qu'il est un personnage très docte, ayant écrit sur
saint Thomas et enseigné la théologie pendant plus de
vingt ans... On attend beaucoup de fruit de ce cours,
étant donnée la science de ce maître... il nous a sem-
blé qu'ils (les jeunes religieux), doivent étudier très
diligemment la théologie, car ils ont une commodité
telle qu'à Paris peut-être il n'y a pas mieux. » Mon.
hist. S. J., t. xii, p. 177. Pérez mourut dans les der-
niers jours de 1549. Le 3 janvier 1550, François de
Borgia écrivait au P. Araoz : « Maître Pérez a laissé la
chaire de la terre, puisse le Seigneur lui donner celle
du ciel! »
Il écrivit plusieurs opuscules théologiques, mais son
ouvrage le plus important est celui qui a pour titre :
Commentaria expositio super /am partem Su.mm.8c
S. Thomœ Aquinatis. Quantum ad ea quse concernunt
/um Ubrum Sententiarum , Valence, 1518, ouvrage
extrêmement rare aujourd'hui. Pérez s'écarte souvent
des commentateurs de saint Thomas de son époque. Il
reproche constamment à Cajétan en particulier de ne
pas avoir compris saint Thomas. Zumel dit que Pérez
répétait souvent : « Multiscius Thomas non est intcllec-
tus a Cajetano hoc loco. » De vitis patrum et magislr.
gênerai., Rome, 1924, p. 97.
Les deux points essentiels du molinisme, la science
moyenne et la prédestination unie preevisa mérita ont
un célèbre précédent dans l'œuvre du P. Pérez. Quant
au premier point qu'on lise le passage suivant em-
prunté au fol. 50 de ses Commentaria :
An Deus sciât futura contingentai? Circa primum no-
tandum est : primo, contingens posse dupliciter conside-
rari; uno modo in se ipso, prout est in actu, et sic, ut bene
inquit sanctus Thomas, non consideratur ut futurum sed
ut pnesens... Secundum notandum est quod Deus futura
contingentia non cognoscit ut futura pra'cise, ut nos, sed
ut prœsentia et hoc duoluis modis : uno modo videndo
ipsas forum existentias prout sunt in seipsis; alio modo
videndo ipsas in earuin causis productivis, videndo omnia
quse possunl eus impedire et </»«• de facto Impedient et quw non
impedienl.
Quant à la prédestination, on trouve au fol. 70 la
doctrine qui suit :
l'trum prsf-scientia meritorum sit causa prredestina-
tionis? (Urca primum articulum notandum est primum
quod cum prédestinât io essentialiter sit cognitio, quse ad
intellectum pertinet, et habet adjunctum propositum con-
ferendi média et quse ad voluntatem pertinent, ideo titulus
potest duobus modis intelligi : uno modo de causa cogni-
tionis, quod non est dubitabile quia talis cognitio est Deus
et Dei nulla est causa. Alio modo ex parte adjuncti, utpote
quare Deus vult conferre talia média, et adliuc potest esse
dupliciter, quia vel potest qua-ri de causa volendi, et sic
nulla est qusestio : aut potest qu;rri de causa ipsius rei
volitae, qua; est effectus pra-destinationis; hoc autem quod
dixi de actu volendi intellige secundum rem, quoniam
secundum rationem bene potest dari causa.
Nous avons donné ces citations à cause de leu
intérêt pour la connaissance du prémolinisme, car
beaucoup de jésuites portugais furent les auditeurs du
P. Pérez et ce fut du Portugal que la doctrine revint
en Espagne. D'ailleurs, Molina connaissait parfaite-
ment cet ouvrage, il le cite en effet pour se défendre
dans une Apologie qu'il adresse à l' Inquisition. Archivo
Hist. Nacional de Madrid : Inquisiciôn, 4437. Le
P. Henao, S. J., fait état, de son côté, de ce que Pérez
« comprend le saint Docteur de la même façon que
nous (les Jésuites) ». Scientia média historiée propu-
gnata, Salamanque, 1665, n. 801.
Le P. J. Pérez se distingue des scolastiques de son
époque par son style élégant et concis. Interprète
habile de saint Thomas, il a souvent des points de vue
originaux.
Cependant en fait de théologie, le personnage le
plus remarquable de la Merci c'est Zumel (1540-1607).
Le P. François Zumel naquit à Palencia. Il fit ses pre-
mières études à Salamanque où il enseigna pendant
presque toute sa vie. Il occupa les plus hautes charges
dans l'ordre, y compris celle de général. Il fut pen-
dant plusieurs années vice-chancelier de l'université
de Salamanque, au moment même où « cette école
était la première du monde ». Il écrivit beaucoup, mais
son œuvre la plus importante et la plus célèbre con-
siste en ses Commentaires sur saint Thomas surtout les
volumes sur la morale.
2011
RÉDEMPTION DES CAPTIFS (ORDRE DE LA)
2012
Un peu avant Zumel, nous trouvons Gaspard de
Torrès, professeur à Salamanque. Il fut pendant de
longues années vice-chancelier de l'université. Il com-
posa plusieurs ouvrages, entre autres les Statuts qui
dès 1561 régirent cette université. Dans cette der-
nière saint Thomas remplaça le Maître des Sentences
qui en avait été le livre de texte jusqu'à ce moment.
Zumel donna un très grand essor aux études, sur-
tout théologiques, dans la Merci. Lafuente le recon-
naît, Hist. eclesiâstiaca de Espaha, 2e éd., t. v, p. 303;
mais il se plaint de ce que, à son avis, la Merci oubliait
peut-être un peu son but essentiel, le rachat des cap-
tifs.
Pendant les xvne et xvnie siècles, les religieux de la
Merci occupaient des chaires dans toutes les universi-
tés de l'Espagne et dans quelques-unes de l'étranger.
« Dans la célèbre université de Salamanque, disait le
cardinal Lambertini devant Clément XI, en 1717, la
Merci a la première chaire d'Écriture sainte, de philo-
sophie, de morale et de saint Thomas; dans celle
d'Alcala, la deuxième chaire, dans celle de Compos-
tellc la première chaire de théologie; dans celle de
Tolède la deuxième; dans celle de Huesca la première
chaire d'Écriture sainte et de philosophie; dans celle
de Lerida la deuxième et de même dans celle de Sara-
gosse; de sorte qu'il n'y a pas d'université en Espagne
où la Merci non seulement ne brille par la contempla-
tion, mais n'éclaire par l'enseignement. » Allocutions de
Rome, année 1717.
Le P. Alonso Remôn (f 1632), écrivain très fécond,
outre un grand nombre d'ouvrages ascétiques et mys-
tiques en espagnol, publia en 1612 un Epitome theolo-
giœ moralis.
Le P. Antioco Brondo (f 1619) né à Cagliari en Sar-
daigne, publia le De arcanis sacrée utriusque Iheologiœ
scholastica* et positivx dispulation.es. etc., 2 vol., Rome,
1612 et 1614. Le premier volume très loué par Martini
dans sa Riographia Sardiniœ et d'autres, fut celui qui
attira le plus de renommée à son auteur. Le deuxième
volume est presque introuvable; d'après un exem-
plaire que j'ai eu entre les mains à Rome dans notre
bibliothèque de Saint-Adrien, l'auteur se montre très
érudit et théologien profond, soit dans la partie sco-
lastique, soit dans la positive. Dans les questions sur
la grâce il cite et suit généralement Zumel.
Contemporain de Brondo et comme lui né en Sar-
daigne, Ambroise Machin (1580-1640), fut général de
l'ordre en 1618 et archevêque de Cagliari dès 1627.
Machin est thomiste mais avec beaucoup de largeur
d'esprit et sa polémique est toujours courtoise. « Il
cite souvent Zumel et d'autres théologiens de son
temps. Il s'écarte des thomistes en ce qui regarde la
prémotion physique, quant au côté matériel du péché,
et il s'en éloigne aussi dans la controverse sur l'imma-
culée conception. Avec Suarez il pense qu'il n'y a pas
de contradiction à ce que la créature soit, par la puis-
sance de Dieu, instrument obédientiel de la création;
que l'ange ne peut, ex natura sua, pécher par subrep-
tion ou indélibération, mais que par contre il le peut
par légèreté de matière. Il affirme aussi que Dieu peut,
par sa puissance absolue, faire que l'intelligence créée
s'élève à la vision béatiflque avant l'illumination de la
gloire, et il soutient que des saints, tels que Moïse et
saint Paul, ont joui transitoirement de la vision béati-
flque pendant cette vie... On ne peut pas refuser une
place d'honneur au grand théologien sarde dans la
lignée des commentateurs du Docteur nngélique cl
dans le panthéon de la théologie scolastiqne du
xviie siècle. » P. Goyena, S. .J., dans RazànyFé, 1918.
Non moins remarquable que Machin est Jean Pru-
dencio (1610-1658). Il enseigna la philosophie cl la
théologie à Huesca el à Al cala successivement De ses
ouvrages, deux seulement furent imprimés : 1. Com-
mentarium super XXIV primas questiones III31 part.
Summee theologicse sanctissimi Thomw, deux forts
volumes in-fol., Lyon, 1654; 2. Opéra theologica pos-
thuma super quœstiones xii, XI v et xix S. P. D. Tho-
mas, Lyon, 1690, 1 vol. in-fol. D'après le P. Castell,
O. S. B., Prudcncio se montre dans ces ouvrages
comme connaissant à fond la théologie tant ancienne
que moderne, dialecticien habile et clair dans l'expres-
sion de sa pensée et polémiste redoutable. Prudencio
réfute vigoureusement la « science moyenne » de Mo-
lina et répond avec succès aux difficultés qu'on oppose
au concept de la grâce efficace ab intrinseco (Tract, de
arbilrio hum., pars IIa, p. 48). Prudencio est assu-
rément l'un des premiers théologiens de son époque.
De ce même siècle est Silvestre Saavedra (t 1643),
profond théologien de la sainte Vierge, dont l'ouvrage
Sacra Deipara, seu de eminentissima dignitate Dei geni-
tricis immaculatissimae, Lyon, 1655, est très important
et offre encore un réel intérêt.
Quoique d'importance moindre que ceux que nous
venons de citer, il faut nonnner : Pierre de Ona
(t 1626), dont l'œuvre théologico-ascétique sur les
quatre fins de l'homme. Postrimerias del hombre. qui
parut en 1603 à Madrid, fut plusieurs fois rééditée.
Elle est aussi de grande valeur littéraire pour la lan-
gue espagnole. Cependant Ona est connu surtout
comme philosophe car il écrivit des Commenlaria très
érudits des livres d'Aristote. — Jean Negrôn (t 1603),
grand orateur, composa un De sacrameniis in génère et
in specie, Madrid. — François Pizafio (t 1651) publia
à Madrid en 1649 un Compendium totius mysticœ
Iheologiœ, etc. (531 folios) que Hardâ qualilie de par-
vum mole, sed doctrina gigantem. ■ — ■ Louis Aparicio
(t 1649) est l'auteur du De cultu patris Adam sancto-
rumque V. T , Madrid, 1639. — Le P. Mendoza
(t 1665} mourut très jeune, mais il a laissé une preuve
de son savoir, dans une Theologica prœlectio, Alcala,
1661. — - Gabriel de Adarzo y Santander, archevêque
d'Otrante (t 1674), compos' parmi d'autres ouvrages
un vol. in-fol. : Questiones scholasticie, Madrid. Il créa
à l'université de Salamanque, en 1663, une chaire de
théologie morale dont le premier titulaire fut le Fr.
Joseph Gonzalez de la Merci. — Le P.Nolasque Melezé
se fit remarquer, à la fin du xvne siècle, à Bordeaux où
il fut régent de théologie. — Il faut citer aussi dans ce
siècle le P. Barthélémy Laplaine (t 1692) auteur de
Magna commenlaria in universam catenam auream divi
Thomœ Aquinalis, Paris. — ■ Le P. François Alcha-
coa publia en 1685 une Summa Iheologiœ moralis à
Pampelune. — Le mexicain Fr. Pedro Celis (t 1677)
fit imprimer des Tractatns theologici in /am part. D.
Thomw, et à Mexico, en 1615, un volume traitant de
questions théologiques sous le titre de Laurea mexi-
cana. — On peut aussi faire mention du fameux
Séraphin de Freitas (t 1632) qui écrivit De juste imperio
Lusilanorum, etc., lequel eut plusieurs éditions. —
En 1696, mourut à Valence le P. Jean Aparicio,
homme d'une étonnante érudition, qui avait publié de
nombreux ouvrages fort appréciés sur la théologie, la
sainte Écriture, l'histoire, les mathématiques, l'astro-
nomie, la géographie, la linguistique, etc.
3° Le xvi il' siècle. — Bien que le XVIIIe siècle soit
un âge de décadence pour la théologie, la Merci compta
pourtant deux théologiens remarquables: le P. Am-
broise de Albendea et le P. Augustin Cabadés Magi.
Encore 1res jeune, le 1'. Albendea obtint une chaire
do Saint-Thomas à l'université d'Alcala. Pendant la
guerre de succession d'Espagne, il se rangea du côté
de l'archiduc Charles d'Autriche, ce qui l'obligea de
s'enfuir; il perdit ainsi, en 1711, sa chaire d'Alcala. II
mourut à Naples, en 1739, dans le couvent de Sainte-
Ursule de la Merci. L'unique ouv.age qu'on ait im-
primé de lui est intitulé : Tractatus de spe theologica,
2013
RÉDEMPTION DES CAPTIFS (ORDRE DE LA)
2014
Madrid, 1700. Albendea fut un infatigable polémiste,
son œuvre est remplie de discussions et de diatribes
contre presque tous les théologiens de quelque renom.
Son esprit est très fin et sa pensée originale. Hardâ
nous dit que son travail est miro ingenio prrfectum, et
industriel elaboraium.
Le P. Cabadés Magi (t 1797) connut plus de succès
avec ses Institutioncs theologicœ in usum tironum,
4 vol., Valence, 1784-1790. C'est le mérite du P. Caba-
dés d'avoir banni de l'Espagne les anciennes méthodes
scolastiques pour s'adapter à ce que l'on faisait en
d'autres pays. Sous ce rapport, son livre reçut un très
bon accueil, si bien que, même au commencement du
xixe siècle, il était employé comme livre de texte dans
plusieurs centres ecclésiastiques de l'Amérique latine.
11 est ennemi des controverses et des subtilités scolas-
tiques, de bon goût littéraire et grand admirateur de
saint Augustin.
On doit aussi nommer : Nicolas Cavero (f 1757)
théologien et historien fort érudit qui reçut des éloges
chaleureux de Benoît XIV. —Michel de Ulate (t 1721)
exégète, historien et poète latin très élégant. — Rami-
rez de Orozco (t 1788) qui démontra la légitimité du
prêt à intérêt, ce qui lui valut d'abord d'innombrables
critiques et plus tard de grands éloges. — Antoine
Solis, auteur d'une intéressante Disputa sobre malerias
morales, Madrid, 1785, en castillan. — Jean-Antoine
Pérez, qui publia en 1803 la continuation du De locis
tlieologicis de Melchior Cano sous le titre : Usus loco-
rum theologicorum in expositione sac. Script, in defen-
sione adversus... et in sacris concionibus, Madrid, 1803.
— Théologien insigne, grand canoniste et critique
remarquable, le P. Manuel Villodas publia à Valla-
dolid, en 1792, un ouvrage en deux volumes intitulé
Analisis de las antiguedades eclesiâsticas de Espana. Cet
ouvrage fut adopté comme manuel dans quelques uni-
versités et centres d'études supérieures. Le P. Pierre
Rodriguez Miranda le traduisit en latin en 1828-1830
(Madrid).
Les mereédaires enseignèrent la théologie dans quel-
ques universités de France et d'Italie. Le P. Chryso-
stome Ferbos eut une chaire à Bordeaux dans la pre-
mière moitié du xvme siècle et l'université lui décerna
les plus grands éloges. La même chaire était occupée
en 1790 par le P. Melhie de Grange. Mais bien plus
nombreuses étaient les chaires que les mereédaires
occupaient dans l'Amérique latine et il serait trop long
de citer tous les écrivains de ces régions.
Vers la fin du xvme et le commencement du xixe s.,
une forte réaction se produisit dans la Merci tendant
à réorganiser les études. Réaction qui échoua à cause
des perturbations politiques, des sécularisations et
autres vexations de la part du pouvoir civil.
Le général de l'ordre, Aguilar y Torrés, créa à
Rome dans le couvent de Saint-Adrien (1785) une
école de langues orientales qui forma plusieurs théolo-
giens et biblistes, espagnols en majorité. Le R. P. Mar-
tii\ez (1774-1827) réformait à son tour les études dans
la Merci par sa nouvelle Ratio sludiorum. Grand
théologien, le P. Martincz enseigna dix-huit ans à
l'université de Valladolid. Son prestige était grand
aussi dans les affaires politiques, c'est lui qui fut pen-
dant plusieuis années l'arbitre de la politique du roi
Ferdinand VII. Par ordre de ce roi il rédigea le Plan
d'études et règlement général des universités du royaume,
que le ministre Calomarde promulgua en 1824. « Par
lui, dit Menéndcz y Pelayo (Hisl. de los heterodoxos,
t. m, p. 525), l'enseignement de la théologie fut bien
organisé. » Ce plan reproduisait en grande partie le
plan de la Merci rédigé en 1817.
L'ordre de la Merci ne se répandit que dans les
pays latins d'Europe et d'Amérique, c'est pourquoi
les persécutions qui sévirent dans ces nations pen-
dant la première moitié du xixe siècle l'ont presque
complètement anéanti. Aujourd'hui la Merci s'efforce
de relever ses collèges majeurs pour former le person-
nel enseignant, et essayer de refaire le passé.
IV. Principales questions théologiques étu-
diées dans l'ordre. — Il nous reste maintenant à
noter brièvement les points théologiques qui ont
caractérisé l'ordre de la Merci.
1° La Communion quotidienne. — Dans l'histoire de
cette pratique la Merci a eu une part très importante.
Voir Comm. eucharistique, t. m, col. 515 sq.
Pierre Machado, (f 1609) écrivain profond, savant
hébraïsant et bibliste remarquable, auteur de l'Expo-
sitio lilteralis et moralis omnium evangeliorum, etc.
Burgos, 1604; Mayence, 1608 et Cologne, 1612, publia
aussi un ouvrage intitulé De la Comuniôn cuotidiana,
dans lequel il soutient, avec d'autres de son temps,
qu'il faut communier même le vendredi saint. Et
Jean de la Vega atteste, Respuesta apologetica, Madrid,
1659, p. 9, que dans l'église de la Merci au commence-
ment du xvne siècle on communiait tous les jours, y
compris le vendredi saint. Le P. Rodriguez de Torrés,
Empenos del aima a Dios etc., Burgos, 1611, fol. 337,
soutient la légitimité d'une telle pratique, il s'appuie
sur l'usage de l'Église primitive et sur le fait de « ne
pas trouver de texte canonique qui l'interdise ». Le
Fr. Melchor de los Rcyes publia à Cadiz, en 1630, le
traité Prudencia de con/esores en orden a la comuniôn
cuotidiana, et le Père Mateo de Villarroel, en 1635, le
livre De la oraciôn y frecuente comuniôn.
Mais bien plus grande fut l'influence exercée par le
Vén. Jean Falconi. Mort en odeur de sainteté en 1638,
il laissait parmi ses écrits un ouvrage intitulé El pan
nuestro de cada dia (Notre pain de chaque jour). Im-
primé pour la première fois à Madrid en 1656, il eut
beaucoup d'autres éditions en espagnol, en italien et
en français (la dernière parmi celles-ci ce fut celle du
P. Couet, Paris, 1893). Le P. Jean Falconi usait à
l'égard de ses dirigés, qui étaient fort nombreux à la
cour, d'une méthode très simple et efficace. Au com-
mencement, une confession générale suivie d'un cer-
tain temps destiné à la réforme des moeurs moyennant
l'oraison mentale deux fois par jour. Puis il leur impo-
sait la communion quotidienne qui, dans de telles
conditions, produisait des grands fruits. Ses succès
excitèrent la jalousie de quelques-uns, et c'est pour se
défendre qu'il écrivit l'ouvrage cité. Le nom du P. Fal-
coni est associé aux deux décrets fameux émanés du
Saint-Siège au sujet de la communion fréquente :
Celui de 1679, Cum ad aurcs, à la rédaction duquel
prit part le P. H. Marracci qui avait traduit en italien
l'ouvrage du P. Falconi; et celui de 1905, Sacra Tri-
dentina synodus, par lequel Pie X mit fin à la polé-
mique soutenue par les PP. Godts, rédemptoriste, et
M. Chatel, d'une part, et le P. Couet d'autre part, à
l'occasion de la traduction française faite par ce der-
nier de l'ouvrage du P. Falconi. D'autres théologiens
prirent part ensuite à la polémique et, la cause ayant
été portée à Rome, ce fut l'occasion du décret men-
tionné.
2° Théologie mariale. — La Merci reconnaît en Marie
sa fondatrice. Les membres de l'ordre se firent tou-
jours un devoir de défendre la pieuse croyance à
l'immaculée conception de Marie. Avant même Duns
Scot, saint Pierre Pascual la soutint, et non comme
une vérité quelconque. Ainsi que le dit Mgr. Valen-
zuela, De intemerato Deiparœ conceptu, Rome, 1904,
p. 176 : ... ipse (S. Pierre Pascual) primus eam propo-
sait, non modo uti piam opinionem amplectendam, sed
uti veritatem catholicam firmiter credendam. Dès lors,
tous ceux qui parmi les religieux de la Merci traitèrent
de cette question, eurent à coeur de défendre ce privi-
lège de la Mère de Dieu. Ayant voulu une fois cata-
2015
REDEMPTION DES CAPTIFS (ORDRE DE LA;
2016
loguer tous les théologiens contraires à cette vérité,
Bandello, général des dominicains du temps de
Sixte IV, dut avouer qu'il ne put retrouver aucun
membre de la Merci qui fût favorable à son opinion à
lui. Les constitutions prescrivaient de suivre saint
Thomas, mais « exception faite en ce qui regarde l'im-
maculée conception de Marie que les membres auront
toujours soin de soutenir ».
Pierre de la Sema fut le premier à enseigner que
quiconque mourrait pour soutenir cette doctrine serait
martyr. Il fut suivi par beaucoup d'autres théologiens
et leur doctrine fut l'origine de ce qu'on appela « cl
vota de sangre » (le vœu de sang) qu'on faisait pour la
défense de ce mystère.
Le P. Castelvi (t 1695) devint célèbre à cause de
l'énergie avec laquelle il soutint aux universités de
Salamanque (1649) et de Valladolid la « définibilité »
ultimo et proxime de la conception immaculée, et l'idée
que, dès le moment de sa conception, Marie avait joui
de la vision béatifique. Il fut de ce chef déféré à l'In-
quisition, mais il fut absous. Les deux frères Joseph
(t 1678) et François Pintre (f 1671) composèrent et
firent imprimer de gros volumes sur l'immaculée
conception, tandis que Raymond Ferrini (f 1782), un
Romain, publiait à Naples, en 1781, une excellente
Dissertatio theologica apologetica etc. sur le même mys-
tère. Le P. Valcnzuela (op. cit., p. 218-224) rapporte un
catalogue des ouvrages de 74 théologiens de la Merci
ayant soutenu la « pieuse croyance », ce catalogue est
cependant incomplet.
Deux membres de la Merci méritent plus que les
autres l'honneur de paraître dans l'histoire de la théo-
logie mariale. Pierre de la Serna (1580-1642) et Silves-
tre Saavedra (t 1643).
Pierre de la Serna naquit à Séville, y prit l'habit de
la Merci et y fit ses études. Pendant de longues années
il professa la théologie et la philosophie, jusqu'à ce
qu'en 1622 il passât chez les déchaussés où il fut pro-
vincial. Il mourut à Grenade en 1642, laissant de
nombreux écrits sur des matières diverses : Commen-
taria in Logicam Arislotelis, Séville; Suflîcientia concio-
natorum, Léon, 1637, etc., etc. Il nous intéresse ici
principalement par Fons vitse, sive de B. V. Maria,
1623, 2e éd., 1630; Commentaria in Apocalypsim, Ma-
drid, 1640 et 1860, 2 vol. in-fol., et Estalutos que lian de
guardar los esclavos de N. Senora de la Merced, Séville,
1615. Ce dernier est un vol. de 303 fol. in-8°. Sur le dos
du parchemin on lit Esclavilud de Maria (esclavage
de Marie) et en dessous la lettre S. Il est intéressant de
constater que dans cet ouvrage « l'esclavage de Marie »
est exposé presque avec les mêmes termes qu'un siècle
plus tard emploiera saint Louis-Marie Grignon de Mont-
fort. Le saint connut-il l'ouvrage en question? Nous
l 'ignorons, mais ce n'est pas improbable. Dans la revue
mariale El Mcnsajem de Maria, 1922, le P. A. de Santa
Maria fait un parallèle intéressant des passages les
plus semblables dans l'œuvre du saint et dans celle du
P. de la Serna.
Silvestre Saavedra a déjà été mentionné antérieure-
ment, nous n'avons à rappeler ici que son ouvrage.
Sacra Deipcwa qui, au dire du P. Gazulla, Re/utaciôn
etc., p. ll(i, « compte parmi ce qu'on a écrit de plus
génial et de plus profond sur la très sainte Vierge ». Il
fut imprimé en 1655, douze ans après I;'. mort de l'au-
teur. Ses idées furent attaquées par les Salmanti-
cences et il eut comme défenseur le P. Gonzalez, de la
Merci, évêque de Ciudad Rodrigo et de Plaseneia.
3° Théologie mystique. — Depuis le XV1« siècle, bien
des membres de la Merci écrivirent sur les choses spi-
rituelles.
Melchor Rodrigucz de Torrés (1558- 10 12) laissa
divers ouvrages ascétiques, parmi lesquels il faut sur-
tout remarquer celui qui est intitulé Agricultura del
aima y ejercicios de la vida reliyiosa, Burgos, 1603.
L'élégance du style, la sûreté de la doctrine et l'onc-
tion très délicate de cet ouvrage le placent au rang de
ce qu'on a écrit de mieux pour l'instruction des jeunes
religieux.
Un mouvement très intense de vie spirituelle carac
térisa plusieurs couvents de la Merci au xviie siècle,
notamment celui de Madrid. Ce mouvement eut son
apogée dans l'éminente personnalité du P. Falconi.
Un de ses maîtres, le P. Jean Chrysostome Puga
(t 1651) écrivit la Vida de Fr. Juan de San José, 1638,
et Jardin del Esposo, 2 vol., Madrid. Un autre des maî-
tres de Falconi, Matthieu de Villarroel (t 1635), com-
posa le Tralado de la necesidad de la oraciôn y frecuenlc
communion, et le précieux opuscule Reglas muy impor-
tantes para el ejercicio de la jrecuente oracion, etc. « qui
eut autant d'éditions qu'il compte de mots » (!) au dire
du P. Rojas. La traduction française en a été rééditée
par M. Michel Even dans La vie spirituelle, 1932. Vil-
larroel y expose la doctrine sur la prière que plus tard
son disciple Jean Falconi (1596-1638) va développer.
Né à Fifiana, dans la province andalouse d'Alméria,
Jean Falconi professa la théologie à Ségovie puis à
Mcala. Transféré à Madrid, il s'y adonna corps et âme
à la direction des âmes. « Falconi et quelques autres
Pères, dit un historien moderne, changèrent l'Église
de Madrid en fournaise de ferveur et école d'oraison. »
Il avait le don admirable de lancer les âmes dans le
chemin de la prière et du renoncement. « Il semait
tant d'amour de Dieu qu'il convertissait en un ciel les
couvents qu'il visitait », dit le P. Pedro de Arriola,
qui recueillit ses œuvres. Après de pénibles souf-
frances, et vénéré de tous, il décéda saintement à
Madrid. Ses ouvrages furent imprimés après sa mort
seulement, et furent édités plusieurs fois en espagnol,
en italien et en français. En voici les plus importants :
Carlilla para saber leer en Cristo, libro de vida eterna,
(L'a b c, pour savoir lire dans le Christ, livre de vie
éternelle); Vida de Dios (Vie de Dieu); El pan nuestro
de cada dia (Notre pain de chaque jour); Camino recto
para el cielo (La voie qui conduit droit au ciel); Caria
escrita a una hija espiritual (Lettre écrite à une fille
spirituelle); Caria escrita a un religioso en dejensa del
modo de oracion en pura fé ensenado por él (Lettre
écrite à un religieux en défense de la méthode d'orai-
son de foi pure, enseigné par lui), etc. Falconi expose
largement sa méthode d'oraison dans El camino recto,
ouvrage qui n'est pas connu de la plupart des cri-
tiques tels que Poulain, Pourrat et le P. Dudon. Ils
étudient par contre ses idées dans ses Lettres traduites
tendancieusement par les partisans de Molinos et qui,
dès lors, ne méritent guère de confiance. La version
italienne de ces lettres et de l'alphabet, fut mise à l'In-
dex par le Saint-Office, en 1688, parce que Molinos
prétendait s'y appuyer. Néanmoins la sainteté et la
bonne intention de Falconi est universellement recon-
nue. « Falconi, écrit le P. Dudon, était sans conteste
un homme de Dieu, ses intentions étaient pures, sa
vie durement crucifiée, son imitation des vertus du
Sauveur fort active. » Michel Molinos, p. 14. M. Pourrat,
La spiritualité chrétienne, t. iv, p. 199, fait remarquer
l'influence de Falconi sur Malaval, Mme Guyon et
d'autres préquiélisles. mais il ne semble connaître que
les opuscules mentionnés en dernier lieu et dans leur
version française. Dans son ordre. Falconi fut tou-
jours très estimé et tenu pour un saint.
Falconi fit école dans les couvents de la Merci. Nous
ne ferons que mentionner quelques-uns de ses dis-
ciples : Pizafio de Léon, qui publia, en 1650, à Alcala,
une Instrucciôn acerca de la oraciôn mental (Instruction
sur l'oraison mentale); un an auparavant il avait fait
paraître à Madrid un excellent Compcndium totius
théologies mystiac (Madrid, 1619); le vénérable Fran-
2017
RÉDEMPTION DES CAPTIFS (ORDRE DE LA) REDERS
2018
çois Castelvi (1626-1695), qui, entre autres, écrivit une
défense de Falconi; Paul Ramirez de Bermudo (t 1669)
qui laissa un Gobierno espiritual para las aimas que
desean en la Religion vivir vida perfecta (Conduite
spirituelle des âmes désireuses de mener une vie par-
faite dans l'état religieux), Madrid, 1676; Jérôme Ro-
driguez de Valderas (1592-1671), évêque de Badajoz,
qui, en plus d'autres ouvrages imprimés, laissa une
apologie des écrits de Falconi et une vie du vénérable.
Citons aussi Jean de Rojas y Ausa, évêque de Nica-
ragua (t 1684), auteur de nombreux ouvrages ascé-
tiques, entre autres : La verdad vestida (La vérité
vêtue), Madrid, 1670; Representaciones mislicas...
(Représentations mystiques), Madrid, 1677; 2e éd.,
1679; Catecismo real... (Catéchisme royal...), Madrid,
1672 ; Compas de perjectos con Cristo crucificudo, (Com-
pas des parfaits avec le Christ crucifié), Madrid, 1668.
Il écrivit en outre une vie de Falconi, Madrid, 1674,
dans laquelle il expose largement ses doctrines. Ber-
nard de Santander y Barcenilla (f 1692) qui écrivit
un livre intitulé Escuela de Cristo (L'école du Christ),
3 vol.. Madrid, 1671-1673, 2e éd., 1757. Il serait trop
long de citer tous les autres. La vie du P. Falconi a été
écrite par les P.P. Jean de Rojas, Philippe Colombo,
Jean de Medrano, Jérôme de Valderas, François Boil et
Pierre de Arriola. Parmi ceux qui prirent encore la dé-
fense de Falconi on peut citer Pierre-Etienne Menéndez
et beaucoup d'autres. Nous avons nommé ces auteurs
parce qu'ils gravitent plus ou moins autour de Falconi.
La liste des écrivains ascétiques et mystiques de l'ordre
de la Merci, aux xvieet x vu» siècles, serait interminable.
Gaver, Calhalogus magistrorum, etc., <i/mo 1445 scriptus,
Tolède, 1928; Guimerân, Bre»e kisloria de la orden de N. S.
de la Merced, Valence, 1591; Vargas, Clironica ordinis de
Mercede, 2 vol., Palerme, 1618 et 1622; Zumel, De intis
Patrum, Salamanque, 1588, nouv. éd., Rome, 1924; Sal-
me:ôn, Recuerdos histôricos, Valence, 1646; Ribera, Milicia
mereenaria, Barcelone, 1726; Real patronalo, Barcelone,
1725; Fr. Gabriel Téllez (Tirso de Molina), Hisioria de la
Orden de la Merced, en ms. a l'Académie d'histoire de
Madrid; Linâs, Bullariam ordinis, Barcelone, 1696; Régula
et conslitutiones ordinis de Mercede, Home, 1895; F. Gazulla,
Jaime I de Aragon g la orden delà Merced, Barcelone, 1919;
du même Rejulaciôn de un libro titulado .S'o/i Raimundo de
Penafort, etc., Barcelone, 1920; du même Estudios hislô-
rico-crltieos de la orden de la Merced, Barcelone, plusieurs
vol. en cours de publication; P. Gazulla, Los primeras mer-
cedarios en Chile, Santiago de Chili, 1919; Pérez, Los rcli-
giosos de la Merced que paxaron a la America espanala, Sé-
ville, 1924; du même, Historia de las misiones mercedarias
en America, Santiago de Chili, en cours de publication; du
même, Obispos de la Merced en America, Santiago de Chili,
1927; Vâzquez, Manual de historia de la ardai de la Merced,
1. 1, Tolède, 1931 ; du même, Actas de algunos capitulas géné-
rales. Home 1930-1933; du même El P. Fr. Francisco Y.u-
mel, Madrid, 1920; du même El Maestro Fr. Gaspar de
Torres, Ferrol, 1927; du même Don Diego de Muras..,, Ma-
drid, 1919; Valenzuela, Obras de San Pedro Pitscual, 4 vol.,
Rome, 1905-1908; Hardâ, Bibliotheca scriptorum ordinis
de Mercede avec des suppléments et additions du P. Arques
Jover, en ms. au couvent de la Merci de la Buena Dicha
(Madrid); Gari, Bibliotheca nwreedaria, Barcelone, 1875;
P. Goyena, La Teologia entre las mercedarias espatioles dans
Razon g Fé, 1919; La Merced, revue mensuelle publiée par
la Merci deCastille depuis 1918. au Ferrol et à Madrid, elle
renferme beaucoup de documents et d'histoire de l'ordre;
Bolelin de la orden de la Merced, publié à Rome depuis
1912, il contient des documents importants.
É. Silva.
REDERS Norbert, frère mineur allemand.
Né à Paderborn le 6 juillet 1748, il fit ses études dans
cette ville et entra dans l'ordre à l'âge de dix-huit ans.
Il s'adonna avec assiduité à l'étude de la philosophie
et de la théologie, qu'il enseigna ensuite à ses jeunes
confrères dans différents couvents. Ainsi nous savons
qu'il défendit le 3 juillet 1771 dans le Sludium de Hal-
berstadt, avec Vigilance Schulte, une série de thèses
sur De Deo uno et trino, de vera religione, de Deo
crealore,de creatura incorporea seu de angelis,decrealura
adspectabili seu de exordio mundi primisque terrœ
incolis et de novissimo mundi terres/ris interitu. Depuis
1780 jusqu'à 1789 il fut lecteur de théologie au même
Sludium, où il présida à peu près toutes les années une
défense de thèses, qui parfois s'étendaient à des traités
entiers de théologie et parfois se bornaient à des par-
ties spéciales et déterminées de la dogmatique ou de
la morale. Du texte de ces thèses, qui furent éditées
dans Franzisk. Sludien, t. v, 1918, p. 108-115, il
résulte que l'on enseignait au Sludium de Halberstadt,
la théologie scolastique, et plus spécialement la théo-
logie scotiste. Le P. Norbert Reders mourut à la fleur
de l'âge le 15 janvier 1792. Dans ses disputes et ses
controverses avec les protestants il s'est montré tou-
jours discret et tolérant. Son attitude envers le catho-
licisme et la monarchie fut toujours claire et décidée :
il considérait la monarchie comme la forme de gouver-
nement la plus heureuse, parce qu'elle était la plus
paisible et il soutenait que l'Église catholique était la
seule vraie, parce que seule elle était solidement éta-
blie et adéquatement démontrée. Ces principes sont
d'ailleurs à la base de ses ouvrages.
Le P. Robert Reders est l'auteur d'un écrit intitulé
Sonderbare Verehelichungsarl eines Katholiken, von
einem Franziskaner als unerlaubl aus kalholisclien
Grùnden enviesen, public dans Journal von und fur
Dcutschland, 2e année, 1785, p. 121-137; on ne sait
pas si cet article a paru à part. Il y défend l'unité et
l'indissolubilité du mariage catholique. L'occasion de
cet écrit fut la proclamation que Jean Michel Rust
publia dans le Magdeburgischer Intelligcnzzetlel, n. 92,
du 16 novembre 1784. Ce dernier y divulguait qu'aban-
donné, malgré lui et sans aucune faute de sa part, par
sa femme, pour empêcher que ses affaires domestiques,
économiques et financières n'allassent à la dérive, il
avait épousé le 26 décembre 1784, en présence de
quatre témoins, une autre femme, avec laquelle il vou-
lait mener une vie chaste, honnête et honorable et la
laisser après sa mort son héritière universelle. Il priait
en même temps ceux qui auraient des raisons et des
arguments à faire valoir contre cette union de les lui
faire connaître dans les quatre semaines et de s'abste-
nir après de toute critique désagréable et déplaisante.
Ayant pris connaissance de cette invitation par un
protestant, le P. Norbert Reders composa son traité
dans le but de regagner le pauvre égaré à la vérité, de
mettre à nu ce fait exorbitant et de démontrer l'illi-
céité du mariage de Rust.
D'une plus grande importance est un autre ouvrage
du P. Reders, où il prend position dans les luttes
philosophiques de son époque : Apologie, aus kutho-
lischen Grundsàlzen, des 7len und 8len Paragraphs des
weisen Religionsedikt Konig Friedrich Wilhelms von
Preussen, wider das ersle berlinische Fragment ùber
Au/klârung und wider aile unler dem gemissbrauchten
schiinen Namen der Philosophie versteckle deistische und
socinianische Proselytenmacher. Ein Wort zut Beherzi-
gung aller treuen katholischen Unterlhanen Sr Kônigl.
Majestdt von Preussen, Halberstadt, 1790, in-8°, 371 p.
L'occasion de ce livre fut l'édit de Frédéric-Guil-
laume 1 1 de Prusse, dans lequel il promulguait la
liberté de religion et de conscience, assurait l'existence
et la libre profession des religions existantes, réformée,
luthérienne et catholique, condamnait les systèmes
philosophiques de la religion, comme le déisme, le soci-
nianisme, le naturalisme, le rationalisme et déclarait
incompatible avec la conception de l'Église l'arbi-
traire absolu dans la doctrine. Cet édit donna lieu à
la publication de deux Fragmente par le protestant
André Riem, qui ouvrit par ces écrits les luttes en
faveur de VAufklôrung. Dans le premier Fragment,
2019
REDERS — REFORME
2020
intitulé : Ueber Aufklurung. Ob sie dem Staale, der
Religion oder ùbcrhaupl gefâhrlich seg und segn kiinne.
Ein Wort zur Beherzigung fur Regenlen, Staalsmânner
und Priesler. Erstes Fragment, Berlin, 1788, qui eut
jusqu'à quatre éditions, il traite trois questions : 1. Le
progrès des lumières ( Aufklurung ) constitue-t-il un
besoin de l'intelligence humaine? 2. Jusqu'où va ce
progrès? A-t-il, oui ou non, des limites? 3. L'État
gagne-t-il ou perd-il à ce progrès? A ce premier
Fragment fit suite un second qui eut jusqu'à trois
éditions. Contre ces Fragmente parurent un certain
nombre d'écrits, qui attaquaient et réfutaient les
théories préconisées par A. Riem. Parmi eux l'Apo-
logie de Norbert Renders occupe une place d'honneur.
Dédiée au roi de Prusse, elle est sans conteste le plus
copieux de ces écrits. Au début il y a deux entretiens :
le premier entre Luther et Socin et le second entre
Luther, Socin et Calvin. Dans le corps de l'ouvrage
le P. Reders reprend la division du premier Fragment
d'A. Riem. Il examine d'abord si Y Aufklurung cons-
titue un besoin de l'intelligence humaine en 20 para-
graphes, dans lequels il soumet à une critique serrée
et réfute autant de thèses du Fragment. La seconde
partie : Jusqu'où va Y Aufklàrung et a-t-elle des limites
ou non? est très brève et se réduit à l'exposé d'un seul
sophisme. La troisième partie : L'État gagne-t-il ou
perd-il au progrès des lumières? est la plus longue et
comprend 48 paragraphes. Le P. Reders s'y constitue
le défenseur de l'Église catholique et de la liberté de
conscience et s'efforce de détourner de l'Église toute
contrainte et persécution sous n'importe quelle forme.
Il refuse d'admettre que l'esprit de l'Église catholique
ait produit l'Inquisition et considère les empereurs
Constantin, Théodose et Justinien comme des souve-
rains pieux, sages et justes, même quand ils ont sévi
contre les hérétiques. Il reconnaît dans l'édit de Frédé-
ric-Guillaume II le même zèle pour la religion qui
remplit les empereurs mentionnés, et il loue le roi de
ce qu'il a suivi leur exemple. Le P. Reders se révèle
encore dans cet ouvrage bon juge des différences qui
existent entre les doctrines catholiques et protes-
tantes et il condamne sévèrement le déisme, le socinia-
nisme et toute philosophie, qui refuse de se soumettre
à la sainte Écriture et à l'Église. Il est animé envers
ses adversaires d'une grande tolérance qui cherche à
opérer l'union entre les différentes Églises, non par la
force ou la violence, mais par le raisonnement.
H. Hurter, Nomcnclator, 3e éd., t. v, col. 547, lui
attribue encore un ouvrage, dans lequel il aurait ex-
posé la doctrine catholique sur les dix préceptes du
décalogue et sur les sept sacrements et qui aurait été
publié à Halberstadt, en 1787. G. Arndt ne mentionne
toutefois pas cet écrit dans son article des Franzisk.
Sludien, t. v, 1918, p. 117-130.
C. van Ess, Nnrberlus Reders, dans Gemeinniilzige Unler-
haltungen fur 1803, t. i, Halberstadt, 180.3, p. 170-173;
J.G. Meusel, Lexikon derdeutschen Schriflsteller, l . xi, Leipzig,
1811; Wokor, Gcsclrirliir der norddeulschen Franxiskaner-
Missionen der sâchsischen Ordensprovinz oom heiligcn Krcuz,
Fribourg-en-B., 1880, p. 105; P. Schla^cr, Totenbuch der
sâchsischen r'ranziskaner-Ordcnsprmnnz vom lil. Kreuze, DUs-
seldorf, 1915, p. 12; If. Henke, Beurteilung aller Schriften,
welche durch dos kônigl. preussische Religlonsedikl und durch
andcre damit tusammenhUngende Religionsverfugungen
ucranlatst stnd, Kicl, 1793, p. 201-207 et 222; Allgemeine
deulsche Blogr., t. xxix, p. 756-757; II. Hurler, Nomencla-
lor, 3e éd., t. v, col. 547; G. Arndt, Wissenschaftliche Tàtig-
kcit Im Franziskanerkloster zu Halberstadt um die Wende des
13. und 19. Jahrhunderls, dans Franzlskan. Sludien. t. v,
101S, p. 103-130.
A. Teetaert.
REDN Juste, frère mineur réformé de la pro-
vince de Saint-Léopold du Tyrol. Originaire de Brixen
(Bressanone), il exerça pendant de longues années la
charge de lecteur de théologie et de droit canonique
et fut élevé aussi à la dignité de provincial. Il mourut
le 3 août 1728. Il est l'auteur d'un ouvrage canonique,
qui, à plus d'un point de vue, se rapporte également à
la théologie : Opus canonico-politicum de eleclione et
eleclionis prœside, in 1res tomos divisum ac ex princi-
piis juris canonico-civilis, regularis et publici, slaluarii
et consuetudinarii compositum, in obsequium ulriusque
fori ecclesiaslici et polilici lam utile quam necessarium,
nedum principibus cl prœlalis, illorumque subdilis,
verum eliam causarum palronis, consiliariis, judicibus
ecclesiaslicis, regularibus et sœcularibus, Augsbourg,
1720, 3 vol. in-fol., de lviii-309, xxvm-410, xxii-
336 p. Dans cet écrit la théologie est étroitement liée
à la jurisprudence. L'autorité et les droits de l'Église
y sont vigoureusement défendus, de même que le saint
sacrifice de la messe et le culte très ancien des saints.
Cet ouvrage contient aussi un Dialogue apologétique,
divisé en douze titres supplémentaires, qui font suite
à la section intitulée De objeclo zeli in prœside. Les
autorités, sur lesquelles l'auteur s'appuie principa-
lement, sont les déclarations des souverains pontifes,
les décrets des conciles et la sainte Écriture.
H. Hurter, Nomenctalor, 3e éd., t. iv, col. 1201.
A. Teetaert.
REETH (Gonsalve de), frère mineur capucin
de la province belge. Né à Reeth (prov. d'Anvers) le
5 septembre 1855, il s'appelait dans le siècle François
Rens. Il revêtit l'habit capucin le 25 septembre 1874,
fut admis à la profession simple le 25 septembre 1875
et émit ses vœux solennels le 29 septembre 1878. Après
son ordination sacerdotale (22 mai 1880), il fut
successivement précepteur à Mons (1883-1885), lecteur
de théologie dogmatique (1885-1886, 1888-1891), pro-
fesseur à l'école séraphique (1886-1888). Il fut élu aussi
définiteur (1888-1891) et deux fois ministre provincial
(1891-1894 et 1897-1900). II exerça la charge de supé-
rieur et celle de gardien du couvent de Verviers (1894-
1897), celle de maître des novices (1900-1903). En
1903, il fut envoyé de nouveau à Verviers comme gar-
dien, mais le 8 novembre de la même année, il partit
comme missionnaire au Punjab (Indes anglaises), où,
le 4 décembre 1903, il fut promu supérieur régulier de
la mission et, le 5 février 1904, vicaire général du
diocèse de Lahore. Après la mort de l'évêque, la
Congrégation lui confia la charge d'administrateur
apostolique du diocèse (fin 1904-janvier 1906). Le
nouvel évêque retint le P. Gonsalve comme vicaire
général jusqu'à sa rentrée en Belgique, au mois de
juin 1920. Le P. Gonsalve resta désormais dans sa
patrie, où il fut élu définiteur au chapitre provincial
de 1928. Il mourut l'année d'après, le 24 avril 1929,
au couvent d'Alost.
Promoteur zélé des études, il fonda en 1898 une
maison à Louvain pour permettre à quelques étudiants
capucins de suivre les cours aux diverses facultés de
l'université. Il édita aussi un Manuale theologise dog-
malicœ, Tournai , 1890, en deux vol. in-8° de 540 et 454 p.
L'auteur y procède par questions et réponses en forme
de catéchisme. Dans la composition de cet ouvrage,
l'auteur s'inspire surtout des Insliluliones theologise
dogmaticœ generalis seu fundamenlalis et des Insti-
tulion.es Ihcologiœ tlieoreticœ seu dogmatico-polemicie,
du P. Albert Knoll de Bolzano (Bozen), capucin
comme lui.
Calai, prouincim lïclgicœ fr. min. capucc, Anvers, 1920,
p. 36; Anvers, 1035, p. 112; Necrologium der Minderbroeders
kapucijnen der bclgische Provincic van 1 maart 1882 loi
1 maart 1932, Anvers, 1932, p. 32-33.
A. Teetaert.
RÉFORME. — Ce nom désigne en histoire la
révolution protestante, tandis que le nom tout à fait
impropre de contre-réforme est appliqué à la réforme
2021
RÉFORME. CAUSES, THÈSE PROTESTANTE
2022
catholique. En pays catholique, on a régulièrement
fait précéder le mot réforme, au sens protestant, de
l'adjectif « prétendue ». On parlait en France de la
R. P. R. pour dire la « Religion prétendue réformée »,
c'est-à-dire le protestantisme.
Pour tout ce qui concerne la révolution elle-même,
nous renverrons aux mots Luther, Cvlvin, Angli-
canisme, Zwingli, etc. — On traitera ici des causes de
la révolution et des doctrines qu'elle a engendrées.
I. Causes. — II. Doctrines (col. 2039).
I. Causes. — Il y a eu jusqu'ici trois manières d'en-
visager les causes de la réforme protestante : la ma-
nière protestante, la manière catholique, et, à une
date relativement récente, la manière historique et
psychologique.
/. thèse protestante.— A. première vue, il semble
évident qu'il faille aller demander les causes de la
Réforme à ceux qui l'ont' faite, à Luther, à Mélanch-
thon, en tant qu'auteur de la première confession pro-
testante officielle, à Zwingli, à Calvin, aux auteurs des
• trente-neuf articles ». Pourquoi ont-ils quitté l'Église
romaine? Pourquoi ont-ils fondé des Églises dissi-
dentes? A cette question, leur réponse est unanime :
« la cause essentielle de la Réforme que nous avons
voulu faire, répondent-ils en substance, c'est la cor-
ruption de la foi et du culte au sein de l'Église romaine ».
C'est donc pour une raison théologique qu'ils ont
rompu avec nous. Et ils mettent, du même coup, en
cause le dogme capital de l'infaillibilité et de l'indéfec-
tibilité de l'Église.
Même lorsque les soi-disant réformateurs parlent des
abus de l'Église romaine, ils ne songent pas en pre-
mière ligne à des manquements à la discipline, à une
déviation de l'esprit évangéliquj, à un relâchement de
la morale du Christ au sein de l'Église, ils n'ont pas
en vue les scandales de la cour romaine, les désordres
du clergé tant séculier que régulier, le retour à des
mœurs païennes d'un trop grand nombre de fidèles, à
commencer par les princes. Non, il s'agit toujours
pour eux, principalement, et presque exclusivement,
de doctrines humaines substituées à la doctrine du
Christ, d'une apostasie effective de la cour de Rome,
au point que le pape ne puisse plus être considéré que
comme l'Antéchrist, donc de prévarications dans
l'ordre théologique.
A entendre les réformateurs, il est clair que l'Église
de leur temps est nettement infidèle à sa mission,
qu'elle a perdu le vrai sens des Écritures et surtout de
l'Évangile.
1° Luther et Mélanchthon. — - Il suffit d'examiner
même très superficiellement les œuvres de Luther et
des autres chefs de la révolution, pour s'assurer que
telle est bien leur pensée. Dès le Manifeste à la noblesse
chrétienne d'Allemagne, qui est des premiers jours
d'août 1520, Luther appelle les seigneurs allemands
et tous les chrétiens à l'assaut des « trois murailles »
derrière lesquelles s'est embusqué le « romanisme » : la
distinction des clercs et des laïques, le droit exclusif
d'interpréter la Bible, le droit exclusif de convoquer
le concile. Or, ce sont bien là des « murailles dogma-
tiques ». Sans doute le reste du Manifeste est consacré
à la description d'abus au sens propre du terme, tels
que les « Griefs de la nation allemande » les énumé-
raient depuis un siècle. Mais, dans ses écrits ultérieurs,
Luther n'insiste que rarement sur ces objets secon-
daires. Dans le Prélude sur la captivité babylonienne de
l'Église, le second de ses grands écrits « réformateurs »,
il accuse l'Église d'avoir perverti le culte et d'avoir
inventé des sacrements nouveaux, tout en corrompant
le sens réel des sacrements authentiques. La cause de
la « réforme luthérienne », la voici donc : c'est que « la
papauté est une usurpation de l'évêque de Rome »,
Papatm est robusla venalio Romani episcopi {Luthers
Werke, éd. de Weimar, t. vi, p. 484 sq.), c'est que, par
Rome, « l'Église a été dépouillée de toute liberté »,
c'est que " des sacrements inventés ont été ajoutés aux
trois seuls que l'Écriture établit, et ces trois sacre-
ments eux-mêmes, le baptême, la pénitence et le pain,
ont été plongés dans une captivité lamentable ». Ibid.
(Dans la suite de cet article, l'édition de Weimar des
œuvres de Luther sera abréviativement désignée par
W. et le Corpus reformatorum par C. R.).
Et à partir de ce moment, plus Luther approfondit
les problèmes qui s'offrent à lui, plus il croit constater
que l'Église a trahi son mandat divin, qu'elle s'est mise
en opposition formelle avec l'Écriture, qu'elle a perdu
le véritable sens des enseignements apostoliques. C'est
pourquoi, à la diète de Worms, le 18 avril 1521, il
répondait aux sommations de l'official Jean d'Ecken :
« Je suis lié par les textes que j'ai apportés et ma cons-
cience est captive dans les paroles de Dieu. Je ne puis
ni ne veux rien rétracter, car il n'est ni sûr ni honnête
d'aller contre sa conscience... » Voir Cristiani, Du
luthéranisme au protestantisme, Paris, 1911, p. 223.
Neuf ans plus tard, l'empereur Charles-Quint a
réussi à mettre en face les uns des autres les tenants
des nouvelles doctrines et les fidèles de l'ancienne.
Il aspire au rôle de médiateur entre les camps opposés.
Il demande aux princes protestants de présenter le
sommaire de leurs croyances par écrit. C'est le fin
Mélanchthon qui tient la plume en leur nom. Luther,
toujours sous le coup du bannissement, n'a pu assis-
ter à la diète d'Augsbourg. Mélanchthon met sur pied
la première Confession officielle du parti (25 juin 1530).
Il est à noter que Mélanchthon n'est pas un homme
de combat. Il a un caractère conciliant et pacifique. Il
recherche les transactions et il adoucit sur des points
importants la rigueur des doctrines de son maître,
Martin Luther. Cela ne l'empêche pas, quand il veut
expliquer pourquoi lui et les siens se sont séparés de
Rome, de faire appel à la même cause fondamentale
que Luther.
Il déclare s'en tenir à la « pure parole de Dieu ». Il
veut bien répondre de ses doctrines devant « un con-
cile général, libre et chrétien ». Et, après son préam-
bule, lorsqu'il en vient à exposer la théologie de son
parti, il divise son rapport en deux sections : dans la
première, il rappelle les « principaux articles de foi •
sur Dieu, le péché originel, le Fils de Dieu, la justifica-
tion, le ministère ecclésiastique, l'obéissance nouvelle,
le baptême et les sacrements.
Ce n'est pas sur tous ces points qu'il diffère de sen-
timent avec l'Église romaine. Il a mélangé adroite-
ment les croyances communes aux « réformateurs » et
à l'ancienne Église avec les problèmes controversés.
Mais il accuse en somme l'Église des oublis les plus
graves en ce qui concerne la doctrine du Christ. On
devine sans peine ce qui le frappe le plus. Son exposé
nous aiguille vers la cause la plus profonde de la révo-
lution. Le texte est à citer pour cette raison même. Il
s'agit de la théorie de la justification par la foi seule et
il écrit : « Cette doctrine peut être méprisée par les
gens sans expérience. Mais les consciences pieuses et
sensibles savent quelle consolation elle leur apporte,
car les consciences ne peuvent être tranquillisées par
aucune sorte d'oeuvres, mais seulement par la foi qui
les assure que le Christ leur est devenu propice...
Toute cette doctrine doit être mise en rapport avec le
combat intime de la conscience terrifiée par les juge-
ments divins et ne saurait être comprise sans ce com-
bat... Jadis les consciences étaient tourmentées par la
doctrine des œuvres. Elles n'entendaient pas parler de
la consolation par l'Évangile... Il était donc nécessaire
de publier et de renouveler cette doctrine de la foi en
Christ, pour ne pas laisser sans consolation les cons-
ciences timorées mais pour leur apprendre que par la
2023
RÉFORME. CAUSES, THÈSE PROTESTANTE
2024
foi en Christ elles appréhendent la grâce et la rémis-
sion des péchés et la justification. »
Nous avons souligné trois fois le mot essentiel de ce
passage. Ce qui nous semble le plus contestable dans
la doctrine de Luther : la justification par la foi sans
les œuvres, c'est cela qui a séduit une âme aussi déli-
cate et scrupuleuse que celle de Mélanchthon. Il a
trouvé flans la doctrine de Luther la consolation. Ce
mot reviendra comme un leit-motiv dans tous les écrits
des réformateurs. Il nous conduit au centre même de
l'esprit de la réforme au moins chez les meilleurs des
réformés. Il y a eu à cette époque comme une sorte de
« romantisme de la consolation ». Et, pour se bien per-
suader que la doctrine qui leur apportait cette « conso-
lation » tant désirée venait bien du Christ, ils se sont
acharnés à prendre l'Église traditionnelle, dont la théo-
logie n'avait pas de place pour une pensée si chère à
leurs cœurs, en faute sur le plus grand nombre de
points possibles.
C'est pourquoi, lorque Mélanchthon, dans la se-
conde partie de la Confession d'Augsbourg, en vient à
parler des « abus » de l'Église romaine, ce ne sont pas
des abus au sens catholique qu'il signale, mais bien
toujours des infidélités de l'Église envers le dogme ou
le culte institué par Jésus-Christ : la communion sous
une seule espèce, la messe érigée en sacrifice, la confes-
sion auriculaire, le célibat ecclésiastique, les vœux de
religion, les jeûnes et abstinences imposés aux fidèles.
En fait d'abus, Mélanchthon ne veut connaître que
des abus de pouvoir. Mais les abus dont il parle ne sont
pas ceux que les historiens ont ressassés avec une cons-
tance qui a fini par arracher à Michelet ce mot
piquant : « Trois cents ans de plaisanteries sur le pape,
les mœurs des moines, la gouvernante du curé : c'est
de quoi lasser à la fini » Introduction à la Renaissance,
§ 12.
2° Les autres réformateurs. — Si de Luther et de
Mélanchthon nous passons aux autres « réformateurs »,
à Zwingli, Calvin, Farel, nous ne trouverons pas des
idées différentes. Si Zwingli se sépare de Rome, ce
n'est pas tant pour aboutir à la réforme des mœurs,
dont sa vie privée ne témoigne pas qu'il ait eu un
extrême souci, c'est pour obéir, il nous l'affirme, à la
voix de sa conscience, pour restaurer la foi au nom des
Écritures, pour éliminer toutes les surcharges, les
superfétations abusives dont cette foi a été recouverte
au cours de douze siècles d'histoire, depuis que la
faveur de Constantin a fait de l'Église une puissance
de ce monde.
Et lorsque le fougueux Guillaume Farel se ruait, le
dimanche 19 février 1531, dans l'église de Dombresson,
au Val-de-Rutz, ce qu'il reprochait au curé Gallon, ce
n'était pas de mal vivre, mais de mal croire. S'il lui
arrachait le missel d'entre les mains, ce n'était pas
parce qu'il le reconnaissait et le proclamait indigne
d'offrir les saints mystères, mais parce qu'il l'accusait
de « renoncer pleinement la mort et passion de N'otre-
Scigncur Jésus-Christ », en prétendant célébrer « un
autre sacrifice que celui de la Croix ». Plaget, Docu-
ments inédits sur la Réformation dans le pays de S'ciif-
chdtel, 19(i<), p. 131.
Voyons-le encore, le 15 août 1539, à Boudevilliers,
dans la seigneurie de Yallangin : « Comme il prêchait,
nous raconte-t-on, le prêtre chantait aussi sa messe et
le jeune homme, — Farel était âgé de 11 ans, —
voyant que le prêtre élevait son Dieu, ému de zèle, ne
se put contenir qu'il ne l'arrachât d'entre ses mains
et se tournant vers le peuple, dil : « Ce n'est pas ici le
« Dieu qu'il vous faut adorer : il est là-haut au ciel, en
« la majesté «lu Père, e1 non entre les mains des
« prêtres, comme vous le pensez :•! comme ils vous le
« donnent à entendre... » Kidd, Documents illustrative
of continental Reformation, Oxford, 1911, p. ixh.
Sans doute Calvin, dans la célèbre Lettre à Fran-
çois 1", qui sert de préface à son Institution chrétienney
parle durement des prêtres, qui n'ont, dit-il, tous
qu'un « même propos, ou de conserver leur règne ou
leur ventre plein »; sans doute il assimile les couvents à
de mauvais lieux; mais la pensée qui règne d'un bout
à l'autre de son éloquente adjuration est bien que la
foi évangélique était oubliée dans l'ancienne Église et
que la Réforme a consisté à la faire revivre. "Voici
comment il repousse le reproche que l'on fait à la doc-
trine des soi-disant réformateurs, à savoir d'être nou-
velle : « Premièrement, en ce qu'ils l'appellent nouvelle,
ils font moult grande injure à Dieu, duquel la sacrée
parole ne méritait pas d'être notée de nouvclleté.
Certes, je ne doute point que, touchant d'eux, elle ne
leur soit nouvelle, auxquels et Christ même et son
Évangile sont nouveaux. Mais celui qui sait que cette
prédication de saint Paul est ancienne, c'est que Jésus-
Christ est mort pour nos péchés et ressuscité pour
notre justification, il ne trouvera rien de nouveau en
nous. Ce qu'elle a été longtemps cachée et inconnue,.
le crime en est à imputer à l'impiété des hommes.
Maintenant quand elle nous est rendue par la bonté de
Dieu, pour le moins elle devait être reçue en son auto-
rité ancienne. »
Il n'y a donc pas de doute poui lui : l'Évangile a été
obscurci, négligé, oublié. Le réformateur n'innove
rien. Il restaure, il revient au pur Évangile, il retourne
à l'école du Christ. Il ne répudie que les sacrilèges
enseignements des hommes. Ce refrain revient à toutes
les lignes de l'histoire primitive de la Réforme pro-
testante. Partout on retrouve la même pensée : le
démon a ravagé l'Église de Jésus-Christ et en grande
partie détruit son œuvre. L'Antéchrist siège en per-
sonne sur le trône placé au centre de l'Église catholique.
Un dernier document va résumer tout cela pour
nous : il émane des réformés français et date de 1559.
Pour la première fois, ceux que bientôt l'on appellera
les « huguenots » se sont réunis en un synode national
à Paris. Ils y ont rédigé leur confession de foi (Confes-
sio gallicana) . Ils la font précéder d'une adresse au
roi, qui est encore le très hostile Henri II, et ils expli-
quent leur position en ces termes : « Les articles de
notre Foi, qui sont décrits assez au long en notre
Confession, reviennent tous à ce point, que puisque
Dieu nous a suffisamment déclaré par ses Prophètes et
ses Apôtres, et même par la bouche de son Fils, Notrc-
Seigneur Jésus-Christ, nous devons cet honneur et
révérence à la Parole de Dieu de n'y rien ajouter du
nôtre, mais de nous conformer entièrement à la règle
qui nous y est prescrite. Et parce que l'Église romaine,
laissant l'usage et la coutume de la primitive Église, a
introduit nouveaux commandements et nouvelles
formes du service de Dieu : nous estimons très raison-
nable de préférer les commandements de Dieu, qui est
la vérité même, aux commandements des hommes,
qui, de leur nature, sont enclins à mensonge et vanité.
Et quoi que nos adversaires prétendent à rencontre de
nous, si nous pouvons dire devant Dieu et les hommes
que nous ne soutirons pour autre raison que pour
maintenir Notre-Seigneur Jésus-Christ être notre seul
Sauveur et Rédempteur cl sa doctrine seule doctrine
de vie et de salut... » Kidd, op. cit., p. C66. (La Con-
fessio gallicana est datée du 26 mai 1559).
Voilà donc la thèse protestante établie pour des siè-
cles : les causes de la Réforme, il ne faut pas les cher-
cher en dehors de ceci : il était devenu nécessaire de
« changer la foi de l'Église, corriger son culte, et ren-
verser l'autorité du pape » (ce sont les expressions
même de l 'historien protestant Basnage, dans son
Histoire de l'Église, Rotterdam, 1699, 1. XXV, p. 1470)
afin de rétablir le christianisme corrompu par l'Église
romaine, en sa pureté primitive.
2025
RÉFORME. CAUSES, THÈSE CATHOLIQUE
2026
On comprend dès lors la gravité de la lutte reli-
gieuse qui remplit le xvie siècle. La révolte de Luther,
de Zwingli, de Calvin, de Knox et de tous leurs parti-
sans se donne comme une révolte des consciences, un
appel à la liberté de Jésus-Christ contre l'oppression
d'une Église tyrannique, dominée par l'Antéchrist.
Et pourtant l'ancienne Église continue. Elle résiste
aux assauts des « novateurs », elle réfute leurs accusa-
tions, elle repousse leurs griefs, elle opère, elle, la véri-
table » Réforme », au moyen du concile de Trente.
Elle retrouve force, jeunesse et prestige. La sainteté,
la charité, l'apostolat évangélique en pays infidèle,
ces grandes marques de la vie surnaturelle, refleuris-
sent dans son sein avec un incomparable éclat. L'his-
torien le plus prévenu ne peut plus dire que la suite de
son histoire, après la « réforme protestante » n'est plus
que la force d'inertie des abus que maintient la rou-
tine et qui reste inaccessible à la raison et à l'évidence
même. Une Église qui produit, au xvie siècle, des per-
sonnalités aussi vigoureuses que Gaétan de Tienne,
Angèle Merici, Ignace de Loyola, François-Xavier,
Pierre Canisius, François de Borgia, Philippe de Néri,
Thérèse d'Avila, Baronius, Bellarmin, et au siècle sui-
vant, sans parler des saints, des génies tels que Pascal
et Bossuet, ne peut pas être considérée comme une
simple survivance d'un passé périmé.
A la thèse protestante, sur les causes de la « soi-
disant Réforme », s'opposera donc la thèse catholique.
Quelle sera cette thèse?
//. thèse catholique. — 1° Pour les théologiens
catholiques, il y a d'abord une chose bien certaine, c'est
que la thèse protestante est radicalement fausse et com-
plètement irrecevable. — A cette thèse, ils ont un triple
reproche à faire ou, si l'on veut, ils découvrent chez ses
auteurs une triple illusion :
Première illusion : de dire que l'Église pouvait errer,
qu'il appartenait aux hommes de détruire l'œuvre du
Christ, de faire oublier son message sur la terre et que
ceux-là même qui en avaient reçu le dépôt fussent
laissés libres par la Providence de trahir odieusement
leur mandat. — A cela, les théologiens catholiques
opposent les dogmes de l'infaillibilité et de l'indéfcc-
tibilité de l'Église. Ils consacreront une bonne part de
leurs efforts à démontrer que l'Église en droit ne peut
errer, et qu'en fait elle n'a pas trahi le dépôt sacré
qu'elle avait reçu du Christ.
Deuxième illusion : de s'imaginer qu'il appartenait
à un homme ou à plusieurs hommes de retrouver la
« Parole de Dieu », si réellement elle s'était perdue, et
de la restituer dans sa pureté primitive, comme on
retrouve un chef-d'œuvre littéraire enseveli dans la
poudre d'une bibliothèque ou comme on restaure un
édifice lézardé ou abandonné. Et les théologiens s'ap-
pliqueront, surtout au concile de Trente, à montrer
que les doctrines des « novateurs » ne sont conformes
ni au sens des Écritures ni aux interprétations auto-
risées des Pères.
Troisième illusion enfin : de croire que l'on allait
arrêter la marche du temps et soustraire désormais le
message du Christ, censé retrouvé et rendu aux hom-
mes, à toutes les déformations, à toutes les superféta-
tions, à toutes les aventures dont l'on osait affirmer
qu'il avait souffert dans le passé. Ou bien Dieu a gardé
la foi dans son Église avant Luther, ou bien rien ne
prouve qu'il la gardera mieux après lui. Et il suffira
pour réfuter les prétentions des réformateurs de les
regarder se combattre, s'opposer les uns aux autres,
invoquer le Saint-Esprit avec la même audace sacri-
lège pour des dogmes différents : ce sera le grand argu-
ment des Variations, qui apparaît non pas seulement
avec Bossuet, mais dès les premiers jours de la « pré-
tendue réforme », par exemple au concile de Sens,
en 1528.
Toute l'apologétique catholique roulera sur l'un ou
l'autre de ces trois points.
Il est très curieux de noter que, de part et d'autre,
au fond, c'était toujours à l'argument des Variations
que l'on avait coutume de recourir. Mais cet argu-
ment était compris en des sens différents d'un camp à
l'autre. Les protestants reprochaient aux catholiques
d'avoir quitté la doctrine du Christ, d'avoir constam-
ment «varié» à travers les siècles, pour en venir au
degré de décadence qui les avait contraints de procé-
der à leur « réforme ». Les catholiques répliquaient en
leur reprochant de n'être pas d'accord entre eux, et
de « varier » dans leurs prétendues restaurations du
christianisme pur. De part et d'autre, une notion
manquait, la notion d'évolution. Ce sera le travail de
Newman de faire la distinction entre une variation qui
est une évolution vitale et une variation qui est une
évolution de corruption. Il apportera ainsi à Bossuet
un appoint décisif et inattendu. Bossuet veut que le
Credo de Pie IV soit le même que celui des apôtres.
Et il a raison. Newman observe toutefois qu'entre le
Credo de Pie IV et celui des apôtres, il y a, au moins
en apparence, une distance considérable. Mais il
observe aussi que tout ce que l'on pourrait objecter
au Credo de Pie IV pourrait aussi bien être opposé aux
39 Articles, et davantage encore aux diverses confes-
sions protestantes. Et cette remarque va loin, car elle
explique les changements de position continuels du
protestantisme, dans la suite de son histoire, à la
recherche du christianisme pur. Au nom de quelle
archéologie Luther avait-il donc fixé les traits de ce
christianisme pur? Quelle science du passé chrétien
avait présidé à la confection des 39 Articles ou des
diverses confessions calvinistes? Quelle date avait-on
pu assigner à la corruption initiale du dogme? A me-
sure que la science catholique faisait voir la continuité
de sa doctrine avec celle des siècles antérieurs, les pro-
testants s'acharnaient à remonter plus haut encore,
pour redire avec le même accent de triomphe : vous
voyez bien que votre théologie est une invention
humaine. Tel ou tel dogme n'apparaît pas avant le
second siècle ou ne se trouve pas dans les écrits apos-
toliques, ou en tout cas ne vient pas de Jésus-Christ
en personne, car entre les écrits apostoliques et la doc-
trine véritable du Christ, il reste un fossé que nul ne
pourra jamais combler.
La controverse entre protestants et catholiques
aboutissait donc logiquement à la poursuite de 1' « es-
sence du christianisme », cette essence étant censée
bien différente du dogme catholique. Le protestan-
tisme moderne se piquait ainsi d'être fidèle à la pensée
de Luther sinon à son enseignement littéral. Il se
réservait pour lui-même « l'essence » et ne nous accor-
dait que les « apports humains ».
Newman avait répondu d'avance. Sa thèse est qu'il
ne faut pas croire qu'une doctrine est nécessairement
plus pure en ses débuts. La lutte est indispensable
pour l'éprouver. On ne sait ce qu'elle est et ce qu'elle
vaut que si elle présente des signes de vitalité. Le
temps est la grande épreuve des institutions. Un chêne
de cent ans est davantage un chêne que le gland d'où
il est sorti. Ce n'est pas en vain que Jésus a comparé sa
doctrine au grain de sénevé. « Ici-bas, conclut New-
man, vivre c'est changer et être parfait c'est avoir
changé souvent. »
Seulement, entendons-nous bien, il y a deux sortes
de développements : il y a l'évolution de la vie et l'évo
lution de la mort. La première est celle qui se rencontre
en tout être vivant, c'est l'évolution du germe qui
devient arbrisseau ou plante, de l'enfant qui devient
homme. Est-on plus purement un homme à trois ans
qu'à trente? La doctrine du Christ est-elle davantage
elle-même au concile de Trente qu'à celui de Nicée?
2(i'2 7
RÉFORME. CAUSES, THÈSE HISTORIQUE
2028
Qui ne voit que c'est bieu la même question? La se-
conde évolution est celle du cadavre qui se décompose.
Il faut donc tout simplement, en cette querelle sécu-
laire entre protestants et catholiques, savoir distinguer
entre un corps vivant et un cadavre.
C'est donc chez Newman qu'il faut aller chercher la
véritable conception des causes de la Réforme protes-
tante. Les « réformateurs » disaient : il y a eu corrup-
tion doctrinale, voilà la cause de notre rébellion contre
Rome. Les catholiques répondent : non, il n'y avait
pas eu corruption, mais vivante évolution, c'est au
contraire dans vos rangs que les doctrines, au lieu
d'évoluer suivant une ligne de vie, reproduisent une
évolution de déliquescence.
2° Les « abus », cause de la Réforme. — Mais ce n'est
là que le premier point de la thèse catholique. La
tâche de l'historien n'est pas achevée quand il a écarté
du débat la prétention des soi-disant réformateurs de
n'avoir été mis en mouvement que par l'évidence de
la trahison de l'Église envers le dépôt de la révélation.
Si la thèse protestante est fausse, il faut la remplacer
par une thèse qui sera vraie.
On assure parfois, un peu à la légère, que la thèse
positive du catholicisme se réduit à ceci : il y avait des
abus, c'est-à-dire un relâchement général de la disci-
pline canonique. Ce sont les abus seuls qui furent causes
de la révolution protestante. Certes, nous ne son-
geons pas à nier les abus. Il suffit d'étudier l'histoire
du concile de Trente et de ses travaux pour se persua-
der que les abus étaient nombreux et qu'ils ont pesé
d'un poids très lourd dans la balance des événements
au début du xvie siècle. Il y avait des siècles que le pro-
blème de la réforme de l'Église « en son chef et sss
membres » était à l'ordre du jour. Ce sont les retards
continuels apportés à cette grande œuvre de la réforme
qui ont fini par rendre inévitable la catastrophe de
la rupture de l'unité religieuse en Occident. Mais, si les
abus expliquent fort bien la réunion d'un concile, ils ne
suffisent pas à expliquer une révolution. Ils ne sont
qu'une cause négative, une occasion si l'on veut. La
cause proprement dite est à chercher ailleurs et ce
serait diminuer la grandeur du conflit que de s'en
tenir à une vue aussi superficielle. Il serait décidé-
ment absurde, comme on l'a dit, de n'attribuer à un
vaste mouvement comme celui de la Réforme « d'au-
tres causes et plus profondes que le dérèglement de
chanoines épicuriens ou les excès de tempérament de
deux ou trois nonnains de Poissy >•. L. Febvre, Une
question mal posée, etc., dans Revue historiqw de mai-
juin 1929, p. 22.
Bossuet lui-même, si rapidement qu'il touche à ce
problème, dans les premières lignes de l'Histoire des
variations, insinue nettement que la cause principale
fut une cause de psychologie individuelle et collective.
Il rappelle, comme on vient de le faire, que « la réfor-
mation de l'Église était désirée depuis plusieurs siè-
cles », que « la rôformation que l'on désirait ne regar-
dait que la discipline et non la foi », mais que toute-
fois, « il y avait des esprits superbes, pleins de cha-
grin et d'aigreur, qui, frappés des désordres qu'ils
voyaient régner dans l'Église et principalement parmi
ses ministres, ne croyaient pas que les promesses de
son éternelle durée pussent subsister parmi ces abus ».
C'est bref et c'est très insuffisant. Mais L'indication
donnée est précieuse. Les abus furent seulement l'occa-
sion. La vraie cause de la révolution doit être cherchée
dans le caractère, le tempérament, les idées, les talents,
la force de persuasion et d'entraînement des « réfor-
mateurs » d'une part, et dans les tendances, les récri-
minations, les colères, les aspirations collectives des
masses sur lesquelles les réformateurs onl agi.
La thèse catholique portait donc en germe la thèse
que doit maintenant adopter la grande histoire.
La thèse protestante de la corruption doctrinale
est abandonnée par les historiens sérieux. Lucien
Febvre a fort bien montré que les mots « réforme,
Église primitive » n'étaient que les éléments d'un
mythe qui séduisait les imaginations des adversaires
de l'Église traditionnelle. « Réforme, Église primitive,
écrit-il, mots commodes, pour déguiser à leurs propres
yeux, la hardiesse de leurs désirs secrets. Ce qu'ils sou-
haitaient en réalité, ce n'était pas une restauration,
c'était une novation. Doter les hommes du xvr3 siècle
de ce qu'ils désiraient, les uns confusément, les autres
en toute clarté : une religion mieux adaptée à leurs
besoins nouveaux, mieux accordée aux conditions
nouvelles de leur existence sociale, que ses auteurs en
aient eu plus ou moins nettement conscience, voilà ce
que la Réforme a accompli en fait. » Art. cité, de la
Revue historique, mai-juin 1929, p. 61 sq. Entre les
deux hypothèses : réforme ou révolution, L. Febvre
n'hésite pas un instant. En dépit de leurs affirmations
probablement sincères, malgré tout ce qu'ils ont dit et
pensé, les « soi-disant réformateurs » ne furent que des
révoltés, des révolutionnaires. Leurs doctrines qu'ils
donnaient comme une restauration du christianisme
primitif n'étaient au fond pas autre chose, selon le
mot connu de Wundt, que le « réflexe du siècle de la
Renaissance ».
C'est à des historiens catholiques, tels que Janssen
et Denifle qu'appartient le mérite de s'être engagés les
premiers dans la voie des explications rationnelles sur
ce point. Essayons donc à notre tour de préciser la
méthode que nous estimons s'imposer dans la re-
cherche des causes de la révolution religieuse du
xvie siècle.
///. thèse historique. — Nous avons parlé de
méthode pour découvrir les causes, plutôt que d'un
exposé des causes elles-mêmes. Il a été d'usage en effet
jusqu'ici, chaque fois que l'on a voulu déterminer les
causes d'un grand événement historique, et notam-
ment de celui qui nous occupe, de s'en tenir à une des-
cription plus ou moins approfondie de l'époque anté-
cédente, en mettant simplement en évidence les mo-
tifs ou les signes de malaise politique ou social que
l'on y pouvait découvrir. Si nous pouvons faire quel-
que progrès dans la philosophie de l'histoire, ce sera
au contraire en faisant des analyses plus logiques et
plus rigoureuses, d'un mot : en appliquant une méthode.
Or, cette méthode est incluse dans les données mêmes
du problème à résoudre. Elle comprend deux étapes :
en premier lieu, il convient de préciser avec exactitude
les caractères dominants de l'événement qu'il s'agit
d'expliquer par ses « causes ». Une fois ces caractères
dominants obtenus, il n'y a plus qu'à en rechercher la
genèse dans le passé. Les causes en histoire ce sont les
idées, les sentiments, les forces psychologiques à
l'œuvre pour changer le cours de l'histoire. Ces forces
émergent dans le mouvement qu'elles engendrent.
Rechercher leur origine c'est cela même que nous
appelons la recherche des causes.
Une application de ces principes au grand fait de la
Réforme protestante nous fera voir la fécondité et la
précision de celte méthode si simple.
1° Caractères dominants de la Réforme protestante. —
Nous appelons caractères dominants ceux qui se
retrouvent dans toutes les variétés de la Réforme,
ceux qui sont communs à toutes les Églises dissidentes
et à toutes les sectes, à celles du moins qui ont réussi
et qui ont duré. Nous isolons de la sorte les traits parti-
culiers qui sont propres a chaque réformateur et n'ap-
partiennent qu'aux biographies spéciales.
1. Ainsi, la Hé forme protestante a été en premier lieu
antipapale. Elle a ruiné l'autorité du pape, dans tous
les pays et tous les centres oh elle a triomphé. Elle a
condamné. Injurié, vilipendé, voué à l'horreur et à
2029
RÉFORME. CAUSES, THÈSE HISTORIQUE
2030
l'exécration de ses partisans l'institution même de la
papauté. Ce premier caractère est le plus général et le
plus frappant de tous. Il appartient sans conteste à
toutes les fractions du protestantisme. Il établit entre
elles toutes une parenté indiscutable. Elles peuvent
différer par bien des traits, elles ne diffèrent pas sous ce
rapport. La haine du pape et de la papauté est égale
chez Luther, chez Zwingli, chez Calvin ou chez Cran-
îner et ses successeurs.
2. La Réforme a été en général étatiste et nationaliste.
Ce second caractère est cependant moins marqué que
le précédent. Il est propre aux grandes sectes qui ont
voulu vivre et s'appuyer sur un pouvoir fort. Dans le
luthéranisme, en particulier, il n'est apparu qu'en
seconde ligne et comme un pis aller. De fait, cependant .
qu'ils l'aient voulu ou non, tous les grands réforma-
teurs ont fini par conférer au pouvoir civil, au prince .
au conseil de ville, au bras séculier en un mot, une
notable partie des pouvoirs qu'ils refusaient désormais
au pape. Les sectes mineures, en se mettant en opposi-
tion avec l'État, se sont vouées à l'insuccès. Elles ont
végété. Elles se sont réfugiées dans les parties souter-
raines des peuples. Elles ont été réduites à ce rôle de
sectes dissidentes que les catholiques durent subir dans
les régions où la Réforme triompha. Avec des nuances
importantes, on doit donc dire que la révolution opérée
par Luther, Zwingli, Calvin, Henri VIII surtout, pro-
fita à l'État et porta le caractère de l'étatisme.
3. Cette même révolution a été, en troisième lieu,
mystique, en ce sens qu'elle a voulu ramener la religion
à un sentiment irrationnel, individuel, mystérieux
dans son origine et son action. Toutes les sectes protes-
tantes ont en effet en commun le dogme de la justifi-
cation par la foi seule. Sans doute, là aussi, il y a des
nuances appréciables entre les grands réformateurs.
Ils ne comprennent pas le principe de la foi justifiante
de la même manière. Mais tous ils l'adoptent et s'en
font gloire contre la foi catholique.
4. Un trait commun également à toutes les sectes
est d'avoir été antimonasliques , car toutes elles ont
réprouvé l'idéal monastique, toutes elles ont fait du
pillage et de la suppression des couvents et du trans-
fert de leurs biens à l'État ou à la collectivité laïque,
l'un des premiers devoirs de la « Réforme ».
5. Toutes les sectes ont été de même antiliturgiques;
toutes elles ont bouleversé les rites anciens, lesont sup-
primés ou modifiés de la façon la plus radicale et la plus
fantaisiste. Toutes notamment ont détruit chez elles le
sacrifice de la messe, le culte des saints et des reliques,
le sens profond des sacrements et des sacramentaux.
6. On n'hésitera pas davantage à reconnaître à
toutes les sectes du protestantisme ce trait commun :
elles ont été antiscolastiques, en ce sens qu'elles ont
rejeté unanimement et en bloc l'œuvre des philosophes
et des théologiens du Moyen Age. Elles ont alTecté de
traiter toute cette œuvre comme si l'on ne devait y
voir qu'un empiétement insolent de la raison humaine
sur les institutions divines. Les scolastiques ont pris
figure de profanateurs. On a rayé d'un trait tout
l'effort de pensée de plusieurs siècles chrétiens. Un
fossé a été creusé entre le Moyen Age et la Réforme.
7. Enfin, la révolution protestante a été biblique.
Elle a professé pour la Bible un culte exclusif, intolé-
rant, enthousiaste, comme d'autres temps l'ont fait
ou voulu faire pour la Science. Elle a érigé la Bible en
autorité suprême et lui a conféré, parmi les pouvoirs
arrachés à la papauté, tous ceux qu'elle n'avait pas
remis à l'État, notamment celui de juge suprême de la
foi. Les sectes protestantes ont du reste brandi inlas-
sablement la Bible les unes contre les autres. Jamais
on ne s'est autant battu autour des textes. Jamais on
n'a fait de la Bible un emploi plus intensif et aussi
plus abusif.
Il semble bien que ces sept caractères suffisent à
tracer la ressemblance parfaite, le visage vrai de la
révolution protestante. Cependant, si l'on s'en tenait
là, l'on n'aurait qu'une énumération passablement
désordonnée. Il est nécessaire de reprendre ces traits,
de les classer, d'établir, s'il se peut, entre eux, une
hiérarchie.
De fait, si l'on soumet ces sept caractères à un exa-
men approfondi, on voit bien vite qu'ils peuvent et
doivent se réduire à trois principaux.
Par exemple que la réforme ait été à la fois antipa-
pale et étatiste, ce ne sont, à vrai dire, que les deux
aspects complémentaires du même fait. Le sentiment
religieux ne peut échapper à l'emprise de l'État qu'en
revêtant un caractère strictement privé, ce qui est
contraire à sa nature éminement sociale, ou en pre-
nant un caractère organisé, hiérarchisé, social en
dehors et au-dessus de l'État, comme dans l'Église
catholique. Le protestantisme, en renonçant à se mou-
voir dans les cadres anciens, devait opter entre deux
hypothèses : ou recourir à l'État, ou s'enfoncr dans
le mystère des sectes illégales. Les grandes Églises
«réformées» ont choisi le premier parti. Les petites
sectes, composées en général d'illuministes, ont opté
pour le second.
D'autre part, c'est la mystique particulière de la
« Réforme » qui a déterminé la chute de l'idéal monas-
tique et ouvert la porte aux convoitises des pouvoirs
civils à l'égard de biens importants, constituant une
main-morte considérable, que l'orientation économique
nouvelle désirait secrètement remettre en circula-
tion, ou que les princes voulaient utiliser pour secou-
rir des finances trop souvent obérées par des besoins
nouveaux.
Le caractère antimonastique de la Réforme est donc
un caractère dérivé et secondaire. Les moines devaient
disparaître, soit parce qu'on les considérait comme les
suppôts du Siège romain, soit parce que leur vie était
en contradiction avec le principe de la justification par
la foi seule, sans les œuvres, soit parce que leurs pro-
priétés étaient le point de mire d'ambitions d'ordre
politique, financier et économique, suivant les cas.
On peut raisonner d'une façon analogue, en ce qui
concerne la lutte contre la scolastique, ou contre l'an-
tique liturgie. La scolastique avait établi sur des
bases extrêmement fortes les dogmes traditionnels.
Elle avait élevé très haut le pouvoir du pape. Elle
avait consacré l'idéal monastique. Elle avait confirmé
le culte de la messe et l'usage des sacrements. L'huma-
nisme l'avait tournée en ridicule en raison de sa forme
barbare. La Réforme la condamna pour le fond, et lui
opposa la Bible. L'antiscolaslicismc des réformés est
donc une sorte de conséquence de leur biblicisme, de
leur antiromanisme et de leur mysticisme concernant
la justification.
Nous avons opéré de la sorte une réduction impor-
tante : nationalisme étatiste, antimonachisme, anti-
scolasticisme, antiliturgisme sont pour nous désormais
des traits dérivés et secondaires, encore qu'ils aient
exercé une action très importante sur le développe-
ment des trois caractères que nous conservons comme
fondamentaux et primitifs : la haine de la papauté, la
mystique de la justification par la foi seule, le biblicisme
intégral.
Il ne restera donc plus qu'à décrire la genèse de ces
trois choses pour avoir donné l'explication la plus logi-
que et la plus complète du grand fait de la « Réforme
protestante >•. Mais il sera indispensable de faire inter-
venir, à leur place et à leur rang, les facteurs dérivés
indiqués plus haut.
La recherche des causes de la révolution du xvie siè-
cle se réduit donc à une triple enquête II faut d'abord
remonter à l'origine de la décadence du prestige ponti-
2031
RÉFORME. LES CAUSES EN ACTION
2 032
fical, faire voir sur un plan parallèle la croissance de
l'État en face du relâchement intime de l'esprit de
chrétienté. 11 faut remonter pour cela à la grande
lutte entre le Sacerdoce et l'Empire, indiquer le com-
mencement des abus, dans la gestion administrative
du Saint-Siège, dès le temps d'Innocent IV, signa-
ler le tournant qu'indique le « souIUet » symbolique
d'Anagni, retracer la « captivité babylonienne » de
l'Église, en Avignon, décrire le Grand-Schisme et les
ébranlements considérables qu'il provoqua dans la
constitution catholique, la lutte entre le pape et le
concile et enfin cette politique de magnificence, inau-
gurée dans une excellente intention par Nicolas V et
poursuivie de la façon la plus fâcheuse par les papes
de la Renaissance.
Q'est évidemment là une des causes les plus impor-
tantes et les plus actives de la révolution, d'autant
plus que le développement en sens inverse de la poli-
tique particulière des États conduisit à ce fait capital :
il n'y eut plus assez de numéraire en Europe pour
financer deux politiques superposées, celle du Saint-
Siège et celle des princes. On fut amené à sacrifier
celle qui semblait la moins nécessaire. Ce n'est pas
sans raison que l'occasion de la révolution fut une
question d'argent : l'affaire des indulgences.
Mais la haine de la papauté n'aurait abouti, par
elle-même, qu'à un schisme, si une nouvelle théologie
n'était apparue et si, parallèlement à l'insurrection
contre l'autorité du Saint-Siège, ne s'était révélée une
doctrine opposée à la foi traditionnelle. Une révolu-
tion ne se fait pas sur une simple négation. La sépara-
tion de l'Église byzantine n'avait pas provoqué, au
xie siècle, une scission dogmatique. A deux reprises,
cette séparation avait failli être annulée par la réunion
des Églises. Si Luther n'avait eu à proposer aux Alle-
mands qu'une rupture avec Rome, il est à peu près sûr
que cette rupture n'aurait été qu'un accident passager.
Mais, à la différence de ses alliés d'un jour, les huma-
nistes révolutionnaires, qui n'avaient contre Rome
que les rancunes d'un nationalisme exaspéré et dont le
paganisme élégant n'avait alors que peu de chance de
se substituer à la religion traditionnelle, Luther n'était
entré en rébellion ouverte avec la papauté que parce
qu'il portait au cœur une théologie, ou pour mieux
dire une mystique, une découverte, un secret, qui fai-
sait désormais corps avec lui-même, qui tenait aux
fibres les plus intimes de son âme et qu'il était résolu à
défendre contre toute atteinte, avec une âpreté jalouse.
Cette mystique, c'était le dogme de la justification par
la foi seule.
Et cette mystique répondait si bien aux besoins
d'une certaine partie de la société religieuse d'alors
qu'elle allait devenir le centre de cristallisation de la
résistance à Rome. Rechercher les antécédents de cette
mystique, dire pourquoi elle eut tant de succès, expli-
quer les divers sens où elle fut prise et pourquoi elle
devait plaire à la fois aux âmes les plus grossières, heu-
reuses d'apprendre que les « œuvres » étaient inutiles,
voire nuisibles, et aux âmes les plus scrupuleuses, tou-
tes disposées à chercher l'assurance du salut unique-
ment dans l'infinie miséricorde du Christ, rappeler les
conséquences que l'on pouvait tirer de cette mystique,
soit contre la liturgie, soit contre le monachisme et la
faveur que l'on devait rencontrer en attaquant celui-
ci et celle-là, c'est ouvrir de nouvelles avenues vers
l'intelligence du grand fait que l'on voulait éclaircir.
On sera conduit de la sorte à étudier les diverses doc-
trines antérieures sur le péché originel, la justification
et la prédestination, on s'arrêtera de préférence à
l'école augustinienne et on introduira les courants
mystiques antérieurs à Luther. On lui trouvera ainsi
une parenté dans le passe et des précurseurs. Mais on
n'arrivera pas à réduire sa doctrine purement et sim-
plement à ce qui n'en était que la préparation. Il y a
eu un « coup de pouce » de sa part. La psychologie
particulière de Luther entre ainsi en ligne de compte
dans l'énumération des causes de la révolution. Nul ne
s'étonnera que nous puissions conclure que « sans
Luther il n'y aurait pas eu rie luthéranisme ». Cela ne
veut pas dire qu'il n'y aurait pas eu de révolution.
Mais elle n'aurait pas été la même. Elle aurait pris une
autre direction qu'il nous est impossible de dessiner ou
de prévoir. C'est en ce sens que l'étude des « causes »
conduit nécessairement, en histoire, à la recherche des
« responsables ». Les vraies causes sont des individus
agissant sur des masses.
Seulement, pour que l'action de l'individu sur la
masse soit profonde, il est toujours nécessaire que la
puissante personnalité qui donne le branle touche à
une fibre essentielle. Cette fibre, au xvie siècle, a été
le culte de la Bible. La force de Luther, aux yeux de
ses contemporains, ce fut qu'il eut l'air de s'effacer
devant la Bible, de ne vouloir connaître qu'elle, de ne
s'appuyer que sur la « Parole de Dieu ». La Bible fut le
levier, dont il se servit pour soulever les peuples. Il
faut donc, pour expliquer la révolution protestante,
rendre compte de la prodigieuse autorité qui s'attache
alors à la Bible. Il faut rappeler la lassitude causée
dans les esprits par la roue scolastique tournant à
vide, depuis l'ère des grands maîtres, l'élan causéparla
Renaissance vers les « sources », la vogue des études
bibliques, au temps où Luther commença d'enseigner.
Mais il sera nécessaire, ici également, de faire la dis-
tinction entre le biblicisme de Luther et celui d'un
Érasme, par exemple, tout comme on aura distingué
antérieurement entre l'augustinisme de Luther et
celui de ses précurseurs mystiques, Tauler ou l'auteur
de la Théologie allemande.
Le biblicisme protestant s'explique par la déca-
dence de la scolastique, par l'éclosion de l'humanisme
religieux, par le renouveau des études bibliques dont
Ximénès, Lefèvre d'Étaples et Érasme nous sont, à
des titres divers, les témoins.
Mais le biblicisme protestant ne se borne pas à
continuer le mouvement biblique antérieur. Il n'a
rien d'objectif. Il n'utilise la Bible qu'au profit d'une
thèse, préconçue. Il a donc reçu des circonstances une
empreinte toute particulière et, en un sens, il est tout
le contraire du biblicisme qui l'a précédé et dont il
s'est servi. La chose est très visible chez un érasmien
de marque tel que Zwingli, mais elle est également
très facile à constater chez Luther ou Calvin.
2° Comment les causes entrèrent en action. — Si nous
n'avons pu indiquer que très sommairement les causes
de la Révolution protestante et si nous avons dû nous
borner à l'exposé de la méthode pour les découvrir et
les analyser, il nous appartient toutefois de les mon-
trer dans leur ébranlement, au moment capital, pour
engendrer l'événement même. Le professeur Ernesto
Buonaiuti a distingué avec assez de bonheur trois
étapes, dans la genèse de la Réforme. Il les intitule
successivement : le drame dans le cloître; le drame
dans la nation ; le drame dans l'Église. Nous pouvons
très bien utiliser cette division, qui est simple, claire et
frappante.
1. Il y eut en effet d'abord le drame dans le cloître,
drame nullement nécessaire, c'est-à-dire nullement
contenu d'une façon fatale dans les antécédents his-
toriques, drame tout intérieur et n'ayant pour origine
que les besoins impérieux d'une âme passionnée à la
recherche de son équilibre, l'âme de Luther.
En ce sens, la cause la plus prochaine, la plus évi-
dente et la plus profonde de la révolution luthérienne,
ce fut Luther lui-même, Luther avec ses scrupules, ses
troubles intimes, ses appels anxieux à tout ce qui
pouvait le rassurer, le « consoler », en face du redou-
2033
RÉFORME. LES CAUSES EN ACTION
2034
table problème du salut éternel, les exhortations de
son maître des novices, de Staupitz, les encourage-
ments demandés avec angoisse aux mystiques, à
saint Bernard, à Gerson, à Tauler, à l'auteur de la
Théologie allemande.
Luther est ici ce que l'on peuL appeler « un com-
mencement absolu », une vraie cause dans toute la
force du terme, c'est-à-dire un « responsable ».
Nous ne disons pas qu'il se soit fait lui-même de
toutes pièces. D'où lui venait ce tempérament, cette
impulsivité violente et aveugle, cette ardeur impé-
tueuse de lutteur que rien n'arrête, ce caractère in-
domptable que l'opposition excite au lieu de le brider?
De son milieu, de sa race, de son temps, aurait dit
Taine, facteurs vagues où l'analyse la plus exacte ne
découvre guère que ce qu'elle a commencé par y
mettre. Il était Luther. Sans lui, les événements au-
raient été autres qu'ils ne furent. La psychologie est
ici l'auxiliaire de l'histoire. C'est dans l'âme de
Luther, au moyen d'une chimie inédite, que se sont
fondus les éléments dont fut formée sa synthèse per-
sonnelle : augustinisme, nominalisme, mysticisme,
biblicisme, le tout aboutissant à une chose entière-
ment nouvelle : le luthéranisme.
Le drame dans le cloître a conduit Luther, en ses
luttes solitaires et désespérées, jusqu'au dogme de la
justification par la foi seule, sans les œuvres, c'est-à-
dire en somme à une religion nouvelle : la religion du
salut inconditionnel, absolument gratuit, don de la
pure miséricorde de Dieu, sans nul regard au mérite ou
au démérite humain, sans la moindre place laissée à la
coopération de la volonté humaine.
Entre cette religion nouvelle et l'ancienne, il est
inévitable qu'un conflit s'engage un jour ou l'autre.
Mais ce conflit aura plus ou moins d'ampleur, selon
que les circonstances tendront à l'amplifier ou au
contraire à le limiter.
On peut très bien imaginer l'hypothèse d'un moine
découvrant exactement la doctrine de Luther, mais
obligé, sans avoir pu faire le moindre prosélyte, de
renoncer ou à son opinion propre ou à sa liberté, peut-
être même à sa vie.
Ce qui fit de la trouvaille luthérienne une force
énorme de rupture, au sein de l'Église, ce fut la cor-
respondance entre le conflit particulier de Luther
avec le passé catholique et les oppositions qui se
manifestaient de toutes parts entre ce même passé et
son siècle.
Depuis des siècles, on parlait de réforme. Ce fut
pour Luther une première intuition de grande consé-
quence que de savoir couler son opinion propre dans
le cadre tout prêt à la recevoir : celui de la réforme
tant désirée. La plupart songeaient à une réforme dis-
ciplinaire, il identifia la réforme avec une rénovation
mystique et il enferma cette mystique en cette for-
mule : l'homme est justifié, selon la Bible, par la foi
sans les œuvres. Le seul mot de réforme devait faire
merveille. C'était alors un de ces mots « explosifs » que
l'histoire peut noter aux diverses époques de transi-
tion. La Bible, le Salut, la libération des esprits par la
Bible, la libération des âmes par la certitude du Salut,
ne plus dépendre du pape, mais de la parole de Dieu
seule, ne plus dépendre des œuvres, mais seulement de
la foi dans la parole de Dieu, ce fut pour cette époque
une sorte d'éblouissement! Comme nous l'avons dit,
il y eut une espèce de romantisme de la « consolation ».
On trouva dans la doctrine de Luther la réponse
directe, intime, parfaite, à une angoisse générale. Dans
un monde corrompu par le paganisme de la Renais-
sance, trouver ou plutôt retrouver la véritable inter-
prétation du christianisme, de façon à pouvoir être de
son temps et ne pas renoncer pour cela à la rédemp-
tion apportée par le Christ, c'était là un bienfait in-
comparable. Et c'est en ce sens qu'il faut comprendre
le mot cité de Wundt : « le luthéranisme fut le réflexe
de la Renaissance. »
L'incident qui amena le conflit fatal, entre cette
doctrine nouvelle et celle de l'Église, fut l'affaire des
indulgences. Ce n'était qu'un incident secondaire. La
preuve qu'il ne pouvait, à lui seul, légitimer une révo-
lution, c'est qu'il passa presque aussitôt au second
plan. Il n'était pourtant pas indifférent que la bataille
fût engagée sur une question de cette nature. Les in-
dulgences, dont le principe était non seulement défen-
dable, mais foncièrement conforme à l'esprit du chris-
tianisme, qui est avant tout union fraternelle et com-
munauté spirituelle de croyants, étaient devenues
une sorte de taxe pontificale, dissimulée sous le cou-
vert d'une institution pieuse. C'était là un des abus les
mieux caractérisés, parmi ceux qui s'étaient glissés
dans la société chrétienne. Et nous n'en voulons pour
preuve que le soin avec lequel le concile de Trente
condamnera les pratiques en usage à cet égard jusqu'à
Luther.
Mais il y avait ceci de très important, que Luther,
en attaquant cet abus, ne prenait pas seulement en
main, comme il le prétendait, des intérêts spirituels,
chose à laquelle le vulgaire n'était, à cette époque,
comme à la nôtre, que médiocrement sensible, mais
qu'il se posait en champion d'intérêts matériels très
importants et que sa nation considérait comme de
tout premier ordre.
2. Le drame dans le cloître devenait de la sorte le
drame dans la nation. — Par un enchaînement inexo-
rable, tout allait être mis en cause : l'autorité du
pape, l'autorité des conciles, l'autorité du droit cano-
nique, l'autorité des théologiens et du dogme établi,
l'autorité de la liturgie traditionnelle, l'autorité de la
mystique et de l'ascétique régnantes.
La révolution enfantait un déplacement général des
valeurs et un transfert de souveraineté dans tous les
domaines.
Ce qui caractérisa le drame dans la nation, ce fut le
partage de l'Allemagne en deux camps. Déjà la
« Querelle » de Reuchlin avait engendré de profondes
divisions. D'autre part, les ambitions des princes con-
tre le pouvoir de l'empereur allaient servir la cause
du luthéranisme. Contre les théologiens, Luther trou-
verait des concours parmi les humanistes et les natio-
nalistes; contre le pouvoir de l'empereur, Luther
allait bénéficier de la volonté d'indépendance des
princes. Avant lui, les forces contraires existaient
déjà. Son intervention en précipita la mobilisation.
A sa voix, répondirent des milliers d'autres voix. Il se
sentit porté par le Ilot. Il se fit le héraut de revendica-
tions qui n'étaient pas les siennes et auxquelles il
n'avait jamais songé. En revanche, il se trouva en
foule des Allemands pour se passionner en faveur d'une
théologie dont ils ne comprenaient pas le sens réel et
qui leur demeurait totalement étrangère, au sens où
Luther avait voulu l'enseigner. Le mystique obscur
de Wittemberg devint le champion de sa race. Il fut
kern-deutscli, comme on dit en Allemagne. Il vit venir
à lui non seulement les âmes avides, comme la sienne,
de certitude et de « consolation » au sujet du salut,
mais aussi les humanistes révolutionnaires, enragés
contre Rome, contre les théologiens autoritaires et
dogmatiques, contre les « mômerics » des couvents; il
vit venir à lui les prêtres fatigués du célibat qu'ils
observaient mal et à contre-cœur; les moines à qui
leurs vœux étaient à charge et que l'impopularité de
leur état intimidait; les bourgeois des petites républi-
ques urbaines, jaloux de leurs évêques, heureux d'être
délivrés du fardeau des impositions ecclésiastiques et
du joug du pape, tout fiers d'avoir désormais leur pape
à eux, imprimé tout neuf, dans leur bibliothèque, la
2035
REFORME. LES CAUSES EN ACTION
2036
Bible; enfin, les princes, impatients d'indépendance à
l'égard des puissances du passé, celle du pape et celle
de l'empereur, éblouis par la perspective d'être désor-
mais les maîtres à la fois des corps et des âmes, dans
les limites de leurs domaines, et d'être affranchis de
toute redevance envers le Saint-Siège en un temps où
les besoins de la politique moderne leur donnaient
plutôt l'appétit de piller des couvents que de les enri-
chir de donations et celui de s'occuper de leurs propres
finances plutôt que de venir au secours de celles d'un
petit prince italien, l'évêque de Rome.
C'est ainsi que d'un fait individuel, d'une décou-
verte mystique extrêmement discutable et du reste
sans avenir, car la doctrine pure de Luther sur la jus-
tification n'a jamais été admise que d'un petit nombre,
sortit un fait national, un fait mondial.
Luther eut l'art de se faire, suivant un mot connu,
« le syndic de tous les mécontents » : clercs empressés
à rentrer dans le siècle; chevaliers turbulents désireux
de jouer un rôle et de redorer leur blason, de fonder
une dynastie peut-être, en se créant des principautés
au détriment des seigneuries ecclésiastiques; patri-
ciens qui veulent une religion plus commode, moins
encombrée d'exigences et de pratiques extérieures,
mieux adaptée à leurs goûts, à leurs besoins, à leurs
intérêts; paysans aussi que le seul mot d'Évangile
redresse dans un sentiment d'égalité chrétienne et qui
croyaient le moment venu de faire entendre leurs sécu-
laires revendications.
Luther fut si bien le centre de son siècle en Allema-
gne, qu'il eut plus de partisans qu'il n'en cherchait et
qu'il fut contraint de faire un choix entre des adhé-
sions souvent contradictoires. Il repoussera certaines
alliances, après en avoir profité. Il se détachera sans
regrets, sans remords, sans scrupules, des amis de la
veille, en se portant d'instinct vers ce qui avait la
force, ce qui représentait l'avenir, ce qui était l'ordre
politique et social du moment. Il rompra de. la sorte
avec les chevaliers révolutionnaires et leurs amis, les
humanistes; il repoussera durement les paysans qui
avaient mis en lui leur naïve confiance; il gardera au
contraire, parfois au prix des complaisances les plus
étranges (bigamie de Philippe de Hesse), l'amitié et la
faveur des princes et celle des bourgeois des villes.
Après avoir hésité, au sujet de la puissance impériale,
il finira par accorder le droit à ses disciples de lever les
armes contre elle, sous prétexte qu'elle n'était qu'un
pouvoir électif et non pas héréditaire.
On remarquera, à ce propos, que nous n'avons pas
compté au nombre des causes qui ont agi sur la révolu-
tion protestante l'affaiblissement du pouvoir impé-
rial, comme le font la plupart des historiens. Il nous
parait en effet absolument évident que si Charles-
Quint, avec son caractère à la fois prudent et résolu,
avec l'immense pouvoir dont il disposait encore, avec
la volonté qu'il affirma à plusieurs reprises de rétablir
l'unité catholique, ne parvint pas à écraser le luthéra-
nisme naissant et se montra même impuissant à faire
respecter, à l'égard de Luther, la sentence de bannisse-
ment portée à Worms, en 1521, la raison n'en doit pas
être cherchée flans la nullité politique de son bisaïeul,
Frédéric III, ni dans l'incohérence et la pénurie finan-
cière chronique de son grand-père, Maximilien ln, ni
même dans l 'accroissement prodigieux d'autorité et
d'indépendance que ces deux empereurs avaient
laissé prendre aux princes et aux villes d'empire, mais
uniquement à ce fait que Charles, toujours pris, de-
puis son avènement, entre trois périls, le péril fran-
çais, le péril turc et le péril protestant, fui sans cesse
contraint d'aller au plus pressé, remettant sans cesse
au lendemain la grande affaire de la restauration reli-
gieuse, remportant des victoires en apparence déci-
sives et qui, le lendemain, étaient remises en question,
et finalement échouant dans toutes les grandes entre-
prises de sa vie.
Ici encore, outre que Charles-Quint et surtout son
entourage étaient plus ou moins touchés et à demi
paralysés en matière religieuse par le machiavélisme
commun à toutes les cours d'Europe, ce fut grâce à un
concours extraordinaire de circonstances favorables
que le drame de la nation, succédant au drame dans
le cloître, aboutit à ce dénouement : consécration du
particularisme allemand, division permanente de
l'Allemagne en deux confessions rivales, perspectives
de guerres de religion à la fois longues et sans pitié.
Mais, en troisième lieu, du drame dans la nation il
était impossible que ne procédât pas le drame dans
l'Église
3. I.e luthéranisme ne fut pas seulement une ques-
tion allemande. Il fut une crise de la chrétienté tout en-
tière. — C'est du reste une règle de. l'histoire que les
États chrétiens jadis unis sous la houlette suprême du
pape, ne puissent plus disjoindre entièrement leurs
destinées même politiques ou sociales. Les révolu-
tions de 1789, 1830, 1848 en "France eurent leur reten-
tissement dans toute l'Europe. La crise toute récente de
l'option entre Ie« fascisme «et le «socialisme marxiste »
se propage de même de peuple à peuple. La rébellion
de Luther trouva ainsi des échos dans tous les pays
voisins. Zwingli lui répondit de Zurich, Farel et
Calvin, de Genève. Les « réformateurs » surgirent de
partout à la fois, entraînés par l'exemple, par les
écrits, par les succès de Luther. La révolution se pro-
pagea, avec des chances inégales, dans tous les pays
catholiques. Ce fut l'intérêt des princes qui décida de
la diffusion des idées nouvelles. Ni la haine de Rome,
ni l'appel à la Bible, ni la mystique si commode du
luthéranisme n'auraient réussi si les princes n'y
avaient trouvé leur avantage et si les doctrines de Ma-
chiavel, empoisonnant l'atmosphère politique du
xvie siècle, ne les avaient préparés à subordonner très
généralement leurs croyances personnelles à leurs inté-
rêts dynastiques. Le moindre coup d'œil jeté sur l'his-
toire du temps permet de constater que la « réforme »
de l'Église est le moindre des soucis de ces princes,
même les mieux intentionnés en apparence. Le concile
de Trente ne recevra en général des États catholiques
qu'un appui maussade et intermittent. Charles-
Quint et Philippe II seront pour la papauté, quand elle
se jettera dans l'œuvre si nécessaire de la réforme, de
moins zélés protecteurs que les électeurs de Saxe ou le
landgrave de Hesse ne l'avaient été pour Luther, ou la
reine Elisabeth pour les « trente-neuf articles ».
Le drame dans l'Église n'en fut que plus complexe
et plus poignant. Rarement l'action de la Providence
fut plus visible. Ce que tant de réformateurs zélés
n'avaient pu faire, en trois siècles, parce que leurs
efforts étaient dispersés et leur champ d'action, insuf-
fisamment élendu, l'urgence du péril le réalisa : la
réforme de l'Église dans son chef et dans ses membres.
L'Église avait toujours affirmé qu'elle tenait de son
divin fondateur des promesses d'immortalité et d'in-
défectibilité. Elle s'était peut-être parfois un peu
trop fiée à ces promesses, oubliant que les secours
divins n'excluent pas mais appellent au contraire les
bonnes volontés humaines. Elle put se glorifier pour-
tant de ce que la Providence ne l'avait pas délaissée
dans la plus terrible épreuve qui l'eût assaillie depuis
ses lointaines origines.
Le redressement, commencé par des initiatives par-
ticulières, par des créations d'ordres religieux nou-
veaux, appelé par les vœux de plus en plus pressants
de loul ce qui restait fidèle à la conception religieuse et
à l'organisation traditionnelles, s'opéra définitive-
ment aux grandes assises du concile de Trente, par
une révision générale de tous les points contestés du
2037
REFORME. CAUSES
2038
dogme et une remise en vigueur de l'antique disci-
pline, désormais renouvelée et renforcée. L'avenir fut
garanti par l'institution si précieuse des séminaires,
pour la formation du clergé, dont on a pu dire que, si
le concile n'avait pas eu d'autre résultat, il aurait
accompli néanmoins la tâche qu'il s'était fixée.
Mais ce drame dans l'Église, bien que conduit à un
dénouement plus heureux que l'on aurait pu le crain-
dre, entre 1520 et 1540, aboutit néanmoins à la dou-
loureuse constatation de la rupture définitive de
l'unité religieuse en Occident, en raison du caractère
incurable du schisme protestant, consolidé par ce que
nous avons nommé le machiavélisme de l'ère historique
dite moderne et qui devrait se nommer l'ère des mo-
narchies absolues.
En résumé, nous distinguons trois causes essentiel-
les de la Réforme ou révolution protestante : 1° I«
déchéance de la papauté, parallèle à la croissance des
monarchies absolues, et aboutissant à la haine de
Rome; — 2° Le développement de la mystique uugus-
linienne, parallèle à un développement intense du
paganisme mondain de la Renaissance, et aboutissant
à une mystique du salut toute nouvelle, cell ' de la justi-
fication par la foi seule; — 3° La décadence de la sco-
lastique, parallèle à un renouveau des études bibliques,
facilitant le recours de Luther et de ses imitateurs à
la Bible seule.
Mais nous estimons que tout ce mouvement ne put
se prolonger, s'épanouir et finalement s'installer dans
les faits que par suite de la transformation récente des
idées politiques en Europe, idées dont Machiavel
s'était fait le théoricien. Ainsi, philosophiquement
parlant, l'ère moderne est dominée par les doctrines de
Machiavel encore plus que par les idées religieuses
résultant soit de la Révolution luthérienne soit de la
Réforme tridentine.
Il ne saurait être question ici de faire une liste complète
des ouvrages ou des sources dont doit s'éclairer l'historien
ou le théologien désireux de découvrir les causes du vaste
mouvement de la Réforme protestante. Il semble que pour
se faire une idée juste de l'ensemble des faits, il soit néces-
saire d'étudier séparément les quatie choses indiquées ci-
dessus : la décadence du prestige papal, dans l'astor, Ge-
schiclile der Pàpsle, 8e et 9e éd., tomes i-vu, Fribourg-en-B.,
1926, — le développement de la mystique augustinienne,
dans Pourrat, La spiritualité clirétienne, Paris, 1921, — la
décadence scolastique, dans Renaudet, Préréforme et huma-
nisme, Paris, 1916, — Machiavel, et son œuvre, dans Vignal,
Machiavel, Paris, 1929, mais à la condition de se servir des
indications bibliographiques données dans ces quatre ou-
vrages pour approfondir d'après les sources les quatre chefs
de méditation historique que nous avons énumérés. Voici
en outre une liste alphabétique des ouvrages les plus utiles
pour le sujet en question : Acton (Lord). Lectures on modem
history, Londres. 1907; Allen, The âge o/ Erasmus, Oxford,
1914; Arrowsmith, The Prélude to the Reformation, Lon-
dres, 1923; Belloc, How the Reformation happened, New-
York, 1928 ; Bewsher, The Reformalion and the Renais-
sance, Londres, 1913; von Below, Vie Vrsachen der Refor-
mation, Berlin, 1917; du même, Die Bcdeutung der Refor-
maiion in der politischen Entwicklung, Leipzig, 1918; Sam.
Berger, La Bible française au Moyen Age, Paris, 188-1; Ar-
nold Berger, Martin Luther in kulturgeschichtlicher Darstel-
lung, 3 vol., Berlin, 1895-1921 ; von Bezold, Geschichte der
deutschen Reformation, 1886-1890, 3 vol.; Heinrich Boeh-
mer, Luther im Lichte der neuen Forschung, 5e éd., Leipzig,
1918; Braun, Biographisches und thcolagisehes Vers'.àndnis
der Entwicklung Luthers, Berlin, 1918; Brieger, Die Refor-
mation, Berlin, 1914; Buonaiuti, Lutero e la Riforma inGcr-
mania, Bologna, 1926; Burckhardt, Geschichte der Renais-
sance in Italien, Stuttgart, 1891 ; du même, Die Kullur der
Renaissance in Ralien, 20° éd. publiée par Geiger, Beilin.
1919; Cambridge modern History, t. i-n, Cambridge, 1907;
Carter, The Reformers and holy Script ure, London, 1928;
Chaplin, The efjects o/ the Reformalion on ideals and conduct,
Cambridge, 1927; Conde de Cedillo, El ccxdenal Cisneros,
Madrid, 1921-1928; Cristiani, Luther et le luthéranisme,
Paris, 1908; du même. Du luthéranisme au protestantisme,
D1CT. DE THl'OL. CATIIOL.
Paris, 1911; du même, Luther et la guestion sociale, Paris,
1912; Denifle, Luther und Lutherlum, Mayence, 1904;
Espenberger, Die Elemente der Erbsùnde naeh Augustin und
der Frùliseholastik, Mayence. 1906; Falk, Die Bibel am
Ausgang des Millelaltcrs, Mayence, 1905; Lucien Febvre,
Une question mal posée, dans Revue historique, mai-juin
1929; du même, Un destin : Martin Luther, Paris, 1928;
Figgis, Erom Gerson to Grolius, Cambridge, 1916; Flake,
Ulrich von Lluttcn, Berlin, 1929; Ed. Fiiter, Geschichte
des euroi àischen Staalensgstems von 1492-1559, Munich,
1915; Gairdner, Lollardg and tlie Reformation in England,
4 vol., Londres, 1908-1913; du même, The english Church
in the XVIth century, Londres, 1902; Cardinal Gasquet,
Henry VIII and the english monasteries, Londres, 7e éd.,
1920; Gebhardt, Die Graoamina der deutschen Nation, Bres-
lau, 1884; Gilson, La philosophie du Moyen Age, 2 vol., Pa-
ris, 1922; Gregorovius, Geschichte der Stadl Rom, t. vn-
viii, Beilin, 1903; Grisar, Martin Luthers Lcben und sein
Wcrk, Fribourg-en-B., 1927; du même, Luther, ibid., 1924-
1925, 3 vol.; du même, Lulher-Studien, ibid., 1921 sq.;
J.Guiraud, L'Église romaine et les origines de la Renaissance,
Paris, 1909; Haller, Die Ursachen der Reformation, Tubin-
gue, 1917; Ilauser et Renaudet, / es débuts de l'âge moderne,
Paris, 1929; 1 felele-Leclercq, Histoire des conciles, Paris,
1907 sq.; Held, Ulrich von Hidten, Leipzig, 1928; Hermc-
linck, Refornvdion und Gegenreformalion, Tubingue, 1911;
Ilumbert, Les origines de la théologie moderne, Paris, 1911 ;
Ifunibertclaude, Érasme et Luther, Fribourg, Suisse, 1909;
Imbart de la Tour, Les origines de la Réforme, Paris, 1909 sq.,
3 vol.; .lanssen, Geschichte des deutschen Volkes, 14' éd.
revue par l'astor, Fribourg-en-B., 1897-1904; Kalkoff,
Luther und die Entscheidungsjahre der Reformation, Leip-
zig, 1917; du même, Erasmus, Luther und Friedrich der
Wcise, Leipzig, 1919; du même, Ulrich von Hutten und die
Reformation, Leipzig, 1920; Kasverau, Refornvdion und
Gegenrcformation, Fribourg-en-B., 1907 ; Kneer, Die Ent-
slehung der konziliarien 'Théorie zur Geschichte des Schismas,
1893; Koehler, Luther und die deutsche Reformai ion, Leip-
zig, 1916; Koestlin, Luthers Théologie, 2 vol., Suttgait,
1901; Kolde, Luthers Slelhmg zu Coneil und Kirche, 1876;
Krause, Eoban Hessus, sein I.eben und seine Wcrke,
Gotha, 1879, 2 vol.; G. de Lagarde, R> cherches sur l'esprit
politique de la Réforme, Paris, 1926; Landry, L'idée de chré-
tienté chez les scolastiqucs du XIII" siècle, Paris, 1929; Lind-
say, A History o/ the Reformation, 1906, 2 vol.; Longpré, La
jdiilosophie de Duns Scot, Paris, 1924; Lupton, A life o/
John Colet, 1887; Mackinnon, Luther and tlie Reformalion,
Londres, 1925 sq : Mandel, Thcologia dctitsch, Leipzig, 1908;
Alf. Martin, Luther in oekumenischer Sichl, Stuttgart,
1929; Maurenbrecher, Geschichte der katholischen Reforma-
lion, Nordlingen, 1880; Mollat, Les papes il' Avignon, Paris,
1912; Millier, Luthers theologische Quellen, Oiessen, 1912;
du même, Luthers W'crdegaiig, Gotha, 1920; du même.
Luther und Tauler, Berne, 1918; Paquier, article Luther
dans le présent dictionnaire; du même, Jérôme Aléandre,
Paiis, 1900; Paulus, Johann Telzel <ler Ablassprediger,
Mayence, 1899; du même, Die deutschen VominiJcaner im
Kampfe gegen Luther, Fribourg-en-Br., 1903; du même,
Geschichte des Ablasses im MilteUdlir, Padeiborn, 1922-
1923, 3 vol.; Pollard, Thomas Cranmcr and the english Refor-
malion, Londres, 1920; Preuss, Die Vorstellungen vom An-
tichrist im sp&terem Mittelallir bei Luther und in der kon-
fessionnellen Poltmik, Leipzig, 1924; Renaudet, Erasme, sa
pensée religieuse et son action. Paris, 1926; van Rhijn,
Wessel Gaiisfort. Groningue, 1917; Rocquain. La cour de
Rome cl l'esprit de ri forme avant Luther, Paris, 1895-1897;
Rotta, // cardinale Nicolo di Casa. Milan, 1928; Salem-
bier. Le Grand Schisme d'Occident, Paris, 1902; Samaran et
Mollat, La fiscalité pontificale au XIV€ siècle, Paris, 1905;
Scheel, Martin Luther, Tubingue, 1917 et sq.; Schulte, / ie
lugger in Rom, Leipzig, 1904; Schnurer. Kirche und Kul-
lur im Mittelaller, t. m, Paderborn, 1930; Seeberg, Lehr-
bnch der L'ogmengeschichte, t. IV, Leipzig, 1917; Seebohm,
The Oxford Reformaiors, John Colet, Erasmus and Thomas
More, Londres, -l" éd., 1911; A. L. Smith, Church and
State, in the Middlc Ages, Oxford, 1913; Preserved Smith,
Erasmus, Londres, 1923: du même, The âge of the Reforma-
lion, New-York, 1920; Trésal, Les origines du schisme an-
glican, Paris, 1908; Troeltsch, Lie Bedeutung des Protestan-
lismus fur die Enlstehung der modernen Welt, 3e éd., Munich,
1924; Tschackert, Peints von Aitly, 1877; Valois, Le pape
et le concile, Paris, 1909, 2 vol.; du même, La France et le
Grand Schisme, Paris, 1896 sq., 4 vol.; Vansteenberghc,
T. — XIII. — 65.
2039
RÉFORME. DOCTRINES, SOURCES DE LA FOI
2040
Le cardinal Nicolas de Cusn, Paris, 1020; Villnri, Nicolo
Machiauelli, -Ie éd., Milan, 1027; du même, Geschiehle Gim-
lamo Savonarolas, Leipzig, 1868; Walther, Die deulsche
Bibelùberseizung des Mitteldlters, Brunswick, 1880-1802; du
même, LlUhers deulsche Bibel, Berlin, 1017; du même,
Luihers Character, 2e éd., Leipzig, 1017; Workmann, John
Wgcliff. A Studg on the english médiéval Church, <>\ford,
192<>. 2 vol.: du même, The dawn <>f the Reformation, the âge
o/ Hns, Londres, 1002.
II. Les doctrines. — Nous n'avons pas l'intention
de dresser ici une théologie protestante complète, mais
de signaler les points de divergence principaux entre
cette théologie, et celle de l'Église catholique. C'est
justement le travail qui a déjà été fait, implicitement,
au concile de Trente. Les Pères de ce concile ont eu en
vue la réfutation solennelle des erreurs les plus impor-
tantes des soi-disant réformateurs. Mais les textes
officiels de l'assemblée n'ont pas cherché à déterminer,
dans chaque cas particulier, la teneur exacte de l'opi-
nion qu'ils avaient pour mission de condamner. Ce qui
était implicite dans ces textes, nous allons essayer de
le rendre explicite et nous suivrons, dans les grandes
lignes l'ordre même des décrets du concile.
/. LE PROBLÈME DES SOURCES DE LA FOL : LA BIBLE
ET LATRADiTiox. — Le biblicisme nous est apparu
comme l'un des trois traits dominants et permanents
de la « réforme » protestante. Les deux autres sont la
haine de Rome et le dogme de la justification par la
foi seule. La haine de Rome a fourni l'occasion et le
prétexte. La mystique de la justification par la foi
seule a été, chez Luther et Calvin, tout au moins et
bien qu'à des titres divers, le moteur caché. Le bibli-
cisme a servi de levier, d'arme offensive et défensive.
1° Le biblicisme chez Luther. — Si le biblicisme fait
corps avec la doctrine de Luther, à partir de sa rupture
complète avec Rome (1520), si on le retrouve dans
toutes ses œuvres, c'est surtout dans trois de ses
ouvrages, qu'il en a affirmé le principe. Le premier,
c'est le Manifeste à la noblesse (août 1520); le second,
la Préface de la Bible et de l' É pitre aux Romains
(sept. 1522); le troisième, le De seruo arbitrio (fin
décembre 1525). Dans le premier, Luther a nié le
pouvoir exclusif d'interprétation de l'Église; dans le
second, il a développé le mystère de son exégèse
personnelle; dans le troisième, il a affirmé la parfaite
clarté de la Bible et donné ainsi le motif secret de sa
négation du droit d'interprétation de l'Église.
Il manquerait pourtant quelque chose d'essentiel à
l'exposé du biblicisme de Luther, si l'on s'en tenait aux
trois idées que présentent ces trois ouvrages. Le point
de départ du réformateur, c'est le parti pris qu'il a de
n'accepter comme appartenant à la révélation que ce
qui se trouve dans la Bible, en d'autres termes, la
négation de la tradition. Nous avons donc quatre
points à mettre en évidence : négation de la tradition,
négation du droit de l'Église sur la Bible, clé générale
du biblicisme luthérien, clarté de la Bible, dés qu'on
en possède la clé.
1. Négation de la tradition. — Pour Luther, la Bible
contient toute la révélation. L'on n'y peut rien ajouter.
L'on n'en doit rien retrancher. Tout ce qui n'est pas
dans la Bible n'est qu'une addition humaine et tout ce
qui est addition humaine vient de Satan, (/est à Leipzig,
en juillet 1510, que Luther formula publiquement,
pour la première fois, celle règle do l'exclusivisme
biblique : «Le fidèle chrétien, dit-il, ne peut être
contraint à admettre quoi que ce SOil an delà de
l'Écriture sainte, qui est à proprement parler le droit
divin, à moins que ne survienne une nouvelle révéla
lion bien démontrée. Bien plus le droit divin nous
interdit de croire autre chose que ce <|ni est prouvé
par l'Écriture ou par une révélation manifeste».
Kidd, Documents illuslnilitw of Ihc Continental Refor
mation, p. 50. Cette déclaration est complétée par cette
phrase du De abroganda missa : « Tout ce qui n'est
pas dans les Écritures est tout simplement une addi-
tion de Satan » (novembre 1521, publié en janvier
1522). Quod in Scripturis non habetur , hoc plane
Satanée additamentum est. W., t. vin, p. 418.
Luther ne se rend pas compte de ce qu'il y a d'illo-
gique dans ce radicalisme biblique. Il croit que tout
fidèle est assisté de l'Esprit-Saint pour lire et com-
prendre la Bible. Il ne se demande pas si cette assis-
tance de l'Esprit-Saint ne pourrait pas avoir été
accordée à l'Église pour garder le dépôt de la révé-
lation chrétienne et si réellement Jésus-Christ a bien
entendu tout renfermer dans le texte écrit, alors que
lui-même n'a rien voulu écrire et qu'il n'a jamais
commandé à ses disciples d'écrire. Il oublie surtout
de nous montrer dans quel texte de la Bible se trouve
affirmé son propre biblicisme, quelle phrase des saints
Livres nous oblige à croire que tout ce qui n'est pas
écrit est une addition de Satan. Au point de départ
de son système, il y a donc une affirmation gratuite.
Il faudrait que cette affirmation fût un axiome évident,
pour que nous n'exigions pas qu'il nous en apporte la
preuve.
Il est probable que la négation de la tradition se
rattachait, dans son esprit, au dogme de la corruption
radicale de la nature humaine par le péché originel. Si
tout est corrompu dans l'homme déchu, toute opinion
humaine est erronée, comme tout acte humain est
coupable. Donc, tout ce que l'homme ajoute à l'Écri-
ture est une « addition de Satan ». Quoi qu'il en soit,
Luther rejette toute tradition. Sans doute, il lui arrive
fréquemment d'invoquer des autorités, telles que
Gerson ou saint Augustin. Mais c'est uniquement,
croit-il, en tant que ces autorités confirment les doc-
trines qu'il croit trouver dans les Écritures. Toute la
valeur de ces autorités leur vient de leur intelligence
de la Bible. En dehors de cette intelligence, leur
prestige était pour lui rigoureusement égal à zéro.
Au nom de ce biblicisme antitraditionaliste, Luther
rejette une infinité d'usages ecclésiastiques. Il fait
l'énumération de ces usages, en vue de la diète
d'Augsbourg, dans un mémoire adressé, en mars 1530,
à l'électeur Jean de Saxe. En tête de cette liste sans
fin, il met ces simples mots : « Contre l'Évangile ».
Et cela signifie simplement que les usages en question,
carême, jeûnes, bénédiction des rameaux, lecture de
la passion en latin, messe des présanctifiés, etc. ne
sont pas dans i Évangile.
2. Négation du droit exclusif d'interprétation de
l'Église. — ■ Luther ne s'est jamais expliqué sur la
• tradition » autrement que de la façon négative que
l'on vient de voir. Mais il n'est pas douteux que par
tradition » il entendait tout aussi bien le consen-
tement des Pères, en dehors des commentaires bibli-
ques, que les décisions des conciles et à plus forte
raison les décisions des papes. Son rejet de la tradition
n'avait au fond pour but que l'élimination de l'autorité
de l'Église. Son biblicisme ne pouvait donc avoir toutes
ses suites ([ne si la Bible était enlevée à l'Eglise, pour
être remise directement à chaque fidèle. Sans cette
révolution, le biblicisme n'avait même aucune raison
d'être. Sur ce point, le biblicisme de Luther ressem-
blait à celui des hérésiarques ses prédécesseurs, tels
(pie Wvelilï et Jean lluss. C'était une arme dressée
contre l'Église enseignante et dirigeante. Mais l'identi-
fication du droit divin avec le texte biblique suffisait
à reprendre à l'Église son droit d'interprétation, pour
abus de gestion >. Du moment que tout ce qui est
ajouté a la Bible est » addition de Satan », l'Église
convaincue d'avoir beaucoup ajouté à la Bible ne
pouvait plus être (pie l'instrument de Satan ou son
Jouet. Elle devait être considérée comme «le siège
2041
RÉFORME. DOCTRINES, SOURCES DE LA FOI
2042
de l'Antéchrist ». C'est en effet ce que Luther affirmait
dans son Manifeste à la noblesse. Parmi les « remparts »
derrière lesquels se dérobe la tyrannie romaine, il
dénonce justement le droit exclusif que s'arroge la
hiérarchie d'interpréter les Écritures. Le pape et les
évêques ont accaparé la Bible. C'est une usurpation
intolérable. Luther essaie de le prouver par deux
textes qui nous semblent dénués de tout rapport avec
sa thèse : le premier est de saint Paul : « Si un autre,
qui est assis, a une révélation, que le premier se
taise. » I Cor., xiv, 30. Il s'agit des « charismes ».
Luther en conclut que tout fidèle a le droit d'inter-
préter la Bible. Le second texte est de saint Jean : « Il
est écrit dans les prophètes : Ils seront tous enseignés
de Dieu. » Joa., vi, 45. Luther veut tirer de ces deux
passages la preuve que les clefs de saint Pierre appar-
tiennent à tout le monde et non point au pape seul.
Ce n'est pas le pape qui est infaillible, c'est tout fidèle
qui « possède la vraie foi, l'esprit, l'intelligence, la
parole et la pensée du Christ », c'est-à-dire tout homme
qui admet la mystique luthérienne de la certitude du
salut par la foi seule. Saint Paul l'a dit du reste :
« L'homme spirituel juge de tout et il n'est jugé lui-
même par p >rsonne. » I Cor., n, 15. Luther attache
une grande importance à ce texte qu'il citera souvent.
Il y voit la charte de la liberté de « l'homme spirituel ».
Et nous verrons plus loin que l'« homme spirituel »
pour lui est celui qui admet sa doctrine de la justifi-
cation. En résumé, la Bible n'appartient pas au pape
ni aux évêques. Elle est le livre des gens qui ont la foi.
Eux seuls peuvent la comprendre. Eux seuls ont le
droit de l'interpréter. Ni le pape ni les conciles ne
peuvent rien contre l'homme spirituel. Or, l'homme
spirituel, c'est simplement celui qui a la foi. Mais
qu'est-ce que la foi, pour Luther?
3. La clé des Écritures, selon Luther. — C'est dans
sa Préface de la Bible que Luther s'est expliqué sur ce
point. Avoir la foi, c'est croire que Jésus a tout payé
pour nous, que nous ne devons plus rien, que nulle
obligation légale ne pèse désormais sur nous, que Jésus
a accompli seul toute la Loi, satisfait pour toute
faute, mérité le ciel pour toute âme qui croira en lui,
à la condition que cette foi soit une certitude sans
l'ombre d'un doute. La Préface de Luther ne contient
pas autre chose que ceci : le Nouveau Testament est le
contraire de l'Ancien. L'Ancien Testament, c'est la
Loi. Le Nouveau, c'est la Promesse, c'est le livre de
la grâce. Le mot « Évangile » signifie justement « la
bonne nouvelle », le « joyeux message », c'est-à-dire
l'heureuse proclamation du fait que le « bon David »,
Jésus, a vaincu le péché, la mort et l'enfer.
Notons bien que ce n'est nullement par la philologie,
par la science objective, par l'étude impartiale que l'on
arrive à ce bienheureux secret qui se nomme la foi.
Luther n'a pas la moindre intention d'instituer ce
qu'on appellera plus tard « le libre examen ». Cette
puérilité que l'on retrouve encore ça et là dans des
ouvrages d'histoire est aussi éloignée que possible de
la pensée des « réformateurs ». « Il est absolument sûr,
écrit Luther, en 1518, que les saintes Écritures ne
peuvent être pénétrées par l'étude ni par l'esprit
(humain). Il faut donc que tu désespères entièrement
de ton propre examen et de ta raison pour n'avoir
confiance que dans le véritable influx de l'Esprit-
Saint. Crois-en mon expérience. » Luthers Briefweclisel,
éd. Enders, t. i, p. 142.
Or, cet influx de l'Esprit-Saint s'exerce d'abord en
donnant aux prédestinés la foi, et avec la foi, la certi-
tude du salut. La clé des Écritures, c'est celle-là. Celui
qui a la foi peut les lire. Il sait ouvrir toutes les portes.
Il a même un critérium sûr pour apprécier la valeur
relative des différents Livres sacrés. Tous n'ont pas
en effet le même prix, aux yeux de Luther. Son bibli-
cisme n'est nullement une adoration aveugle du texte
biblique. Saint Paul lui a appris que « l'homme spiri-
tuel juge tout ». Son biblicisme est donc à base d'illu-
minisme. C'est au nom de cette mystique que nous
avons nommée la « mystique de la consolation », que
Luther classe les saints Livres. De même qu'on pèse
le degré d'alcool d'une liqueur, Luther se fait fort de
peser le degré « d'esprit évangélique » des diverses
parties de l'Écriture, par l'unique emploi de la règle
qu'il a su formuler : « Tous les Livres authentiques de
la sainte Écriture concordent en ceci que tous ils
traitent du Christ et prêchent le Christ. Et c'est cela
qui est la vraie pierre de touche pour éprouver tous
les Livres... Tout ce qui n'enseigne pas le Christ n'est
pas apostolique, quand saint Pierre et saint Paul
l'enseigneraient. Inversement, tout ce qui prêche le
Christ est apostolique, quand ce seraient Judas,
Anne, Pilate et Hérode qui l'auraient fait... Par là,
vous pourrez conclure et savoir quels sont les meil-
leurs (parmi les Livres saints)... Ainsi l'Évangile de
saint Jean est le seul Évangile principal. Il est tendre
et juste. Il faut le placer très haut au-dessus des
autres. De même, les Épîtres de saint Pierre et de
saint Paul passent bien avant les écrits de Matthieu,
Luc et Marc. Bref, l'Évangile de saint Jean, sa pre-
mière Épitre, les Épîtres de saint Paul, surtout celles
aux Romains, aux Galates, aux Éphésiens, la première
Épitre de saint Pierre, voilà les livres qui t'apprennent
à connaître le Christ et t'enseignent tout ce qu'il t'est
nécessaire de savoir pour être saint, sans qu'il soit
utile de connaître aucun autre Livre saint, ou ensei-
gnement. Auprès de ces Livres-là, l'Épître de saint
Jacques est une véritable épitre de paille, car elle ne
présente aucun caractère évangélique. » Kidd, op. cit.,
p. 104-105.
En somme, Luther ne professe qu'un biblicisme tout
subjectif. Chaque livre des Écritures ne vaut que par
la « consolation » qu'il en a tirée, au moyen de la certi-
tude inconditionnelle du salut par la foi. Il est donc
tout opposé au biblicisme des humanistes et notam-
ment d'Érasme.
4. La clarté des Écritures. — ■ C'est justement dans
sa controverse contre Érasme que Luther fut amené
à affirmer que l'Écriture est parfaitement claire. Dans
son système, cela est nécessaire. Il faut que la Bible
soit claire. Tout croule pour lui, si elle ne l'est pas. Elle
est donc d'une clarté sans nuages. S'il y a des passages
obscurs, ils ne comptent pas. Si on objecte à Luther
des passages qui semblent réfuter son dogme central,
celui de la justification par la foi seule, il va jusqu'à
renier l'Écriture sur ce point : « Tu fais grand fracas,
écrit-il, avec l'Écriture. Elle n'est que la servante. Et
tu ne la produis ni en entier, ni en ce qu'elle a de
meilleur, mais seulement en quelques passages sur les
œuvres. Je t'abandonne l'Écriture. Moi, je veux me
prévaloir du Maître, qui est le roi de l'Écriture. Il est
mon mérite, la rançon de ma justice et de mon salut ».
W., t. xl a, p. 457-459, texte de 1531, recueilli en
1535, déjà cité à l'article Luthek.
Le biblicisme de Luther a donc des éclipses. Il
admet que l'Écriture contient des erreurs. Mais il
jette un voile prudent sur cet aspect de sa doctrine.
De tels aveux sont rares chez lui. Le plus souvent, il
se borne à attester la parfaite clarté des Ecritures :
« Si quelqu'un d'entre eux (les papistes) vous aborde
et vous dit : Il faut étudier les Pères; l'Écriture est
obscure, vous leur répondrez : C'est faux. Il n'y a
pas de livre sur la terre plus clair que l'Écriture.
Comparée aux autres livres, elle est comme le soleil
auprès des autres lumières. » W., t. vin, p. 235 (1521).
On comprend que, lorsqu'Érasme prétendit qu'il y
axait dans la Bible des passages obscurs, Luther lui
répondit avec indignation : « Qu'il y ait, dans l'Écri-
2043
RÉFORME. DOCTRINES, SOURCES DE LA FOI
2044
ture, des choses obscures et que tout n'y soit pas
intelligible et clair, c'est ce que prétendent en effet les
sophistes impies (entendez : les théologiens catho-
liques), dont tu adoptes le langage, ô Érasme. Mais
ils n'ont pas pu apporter un seul article pour prouver
l'opinion insensée qu'ils professent sur ce point. C'est
par une illusion frivole que Satan a détourné les fidèles
de la lecture des Saintes Écritures et rendu la Sainte
Bible méprisable, pour que ses doctrines empoisonnées,
extraites de la philosophie, pussent prendre le dessus
dans l'Église. "De servo arbilrio, W., t. xvm, p. 607 sq.
A en croire Luther, la Bible ne peut être obscure
que pour ceux qui n'ont pas la foi : « Tout chrétien
doit avoir cette conviction que les saintes Écritures
sont une lumière spirituelle, beaucoup plus claire que
le soleil, au moins en ce qui concerne le chemin de la
béatitude ou ce qui appartient aux vérités nécessaires.»
Il n'y a que le démon qui a pu égarer les Pères, puisque
son adversaire, Érasme, a pu lui en citer un très grand
nombre qui ne croient pas au serf-arbitre. Et Luther
ne voit pas la cause de trouble qu'il va engendrer
dans les âmes, car si le démon a pu égarer les esprits
des Pères, malgré leur science biblique, leur sainteté
et leur sincérité, quelle confiance pouvons-nous avoir,
nous, qui leur sommes si inférieurs? Et si la Bible, si
claire, selon Luther, a pu être comprise de travers par
eux, comment serons-nous assurés d'être garantis
contre tout risque d'erreur à notre tour?
2° Le biblicisme chez Zwingli. — Zwingli n'est pas
venu au biblicisme par les mêmes voies que Luther. Il
n'était pas un mystique. Il n'avait pas connu la vie
monastique. C'était un homme d'action, mêlé à la vie
de son pays et de son temps. Il avait appris le grec
tout seul, s'était enthousiasmé pour les travaux et les
talents d'Érasme. Il avait espéré un instant s'arracher
à l'enlisement de l'impudicité par la vertu du grec
biblique. Après dix-huit mois d'efforts, il avait de
nouveau cédé aux penchants de sa nature sensuelle.
Dès lors il s'était laissé couler à pic. Les lamentables
aveux de sa lettre du 5 décembre 1518, au chanoine
Utinger, ne laissent aucun doute sur ses débordements
secrets. Depuis ce temps (1518), il était resté aigri
contre les institutions ecclésiastiques. Il ne nous paraît
pas douteux qu'il ait subi l'influence lointaine de la
révolte luthérienne, bien qu'il n'ait jamais voulu en
convenir. Et on peut lui accorder en effet que, si la
révolte luthérienne lui donna une impulsion, il n'en
accepta jamais les principes qu'en les adaptant très
librement à son cas. Cependant, en ce qui concerne la
Bible, ses idées se rapprochent beaucoup de celles de
Luther, sauf sur un point essentiel : l'utilisation d'une
clé d'origine mystique pour interpréter les Écritures.
Nous ramènerons à deux les principes bibliques de
Zwingli :
1. La Bible contient tout le droit divin. Il n'est pas
permis d'y rien ajouter, d'en rien retrancher. Toutes
les institutions qui ne sont pas fondées sur la Bible
sont nulles et non avenues, criminelles et diaboliques.
La Bible suffit. 2. La Bible se suffit ; elle est parfai-
tement claire et n'a besoin d'aucune interprétation
ecclésiastique.
Sur le premier point, comme Luther, il se contente
d'affirmer. Dès 1520, il obtient des bourgeois du
conseil de Zurich une ordonnance érigeant le biblicisme
en loi d'État. Il semble que le biblicisme apparaisse
alors comme un principe premier, une évidence
immédiate. On en a assez des opinions et des disputes
d'école. Le seul mot de Bible exerce une fascination
irrésistible.
Sur le second point, que Zwingli considérait comme
capital, il a écrit un livre spécial : De la clarté et de la
certitude de la Parole de Dieu (Von Klarheii and
Gewissheit des Wortes Gottes), 6 septembre 1522, C. K-.
Op. Zuinglii, 1. 1, p. 328-384. Nous n'en citerons que ce
passage qui livre toute la pensée de Zwingli: «Ceux qui
se font les défenseurs et les champions des doctrines
humaines ont toujours l'habitude de parler de la ma-
nière suivante : Nous vous accordons, nous aussi, que
la doctrine évangélique, inspirée de Dieu, doit être
préférée à toutes les autres doctrines. Poussés en effet
par la grâce ou par la puissance divine, ils ont fait ce
progrès d'en venir jusque-là. Mais les manières d'in-
terpréter l'Évangile, disent-ils encore, sont diverses et
contradictoires. Dans une telle variété d'opinions, il
faut qu'il y ait un juge, qui prononce sur la vérité de
l'une de ces opinions et impose silence aux autres.
Voilà ce qu'ils disent. Et tout cela n'a qu'un but, qui
est de soumettre l'interprétation de la Parole de Dku
aux jugements des hommes, afin de pouvoir plus aisé-
ment, par les Caïphes et les Annes, persécuter les
ministres de la Parole et les promener de tribunal en
tribunal, devant les divers juges. Mais écoutez, je
vous prie, notre réponse à nous. Les écrivains sacrés
appellent Évangile non seulement ce qui a été écrit
par Matthieu, Marc, Luc et Jean, mais tout ce qui a
été livré par Dieu aux hommes, dans l'Ancien et le
Nouveau Testament, tout ce qui nous informe de la
grâce et de la volonté de Dieu. Or, comme la volonté
de Dieu est unique et unique son Esprit, qui n'est
certes pas un Esprit de dissension, mais de concorde,
il était nécessaire que le sens de la Parole divine fût
unique et très simple, quelles que soient les expositions
et opinions diverses par lesquelles il peut être déchiré
par nous... Si donc tu permets à la Parole de Dieu de
rester ce qu'elle est..., elle proférera en toi comme en
moi toujours le même sens. » Voir Kidd, loc. cit.,
p. 406.
Ce fut grâce à des assertions de ce genre, souvent
répétées, que Zwingli réussit à persuader les bourgeois
du conseil qu'ils avaient le droit et le devoir de s'ériger
eux-mêmes, en dépit de leur incompétence, en juges
souverains des controverses théologiques, à la condi-
tion que ces controverses seraient réglées par le recours
unique à la Bible. Du moment que la Bible suffit et
qu'elle se suffit, le bourgeois le plus étranger aux
discussions théologiques peut trancher en dernier
ressort dans les matières religieuses.
3° Le biblicisme chez Calvin. — Si le biblicisme chez
Luther est dominé par une ceititude subjective, celle
de la justification par la foi seule; chez Zwingli, par
la haine de toute autorité ecclésiastique et les ten-
dances de l'humanisme vers le recours aux sources; il
reçoit, chez Calvin, sa couleur particulière — il ne
semble pas qu'on l'ait assez remarqué — de son
tempérament et de sa formation de juriste.
Sans doute, Calvin, à la différence de Zwingli, est
un mystique authentique de l'école de Luther. Il s'est
assimilé les thèses luthériennes sur la justification, il
en a ressenti la puissance consolante, il les a retrou-
vées dans l'Écriture. Mais c'est en tant que juriste
rigoureux et intransigeant qu'il a fait, en matière de
biblicisme, oeuvre originale.
Il part, lui aussi, du principe fondamental de Lu-
ther et de Zwingli, à savoir que le droit divin est
contenu dans la Bible. C'est pour lui le premier des
dogmes. Il en déduit que toutes les institutions catho-
liques non appuyées sur la Bible, telles que la confir-
mation, l'ordre, l'extréme-onction, la pénitence, le
mariage sacramentel, etc. sont des inventions diabo-
liques. Il se montre, sous ce rapport, beaucoup plus
sec et plus radical que Luther, en qui des souvenirs
demeurés chers à son coeur de prêtre dévoyé altéraient
la rigueur des exécutions. L'appel à la Bible, chez
Calvin, est continuel. C'est un procédé de tous les
Instants, un argument inépuisable. On dirait que ce
théologien-légiste a la fureur des textes, qu'il ne puisse
2045
RÉFORME. DOCTRINES, SOURCES DE LA FOI
2046
rien concevoir sans un texte, que la vie ne soit pas
admissible pour lui en dehors des formules écrites, et
qu'en particulier le magistère vivant d'une Église, la
tradition vivante du catholicisme lui soient insuppor-
tables, comme un chaos d'usurpations humaines sur
le droit divin. Exemple : il parle de l'adoration du
Christ dans l'hostie consacrée, en usage dans l'Église
catholique. Il condamne cette adoration avec violence
et comme une vraie idolâtrie. Puis, il s'écrie : « Quant
à nous, pour ne pas tomber dans une telle fosse, fixons
nos oreilles, nos yeux, nos cœurs, nos esprits, nos
langues totalement dans la doctrine sacrée de Dieu
— il veut dire dans la Bible — ■ car c'est l'école de
l'Esprit-Saint, le plus parfait des maîtres, dans la-
quelle on fait tant de progrès que l'on ne doit rien
apprendre d'ailleurs et que l'on renonce volontiers à
savoir tout ce qui n'y est pas enseigné! » Institutio
christiana, édition de 1536, C. R., Opéra Caloini, t. i,
p. 125; éd. Barth, t. i, p. 144.
Les derniers mots de cette phrase sont surtout à
retenir. On pourrait dire qu'ils sont la charte du puri-
tanisme, en tant que le puritanisme est le plus intran-
sigeant des biblicismes et que le puritain ne veut plus
être que l'homme d'un livre, du Livre par excel-
lence, et ignorer tout le reste. Calvin avait pourtant
été humaniste comme Zwingli. Mais, en se convertis-
sant, il a dit adieu aux études profanes. Il ne veut plus
connaître que la Bible. Il ne veut plus penser que
bibliquement. La Bible est son code, sa loi, son tout.
Elle contient les normes de la vie publique et privée,
les lois éternelles et immuables de toute croyance, de
toute morale, de toute politique, de toute vérité.
Ignorandum libenter quidquid in ea non docetur, ces
mots de Calvin le traduisent merveilleusement bien.
Toutefois ce n'est pas là que se trouve l'originalité
principale de Calvin. La Bible suffit et la Bible se
suffit. Ces deux principes étaient admis par ses deux
devanciers. Mais en dehors de ces deux axiomes fonda-
mentaux, Calvin a découvert deux autres idées, par
quoi son biblicisrne est quelque chose de nouveau et
d'inédit.
En premier lieu, tandis que Luther et Zwingli te-
naient pour accordé que l'Écriture est de droit divin,
sans se demander par qui a été établi le canon des
Écritures et de qui, par suite, l'Écriture tient son
autorité en tenant sa canonicité, Calvin aborde réso-
lument cette question épineuse. Pour Luther et
Zwingli, l'Esprit-Saint n'est donné au croyant que
pour interpréter l'Écriture. Pour Calvin, il fonde en
outre, dans la foi du croyant, la canonicité des textes
scripturaires. Pour Luther, la clé des Écritures est le
dogme de la justification. Pour Calvin, il n'est pas
question d'une clé de ce genre. Du moins, Calvin ne
donne pas de précisions aussi limitées sur la nature des
raisons qu'il a de croire que telle Écriture est cano-
nique ou non. Mais il exclut en tout cas plus rigoureu-
sement que Luther toute intervention de l'Église,
même dans la détermination des Écritures canoniques.
Il s'indigne à la seule pensée qu'une autorité hu-
maine puisse intervenir en cette affaire et l'injure vient
sous sa plume : « Quant à ce que ces canailles deman-
dent d'où et comment nous serons persuadés que
l'Écriture est procédée de Dieu, si nous n'avons refuge
au décret de l'Église, c'est autant comme si aucun
s'enquérait d'où nous apprendrons à discerner la clarté
des ténèbres, le blanc du noir, le doux de l'amer. »
C'est qu'en effet, pour Calvin, « l'Écriture a de quoi
se faire connaître, voire d'un sentiment aussi notoire et
infaillible comme ont les choses blanches et noires de
montrer leur couleur et les choses douces et amères
de montrer leur saveur. »
Calvin connaît cependant le mot célèbre de saint
Augustin : « Je ne croirais pas à l'Évangile, si je n'y
étais mû par l'autorité de l'Église catholique ».
(Contra Epistolam Manichxi, § 6). Il le cite et se
l'objecte à lui-même. Mais à quoi servirait-il d'être
avocat, si l'on n'était pas capable d'amortir la force
d'un texte de jurisprudence? Calvin explique le mot de
saint Augustin en disant que, sans doute, l'autorité de
l'Église attire l'attention sur la sainte Écriture, mais
que seule l'Écriture, par son caractère propre, par une
vertu que Dieu lui communique, a le pouvoir d'engen-
drer la foi. Elle est donc érigée par Calvin à la hauteur
d'un principe premier. Elle possède une évidence qui
lui est propre. On ne peut pas la confondre avec un
autre écrit. Il suffit de la lire pour faire la différence
entre un livre sacré et un livre profane, à condition
toutefois que l'on soit prédestiné. La canonicité et
l'authenticité des saints Livres, selon Calvin, « se voit
à l'œil ». Vous lisez Démosthène ou Cicéron, Platon
ou Aristote. Vous êtes enchaîné, remué, ravi. Mais si
vous passez de là à la Bible, le charme des auteurs
profanes s'évanouit. Leur éloquence n'est plus rien.
« C'est d'un autre ordre », eût dit Pascal. On perçoit
donc directement l'origine divine des textes bibliques.
Ils portent la trace de la main de Dieul De plus,
chaque croyant reçoit directement, de l'Esprit-Saint,
la certitude que les Écritures sont inspirées de Dieu.
Institution chrétienne, édition française de 1562, 1. I,
c. vn-ix : Sur quoi se fonde l'autorité de l'Écriture.
Calvin a donc été jusqu'au bout du biblicisrne. On ne
pouvait pas aller plus loin dans cette voie.
Mais ce théologien-juriste a encore innové sur un
autre point très important. Il ne se contente pas de
voir dans l'Écriture la source du droit divin. Il veut
y trouver le droit tout court. Pour Luther, l'Ancien
Testament ne contenait que la Loi qui menace et
effraie, tandis que l'Évangile nous apporte la Promesse
qui console et apaise. Il s'ensuivait que la Loi n'était
pas faite pour être observée, puisque précisément c'est
notre impuissance à l'observer qui est à la base de
notre foi en Jésus-Christ. Luther et Zwingli après lui
étaient djuc tout disposés à abandonner la législation
politique et sociale au pouvoir civil. Luther avait uti-
lisé la Bible pour créer une religion adaptée à ses be-
soins d'âme et à son goût de l'ordre monarchique.
Zwingli avait plié la Bible à la fondation d'une Église
dominée par l'aristocratie bourgeoise et républicaine
d'un; ville libre. Mais Calvin prend les choses infini-
ment plus au sérieux. Ce juriste a la révérence des
textes. Du moment que Dieu commande, il commande
pour l'éternité. Les lois qu'il pose sont valables pour
tous les pays et tous les temps. Ces lois sont la règle
même de la cité. Calvin n'admet donc pas que le pou-
voir civil puisse faire des lois, qui ne soient pas, d'une
façon ou d'une autre, tirées de la Bible. Le seul régime
q l'il admette, dans un pays, une ville, un empire,
c'est la « Bibliocratie ». Il fera de Genève une « Ville-
Église ». Il comprend la société sous forme de « cou-
vent laïque ». Tout le puritanisme est en germe dans
sa doctrine de la Bible. En 1535, quand il écrivait son
Institution, il n'avait pas encore mis la main à la pâte.
Il ne voyait dans l'Église que la société invisible des
prédestinés. En 1539, dans une nouvelle édition de son
livre, il a déjà évolué. Mais, en 1513, alors qu'il est
revenu en vainqueur à Genève, il conçoit l'idée d'une
Église, qu'il croit calquée sur l'Église primitive. Cette
Église doit être la société même. Elle a ses lois propres.
Loin de les recevoir de l'État, elle les lui impose.
L'État doit obéir à la Bible, et par suite au théologien
qui seul en fait est capable de la lire et de la bien
comprendre, mais Calvin ne tire pas cette conséquence
de fait.
Le biblicisrne a atteint de la sorte son apogée. Il
n'ira jamais plus haut ni plus loin, même au temps des
« Saints » de Cromwell.
'2047
RÉFORME. DOCTRINES, LE PÉCHÉ ORIGINEL
2048
4° Le biblicisme des « 3!) Articles ». — La position
de l'Église anglicane, au sujet de la Bible, est définie
par le 6e des trente-neuf articles de 1562, ainsi conçu :
« La sainte Écriture contient toutes les choses néces-
saires au salut, de sorte que tout ce qui n'y est pas
contenu ou ne peut pas être prouvé par elle ne doit
être exigé d'aucun homme comme article de foi, ni
réputé requis ou nécessaire au salut. Sous le nom
d'Écriture sainte nous comprenons ces Livres cano-
niques de l'Ancien et du Nouveau Testament, dont
l'autorité n'a jamais été mise en doute dans l'Église ».
Après cet article vient l'énumération des Livres
reconnus comme canoniques. Sont exclus de la liste les
livres deutérocanoniques, et en particulier les livres
de Tobie, de Judith, de la Sagesse, de l'Ecclésiastique,
de Baruch, etc.
Comme dans tout l'ensemble de sa constitution,
l'Église anglicane prenait ici, un peu au petit bonheur,
une via média entre le biblicisme rigide de Calvin et
l'enseignement de l'Église catholique. Le sens de
l'article 6 est en effet le suivant : 1. La Bible suffit au
salut. 2. Elle ne suffît pas tout à fait, car pour savoir
quels livres font partie de la Bible, il faut consulter la
tradition. 3. Il appartient à une Église nationale de
décider, à elle seule, si les livres regardés comme cano-
niques dans certaines parties de l'Église ou dans
certaines périodes de l'histoire doivent être considérés
ou non comme parole de Dieu.
Cela n'était pas très logique, car de deux choses
l'une : ou le canon des Écritures est article de foi, et
alors il est possible de fonder un article de foi sur une
décision de l'Église, ou il n'est pas article de foi, et
comment pourra-t-on fonder des articles de foi sur
des textes dont la canonicité elle-même n'est pas de foi
et se trouve par là même sujette à caution?
Calvin seul avait vu la difficulté et avait trouvé dans
une logique intrépide mais audacieuse une solution
commode : un texte biblique porte en lui-même sa
marque d'authenticité et de canonicité comme le
soleil porte avec sa lumière la preuve de son existence.
//. le péché originel. — 1° Chez Luther. — C'est
à propos de la notion du péché originel que Luther a
commencé à dévier de la doctrine catholique. On peut
diviser en trois étapes son évolution à ce sujet :
1. Avant son voyage à Rome, il est encore substan-
tiellement catholique, bien que ses expériences intimes
et ses lectures favorites le poussent déjà à une concep-
tion très pessimiste de la nature déchue. — 2. A la suite
de son voyage de Rome, il semble bien avoir adopté
une théorie voisine de celle que Seripandi devait
défendre au concile de Trente et qui porte le nom de
théorie de la double justice. Cette théorie se résume en
deux points : l'homme déchu peut, avec le secours de
la grâce, faire quelque bien, mais son pouvoir est
étroitement limité et ne suffît pas à assurer son salut.
Il lui faut, en plus de sa «justice personnelle » une
seconde justice, qui est celle de Jésus-Christ. Il y a
donc deux justices, l'une infuse, l'autre imputée.
C'est à peu près ce que l'on trouve dans le Commentaire
sur les Psaumes de Luther, entre 1513 et 1514. —
3. Mais Luther ne s'arrête pas là. 11 ne cesse de dimi-
nuer l'importance de la première justice pour grossir
celle de la seconde, jusqu'à ce qu'il arrive à supprimer
celle-là pour ne plus admettre que celle-ci. Dès son
Commentaire de l' I: pitre aux Romains (1515-1616), il
manifeste avec éclat son sentiment nouveau. Les
injures aux théologiens y alternent avec les plus
sombres descriptions de la corruption humaine
« Qu'est-ce donc, écrit-il, que le péché originel? Primo.
selon les subtilités des théologiens scolasl iques. c'est
la privation et le manque de Justice originelle. Quanl à
la justice, suivant eux, elle esl dans la volonté comme
dans son sujet. C'est donc là aussi que réside sa priva-
tion. Elle appartient en effet au prédicament de
la qualité, selon la logique et la mélaphysique.
Secundo, selon l'Apôtre (saint Paul) et la simplicité
du sens dans le Christ Jésus, ce n'est pas seulement
la privation d'une qualité dans la volonté, bien plus
ce n'est pas seulement la privation de lumière dans
l'intelligence, de force dans la mémoire, mais c'est en
vérité la privation de toute rectitude et de toute
puissance dans toutes les facultés tant du corps que
de l'âme et de tout l'homme tant intérieur qu'exté-
rieur. De plus, c'est le penchant même au mal, le
dégoût du bien, la répugnance pour la lumière et la
sagesse, l'amour au contraire des ténèbres et de
l'erreur, la fuite et l'abomination des bonnes œuvres,
l 'empresse ment au mal... En somme, ainsi que les
anciens Pères l'ont dit, ce péché d'origine, c'est le
foyer même de la concupiscence, la loi de la chair,
la loi des membres, la langueur de la nature, le tyran,
la maladie originelle... ». Ficker, Luthers VorUsung
iiber den Pcmerbrief, t. i /), p. 143 sq.
Depuis ce temps, Luther, qui a changé sur beaucoup
d'autres points, n'a plus varié en ce qui concerne le
péché originel. Dans les Articles de Smalkalde, qui sont
de 1538, son langage est le même en substance que
celui qu'on vient de lire. Mais il ajoute les précisions
intéressantes que voici : « Ce péché originel est une
corruption si profonde et si mauvaise de la nature
qu'aucune raison ne la connaît, mais que nous devons
en recevoir la révélation par l'Écriture. De là vient
qu'il y a eu beaucoup d'erreurs et de cécité sur cet
article, tel que les scolastiques l'ont enseigné, notam-
ment : 1. que, par la chute d'Adam, les forces naturelles
de l'homme sont restées intactes et entières et que
l'homme tient de sa nature une raison droite et une
volonté bonne, comme disent les philosophes; 2. que
l'homme possède un libre arbitre pour faire le bien et
éviter le mal ou inversement pour laisser le bien et
faire le mal; 3. que l'homme peut, par ses forces natu-
relles, accomplir et observer tous les commandements
de Dieu; 4. qu'il peut, par ses forces naturelles, aimer
Dieu par dessus tout et son prochain comme lui-même ;
5. que, lorsque l'homme fait tout ce qui est en lui, Dieu
lui donne sûrement sa grâce ; 6. que, lorsqu'il s'approche
d'un sacrement, il n'a pas besoin du ferme propos de
bien faire, mais qu'il suffît de n'avoir pas le mauvais
dessein de pécher, tant la nature est bonne et efficace
le sacrement; 7. qu'il n'est pas établi par l'Écriture
que pour faire une bonne œuvre il est nécessaire
d'avoir l'Esprit-Saint avec sa grâce. » Luthers Wcrke,
éd. Schwetschkc, t. in, p. 55-56.
Dans la Confession d'Augsbourg, le péché originel
est donné comme consistant en ce que les hommes
naissent « sans la crainte de Dieu, sans confiance en
Dieu et avec la concupiscence. » Kidd, op. cit., p. 262.
En recueillant tous les textes, on arrive à la concep-
tion suivante, chez Luther : 1. L'homme est com-
plètement déchu depuis la faute d'Adam. Il n'a
aucune puissance pour le bien. Tous ses actes sont des
péchés mortels. Même en croyant bien faire, nous
péchons, bene operando peccamus, ou encore, homo,
quando jac.it quod in se est, peccat. W., t. i, p. 148
(1516). La grâce même de Dieu ne pourrait rien tirer
de nous, 'foule notre justice est imputée.
2. Il s'ensuit que tous les actes clés hommes, aussi
bien des sages du paganisme que des hommes régénérés
par le baptême, sont de véritables péchés devant Dieu:
« Toutes les vei lus des philosophes, bien plus, de tous
les hommes, soit des juristes, soit des théologiens, sont
des apparences de vertus e'I en réalité des vices. » Cité
par Denifle, Luther und Luthertum, t. i, p. 528.
3. El cela s'expl ique par ce fait que la concupiscence
non seulement est invincible, en ce sens qu'elle ne peut
être extirpée, mais en ce sens qu'elle vicie tous nos
2049
RÉFORME. DOCTRINES, LE PÉCHÉ ORIGINEL
2050
actes, qu'elle est présente en tous et les corrompt, par
une sorte de freudisme avant la lettre.
4. L'homme n'a donc plus aucune liberté. Cepen-
dant, il est à noter sur ce dernier point que Luther a
présenté son déterminisme sous deux formes bien diffé-
rentes. Avant d'écrire son De servo arbitrio, qui est
de 1525, il parle toujours comme si la perte du libre
arbitre était une conséquence du péché originel. C'est
ce qui explique que, parmi les propositiens de Luther
condamnées par la bulle Exsurge Dcminc, du 15 juin
1520, on trouve la suivante : Liberum arbitrium post
peccatum est res de solo tilulo, et dum jacit qued in se
est peccat mortaliter. Dans le langage de Luther alors
la liberté n'est pas un pouvoir d'option, mais seulement
le pouvoir de faire le bien. Ce pouvoir exis1f.it donc
avant le péché, mais il a été perdu par le péché. Dans
le De servo arbitrio, Luther parle du pouvoir d'option.
Les raisons pour lesquelles il le refuse à l'hcmme sont
aussi bien valables pour l'ange. Il ne fait au péché
originel que de lointaines allusions. Son grand argu-
ment est que la liberté est un nom divin, un attribut
divin, une propriété réservée à Dieu. Ce qui détruit la
possibilité même de la liberté dans la créature, c'est
la volonté omnisciente et toute-puissante de Dieu :
« Par sa volonté immuable et éternelle, autant qu'in-
faillible, Dieu prévoit et fait toutes choses. Cette
proposition, semblable à un éclair, terrasse et détruit
radicalement le libre arbitre... Il suit de là nécessai-
rement que tout ce que nous faisons, que tout ce qui
arrive, même lorsqu'il paraît contingent et accidentel,
se produit effectivement d'une façon immuable et
nécessaire, quand on fixe le regard sur la volonté
divine... La liberté est en définitive un nom divin et
ne peut être attribuée à personne qu'à Dieu ».
W., t. xviii, p. 615 sq. ; éd. Schwetschke (notes
d'Otto Scheel), Ergdnzungsbânde, t. n, p. 235 sq. Mais
comme, avant le péché, l'homme faisait le bien natu-
rellement, on pouvait dire qu'il était libre, c'est-à-dire
non enchaîné au péché, tandis que maintenant il n'a
même plus cette liberté au sens large, il est enchaîné
au mal, il est esclave du péché, de Satan et de la
mort.
2° Zwingli et le péché originel. — Il y a entre la
doctrine de Zwingli et celle de Luther, sur le péché
originel, à la fois de frappantes ressemblances et des
différences profondes. Ce fut là un des points de fric-
tion entre les deux réformateurs. Comme Luther.
Zwingli admet ce paradoxe : l'homme est à la fois
impuissant et responsable, tout arrive nécessairement.
et Dieu est aussi bien l'auteur de la trahison de Judas
que de la pénitence de saint Pierre. Il écrit à Bruiner,
le 25 janvier 1527 : « Accordons que c'est bien par
l'ordre de Dieu que celui-ci est parricide et celui-là
adultère... Que l'on dise donc que c'est en vertu de
la Providence divine qu'il existe des traîtres et des
homicides, nous le permettons. Nous aussi nous le
disons, mais nous ajoutons que ceux qui font ces
crimes sans se corriger ni se repentir sont destinés
par la Providence aux supplices éternels, pour
servir d'exemples de sa justice. Voilà notre canon! »
C. R., Op. Zuinglii, t. ix, p. 30 sq.
Mais, en ce qui concerne le péché originel lui-même,
Zwingli est presque aux antipodes de Luther. Dans
son Explication des 67 articles, il distingue trois sortes
de péché : 1. le péché d'incrédulité qui seul entraîne
la damnation; — 2. le Bresten, c'est-à-dire la « conta-
gion » ou infirmité originelle, la faiblesse de notre
nature déchue, en Adam; — 3. les œuvres qui décou-
lent de ce « Bresten », comme les branches sortent
d'un tronc.
Il est aisé de voir que le « Bresten » de Zwingli n'est
autre que le péché originel. Il l'identifie à la concu-
piscence. Mais contrairement à Luther, il n'admet
pas que cette « maladie » soit un vrai péché et qu'elle
entraîne la damnation. Il la décrit comme une sorte
d'amour-propre, qu'il nemme epi/ffi/ria. Zwingli
conservait de son humanisme une profonde sympathie
pour les sages de l'antiquité. Il ne pouvait se résoudre
à les condamner à l'enfer. 11 absout de même les en-
fants morts sans baptême. On comprend dès lors ce
passage de la Fidei ratio, qu'il adressa, le 8 juillet 1530,
à l'empereur au cours de la Diète d'Augsbourg : « Le
péché originel, tel qu'il existe dans les fils d'Adam,
n'est pas proprement un péché... Il n'est pas en effet
une violation de la loi. 11 est donc une maladie et un
état : une maladie, car, de même qu'Adam est tombé
par amour de soi, nous tombons; un état, car de même
qu'il est devenu esclave et sujet de la mort, ainsi nous
naissons esclaves et fils de la colère et sommes sujets
à la mort Il résulte de là, si nous sommes rendus à
la vie par le Christ, second Adam, comme nous avons
été livrés à la mort par le premier Adam, que c'est à
tort que nous damnons les enfants des parents chré-
tiens (morts sans bf ptême) et même ceux des païens...
Kidd, op. cit., p. 472 sq.
Déjà sur ce premier point, le biblicisme de Zwingli
rendait un son tout autre que celui de Luther et ce
dernier trépignait d'indignation au sujet des doctrines
de son rival.
3° Calvin et le péché originel. — Avec Calvin, nous
revenons à la doctrine luthérienne pure. Sans insister
sur les étapes de la pensée ele Calvin, nous dirons que
l'on peut résumer sa doctrine du péché originel, telle
qu'elle est contenue dans l'édition définitive de V Insti-
tution (1559), dans les six propositions suivantes :
1. Dieu avait créé l'homme clans un état de nature
parfaite, en possession ele la liberté ele bien faire et de
rester « conjoint à son Créateur ». — 2. Par suite du
décret éternel de Dieu, Adam a péché. « L'infidélité a
été à la base de sa révolte. De là est procédé l'ambition
et orgueil, auxejuels deux vices l'ingratitude a été
conjointe ». - 3. Par cette faute, Adam « a ruiné tout
son lignage... ayant perverti tout ordre ele nature au
ciel et en la terre ». — 4. le péché originel est une
corruption et perversité héréditaire de notre nature,
laquelle étant répandue en toutes les parties ele l'âme
nous fait coupables premièrement de l'ire de Dieu,
puis après produit en nous les œuvres que l'Écriture
appelle œuvres de la chair ». C'est bien le péché
d'Adam qui réside en nous et non point seulement la
peine de ce péché. « La nature est une semence de
péché, en sorte qu'elle ne peut être que déplaisante et
abominable à Dieu. » Ce n'est pas assez dire que ele
déclarer que le péché originel est la privation de la
justice originelle. 11 faut y voir cette source fertile
ele tout mal que nous nommons la concupiscence.
« L'homme n'est autre chose de soi-même que concu-
piscence ». — 5. C'est en ce sens qu'il faut dire que
l'homme a perdu le franc arbitre. C'est à tort que les
philosophes prétendent que la raison suffit à bien
conduire l'être humain et que la volonté a la libre
élection pour suivre en tout la raison. Calvin recon-
naît que la plupart eles Pères « ont suivi les philo-
sophes », plus qu'il ne convenait. Saint Augustin seul
a bien compris les Écritures. Pour Calvin, son senti-
ment est très net : « C'est une chose résolue, dit-il,
que l'homme n'a point le libéral arbitre à bien faire,
sinon qu'il soit aidé de la grâce de Dieu et de grâce
spéciale qui est donnée aux élus seulement par régéné-
ration, car je laisse là ces frénétiques qui babillent
qu'elle est indifféremment exposée à tous. » A vrai
dire, Calvin n'oublie pas qu'il a été humaniste. Il ne
peut se tenir d'exprimer son admiration en passant
pour les sages de l'antiquité, surtout les jurisconsultes,
les philosophes, les dialecticiens, les médecins du paga-
nisme. Mais il reconnaît qu'ils n'ont pas eu la « sagesse
2051
RÉFORME. DOCTRINES, LA JUSTIFICATION
2052
spirituelle » et que les quelques « gouttes de vérité »
que l'on trouve chez eux ne font que mieux ressortir
leur responsabilité et la profondeur des ténèbres qui
les enveloppaient. — ■ 6. Calvin maintient en effet la
pleine responsabilité de l'homme, en dépit de son
impuissance. II ne voit pas qu'il fait de Dieu un
monstre qui punit des créatures pour des fautes qu'elles
n'avaient pas le pouvoir d'éviter. Voici comment il
explique cette responsabilité : l'homme est tellement
corrompu qu'il prend plaisir au mal. Il pèche avec
délectation, sans contrainte, avec empressement. « Il
pèche volontairement et non pas malgré son cœur, ni
par contrainte, il pèche, dis-je, par une affection très
encline et non pas étant contraint par violence. » Cotte
complaisance dans le mal apparaît à C ilvin, ainsi
qu'à Luther, commj constituant essentiellement la
responsabilité. Ici encore le juriste l'emporte sur le
théologien. Car le juriste ne veut savoir qu'une chose :
si le délinquant n'a pas été contraint, s'il n'a pas été
entraîné par la crainte ou quelque sentiment imposé
du dehors. S'il apparaît qu'il a agi avec joie, de lui-
même, il est tenu pour responsable devant la loi.
4° Le péché originel dans les « 39 Articles ». — L'ar-
ticle 9 de la confession anglicane traite du péché ori-
ginel en ces termes : « Le péché originel ne consiste
pas dans l'imitation d'Adam (comme le prétendent
vainement les Pélagiens); mais c'est la faute et la
corruption de la nature de chaque homme qui, d'une
façon naturelle, tire son origine d'Adam. Et c'est par
là que l'homme s'est éloigné de sa droiture originelle
et se trouve de sa propre nature incliné au mal, de
sorte que les convoitises de la chair sont toujours
contraires à celles de l'esprit. Et c'est pourquoi le
péché originel mérite la colère de Dieu sur tout homme
qui vient en ce monde. Et cette infection de la nature
demeure même en ceux qui sont régénérés. C'est
pourquoi la convoitise de la chair, appelée par les
Grecs « phronêma sarkos », que l'on traduit sagesse,
ou sensualité ou affection ou désir de la chair, n'est
pas soumise à la loi de Dieu. Et, quoique cette sensua-
lité n'entraîne pas de condamnation pour ceux qui
croient et sont baptisés, cependant l'Apôtre confesse
que la convoitise impure ou concupiscence a en elle-
même la nature du péché. »
Cette doctrine diffère très peu de celle de Luther et
de Cilvin. Elle identifie la concupiscence et le péché
originel. Elle pose en principe que la concupiscence
est un véritable péché et que ce péché entraîne
la condamnation des non-régénérés. Cependant, la
confession anglicane évite toute expression trop âpre
et elle corrige par la modération du Tangage ce qu'il
reste de radicalisme dans la doctrine.
Au sujet du libre arbitre, l'art. 10 se rapproche
nettement de la doctrine catholique : « La condition
de l'homme, après la chute d'Adam, est telle qu'il ne
peut s'appliquer et se préparer, par ses forces natu-
relles et ses bonnes œuvres, à acquérir la foi et à invo-
quer Dieu. C'est pourquoi nous n'avons pas le pouvoir
d'accomplir de bonnes œuvres agréables à Dieu et
acceptées de Lui, sans la grâce prévenante de Dieu,
par l'intermédiaire du Christ, grâce qui peut nous
donner un bon vouloir, et la grâce coopérante qui
coopère avec nous après que nous avons acquis ce
bon vouloir ».
On verra cependant, à l'article suivant que la
conception anglicane de la coopération entre le vouloir
humain et la grâce reste en deçà de l'enseignement
catholique.
///. la JUSTIFICATION. 1° Chez Lullicr. - L'ar-
ticle de la justification est le plus important de tous
ceux qui oui été touchés parles « réformateurs ». Nous
avons vu que la mystique de la Justification est l'un
des trois traits communs, avec des nuances toutefois,
à toutes les branches de la prétendue réforme. Luther
avait coutume d'appeler ce point « le point capital et
le résumé » de toute la doctrine chrétienne, summa et
caput. Mélanchthon, dans les Loci communes de
décembre 1521, disait aussi : « Si quelqu'un ignore
ces trois choses : la puissance du péché, la Loi, la
Grâce, je ne vois pas comment je pourrais l'appeler
chrétien I » Kidd, op. cit., p. 91. De fait, c'est dans la
mystique de la justification que s'est trouvé le point
de départ de la révolution luthérienne. C'est l'attrait
de cette mystique commode et plus encore les consé-
quences matérielles, économiques, politiques et so-
ciales, liturgiques même, qu'elle a engendrées, qui ont
entraîné hors de l'Église romaine tant de cités, de
principautés, de royaumes et de peuples divers.
On doit distinguer, dans l'évolution de Luther,
plusieurs étapes avant son arrivée à une conception
définitive sur la justification. On a vu, à l'article pré-
cédent, comment, à la suite de son voyage à Rome,
peut-être sous l'influence de Gilles de Viterbe et de
son jeune et brillant élève, Seripandi, qu'il y avait
sûrement rencontré, il avait d'abord admis une théorie
analogue à celle de la double justice. Vers 1515, il a
déjà abandonné l'une de ces justices. Il ne croit plus
qu'à la justice du Christ. Sa théorie du péché originel
ne lui permet plus d'en admettre une autre. Sur ce
point, il ne variera plus. Mais il n'est pas encore fixé
sur la manière dont la justice du Christ est appréhen-
dée par nous, sur le processus qui nous en assure
l'imputation.
Après sa découverte de la concupiscence « invin-
cible », qu'il identifie au péché originel, il flotte encore
deux ou trois ans, à la recherche d'une doctrine qui
lui donne pleine satisfaction. Sans doute, il parle déjà
de «justification par la foi ». Les luthérologues pro-
testants s'y sont trompés en général et ont cru que ses
idées étaient définitivement arrêtées. Il n'en est rien.
Ce qu'il entendait par le mot (oi, en 1515, était quelque
chose de bien différent de ce qu'il nommera de la
sorte après 1518. Entre ces deux dates, 1515-1518,
Luther cherche le salut dans l'anéantissement, dans
l'abjection humaine, dans le désespoir de soi, dans la
condamnation de soi-même et même dans l'acceptation
de l'enfer. Il croit imiter sous ce rapport la mystique
de Tauler et de la Théologie allemande, qu'il comprend
de travers. Il entend donc par le mot « foi » ce senti-
ment de terreur qui le hante, cette honte intime de ses
fautes, cette évidence de la damnation méritée, par
laquelle il lui semble qu'il «justifie Dieu » et obtient
ainsi d'être «justifié par lui ». Il combat surtout la
« sécurité ». C'est pour cela qu'il condamne alors la
doctrine des œuvres et qu'il s'élève contre les indul-
gences. Il maintient énergiquement la nécessité de
l'ascétisme, de l'obéissance aux supérieurs. Il place
l'humilité au-dessus de tout. Mais il fait consister
l'humilité dans le sentiment de sa propre réprobation.
Soudain, en 1518, au sortir d'épreuves effrayantes,
où il a ressenti, racontc-t-il, les tortures de l'enfer, il
est illuminé d'une intuition prodigieuse : il s'avise que,
puisque le salut ne dépend aucunement de nous,
puisqu'il vient de Dieu seul, puisque c'est la foi qui
nous l'apporte, puisque, en un mot, le salut est incon-
ditionnel, douter du salut, c'est faire injure à Dieu qui
nous l'a promis, c'est encore compter un peu sur nous-
mêmes, sur nos efforts, sur la valeur de notre humilité
ou de notre soumission au décret de damnation sus-
pendu sur notre Iront. La foi lui apparaît dès lors
comme ayant pour unique objet la certitude du salut.
Jusque-là il condamnait la « sécurité ». Par un revi-
rement qui n'a pas été assez remarqué des historiens, il
en fera désormais son unique article de foi et la condi-
tion exclusive du salut. La coupure est si nette entre
ses idées antérieures et celles qu'il professe depuis cette
2053
RÉFORME. DOCTRINES, LA JUSTIFICATION
2054
découverte, que ce ne peut pas être autre chose que
cette fameuse « Expérience de la Tour » ( Turmerleb-
niss) dont il disait plus tard qu'elle l'avait fait entrer
à pleines voiles au paradis, qui a provoqué chez lui
cette révolution intime. Voir t. ix, col. 1206 sq.
A vrai dire, il n'avait aucunement besoin d'une
illumination céleste pour en arriver là. N'était-ce
point cette «certitude du salut » qu'il cherchait anxieu-
sement depuis son entrée au cloître et probablement
depuis sa naissance à la vie spirituelle personnelle?
Même quand il s'élevait contre la « sécurité », ne vou-
lait-il pas se rassurer lui-même? Par-dessous la contra-
diction apparente, n'y avait-il pas, dans son évolution
inconsciente, une logique profonde et instinctive, non
pas une logique rationnelle, mais une logique en quel-
que sorte passionnelle, dominée par la soif du salut?
Quoi qu'il en soit, à partir de 1518, la doctrine de
Luther sur la justification est en possession de tous
ses éléments et elle est définitive. Il s'empresse d'ou-
vrir aux autres le paradis où il croit être entré. Quel
est ce paradis?
Sa doctrine tient en deux affirmations essentielles :
1. La Loi ne peut être observée; — 2. Il n'y a de salut
que dans la foi au Christ-Sauveur.
La Loi ne peut pas être observée, parce que nous
sommes déchus. Elle nous oblige quand même. Mais
sa fonction est de nous conduire au désespoir, pour
nous préparer à recevoir la « consolation » de la Foi.
Sans désespoir, pas de consolation. Sans consolation,
pas de foi, donc pas de salut. La mystique luthérienne
oscille entre ces deux pôles : le désespoir engendré
par la Loi et la certitude conférée par la Foi. Vingt
fois, cent fois, Luther a ressassé cette doctrine bizarre.
Voici un passage tiré de son meilleur ouvrage : De
la liberté du chrétien (nov. 1520) : « Il faut savoir qui;
les Livres saints contiennent deux sortes d'écrits : les
lois ou préceptes de Dieu, et les promesses. Les lois
prescrivent et enseignent beaucoup de bonnes choses,
mais ces choses ne sont pas accomplies du fait que les
commandements sont donnés. Les lois enseignent
mais n'aident point. Elles apprennent ce qu'on doit
faire, mais elles ne donnent pas de forces pour le faire.
Aussi n'ont-elles d'autre but que de montrer à l'homme
son impuissance pour le bien et de lui apprendre à
désespérer de lui-même. Et c'est pourquoi elles s'ap-
pellent l'Ancien Testament et appartiennent toutes à
l'Ancien Testament. Ainsi le commandement : Non
concupisces! Tu ne convoiteras pasl démontre que
nous sommes tous pécheurs, car personne ne peut
manquer, quoi qu'il fasse, d'avoir de mauvais désirs.
L'homme apprend ainsi à désespérer de lui-même et
à chercher ailleurs le secours pour se débarrasser des
mauvais désirs et accomplir par un autre (Luther veut
dire par Jésus-Christ) le précepte qu'il ne peut accom-
plir de lui-même. Tous les autres commandements
sont également impossibles pour nous ». (Cristiani,
Traduction française de La Liberté du chrétien de
Luther, Paris, s. d. (1914), p. 32).
Dans ses ouvrages ultérieurs, Luther introduit une
précision intéressante sur le rôle de la Loi. On vient
de voir qu'elle est faite non pour être observée, mais
pour pousser au désespoir. Mais ceux qu'elle ne pousse
pas au désespoir, ceux qui ne sont pas prédestinés
au salut, ceux-là, elle les accable, elle autorise Dieu
à les punir. Elle est pour les enfants de Dieu un pré-
cieux enseignement et la préface de la justification.
Elle est pour ses ennemis la source d'un réquisitoire
impitoyable et le titre d'une condamnation sans re-
tour. Mais tout cela est écrit de toute éternité, dans le
décret de prédestination.
On croit assez communément que la doclrire de la
prédestination est propre à Calvin. C'est une erreur
complète. Cette doctrine n'est pas moins rigide chez
Luther que chez Calvin. Luther attribue à Dieu seul
la fixation éternelle du sort de chaque âme. Le libre
arbitre n'y est pour rien, puisque ce n'est qu'un vain
mot, une illusion et même un blasphème, en ce sens
que prétendre jouir du libre arbitre c'est se faire Dieul
C'est donc Dieu qui est seul la cause et du bien et du
mal. C'est Dieu qui a élu les uns et réprouvé les autres
sans mérite ni démérite de leur part. Mais ce Dieu qui
n'a pour règle de ses décisions que l'arbitraire le plus
souverain, tient cependant à pouvoir déshonorer ses
victimes avant de les plonger dans les flammes infer-
nales. La Loi lui sert d'instrument, on pourrait dire
d'artifice, pour cette formidable cruauté. Elle sera
pour les uns l'origine du salut, pour les autres la source
de leur perte. Pour les prédestinés, elle fait luire, dans
leur inflexible rigueur, le tableau écrasant des devoirs
à remplir et des fautes à éviter. Elle les terrifie par
les menaces de la justice. Elle abaisse leur orgueil, leur
enlève toute confiance en eux-mêmes et les jette dans
les bras de la miséricorde divine. Pour les réprouvés,
au contraire, elle sert de repoussoir, elle est la cause
des révoltes et des aigreurs contre Dieu, elle enfante
le goût du mal, elle donne au péché la saveur du fruit
défendu. Elle est donc source de démoralisation et
justification de la sévérité divine. Mais tout cela n'est
qu'une mécanique sans liberté personnelle. Le jeu
est réglé d'avance. Dieu ne craint pas de jouer et de
tricher avec ses créatures. Elles croient être libres et
ne le sont pas. Les prédestinés ne peuvent perdre la
partie de dés où se joue leur destin. Les réprouvés ne
peuvent la gagner. Les dés sont pipés par Dieu, de
toute éternité. Dieu se moque également des uns et
des autres. Il affirme en effet qu'il veut le salut de tous
les hommes. Mais c'est pour mieux nous tromper.
Écoutons Luther : « La Diatribe (d'Érasme) se four-
voie en raison de son ignorance. Elle ne sait pas dis-
tinguer entre le Dieu révélé et le Dieu caché, c'est-à-
dire entre les paroles de Dieu et Dieu lui-même. Dieu
fait beaucoup de choses qu'il ne nous révèle pas par
sa parole et il veut beaucoup de choses que sa parole
ne nous dit pas qu'il veut : ainsi, il ne veut pas la mort
du pécheur, et cela s'entend selon sa parole, mais il
la veut selon sa volonté cachée. Or, nous devons méditer
la parole et laisser de côté cette insondable volonté.
Car la parole est faite pour nous conduire et non la
volonté cachée. » De servo arbitrio. Luther ne nous dit
pas comment il sait qu'il y a en Dieu une volonté
cachée opposée à sa parole. Do deux choses l'une :
ou cette volonté est réellement cachée et alors com-
ment Luther la connaît-il? ou elle n'est pas réellement
cachée, et alors elle doit se trouver dans l'Écriture,
puisque ce n'est que par l'Écriture que nous connais-
sons la volonté de Dieu. Au surplus, quelle confiance
pouvons-nous avoir dans la Bible, si nous avons la
certitude que la parole de Dieu qui s'y trouve n'est pas
conforme à la vraie volonté de Dieu? De fait, à en croire
le bibliciste forcené qu'est Luther, toute l'Écriture
nous trompe. Elle multiplie les exhortations, les objur-
gations, les menaces, les malédictions, les promesses,
les préceptes. Mais tout cela n'est que façade illusoire.
«Les jeux sont faits », et le résultat est décrété par
Dieu de toute éternité. Nous ne sommes pour rien dans
le drame qui se déroule sur le théâtre du monde.
Dieu illumine saint Paul sur le chemin de Damas et il
« endurcit » Pharaon. « Si Dieu a prévu, écrit Luther,
que Judas deviendrait traître, il était nécessaire que
Judas fût traître et il n'était pas plus au pouvoir de
Judas que de toute autre créature de changer sa
manière d'agir ou sa volonté, encore qu'il ait agi sans
contrainte, car sa volonté était une œuvre de Dieu
accomplie par sa toute-puissance comme tout le
reste ». De servo arbitrio, éd. Schwetschke, loc. cit.,
p. 344 sq., 395 sq. Luther va jusqu'à conclure, dans son
2 055
RÉFORME DOCTRINES, LA J USTTFf CATION
2056
De servo arbitrio que si Dieu lui ofïrait le libre arbitre,
il le refuserait. Il aurait trop peur de ne pas savoir
s'en servir, de ne pas pouvoir résister aux assauts
du démon. Il préfère la sécurité à la liberté. Cette
sécurité qu'il combattait encore dans les thèses sur
les indulgences, en 1517, elle est en effet l'essence
de sa doctrine actuellement. Et cette sécurité, il la
tire de la foi.
En somme, il ne s'agit pas, chez Luther, d'une
théologie, d'un système raisonné et logique, il ne s'agit
que d'un drame subjectif, d'un romantime mystique,
d'une autobiographie. Le moteur secret de tout son
enseignement c'est le besoin de certitude et de sécu-
rité.
Mais la grosse difficulté qu'il a rencontrée sur sa
route a été le problème des œuvres. Quelle doctrine
enseigner à ce sujet? Du moment que Jésus a satisfait
pour nous, que la Loi ne peut plus nous opposer ses
blâmes et nous maintenir dans le désespoir, que la foi
enfin nous a donné l'assurance du salut sans condition,
pourquoi nous sentirions-nous encore liés par les
obligations de la Loi? Et pourtant, si nous ne sommes
plus liés, que devient l'ordre public, la morale pu-
blique? Luther n'a jamais pu sortir de ce dilemme. Il
donne tantôt une explication, tantôt une autre. Par-
fois, il semble, à l'entendre, que la foi sauve en faisant
accomplir des œuvres, en infusant aux œuvres une
valeur acceptée par Dieu et qu'elle ait en elle-même
une portée morale qui nous revêt devant Dieu d'une
véritable dignité. Le plus souvent, Luther affirme que
la foi sauve malgré les œuvres, en nous imputant les
mérites de Jésus-Christ, en recouvrant les ignominies
de notre cœur de la robe d'or de ses vertus divines.
La première explication pourrait s'appeler morale, la
seconde purement mystique. Entre les deux, Luther
oscille suivant les circonstances, ou bien il les emploie
toutes deux, comme s'il était indifférent à la distance
qui les sépare, à la contradiction qui les oppose.
Le Sermon sur les oeuvres, dédié, le 29 mars 1520,
au duc Jean de Saxe, peut passer pour le type de
l'explication morale du rôle de la foi : « La première
et la plus haute œuvre, la plus noble de toutes, y
déclare Luther, c'est la foi au Christ. » Mais, comme il
a maintes fois dit que toutes nos œuvres sont des
péchés mortels, ce n'est pas de sa part faire un grand
éloge de la foi que d'en faire la première des œuvres.
Luther ajoute donc que « les œuvres faites en dehors
de la foi ne sont rien et sont mortes totalement ». Puis
il déclare que la foi «rend seule toutes les autres œuvres
bonnes, agréables à Dieu et dignes de Lui... » Dans la
foi, poursuit-il, « toutes les œuvres sont égales, l'une
vaut autant que l'autre, toute différence disparaît
entre elles, qu'elles soient grandes, petites, courtes,
longues, nombreuses ou en petit nombre... » W., t. vi,
p. 106 sq.
Mais Luther est bien loin de parler toujours ainsi.
La plupart du temps, il se rattache à la pensée qu'ex-
prime le mot fameux de sa lettre du lpr août 1521
à Mélanchthon : « Dieu ne sauve pas les faux pécheurs.
Sois donc pécheur cl pèche hardiment, mais confie-toi
et réjouis-toi plus hardiment encore dans le Christ,
qui est vainqueur du péché, de la mort et du inonde.
Il faut pécher tant que nous gommes ainsi... Le péché
ne nous arrachera pas à lui (au Christ) même si mille
milliers de fois par jour nous commettons la forni-
cation et l'homicide... « Luthers Briefwechsel, éd. Enders,
I. m, p. 2(17 sq.
On mesure aisémenl la différence de ces t\v\\x concep-
tions de la foi. Dans l'une, c'csl notre foi qui nous
justifie parce que foules les «euvres qu'elle nous l'ait
accomplir deviennent par elle agréables à Dieu et qu'il
est bien entendu qu'elle ne nous faif accomplir que
les «euvres conformes à la volonté de Dieu exprimée
dans la loi, dans l'autre, la foi n'est qu'un organe créé
en nous, sans nous, par l'Esprit-Saint, pour appré-
hender la justice étrangère du Christ et nous la faire
« imputer », encore que nos œuvres continuent à être
mauvaises.
De ces deux conceptions, il semble que la première
ait été à l'usage des profanes, mais ne représente pas;
la vraie pensée de Luther. Mélanchthon, qui avait
d'abord éprouvé tant de consolations dans la doctrine
de Luther, finit par être dévoré de doutes, au sujet de
la suppression de la Loi, dans la doctrine de son
maître. En 1530, selon les Propos de table, il posa
nettement la question à Luther : « Estimez-vous, lui
dit-il, que l'homme est justifié par une rénovation
intérieure, comme Augustin paraît l'admettre? Ou au
contraire, par une imputation gratuite, extérieure à
nous, et par la foi. c'est-à-dire par une ferme confiance
qui naît de la Parole de Dieu? » — « Je suis intime-
ment persuadé, répondit Luther, et certain que c'est
uniquement par une imputation gratuite que nous
sommes justes auprès de Dieu. » — « Du moins, ne
concédez-vous pas, reprit Mélanchthon, que, justifié
avant tout par la foi, l'homme l'est secondairement
par les œuvres? Sans doute, pour que notre foi ou-
confiance demeure certaine, Dieu ne requerra pas
l'exécution parfaite de la Loi, mais la foi suppléera à
ce qui manque aux œuvres de la Loi. Vous concédez
une double justice, la justice de la foi et celle d'une
bonne conscience, où néanmoins la foi vient suppléer
à ce qui manque à l'accomplissement de la Loi. L'une
et l'autre, vous les reconnaissez comme nécessaires
devant Dieu. Mais cela, qu'est-ce autre chose que de
dire que l'homme n'est pas justifié uniquement par la
foi? » — «J'estime, répondit Luther, que l'hemme
devient, est et demeure juste uniquement par la
miséricorde divine. Là seulement est la justice par-
faite, qui rend l'homme saint et innocent et absorbe
tout mal. » W., Tischreden, t. vi, n. 6727.
En somme, on peut ramener la pensée de Luther,
au sujet de la justification, aux points suivants r
1. La Loi a pour fonction principale de révéler le péché
originel avec tous ses fruits, de faire voir la profondeur
de la déchéance de notre nature et sa radicale perver-
sion... « Par là, l'homme est frappé de terreur, humilié,
désespéré. 11 cherche du secours et ne sait où en trou-
ver. Il s'irrite, devient ennemi de Dieu et murmure
contre Lui » (textuel, dans les Articles de Smalkalder
de 1538). ■ — 2. A la Loi, s'oppose l'Évangile, c'est-à-
dire la promesse, en vertu de laquelle Dieu nous assure
de notre salut personnel, sans aucune œuvre de notre
part, en nous justifiant par la foi seule. ■ — 3. La foi
consiste' à croire d'une certitude absolue que Jésus
est mort pour chacun de nous, qu'il a satisfait à la
justice divine pour toutes nos fautes, que nous n'avons
plus rien à payer, que dès lors notre salut ne peut faire
aucun doute, pourvu que nous croyions que nous
sommes sauvés. ■ — 4. La foi nous unit au Christ par
uii mariage mystique. 11 prend tous nos péchés et
nous prenons toute sa justice. Nos fautes lui sont
imputées et Dieu nous impute ses mérites. La justice
acquise de la sorte est une sorte de mariage indisso-
luble, qui ne peut être rompu par aucune faute de' notre
part, sauf le péché d'incrédulité. Aussi longtemps que
nous croyons, noire mariage demeure avec tous ses.
e'fïcls. (Celle doctrine, sous son allure mystique, est
mu I nul exposée dans La liberté du chrétien). — 5. Tout
cela cependant se produit en vertu de l'éternelle
prédestination. Les croyants n'ont aucun mérite à
croire. De toute éternité Dieu a élu ceux qui croiraient
et réprouvé les autres, ce qui n'empêche pas que les.
fautes des damnés soient de vraies fautes.
Que si, maintenant, on veut comprendre les raisons
epii ont assuré à celte doctrine un si grand succès.
2057
REFORME. DOCTRINES, LA JUSTIFICATION
205 S
nous répondrons ceci : Les âmes délicates, Mélanchthon
par exemple, y ont cherché une certitude. Pour les
autres, le secret de leur enthousiasme est assez éclair-
ci par cette boutade échappée à Luther : « Dès que
l'on admet ce principe (de la justification par la foi
seule)... tombent la messe, le purgatoire, les vœux
du cloître et tout le reste! ■• Kroker, Luthers Tisch-
reden in der Mathesischen Sammlung, Leipzig, 1903,
p. 236.
Moines en rupture de vœux, bourgeois heureux de
spolier les fondations des églises et de remettre en
circulation des capitaux improductifs, fils de la Renais-
sance charmés de pouvoir suivre la nature, sans déses-
pérer de leur salut éternel, tels furent les diverses
catégories de personnes où Luther recruta d'innom-
brables partisans.
2° La justification par la foi chez Zwingli. — On a
déjà vu combien Zwingli différait de Luther et com-
ment. Ce ne fut pas pour des raisons mystiques que le
curé de Zurich entra en rébellion contre le dogme
traditionnel. Il avait l'esprit indépendant. Il fut poussé
par des raisons d'ordre politique et ecclésiastique. La
justification par la foi seule demeura toujours adven-
tice dans son système. Parmi les titres de chapitre de
son grand ouvrage De vera et falsa religione commenla-
rius (1525), on chercherait en vain les mots foi et
justification. C'est au mot Evangelium que se trouve
exposée sa doctrine du salut. « L'Évangile, écrit-il,
c'est que les péchés sont remis au nom du Christ. »
C. R., Opéra Zuinglii, t. m, p. 691. Il rappelle la
prédication de Jean-Baptiste. Cette prédication était
un appel à la pénitence. Elle ne pouvait engendrer que
le désespoir. Mais Jean la faisait suivre de l'annonce
du baptême par l'Esprit-Saint. « Or, qu'est-ce autre
chose, conclut audacieusement Zwingli, de baptiser
dans l'Esprit-Saint, que de rendre la conscience tran-
quille et joyeuse de sa venue? Et comment pourrait-
elle être tranquille, si on ne lui donnait des espérances
fermes de quelque chose qu'elle sache avec certitude
ne pouvoir tromper? Baptiser dans l'Esprit-Saint
n'est donc rien autre chose que ceci : le Christ nous
donne son Esprit qui illumine nos cœurs et les entraîne
si bien que nous ayons confiance en lui, que nous nous
appuyions sur lui, qui est le Fils de Dieu, qui nous a
été envoyé, et dont nous sommes devenus les frères,
par sa miséricorde et non par nos mérites. » Loc. cit.,
p. 693 sq.
En somme, le système de Zwingli, fortement appa-
renté à celui de Luther, se ramène aux éléments sui-
vants : 1. Connaissance de soi-même. — 2. Désespoir.
— - 3. Recours à la miséricorde divine. — 4. Terreur
causée par sa justice. — 5. Révélation de Jésus comme
ayant accompli toute satisfaction à la justice et gage,
pour ceux qui se confient en lui, de certitude du salut.
Voici un texte de l'ouvrage cité qui met bien ces
éléments en relief : « Dieu nous illumine pour que nous
nous connaissions nous-mêmes. Et, lorsque cela
s'accomplit, nous sommes jetés dans le désespoir.
Nous nous réfugions dans sa miséricorde, mais sa
justice nous fait peur. Alors la sagesse éternelle dé-
couvre le moyen de satisfaire à sa justice, ce dont nous
étions incapables, et de nous faire jouir de lui, appuyés
sur sa miséricorde. Il envoie son Fils qui satisfait
pour nous à la justice et qui devient le gage indubitable
du salut. Mais c'est à condition que nous devenions
une nouvelle créature et que nous marchions revêtus
du Christ. Toute la vie du chrétien est donc pénitence.
Quand est-ce en elïet que nous ne péchons pas? »
Loc. cit., p. 695.
On remarquera dans ce passage moins ce qui y
ressemble à la doctrine de Luther que ce qui en ditïère.
Zwingli n'est pas seulement un théologien biblique. Il
est aussi et peut-être surtout un conducteur d'hommes.
Il légifère pour une république bourgeoise. Il raisonne
en homme d'État. Il a donc bien garde d'ébranler la
force de la loi, cette garantie nécessaire de l'ordre
public. On ne trouve pas chez lui l'opposition chère à
Luther entre la loi et la promesse. Il ne laisse jamais
entendre que la Loi n'avait qu'un rôle préparatoire
qui fait cesser sa force obligatoire au seuil de la Foi.
La loi est au contraire pour lui l'expression de la
volonté immuable de Dieu. La grâce nous affranchit
de sa puissance de damnation et non de sa puissance
d'obligation. C'est évidemment là une différence capi-
tale d'avec Luther qui arrive à rendre la loi odieuse à
l'homme. Zwingli veut au contraire qu'on adore la loi,
tout en sachant bien qu'on ne peut pas l'accomplir.
Il est très catégorique sur ce point. Le salut s'accom-
plit en nous par la confiance en Jésus seul Sauveur.
Mais cela ne nous affranchit pas de la loi. Nous devons
l'accomplir librement, heureusement, amoureusement,
sans croire que nous puissions satisfaire à ses exigences
profondes, mais en comptant sur le Christ pour nous
arracher à la puissance de damnation qu'elle comporte
et qui continue à peser sur les incrédules.
Toutefois, si Zwingli se montre moins brutal, plus
nuancé que Luther dans l'intelligence de la loi, il ne
diffère pas de lui sur le plan métaphysique, car lui non
plus il n'admet pas que l'homme soit libre. Comme
Luther, il fait reposer tout le système du salut sur la
prédestination. Le sort de tous les hommes est réglé,
de toute éternité, sans qu'ils y soient pour rien et
sans que leur liberté entre en ligne de compte. Zwingli
voit bien tout ce que cette doctrine de la toute-puis-
sance arbitraire de Dieu présente de révoltant pour le
sens de justice inné dans l'homme. Il se pose nettement
l'objection : pourquoi Dieu, qui fait tout, punit-il les
méchants? Et il ne fait à cette question que la réponse
que voici : la loi demeure la loi, bien que Dieu agisse
dans tous les êtres. Ceux qui la violent doivent être
punis. — En ce cas, dira l'impie, c'est Dieu même
qu'il faudrait punir, puisque c'est Lui qui est la cause
du péché. — Vous vous trompez grossièrement, ré-
plique Zwingli. Dieu est au-dessus de la loi. C'est lui
qui l'a faite. Elle exprime sa volonté. Il n'est donc pas
tenu de l'accomplir, mais seules les créatures y sont
tenues. Dieu est essentiellement un Esprit et une
Pensée libre de toute loi. L'acte qui est coupable pour
la créature sujette à la loi n'est que sagesse pour Dieu
qui est au-dessus de la loi et qui est seul cause de cet
acte! Le déterminisme de Zwingli ne recule donc
aucunement devant celte effroyable conséquence :
Dieu est la cause, la source, l'instigateur et l'auteur
etfeetif de tous les crimes et l'être humain qui n'est
qu'un instrument entre ses mains, n'en mérite pas
moins les châtiments éternels, pour la violation « for-
cée » de la Loi qui lui était imposée. Et Dieu n'en
demeure pas moins la bonté, la miséricorde et la
sagesse infinies!
C'est que Zwingli ne veut voir que le côté lumineux
de l'élection. Il ne songe pas à s'attendrir sur les
damnés. Ce sont des gens auxquels il ne faut pas
penser. Ne regardons que les élus. La prédestination,
selon Zwingli est «la libre constitution établie par
la volonté divine au sujet de ceux qui doivent être
bienheureux ». C'est cette constitution — terme juri-
dique signifiant décret qui explique tout le processus
du salut. « L'élection passe devant, dit Zwingli. La
foi suit comme signe de l'élection. »
La foi, selon Zwingli, contient essentiellement trois
choses : 1. la certitude que le Fils de Dieu a satisfait
pour nous; 2. la confiance en Dieu seul, en ce qui
concerne l'affaire de notre salut; 3. un tel attachement
à Dieu que l'on suit prêt à vivre et mourir pour lui.
« Quiconque est couvert du bouclier de la foi sait
qu'il est un élu de Dieu, en vertu de sa foi même. Elle
2059
REFORME. DOCTRINES, LA JUSTIFICATION
2 0G0
est en effet le gage que nous donne l'Esprit pour nous
pousser à n'aimer que Dieu, ne voir que Dieu, ne nous
confier qu'en Dieu... Celui qui a cette lumière et cette
force de la foi, celui-là est certain que ni la mort ni la
vie ne peuvent lui enlever ce trésor. Un tel homme
est tellement bien élu que son élection n'est pas connue
seulement de Dieu mais aussi de lui-même. «Tout cela
dans le sermon De Providentiel de 1529, C.R., Opéra
Zuinglii, t. vi, p. 79-144.
3° La justification par la foi chez Calvin. — Ni
Luther ni Zwingli ne parlaient volontiers de la prédes-
tination. Us avaient sur ce point des idées identiques.
Mais ils jugeaient avec raison que ce n'étaient pas là
des choses à proclamer en public. Calvin n'est pas de
leur avis. Si on voit volontiers en lui l'auteur du pré-
destinatianisme le plus radical, ce n'est pas qu'il
diffère de ses prédécesseurs dans le fond, c'est surtout
qu'il s'est complu davantage qu'eux dans l'exposé
d'une doctrine aussi difficile et aussi dure pour la
conscience commune des hommes.
Quand il aborde ce sujet, au c. xxi du 1. III de
l'Institution, il déclare tout net qu'il n'est pas d'avis
qu'on l'évite, bien au contraire. «Je confesse, dit-il,
que les méchants et blasphémateurs trouvent incon-
tinent, en cette matière de prédestination, à taxer,
caviller, aboyer ou se moquer. Mais si nous craignons
leur pétulance, il faudra taire l'un des principaux
articles de notre foi. »
« Nous appelons prédestination, poursuit-il, le
Conseil éternel de Dieu, par lequel il a déterminé ce qu'il
voulait faire de chacun homme. Car il ne les crée pas
tous en pareille condition, mais ordonne les uns à vie
éternelle, les autres à éternelle damnation. » Pour les
élus, le décret de Dieu « est fondé sur sa pure miséri-
corde, sans aucun regard à la dignité humaine ». Pour
les réprouvés, il se fait « par un jugement occulte et
incompréhensible, encore qu'il soit juste et équitable ».
Chez les premiers, l'élection se manifeste par la « voca-
tion », puis par la «justification », et elle se traduira
un jour par l'entrée dans la gloire. Chez les seconds,
la privation de la connaissance de la parole divine et
de la sanctification par l'Esprit est le signe donné par
Dieu du sort qu'il leur destine. C Uvin affirme que
Dieu « veut pour sa gloire en damner un grand
nombre ». Il n'ignore pas que, « quanti l'entendement
humain ouit ces choses, son intempérance ne se peut
tenir de faire troubles et émotions, comme si une
trompette avait sonné l'assaut ». Mais il se fait fort
d'avoir réponse à toutes les objections. Sa grande
preuve, c'est que « tous les enfants d'Adam sont pris
d'une masse de corruption ». Dieu est donc juste en
les punissant. Que si on le presse, en lui demandant
pourquoi les hommes ont été déchus en Adam, il est
bien obligé de reconnaître que c'est parce que Dieu
«l'avait ainsi ordonné en son conseil». Mais «Dieu
n'est point comptable envers nous, insiste Calvin, pour
rendre raison de ce qu'il fait ». C'est pourquoi il con-
vient de repousser toutes les critiques et de n'y voir
que « grondements de pourceaux ». Ainsi se trouve
liquidée toute opposition à la doctrine de Calvin.
La prédestination se révèle d'abord par la vocation,
avons-nous dit. La vocation est gratuite. Elle « con-
siste en la prédication de la parole et illumination du
Saint-Esprit ». Nous y sommes essentiellement pas-
sifs. Le propre de cette vocation, une fois acquise,
c'est d'être inaniissiblc. Ceux qui « trébuchent » n'ont
jamais été véritablement appelés. «Telles manières
de gens, dit Calvin, n'ont jamais adhéré au Christ
d'une telle lianec par laquelle nous disons que
notre élection est certifiée. ■
La vocation aboutit immédiatement à la justifica-
tion. « Nous avons ici deux choses principales à regar-
der, dit Calvin, c'est que la gloire de Dieu soit conser-
vée en son entier, et que nos consciences puissent avoir
repos et assurance de son jugement. » Il aurait pu en
ajouter une troisième, qui perce dans son langage de
juriste : le souci de ne point affaiblir la majesté et la
force contraignante de la loi. Sous ce rapport, Calvin
est tout proche de Zwingli et très éloigné de Luther.
Ce n'est pas lui qui dira jamais que la loi n'a d'autre
but que de nous pousser au désespoir et qu'elle n'est
pas faite pour être observée. En Calvin, encore plus
qu'en Zwingli, nous rencontrons un directeur de
république bourgeoise, qui se sent la responsabilité
du maintien de l'ordre public dans la Cité et qui sait
que les hommes ne se règlent pas uniquement sur des
prédications éloquentes, mais sur des textes légaux.
Pour conserver en entier « la gloire de Dieu »,
Calvin estime, comme Luther, qu'il ne faut rien accor-
der au mérite humain, dans la question du salut. Il
soutient donc énergiquement la justification par la foi
seule. « C'est, dit-il, le principal article de la religion
chrétienne... Celui est dit être justifié devant Dieu
qui est réputé juste devant le jugement de Dieu et est
agréable pour sa justice... Celui sera dit justifié par
foi, lequel étant exclu de la justice des œuvres,
appréhende la justice de Jésus-Christ, de laquelle
étant vêtu, il apparaît devant la justice de Dieu, non
pas comme étant pécheur, mais comme juste. » La foi
est toute gratuite. C'est une œuvre que l'Esprit-
Saint opère au cœur des prédestinés sans le moindre
concours de leur part.
Les droits de Dieu ainsi mis hors d'atteinte, Calvin
veut aussi donner aux consciences « le repos et l'assu-
rance ». Mais, ici, il est moins heureux que Luther.
Celui-ci n'a pas hésité à sacrifier la loi. Qu'est-ce qui
vous empêche de croire que vous êtes sûrement sauvé?
C'est l'obsession de la loi violée par vous. Mais soyez
donc tranquille. La loi n'est qu'un épouvantait. Elle
n'est pas faite pour être appliquée. « Péchez hardi-
ment!... »
Luther ne gardait plus aux œuvres de la loi qu'une
valeur d'exemple, une valeur sociale et politique.
Mais il y avait au cœur de son système un noyau cen-
tral d'indifférentisme moral et, comme on devait dire
plus tard, d'« antinomisme ». Calvin se sépare ici de
son maître. Parlant de « liberté chrétienne », comme
Luther l'avait fait, il dira que cet article est à la
fois très nécessaire et très périlleux. Pour lui cette
«liberté » consiste en trois choses : 1. que les cons-
ciences chrétiennes, quand il s'agit de chercher assu-
rance de leur justification, s'élèvent et se dressent par-
dessus la Loi et oublient toute justice légale; 2. que
« les consciences ne servent point à la Loi, comme
contraintes par les nécessités de la Loi », mais « qu'elles
obéissent libéralement à la volonté de Dieu »; 3. que
l'on n'attache aucune importance aux choses exté-
rieures, « qui par soi sont indifférentes ».
Mais comment connaîtrons-nous la volonté de Dieu?
Précisément par la loi. Il faudra donc l'accomplir,
non parce qu'elle sauve, mais parce que Dieu l'impose.
La nuance est faible! En fait, Calvin insiste sur la
nécessité des œuvres. Le Catéchisme de Genève de 1553
est très formel : « Mais pouvons-nous être justifiés
sans faire bonnes œuvres? — Il est impossible. Car
croire en Jésus-Christ, c'est le recevoir tel qu'il se
donne à nous. Or, il nous promet non-seulement de
nous délivrer de la mort et remettre en la grâce de
Dieu son l'ère, par le mérite de son innocence, mais
aussi de nous régénérer par son Esprit, pour nous
faire vivre saintement. — La foi donc, non seulement
ne nous rend pas nonchalants à bonnes œuvres; mais
elle est la racine dont elles sont produites? — Il est
ainsi : et pour cette cause, la doctrine de l'Évangile
est comprise en ces deux points, à savoir Foi et Péni-
tence. — Qu'est-ce que Pénitence? — C'est une
2061
REFORME. DOCTRINES, LES SACREMENTS
2062
déplaisaiice du mal et amour du bien, procédant de
la crainte de Dieu et nous induisant à mortifier notre
chair, pour être gouvernés et conduits par le Saint-
Esprit au service de Dieu. — C'est le second point
que nous avons touché de la vie chrétienne (le premier
point était d'avoir notre « fiance en Dieu »). — Voire :
et avons dit que le vrai et légitime service de Dieu
consiste en ce que nous obéissions en sa volonté. —
Pourquoi? — D'autant qu'il ne veut pas être servi
à notre fantaisie, mais à son bon plaisir. — Quelle
règle nous a-t-il donnée pour nous gouverner? — Sa
Loi. »
Et pourtant Calvin, si rigide à maintenir l'obligation
de la loi, maintient aussi notre impuissance à l'accom-
plir parfaitement. Il se demande donc, dans le Caté-
chisme « pourquoi requiert le Seigneur une telle per-
fection qui est au-dessus de notre faculté? » Et il
répond : « Il ne requiert rien à quoi nous ne soyons
tenus, moyennant que nous mettions peine à confor-
mer notre vie à ce qui nous y est dit, encore que nous
soyons bien loin d'atteindre jusques à la perfection,
le Seigneur ne nous impute point ce qui défaut. »
Et à travers tout cela achève de se dessiner pour
nous le portrait du puritain, selon le cœur de Calvin.
Le puritain, avons-nous dit, est l'homme de la Bible.
Mais nous pouvons ajouter maintenant : le puritain
est l'homme qui se sait élu, qui lit son élection dans
son biblicisme et dans son culte de la loi et qui ne
regarde tous ceux qui diffèrent de lui que comme un
gibier d'enfer, détesté justement par Dieu et qu'il doit
détester lui-même 1
4° Prédestination et justification dans la foi angli-
cane. — Il y a une grande ressemblance entre la doc-
trine anglicane et celle de Calvin, sans doute parce
qu'ici Calvin tenait de Bucer un respect de la loi que
Luther n'avait pas affirmé assez hautement. Voici le
texte des articles de la confession anglicane concer-
nant les questions du salut : Art. 17 : « La prédesti-
nation est l'éternel dessein de Dieu, par lequel, avant
que les fondements du monde ne fussent jetés, il a
décrété, de toute éternité, par sa volonté impénétrable
pour nous, de sauver de la malédiction et de la damna-
tion ceux des humains qu'il a choisis en son Christ et
de les conduire par le Christ au salut éternel, comme
des vases d'honneur. En conséquence, ceux qui sont
favorisés d'un si grand bienfait de Dieu, sont appelés,
suivant le dessein de Dieu, par son Esprit opérant en
temps opportun. Avec l'aide de la grâce, ils obéissent
à cet appel : ils sont justifiés librement. Ils deviennent
enfants de Dieu par adoption. Ils sont faits à l'image
de son Fils unique, Jésus-Christ, (7s progressent
saintement dans les bonnes œuvres et, à la fin, avec la
miséricorde de Dieu, ils obtiennent la félicité éter-
nelle. »
Il y a dans cet exposé, un mot qui peut surprendre :
le mot librement. Mais le sens paraît être que Dieu
justifie librement sans qu'aucun mérite humain le
contraigne à justifier. C'est ce qui ressort de l'art. 11 :
« Nous sommes tenus pour justes devant Dieu seu-
lement à cause du mérite de N. S. et Sauveur Jésus-
Christ, par la foi et non pas à cause de nos propres
œuvres ou mérites. Voilà pourquoi dire que nous
sommes justifiés par la foi seulement est une doctrine
très saine et très consolante. »
L'art. 12, sur les bonnes œuvres, est encore plus
net contre l'idée d'une véritable coopération entre la
volonté humaine et la grâce divine : « Quoique les
bonnes œuvres, y lit-on, qui sont le fruit de la foi et
qui suivent la justification, ne puissent effacer nos
péchés et affronter le jugement de la sévérité de Dieu,
cependant elles sont agréables à Dieu, en Jésus-Christ
et naissent nécessairement d'une foi vraie et vive, si
bien que c'est par ces bonnes œuvres qu'une foi vive
peut être aussi évidemment reconnue qu'un arbre à
ses fruits. »
En somme, on retrouve ici tous les éléments du
puritanisme calviniste et c'est pourquoi le puritanisme
devait fleurir aussi bien dans l'anglicanisme que dans
le presbytérianisme calviniste. Le puritain anglican
lit son élection, lui aussi dans son accomplissement
correct de la loi, car il y voit la preuve que sa foi est
vive, que c'est bien la foi d'un prédestiné.
Mais tandis que Calvin méprise les non-prédestinés,
les traite sans ambages de « pourceaux », les auteurs
de la confession anglicane, manifestent timidement un
souci d'ordre public, dans la déclaration suivante :
« De même que la divine considération de la prédesti-
nation et de notre élection en Jésus-Christ est pleine
d'une douce, riante, et indicible consolation pour les
personnes pieuses et celles qui sentent en elles l'œuvre
de l'Esprit du Christ, mortifiant les appétits de leur
chair et leurs membres terrestres, — remarquons ces
mots qui expliquent l'austérité puritaine, — élevant
leur esprit vers les pensées supérieures et célestes,
autant parce que cela établit et confirme profondément
leur foi au salut éternel dont ils jouiront en Jésus-
Christ que parce que cela enflamme très vivement leur
amour pour Dieu, — ■ de même, pour les personnes
charnelles et curieuses, qui n'ont pas l'Esprit du
Christ, la considération continuelle de la sentence de
la divine prédestination est une occasion très dange-
reuse de ruine, par laquelle le démon les fait tomber
soit dans le désespoir, soit dans le malheur d'une vie
très impure, non moins périlleuse que le désespoir. »
Comme on le voit, les rédacteurs des 3 il Articles
auraient voulu conserver d'une part aux prédestinés
la joie de se savoir élus, tout en préservant la société
des débordements de ceux qui se savaient non-élus.
Mais de quel droit arracher à ces derniers, avec les
joies de la vie future, les satisfactions grossières de la
vie présente, puisque c'était tout ce qu'ils pouvaient
espérer de leur infortuné destin? Il semble que les
rédacteurs des 'HJ Articles aient vaguement senti les
dangers d'une doctrine trop rigide de la prédestination.
Maisils n'étaient pas des métaphysiciens. Hommes pra-
tiques, ils voulaient pousser les sujets de leur Église à
l'observation de laloi, sans excès toutefois, car l'art. 14,
dirigé contre l'ascétisme monastique, interdisait toutes
les œuvres de surérogation. Le « puritain » sera donc
un homme précis et calculateur. La Bible contient pour
lui la liste définitive de ses obligations. Il ne veut pas
qu'on y ajoute rien. Il lui suffit d'être au premier rang
des amis de Dieu et il repousse toute surenchère!
IV. LA DOCTKISE DES SACREMEXTS; BAPTÊME;
COXFikitATiox. — 1° Chez Luther. — C'est dans les
derniers mois de 1519 que Luther commence à s'occu-
per, avec le jeune Philippe Mélanchtl on, de la doc-
trine des sacrements. Il fait là des découvertes impres-
sionnantes. Le peuple ne pouvait guère comprendre
ses théories sur la justification et la prédestination.
Mais toucher aux sacrements c'était toucher à ce qui
frappait le plus les regards dans l'antique religion,
c'était opérer une révolution. Luther semble avoir
hésité quelque temps à livrer son opinion sur ce point,
il le fait dans le Prélude sur la captivité babylonienne
de l'Église (octobre 1520). Dès le début de cet ouvrage,
il formule sa thèse : « Je nie les sept sacrements. Je
n'en admets plus que trois : le baptême, la pénitence
et le pain. Ceux-ci ont été plongés par Borne dans une
lamentable captivité. L'Église a été dépouillée de
toute sa liberté. »
Au surplus, il n'a jamais été bien fixé sur ce nombre
trois. Dans la première édition de ses deux Catéchismes
(1529) il ne parlait plus que du baptême et de la cène.
La pénitence ne fut ajoutée que dans les éditions posté-
rieures.
2063
RÉFORME DOCTRINES, LES SACREMENTS
2064
Il ne s'est pas attardé à faire un traité des sacre-
ments en général. Mais il est aisé de déduire sa doc-
trine du reste de son système. Cette doctrine est arti-
culée sur celle de la justification. La justification ne
pouvant s'opérer que par la foi en la promesse, il est
clair que le sacrement ne peut servir à la justification
qu'en s'insérant dans le processus de la foi et il ne peut
s'y insérer qu'en tant que signe de la promesse. On
comprend dès lors la définition de Mélanchthon dans
les I.oci Communes (édition de 1545) : « Les sacre-
ments sont des signes de la volonté de Dieu envers
nous ou encore des témoignages de la grâce promise »,
ou plus savamment: « Le sacrement est un signe de lu
grâce, c'est-à-dire de la réconciliation gratuite qui
nous est accordée à cause du Christ et qui est prêchée
dans l'Évangile. »
La Confession d'Ausbourg avait dit dans le même
sens : « Les sacrements ont été institués, non-seule-
ment pour être des marques de profession religieuse
parmi les hommes — ceci contre Zwingli, — mais bien
plutôt pour être des signes et témoignages de la vo-
lonté de Dieu envers nous, ayant pour but d'exciter
chez ceux qui en usent la foi et de la confirmer. »
La bonne manière d'user des sacrements, selon la-
dite Confession, c'est donc de « croire aux promesses
que les sacrements rappellent et montrent ». Au sur-
plus, la Confession exclut positivement la doctrine
catholique. Elle « condamne ceux qui enseignent que
les sacrements justifient ex opère operato et qui ne
disent pas que, dans l'usage des sacrements, il est néces-
saire d'avoir cette foi qui croit que les péchés sont
remis. »
Par contre, Luther s'élève, dans ses Catéchismes,
contre les sectes ultra-spirituèlles, qui repoussent tout
recours à des signes sensibles, dans le fait de la justifi-
cation. « Parce que la tyrannie du pape est abattue,
dit le Petit catéchisme, il en est qui ne veulent plus
aller au sacrement (de la communion) et qui le mé-
prisent. Il faut de nouveau les pousser quoique avec
précaution. Nous ne voulons pousser personne à la
foi, ni contraindre à la communion, ni établir une loi,
ni temps, ni situation, mais nous voulons prêcher de
telle façon qu'ils se contraignent eux-mêmes, sans
aucune loi de notre part et, pour ainsi dire, forcer les
pasteurs à leur présenter la communion. Et cela se fait
en cette manière qu'on leur dit : « Quiconque ne cher-
che pas ou ne désire pas le sacrement, au moins une
fois ou quatre fois dans l'année, celui-là donne à crain-
dre qu'il méprise le sacrement et ne soit pas chrétien,
car il n'écoute pas l'Évangile et n'y croit pas... Celui
qui n'a pas une grande estime pour le sacrement, c'est
un signe qu'il n'y a pour lui ni péché, ni chair, ni dia-
ble, ni monde, ni mort, ni jugement, ni enfer. »
L'histoire recommençait et Luther, tout en s'en
défendant assez gauchement, se voyait contraint d'im-
poser, lui aussi, des règles pour la fréquentation des
sacrements.
La théorie sacramentaire de Luther s'appliquait en
première ligne au baptême. Pour lui, il n'y a qu'un
péché qui damne : l'incrédulité, comme il n'y a plus
qu'un acte qui sauve : la foi, au sens spécial de certi-
tude du salut personnel. Le baptême n'a d'autre but
que de nourrir cette foi. L'intention du ministre du
baptême n'a plus aucune Importance. Ce n'est pas un
homme qui nous baptise, (''est la Trinité sainte. Seule
la foi du baptisé esi nécessaire. Ce qui donne au bap-
tême son efficacité, c'est la promesse qu'il rappelle.
Quiconque garde la foi en celle promesse conserve la
grâce de son baptême. « Toute notre vie, dit Luther,
doit prolonger notre baptême et accomplir le signe ou
sacrement de baptême. »
Une conséquence capitale de cette efficacité du bap-
tême, c'est qu'en assurant notre salut par la foi, il nous
affranchit de toute autorité humaine. «Ni le pape, ni les
évêques, ni aucun homme n'a le droit d'imposer une
syllabe à un chrétien, sans son consentement. Tout ce
qui se fait autrement vient d'un esprit tyrannique. »
(Tout cela dans Prélude sur la captivité babylonienne
de l'Église, oct. 1520, W., t. vi, p. 529 sq.).
Il est également contraire au baptême et à la liberté
qu'il confère de prononcer des vœux de religion. Les
religieux commettent le crime de douter de l'efficacité
de leur baptême. C'est un crime irrémissible!
Après avoir parlé du baptême, Luther, dans son
Prélude de 1520, traitait de la confirmation. Mais
c'était pour expédier sommairement la question. Il
n'a jamais montré qu'un superbe dédain pour ce sacre-
ment. « On se demande, disait-il, ce qui leur a passé par
l'esprit de faire de l'imposition des mains un sacre-
ment de confirmation. » C'était sans doute pour four-
nir aux évêques une belle occasion de parader! Mais,
« un évêque qui ne prêche pas l'Évangile et qui n'exerce
pas le ministère des âmes, qu'est-ce autre chose qu'une
idole qui n'a plus que le nom et l'apparence extérieure
d'un évêque? »
Ce qui est sur, c'est qu'il n'y a pas dans la confirma-
tion le rappel d'une promesse du Christ. Ce n'est donc
pas un sacrement, mais une simple cérémonie exté-
rieure. Elle n'a aucun droit à être rangée parmi les
sacrements de la foi. Notons au passage cette dernière
expression. Elle résume d'un mot les théories de
Luther sur les sacrements. Ils sont des signes propres
à exercer la foi, rien de plus, rien de moins.
2° La théorie sacramentaire de Zwingli. — ■ Très diffé-
rente est la doctrine de Zwingli. Chaque fois qu'il
aborde la question sacramentaire, c'est avec une mau-
vaise humeur sensible. Il n'aime pas ce mot de sacre-
ment. Il estime que ce mot a été détourné de son sens
étymologique. C'est par suite de cette erreur philo-
logique que trois idées fausses se sont introduites dans
l'Église : 1. que le sacrement est «quelque chose de
saint et de haut, qui par sa propre vertu délivre la
conscience du péché — il vise ici l'opinion catholi-
que — ; 2. que le sacrement est le signe d'une chose
sainte, en sorte que le rite joint à la confiance qu'on
a en lui purifie intérieurement — il vise ici la doctrine
de Luther, sans être plus juste pour elle que pour ren-
seignement catholique — ; 3. que le sacrement est le
signe de la réconciliation déjà accomplie et une confir-
mation de cette dernière — il vise ici, toujours sans
nommer personne, les anabaptistes.»
Mais quel est donc son sentiment à lui? Il fait éta-
lage d'érudition humaniste, avant de nous le dire. Il
rappelle que le mot sacrement, chez les païens, signi-
fiait soit une somme mise en gage aux pieds d'une
idole par des plaideurs, une sorte de cautionnement
sacré, soit le serment militaire, soit enfin un serment
quelconque. Erasme avait déjà précisé ces divers sens
dans ie latin classique. Mais Zwingli veut à toute force
en conclure que le mot de sacrement, dans la langue
chrétienne, a dû signifier soit une initiation, soit une
mise en gage. Le sacrement n'aurait donc pour lui
aucune signification proprement religieuse. Zwingli
laïcise le concept traditionnel de sacrement. Il n'y voit
plus qu'un acte extérieur d'ordre politique et social.
Il est absurde, selon lui, de croire qu'on délivre des
consciences avec de l'eau. « Dieu seul peut les délivrer,
dit-il; comment l'eau, l'huile, le sel, ou d'autres choses
aussi grossières pourraient -elles atteindre jusqu'à
l'esprit? C'est donc une immense erreur de croire que
les sa rements ont le pouvoir de purifier les Ames. »
Quant à dire, comme Luther, que le croyant a be-
soin du signe pour faire acte de foi dans la promesse,
cela est enfantin! 11 faut ne pas savoir ce que c'est que
la foi, pour avancer chose pareille! La foi est une expé-
rience intime. L'homme la sent en lui-même. Le bap-
5065
REFORME DOCTRINES, LES SACREMENTS
2066
tême ne peut apporter à ce sentiment aucun degré de
confirmation. On l'a ou on ne l'a pas. Mais le Jourdain
tout entier ne pourrait la donner. On peut très bien
recevoir le baptême et ne sentir que la fraîcheur de
l'eau, mais nullement la rémission des péchés ou la
libération de l'âme. L'Esprit-Saint n'est lié par aucun
signe, il souille où il veut, quand il veut. « S'il était
contraint de se donner intérieurement, au moment
précis où nous faisons le signe rituel, il serait complè-
tement enchaîné à ce signe, ce qui est contraire à la
vérité. »
Quant à l'opinion des baptistes que le baptême est
:1e signe de la réconciliation déjà opérée, Zwingli la
raille sans pitié. « Qu'a-t-il besoin du baptême, s'écrie-
t-il, celui qui est déjà assuré par la foi de la rémission
des péchés? » Est-ce une vraie foi, celle qui compte sur
une confirmation de cette nature?
Enfin, Zwingli arrive à sa propre définition du sacre-
ment : « C'est, dit-il, un signe ou une cérémonie, par
■laquelle un homme se voue à l'Église soit comme can-
didat soit comme soldat du Christ et il est destiné à
donner la certitude de ta foi à l'Église bien plus qu'à
toi-même. » C'est pourquoi Zwingli préférerait le mot
de témoignage public à celui de sacrement, qui n'est
bon qu'à égarer les esprits. Quant à s'imaginer que le
rite extérieur engendre une purification extérieure,
c'est tout simplement du judaïsme! Voir Explication
des Articles (1523), Commentaire de la vraie et /ausse
religion (1525) et enfin Ratio fidei, présentée par
Zwingli à la diète d'Augsbourg, en 1530, art. 7.
On comprend dès lors que Zwingli soutienne que le
baptême de Jean ait eu la même ellicacité que celui du
Christ. Si on lui oppose le texte des Actes, xix, 1-10,
où une difïérence est introduite entre ces deux bap-
têmes, il répond que saint Paul a dû se contenter d'ins-
truire les gens d'Éphèse, baptisés au nom de Jean, en
leur apprenant la confiance au nom de Jésus seul.
Il réfute les anabaptistes pour qui le baptême doit
être le sceau de la conversion personnelle et qui, pour
cette raison, repoussaient le baptême des enfants, en
disant que le sort des enfants chrétiens serait pire que
celui des enfants juifs, si on ne pouvait les agréger au
peuple de Dieu. On doit au contraire les baptiser, non
pour les sauver, mais pour attester leur appartenance
à l'Église chrétienne en laquelle ils sont sauvés. On se
souvient du reste que Zwingli nie que le péché originel
soit un vrai péché qui prive du salut.
En somme, Zwingli unit dans sa pensée deux cou-
rants très différents : un spiritualisme très intransi-
geant qu'il croit puiser dans le Nouveau Testament et
un théocratisme vigoureux qu'il extrait de l'Ancien.
Son spiritualisme repousse le baptême en tant que
cause de grâce. Son théocratisme par contre l'accueille
volontiers, en tant que signe d'appartenance au peu-
ple de Dieu et de soumission à la loi. Le baptême est
ainsi expulsé de la doctrine du salut, pour ne garder
qu'un sens politique et civil.
Inutile d'ajouter que Zwingli rejette complètement
la confirmation, en tant que sacrement.
3° Les théories sa ramentaires de Calvin. — ■ Calvin
traite des sacrements au c. xiv du 1. IV de l'Institu-
tion chrétienne. Dans le premier état de son livre
(1530), cette question formait le c. iv. Il définissait
alors le sacrement : « un signe extérieur, par lequel le
Seigneur figure et atteste sa bienveillance envers nous,
afin de soutenir la faiblesse de notre foi », ou encore :
« un témoignage de la grâce de Dieu, manifesté pour
nous dans un symbole extérieur ». C. R., Op. Calvini,
t. i, p. 102. Dans les dernières éditions il joignait à ces
définitions la mention du rôle social des sacrements.
« Sacrement, disait-il, est un signe extérieur, par le-
quel Dieu scelle en nos consciences les promesses de
sa bonne volonté envers nous, pour confirmer l'imbé-
cillité de notre foi, et nous mutuellement rendre témoi-
gnage tant devant lui et les anges que devant les
hommes que nous le tenons pour notre Dieu. »
Plus brièvement : « C'est un témoignage de la grâce
divine envers nous, confirmé par un signe extérieur,
avec attestation mutuelle de l'honneur que nous lui
portons. »
Si Dieu a institué de tels signes c'est pour s'accom-
moder à notre « rudesse ». Nous sommes des êtres sen-
sibles. Il faut des signes ou symboles pour frapper nos
sens. Calvin n'est donc pas de l'avis de Zwingli. Il ne
croit pas que la foi se suffise à elle-même. Il réfute son
opinion qu'il résume ainsi : ou la Parole de Dieu qui
précède le sacrement est pour nous la véritable volonté
de Dieu ou elle ne l'est pas. Si elle l'est, le sacrement
n'y ajoute rien. Si elle ne l'est pas, ce n'est pas le sacre-
ment qui peut nous en instruire. Mais en bon juriste, il
réplique : « Les sceaux qui sont apposés aux chartes et
aux actes publics, pris en eux-mêmes, ne sont rien. Ils
seraient bien inutiles, si les parchemins ne contenaient
rien d'écrit. On ne peut pourtant pas nier que les
sceaux ne confirment et ne contresignent ce qui est
écrit, lorsqu'on le présente au public ». Loc. cit.
Mais si Calvin admet que le sacrement confirme la
Parole, il enseigne aussi qu'il n'est rien sans cette Pa-
role. Il attaque violemment la doctrine traditionnelle
de la causalité ex opère operato. Les sacrements n'ont
d'efficacité qu'en tant que • témoignages de la grâce de
Dieu et comme sceaux de la faveur qu'il nous porte,
lesquels, la signant en nous, consolent par ce moyen
notre foi, la nourrissent, confirment et augmentent... au
reste, ils produisent lors leur efficace quand le maître
intérieur des âmes y ajoute sa vertu, par laquelle seule
les cœurs sont percés et les affections touchées pour
donner entrée aux sacrements. »
Par ailleurs, Calvin s'indigne de ce que Zwingli ait
cru devoir apporter des préoccupations philologiques
en cette matière. « J'affirme instamment, dit-il, que
les anciens, qui ont donné aux signes le nom de sacre-
ments, n'ont pas du tout considéré l'usage que les écri-
vains latins avaient fait de ce terme, mais qu'ils lui ont
imposé une signification nouvelle, pour leur commo-
dité, afin de désigner tout simplement des signes
sacrés. »
Pour ce qui est du nombre des sacrements, Calvin,
comme Zwingli, n'en veut connaître que deux : « Le
baptême, dit-il, nous rend témoignage que nous som-
mes purgés et lavés, la cène de l'eucharistie que nous
sommes rachetés. En l'eau est figurée ablution, au
sang, satisfaction. » Il déclare aussi, au passage, qu'il
ne voit aucune différence d'efficacité entre les sacre-
ments de l'Ancienne Loi et ceux de la Nouvelle.
Voici en quels termes, le réformateur de Genève
expose la nature et les effets du baptême : « Le bap-
tême, dit-il, est la marque de notre chrétienté et le
signe par lequel nous sommes reçus en la compagnie de
l'Église, afin qu'étant incorporés au Christ, nous
soyons réputés du nombre des enfants de Dieu. »
Le baptême sert donc à deux fins: à confirmer notre
foi et à la confesser devant les hommes. Son efficacité
dure toute la vie. « Et ne devons estimer, dit Calvin,
que le baptême nous soit donné seulement pour le
temps passé... En quelque temps que nous soyons bap-
tisés, nous sommes une fois lavés et purgés, pour le
temps de notre vie. Pourtant (et c'est pourquoi) tou-
tes les fois que nous sommes recheus en péchés, il nous
faut recourir à la mémoire du baptême et par elle
nous confirmer en cette foi que nous soyons toujours
certains et assurés de la rémission de nos péchés.» Il n'y
a que le péché originel que le baptême ne paisse
remettre, puisque ce péché n'est autre chose que la
concupiscence que rien n'efface.
A la suite de Luther, Calvin n'hésite pas à admettre
20(57
REFORME. DOCTRINES, L'EUCHARISTIE
2068
contre les anabaptistes que les enfants eux-mêmes ne
sont purifiés dans le baptême que par la foi. C'est « de
l'arrogance et de la témérité, selon lui, que d'affirmer
que la foi ne peut convenir à cet âge ».
Si du baptême, Calvin passe à la confirmation, c'est
pour refuser à ce rite tout caractère sacramentel. « Où
donc, s'écrie-t-il, est la parole de Dieu qui promet ici
la présence de Dieu? Ils ne peuvent pas en montrer
un iota. Comment peuvent-ils démontrer que leur
chrême est le véhicule du Saint-Esprit? Nous n'y
voyons que de l'huile, liqueur épaisse et grasse, rien de
plus... Si la confirmation vient des hommes, elle n'est
que frivolité et vanité, s'ils veulent nous persuader
qu'elle vient du ciel, qu'ils le prouvent! »
L'imposition des mains pratiquée par les apôtres
avait surtout pour but de conférer le pouvoir de faire
des miracles, comme cela était nécessaire en ces débuts
de l'Église. Mais l'imposition des mains n'avait rien à
voir avec l'huile de la confirmation. « Pour moi,
conclut Calvin, je prononce hardiment, non en mon
nom, mais au nom du Seigneur, que ceux qui appellent
l'huile une huile de salut abjurent le salut qui est dans
le Christ, renient le Christ et n'ont aucune part au
royaume de Dieu. » Laissons de côté les « engraisseurs ».
C'est de ce sobriquet que Calvin affuble les évêques
catholiques. Tout ce qu'il souhaite, à la place du faux
sacrement de confirmation, ce serait une cérémonie
dans laquelle les enfants de dix ans viendraient
confesser leur foi en présence de l'Église, où ils seraient
interrogés sur chaque chapitre du catéchisme et de-
vraient répondre aux questions posées. Ce serait le
meilleur moyen de guérir l'ignorance religieuse dans
le peuple.
4° La théorie sacramentaire anglicane. — L'art. 25
de la confession anglicane est ainsi conçu : « Les sacre-
ments institués par le Christ ne sont pas seulement des
marques et des signes du chrétien, mais ils sont plutôt
des témoins sûrs et certains et des signes efficaces de la
grâce et de la bienveillance de Dieu envers nous, par
lesquels il opère visiblement en nous et ne fait pas
seulement naître mais aussi fortifie et confirme notre
foi en lui. »
On retrouve une fois de plus dans ce texte ce mé-
lange de doctrines qui caractérise les formules de tran-
saction et de « juste milieu » qu'avaient voulu être les
3 !) Articles. L'expression « signe efficace de la grâce »
est nettement catholique. Les mots « témoins sûrs et
certains » sont du vocabulaire calviniste. Seul Zwingli
est nettement réfuté. De même la confession anglicane
veut que les sacrements « fortifient et confirment
notre foi », ce qui est calviniste, mais peut aussi s'en-
tendre au sens catholique. Mais elle prononce une
énormité en disant que les sacrements « ne font pas
seulement naître la foi », ce qui implique qu'ils la font
aussi naître, en sorte que l'on peut présenter les sacre-
ments à ceux qui n'auraient pas encore la foi, dans le
but de la faire naître chez eux!
L'article continue : « Il y a deux sacrements insti-
tués par Notre-Seigneur Jésus-Christ dans l'Évangile,
c'est-à-dire le baptême et la cène du Seigneur. Quant
aux cinq autres appelés communément sacrements
c'est-à-dire la confirmation, la pénitence, l'ordre, le
mariage et l'extrême-onction, ils ne doivent pas être
mis au rang des sacrements de l'Évangile. Les uns
sont sortis d'une fausse imitation des apôtres, les au-
tres sont des états de vie autorisés par les Écritures.
Toutefois, ils n'ont pas la même nature de sacrements
que le baptême et la cène, parce qu'ils n'ont pas de
signe visible ni de rite institué par Dieu. »
Ici encore, on aperçoit une intention de ménage-
ment pour les traditions. Calvin parlait un tout autre
langage. Il ne serait pas opposé à la lettre de ce texte
de distinguer deux sacrements majeurs et cinq sacre
ments mineurs comme l'ont fait, dans la suite, cer-
tains théologiens anglicans.
L'art. 26 précisait, contre l'antique donatisme, que
l'indignité du ministre n'empêche pas l'efficacité du
sacrement, ce qui, en territoire anglais, visait surtout
les traditions du lollardisme, bien affaiblies du reste et
noyées dans un foisonnement de sectes plus récentes
issues du protestantisme.
L'art. 27 traitait du baptême. On y remarquera
encore des restes de doctrine catholique : « Le bap-
tême n'est pas seulement un symbole, une marque dis-
tinctive par laquelle les chrétiens se distinguent des
autres hommes qui ne sont pas baptisés, mais c'est
aussi un signe de régénération et de vie nouvelle. Par là,
ceux qui le reçoivent sont greffés, comme à l'aide d'un
instrument, sur l'Église; les promesses de pardon du
péché et de notre adoption comme fils de Dieu, par
l'intermédiaire du Saint-Esprit, sont signées et scel-
lées d'une manière visible. La foi est confirmée et la
grâce augmentée par la vertu de la prière. Le baptême
des enfants doit être, de toutes façons, conservé dans
l'Église, comme très conforme à l'institution du Christ.»
V, DE l'eucharistie. — 1° Doctrine de la cène chez
Luther. — Si nous avons rencontré, soit à propos du
péché originel, soit à propos des sacrements en géné-
ral, de graves divergences parmi les protagonistes de
la soi-disant Réforme, nous arrivons, en abordant
l'eucharistie, à un point de friction particulièrement
violent. Autour de ces quatre mots : Hoc est corpus
meum, les chefs du protestantisme se battirent entre
eux avec acharnement et finalement ne purent abou-
tir à aucune entente réelle.
C'est ce que soulignait déjà, en septembre 1527, le
fougueux Osiander, dans une lettre à Zwingli, qui
mérite d'être citée : « Voyons donc, s'écriait-il, com-
bien vous variez : Karlstadt comprend ainsi : « Voici
mon corps qui est livré pour vous ». — Toi ainsi :
« Ceci signifie mon corps. » Œcolampade ainsi : « Ceci
est la figure de mon corps. » Un autre, que tu recon-
nais pour un des tiens, ainsi : « Ceci que vous mangez,
c'est, cela devient votre corps, lequel, grâce à votre
foi, est déjà mon corps », (Théorie de Théobald Billi-
kan). Un autre (Urbain Rhegius), qui m'a trahi, avec
la dernière impudence, comme ayant passé à votre
hérésie, ainsi : « Ceci, c'est-à-dire cette chose exté-
rieure, est mon corps pour vos âmes, comme ce pain est
pour vos corps. » Un autre (Conrad Sam), dont je n'ai
pas retenu le nom, ainsi : « Ceci, c'est-à-dire le pain en
général est mon corps, c'est-à-dire qu'il se soutient,
qu'il a grandi et s'est augmenté grâce au pain, tout
comme il écrit : « Tu es poussière et tu retourneras en
poussière, » au sujet de l'homme. » Voir cette lettre très
étendue d'Osiander dans C. R., Opéra Zuinglii, t. ix,
p. 232-276, le passage cité ici est à la page 243.
Luther, lui, était beaucoup plus rapproché de l'opi-
nion traditionnelle, sur le fait de la présence réelle.
Mais il en était très éloigné, quant à l'explication de
cette présence. Il existe une quantité de travaux de
Luther sur l'eucharistie. Au début, il n'écrivait que
contre la doctrine catholique. Après 1523, il écrit sur-
tout contre Zwingli.
Dans le Prélude de la captivité babylonienne (oct.
1520), il se plaint de trois choses : 1. on a retranché aux
laïques l'usage du calice; — 2. on a imposé comme un
dogme l'opinion thomiste de la transsubstantiation;
— 3. enfin on a fait de la messe un sacrifice. Pour lui,
il prétend que l'usage de la communion sous les deux
espèces est strictement obligatoire et il cherche à le
prouver par les Écritures (à noter qu'il n'admet pas
qu'il soit question de l'eucharistie au c. vi de saint
Jean, mais seulement du pain de la foi). Sur le second
point : la transsubstantiation, il se réfère aux théolo-
giens nominalistes. Il rappelle les critiques de Pierre
2069
RÉFORME. DOCTRINES, L'EUCHARISTIE
2070
d'Ailly contre ce prétendu dogme. Et il ajoute : « Pour
moi, quand j'ai reconnu quelle Église a défini cela, à
savoir l'Église de Thomas d'Aquin et d'Aristote.je suis
devenu plus hardi et j'ai fini, alors que je ne savais
que penser et croire auparavant, par m'établir dans la
conviction que le pain réel et le vin réel sont là et qu'en
eux le vrai corps et le vrai sang du Christ ne sont ni
autrement ni moins présents qu'ils ne le sont, d'après
eux, sous les accidents. » Après tout, poursuit-il, sur
quoi s'appuient les thomistes? Ils n'apportent aucune
preuve d'Écriture. Ils se contentent de crier au sujet
de la thèse adverse : cela est wyclifïite! hussite! héré-
tique! Nous croyons, nous, au contraire, que l'on peut
bien nier la transsubstantiation sans hérésie. Il faut
prendre les paroles de l'Écriture en leur sens le plus
obvie et le plus simple. Or, l'Écriture appelle l'eucha-
ristie pain et vin, donc le pain et le vin restent après la
consécration. Pendant douze cents ans l'Église n'a pas
cru autre chose. Rien au surplus ne s'oppose à la per-
manence du pain et du vin. « Deux substances, le feu
et le fer, se mêlent bien... de telle sorte que chaque
partie soit à la fois feu et fer. Pourquoi le corps glo-
rieux de Jésus-Christ ne pourrait-il pas mieux encore
être présent dans chaque partie de la substance du
pain? » Heureusement, conclut Luther, le peuple ne
comprend rien à toutes ces subtilités. Ne raffinons
point. Lorsque Jésus dit : « Ceci est mon corps »,
entendons : « Ce pain est mon corps. » Et qu'on ne
vienne point nous imposer la transsubstantiation
comme un dogme!
Luther signale encore l'analogie qu'il y a entre l'in-
carnation et la présence réelle. Il est probable qu'il a
ouvert des voies par là à l'opinion d'Osiander sur l'im-
panation ou union substantielle entre le pain et le
corps de Jésus-Christ. Mais il ne semble pas que Lu-
ther ait admis l' importation, c'est-à-dire l'union hypos-
tatique entre le corps du Christ et le pain, mais bien
plutôt la consubstantiation, c'est-à-dire la présence
simultanée de la substance du corps du Christ avec la
substance du pain. Le plus souvent il emploie les mots :
dans, avec, sous le pain, sans s'expliquer davantage.
Ainsi, dans le Grand catéchisme de 1529, il se demande
ce que c'est que l'eucharistie et il répond : « C'est le
vrai corps et sang du Seigneur Christ, dans et sous le
pain et le vin, en vertu de la parole du Christ, nous
recommandant de le manger et de le boire. » La parole
de Dieu ne doit pas être mise en doute : « Quand même
cent mille diables, joints à tous les fanatiques, vien-
draient dire : « Comment le pain et le vin peuvent-ils
« être le corps et le sang du Christ? » je sais bien, moi,
que tous les esprits et tous les savants, mis en un seul
tas, ne sont pas aussi sages que la majesté divine, dans
le bout de son petit doigt. » Luther ne veut donc pas de
recherche savante. On doit se soumettre humblement
à l'enseignement divin et ne rien regarder au-delà. Ni
le ministre, ni le communiant ne peuvent rien changer
au sacrement. « Même si un coquin prend ou donne le
sacrement, il reçoit ou communique le vrai sacrement,
c'est-à-dire le corps et le sang du Christ, tout aussi
bien que celui qui le traite, aussi dignement que pos-
sible. Car il n'est pas fondé sur la sainteté des hom-
mes, mais sur la parole de Dieu. •>
Les effets du sacrement d'eucharistie sont renfer-
més dans ce mot : il est la nourriture de nos âmes. Il
nous donne la certitude personnelle de la rémission des
péchés et il nourrit cette certitude.
Pour le recevoir, une seule disposition est néces-
saire, la foi. Il faut croire à ce que dit la parole :
« Prenez et mangez, ceci est mon corps. » Il faut croire
à ce qu'elle nous apporte. Et Luther achève son exposé
en gourmandant les chrétiens négligents qui oublient
le grand don que Jésus nous a fait, en nous laissant le
sacrement de son corps et de son sang.
DICT. DE THÉOL. CATHOL.
2° La doctrine eucharistique de Zwingli. — Les ré-
centes recherches de Walther Kohler ont jeté une vive
lumière sur les variations de Zwingli au sujet de l'eu-
charistie. Kohler, Zwingli und Luther, Leipzig, 1924.
Le savant historien a établi que, jusqu'à 1522, Zwin-
gli ne semble pas avoir élevé la moindre objection
contre la doctrine eucharistique traditionnelle. Ses
préoccupations d'alors portaient sur les lois péniten-
tielles du jeûne et de l'abstinence et sur le célibat
ecclésiastique, dont on sait qu'il supportait très impa-
tiemment le joug. C'est dans Y Archeteles, du 22-23
août 1522, que Zwingli commence à critiquer pour la
première fois la doctrine catholique de l'eucharistie'.
Mais ses critiques ne portent encore que sur deux
points : le caractère sacrificiel de la messe et la com-
munion sous une seule espèce. Parmi les 07 thèses de
la première dispute de Zurich, le 19 janvier 1523, la
18e porte sur l'eucharistie et il n'y est question que de
la négation du sacrifice de la messe, nullement de la
présence réelle. Ce n'est que dans la lettre àWytten-
bach, son ancien maître, que Zwingli s'élève contre la
transsubstantiation (15 juin 1523). Jusqu'à 1524, ses
idées sont assez voisines de celles de Luther, sauf sur
un point : il n'admet la présence réelle que pendant la
célébration de la cène : in usu et non extra usiun.
Par ailleurs, Zwingli rappelle ici sa théorie sacra-
mentaire. Il ne croit pas que le sacrement d'eucharis-
tie ait pour but de nourrir la foi. La foi n'a pas besoin
de sacrement. Elle se suffit sans cela. L'eucharistie
n'est qu'un secours pour les simples ou, si l'on veut, un
fortifiant, un embellissement esthétique de la foi du
chrétien. Elle est surtout le banquet de la fraternité
chrétienne. C'est surtout l'amour du prochain qui nous
fait un devoir d'y participer.
Mais, vers le milieu de 1524, un changement radical
se produit dans la doctrine eucharistique de Zwingli.
Quatre facteurs principaux précipitent cette évolu-
tion : une lettre que Zwingli reçoit du Néerlandais Cor-
nélius Hoen, l'entrée en ligne de Karlstadt, l'accen-
tuation de la doctrine de Luther dans un sens réaliste,
la rupture de Zwingli avec son premier maître Érasme.
De ces quatre facteurs, de l'aveu même de Zwingli,
c'est le premier qui a agi avec le [dus de force. Il dira
positivement, dans son Arnica exegesis, du 27 février
1527 : « C'est du Néerlandais 1 lonius, dont la lettre me
fut apportée par Jean Rhodius et Georges Saganus,
que j'ai reçu l'interprétation de est par signifiait. »
Et comme cette interprétation n'apparaît chez Zwin-
gli que dans sa lettre à Matthieu Alber, de Reutlingen,
en date du 1G novembre 1524, il y a de bonnes raisons
de croire que la visite des amis de Iloen doit être pla-
cée au cours de cette même année, probablement en
mai.
Cornélius Hoen (Honius) était un avocat de La
Haye qui avait découvert, dans les écrits de l'hérésiar-
que Wessel Gansfort (1419?-1489), un traité de l'eu-
charistie qui l'avait engagé lui-même en des études
sur ce sujet devenu brûlant depuis la révolte de Lu-
ther. Ses réflexions, il les avait rédigées sous forme de
lettre. Les amis de Hoen avaient colporté cette lettre
dans les divers centres de la soi-disant Réforme, à
YVittenberg, Râle, Zurich. Cette lettre indigna Luther
mais séduisit Zwingli. Tandis que Luther, en mystique
excessif, pour qui la « présence » est la source de douces
consolations, dont il lui serait dur de se séparer, tien-
dra fermement à la présence réelle de Jésus dans l'eu-
charistie, Zwingli, formé aux doctrines humanistes de
la religion purement spirituelle, prêtre peu édifiant par
ailleurs, éprouvera, semble-t-il, une sorte de soulage-
ment à se libérer d'un dogme qui heurtait sa raison et
ne parlait plus depuis longtemps à son cœur.
La lettre de Hoen contenait déjà tous les arguments
dont Zwingli devait se servir dès lors pour nier la pré-
T. — XIII. — 66.
2071
RÉFORME. DOCTRINES, L'EUCHARISTIE
2072
sence réelle. 1. Très souvent, dans la Bible, le mot est
est employé pour significat, par exemple, au sujet de
Jean-Baptiste : Ipse est Helias; au sujet de Jean
l'Évangéliste : Ecce fdius luus; au sujet du Christ :
Petra erat Christus — 2. Mais par-dessus tout, l'eucha-
ristie est essentiellement une commémoraison. Or,
on ne commémore qu'un absent. Donc Jésus n'est pas
réellement présent dans la cène. Voir cette lettre dans
Lulhers Briefwechsel, éd. Enders, t. m, p. 412, ou dans
C. R., Opéra Zuinglii, t. iv, p. 512 sq.
Zwingli ne demandait sans doute qu'à être convain-
cu. Il le fut sans retard. Mais un encouragement à lais-
ser connaître sa nouvelle opinion dut lui venir de la
publication, coup sur coup, au cours de 1524, de cinq
traités de Karlstadt, relatifs à l'eucharistie. Ce fut ce
personnage qui mit le feu aux poudres. Ses traités
parurent à Bâle. Tout le sud de l'Allemagne et la
Suisse furent mis en émoi. Les anabaptistes surtout
exultaient et leur enthousiasme provoquait dans l'opi-
nion des remous dangereux. Zwingli eut à ce sujet un
entretien avec Œcolampade, le réformateur de Bâle.
Ils tombèrent d'accord pour adopter une explication
symbolique de l'eucharistie. Ils furent d'avis d'autre
part que Karlstadt, bien que partant d'une idée juste,
ne pouvait être pris au sérieux, quand il préten-
dait que Jésus en disant : Hoc n'avait pas désigné
le pain, mais son propre corps. Ni Zwingli, ni Œco-
lampade ne pouvaient douter qu'en se ralliant à une
interprétation symbolique de l'eucharistie, ils allaient
entrer en conflit avec Luther, car ce dernier, cessant
de s'acharner contre la doctrine catholique, portait
tout son effort vers la réfutation et l'extirpation des
erreurs de Karlstadt. Mais précisément, cette atti-
tude de Luther ne pouvait que pousser un caractère
indépendant, tel que Zwingli, à prendre le contre-pied
de l'impérieuse théologie du réformateur wittenber-
geois. Enfin, les relations entre Zwingli et Érasme, très
cordiales jusqu'à 1522, se gâtèrent tout à fait lorsque
Zwingli témoigna de la sympathie à Hutten, ennemi
mortel d'Érasme. Libéré de tout lien avec l'huma-
nisme de sa jeunesse, Zwingli n'hésita donc plus à pro-
pager son opinion nouvelle sur l'eucharistie. C'est
surtout dans son Commenlarius de vera et falsa reli-
gione (mars 1525) et dans le Subsidiutn sioe coronis de
eucharistia (17 août 1525), tous deux antérieurs à la
querelle sacramentaire proprement dite, qu'il faut
chercher les idées et les arguments du docteur zuri-
chois.
Le Christ siège à la droite du Père, dit-il. Il ne quit-
tera plus ce trône jusqu'au jugement dernier. Il ne
peut donc pas descendre dans l'eucharistie. On ne
peut dès lors voir dans l'institution eucharistique
qu'un « trope ». C'est le Christ lui-même qui a dit de
l'eucharistie, après l'avoir instituée : « Je ne boirai
plus de ce fruit de la vigne, jusqu'au jour, etc.. » S'il
l'appelle « fruit de la vigne », c'est que le vin n'était
pas son sang, autrement qu'en figure. De même quand
il dit : « Ceci est mon sang, qui est versé... » il ne peut
parler de son vrai sang, puisqu'il n'est pas encore
versé. Il parle donc symboliquement. Zwingli faisait
aussi appel à un songe qu'il avait eu, dans la nuit du
12 au 13 avril 1525, à la suite d'une discussion très
vive avec un catholique de Zurich, Joachim ani Crut.
II avait été poursuivi, jusque dans son sommeil, par le
souci de la discussion. Et, en rêve, un argument nou-
veau lui apparut : Est enim Phase, hoc est transitus
Domini, Ex., xn, 11. Sautant du lit, il avait pris note
immédiatement de cette preuve. L'eucharistie, écrit
Zwingli, est la reproduction lointaine de l'action de
grâces célébrée dans l'agneau pascal. C'est donc là
qu'il faut rechercher le sens des mots employés par le
Christ. Or, dans l'agneau pascal, les mots : Est enim
Phase, doivent être pris au sens de Hoc significat
Phase : mangez promptement l'agneau, car cet agneau
est le symbole du passage du Seigneur. Donc, il faut
interpréter de même, au sens symbolique, les mots du
Christ : Hoc est corpus meum.
Enfin, Zwingli considérait comme absolument déci-
sif l'argument tiré des paroles de Jésus, dans la syna-
gogue de Capharnaum : « La chair ne sert de rien,
c'est l'Esprit qui vivifie. » Joa., vi, 63. Les Juifs,
disait-il, avaient compris que Jésus voulait donner sa
chair à manger. C'est donc cela même que Jésus dé-
clare repousser à son tour, en disant que la chair ne
sert de rien. Et que l'on ne fasse pas appel à la toute-
puissance de Dieu. Il ne s'agit pas de ce que Dieu
peut faire, mais de ce qu'il a fait. Dieu peut épuiser la
mer. Mais la mer est toujours là. Il est absurde de
croire qu'il y a deux substances ensemble dans le
pain consacré. Tels sont les arguments de Zwingli, qui
expédie ensuite sans façon les témoignages de la tra-
dition patristique et tourne en dérision les inventions
de la scolastique. Subsidium sive coronis de eucharistia,
C. R., Opéra Zuinglii, t. iv, p.440-504; voir aussi Com-
ment, de vera et falsa religione, ihid., t. m, p. 773 sq.
En septembre 1525, son ami Œcolampade publiait,
par les soins du réfugié français, Guillaume Farel, un
grand ouvrage sur l'eucharistie, principalement dans
la tradition patristique. Le titre du livre était : De
genuina verborum Domini : « Hoc est corpus meum »,
juxta veluslissimos authores expositione liber. Il y avait
là un grand étalage d'érudition, mais l'auteur ne mon-
trait pas le moindre sens de l'histoire. Pas un instant
il n'essayait d'esquisser l'évolution du dogme eucha-
ristique. Et pourtant la prétention de faire voir com-
ment le réalisme s'était substitué, au cours des siècles,
au symbolisme censé primitif aurait dû conduire à
l'idée d'une évolution qu'il s'agissait de décrire. Œco-
lampade ne cherchait dans les Pères qu'une chose : des
témoignages en sa faveur. Et il osait conclure : « En
somme, vers quelque auteur que vous vous tourniez,
vous trouverez que tous expliquent le corps du Christ
en disant que c'est un sacrement ou sainte figure de
corps du Christ ou un mystère, ce qui est la même
chose. » Puis il exposait sa propre opinion sur l'eucha-
ristie, en accentuant encore le rationalisme contenu
dans celle de Zwingli. « Si le corps du Christ, dit-il,
était sur l'autel, comme on le prétend, il faudrait ad-
mettre plus de miracles dans ce seul pain que dans
toutes les autres œuvres de Dieu. Et ces miracles ne
seraient pas accomplis seulement une fois, comme la
création du monde ou la résurrection des morts, mais
très souvent et dans un nombre incalculable de lieux
à la fois. »
De plus l'ubiquité n'appartient qu'à Dieu. Un corps
omniprésent est une contradiction dans les termes. Il
n'y a donc ici qu'un « trope ». Mais comme en hébreu,
Jésus n'a pas employé de copule, ce n'est pas le mot
est qu'il faut traduire par significat, c'est le mot corpus
qu'il faut interpréter au sens de figura corporis. La
nuance entre Zwingli et Œcolampade est minime et
provient uniquement d'une raison philologique. Par
contre, Œcolampade explique d'une façon originale
les efïets de la communion. Il en vient à admettre une
sorte de présence réelle non pas du corps du Christ
dans l'eucharistie, mais de Jésus lui-même dans nos
cœurs. Nous sommes transformés par la foi en Jésus-
Christ. Or, l'eucharistie est surtout une profession de
foi. Nous sommes donc par elle transsubstantiés mys-
tiquement en Jésus-Christ. C'est pourquoi Œcolam-
pade qui, lui aussi, comme Luther, était mystique et
avait été religieux, appelle volontiers l'eucharistie:
panis mijslicus. Pour lui, l'acte de foi, proféré par le
rite eucharistique, est une véritable « manducation spi-
rituelle de la chair du Christ. » Œcolampade dépasse
donc Zwingli, pour qui le sacrement n'est qu'une corn-
2073
RÉFORME. DOCTRINES, L'EUCHARISTIE
2074
mémoraison, un signe social. Il admet, comme Luther,
que l'eucharistie nourrit la foi et que Dieu s'en sert
« pour exhorter, exciter, consoler, en un mot, pour
faire à peu près tout ce qu'il fait par la Parole ».
Mais sur le point essentiel, celui de la présence réelle,
il n'en restait pas moins qu'Œcolampade se rangeait aux
côtés de Zwingli. C'est pourquoi ce fut par la réfuta-
tion de son grand ouvrage que commença la fameuse
Querelle sacramentaire. Nous n'avons pas à décrire ici
les péripéties de cette lutte célèbre qui creusa entre les
réformateurs le fossé le plus infranchissable.
La seule idée intéressante qui se fit jour, dans le
long déroulement des arguments pour et contre la pré-
sence réelle, fut l'idée, bizarre du reste et d'une criante
invraisemblance, que lança Luther pour expliquer la
multilocation du corps du Christ. A l'entendre, c'était
là une suite de la communication des idiomes. Il réfutait
par là l'opinion, non moins bizarre de Zwingli, qui
enchaînait si bien le Christ ressuscité « à la droite du
Père », dans les cieux, qu'il ne lui permettait plus de
descendre sur la terre.
Luther s'attaqua à cette objection de Zwingli sur-
tout dans son ouvrage de 1527 : Que cette parole du
Christ : Ceci est mon corps, tient toujours ferme, malgré
les fanatiques. Vous prétendez, disait-il, en substance,
que Jésus est à la droite de Dieu. C'est pour vous l'épée
de Goliath. Que diriez-vous, si nous prenions l'épée de
Goliath et si David s'en servait pour trancher la tête à
votre opinion. Eh bien! c'est ce que nous allons faire :
la droite de Dieu n'est pas dans un lieu déterminé.
Elle est partout. Jésus, qui est à sa droite est donc
partout. Il est donc aussi dans le pain et le vin de
l'autel! Luther ne s'apercevait pas qu'à vouloir trop
triompher, il rejoignait l'opinion même qu'il repous-
sait, car si Jésus n'est dans le pain et le vin que par
cette ubiquité imaginaire, il n'y est ni plus ni moins
qu'ailleurs et il n'est plus permis de parler de pré-
sence réelle dans le pain et le vin. Luther, on le sait,
n'arriva pas à convaincre Zwingli, même au colloque
de Marbourg (2-3 oct. 1529). La Fidei ratio présen-
tée par Zwingli à Augsbourg, en 1530, disait ceci :
« Huitièmement : je crois que dans la sainte eucha-
ristie, c'est-à-dire dans la cène d'action de grâces, le
vrai corps du Christ est présent pour la contemplation
delà foi... Mais que le corps du Christ par son essence
et réellement, c'est-à-dire le corps naturel lui-même,
soit présent dans la cène, qu'il soit mâché par notre
bouche et nos dents, ainsi que les papistes et certains
autres — il veut dire les luthériens — ■ qui regrettent
les marmites égyptiennes, le prétendent, cela non seu-
lement nous le nions, mais nous le proclamons une
erreur clairement opposée à la Parole de Dieu. »
3° Doctrine eucharistique de Calvin. — Au cours de la
querelle sacramentaire, une opinion s'était fait jour,
qui portait de grandes ressemblances avec celle que
Calvin devait défendre plus tard. Elle émanait d'un
réformateur peu connu, un Silésien nommé Gaspard
de Schwenkfeld (1490-1561), que Luther devait faire
expulser bientôt de son pays, pour son indocilité. Selon
ce personnage, les mots Hoc est corpus meum doivent
se traduire : « Mon corps est ceci : c'est-à-dire le pain
de vos âmes. » Développant sa doctrine, il en viendrait
bientôt à soutenir que la régénération s'opère unique-
ment par l'Esprit et nullement par des moyens exté-
rieurs, que le rôle de l'Esprit en nous est de nous com-
muniquer le Christ, dont le corps et l'âme, devenus,
après l'ascension, identiques à la divinité, nous sont
donnés en nourriture spirituelle, ce qui est symbolisé
par la cène.
Cependant si Calvin a défendu dans la suite des idées
semblables, c'est par une rencontre toute fortuite. Il ne
semble pas y avoir eu d'influence directe de Schwenk-
feld sur sa pensée personnelle.
Calvin avait été beaucoup troublé, dans sa jeunesse,
par les dissentiments des réformateurs. Ces dissenti-
ments avaient pris des allures de violence extrême.
Calvin sentait bien que des inspirés de l'Esprit-Saint
— ce que les réformateurs prétendaient être — ne
devaient pas se contredire d'une façon aussi flagrante.
Il avouait dans la suite qu'il avait été longtemps arrêté
par cette objection dans son désir de se joindre à eux.
Luther n'avait-il pas dit, en un mot poignant : « En
somme, eux ou nous, — il désignait Zwingli et ses amis
— il faut que nous soyons les ministres de Satan! »
La grande préocupation de Calvin sera donc de
trouver un moyen terme, une formule de conciliation
où pourraient se rejoindre les membres disjoints de la
prétendue Réforme. Il ne devait en fait qu'ajouter
une opinion nouvelle à celle de ses devanciers. Lors-
qu'on examine son enseignement, on est frappé de
l'effort de syncrétisme qu'il représente. La première
moitié de ses formules est nettement luthérienne, la
seconde moitié, nettement zwinglienne. Sa grande
originalité sera moins dans la doctrine que dans
l'utilisation de l'eucharistie comme d'un moyen de
gouvernement théocratique, dans l'État puritain rêvé
par lui.
On trouve la doctrine eucharistique de Calvin soit
dans le Catéchisme de Genève, soit dans l'Institution,
soit surtout dans son Traité de la sainte cène, composé
à Strasbourg, avec les encouragements de Bucer, en
1541.
Ce traité contient cinq parties : la fin, l'utilité, l'usage
légitime de la cène, les erreurs diverses, les causes du
conflit eucharistique entre les réformés.
1. La fin /l'eucharistie a été instituée pour nourrir
les enfants que le baptême a donnés à Dieu. Elle est
un signe visible ajouté à la Parole. Dans ce signe se
trouvent rappelées les promesses du Christ. Voilà
l'utilité du sacrement : il frappe les regards. Il donne
une force nouvelle à la Parole. Il la confirme dans nos
cœurs. En trois mots : l'eucharistie est une cène,
parce qu'elle nourrit la foi, une eucharistie, parce
que nous y remercions Dieu de ses bienfaits, un
engagement public, parce que, en y participant, nous
renouvelons notre profession publique de chrétiens.
2. Le fruit ou l'utilité de ce sacrement s'explique
ainsi : du moment qu'il nous faut un aliment, c'est
que nous ne pouvons nous suffire. En face de ce pain,
nous devons nous rappeler notre impuissance totale,
notre misère, notre corruption foncière, nous sentir
accablés par le poids de nos fautes. C'est le premier
acte de la préparation à la communion calviniste,
l'équivalent de notre acte d'humilité, avec quelque
chose de plus accablé, de plus désespéré. Et le second
acte c'est l'acte de confiance en Jésus, qui nous est
présenté dans ce pain. Arrivé à ce point de son exposé,
Calvin voudrait nous faire croire qu'il enseigne vrai-
ment la présence réelle de Jésus dans l'eucharistie.
Et il est bien vrai qu'il l'enseigne en parole. Mais
quand il faut en venir à l'explication du comment, il
la nie. Il est luthérien dans l'affirmation de la thèse et
zwinglien dans sa manière de la faire comprendre.
Dans la première édition de V Institution, il avait
dit que Jésus, dans l'eucharistie, est donné vere et
efficaciter. Il emploie toujours ces deux mots. « Nous
confesserons, écrit-il, que de nier la vraie communica-
tion de Jésus-Christ nous être présentée en la cène,
c'est rendre ce sacrement frivole et inutile, ce qui est
un blasphème exécrable et indigne d'être écouté. »
Et il précise qu'il ne peut s'agir de participer seule-
ment à la divinité de Jésus, mais aussi à son huma-
nité. A la différence de Luther, il admet, après Bucer,
Zwingli, Œcolampade, que le c. vi de saint Jean parle
bien de l'eucharistie et il conclut des affirmations répé-
tées de Jésus dans ce chapitre qu' « il convient que,
20'
REFORME. DOCTRINES, L'EUCHARISTIE
2076
pour avoir notre vie dans le Christ, nos âmes soient
repues de son corps et de son sang, comme de leur
nourriture propre ».
Et si Calvin s'en tenait là, on ne pourrait douter
qu'il soit un partisan décidé de la théorie luthérienne
de la présence réelle. Il n'en est rien cependant. En
poursuivant notre lecture, nous apprenons qu'il ne
voit dans l'eucharistie qu'une figure et (pie tout ce
qu'il dit de la communion au corps et au sang du
Christ dans la cène doit s'entendre d'une communion
avec ce corps et ce sang, en tant qu'ils sont au ciel,
à la droite du Père !
Le lieu où son langage est le plus clair est dans le
Catéchisme : « Avons-nous en la cène simplement le
témoignage des choses susdites ou si elles nous sont
vraiment données? — En tant que Jésus-Christ est la
vérité, il ne faut douter que les promesses qu'il a laites
à la cène, ne soient accomplies et que ce qu'il y figure n'y
soit vérifié. Ainsi, selon qu'il le promet et représente,
je ne doute pas qu'il ne nous fasse participants de sa
propre substance, pour nous unir avec soi en une vie. »
— Jusqu'ici, nous sommes en plein clans la doctrine
luthérienne. Mais voici qui est zwinglien : « Mais com-
ment cela peut-il se faire, vu que le corps de Jésus-
Christ est au ciel et que nous sommes en ce pèlerinage
terrien? — C'est par la vertu incompréhensible de son
Esprit, laquelle conjoint bien les choses séparées par la
distance du lieu. - - Tu n'entends donc pas que le corps
soit enclos dedans le pain, ni le sang dedans le calice?
- - Non, mais au contraire, pour avoir la vérité de ce
sacrement, il faut élever nos cœurs en haut au ciel, où
est Jésus-Christ en la gloire de son Père, et dont nous
l'attendons en notre rédemption et non pas le cher-
cher en ces éléments corruptibles. » Édition de 1553,
rééditée en 1853.
Voilà qui est parfaitement net. Calvin admet une
présence réelle, mais ce n'est pas une présence locale.
Le pain et le vin ne sont là que pour « représenter » le
corps et le sang du Christ. « Néanmoins, ajoute-t-il, ce
n'est pas une figure nue, mais conjointe avec sa vérité
et substance ». Il réunit donc le réalisme et le symbo-
lisme. On dira peut-être : mais choisissez donc, ou Jésus
est là et ce n'est pas une figure, ou c'est une simple
figure et il n'y est pasl Calvin repousse ce dilemme. Il
introduit ici la notion d'instrument. Le pain et le vin
servent à Dieu d'instruments pour nous unir à son
corps et à son sang. « C'est donc à bon droit, insiste-t-
il, que le pain est nommé corps, puisque non-seulement
il nous le représente, mais aussi nous le présente. »
Mais, si on lui demande comment le pain nous peut
présenter une chose qu'il ne contient pas, il n'a que
cette réponse : « C'est par la vertu incompréhensible de
l'Esprit. » C'est cette vertu qui « conjoint les choses
séparées par la distance de lieu ». Et c'est tout. Mais
cela suffit à Calvin pour affirmer que l'eucharistie nous
donne la propre substance du corps de Jésus-Christ.
La première utilité de ce sacrement sera donc de nous
donner le corps et le sang de Jésus, la seconde, de pro-
voquer notre gratitude, la troisième de nous conduire
« à vivre saintement et surtout à garder charité et
dilection fraternelle entre nous ».
3. L'usage légitime. - Ici encore apparaît le réalisme
voulu de Calvin, si étrangement uni à son symbolisme.
Calvin se montre extrêmement exigeant pour le com-
muniant. Il veut faire de la communion le centre de la
vie religieuse et une sorte de récompense des justes.
La plus grande pénitence qu'il puisse infliger à un
chrétien coupable est la privation de la communion,
c'est-à-dire l'excommunication. « Quiconque approche
de ce saint sacrement avec mépris ou nonchalance, ne
se souciant pas beaucoup de suivre où le Seigneur
l'appelle, écrit-il, il en abuse perversement et, en abu-
sant, il le contamine. Or, polluer et contaminer ce que
Dieu a tant sanctifié, c'est un sacrilège intolérable. »
Calvin n'hésite donc pas devant le mot le plus
sévère de la langue théologique. La simple noncha-
lance devient pour lui « un sacrilège ». Il ne se rend pas
compte de ce qu'il y a de vague dans ce terme « non-
chalance ». Il oublie dans la pratique son dogme de la
prédestination et il parle un langage tout à fait catho-
lique, en disant : « Il n'y a rien au monde qui soit de
plus grand prix et dignité que le corps et le sang du
Seigneur, ce n'est donc pas petite faute de le prendre
inconsidérément cl sans être préparé. » Il admet donc
qu'il appartient à l'homme de se préparer à la récep-
tion du sacrement et il condamne celui qui ne le fait
pas. Cela ne l'empêche pas de blâmer énergiquetnent
les « docteurs sophistiques » — il veut dire « catholi-
ques », qui « ont mis les pauvres consciences en per-
plexité trop périlleuse, ou plutôt en géhenne horrible,
requérant je ne sais quel examen dont il n'était pas
possible de venir à bout ». Il n'en réclame pas moins de
ses fidèles disciples des conditions préparatoires à la
communion. Quelles sont-elles? Calvin en indique
deux : "une vraie repentance en nous-mêmes» et une
« vraie foi en Notre-Seigneur Jésus-Christ ». Ces dispo-
sitions, nous les reconnaissons, ce sont les deux pôles
de cette mystique de la consolation que Calvin tenait
de Luther. Nous devons désespérer de nous-mêmes,
pour n'espérer qu'en Jésus-Christ, car, « si nous avons
en lui notre repos, il faut qu'en nous-mêmes nous ne
sentions que tourment et inquiétude. Or, telle affec-
tion ne peut être qu'elle n'engendre premièrement un
déplaisir de toute notre vie, puis après une sollicitude
et crainte, finalement un désir et amour de justice ».
En un mot, le désespoir provoqué par notre impuis-
sance nous conduit à l'espoir en Jésus, cet espoir nous
donne l'appétit de le recevoir au banquet eucharis-
tique.
Calvin en vient à rétablir pour l'usage de l'eucha-
ristie toute la discipline que la primitive Église avait
établie. Il tire de la pratique de la communion tout
l'idéal du puritain. « Car il n'y a ordre, dit-il, que nous
prétendions être du corps du Christ, nous abandon-
nant à toute licence et menant une vie dissolue. Puis-
qu'en Christ, il n'y a que chasteté, bénignité, sobriété,
vérité, humilité et toutes telles vertus, si nous voulons
être ses membres, il faut que toute paillardise, hau-
tesse, intempérance, mensonge, orgueil et semblables
vices soient loin de nous. »
De tels passages sont nombreux dans les écrits de
Calvin. Il voudrait faire de sa cité genevoise une sorte
de couvent laïque. Il interprète les intentions du
Christ et va jusqu'à demander, dans son Institution, la
règle de la communion hebdomadaire. Ses ordonnan-
ces du 16 janvier 1537, à Genève, parlaient aussi de
la communion de chaque dimanche comme très dési-
rable, et finalement prescrivaient la communion au
moins mensuelle. C'est qu'en effet, si la communion
n'était pas d'un usage fréquent, la grande arme de
l'excommunication dont Calvin entendait bien se
servir pour gouverner la ville, perdait une grande
part de sa force.
Inutile d'ajouter que, comme Luther, Calvin réprou-
vait hautement le dogme de la transsubstantiation :
« ce mensonge, disait-il, n'a nul fondement de l'Écri-
ture et n'a aucun témoignage de l'Église ancienne »,
ainsi que le dogme du sacrifice de la messe. Il joignait
dans la même réprobation le dogme de la présence
locale du corps du Christ, sous les accidents du pain, et
l'usage de la communion sous une seule espèce.
Notons en terminant que le genre de présence réelle
qu'enseigne Calvin exclut la participation réelle à la
cène de ceux qui n'ont pas les dispositions requises.
Jésus n'est présent dans l'eucharistie que pour ses élus.
Il n'y est pas pour les autres. S'ils reçoivent le pain et
20'
REFORME. DOCTRINES, LA MESSE
2078
le vin, ils ne reçoivent rien de plus. C'est ce qui va être
exprimé plus explicitement dans la confession angli-
cane.
4° L'eucharistie dans les « 39 Articles ». — Dans la
confession anglicane, la question eucharistique est
traitée aux art. 28, 29 et 30. « La cène du Seigneur, dit
l'article 28, n'est pas seulement un symbole de l'amour
que les chrétiens doivent avoir les uns pour les autres,
mais plutôt un sacrement de notre rédemption par la
mort du Christ, si bien que, pour ceux qui reçoivent ce
sacrement comme il convient, dignement et avec foi,
le pain que nous rompons est une participation au
corps de Jésus-Christ et de même la coupe de bénédic-
tion est une participation au sang de Jésus-Christ. »
On a remarqué, dans cette formule, les mots « comme
il convient ». Ils signifient que la présence du corps
et du sang du Christ n'est réelle que pour les bons chré-
tiens. Mais pour éviter toute équivoque à ce sujet,
l'art. 30 précise en ces termes : « Les méchants et ceux
qui n'ont pas une foi vive, quoi qu'ils pressent entre
leurs dents, comme dit saint Augustin, d'une manière
charnelle et visible le sacrement du corps et du sang
du Christ, n'y participent d'aucune manière, mais
plutôt ils mangent et boivent, pour leur condamna-
tion, le signe ou le sacrement d'une chose si grande. »
« Ceux qui n'ont pas une foi vive. > L'expression
était singulièrement vague. Elle désignait probable-
ment ceux dont la foi ne se montre pas dans leurs
œuvres. Le sens de l'article était que la présence réelle
dépend de la disposition du communiant. Elle n'est
donc pas quelque chose d'objectif. Elle est une réponse
à la foi du chrétien. L'art. 29 complète l'ensemble de
la doctrine qui est bien celle de Bucer et de Calvin :
« Dans la cène, le corps du Christ est donné, reçu,
mangé, mais seulement d'une manière divine et spi-
rituelle, et le moyen par lequel le corps du Christ est
reçu et mangé dans la cène, c'est la foi. »
Il s'ensuit que la confession anglicane est plus
« radicale » sur ce point que la confession luthérienne,
alors que, sur la plupart des autres points, elle pré-
tend tenir un juste milieu entre le radicalisme calvi-
niste et la tradition catholique.
D'autre part, l'art. 28 rejette la transsubstantiation,
comme « ne pouvant être prouvée par les saintes Écri-
tures, contraire aux textes clairs de la Bible, détruisant
l'essence du sacrement et ayant donné lieu à de nom-
breuses superstitions ». L'art. 30 déclare aussi que
« la coupe du Seigneur ne doit pas être refusée aux
laïques ».
VI. de la MESSL. — ■ 1° Luther contre la messe. — ■
Ce serait probablement une grave erreur de croire que
l'unanimité exceptionnelle des Églises dissidentes,
en ce qui concerne le rejet du sacrifice de la messe, a
sa source dans l'examen impartial des textes bibliques.
Nous avons essayé, dans la première partie de cette
étude, d'analyser les motifs réels de cette aversion des
novateurs pour le sacrifice de la messe. C'était moins
à la messe que l'on en voulait qu'au sacerdoce insépa-
rable de la messe et aux revenus des fondations dont
vivait le clergé. C'est ce que semble bien prouver le
passage suivant du Vom Missbrauch der Messen, de
Luther, W., t. vm, p. 522 sq., qui est de novembre
1521 : «Les misérables prêtres à messes (Messplafjen ),
avec les confréries qu'ils érigent pour gagner de
l'argent, avec les messes qu'ils disent pour les morts
et pour les vivants, ne font rien autre chose que
tromper le peuple des insensés et les entraîner avec
eux en enfer, tout en volant leur argent et leur bien
avec leurs mensonges. C'est bien là que se trouvent
les fondements secrets et cachés de tout l'univers.
Tout le monde sait bien pourquoi ont été établis les
évêchés, les canonicats, les couvents, les églises et tout
le royaume des prêtres, à savoir pour dire la messe,
c'est-à-dire pour l'idolâtrie la plus odieuse qui soit
sur la terre. Tout cela est bâti sur des mensonges hon-
teux, sur la profanation coupable et impie du sacre-
ment de l'autel, sur une incrédulité plus scandaleuse
que celle des païens. C'est pourquoi il est arrivé, par
un juste jugement de Dieu, que tout leur argent et
leur bien a été employé pour rien, si ce n'est pour un
vain orgueil, pour la débauche et la goinfrerie, pour
permettre aux prêtres de rester oisifs, de passer du
bon temps et d'être inutiles à tous, à Dieu comme au
monde, pour n'obéir qu'à l'idole romaine, car c'était
là une digne récompense trouvée par ce sacerdoce
impie. »
La haine presque sauvage qui traversait ces lignes
fut partagée par tous les réformateurs. Us ne purent
jamais parler de la messe sans que les injures leur
vinssent aux lèvres. Pour eux, la question de la messe
était liée à celle de l'ordre, de la hiérarchie, en un mot
à leur liberté envers Rome. Elle était liée par ailleurs à
cette institution que tant de prêtres alors regardaient
comme un fardeau intolérable, le célibat ecclésiastique.
Luther ne touchait pas cependant sans angoisse à la
messe. « Quelle peine, quel travail, s'écriait-il, même
en m'appuvant sur les textes certains de la sainte Écri-
ture, n'ai-je pas eu à justifier ma propre conscience, en
songeant que j'étais seul à m'opposer au pape, à le
tenir pour l'Antéchrist, les évêques pour ses apôtres
et les universités pour ses maisons de débauche! Que
de fois mon cœur tremblant n'a-t-il pas palpité et, se
révoltant, ne m'a-t-il pas objecté cet argument : le
plus fort et le seul qu'ils aient : Es-tu le seul sage?
Tous les autres se trompent-ils? Tant de siècles ont-ils
été dans l'ignorance? Et si tu te trompais? Et si tu
entraînais avec toi tant d'âmes à l'erreur et à la
condamnation éternelle? » De abroganda missa, dédi-
cace du 1er nov. 1521, \\\, t. vin, p. 412.
Quels étaient donc les arguments de Luther? Il les
cherche dans les paroles de l'institution eucharistique.
Pour lui, il est clair comme le jour que la cène n'est
qu'un testament. Et qu'est-ce qu'un testament? «Une
donation faite par un mourant, par laquelle il désigne
un héritier et institue un héritage. » Il ne faut voir
que cela dans l'eucharistie. « Tu vois, s'écrie Luther,
que ce que nous appelons la messe est le don de la
rémission des péchés, accordé par Dieu et scellé parla
mort de son Fils. » Mais un don ne suppose ni œuvre ni
mérite de la part de celui qui le reçoit. Donc la messe
n'est pas une œuvre et la dire n'est pas un mérite. La
messe n'est que le souvenir de la promesse de pardon
que Dieu nous a faite. Il suffit d'avoir foi en cette pro-
messe pour être digne de célébrer la messe et de rece-
voir la communion. Aussi, quelle erreur de prononcer
à voix basse les paroles de la consécration, comme le
veut le rituel romain. Ce sont justement ces paroles
qui contiennent la promesse. Il faut donc les faire
entendre de tous, afin d'exciter la foi.
D'autre part, si la messe n'a d'autre but que d'exci-
ter la foi, « c'est donc une erreur évidente et impie que
d'offrir ou d'appliquer la messe pour des péchés, des
satisfactions, pour des défunts ou tout autre besoin
étranger (à la foi)... Qui peut en effet recevoir la pro-
messe de Dieu pour un autre, puisque la foi est requise
en chacun?... Puis-je croire pour mon voisin? »
En définitive, l'eucharistie, pour Luther, est un don
de Dieu à l'homme et ne peut en aucune manière deve-
nir une offrande de l'homme à Dieu, c'est-à-dire un
sacrifice. Il s'ensuit que tout le monde peut célébrer
la cène. Il n'y a plus de sacerdoce. « Dans la messe
ou sacrement, nous sommes tous égaux, prêtres ou
laïques. »
Ce qui confirme cette manière de voir, c'est que
l'Écriture ne connaît qu'un prêtre, qui est le Christ,
et pareillement qu'un seul sacrifice qui est le sacrifice
2079
RÉFORME DOCTRINES, LA MESSE
2080
de la croix. Les chrétiens ne peuvent offrir à Dieu
qu'un sacrifice au sens large, le sacrifice de la morti-
fication et de la prière.
Malgré cette destruction de l'essence de la messe,
Luther ne se hâta point de toucher aux cérémonies
traditionnelles de la messe catholique. Sa Formule de
la messe et de la communion de décembre 1523 est
encore en latin. Ce n'est qu'en décembre 1525 qu'il
public sa Messe allemande. Il y conserve, quoique avec
répugnance, le nom de messe et aussi les vêtements
sacres, les cierges, l'autel. Il se contente de supprimer,
à partir de l'offertoire, tout ce qui rappelle la notion
de sacrifice. Il maintient l'élévation qui ne sera sup-
primée qu'en 1542. La consécration est chantée en alle-
mand. La communion au corps du Christ se fait aussi-
tôt après la consécration du pain. Ce n'est qu'après le
chant du Sanclus et d'un cantique en allemand que
vient la seconde consécration, celle du vin, et la
seconde communion. Mais cette séparation des deux
communions parut trop compliquée et fut supprimée
en 1533.
Tout cela explique comment Mélanchthon a pu dire,
dans la Confession d'Augsbourg : « C'est à tort que nos
Églises sont accusées d'avoir supprimé la messe, nous
avons au contraire conservé la messe et nous la célé-
brons avec un souverain respect. Nous avons conservé
de même la plupart des cérémonies. »
Il développait ensuite contre la notion de sacrifice
quatre arguments principaux : 1. L'Écriture ne dit
pas que l'eucharistie soit un sacrifice, mais une com-
mémoration et un testament; — 2. Elle atteste que
notre rédemption s'est faite par l'unique sacrifice de
la croix; — 3. Elle affirme que nous sommes justifiés
par la foi seule; — 4. La messe a engendré, dès qu'on
l'a considérée comme sacrifice, d'innombrables abus,
car rien n'a été vénal comme la célébration de la messe.
2° Zwingli contre la messe. — On trouve, chez Zwin-
gli, la même argumentation que dans la Confession
d'Augsbourg. Deux preuves surtout lui paraissent déci-
sives : 1. L'épitre aux Hébreux enseigne que Jésus
n'a été immolé qu'une fois; — 2. Les textes de l'insti-
tution eucharistique prouvent que la cène n'est qu'une
commémoraison. Il est donc impossible qu'elle soit un
sacrifice. Dans l'épître aux Hébreux, le semel qui
apparaît à plusieurs reprises : vu, 27; ix, 12; ix, 26, lui
paraît absolument décisif. Il ne réfléchit pas que le
même argument vaudrait contre les sacrifices de l'An-
cienne Loi, qui étaient pourtant institués par Dieu
lui-même. Que s'il était bon qu'il y eût des sacrifices
« annonciateurs », pourquoi n'y aurait-il pas un sacri-
fice « commémoratif »? Non, pour lui, il y a incompati-
bilité entre une commémoraison et un sacrifice. « De
quel front, écrit-il, a-t-on osé faire d'une commémo-
raison une oblation? Pour nous, qui sommes fidèles,
toutes les fois que nous mangeons et buvons le corps
et le sang du Christ, claironnons la mort du Seigneur,
aussi longtemps que le inonde subsistera. La cause de
cette proclamation est assez ample, à savoir que le
Christ nous a délivrés par sa mort et par l'effusion de
son sang. • De canone missœ epicheiresis du 29 août
1523. C. H., Opéra Zuinglii, t. u, p. .">:>:> 608.
3° Les placards de lr>:i4 contre la Messe. - - Nulle
part, on ne semble avoir été aussi animé contre la
messe que dans cette Suisse romande où Guillaume
Fard promena son zèle impétueux et conquérant. Le
document où la haine de la messe s'étale de la façon la
plus frappante est ce tract fameux, rédigé par Antoine
Marcourt et Viret, à Neuchàtel, puis affiché, dans la
nuit du 17 au 18 octobre 1534, en divers lieux de la
ville de Paris, et jusqu'à la porte de la chambre à cou-
cher du roi, à Amboise.
Les arguments que l'on y trouve, auprès d'énormes
injures, sont les mêmes que chez Zwingli : 1. « A tout
fidèle chrétien est et doit être très certain que notre
Seigneur et seul Sauveur Jésus-Christ, comme grand
évêque et pasteur éternellement ordonné de Dieu, a
donné son corps, son âme, sa vie et son sang pour notre
sanctification, en sacrifice parfait : le quel sacrifice ne
peut et ne doit être réitéré par aucun sacrifice visible...
Car par le grand et admirable sacrifice de Jésus-Christ,
tout sacrifice extérieur et visible est aboli et évacué et
jamais autre n'est demeuré. Ce qui... est très ample-
ment démontré en l'épître aux Hébreux, vu, 26 sq.;
ix, 12; x, 10, 18. » 2. «En cette malheureuse messe,
on a non seulement provoqué, mais aussi plongé et
du tout abîmé quasi l'universel monde en idolâtrie
publique. »
Tout l'esprit des placards se trouve résumé dans
cette conclusion qui, par sa violence, laisse pressentir
les futures guerres de religion : « Par elle (la messe),
disaient-ils, toute connaissance de Jésus-Christ est
effacée, la prédication de l'Évangile est rejetée et
empêchée, le temps est occupé en sonneries, hurle-
ments, chanteries, vaines cérémonies, luminaires,
encensements, déguisements et telles manières de sor-
celleries, par lesquelles le pauvre monde, comme brebis
et moutons, est misérablement trompé, entretenu et
promené et par ces loups ravissants mangé, rongé et
dévoré. Et qui pourrait dire les larcins de ces paillards?
Par cette messe, ils ont tout empoigné et tout détruit,
tout englouti. Ils ont déshérité princes et rois, sei-
gneurs et marchands et tout ce qu'on peut dire mort
ou vif. » Ces dernières lignes mettaient a nu des motifs
fort peu théologiques en faveur de la destruction de la
messe. Ce ne furent pas les moins forts.
4° Calvin contre la messe. — Luther avait conservé le
mot de messe. Les zwingliens et les calvinistes l'ont
rejeté avec horreur et la cène, telle qu'ils ont voulu la
célébrer, ne ressembla que de très loin à l'office tradi-
tionnel catholique. A part cela, Calvin ne montre au-
cune originalité dans sa critique de la théorie du sacri-
fice de la messe. Ce sacrifice fait injure à celui de la
croix. Voilà ce que développe son Traité de la sainte
cène, quand il aborde la question de la messe.
Calvin concède sans doute que les anciens Pères ont
appelé la cène un sacrifice. Mais il veut que ce soit
uniquement parce que « la mort de Jésus-Christ y est
représentée ». Il reconnaît que les sacrifices de l'An-
cienne Loi étaient d'origine divine. Il les regarde
comme légitimes en temps que figuratifs de celui de la
croix. Mais ce qui a pu être figuré ne doit pas être
renouvelé. « Depuis qu'il a été parfait, écrit-il, il ne
reste plus sinon que nous en recevions la communica-
tion et c'est chose superflue de le figurer encore. »
A plus forte raison, pense Calvin, n'était-il pas per-
mis d'imaginer un sacrifice non seulement commémo-
ratif, à la façon des anciens Pères, mais propitiatoire,
comme on l'a admis dans la suite. On a ainsi transféré
à la messe tout ce qui ne pouvait appartenir qu'à la
croix, à savoir de satisfaire pour nos dettes et de nous
réconcilier avec Dieu. Sans doute les mérites de la mort
du Christ doivent nous être appliqués. Mais Calvin ne
veut pas que ce soit par la messe. Ce ne pourra être que
par la prédication de l'Évangile et par la foi. « Voilà
donc, conclut Calvin, comment il n'y a rien de plus
contraire à la vraie intelligence de la cène que d'en
faire un sacrifice, lequel nous détourne de reconnaître
la mort du Christ comme sacrifice unique, duquel la
vertu dure à jamais. »
En outre, la messe est condamnable en raison de ses
conséquences désastreuses. L'assistance passive à la
messe a pris la place de la communion. Le prêtre a
communié seul. Or, pour Calvin, toutes les messes
« auxquelles il n'y a point de communion, telle que le
Seigneur l'a instituée, ne sont qu'abomination ». De
plus, on a célébré la messe en l'honneur des saints de
2081
REFORME. DOCTRINES, LA PENITENCE
2082
chaque jour, ce qui était un abus insupportable. On a
vendu les messes. Tout ce mouvement de foire autour
de la cène est intolérable. Enfin, n'est-il pas évident
que c'est le diable qui a inventé, à la place de la doc-
trine, dans la cène, toute cette foule de cérémonies et
de grimaces que l'on appelle liturgie? « La messe, écrit
Calvin, n'est que pure singerie et batellerie. Je l'ap-
pelle singerie, parce que l'on veut par là contrefaire la
cène du Seigneur, sans raison, comme un singe, incon-
sidérément et sans discrétion, imite ce qu'il voit faire...
Je l'appelle aussi batellerie, à cause que les fatras et
les mines qu'on y fait conviennent plutôt à une farce
qu'à un tel mystère, comme est la sacrée cène du Sei-
gneur. »
Dans l'Institution chrétienne, Calvin renouvelle tous
ces arguments que l'on peut ramener à trois : 1. Dans
la messe « il se fait un blasphème et déshonneur into-
lérable à Jésus-Christ, prêtre unique et éternel ». —
2. « La messe ensevelit et opprime la croix et passion
de Jésus-Christ », en réitérant un sacrifice fait pour
demeurer unique. 3. La messe a engendré d'innom-
brables abus. Et Calvin n'hésite pas à traiter de brutes
ignares tous les chrétiens qui ont pratiqué la messe
jusqu'à lui!
5° La messe duns les « 38 Articles ». — La confession
anglicane est aussi radicale que les autres confessions
protestantes en ce qui concerne la messe. Elle l'expédie
sommairement, dans son art. 31 : « L'offrande du
Christ olîerte une seule /ois est la parfaite rédemption,
la propitiation, et la satisfaction pour tous les péchés
du monde, originel aussi bien qu'actuels. 11 n'y a en
dehors de celle-là aucune satisfaction pour le péché.
C'est pourquoi les sacrifices des messes où, disait-on
communément, le prêtre offrait le Christ pour les
vivants et pour les morts, n'étaient que fables impies
et illusions dangereuses. »
On remarquera que dans ce texte, c'est surtout le
caractère propitiatoire du sacrifice de la messe qui est
repoussé, comme du reste dans les autres textes d'ori-
gine protestante. Un sacrifice de prière et de louanges
a toujours été admis par les protestants, mais il ne
s'agissait que d'un sacrifice au sens large.
VII. LA PÉNITENCE. V EXTRÊME-ONCTION. LES IN-
duloexces. le PURGATOIRE. — 1° Luther et la péni-
tence. — On a vu que Luther n'était guidé au fond,
dans l'élaboration de sa doctrine, que par cette mysti-
que de la consolation qui était sa découverte propre.
Tout ce qui l'avait terrorisé, il s'en délivre. Tout ce qui
l'avait consolé, il le conserve. C'est cela qui explique
ses hésitations en ce qui concerne le sacrement de
pénitence. Il en avait gardé des souvenirs mélangés.
Le conserverait-il ou le détruirait-il? Il n'a jamais osé
se prononcer. Dans son Prélude de 1520, il ne sait s'il
admettra deux ou trois sacrements. Dans ses Caté-
chismes, il se prononce d'abord pour deux, puis il se
décide pour trois. Zwingli et Calvin seront catégori-
ques. Luther et Mélanchthon ne seront jamais bien
fixés au sujet de la pénitence. C'est qu'ils ont été sou-
vent « consolés » par la confession. Or la « consola-
tion » est pour eux l'indice de ce qui est biblique et
divin. Ils gardent donc la pénitence en la libérant des
abus qui sont venus la recouvrir et l'avilir. Le grand
abus a été d'enlever à la pénitence ce qui en faisait un
sacrement, c'est-à-dire la foi en la promesse. Les théo-
logiens ne parlent ici que du pouvoir des clefs d'une
part et des trois parties de la pénitence : contrition,
confession, satisfaction, d'autre part. Ils ont oublié la
foi, c'est-à-dire la certitude du salut. Seule, pourtant,
la foi, qui conduit de la menace à la promesse, peut
« contrire » le cœur. Il fallait donc avant tout éveiller la
foi. Pour cela, il est vrai, point n'était besoin de torturer
le pénitent en lui faisant une obligation de dire toutes
ses fautes, chose impossible du reste, puisque tous nos
actes sont des péchés mortels. Il fallait l'aiguiller vers
la pensée de cette corruption radicale qui est en nous,
le remuer par la certitude de la damnation méritée et
faire luire ensuite, devant ses yeux, la certitude du
pardon gratuit. Toute la théorie de la contrition chez
les scolastiques est un tissu d'erreurs. La douleur des
péchés n'est rien. Il n'y a que la foi qui compte. Quant
à la confession et à la satisfaction, elles n'ont été jus-
qu'ici qu'une affaire d'argent I
Ce n'est pas que Luther rejette la confession auri-
culaire. S'il était logique, il devrait la rejeter, puisqu'il
déclare ne pas la trouver dans les Écritures. Mais,
selon lui, elle est utile et même indispensable,... car
elle est « l'unique moyen de salut pour l'âme tour-
mentée ». Voilà donc le grand mot lâché. Il ne s'agit
pas de savoir si cela est biblique ou non, mais si le
cœur de Luther en a été consolé ou non. Tout cela
dans Prélude sur la captivité babylonienne, W., t. vi,
p. 546.
Seulement, pour que la confession soit « consolante »,
il faut l'affranchir. Luther repousse la « réserve » des
péchés. Il attribue à tous les chrétiens le droit d'ab-
soudre. C'est à tous qu'il a été dit : « Tout ce que vous
délierez sur la terre sera délié dans le ciel. » On peut donc
se confesser à qui l'on veut, comme on veut, quand on
veut. L'essentiel, c'est de trouver la « consolation •.
D'autre part, Luther rejette toute la théorie de la
satisfaction. Pour lui le sens du mot pwnilentia doit
être ramené à celui du mot grec yzTxvo'.y., qui signifie
« changement d'esprit et de sentiment ». La pénitence
n'est donc rien de plus que le changement de la
confiance en soi dans la confiance en Dieu seul. Elle se
confond avec la foi au sens luthérien. Quant à l'abso-
lution, elle n'est que le signe du pardon déjà accordé
par Dieu au moyen de la foi et nullement l'instrument
par lequel ce pardon est concédé.
Voici comment Mélanchthon traduisit ces pensées
de Luther dans la Confession d'Augsbourg : « Au sujet
de la pénitence, ils (les protestants) enseignent que,
pour les chrétiens tombés après le baptême, la rémis-
sion des péchés est possible en tout temps, dès qu'ils
se convertissent, et que l'Église doit accorder l'absolu-
tion à ceux qui viennent à résipiscence. La pénitence
comprend deux parties : l'une est la contrition, c'est-
à-dire les terreurs que la connaissance du péché donne
à la conscience. L'autre est la foi, qui est conçue au
moyen de l'Évangile ou de l'absolution et par laquelle
on croit que les péchés sont remis à cause du Christ.
Par cette foi, la conscience est consolée et délivrée de
ses terreurs. Ensuite doivent venir les bonnes œuvres,
qui sont les fruits de la pénitence. »
La Confession d'Augsbourg repoussait formellement
l'hérésie ancienne des novatiens qui n'admettaient
point le pardon des péchés après le baptême, ainsi que
l'hérésie récente des anabaptistes qui déclaraient la
justice inamissible. Mais elle repoussait aussi l'opinion
« de ceux qui n'enseignent pas que la rémission des
péchés se fait par la foi et qui prescrivent de mériter
la grâce par des satisfactions ».
Au sujet de la confession, Mélanchthon s'exprimait
ainsi : « La confession n'est pas abolie chez nous. L'on
n'a pas coutume en effet de présenter le corps du Sei-
gneur aux chrétiens qui n'ont pas été au préalable
examinés et absous. Le peuple est instruit, avec très
grande diligence, de la foi en l'absolution, de laquelle
on ne parlait jamais auparavant. Nous apprenons aux
fidèles à attacher le plus grand prix à l'absolution,
parce qu'elle est la voix de Dieu et parce qu'elle est
prononcée par l'ordre de Dieu. Nous rappelons le pou-
voir des clefs et nous montrons quelle grande consola-
tion elle (l'absolution) fournit aux consciences terri-
fiées. Nous enseignons que Dieu réclame la foi, en
sorte que l'on croie à cette absolution comme à la
2083
RÉFORME. DOCTRINES, LA PÉNITENCE
2084
parole de Dieu tombant du ciel, et que cette foi obtient
vraiment et reçoit la rémission des péchés. »
L'institution pénitenticlle gardait donc une certaine
importance dans la théologie luthérienne, au début,
mais elle était vidée de son contenu pour être ajustée à
la théologie nouvelle. Mélanchthon osait dire cependant
que les « adversaires eux-mêmes » étaient contraints
d'avouer que la doctrine de la pénitence était fort bien
traitée par son Église. Et cependant, la Confession
d'Augsboura reconnaissait que les luthériens n'admet-
taient plus la satisfaction, qu'ils n'exigeaient pas l'in-
tégrité de l'aveu des fautes.
Elle ne parlait pas des indulgences. Mais à la même
date, Luther, enfermé au château de Cobourg, écrivait
une Exhortation aux ecclésiastiques réunis à la diète
d'Augsbourq, où il renouvelait sa condamnation contre
les indulgences et ne dressait pas moins de quinze
chefs d'accusation contre elles, notamment celui de
faire injure à la rédemption réalisée par le Christ, et
celui d'être la source d'un brigandage au détriment des
fidèles auxquels on vendait le pardon de leurs fautes.
Quant à l'extrême-onction, Luther refusait d'y voir
un sacrement. C'était, selon lui, un simple usage fondé
sur des textes de saint Marc et de saint Jacques, mais
ne contenant aucune « promesse ». Cet usage, au sur-
plus, peut être toléré, à condition que l'on n'y voie pas
un sacrement.
2° Doctrine pénilentielle deZivingli. — ■ La doctrine de
Zwingli, sur la pénitence est contenue dans les thèses
50-56 de la dispute de Zurich de 1523.
« Dieu seul remet les péchés et cela par le seul Christ Jé-
sus, Notre-Seigneur; celui qui attribue la rémission des
péchés à une créature dépouille Dieu de sa gloire et fait
acte d'idolâtrie. » Thèses 50 et 51. Pour Zwingli, il n'y
a qu'un péché proprement dit : celui de ne pas croire à
la Parole de Dieu. Ce péché ne peut être remis que par
Dieu. Il n'existe pas de « pouvoir des clefs », comme
Luther le croyait encore. Les mots qui furent dits à
Pierre: « Tout ce que tu délieras sur la terre sera délié
dans le ciel », sont adressés à tous les chrétiens, car
tous nous sommes « pierres », étant les disciples du
Christ qui était la « pierre », petra aulem erat Christus.
En promettant à Pierre de lui donner les clefs du
royaume des cieux, c'est à tous les chrétiens que
Jésus les a promises. Mais de quelles clefs s'agit-il?
Évidemment de celles qui ouvrent la porte du ciel,
donc de la prédication évangélique. L'image des clefs
signifie donc tout simplement que la prédication de
l'Évangile délivre les hommes de leurs péchés, les
réconcilie avec Dieu et leur ouvre la béatitude close
pour eux auparavant.
La grande découverte de Zwingli est donc celle-ci :
l'identification du pouvoir des clefs à la prédication de
l'Évangile. Du coup, tout le système pénitentiel de
l'Église et cela même que Luther avait cru pouvoir en
conserver s'écroulait. On comprend dès lors le sens de
la thèse 52 de Zwingli : « La confession donc, qu'elle
soit faite à un prêtre ou au prochain — ces derniers
mots semblent viser le système de Luther — ne peut
être regardée que comme une consultation privée, non
comme la rémission des péchés. » Quand on possède [a
vraie foi, selon Zwingli, on ne va pas se soumettre aux
hommes, mais «on entre chaque jour dans sa chambre
personnelle, pour y parler à Dieu, on y gémit de ses
fautes et on sait en toute certitude (pie quiconque
recourt à Dieu avec loi est sauvé ». Luther était un
scrupuleux et un mystique. Zwingli n'était ni l'un ni
l'autre. La confession ne lui rappelle aucun souvenir
« consolant ». Il la supprime purement et simplement
ou ne l'autorise que comme « consultation » facultative.
De fait, à la dispute de Marbourg, Zwingli accepta la
confession, à condition qu'on y ajoutât les mots « ou
consultation», et Lut lier se cou l en l a de cette concession.
Naturellement, Zwingli n'admet ni la satisfaction,
ni les péchés réservés, ni les indulgences. Son idéal
c'est la confession faite à Dieu seul. Un bon ministre
doit conduire ses ouailles au contact direct avec Dieu.
La confession faite à son curé n'est que pour les «imbé-
ciles » au sens étymologique du mot. « Il se confesse
assez, celui qui se confie à Dieu », conclut Zwingli.
Au sujet de l'extrême-onction, il admet comme
Luther que c'est un usage vénérable, non pas une ins-
titution divine. L'onction ne vaut pas la prière qui
l'accompagne. Mais ne croyons pas que rien puisse
remettre les péchés en dehors de la foi.
3° Doctrine pénitentielle de Calvin. — Si Zwingli
avait aboli à Zurich tout le système pénitentiel de
l'Église, il n'en avait pas moins maintenu le principe
de ce que nous appelons la « vertu » de pénitence. En
homme responsable de l'ordre au sein d'une cité bour-
geoise, il montre le plus grand souci de la discipline
morale. Cette préoccupation est encore beaucoup
plus marquée chez Calvin. On a vu qu'il tendait à faire
de Genève un véritable couvent laïque.
Il rattache la pénitence' directement à la foi dont
elle est le premier fruit. On sait en effet que la vraie
foi, celle qui atteste la prédestination, et qui est le pro-
pre des élus, est celle qui se prouve par les œuvres.
« Que la pénitence, écrit Calvin, non seulement suive
pas à pas la foi, mais qu'elle en soit produite, nous
n'en devons faire aucun doute. » Mais n'allons pas
pour cela confondre foi et pénitence. La foi propre-
ment dite, c'est la confiance filiale en Dieu. La péni-
tence découle de la crainte. Calvin est formel sur ce
point. Son puritanisme, expression de l'esprit de péni-
tence, est donc à base de terreur en face des jugements
de Dieu. « C'est une vraie conversion de notre vie,
écrit-il, à suivre Dieu et la voie qu'il nous montre, pro-
cédant d'une crainte de Dieu, droite et non feinte,
laquelle consiste en la mortification de notre chair et
notre vieil homme, et vivification de l'esprit. »
Calvin ne veut pas pour autant que « l'homme régé-
néré » se confie en sa sainteté. Le « puritain » selon son
cœur doit au contraire constamment se prosterner
devant Dieu, en reconnaissant son abjection. Sa sain-
teté n'est qu'une grâce, qui lui fournit la preuve eni-
vrante de son élection. Qu'il se garde bien de s'en glo-
rifier! Il garde la concupiscence. Tous ses désirs sont
mauvais et Calvin les condamne comme de vrais pé-
chés, qui toutefois ne lui sont pas imputés.
Mais quand il a, de la sorte, mis en sûreté la « vraie >
doctrine pénitentielle, Calvin, si l'on peut dire, tombe
à bras raccourcis sur les « sophistes », c'est-à-dire les
théologiens catholiques. II n'a pas assez de mépris et
d'injures pour le système pénitentiel de l'Église. Par-
lant des théologiens, il écrit : « Ils gergonnent assez de
contrition et attrition. Et de fait, ils tourmentent les
âmes par beaucoup de scrupules et les enveloppent de
beaucoup d'angoisses et molestes, mais quand il
semble qu'ils aient bien navré les cœurs jusqu'au
fond, ils guérissent toutes les amertumes par quelques
aspersions de cérémonies. » Calvin rappelle la division
classique de la pénitence : contrition, confession,
satisfaction. Sur la contrition, la doctrine catholique
n'est que découragement et hypocrisie : « Qu'ils en
montrent un seul, s'écrie-t-il, qui, par cette doctrine
de contrition, n'ait été jeté en désespoir, ou bien n'ait
opposé une feintise de douleur au jugement de Dieu,
au lieu d'une vraie componction. » Les théologiens ne
donnent pas la certitude du salut. Voilà précisément
leur tort. Ils fixent les regards du pécheur sur ses
propres larmes. En a-t-il assez versé? Ses larmes sont-
elles assez sincères? Il ne le saura jamais. Calvin, lui,
veut qu'on no regarde que la miséricorde infinie de
Dieu. Avec cela on est sûr du pardon.
Passons à la confession. « Je m'émerveille, écrit Cal-
208;
RÉFORME. DOCTRINES, LE PURGATOIRE
2080
vin, de quelle hardiesse ils osent assurer que la confes-
sion de laquelle ils parlent soit de droit divin. De la-
quelle nous confessons bien que l'usage est très an-
cien, mais nous pouvons facilement prouver qu'il a
premièrement été libre. Et de fait, leurs histoires
récitent qu'il n'y en a eu aucune loi ou constitution
avant le temps d'Innocent III. » Et Calvin est si animé
contre le décret du concile du Latran, sous Inno-
cent III, qu'il ne résiste pas au plaisir de rééditer contre
ce décret « Omnis utriusque sexus... » la lourde et gros-
sière plaisanterie de Luther : l'Église catholique est
donc composée d'hermaphrodites! Puis il réfute tous
les textes allégués en faveur de la confession pratiquée
dans l'Église. Aucun ne trouve grâce devant lui. Fina-
lement, il n'approuve que la confession secrète faite à
Dieu seul ou la confession publique très générale faite
dans la liturgie. Il se rallie pourtant au sentiment de
Zwingli et tolère la confession à titre de « consulta-
tion ». Mais il ajoute : « Telle forme de confession doit
être en liberté, tellement que nul n'y soit contraint,
mais seulement qu'on remontre à ceux qui en auront
besoin qu'ils en usent comme une aide utile. »
Pour ce qui est de la confession au sens catholique,
il lui fait trois reproches : 1. qu'on en fasse une obli-
gation annuelle; 2. qu'on y exige l'aveu de toutes
les fautes mortelles; 3. que l'on enseigne que même la
charité parfaite ne remet pas les péchés sans le vœu de
la confession.
Comme Zwingli il nie le pouvoir des clefs et le réduit
à la prédication de l'Évangile. Le pouvoir de lier et de
délier n'est autre que le pouvoir d'excommunication
et de réconciliation, dont Calvin savait faire si grand
usage. Il ne s'aperçoit pas que c'est justement de cette
discipline ecclésiastique que sortit, par une évolution
logique et providentielle, la pratique de la confession
privée. (L'observation est de l'historien protestant
Paul Wernle, Der euangelische Glaube, Calvin, Tu-
bingue, 1919, p. 119).
Calvin n'est pas moins radical en ce qui concerne la
satisfaction. Et d'abord, à la suite de Luther et Zwin-
gli, il rejette la distinction des péchés véniels et mor-
tels. Tous les péchés découlent également de la source
corrompue de notre concupiscence. Ils sont donc tous
également mortels. On ne doit appeler péchés véniels
que ceux qui ne sont pas « imputés », c'est-à-dire ceux
des élus.
Mais la coulpe et la peine sont inséparables. La foi
qui remet la coulpe remet aussi la peine. Du même
coup tombe la doctrine des indulgences. Calvin
déverse au sujet de ces dernières un torrent d'injures
contre l'Église. Les indulgences ne sont pour lui que
«trafics, tromperies, larcins, rapacités, abominations ».
Enfin, l'absolution, qui n'était primitivement qu'un
rite liturgique destiné à la réconciliation des excom-
muniés, n'a aucun caractère sacramentel, car elle ne
contient aucune promesse fondée sur l'Écriture.
Cette même raison vaut au sujet de l'extrême-onc-
tion. Pas de promesse, pas de sacrement. L'extrême-
onction n'est qu'un pieux usage qui commémore le
pouvoir de guérir conféré aux seuls apôtres et non à
d'hypothétiques successeurs. Au surplus, le pouvoir
d' « huiler » les malades est reconnu par saint Jacques
aux « anciens » et non aux seuls prêtres.
4° Doctrine pénitentielle dans les « 3!) Articles ». — ■ La
confession anglicane ayant réduit les sacrements à
deux, il est clair qu'elle exclut la pénitence de ce nom-
bre. Elle admet une discipline pénitentielle, au moyen
de l'excommunication prononcée contre les pécheurs
scandaleux et publics. Elle admet aussi la possibilité
de péchés graves, même chez les régénérés. Elle s'éloi-
gne nettement ici des théories luthériennes et calvi-
nistes. Lisons en effet l'art. 16 : « Tout péché mortel
commis volontairement après le baptême n'est pas un
péché contre le Saint-Esprit et irrémissible — ceci
contre Luther et Calvin, pour qui il n'y a d'autre péché
mortel, chez les régénérés que l'apostasie ou la perte de
la foi. — C'est pourquoi le bienfait du repentir ne doit
pas être refusé à ceux qui tombent dans le péché après
le baptême. Après que nous avons reçu le Saint-
Esprit, nous pouvons perdre la grâce et tomber dans
le péché, et, par la grâce de Dieu, nous pouvons nous
relever et amender notre vie. Et par conséquent il
faut condamner ceux qui disent que nous ne pouvons
plus pécher pendant notre vie ici-bas, ou ceux qui
refusent le pardon à ceux qui se repentent sincère-
ment. » Et c'est tout. La confession anglicane est
muette sur le mode du pardon. Comme il n'est nulle-
ment question de la confession, il est probable que l'on
était disposé à la tolérer, si elle se maintenait d'elle-
même, comme une pratique libre et non-sacramentelle,
mais que l'on ne voulait rien faire [jour la conserver.
Elle devait mourir de sa belle mort!
Et l'on retrouve ici cette même tendance déjà
signalée à donner des solutions intermédiaires, d'ordre
moral et pratique, sans s'engager dans les contro-
verses et sans se soucier beaucoup des droits d'une
impeccable logique.
5° Du purgatoire. - La question du purgatoire est
liée à celle de la pénitence. C'est pour achever l'expia-
tion des péchés commis après le baptême et par suite
justiciables du pouvoir des clefs, que les fidèles doi-
vent subir les peines du purgatoire. Et cependant
Luther traitait du purgatoire à propos du caractère
propitiatoire de la messe, plutôt qu'à l'occasion de la
théorie pénitentielle. Dans son ouvrage sur L'Abus
de la messe (1522), il s'objecte les nombreuses appari-
tions d'âmes réclamant des prières. 11 ne nie pas le
fait, mais il l'explique à sa façon : « Je puis dire en
toute liberté que c'est sûrement là une opération dia-
bolique. C'est ainsi que des esprits apparaissent, font du
bruit, poussent des cris, se plaignent ou demandent du
secours, alin de nous ravir à nous, chrétiens, le saint
sacrement, pour le détourner à leurs friponneries,
blasphèmes et moqueries. » Le démon n'a que trop
bien vu que le meilleur moyen d'enlever l'eucharistie
aux vivants c'est de leur faire croire qu'elle est surtout
faite pour l'utilité des défunts I < C'est par là que les
diseurs de messes se sont enrichis et ont attiré les biens
de l'univers. »
Luther a donné sa pensée complète au sujet du pur-
gatoire, dans les Articles de Smalkalde (1538): «Avec
les messes des morts, 1rs vigiles, les septièmes et les
trentièmes jours, les anniversaires, les octaves des
morts, les commémoraisons de tous les défunts, on a
fait autour du purgatoire un véritable commerce.
On aurait dit que la messe ne servait plus qu'aux
morts. Et pourtant le Christ a institué son sacrement
pour les vivants. C'est pourquoi le purgatoire, avec
toute sa pompe, ses services et son négoce, doit être
considéré comme une simple fantasmagorie du démon.
Il va en effet contre cet article principal que seul le
Christ, et non les oeuvres humaines, peut servir les
âmes. »
L'Écriture ne parle pas du purgatoire. Or « il faut la
parole de Dieu pour établir un article de foi, autrement
personne, pas même un ange, n'y peut rien ».
Mais ce qui excite par-dessus tout la colère de Lu-
ther, c'est que c'est cette invention du purgatoire qui
a servi aux papes pour étendre leur pouvoir, au moyen
de la vente des indulgences et des jubilés!
Zwingli avait rejeté de même la doctrine du purga-
toire, dans ses thèses de janvier 1523, en ces termes :
« L'Écriture Sainte ne connaît point de purgatoire
après cette vie. Le jugement des défunts n'est connu
que de Dieu. Moins Dieu nous révèle de choses à ce
sujet, moins nous devons nous y aventurer. Si, par
2087
RÉFORME. DOCTRINES, L'ORDRE
2088
sollicitude pour les morts, l'on implore leur grâce au-
près de Dieu ou si l'on prie, je ne le condamne point;
mais fixer des dates pour cela et mentir pour un pro-
fit, cela n'est pas humain, mais diabolique. » Thèses
57-60. Dans son Explication des thèses, de juillet 1523,
il passait au crible d'une impitoyable critique les tex-
tes invoqués au sujet du purgatoire : Matth., v, 20;
xii, 32; xvm, 34; I Cor., ni, 13 sq. Il n'y aurait eu
qu'un texte décisif selon lui, c'est celui du IIe livre des
Machabées, xn, 43, mais il n'est pas authentique!
Bien mieux, Zwingli prétend prouver, par la parabole
du mauvais riche, que l'Écriture exclut le purgatoire,
car elle ne .connaît que le sein d'Abraham et l'enfer.
La notion même du purgatoire est opposée à la doc-
trine de la foi. Aussitôt après la mort, les croyants
vont auprès de Dieu, les incrédules auprès du diable,
ainsi que le prouvent de nombreux textes : Joa., ni,
16 sq.; Luc, xxm, 43; Phil., i, 23; II Cor., v, 4 sq.
Enfin l'article 12 de la Ratio fidei de Zwingli (1530)
dit sèchement : « Je crois que l'invention du feu du
purgatoire est une chose aussi outrageante pour la
rédemption gratuite accordée par le Christ, qu'elle a
été lucrative pour ses auteurs. »
Calvin n'est pas moins radical que lui. Il réédite les
mêmes arguments. C'est le Christ qui a satisfait pour
nous; donc, s'écrie Calvin, « qu'ils ne nous rompent
plus la tête de leur purgatoire, lequel est par cette
cognée coupé, abattu, et renversé jusqu'à la racine ».
La confession anglicane s'exprime en ces termes :
« La doctrine de l'Église romaine, en rc qui concerne
le purgatoire, les indulgences, le culte et l'adoration
tant des images que des reliques, ainsi que sur l'invoca-
tion des saints, est une invention frivole, qui n'est
appuyée d'aucun texte d'Écriture, mais qui est plutôt
contraire à la parole de Dieu. »
En résumé, par une conséquence naturelle du sys-
tème de la justification par la foi seule, toutes les
Églises dissidentes ont fini par rejeter la foi au pur-
gatoire.
VIII. L'ORDRE ET I.A HIÉRARCHIE ECCLÉSIASTIQUE.
— 1° Luther et le sacrement de l'ordre. - — On a vu
que les raisons principales de l'animosité de Luther
contre la messe était son aversion pour toute subor-
dination hiérarchique. Poussé par sa volonté de pré-
server de toute condamnation cette mystique de la
consolation qui est devenue, dès 1515, mais surtout
après 1518, l'âme de son âme, il rejette l'une après
l'autre toutes les autorités : celle du pape, celle du
concile général même. Il découvre, en décembre 1519,
le principe qui va lui permettre de renverser la hiérar-
chie ecclésiastique : celui du sacerdoce universel.
Il écrit à Spalatin, le 18 décembre 1519 : « Je suis
très frappé du texte de l'apôtre Pierre, I Pet., i , 9, qui
affirme que nous sommes tous prêtres. De même Jean,
dans l'Apocalypse, v, 10. Ainsi le sacerdoce qui est le
nôtre ne semble pas différer de l'état laïque, si ce n'est
par l'administration des sacrements et de la prédica-
tion. Tout le reste est égal, si l'on enlève les cérémo-
nies et les lois humaines et nous sommes bien étonnés
que l'ordre soit devenu un sacrement. » Briefwcchsel,
éd. Enders, t. n, p. 278-280. Le « nous » que l'on
trouve dans sa dernière phrase est une allusion à Mé-
lanchthon, avec qui il étudie alors la question des
sacrements. Désormais, Luther va creuser cette idée.
Dans son Manifeste à la noblesse, de juin 1520, il ren-
verse la première » muraille » des romanistes, en ces
termes : «On a découvert que le pape, les évèques, les
prêtres et les moines composent l'état ecclésiastique,
tandis que les princes, les seigneurs, les artisans et les
paysans forment l'état séculier. C'est pure invention
et mensonge. » \V., t. vi, p. 407. « Tous les chrétiens,
insiste-t-il, sont sans nul doute de l'état ecclésiastique.
Nous sommes tous consacrés prêtres par le baptême. •
L'ordination n'est donc pas un sacrement. C'est une
simple désignation d'emploi. Il n'existe qu'une hiérar-
chie, celle de la puissance séculière. Luther revient
de la sorte aux thèses du Dejensor pacis de Jean de
Jandun et Marsile de Padoue. Il donne au grand débat
séculaire entre le Sacerdoce et l'Empire une solution
radicale. Le ministre du culte n'est qu'un fonction-
naire. Son pouvoir est essentiellement révocable. L'or-
dination n'imprime aucun caractère. « Ne sommes-
nous pas des chrétiens égaux, avec un baptême égal,
une foi, un esprit et toutes choses égales? » C'est donc
au nom de la sainte égalité que Luther proclame la
chute de la papauté, de l'épiscopat et du clergé tout
entier. Dans le Prélude, Luther achève l'exécution du
sacrement de l'ordre. Que l'ordre soit un sacrement,
écrit-il, « l'Église du Christ n'en sait rien. C'est une
invention de l'Église du pape ». Sans doute Denys
l'Aréopagite a fait un livre sur la Hiérarchie ecclésias-
tique. Mais Luther conteste son autorité. L'Écriture ne
permet pas d'en tenir aucun compte. « Que tous ceux
qui se savent chrétiens sachent aussi, avec certitude,
que nous sommes tous prêtres au même degré I » Tou-
tefois, comme il faut de l'ordre dans une société, nul
n'a le droit de se servir de ses pouvoirs sans l'appel
d'un supérieur. L'ordination n'est donc qu'une ma-
nière d'appeler quelqu'un à exercer, au sein de la com-
munauté, des pouvoirs qu'il tenait de son baptême.
« La prêtrise n'est rien autre chose que le ministère
de la Parole, non de la Loi, mais de l'Évangile. » De-
puis que les apôtres sont morts, il n'y a plus de voca-
tions universelles venant directement de Dieu. II n'ap-
partient qu'au pouvoir civil de désigner les ministres
du culte, suivant les régions et les lieux. Toutefois, si
l'autorité civile n'admet pas l'Évangile, c'est à la com-
munauté elle-même qu'il appartient de choisir son
ministre.
Dans la Confession d'Augsbourg, Mélanchthon n'ose
pas se montrer aussi catégorique. Il semble bien recon-
naître qu'il y a une hiérarchie ecclésiastique à côté de
la hiérarchie civile. Il enferme la première dans la fonc-
tion de prêcher l'Évangile. Il soumet les ministres au
verdict des fidèles et fait un devoir à ces derniers de ne
plus obéir, dès que le ministre ou l'évêque ne prêche
pas l'Évangile, c'est-à-dire la doctrine de Luther.
Mais, quand il en vient à des précisions sur l'ordre, il
s'exprime comme Luther : « L'Église, dit la Confes-
sion, est l'assemblée des saints, congregatio sanclorum,
dans laquelle l'Évangile est enseigné correctement,
les sacrements correctement administrés. Et pour la
véritable unité de l'Église, il suffit de s'accorder dans
la doctrine évangélique et l'administration des sacre-
ments, mais il n'est nullement nécessaire que les tradi-
tions humaines ou les rites ou cérémonies d'institu-
tion humaine soient les mêmes. » Pas un mot de la hié-
rarchie ni de la nécessité d'être en communion avec
elle. « Au sujet de l'ordre ecclésiastique, nous ensei-
gnons, poursuit la Confession, que nul ne doit ensei-
gner publiquement dans l'Église, ni administrer les
sacrements, à moins d'être appelé légalement. » JV/si
rite vocatus! qu'entendait Mélanchthon par ces mots?
Il ne le dit pas. Il est sûr que, dans la pratique, il esti-
mait, comme Luther, que la désignation du prince
constituait un « appel légitime ». Mais il regrettait que
l'on ne pût ranger l'ordination parmi les sacrements.
Nous en avons la preuve dans cette phrase de ses
Loci communes, éd. de 1545 : « Puisqu'on est convenu
d'attacher le mot de sacrement aux cérémonies
instituées dans la prédication du Christ, on ne compte
que les sacrements suivants : le baptême, la cène du
Seigneur et l'absolution... Mais il me plaît souveraine-
ment d'y ajouter l'ordination comme on l'appelle,
c'est-à-dire la vocation au ministère de l'Évangile et
l'approbation publique de cette vocation. » Une phrase
2089
REFORME. DOCTRINES. L'ORDRE
2090
des Articles de Smalkalde prouve que Luther aurait
aussi admis l'ordination de la part des évêques, mais
sans caractère sacramentel.
En résumé, pour Luther, l'Église est l'assemblée
invisible des saints. Elle devient visible par deux mar-
ques : la prédication du pur Évangile et l'administra-
tion des sacrements, tout cela selon son sens à lui,
bien entendu. Dans cette Église, tous sont égaux. Mais
l'autorité civile désigne les ministres du culte, comme
tous les autres fonctionnaires. Ces ministres reçoivent
une consécration publique, que l'on peut appeler
l'ordination. Toutefois cette ordination n'est pas un
sacrement. En serait-elle un, comme le voudrait Mé-
lanchthon, que ce ne serait pas le même que celui des
catholiques, car cette ordination ne fait pas des sacri-
ficateurs, mais seulement des prédicants. Ces prédi-
cants ne sont pas des chefs d'Église. Il appartient à la
communauté de les contrôler, de les corriger au besoin
et même de les déposer, sous la haute autorité du
prince.
2° Zwingli et le sacrement de l'ordre. — Zwingli n'eut
pas besoin du principe du sacerdoce universel pour
exécuter la hiérarchie ecclésiastique, dont il voulait
supprimer l'autorité. L'appel à la Bible lui suffit pour
cela* Du moment que la Bible contient toute vérité
et qu'elle est claire pour tous, il n'y a qu'à instituer
une « dispute publique » sur le contenu de la Bible. Les
magistrats de la cité seront les arbitres. Du coup,
toute autorité leur sera transférée, sous los apparences
des textes bibliques. C'est ce que fit Zwingli par la dis-
pute de Zurich, de janvier 1523. Dans ses Thèses, rédi-
gées en vue de cette dispute, on trouvait les déclara-
tions que voici au sujet de l'Église et du sacerdoce : j
« Tous ceux qui vivent sous ce chef (le Christ) sont les
membres et fils de Dieu et c'est cela qui constitue
l'Église ou communion des saints, l'épouse du Christ,
l'Église catholique. » Thèse 8. « Le Christ est l'unique
et éternel prêtre. Tous ceux donc qui se vantent d'être
des prêtres souverains sont les adversaires de la gloire
et de la puissance du Christ et ils rejettent le Christ. »
Thèse 17. Du coup se trouvaient expulsés de l'Église
le pape et les évêques. Mais Zwingli voulait aussi sup-
primer tous les insignes cléricaux. La thèse 26 dit
donc : « Rien ne déplaît plus à Dieu que l'hypocrisie :
nous apprenons par là que c'est une grave hypocrisie
et une audace impudente que de se donner comme
saint devant les hommes : de ce chef tombent les sou-
tanes, insignes, tonsures, couronnes, etc. » Enfin, la
thèse 37 donnait un assaut direct à l'autorité hiérar-
chique : « La puissance que le pape et les évêques et le
reste de ceux que l'on nomme les supérieurs spirituels
s'arrogent et le faste dont ils se gonflent n'ont aucun
fondement dans les saintes Lettres et dans la doctrine
du Christ. » Zwingli, comme Luther, ne veut recon-
naître d'autre pouvoir que le pouvoir de l'État. Il
repousse tout « dualisme ».
Pourvu que le pouvoir civil veuille bien reconnaître
l'Évangile, Zwingli lui confère tous les pouvoirs. Il offre
ouvertement l'alliance de l'Évangile à la bourgeoisie
qui commande dans la cité. Il soumet au Conseil de
ville toute l'administration spirituelle. Le « pasteur »
ne sera qu'un fonctionnaire, pour lui comme pour
Luther. La façon dont Zwingli parle du pastoral im-
plique d'une part une haute idée de cette fonction et
d'autre part une grande indépendance du fidèle envers
elle. Le chrétien de Zwingli n'a pas le moins du monde
besoin de son curé pour faire son salut. Ni les sacre-
ments, ni les sermons ne sont indispensables. Le pas-
teur, ou l'évêque, car Zwingli se nomme volontiers
l'évêque de Zurich, doit se contenter d'être l'expres-
sion de la conscience publique et d'exercer sa vigilance
au nom de la Bible sur les petits et les grands. Le pas-
teur représente l'âme de l'Église, mais cette âme —
contrairement à l'enseignement des anabaptistes, qui
ne croient pas que l'on puisse appartenir à l'Église vi-
sible sans appartenir aussi à l'Église invisible— est en-
tièrement subordonnée au corps, c'est-à-dire à l'Église
du lieu, qui se confond avec la cité même, lorsque la
cité est dirigée par des magistrats professant l'Évan-
gile.Nous allons trouver des idées assez différentes chez
Calvin, qui ne sera jamais disposé à humilier le pas-
torat devant l'autorité civile, mais voudra au contraire
soumettre l'autorité civile à la Bible interprétée par le
pastorat.
3° La hiérarchie chez Calvin. — Il s'est produit chez
Calvin une évolution très nette vers l'autoritarisme.
Dans la première édition de l'Institution, il est surtout
préoccupé de démolir le concept catholique de l'Église
et de son autorité sur les âmes. Il insiste sur le concept
de l'Église invisible « société des prédestinés », n'ayant
d'autre chef que Jésus-Christ. Il repousse naturelle-
ment l'ordination en tant que sacrement et lui substitue
l'appel ou la vocation, aboutissant soit au soin des
âmes (prêtre, ancien ou évêque, tous ces mots signi-
fiant, selon Calvin, ministres de la parole), soit au soin
des pauvres (diacre).
Mais quand il réédile l'Institution, en 1539, il a déjà
mis la main à la pâte. L'expérience acquise modifie
son langage. Il insiste moins sur l'Église invisible. Il ne
fait que la mentionner pour s'occuper aussitôt de
l'Église visible passée au premier plan de ses préoccu-
pations. Enfin, c'est en 1543, qu'il met au point toute
sa doctrine de l'Église. Il croit avoir fait le tour de
l'histoire. Il dresse sa science historique toute fraîche
et trouée d'énormes lacunes contre l'Église de son
temps. Il n'a aucune idée de l'évolution et il triom-
phe naïvement de toute innovation survenue au cours
des siècles.
A la critique acharnée et hargneuse de l'Église
catholique, il joint sa propre conception de l'Église.
Outre l'Église invisible, qui est « la compagnie des
fidèles que Dieu a ordonnés et élus à la vie éternelle »,
Calvin admet l'Église visible, qui est, avec les sacre-
ments, l'un des deux «moyens extérieurs ou aides dont
Dieu se sert pour nous convier à Jésus-Christ son Fils
et nous retenir en lui ».
Comment connaîtrons-nous la véritable Église ?
A deux marques : la prédication de la pure parole de
Dieu, et l'administration des sacrements selon l'insti-
tution du Christ... Ce sont les deux marques luthé-
riennes, tandis que la marque zwinglienne était simple-
ment : une manière de vivre sous le commandement
du Christ seul. Calvin tend même à maintenir un lien
d'union entre toutes les Églises protestantes, en dépit
des désaccords qui peuvent les opposer les unes aux
autres, en distinguant entre les articles « dont la
connaissance est tellement nécessaire que nul n'en doit
douter », et ceux qui « sont en dispute entre les Églises
et néanmoins ne rompent pas l'unité d'icelles ». On
reconnaît ici la fameuse théorie des Articles fondamen-
taux, dont Jurieu devait faire si grand usage contre
l'argument des variations de Bossuet. Calvin du reste
se garde bien de préciser. Considère-t-il la théorie eu-
charistique de Zwingli ou la « consubstantiation » de
Luther comme compatibles avec sa propre doctrine?
Il ne le dit pas. Il réserve toutes ses diatribes pour
l'Église papale.
Quand il en vient à l'organisation hiérarchique, il
démontre que Dieu a établi dans son Église des apô-
tres, des prophètes, des évangélistes, des pasteurs, des
docteurs. Les trois premiers ordres étaient réservés à
la période de fondation. Il ne reste plus que les pas-
teurs et les docteurs.
Ceux-ci n'ont pas charge de discipline. Ce sont des
professeurs d'Écriture sainte. Les pasteurs adminis-
trent les sacrements. Donc, des curés qui donnent les
2091
RÉFORME. DOCTRINES, LE MARIAGE
2092
sacrements, prêchent, surveillent les mœurs, exhor-
tent et corrigent, et des savants qui enseignent la
Bible, voilà, selon Calvin, les deux sortes de ministère
que Dieu a voulues dans son Église. Ces ministres on
peut les appeler indifféremment « évêques, prêtres, mi-
nistres », à condition de ne faire pas de l'épiscopat un
degré supérieur à la simple prêtrise. Au-dessous d'eux
il y a les diacres, qui sont préposés au soin des pau-
vres. On ne peut arriver au titre de pasteur, docteur
ou diacre sans vocation. Cette vocation est interne et
publique à la fois. On reconnaît cette vocation à deux
traits : « saine doctrine et sainte vie ». Calvin fait pro-
clamer cette vocation par les pasteurs en exercice,
« avec consentement et approbation du peuple », mais
non par voie d'élection populaire. La désignation des
ministres se fait donc par cooptation. En tout cela,
Calvin suit davantage ses inspirations de conducteur
de cité que les textes bibliques. Au dire du protestant
Paul Wernle, toute cette partie de l'Institution est
étonnamment faible, erslaunlich schwach, au point de
vue scripturaire. Der evangelischc Glaube, Calvin,
Tubinge, 1919, p. 3(59. Ce qui est sûr, c'est que Calvin
a rétabli, autant qu'il était en lui, la distinction des
clercs et des laïques. On trouve chez lui la remarque
faite par Mélanchthon, car il va jusqu'à dire, au c. xix
du 1. IV de l'Institution (éd. de 1559), que pour « le
presbytérat, comme il est recommandé de la bouche
du Christ », il accepterait volontiers le nom de « sacre-
ment », parce que l'imposition des mains qui le confère
est un rite sanctionné par la Bible. Il ne se retient, dit-
il, que par la pensée que ce rite n'est fait que pour les
« serviteurs de la parole » et non pour tous les croyants.
Comme on l'a dit, chacun des articles de l'exposé de
Calvin servait de point de départ à de furieuses atta-
ques contre le papisme. Au lieu du ministère de la
parole, il ne voit dans l'Église catholique, qu'un gou-
vernement pervers et confit de mensonges, au lieu de
la cène, un sacrilège exécrable. « Le service de Dieu y
est déformé par diverses formes de superstitions. »
Bref, Daniel et saint Paul « ont prédit que l'Antéchrist
serait assis au temple de Dieu : nous disons que le
pape est le capitaine de ce règne maudit et exécrable. »
Selon Calvin, « toute la forme ancienne du régime
ecclésiastique a été renversée par la tyrannie de la
papauté ». Il passe en revue toutes les institutions
ecclésiastiques de son temps et rien ne trouve grâce
devant lui. Sa conclusion est tranchante : « Si on
regarde bien et qu'on épluche de près la façon du gou-
vernement ecclésiastique, qui est aujourd'hui en la
papauté, on trouvera qu'il n'y a nulle briganderie
tant désordonnée au monde. » Mais c'est surtout à la
primauté du pape qu'il en veut à mort. A l'entendre, ce
serait l'empereur Phocas qui aurait, le premier, en 607,
reconnu le pape Boniface III comme « chef de toutes
les autres Églises ». Il résume en trois points la théo-
logie des papes de son temps : « Le premier article...
est qu'il n'y a point de Dieu. Le second que tout ce
qui est écrit et tout ce qu'on prêche de Jésus-Christ
n'est que mensonge..., le troisième que tout ce qui est
contenu en l'Écriture, touchant la vie éternelle et la
résurrection de la chair, ne sont que fables. •< Tel était
son esprit critique!
Rappelons en terminant que Calvin attachait la
plus grande importance a la discipline ecclésiastique.
Il ne se bornait pas à la confier comme Luther et
Zwingli à l'autorité séculière. Il plaçait bien plutôt
au-dessus même du pouvoir civil l'autorité du consis-
toire, formé par les anciens el présidé par les pasteurs
et chargé de la surveillance des mœurs dans la cité. Ce
consistoire avait deux armes redoutables : l'admones-
tation privée pour les fautes courantes, l'excommu-
nication pour les failles graves, el l'exemple célèbre
de Michel Servel prouve qu'il ne craignait pas de
recourir au bras séculier, qu'il considérait en somme
comme entièrement à ses ordres.
4° L'organisation ecclésiastique dans l'anglicanisme.
— ■ C'est surtout en matière d'organisation ecclésias-
tique que l'anglicanisme croit différer du protestan-
tisme pur et simple. C'est par le maintien de la hiérar-
chie épiscopale qu'il se flatte de continuer l'ancienne
Église et se donne le droit de prétendre au titre d'Église
catholique anglicane. En fait, le personnage revêtu du
sacerdoce dans l'Église anglicane ressemble infiniment
moins au sacrificateur catholique qu'au prédicant
luthérien ou calviniste. La notion de sacrifice ayant
été exclue, l'ordination anglicane n'a plus le même
sens qu'elle avait antérieurement et qu'elle garde dans
l'Église catholique. La lecture attentive des articles
consacrés à l'organisation de l'Église conduit au résu-
mé que voici : Selon les 39 Articles, il y a une Église
visible que l'on reconnaît à la prédication du pur
Évangile et à l'administration des sacrements. Seule-
ment cette Église peut errer. Elle est déclarée gar-
dienne des Écritures, mais ce n'est pas nécessairement
une gardienne fidèle. Elle peut trahir son mandat. En
fait les Églises les plus anciennes et les plus vénérables
se sont trompées. L'art. 19 dit en effet : « Comme
l'Église de Jérusalem, l'Église d'Alexandrie et l'Église
d'Antioche ont erré, l'Église de Rome, elle aussi, a
erré; elles se sont trompées non-seulement en ce qui
regarde les mœurs et les cérémonies, mais aussi dans
les matières de foi. » Selon l'art. 21, les conciles géné-
raux eux-mêmes, réunion de tout ce que l'Église
compte de plus savant et de plus élevé dans la hiérar-
chie, peuvent se tromper, « et quelquefois ils se sont
trompés, même sur des points ayant rapport à
Dieu ».
La hiérarchie compte trois degrés : les évêques, les
prêtres et les diacres. Si l'ordination n'est pas un vrai
sacrement, il n'en est pas moins certain que l'on entre
dans cette hiérarchie par une véritable consécration
et un appel légal. Art. 23 et 36. Mais tout cela n'est pas
une garantie sûre. Le fidèle fera bien de se méfier et de
n'en croire que l'Écriture et son sens propre!
IX. LE MARIAGE. LE CÉLIBAT. LA FAMILLE. —
1° Luther et le mariage. — Une chose dont Luther s'est
constamment glorifié c'est d'avoir réhabilité le ma-
riage et le foyer domestique. Il a résumé sa doctrine
à ce sujet dans son Grand catéchisme. Il proclame en
premier lieu la noblesse et la grandeur du mariage.
« Dieu a béni cet état, dit-il, au-dessus de tous les
autres. »
Cet état est si honorable que Dieu l'a voulu obliga-
toire. « Dieu l'impose à tous, en sorte que tous, hommes
et femmes, à quelque état qu'ils appartiennent, doivent
contracter mariage. » Il y en a bien peu qui aient reçu
le don extraordinaire de la chasteté. « Suivant le cours
de la nature, déclare Luther, il n'est pas possible
d'être chaste hors du mariage; la chair et le sang
demeurent la chair et le sang et le penchant et l'exci-
tation de la nature ne peuvent être réprimés et
contraints, comme chacun le sent et le voit. » Enfin, ce
n'est pas assez d'observer la fidélité conjugale, Luther
insiste sur l'amour mutuel que les époux doivent exer-
cer. Donc, sa doctrine tient en trois mots : Dignité et
nécessité du mariage qu'embellit l'amour conjugal.
Il n'y a pas de doute que Luther ait eu l'intention
d'honorer sincèrement l'état matrimonial. Dès 1519, il
parlait dans un sermon de la « noble fonction du ma-
riage » et il disait, avec beaucoup de raison : « Ni les
pèlerinages à Home ou à Jérusalem, ni les construc-
tions d'églises, ni les fondations de messes ne valent
cette œuvre unique : bien élever ses enfants. » Sermon
von dem ehelichen Stande, \V., t. ii, p. 166-171.
Seulement Luther ne veut pas seulement dire en
faveur du mariage des choses justes et louables, il veut
2093
REFORME. DOCTRINES, LE MARIAGE
2 094
être le premier à les avoir dites, il veut invectiver ses
adversaires, il veut faire croire qu'avant lui on tenait
le mariage pour un état ignominieux. « Voyez-vous,
dit-il dans le même sermon, comment notre bande
papiste, les curés, les moines, les nonnes, en dépit de
l'ordonnance et du précepte de Dieu, méprisent le
mariage, l'interdisent et font profession d'observer
une chasteté perpétuelle, trompant ainsi les simples
par des paroles et une apparence mensongères. »
Il n'ignore pas que saint Paul a vanté la virginité.
Mais il veut que le texte de saint Paul ait pour but de
détourner de la virginité et non d'y pousser. L'apô-
tre en ferait un don si éminent qu'il faudrait un
véritable miracle pour l'observer. L'Église n'a donc
pu recommander le célibat religieux et l'imposer à
ses prêtres que par un véritable mépris du mariage.
Et Luther s'empare de ce fantôme d'hérésie, qu'il
crée de toutes pièces, pour en accabler le papisme.
Il écrira dans Wider Hans Worst (1541) : «Qui vous
a commandé de faire cette innovation, de condamner,
de calomnier et de réprouver l'état du mariage, comme
impur et impropre au service de Dieu?... Saint Paul
a bien dit que vous viendriez, comme la prostituée du
diable, qui tiendrait du diable cette doctrine du ma-
riage, alors que vous vivez dans une chasteté d'hy-
pocrisie, c'est-à-dire en toute espèce d'impureté. »
W., t. li, p. 509 sq.
Cependant la ferveur de Luther pour le mariage ne
l'a pas empêché de ravir au mariage ce caractère de
sacrement que l'Église lui reconnaissait. Le Prélude
de 1520 raye le mariage de la liste des sacrements.
Luther ne trouve ici aucune promesse. Donc pas de
sacrement. Le mot sacrumentum employé par saint
Paul (Eph., v, 31) signifie mystère. D'autre part le
mariage existait avant Jésus-Christ. Il ne peut donc
être un sacrement. Il remonte à l'origine des hommes,
lia été établi par le Créateur. Tous les empêchements
créés par l'Église sont donc des abus. Ils ont été créés
pour le plaisir de vendre des dispenses. Luther ne
voulait plus admettre que les empêchements établis
par la nature elle-même. Et il donnait, dans le Prélude,
un exemple de la manière de se libérer de ces empê-
chements. Mais l'exemple fit si bien scandale parmi les
protestants eux-mêmes que ce passage fut longtemps
effacé des éditions protestantes : « Une femme, disait-
il, a épousé un homme impropre au mariage. Elle ne
veut pas établir l'impuissance de son mari, avec tous
les témoignages et le fracas exigés par la loi. Elle veut
cependant avoir des enfants et ne peut garder la conti-
nence, je lui conseillerais de demander la séparation
à son mari, pour en épouser un autre, se contentant
de sa conscience et de celle de son mari, comme
témoins de l'impuissance de ce dernier. Si l'homme
refuse, je conseillerais à la femme, avec le consente-
ment de son mari, qui n'est pas en réalité son mari,
mais un simple cohabitant, de s'unir conjugalement
avec un autre, par exemple, le frère de son mari, d'une
manière occulte, en sorte que les enfants soient attri-
bués au père légal... Enfin, si le mari ne veut pas
consentir à ce partage, je préférerais qu'avant de
souffrir du désir charnel, ou de tomber dans l'adultère,
la femme contractât mariage avec un autre, pour fuir
ensuite dans un lieu inconnu et éloigné. » W., t. vi,
p. 558.
Par là, insistait Luther, nous ne permettons pas le
divorce, puisque le premier mariage était nul. Au
reste il se déclarait très opposé au divorce. Il lui pré-
férerait la bigamie. Mais il ne sait pas encore, à cette
date, si le Christ la permet. Il déclare cependant que
l'Évangile autorise le divorce dans le cas d'adultère.
Saint Paul y joint le cas de l'infidèle qui ne veut pas
cohabiter en paix. Luther serait enclin à considérer
comme infidèle même le baptisé qui refuse de satis-
faire sa femme, et pencherait à lui appliquer le cas
paulinien du divorce.
Au fond de toute cette casuistique, se trouvait
l'idée que le mariage est une nécessité physique. Lui
qui se vantait d'avoir réhabilité le mariage, il n'hési-
tait pas à considérer l'usage du mariage comme souillé
irrémédiablement par cette concupiscence qu'il iden-
tifiait au péché de nature. Il écrit, en effet, en 1521,
dans le De uotis monasticis : « Le devoir matrimonial,
d'après le psaume l, est un péché qui ne diffère en rien
de l'adultère et de la prostitution, si l'on ne considère
que l'ardeur sensible et le plaisir mauvais. Il n'est pas
imputé aux époux, mais c'est par pure miséricorde et
parce que, dans notre état présent, nous sommes inca-
pables de l'éviter. »W.,t. vm, p. 654. Et cette affir-
mation n'est pas isolée dans l'oeuvre écrite de Luther.
Si les poètes avaient cherché à jeter un voile d'idéa-
lisme sur le mariage, Luther ne cesse d'insister sur les
aspects les plus inférieurs de la vie matrimoniale. Il ne
recule pas devant les comparaisons les plus répu-
gnantes. Brenz atteste que ce genre de descriptions
précipitait dans le mariage des jeunes gens « à peine
sortis du berceau » et qui n'avaient ni la gravité ni
l'expérience nécessaires pour fonder un foyer. Brenz,
Homiliœ XXII, cité par Dcnifle, Luther und Luther-
tum, t. i, p. 278.
On ne peut résumer la doctrine de Luther, au sujet
du mariage, que dans les termes que voici : pour lui,
le mariage est chose profane, relevant uniquement du
pouvoir civil, au point de vue légal, et dans laquelle
l'Église n'a rien à voir. Le mariage est une nécessité
de nature, mais il est radicalement mauvais en soi,
car il s'accompagne de désirs et de jouissances, dont
il faut rougir comme d'une honte, mais que Dieu par-
donne comme inévitables. Le mariage n'est qu'une
poussée maladive et ignominieuse de la concupiscence.
La famille est un hôpital. La femme est un être bizarre
et inachevé. L'homme qui prend femme « doit savoir
qu'il est le gardien d'un enfant ». \V., t. xv, p. 420.
Le divorce est permis clans les cinq cas suivants : adul-
tère de l'un des conjoints, refus du devoir conjugal,
refus de laisser le conjoint « vivre chrétiennement »,
c'est-à-dire dans la religion de Luther, inaptitude aux
fins du mariage, abandon du domicile conjugal, soit
par colère, soit par amour du vice.
On a vu plus haut que Luther se disait plus enclin
à permettre la bigamie que le divorce. L'évolution des
moeurs, au sein de sa propre Église, ne lui donna pas
raison sur ce point. La « dispense », qu'il avait cru pou-
voir accorder au landgrave Philippe de liesse, d'avoir
deux femmes à la fois demeura un cas isolé et qui fit
scandale, tandis que les cas de divorce se multiplièrent
à l'infini.
2° Doctrine matrimoniale de Zwingli. — Si le lan-
gage de Zwingli est plus réservé que celui de Luther,
au sujet du mariage, sa doctrine ne diffère pas sensi-
blement de celle de son rival. Il nie, lui aussi, que le
mariage soit un sacrement. Il retire à l'Église toute
juridiction sur les causes matrimoniales et abandonne
ces causes au pouvoir civil. Il considère le don de chas-
teté comme éminent, en théorie, mais comme mons-
trueux en pratique. Le célibat ecclésiastique avait
toujours été son cauchemar. Il s'en était déchargé
secrètement bien avant de rompre officiellement avec
l'Église. Voici les trois thèses de la Dispute de Zurich
(1523) concernant le mariage : « Tout ce que Dieu ne
défend pas et permet se fait à bon droit. Cela nous
prouve que le mariage convient à tous également. »
Thèse28.- — «Ceux que l'on nomme vulgairement ecclé-
siastiques ou spirituels (geistlich) pèchent, si s'étant
aperçus que Dieu leur a refusé la chasteté, ils ne pren-
nent pas femme et ne se marient pas. » Thèse 29. ■ — ■
« Ceux qui font vœu de chasteté sont les esclaves
REFORME. DOCTRINES
2096
d'une folle présomption et d'une arrogance puérile.
Donc ceux qui exigent ou acceptent de tels vœux com-
mettent une injustice envers eux et exercent une tyran-
nie contre les simples. » Thèse 30.
Zwingli ne semble pas s'être aperçu qu'il se contre-
disait en attribuant à Dieu le don éminent de la chas-
teté et en traitant de folie le vœu de chasteté. Plus le
don de chasteté est rare, plus il convient de l'honorer.
Il suffisait de dire qu'avant de faire un vœu de cette
nature, il faut longtemps éprouver ses forces et invo-
quer les lumières d'en haut. Zwingli, comme Luther,
fait du mariage une obligation, et une sorte de néces-
sité de salut. Ni le baptême, ni la cène même ne lui
apparaissent avec un caractère aussi contraignant
que le mariage, bien qu'il n'y veuille pas voir un
sacrement. Par ailleurs, il admet le divorce à peu près
comme Luther.
3° Calvin et la doctrine du mariage. — Dans la pre-
mière édition de l' Institution, Calvin ne fait guère, à
propos du mariage, que rééditer la doctrine de Luther :
négation du caractère sacramentel du mariage, cri-
tique de l'argument appuyé sur le mot sacramentum
de l'épître aux Éphésiens, accusation portée contre
l'Église d'avoir avili le mariage en le déclarant incom-
patible avec le service divin chez les ministres des au-
tels, négation du pouvoir de juridiction de l'Église en
matière matrimoniale, admission du divorce au moins
en cas d'adultère.
On a noté précédemment que Calvin avait essayé
d'approfondir l'histoire de la primitive Église. Les
éditions ultérieures de l'Institution portent les traces de
ses recherches. Il traite du mariage et du célibat, au
1. IV de l'édition définitive de 1559. Il ne peut ignorer
que les Pères de la primitive Église ont fait de la vir-
ginité le plus bel éloge et que le célibat est né sponta-
nément chez les membres du clergé, de l'estime que l'on
professait pour lui. Mais Calvin fait subir aux docu-
ments historiques le traitement le plus impérieux pour
les faire témoigner en faveur du mariage. Il prononce
même le gros mot d'encratisme à propos du célibat et
il ajoute : « Quelle licence de paillarder ils prennent et
donnent, il n'est jà besoin de le dire. Et sous cette
ombre de sainteté infecte et puante de s'abstenir du
mariage, ils se sont endurcis à toutes vilenies. » Insti-
tution, 1. IV, c. xii. Il consacre ensuite un chapitre
entier (xm) à parler des vœux. Il mêle les questions de
fait aux questions théoriques, et esquive la valeur
probante des textes par des sorties virulentes contre
le monachisme dissolu de son temps. A l'entendre,
par les vœux, l'Église a surtout voulu établir sa tyran-
nie. Il finit par poser trois conditions aux vœux :
1. « que nous ne prenions point cette licence d'oser
rien vouer à Dieu qui n'ait témoignage de lui » ; 2. « que
nous mesurions nos forces et que nous regardions
notre vocation et que nous ne méprisions pas la liberté
que Dieu nous a donnée »; 3. que nous ne fassions
jamais des vœux dans la pensée d'en être plus par-
faits. Cette dernière condition était d'un illogisme
flagrant. Il est au contraire de l'essence du vœu de
tendre au plus parfait. Calvin dit que l'on peut faire un
vœu pour se corriger d'un vice ou s'en préserver. Mais
qu'est-ce que cela, si ce n'est tendre à devenir meil-
leur au moyen de son vœu? C'est que Calvin cherche
moins à expliquer les motifs qui peuvent légitimer un
vœu selon les Écritures qu'à détourner les chrétiens
de faire des vœux et à condamner l'esprit dans lequel
étaient prononcés les vœux monastiques. Calvin fait
cependant une description idéale, à sa façon, des cloî-
tres de l'époque primitive. L'âge d'or, pour lui, dans
l'histoire du christianisme est la période antérieure
à Grégoire le Grand. Il prétend démontrer qu'au
temps de saint Augustin les cloîtres étaient simple-
ment des séminaires de ministres de Dieu, que l'on y
jouissait d'une entière liberté, que le travail seul y
était strictement obligatoire, et que l'on n'essayait pas
de donner l'état monacal comme un « état de perfec-
tion ». Logiquement, Calvin devrait en conclure qu'il
fallait réformer les monastères de son temps. Non, il
ne veut que les détruire. Et pour cela, il ne recule pas
devant les plus grossières injures : « Il est vrai, écrit-il,
qu'en quelque peu de couvents on vit chastement, si
on doit nommer chasteté quand la concupiscence est
réprimée devant les hommes, tellement que la turpi-
tude n'apparaisse point. Toutefois, je dis une chose
qu'à grand peine trouvera-t-on de dix cloîtres l'un qui
ne soit plutôt un bordeau qu'un domicile de chasteté.
Quant au vivre, quelle sobriété y a-t-il? On n'engraisse
point autrement les pourceaux en l'auge! »
Puis il esquisse une exégèse des divers textes de
l'Écriture sur lesquels s'appuyait la vie monastique :
Matth. , xix, 21 : « Si tu veux être parfait, vends tous
tes biens, etc. », qu'il confronte avec I Cor., xm, 3, et
Col., m, 14, pour arriver à démontrer que la perfec-
tion consiste à observer le décalogue comme tous les
chrétiens doivent le faire. Il n'est cependant pas telle-
ment sûr de son interprétation qu'il ne finisse par dire
que l'antiquité chrétienne ne fut pas exempte d'erreur
et que l'on ne doit pas prendre pour règle tout ce qui
se faisait alors. C'est avec la même grave désinvolture
qu'il traite les textes où il est question des veuves et
des vierges. De l'aveu même des critiques protes-
tants, cette tentative de tirer à soi la tradition et
l'Écriture est complètement illusoire.
4° La doctrine du mariage dans la confession angli-
cane. — ■ Reprenons point par point les doctrines com-
munes des réformateurs. Cela nous permettra de
mieux situer la doctrine anglicane, au sujet du ma-
riage :
1. Le mariage n'est pas un sacrement. Les 39 Ar-
ticles sont aussi de cet avis. L'art. 25 range sim-
plement le mariage parmi « les états de vie autorisés
dans les Écritures ». — 2. Les théologiens luthériens
ont cru pouvoir autoriser un prince à pratiquer la
bigamie. Zwingli était mort quand le cas se posa.
Bucer se rallia au point de vue de Luther. Calvin et
l'anglicanisme sont demeurés étrangers à cette pénible
histoire. — 3. Tous les réformateurs sont d'accord
pour enlever à l'Église toute juridiction en matière
matrimoniale. L'anglicanisme les suit. — 4. Tous
sont d'accord également pour admettre le divorce et
laisser la porte ouverte aux pouvoirs civils pour éta-
blir des cas de nullité ou de divorce. L'anglicanisme
conclut comme eux. — 5. Mais, sur un point, la modé-
ration relative de l'anglicanisme apparaît. Ce point
est celui du mariage des prêtres. Luther, Zwingli et
Calvin le voulaient obligatoire. Les 39 Articles le
déclarent simplement permis. Ils laissent donc la
liberté aux individus. L'idéal d'un sacerdoce entière-
ment voué à Dieu seul n'est pas formellement rejeté.
Bien peu d'anglicans sans doute profiteront de la
latitude que leur confession leur laisse, mais il y aura
quelques exemples très remarquables de célibat
volontairement embrassé pour Dieu et le service de
son Église.
La bibliographie a été donnée à la fin de la première par-
tie de cette étude. Voir surtout : Luthers Werke, éd. de Wei-
inar et édition Schwetschke, ù Berlin; Luthers Briefiveclisel.
éd. Enders-Kawerau-Fleming; Corpus ltcformaiorum, Opéra
Melanchthonis; Opéra Caluini; Opéra Zuingtii (inachevé);
opcru seleeta Calvini, édition Barth (inachevé); Kidd, Docu-
ments llluslraiioe of the continental Iteformation, Oxford,
l'.Ml. Pour L'anglicanisme, Corpus confessionum (en cours
de publication), Abteilung 71, Berlin et Leipzig, 1932-1934.
Moeliler, Symbolique (1X;J2) et Défense de la Symbolique
(1834), titre complet : Sgmbolik oder Darslcllung der doij-
matlschen GegensUtze der Katholtken und Proteslanten naeh
iliren ôffeiitliclicn Bckcnntnisschriflen, 9e éd., 1884, et iVciie
2097
REFORME
RÉFORME CATHOLIQUE
2098
Untersuchungen der Lehrengegensâlze zwischen den Katholi-
ken und Proteslanten, 5° éd., 1900, publiée par P. Schanz;
Paul Wernle, Der evangelische Glaubenachden Hauplscliriften
der Reformatoren, t. i, Luther, t. n, Zwingli, t. m, Cal-
vin, Tubingue, 1918-1919. Les nombreux autres ouvrages à
consulter ont été indiqués, soit dans la 1™ partie de cet
article, soit aux articles spéciaux sur Calvin, Luther, l'an-
glicanisme, etc..
L. Cristiani.
RÉFORME CATHOLIQUE ou CON-
TRE-RÉFORME. — L'usage s'est introduit, à
une date récente, d'appeler la Réforme catholique
du xvie siècle « Contre-Réforme ».
Cette expression est inexacte au point de vue histo-
tique et tendancieuse au point de vue théologique. Si
le Dictionnaire de théologie n'a pas à présenter l'his-
toire détaillée de cette réforme, la seule que nous
tenions pour véritable, il a du moins à préciser le sens
périlleux que peut avoir le mot de contre-réforme et à
établir que ce mot fausse la perspective historique.
L'emploi du mot contre-réforme tend à faire croire
deux choses : que la révolution protestante fut la
« vraie réforme » ou du moins une vraie « réforme », et
qu'elle précéda dans le temps la réforme catholique,
qui n'en aurait été que la réplique du reste tardive.
De fait, lorsque nos contemporains veulent se repré-
senter l'histoire religieuse du xvie siècle, ils l'aperçoi-
vent communément sous forme d'une sorte de tripty-
que, dont voici les trois panneaux successifs : 1. Écrou-
lement de l'Église médiévale dans une corruption
irrémédiable : cette Église, dévorée d'abus de toute
nature, était languissante et moribonde, aucune voix
ne s'élevait dans son sein pour proclamer la nécessité
de la réforme, aucune action ne s'y dessinait dans ce
sens. Ses chefs, les papes, n'étaient plus guère que de
brillants petits princes italiens, protecteurs des arts et
des lettres, diplomates rafïînés, comme Alexandre VI,
ou hommes de guerre énergiques, comme Jules IL
L'épiscopat, complètement sécularisé, est devenu le
refuge des cadets de la noblesse. Le peuple fidèle est
entretenu en de grossières superstitions par une nuée
de moines dégénérés, et grugé honteusement par
la fiscalité pontificale, tout imprégnée de simonie.
Dans les universités, la science catholique ago-
nise. Elle se perd en de vaines subtilités scolastiques,
tandis que la Bible demeure ignorée et négligée.
2. Au milieu du silence général, un moine se dresse.
Il dénonce la tyrannie des papes, l'avilissement des
membres du clergé tant régulier que séculier, la dégra-
dation de la science religieuse éloignée de sa source
nécessaire, l'Écriture. Il élève la Bible au-dessus de son
siècle. Et comme Rome veut le faire taire, il entraîne
au schisme une partie imposante de la chrétienté. Aux
réformes de Wittenberg répondent celles de Zurich,
de Strasbourg, de Bàle, de Genève. Les voix de Zwin-
gli, Bucer, Œcolampade, Farel, Calvin viennent ren-
forcer celle de Luther. 3. Alors seulement, l'Église
catholique se réveille. Les ordres religieux se remet-
tent à fleurir. La papauté elle-même cède à la pression
générale. Le concile de Trente est réuni. La discipline
est restaurée au sein du clergé et dans les cloîtres. Les
séminaires sont institués. La science catholique se
reforme. La politique s'en mêle et de sanglantes
guerres de religion aboutissent à une stabilisation
finale des positions. La chrétienté demeure divisée.
Le catholicisme est resté debout, mais les Églises dis-
sidentes aussi. Seulement, on peut se demander si le
catholicisme « tridentin » est bien le catholicisme du
Moyen Age. Si l'étiquette reste la même, l'esprit n'est-
il pas entièrement différent? Entre la religion d'Ignace
de Loyola et celle de Thomas d'Aquin n'y a-t-il
pas eu rupture de continuité? L'Église en un mot
n'a-t-elle pas défailli? Sa perpétuité prétendue n'est-
elle pas une simple perpétuité nominale? De graves
esprits posent la question et veulent la résoudre néga-
tivement. Voir sur ce point, L. Febvre, Une question
mal posée, dans Revue historique de mai-juin 1928.
On voit toute l'importance qu'il peut y avoir à
admettre ou à repousser le mot de contre-réforme.
Cependant, il est clair qu'il ne suffit pas de prouver
que la prétendue réforme de Luther et de ses émules
ne fut qu'une révolution, pour établir que la réforme
catholique ne mérite pas le nom de contre-réforme.
Il faut encore prouver que la continuité la plus
stricte n'a jamais cessé d'exister entre l'Église médié-
vale et l'Église tridentine, d'une part, et que, de
l'autre, le mouvement de réforme catholique n'a
pas été créé par la révolution, mais seulement rendu
plus pressant par elle.
Pour ce qui est du premier point, on peut dire qu'il
est établi à chaque page du présent Dictionnaire.
Pour chacun de nos dogmes, nous pouvons démon-
trer que les théologiens du concile de Trente n'ont
fait que continuer leurs prédécesseurs, qu'ils n'ont
rien innové, en matière doctrinale, qu'ils ne s'en recon-
naissaient pas le droit. La soi-disant réforme fut bien
une " novation ». Ses chefs furent appelés à juste titre
novatores. En face de leurs inventions discordantes, la
tradition catholique ne présente pas une fissure. Il n'y a
pas plus de nouveauté dans le concile de Trente qu'il
n'y en avait eu dans le concile de Nicée par rapport à
l'époque anténicéenne.
En ce qui concerne le second point, les meilleurs
historiens de la réforme catholique sont là pour pro-
clamer que la réforme catholique n'a pas attendu la
révolution protestante pour se dessiner et suivre son
cours. Ainsi Maurenbrecher, un protestant cepen-
dant, ayant entrepris, autour de 1880, de décrire le
grand mouvement de restauration disciplinaire et
morale qui s'achève par le grandiose monument du
concile de Trente, avait pris soin d'intituler son ouvra-
ge, malheureusement resté inachevé : Geschichte der
katholischen Reformation et non pas Histoire de la
contre-réforme. Cette appellation est en effet la seule
qui ne fausse pas les perspectives de l'histoire. Mau-
renbrecher avait constaté, ce que tout le monde peut
constater après lui, qu'il est impossible de raconter
l'histoire de la réforme catholique, sans aller chercher
ses racines en un temps où il n'était nullement ques-
tion de Luther et de ses tumultueuses innovations. La
réforme catholique du xvie siècle prolonge en effet des
tentatives, des ébauches, des efforts, des réussites par-
tielles qui avaient rempli le siècle précédent. Dans la
réforme catholique les éléments qui ont agi avec le
plus de force n'étaient nullement en dépendance du
mouvement révolutionnaire de Wittenberg ou de Zu-
rich. La Compagnie de Jésus, notamment, aurait sans
doute été fondée, même si Luther n'avait jamais
arraché une grande partie de l'Allemagne à l'unité de
l'Église. La grande différence qui se serait produite
c'est que la Compagnie aurait été, suivant toute vrai-
semblance, une congrégation missionnaire, tandis que
son orientation fut nettement infléchie vers la défense
de l'Église menacée. On peut en dire tout autant des
diverses congrégations dont la création marque le
début du renouveau catholique, théatins, barnabites,
somasques, ursulines, capucins, etc.
En plein accord avec Maurenbrecher, dont le livre
date de cinquante ans, et Gustave Sehnûrer, dont
l'étude sur la civilisation chrétienne au Moyen Age est
de 1930, nous dirons donc, à l'opposé de la thèse vul-
gaire résumée plus haut : le Moyen Age a suivi, sans
déviation catastrophique, la ligne de son évolution.
Il n'a pas été détruit, il n'a pas même été interrompu
par la révolution protestante, pour une bonne raison,
c'est que le passage insensible, mais réel, l'aboutisse-
ment normal du Moyen Age à ce que nous appelons
2099
REFORME CATHOLIQUE — REGALADO (PIERRE;
2100
les Temps Modernes (ère de la monarchie absolue)
était déjà un fait accompli, lorsque le protestantisme
est apparu. Entre le Moyen Age et l'époque qui l'a
suivi il n'y a pas eu de rupture de continuité, pas plus
dans l'histoire de l'Église que dans l'histoire de la
société occidentale. Le Moyen Age catholique s'est
continué comme un grand fleuve, qui reçoit des
alfluents nouveaux, tandis que d'autres affluents se
trouvent détournés de lui, qui se grossit à mesure qu'il
avance, qui modifie son régime et son allure en entrant
dans dos plaines élargies, mais qui n'a rien perdu de ce
qu'il apportait de ses sources les plus lointaines. Le
concile de Trente est dans la descendance naturelle et
légitime de tous les conciles qui l'avaient précédé. Les
théologiens qui y ont pris part étaient, pour la plu-
part, nés et formés avant la naissance de la prétendue
réforme. Ces théologiens étaient imbus des idées du
Moyen Age, sans être pour cela fermés au mouvement
des idées de leur époque. Ils n'ont pas voulu changer
le moins du monde la religion. Ils n'ont fait que codi-
fier des dogmes établis depuis longtemps. Le concile
s'est même abstenu, de parti pris, de trancher les
questions controversées entre théologiens catholiques.
Même en matière disciplinaire, où sa liberté était
beaucoup plus grande, il n'a que fort peu innové, car
il n'a guère fait que généraliser une réforme déjà com-
mencée en beaucoup de lieux avant lui et presque
achevée en certains. La création des séminaires elle-
même ne fut que l'extension à tous les ecclésiastiques
des règles de formation adoptée dans ces congrégations
de clercs réguliers qui naissent au début du siècle,
non pas sous l'influence de la révolution luthérienne,
mais parallèlement à elle et en même temps qu'elle.
Il n'y a donc pas eu de « triptyque » au sens indiqué
plus haut. Il n'y a pas eu : l'écroulement de l'Église
médiévale, — la Réforme, — la Contre-réforme. Ce
qu'on doit dire au contraire, c'est que ce sont les pays
seuls où la vraie réforme n'était pas encore en marche,
les pays en retard sur les autres, qui ont favorisé la
révolution protestante, et que tous ces pays sont des
régions alors secondaires de la chrétienté. Les pays les
plus « avancés » intellectuellement et économique-
ment, politiquement même, au temps où éclate la
révolte de Luther, ce sont l'Espagne, l'Italie, la France.
En Italie, l'Oratoire du divin Amour donne le signal
de la réforme spontanée dès 1517 ou 1518. En Espa-
gne, la réforme a été accomplie par le vigoureux Ximé-
nès, avant que Luther eût tenté quoi que ce soit. En
France, un Mombacr, un Standonck, un Lefèvre
d'Étaples, un Raulin, un Briçonnet se préoccupaient,
en des sens divers, de la réforme, avant que Luther
eût bougé. Dans aucun de ces trois pays, la soi-disant
réforme ne put faire de conquêtes décisives. Mieux
que cela, pendant que la foi catholique perdait du
terrain en Europe, parles divers schismes protestants,
elle avait assez de vitalité conquérante pour en gagner
de plus vastes encore en des régions nouvelles, incon-
nues jusque-là. Ces conquêtes avaient même com-
mencé un quart de siècle avant la révolution protes-
tante. Elles dénotaient une puissance de vie et
d'expansion qui ne peut que nous faire douter de celte
déchéance radicale et complète que certains auteurs
veulent attribuer à l'Église médiévale. Par opposi-
tion à l'Fspagne riche, ardente, débordante de vie et
de foi catholique, toute tournée vers les mondes que
découvraient ses hardis navigateurs, avec ceux du
Portugal, la Saxe électorale, les régions Scandinaves,
la Suisse même, où se développera d'abord la soi-
disant réforme, ne sont que des régions secondaires et
latérales de l'Église. Lorsque, à Worms, Lui lier com-
paraît devant le nouvel empereur, qui arrive d'Espa-
gne, et qui est roi d'Aragon, de Castille, de Navarre,
des Pays-Bas, qui possède la Sicile, la Sardaigne,
Naples et le Roussillon, la Franche-Comté, le Charo-
lais et les Dombes, sans parler des colonies fabuleuses
créées par Colomb et ses illustres émules, on ne peut
pas être surpris, comme le sont les historiens allemands,
de constater que ce prince « sent en Espagnol et non en
Allemand ». Charles-Quint ne peut voir en Luther
qu'un demi-barbare. En face de lui, il est sûr de repré-
senter la lumière et la certitude. Il a conscience de
continuer un très grand passé. Et tout cela se trouve
de lait dans son discours à la diète :
.Mes prédécesseurs, dit-il, les empereurs très chré-
tiens de race germanique, les archiducs autrichiens et
ducs de Bourgogne, ont été, jusqu'à leur mort, les fils
très fidèles de l'Église catholique, défendant et éten-
dant leur croyance pour la gloire de Dieu, la propaga-
tion de la foi et le salut de leurs âmes.
« Ils ont laissé, après eux, le saint culte catholique,
pour que je vive et meure en lui. Jusqu'à présent,
avec la grâce de Dieu, j'ai été élevé dans ce culte,
comme il convient à un empereur. Ce que mes prédé-
cesseurs ont établi à Constance, c'est mon privilège de
le maintenir. Un simple moine, conduit par son juge-
ment privé, s'est dressé contre la foi tenue par tous les
chrétiens depuis mille ans et plus, et il conclut impu-
demment que tous les chrétiens se sont trompés jus-
qu'à présenti J'ai donc résolu de déployer, dans cette
cause, tous mes États, mes amis, mon corps et mon
sang, ma vie et mon âme... »
Par la voix de Charles-Quint, c'est bien la vieille
Église qui affirme son droit et qui repousse la préten-
due réforme que Luther lui propose. Si les princes
allemands avaient eu la foi de Charles-Quint, si la
religion de Luther ne s'était trouvée répondre à leurs
ambitions, à leurs aspirations secrètes, à leurs inté-
rêts, jamais le moine wittenbergeois n'aurait obtenu
le succès trop grand qu'il dut à leur protection et au
jeu de la politique d'alors.
L. Cristiani.
REGALADO Pierre (Saint), frère mineur espa-
gnol de la réforme du P. Pierre de Villacreces.
Né à Valladolid en 1390, il prit l'habit franciscain
probablement dans sa cité natale, en 1404. Peu après,
cependant, il alla habiter le couvent de La Aguilera,
dans le diocèse d'Osina, avec le P. Pierre de Villacreces,
dont il fut un des premiers disciples. De concert avec
lui il propagea la réforme des frères mineurs observants
opérée en Castille. Après quoi il habita également le
couvent Seala cœli de FI Abrojo, près de Valladolid; il
est toutefois impossible de préciser l'époque à laquelle
il vécut dans cet endroit. Il est également difficile
de déterminer l'année à laquelle il fut élu vicaire ou
supérieur des deux maisons précitées de la réforme.
La plupart des historiens soutiennent qu'il succéda à
Pierre île Villacreces, qui mourut en 1422. 11 parait
toutefois plus conforme aux données de l'histoire
d'accepter une date ultérieure. Il serait historique-
ment certain qu'en 1 138 il fut supérieur ou vicaire
des deux couvents de la réforme, sous la jurisdiction
du provincial des conventuels de Castille. Par une
lettre du 20 janvier 1455, le général des frères mineurs,
le P. Jacques de Mozzanica, constitua Pierre Rega-
lado son vicaire et son commissaire pour les deux rési-
dences de l.a Aguilera et de El Abrojo. Il mourut à La
Aguilera le 30 mars 1150. Exhumé trente-six années
après sa mort, à la demande de la reine Isabelle la
Catholique, son corps fut retrouvé intact, reçut une
sépulture plus honorable et fut placé dans une tombe
plus précieuse. Innocent XI lui décerna les honneurs
de la béatification le 11 mars 1684 et Benoît XIV
l'inscrivit au catalogue des saints le 29 juin 174(5. Sa
fêle, célébrée auparavant le 13 mai, jour de la trans-
lation de son corps, a été reportée récemment, dans
l'ordre des capucins, au 30 mars, jour de sa mort.
2 1 0 l
REGALADO (PIERRE;
REGGIO (MARCHESINUS DE)
2102
D'après G. H. Sbaralea, il aurait composé un Com-
pendium vitœ magistri B. Pétri de Villacreces; une
Expositio régulée fratrum minorum; des Constitution.es,
ritus et leges pro reformatis cœnobiis de Aquileria et de
Abrojo; des Exercitia vitœ activée et contemplativee alum-
norum cœnobiorum de Aquileria et de Abrojo; un Opus-
culum de arbore vitœ sm de SS. Cruce, dont plusieurs
extraits ont été publiés par Emmanuel Manzaval,
dans Historia de las heroicas virtudes de San Pedro
Regalado, Valladolid, 1684; plusieurs lettres.
L. Wadding, Annales minorum, t. JEU, Quaracchi, 1932,
an. 1448, n. ii-xvm, p. 3-9; an. 1456, n. clviii-ccv, p. 513-
546; J.-H. Sbaralea, Supplcmentum ad scriptores ordinis
minorum, t. Il, Rome, 1921, p. 362; Acta sanct., mart. t. m,
col. 850-870; Arthur de Munster, Mattgrologium franche,
Paris, 1653, p. 141 : Berguin, Sainl Pierre Régalai, prêtre de
l'ordre des frères mineurs de l'observance, restaurateur de la
discipline régulière en Espagne, Périgueux, 1898; surtout
Louis Carriôn, O. F. M., Historia documentada del conuento
« Domus Dei » de La Aguilcra, Madrid, 1930, où l'on peut
trouver une bibliographie très riche sur saint Pierre Rega-
lado.
Am. Teetaert.
REGGIO (Bernardin de), frère mineur capu-
cin de la primitive province de Calabre. Né vers 1476
à Reggio en Calabre de la noble famille Molizzi, il
entra de bonne heure chez les frères mineurs de l'obser-
vance avec le P. Louis Comi, également de Reggio,
dont il devint le compagnon inséparable. Ayant ter-
miné ses études, pendant lesquelles il avait suivi à
Brescia les leçons du célèbre théologien scotiste, Fran-
çois Lychet, qui devint général de l'ordre en 1518, le
P. Bernardin fut envoyé à l'université de Paris. Il y
conquit brillamment le grade de docteur en théologie
et, revenu dans son pays, il s'y acquit bientôt par son
enseignement une grande réputation. A cause de
l'acuité de son génie, l'étendue de ses connaissances et
sa grande éloquence dans ses disputes avec ses adver-
saires, il fut surnommé Giorgio, par allusion au savant
François-Georges Zorsi, frère mineur, qui était célèbre
dans toute l'Italie. Ce nom lui est resté dans la
suite.
Le P. Bernardin ne fut pas moins zélé pour l'obser-
vance parfaite de la règle. Sous le généralat du P. Ly-
chet, il commença avec le P. Louis Comi et d'autres
religieux de sa province à mener une vie plus austère
et plus conforme à l'idéal de saint François et devint
l'âme d'un mouvement de réforme au sein de l'ordre
des frères mineurs de l'observance. Sous le généralat
du P. François des Anges, on leur accorda trois mai-
sons et les partisans de la réforme furent appelés du
nom de récollets. Mais le général suivant, Paul de
Parme, ordonna que tous les religieux, qui avaient été
autorisés à vivre dans des maisons de récollection,
fussent distribués dans divers couvents et obligés à
mener la vie des autres frères. Les PP. Bernardin et
Louis ne perdirent cependant pas courage et, ayant
obtenu l'ermitage de Saint-Ange du Val de Tucia, ils
résolurent de demander la permission au Saint-Siège
de suivre la vie érémitique sous la juridiction de
l'évèque. Dans ce but le P. Bernardin de Reggio et le
P. Antoine de Randolis vinrent à Rome en août 1529
et obtinrent du grand pénitencier un bref qui les auto-
risait à vivre dans l'ermitage de Saint-Ange, avec dix
ou douze frères, sous la juridiction épiscopale. Pendant
leur séjour à Rome, les deux Pères calabrais eurent
une entrevue avec Louis de Fossombrone, vicaire
général des capucins, dont la réforme avait été approu-
vée par le pape l'année précédente, en 1528. A leur
demande les PP. Bernardin et Antoine, ainsi que les
autres récollets de Calabre, furent admis dans l'ordre
des capucins, à la condition toutefois que ces derniers
consentiraient librement à ratifier cette incorporation.
Le P. Louis de Fossombrone les autorisa en même
DICT. DE THÉOL. CATHOL.
temps à assembler un chapitre et à élire un provincial,
auquel il donnait les facultés de commissaire général,
avec pleins pouvoirs de recevoir tous ceux qui se pré-
senteraient à lui et pour bâtir des couvents.
A leur retour en Calabre, le P. Louis de Reggio
approuva tout ce qu'avait fait le P. Bernardin, mais il
pensa qu'il était sage de différer l'exécution du contrat
passé entre son délégué et le P. Louis de Fossom-
brone. Les PP. Louis et Bernardin, ayant tenté en
avril 1532 un dernier effort pour obtenir du général
Paul de Parme la permission de vivre dans des mai-
sons de récollection et ces tentatives ayant échoué, se
décidèrent enfin à se joindre aux capucins, auxquels
ils ne furent définitivement incorporés qu'en 1532,
avec une trentaine d'autres frères. Le 28 mai 1532
ils s'assemblèrent et élurent à l'unanimité le P. Louis
de Reggio comme provincial. Le P. Bernardin lui
succéda comme vicaire provincial et mourut à Reggio
le 21 décembre 1536, après avoir consacré ses meil-
leures forces à l'extension du jeune ordre capucin en
Calabre et en Sicile.
Outre un certain nombre de traités de philosophie
et de théologie, le P. Bernardin, fidèle disciple de
Duns Scot dans son enseignement, composa, d'après
L. Wadding, un Commenlarius in librum primum
scripti (Jxoniensis Joannis Duns Scoti, en trois vol. On
lui doit aussi une traduction du grec en latin de la
Vila S. Eliœ abbatis Bozzettœ; Adnolationes in sacram
divinam. Scripturam; Conceplus quadragesimales ; une
chronique de Reggio : Chronicon Rhegii. Les trois
derniers ouvrages mentionnés étaient conservés jadis
dans la bibliothèque des capucins de Gerace.
L. Wadding, Scriptores ord. min., Rome, 1906, p. 43;
J. H. Sbaralea, Supplem. ad script, ord. min., t. l, Rome,
1908, p. 136; Rernard de Bologne, Bibl. scriplorum ord.
min. cappuc, Venise, 1717, p. 47; François de Yicencc. Cli
scrillori cappuccini Ctdtrftr., Catanzaro, 1914, p. 17-19;
Z. Boverio, Annales ord. min. capucc, t. i, Lyon, 1632.
p. 132-135, 178-179, 183-181, 226-232; Dominique de C.ay-
lus. Ce que les capucins doivent au bienh. Matthieu de llasci
et au P. Ludovic de Fossombrone, dans Études franciscaines.
t. xxxviii, 1926, p. 600-608; Edouard d'Alençon, De capil.
gêner, ord. min. capucc. 1535 celebrato cl annn subseq. reno-
vato nova et vêlera, dans Amdccta ord. min. capucc, t. xliii,
1927, p. 286, note 1.
A. Teetaert.
REGGIO (Marches inus de) , appelé aussi Jean
Marchesinus, frère mineur de la fin du xme et du début
du xive siècle. Originaire de Reggio en Emilie, il
appartint à la province de Bologne et à la custodie de
Ferrare des frères mineurs, d'après Bartl élemy de
Pise, De conformilale, dans Analccla jranciscana, t. iv,
Quaracchi, 1906, p. 523. D'après un document des
archives du couvent Saint-François de Bologne
(conservées maintenant aux Archives nationales, sec-
tion Demanialc, à Bologne), Marchesinus fut lecteur à
Imola en 1275, et dans un autre document du même
fonds, il est désigné comme lecteur à Bologne. Voir
Analecta franc, t. ix, Quaracchi, 1927, p. 58, n.158;
p. 584, n. 1154. Marchesinus a acquis une célébrité peu
ordinaire par un ouvrage intitulé Mammotrectus ou
Mammolreplus et dénommé encore : Mammetraclus,
Mamolreclus, Mamotraclus, Mammotreplon. D'après
les auteurs ce titre devrait son origine ou à un texte
de VEnarratio in Ps. XXX de saint Augustin où on
lit : adhuc lacle vis nutriri, et fies mammolhreptus, quales
dicunlur pueri, qui diu sugunl quod non decel, ou à un
passage de Papias Grammaticus, qui écrit : Mammo-
trepti pueri dicunlur, qui diu sugunt quod non decel.
Voir Du Cange, Gloss. ad scriptores mediœ et infimœ
latin., t. iv, p. 362. C'est donc très à propos qu'E. Man-
genot traduit ce titre par « Le nourrisson ». Le but de
l'auteur était d'ailleurs d'expliquer aux jeunes clercs
qui n'étaient point versés dans les sciences les mots et
T. — XIII.
C7.
2103
REGGIO (MARCHES. DE)
REGINALD (ANTONIN1
2104
passages difficiles de la Bible, ainsi que ceux des leçons
du bréviaire.
Cet ouvrage comprend trois parties, dont la pre-
mière fournit l'explication des passages les plus diffi-
ciles de la Bible; la seconde contient un certain nombre
de dissertations : de orthographia, de accenlibus, de
scplem feslis legis antiquse, de vestibus sacerdotalibus,
de inlerprelibus, de divinalione, de nominibus Dei apud
Hebrœos, de modo exponendi sacrarn Scripluram, de
qualitatibus sacrée Scripturse, de ejus dimensione et un
Tractalus de quatluor synodis; la troisième donne l'ex-
posé des livres ecclésiastiques, surtout du bréviaire
et traite : de responsoriis et anliphonis, de hymnis, de
legendis sanclorum, de sermonibus et homiliis de com-
muai sanclorum et dominicalibus. A la fin il y a une
Declaratio régulée S. Francisci. Voir A. Pelzer, Codices
Valic. lalini, t. h a, Codices 679-1134, Rome, 1931,
p. 619-620. Cet ouvrage a eu une remarquable diffu-
sion, attestée par le nombre considérable des manus-
crits, qui sont conservés dans presque toutes les
bibliothèques de l'Europe et par les nombreuses édi-
tions, qui en ont été faites aux xv« et xvr3 siècles. On
peut trouver une liste très incomplète des manuscrits
dans J.-H. Sbaralea, Supplementum, t. n, p. 205. Pour
les éditions cf. L. Hain, Reperl. bibliographicum,
t. na, Berlin, 1925, n. 10 551-10 574, p. 333-336.
D'après, J.-J. Brunet, Manuel du libraire, t. m, Berlin,
1922, col. 1352, l'édition de Mayence en 1470 devrait
être considérée comme la plus ancienne, tandis que
celle qui a été imprimée dans l'abbaye de Munster, en
Argovie, par les soins de Helias Hélie dit de Loufîen, et
qui est regardée généralement comme la première, de-
vrait être placée à une date postérieure à 1470. D'après
E. Mangenot cet ouvrage aurait été composé entre
1279 et 1312; voir Dicl. de la Bible, t. n, col. 1422.
Après B. Bonelli, Prodromus ad opéra omnia S. Bo-
naventurse, Bassano, 1767, col. 531, n. 6-7 et col. 532,
n. 8, les éditeurs des Opéra omnia de saint Bonaven-
ture de Quaracchi allèguent quelques indices, qui
confirmeraient la thèse, d'après laquelle il faudrait
attribuer le Centiloquium à Marchesinus de Reggio et
non à saint Bonaventure, comme le font la plupart des
auteurs. Ce Centiloquium, qui a été publié parmi les
ouvrages du Docteur séraphique dans toutes les édi-
tions anciennes des écrits de saint Bonaventure, cons-
titue un traité qui appartient au même genre litté-
raire et est de même nature que le Mammotreclus.
Comme ce dernier, le Centiloquium est une compilation
dans laquelle l'auteur se propose d'expliquer aux
jeunes clercs, peu versés dans la théologie, les thèses et
les questions difficiles de cette science. On y lit en effet
dans le prologue : In adminiculum ilaque parvulorum
rudis rogalus a rudibus rudem tractatum rtidibus compi-
laui, in quo rudiutn rudilas circa generalia theologiœ sal-
tern ruditer polerit erudiri et ex lacté infantiœ ad cibum
solidum, prsevia Dei gratia, cum sensus induslria
praeparari. Pour les mss., les éditions de cet ouvrage
et les arguments favorables à l'attribution à Marche-
sinus de Reggio, voir Opéra omnia S. Bonaventurse,
t. v, Quaracchi, 1891, Prolegomena, p. xlviii-xlix
et lui.
Un recueil de sermons est attribué à Marchesinus
dans le ms. 129 de la bibliothèque de Saint-Fortunat
à Todi, sous le titre : Sermoncs fralris Marchesini super
omnia fesla noslri kalendarii, id est ordinis fr. minorum.
Voir Opéra omnia S. Bonavcnlurx, t. v, Proleg.,
p. xlix. Une autre série de sermons, qui doivent être
considérés probablement comme l'œuvre de Marche-
sinus, est conservée dans un manuscrit de la biblio-
thèque de Bamberg, où ils portent comme titre : .Ser-
moncs Mammotrccli super dominicas a 1 ' Aducnlus ad
24<im posl Penlecoslen. Ces sermons débutent par les
mots : Véniel desideratus... karissimi hodic incipimus
illud sacrum lempus et finissent : a quo ductu nos custo-
diat Chrislus Jésus. Voir Fr. Leitschuh, Kalalog der
Handschriften der koniglichen Bibliothek zu Bamberg,
t. i, Bamberg, 1895-1906, p. 739.
B. Bonelli, Prodromus, col. 692, donne encore à
Marchesinus un Confessionale ou Summa confessio-
num, qui fut attribué quelquefois à saint Bonaven-
ture et imprimé parmi ses écrits dans les éditions
de Strasbourg, 1495, Venise, 1504 et 1564, ainsi que
dans l'édition Vaticane. Contre cette assertion les
éditeurs des Opéra omnia S. Bonaventurse de Quaracchi,
t. x, dissert, i, p. 23, objectent que deux des plus
anciens manuscrits de ce Confessionale l'attribuent à
un autre auteur. Ainsi dans le ms. lat. 6023 de la
Bayr. Staatsbibliothek de Munich on lit : Explicit liber
Golini et dans le ms. 789 de la bibl. de Saint-Gall :
Explicit libellus de simplici informalione simplicium
sacerdolum in confessionibus audiendis; nomine GoHi-
nus, conscriplus et completus a fr. Ulrico de Ahusen,
sacerdole ordinis S. Johannis sacrosanclse domus hospi-
lalis Jerosolimitanse anno dominiese incarnalionis,
1000° 300" 15°, indiclionè 13, etc. Amen. Un exem-
plaire de ce Confessionale est aussi conservé dans le
ms. 323 de la bibl. des chanoines réguliers de Saint-
Augustin de Klosterneuburg. Le prologue de cet
écrit commence : In Dei labernaculo i. e. in sancta
ecclesia et le texte lui-même : Sollicilus eliam sacerdos
et termine : Non polesl episcopus nec aliquis alius a
papa dispensare. Cum... Voir sur cet ouvrage Opéra
omnia S. Bonaventurse, t. vin, Prolegomena, p. exi
et t. x, p. 23; H. Pfeifîer-B. Cernik, Calalogus codi-
cum manu scriptorum, qui in Bibl. canonic. regul.
S. Auguslini Clauslroneoburgi asservanlur, t. n,
Klosterneuburg, 1931, n. 323.
Il est à noter enfin que le ms. 488 de la bibl. commu-
nale d'Assise contient deux traités, qui y sont attribués
à Marchesinus, à savoir un Tractalus de p. mis pecca-
torum diversimode nuncupalis (fol. 3-43) et un Opus de
viliis (fol. 59-130). A la fin du premier on lit : Explicit
utile opus de pœnis peccalorum edilum a fr. Marchesino,
lectore ordinis minorum, et au début du second : Incipit
opus de viliis a fr. Marchesino compositum. Tandis que
le Tractalus de pœnis peccalorum débute : Pena débita
peccatori nunc censelur nomine perdilionis et termine :
Non parcas tue verecundie et confusioni, ut Deus parcal
tue malitie et transgressioni. Amen, l'Opus de viliis
commence : De superbia est loquendum quantum ad
causam defectivam. Orilur enim superbia ex stoliditate
intellectus. La dernière colonne de ce traité au fol. 130
est illisible. Il semble d'ailleurs qu'il n'y est pas
complet.
L. Waldin<?, Scriplores ord. min., Rome, 1906, p. 166;
J. H. S'iaralea. Supplem. ad script, ont. min., t. il, Rome,
1921, p. 2114-203; C. Outlin, Com-mni. do scriplor. ecctesiast.,
t. m. Leipzig, 1722, col. 2562-2563; H. Hurter.Norn»nc/afor,
3« éd., t. ii, col. 414-415; S. Berger, La Bible au XVI' siècle,
Paris, 1879, p. 15-28; le môme. De glossariis et compendiis
exegi>licis quibusdam Medii Mn, Paris, 1879; L. Oliger,
De bibl. S. Ludooici episc. Tolosani, dans Antonianum,
t. vu, 1932, p. 49!); A. Kleinhans, Dp studio sacr. Script, in
ord. fr. min. sieculo XIII0, ibid., p. 438-439.
A. Teetaert.
REGINALD Antonin (1606-1676), dominicain,
surnommé par plaisanterie « le fléau des ennemis de
saint Thomas ». De son nom séculier Antoine Ravaille,
né à Albi, entré dans l'ordre de Saint-Dominique à
Avignon, religieux du couvent toulousain de Saint-
Romain, professeur de théologie à l'université, il rem-
plit diverses charges à l'intérieur de son ordre. —
I. Polémiques et écrits. — II. Théorie de la prédéter-
mination physique.
I. Polémiques et écrits. — Dès 1631 au couvent
de Toulouse il s'était fait remarquer par ses polémi-
ques contre les Pères jésuites. Ayant converti à son
2io:
RÉGINALD (ANTONIN)
21 00
thomisme un étudiant de théologie qui suivait les
cours de ces Pères, il lui fit faire une sorte de rétracta-
tion publique, imaginant une dispute solennelle dans la
salle de théologie de l'université. Réginald y fit sem-
blant de soutenir la cause des jésuites, se donnant le
rôle d'objectant, afin de les rendre plus ridicules.
A. Auguste, Les origines du jansénisme dans le diocèse
de Toulouse, p. 36. Antonin Réginald refusait de consi-
dérer les membres de la Compagnie de Jésus comme
des religieux véritables. Il les appelait religiosi bullati,
religiosi taies quales et allait jusqu'à lire dans des
salons les plus beaux passages des libelles composés
contre eux. Ibid, p. 37.
Dès 1638 Antonin Réginald composa un petit ou-
vrage sur « le sens composé et le sens divisé » : Opuscu-
lum de vero sensu composito et diviso compositum ab uno
ex studiosis scolœ tolosanœ conventus S. Thomee Aqui-
tains ord. prsed. se i quœstio de vera et légitima intelli-
gentia distinctionis sensus compositi et divisi juxta
anliquos et recentiores philosophos ac theologos maxime
vero juxta D. Thomam et ejus discipulos, Paris, 1638,
in-4°, 43 p. Antonin Réginald ne devait pas changer
d'avis sur ce point, puisqu'il réédita l'ouvrage à Gre-
noble en 1661. Déjà il s'agissait de rabrouer un théolo-
gien jésuite et déjà le P. Réginald se tenait à une dis-
tinction de points de vues qui, pour être exposée par
les scolastiques d'une manière sèche et peut-être trop
étroitement logique, n'en est pas moins indispensable
par exemple pour exposer les libertés et dépendances
de l'homme à l'égard de Dieu.
C'est en 1644, au début du carême, que le sieur
Pélissier, professeur royal, doyen de la faculté de théo-
logie de Toulouse, avait cédé sa chaire, « quant à
l'exercice des lectures quotidiennes », au P. Réginald
déjà uni au corps professoral universitaire à titre de
docteur conventuel. Antonin Réginald commença
par changer le sujet du cours qui roulait sur les sacre-
ments. Il traita de la science moyenne, matière qu'à
l'issue de la congrégation De auxiliis on avait demandé
de ne traiter qu'avec la plus grande prudence, de
crainte de froisser par des railleries injustes les suscep-
tibilités des jésuites, lesquels tenaient pour l'existence
d'une science moyenne, opinion inconciliable avec
celle des dominicains concernant la manière dont Dieu
connaît les actes futurs des hommes. Avec une verve
toute méridionale, Antonin Réginald se mit à attaquer
les jésuites sur ce terrain dangereux. Voir Mémoire
touchant le P. Fr. Ant. Réginald, ms. 238 de la biblio-
thèque universitaire de Toulouse (l'auteur du Mémoire
paraît être le P. Annat, jésuite). Antonin Réginald,
s'il faut en croire les doléances de ses adversaires,
traitait les jésuites tantôt de pélagiens, tantôt de
semi-pélagiens. Il lisait publiquement des morceaux
de leurs auteurs, choisis de manière à exciter l'hilarité
ou l'indignation de ses auditeurs. Il avait dressé ses
écoliers à siffler chaque fois qu'il prononçait le nom
d'un théologien de la Compagnie de Jésus et à crier à
tue-tête: «joro Molina, joro Suarez, /oro Loyola. » Cette
dernière apostrophe contre un saint canonisé passait
les bornes de l'inconvenance. Le cas était d'autant
plus grave qu' Antonin Réginald, grâce à son entrain,
avait groupé autour de lui un public si nombreux
qu'on dut, pour ses leçons, agrandir la plus vaste des
salles du fameux couvent des jacobins de Toulouse,
lequel avait pourtant été bâti selon d'amples propor-
tions. Ces écoliers, de plus en plus nombreux, ne man-
quaient pas d'insulter ceux des écoliers qui tenaient
encore pour les idées des jésuites.
Le P. Annat était alors, de tous les jésuites de
Toulouse, le plus capable de s'opposer à ce dénigre-
ment systématique dont le P. Antonin Réginald se
rendait coupable. Il était déjà l'un des religieux les
plus marquants de sa Compagnie et un jour viendrait
où il serait le confesseur du roi Louis XIV. Pascal l'a
d'ailleurs choisi comme souffre-douleur dans ses Pro-
vinciales; car, bien entendu, ce Père suivait en théolo-
gie les doctrines des siens, avec un cachet personnel de
mauvaise humeur combative. Entre Annat et Antonin
Réginald le conflit qui commençait doublait d'une
opposition de personnes l'opposition des doctrines.
Tant que la polémique resta orale, faite de lazzis ou de
syllogismes, on ne peut savoir à qui imputer les pre-
miers torts. Mais, lorsqu'elle s'échangea en des libelles
écrits, le premier tort fut assurément du côté du domi-
nicain, puisque c'est lui qui attaqua par le premier
faclum. Dès cette année 1644, pendant ce carême où
il abordait ses cours officiels publics de l'université,
Antonin Réginald publie et répand à Toulouse une
brochure anonyme de 17 pages intitulée : Quœstio theo-
logica historica et juris pontificii : quœ fuerit mens
concilii Tridentini circa gratiam efficacem et scientiam
mediam juxta exemplar impressum anno ldOr. En
datant de « Venise, 1607 », au lieu de « Toulouse, 1644 »,
non seulement le P. Réginald croyait dérouter les
soupçons qui eussent pu le faire deviner comme l'au-
teur, mais il entendait tourner le décret de Paul V,
relatif aux congrégations De auxiliis, par lequel, entre
ces deux dates, il était devenu interdit d'agiter de
vaines querelles sur ces matières trop contestées. Le
trait du P. Antonin Réginald était donc noir. Sa ruse
était d'ailleurs trop facile à percer. Sa verve dénon-
çait son anonymat et, comme il était question, dans ce
libelle, d'ouvrages parus entre 1607 et 1640, on voyait
assez qu'il était antidaté et pour quelle cause (Comte
Bégouen, A propos de la sciencia média, dans Bulletin
de la Société archéologique du Midi, 1913, p. 73). Le
P. Réginald ne tarda pas à aggraver son cas. Trois
mois après il fit imprimer son opuscule en français
allant jusqu'à dire que c'était « afin que les femmes
pussent le lire... ». Le P. Annat, ou plutôt son parti,
attaqué avec violence répondit par un libelle intitulé
Solutio quœstionis. Sans retard, Antonin Réginald
répliqua par un ouvrage déjà plus considérable Thèses
apologelicœ adversus solutioncm quwslionis theologicœ
historicœ ac juris ponlifteis : quœ fuerit mens, etc.,
Paris, in-4°, 51 p. De l'officine rivale sortit un Appen-
dix ad solutionem... Le P. Réginald polissait douce-
ment sa riposte intitulé Vindiciœ... Mais il n'eut pas
le temps de la faire paraître. En effet le P. Annat était
si bien décidé à avoir le dernier mot qu'il ne lui en
coûtait pour ainsi dire pas de faire passer les torts de
son côté. Pour écraser Antonin Réginald avant qu'il
ait eu le temps de parler à son tour, et de se défendre,
toutdesuiteaprèsl'.A/)/)erK/(xadso/(i{ione/n..., le P. An-
nat faisait paraître un nouvel ouvrage qui n'était plus
un simple appendice, mais qui amènerait l'élargisse-
ment du débat par une contre-offensive de grand
style. Il avait obtenu pour cet ouvrage important
l'approbation de son provincial, le P. Richard Mer-
cier, en date du 2 janvier 1645. Le titre en est surpre-
nant : Scientia média contra novos ejus impugnatores
dejensa. Hoc est contra : Guillclmum Tuissium Calvi-
nistam, auclorem libri de Ordine, etc., iheologum col-
legii Salmanticensis, Joannem a S. Thoma, propug-
nanle P. Francisco Annat, S. J. Ainsi étaient mis
sur le même plan dans un même titre pour un volume
in-4° de plus de 600 pages : le dominicain Jean de
Saint-Thomas, l'anglican Wiliam Twissc (1575-1646),
le jésuite dissident Claude Tiphaine (1571-1641), au-
teur du livre De ordine deque priori et posteriori
liber, et les Salmanlicences. Cette salade de noms et de
doctrines qui avait pour but de compromettre des
orthodoxes avec des hérétiques — - c'est du moins ce
que crurent les contemporains — allait susciter
contre le P. Annat de vives représailles.
Le livre du P. Annat sur la science moyenne avait
2 107
RÉGINALD (ANTONIN:
2108
commencé à être vendu en librairie le 30 avril 1645.
Le lendemain 1er mai, la faculté de théologie réunie au
couvent des augustins prononça une censure. Certes,
cette censure se faisait avec le consentement du rec-
teur, et en tous cas avec le sceau du secrétaire-bedeau
et sans vice de forme. Cependant, à un autre point de
vue, il y avait seulement que le P. Antonin Réginald,
encore simple suppléant dans la chaire de professeur
royal, avait réuni trois professeurs conventuels et un
seul professeur royal et qu'à eux seuls ils portèrent la
sentence qui devait encore envenimer le débat. Pour
condamner un livre de 600 pages, il fallait l'avoir lu.
Les jésuites et leurs partisans se sont étonnés de ce que
les théologiens leurs adversaires aient pu lire le livre
du P. Annat en quelques heures. En réalité, il n'y a
rien d'étonnant à ce que des gens passionnés, passant
la nuit à lire, sachant d'ailleurs à peu près ce qu'ils y
trouveraient, aient « dévoré » le livre en si peu de temps.
Le P. Réginald disait aussi qu'il avait déjà connu quel-
que chose de l'ouvrage par des « maculatures » d'im-
primerie qui avaient servi à envelopper des paquets.
Le premier soin d'Antonin Réginald fut de faire
publier sans délai la censure hostile aux jésuites. Il fit
donc imprimer des afliches portant le texte de la cen-
sure et s'apprêta à les faire apposer sur les murs de la
ville. On y lisait que le livre avait paru « sans aucune
permission de l'Illustrissime archevêque de Toulouse
et sans l'expresse approbation des docteurs-régents de
la faculté de théologie ». Sans doute le P. Annat avait
dédié son ouvrage à l'archevêque Charles de- Montchal
et ce dernier avait dû être pressenti pour donner son
assentiment à une telle dédicace. Mais contrairement
à une assertion de l'abbé A. Auguste, op. cit., p. 41,
une dédicace ne saurait équivaloir à un imprimatur.
Cependant l'archevêque de Toulouse, soucieux de la
paix religieuse dans son diocèse, interdit qu'on pla-
cardât les affiches portant la censure des théologiens.
Il en fit même remettre le paquet au recteur du col-
lège des jésuites. Mais l'archevêque partait pour Paris
sur ces entrefaites. Dès qu'il eut quitté la ville, le
P. Réginald courut chez l'imprimeur, fit tirer de nou-
veaux exemplaires de l'affiche. On les colla partout,
spécialement aux portes des personnes réputées favo-
rables aux jésuites, aux portes des jésuites mêmes, à la
porte aussi du couvent des jacobins. Là, deux reli-
gieux montèrent la garde pendant plusieurs jours, de
crainte qu'on ne vînt lacérer les deux affiches appo-
sées. Bien entendu, les jésuites goûtèrent peu le pro-
cédé. Le 17 mai ils se firent délivrer par le viguier de
Toulouse : « un attestatoire en forme de notoriété »,
constatant « qu'en la faculté de théologie de l'univer-
sité de Toulouse, on ne donne point liberté, ez ques-
tions de la grâce et connexes, de suivre la doctrine des
jésuites ou répondre selon leurs principes, ains seule-
ment selon les principes des thomistes». Selon les ter-
mes de ce papier, les jésuites, en tant que théologiens,
considéraient alors leur doctrine non pas comme conci-
liable avec la pensée de saint Thomas, mais comme
nettement inconciliable, sinon opposée. Ils en avaient
parfaitement le droit, surtout étant données les cir-
constances de temps et de personnes.
En ces circonstances, l'attitude de ces Pères a pu
néanmoins paraître un peu étrange. Comme le fait
remarquer sans bienveillance Échard, Scriptores
ordinis prœdicatorum, t. il, p. 662, la censure portée
en 1645 par l'université de Toulouse contre François
Annat réservait expressément, ainsi qu'il devait se
faire, le droit du Saint-Siège de décider autrement
que l'université, puisque le Saint-Siège constituait
naturellement la juridiction régulière d'appel, au cas
où le P. Annat et ses supérieurs n'auraient pu accep-
ter la censure universitaire. Mais les jésuites, qui
avaient agité, ou plutôt laissé agiter par le P. Annat,
en un gros ouvrage, la question «réservée» de la science
moyenne, s'étaient mis par là en désaccord avec les
décisions pontificales qui interdisaient de tels débats.
Il faut d'ailleurs reconnaître que c'est Réginald qui les
avait provoqués. Cependant Échard s'étonne de ce que
la Compagnie ne sa soit pas adressée à la juridiction
compétente, celle du Saint-Siège. De même que Régi-
nald avait commis une nouvelle faute en faisant appo-
ser des affiches cruelles, malgré la volonté de l'arche-
vêque de Toulouse, les jésuites commirent de leur
côté une action oblique. Au lieu de demander justice
au pape pour le tort qui leur était porté, ils s'adres-
sèrent au roi de France en son conseil, moins peut-
être pour échapper à Rome, que pour se prévaloir à
Rome de l'appui du roi. C'est sans doute que dans les
circonstances où l'on se trouvait, ils avaient pu devi-
ner que le conseil du roi leur serait plutôt favorable.
Mais, malgré tous les efforts qu'on pouvait faire pour
calmer les belligérants, on ne pouvait pas espérer la
paix sans quelques nouvelles et vives escarmouches.
Toutes les universités du royaume se rangèrent du
côté de Réginald et dé ses collègues toulousains.
Cf. L. Vie, Antonin Réginald et la Scientia média, dans
Bulletin de la Société archéologique du Midi, 1916,
p. 318. Un mémoire des recteurs et professeurs des
universités de Cahors, Orléans, Bordeaux, Reims,
Caen, suppliait le roi et son conseil. Il ne fallait pas
donner raison aux jésuites qui voulaient faire casser
la censure des théologiens de Toulouse. Les universi-
taires disaient que, si le roi se montrait bienveillant
pour la cause du P. Annat, « pourrait estre tiré en consé-
quence pour toutes les universités de vostre royaume,
dont les privilèges demeureroient anéantis, si les
prétentions des dicts pères jésuites triomphaient; en
quoi les dicts suppliants ont un intérest commun avec
la dicte université de Thoulouse et toutes les aultres ».
A l'assemblée du clergé de France, le mercredi 24
janvier 1646, après que l'archevêque de Toulouse,
Montchal, eut prononcé des paroles d'apaisement, le
chancelier de France donna plutôt raison aux profes-
seurs toulousains. L'Inquisition cependant avait été
alertée par le P. Annat, sans doute après que le conseil
royal, à qui d'abord il avait demandé justice, eut fourni
son appui pour renforcer la position du P. Annat
devant les autorités romaines. La décision du Saint-
Office, par décret du 16 mai 1646, ne fut d'ailleurs pas
pleinement favorable à ce religieux. Elle n'approuvait
l'ouvrage qu'à la condition qu'on fît subir une modi-
fication au frontispice.il fallait supprimer l'énuméra-
tion des adversaires, où les thomistes étaient mêlés
nommément à un hérétique. Les jésuites s'empres-
sèrent de profiter de ce qui pouvait leur être favorable.
Ils rééditèrent la Scientia média et firent disparaître
de cette réédition le frontispice incriminé (Louis Vie,
op. cit., p. 76. Selon le comte Bégouen, ibid., il ne
s'agissait pas d'une réédition complète, mais simple-
ment d'exemplaires où l'ancien frontispice avait été
masqué par un carton). Cependant, la faculté de théo-
logie de Toulouse demeurait très hostile au P. Annat.
Le 21 novembre, elle estima insuffisants les change-
ments opérés dans l'œuvre incriminée et prononça
une seconde censure. Le 6 août 1647 le P. Réginald
écrivit encore, au nom de tous les professeurs de la
faculté de théologie de Toulouse, une lettre à celle de
Louvain, « à l'occasion des faussetés et calomnies que
les jésuites publiaient contre les Facultés de Louvain et
de Douai. » Annales des soi-disants jésuites, t. IV, p. 1 79.
En 1646, pour se défendre contre le P. Annat,
Réginald avait fait le voyage de Paris. Les domini-
cains parisiens ne furent pas enchantés de sa visite,
parce qu'ils ne se souciaient pas de voir la dispute
violente rebondir, clic/, eux, entre Réginald et ses
adversaires jésuites. Ils prévinrent le maître général
2109
REGINALD (ANTONIO
2110
des dominicains, Thomas Turco, de la présence du
trop bouillant thomiste dans leurs murs. On lui fit
réintégrer Toulouse. P. Mortier, Histoire des maîtres
généraux de l'ordre des frères prêcheurs, t. vi, p. 62.
Mais, quelques mois plus tard, Réginald se rendait
officiellement au chapitre général de Valence de 1647.
Selon l'usage, il devait y soutenir des thèses théolo-
giques au nom de la province dominicaine de Toulouse
dont il faisait partie. Le maître général Thomas Turco
se trouvait là. Il avait pour Réginald un double sen-
timent : d'une part, estime, parce qu'il était bon ouvrier
des doctrines thomistes, d'autre part, mécontente-
ment, parce que, dans sa polémique contre les jésui-
tes, il avait manqué à la plus élémentaire courtoisie.
Maître Turco voulut vraisemblablement et montrer à
son subordonné qu'il ne fallait pas être trop extré-
miste dans les thèses de théologie, et faire briller pour-
tant le théologien respectable, afin de lui conférer ce
grade envié de « maître en théologie », qui n'était pas
d'usage dans sa province de Toulouse, mais qui lui
donnerait une sorte d'investiture officielle pour parler
de théologie au nom de son ordre tout entier. Turco
choisit donc deux des thèses proposées par Réginald,
afin de servir de base de discussion : une thèse sur la
présence réelle de tous les objets créés dans la vision
béatifique, et surtout la thèse « sur la manière dont
Dieu connaît les futurs par ses décrets ». En ce temps-
là, on reprochait à certains thomistes d'employer les
expressions de prémotion, voire de prédétermination
physique. Ce dernier terme pouvait faire confondre
thomisme et jansénisme. En discutant contre Régi-
nald à propos de sa thèse sur la connaissance divine
dans les décrets, Thomas Turco voulait bel et bien
empêcher qu'on opposât trop directement aux opi-
nions des jésuites une notion de décret prédétermi-
nant, physiquement opérant, à la fois créateur et
moyen du savoir divin. Le terme « prédétermination
physique » ne se rencontre pas dans saint Thomas. Ne
suffisait-il point pour sauvegarder les thèses tradi-
tionnelles thomistes de dire, avec la lettre des écrits
du Maître, que Dieu connaît les futurs dans sa science?
Maître Turco disait donc à Réginald : « J'avoue que
les prédéterminations physiques sont la doctrine de
plusieurs thomistes. Mais, sur ce point, ils s'écartent
de leur maître. Si tu me montres un texte de saint
Thomas où il défend la prédétermination physique, je
te crée maître en théologie, même contre les consti-
tutions de ta province. » En cette difficile affaire,
Réginald sut se comporter avec adresse. Il déclina le
titre de maître en théologie et prouva, à l'aide de
divers passages de saint Thomas, que la science par
laquelle Dieu connaît ce qui est, n'est pas une simple
science des possibles, mais une science de ce que Dieu
crée, de ce qui implique la volonté de Dieu, ses décrets.
Les mots prédétermination physique ne sont pas dans
saint Thomas. Mais la doctrine est de lui.
L'affaire fit grand bruit. La malignité publique s'en
empara, en effet, pour colporter le bruit calomnieux
que le maître général des dominicains avait blâmé
Réginald et réprouvé la thèse de la prédétermination
physique. Cf. Percin, Monumenla conventus Tolosani
F. F. prœdicatorum, 1693, p. 170-171. Le P. Réginald
fut très bien défendu en l'occurrence par ses frères en
religion, notamment par un théologien, son confrère
à Toulouse, Vincent Baron. Réginald protestait avec
véhémence contre cette calomnie intéressée qui avait
pour but de jeter la suspicion sur sa thèse très chère de
la prédétermination physique. Par la solennité même de
ses protestations, il rendait service au général de
l'ordre, maître Turco, qui se trouvait finalement
atteint dans son honneur de thomiste. Aussi, Thomas
Turco songea-t-il à être agréable au P. Réginald.
Dans une lettre du 30 août 1648, adressée à son assis-
tant, il demande si le P. Réginald n'irait pas volon-
tiers enseigner la théologie aux jeunes dominicains de
Paris, soit au couvent du noviciat, soit à celui de
Saint-Honoré, «pourvu néanmoing, ajoutait le maître
général, que les jésuites ne profitent de son absence de
Toulouse et qu'il y ait quelqu'un en cette absence qui
leur puisse faire teste et soigner aussy à l'imprimerie
de l'œuvre de Pierre de Tarentaise ». Lettre au P. Jac-
ques Barelier, Archives générales O. P., t. iv, Rome,
p. 88, 110.
Le P. Réginald préféra demeurer à Toulouse où il
avait à combattre le bon combat. En cette même
année 1648, il avait composé une pré/ace pour des édi-
tions du Catéchisme du concile de Trente. La préface ne
fut sans doute pas du goût de tout le monde, car son
auteur prétendait y faire servir l'autorité du concile
de Trente en faveur des thèses thomistes relatives
à la grâce efficace. On racontait que le P. Réginald
s'était fait le champion de toutes les thèses de son
ordre, au point d'avoir attaqué un jour publiquement
la croyance, alors de plus en plus reçue dans l'Église,
de l'immaculée conception. A. Auguste, op. cit., p. 36.
Comme, à la fin de 1649, avait paru à Toulouse une
réimpression de l'ouvrage intitulé Opusculum de veri-
tate conceptionis beatissimœ virginis Mariœ, hostile à
l'immaculée conception et que l'archevêque condamna
le 4 janvier 1650, la voix publique accusa le P. Régi-
nald d'avoir été le fauteur de cette réédition inop-
portune. L'ouvrage, dont l'auteur avait été Pctrus de
Vincentia, n'était lui-même qu'une reprise des anciens
arguments de Vincent Bandelli. Mais, ce qui était
supportable à la fin du Moyen Age ne l'était plus dans
le développement des idées dogmatiques du début du
règne de Louis XIV. On allait jusqu'à dire que Régi-
nald n'avait réédité ce livre que par animosité contre
des religieux qui n'appartenaient pas à son ordre.
Échard, Scriptores ord. preed., t. i, p. 88, nie que
Réginald ait été pour quelque chose en cette malheu-
reuse affaire. Le retentissement en fut pourtant si
fâcheux qu'il dut quitter Toulouse pour se réfugier
pendant de longs mois en pleine campagne au prieuré
de Prouille, annexe du monastère des dominicaines, et
qui avait, à tort ou à raison, une réputation de jansé-
nisme ou de thomisme « jansénisant ». A. Auguste, op.
cit., p. 99. L'archevêque de Toulouse et surtout
l'évêque de Grasse étaient favorables, au moins en
secret, à la grande cause antijésuite pour laquelle le
P. Réginald combattait avec une ardeur si téméraire.
Ils n'étaient sans doute pas seuls dans l'épiscopat à être
hostiles aux jésuites. Ils étaient surtout navrés du cas
d'un certain Labadie qui, à Toulouse, s'était fait, de
jésuite, janséniste puis protestant. L'évêque de
Grasse rapprochant son cas de celui du P. Réginald,
écrivait à l'archevêque de Toulouse : « Quels triom-
phes pour les bons Pères I Mais quels mauvais effets
cela ne produira-t-il pas dans les esprits faibles et plus
pieux que prudents, contre la bonne doctrine. C'est
sans doute une grande tentation, et bienheureux qui
n'y succombera point. La retraite du P. Réginald, en
cette conjoncture, est assez fâcheuse, et il fallait
résister davantage aux petites persécutions de la fra-
terie pour l'amour de la vérité, qui mérite que nous
souffrions toutes choses. Il faudrait tâcher à le rajus-
ter, si cela estoit possible et vous y pouvez beaucoup. »
Aussi on conseillait à l'archevêque de passer l'éponge
sur les méfaits supposés du P. Réginald relatifs au
débat de l'immaculée conception. Ne fallait-il pas
aider au contraire un défenseur des vraies doctrines
thomistes contre les idées des jésuites concernant la
science moyenne et la grâce suffisante? A. Auguste,
op. cit., p. 28-29.
Il semble que l'archevêque suivit ce conseil et que
Réginald reparut bientôt à Toulouse. Absoudre ainsi le
2111
RÉGINALD (ANTONIN]
2112
P. Réginald de son crime (non prouvé) contre la thèse de
l'immaculée conception, c'était, directement et à coup
sûr, atteindre, mécontenter les jésuites. Ces derniers,
en effet, le P. Poussines, en 1650, dans son Vincenlia
uictus, plus tard le P. Ferrier, en 1662, dans sa Défense
de la conception immaculée, s'attaquèrent au livre
qu'on imputait à crime au P. Réginald. A. Auguste,
op. cil., p. 144-145. Celui-ci se garda bien de répondre,
et c'était en effet la meilleure manière de laisser ses
adversaires dans l'incertitude touchant ses droits et
responsabilités d'auteur ou d'éditeur.
A-t-on voulu tenir compte à Réginald de cette
sagesse qui lui venait avec les années, ou bien a-t-on
voulu simplement utiliser ses talents reconnus de
théologien? Toujours est-il qu'en 1653 on fit appel à
ses lumières dans l'affaire si discutée des cinq propo-
sitions extraites de l'Augustinus de Jansénius. Lors-
que le pape Innocent X voulut alors condamner ces
propositions, il ne le fit certes pas pour blâmer cette
doctrine thomiste que l'on considérait trop souvent
en certains milieux comme une ascendance du jansé-
nisme. L'hérésie de Jansénius était originairement
très différente du thomisme. Ce n'est que par la suite
que « les disciples de saint Augustin », comme ils s'ap-
pelaient, abandonnèrent une partie de leurs positions
insoutenables vis-à-vis de l'orthodoxie et se rappro-
chèrent du thomisme. Donc, peu de temps après l'ap-
parition de l'Augustinus, au milieu du xvne siècle, les
dominicains thomistes étaient nettement hostiles aux
cinq propositions. Avant que le pape songeât, en 1653,
à les condamner, le dominicain parisien Jean Nicolaï,
dès 1649, avait été membre de la commission des
huit docteurs de Sorbonne qui avait déjà proscrit
les cinq propositions. A cette date de 1653, Nicolaï
travaillait à ce que Rome condamnât à son tour le
jansénisme comme l'université de Paris l'avait fait
(voir l'art. Nicolaï, t. xi, col. 490-491). Le maître
général des dominicains, qui était maintenant Jean-
Baptiste Marinis, faisait venir à Rome, sur les ins-
tances du pape, ses meilleurs théologiens pour s'occu-
per de l'affaire. Antonin Réginald en fut. Il se montra
catégoriquement favorable à la condamnation; ce qui
n'empêcha pas un jésuite, le P. Théophile Raynaud,
de déclarer qu'Antonin Réginald était si suspect
d'hérésie qu'il dut se sauver de Rome en grande hâte
pour éviter le bûcher ou au moins le cachot qu'on
aurait réservé à son impénitence janséniste. (Voir là-
dessus Vincent Baron, Duo postremi apologiiv libri...,
Paris, 1666). La vérité fut tout le contraire. Antonin
Réginald, longtemps retenu à Rome, ne quitta la ville
qu'après que le cardinal deValencey, ambassadeur de
France, lui eut donné, de la part du pape, le plus vif
encouragement à persévérer dans ses positions rigou-
reusement thomistes et augustiniennes. Il quitta la
ville honoré de la plus haute charge que le maître géné-
ral pouvait lui accorder; laissant de côté tout procédé
d'élection, J.-B. de Marinis le nommait prieur provin-
cial de la province dominicaine de Toulouse où il
retournait. Quétif-Échard, Scriptores, t. n, p. 667.
Quand il se trouvait encore à Rome pour cette affaire
des cinq propositions, Réginald avait composé à l'in-
tention du Saint-Office des Tractatuli XI in de/ensio-
nem doctrines thomistteee seu poli us Ecclesiœ catlwlicœ
de gralia Chrisli, plus tard insérés dans le Journal de
Saint-Amour, 2e partie, p. 59-79. Ces pages, qui sem-
blent expliciter certaines des idées qu'oïl se faisait au
Saint-Office à propos des affaires en cours, suffiraient
peut-être à révéler dans quelle intention de simple et
droite orthodoxie fut faite la condamnation des cinq
propositions. On aurait tort d'y voir une manifesta-
tion de la prétendue haine des jésuites contre les jan-
sénistes ou contre le thomisme. La rumeur Infâme
n'en accusa pas moins Réginald de s'être opposé à la
condamnation des cinq propositions. On allait jusqu'à
mettre dans sa bouche les propos les plus frondeurs :
« Le pape, aurait-il dit, ayant besoin d'argent pour la
guerre qu'il avait contre les princes ligués d'Italie,
avait écouté la proposition que lui firent les jésuites
qu'ils donneroient une notable somme d'argent s'il
vouloit faire expédier une bulle contre cet adversaire
de leur doctrine. » A. Auguste, op. cit., p. 37. On l'ac-
cusait aussi d'avoir prétendu que le pape se rétracte-
rait, ou encore d'avoir mis en doute l'authenticité de
la bulle contre les cinq propositions.
Le 7 décembre 1656, le P. Réginald reçut un camou-
flet. Quatre professeurs de sa faculté de théologie de
Toulouse, mais dont aucun naturellement n'était do-
minicain, donnèrent leur approbation à la Scientia
média du P. Annat et, le 27 du même mois, le recteur
de l'université, Dadin de Hauteserre, faisait de même.
Au nouveau jugement officiel de la faculté de Tou-
louse, qui en somme se déjugeait, l'ouvrage du
P. Annat était déclaré parfaitement conforme à l'Écri-
ture sainte et à la doctrine des Pères de l'Église. Il y
avait que l'archevêque de Toulouse avait changé et
ne s'appelait plus Montchal, mais Marca. Il y avait
surtout que, depuis deux ans, l'adversaire du com-
battit Antonin Réginald, le non moins combattit
P. Annat, était devenu confesseur de Louis XIV.
Le P. Réginald songea donc à se rendre imbattable
sur le terrain des principes, au-dessus des controverses
où peuvent intervenir des considérations étrangères à
la métaphysique. C'est certainement en cette inten-
tion qu'il rédigea, avec une précision mûrement cal-
culée, l'ouvrage principal de sa vie, et dont une nota-
ble partie du moins vit le jour sous le titre de Doclrinœ
D. Thomas Aquinatis tria principia cum suis consequen-
tiis, in-12, 1. 1, 507 p., t. n, 476 p., t. m, 1044 p., Tou-
louse, chez Raimond Bosc, 1670. Deux autres volumes
prévus ne purent aboutir, parce que la rédaction d'un
travail aussi dense était forcément lente, et que l'au-
teur avait vieilli et mourrait d'ailleurs six ans après la
parution des trois premiers volumes. Ces trois volu-
mes ont été réédités en un seul, au xixe siècle, sous le
titre : Doctrinse divi Thomas Aquinatis tria principia
cum suis consequentiis ubi totius doctrinse compendium
et connexio continelur, auctore R. P. Ant. Reginaldo,
ord. prsed... editio nova diligenler emendata, utilissima
synopsi ditata et percommodis distincla divisionibus a
P. Fr. X. ejusdem ordinis, Paris, 1878, in-8°, 582 p.
Pour un lecteur du xx° siècle, les Tria principia
d'Antonin Réginald sont d'un abord quelque peu
affligeant. L'auteur y rend, avec un grand souci de
liaison logique, 1713 sentences métaphysiques ou
théologiques, fondées chacune, d'une part sur des
textes de saint Thomas, d'autre part sur un petit
raisonnement de forme strictement scolastique. On
dirait que l'on a affaire à un monstrueux sorite arti-
culé de 1713 syllogismes. Mais, à y regarder de plus
près, on ne reste pas seulement impressionné par la
précision de cette machine théologique, on est frappé
de la netteté et de l'exactitude des termes avec les-
quels sont frappées les 1713 sentences et aussi de leur
apparentement par voie de conséquences avec les
trois irréductibles principes dont l'auteur fait décou-
ler tout son énorme système, ou plutôt avec les deux
principes dont il s'est servi pour gouverner les parties
traitées de sa grande œuvre, demeurée inachevée. Ces
deux principes sont d'ailleurs solidaires l'un de l'au-
tre et concourent en effet à assurer partout la manière
de voir de saint Thomas : Ens est transcendens, Dcus
est aclus punis : c'est tout le problème de la réparti-
tion de l'agir.
Antonin Réginald laissera en mourant bien d'au-
tres choses dans ses papiers. On y trouvera, par exem-
ple, un ouvrage tout composé sur la doctrine du
2113
REGINALD
REGINALD DE LANGHAM
2114
concile de Trente touchant la grâce efficace par elle-
même. Cet écrit passa, dit le Moréri (art. Réginald) du
Père dominicain Massoulié à Antoine Arnauld. Il
parvint de là au P. Quesnel qui le fit imprimer en 1704.
L'ouvrage ne parut qu'en 1706 à Anvers, sous le titre :
De mente sancli concilii Tridentini circa gratiam seipsa
efficacem opus posthumum, in-fol. L'histoire posthume
de cette œuvre témoigne de l'histoire du thomisme
français du xvne siècle. Pris d'abord entre deux polé-
miques, l'une contre les jansénistes, l'autre contre les
jésuites, après avoir contribué — et c'est bien le cas
d'Antonin Réginald — • à la condamnation des cinq
propositions, ce thomisme devient beaucoup plus favo-
rable aux positions de repli qu'ont acceptées les jan-
sénistes, tandis que, malgré l'invitation au calme pro-
noncée à l'issue des congrégations De auxiliis, il de-
meure et devient même de plus en plus hostile aux
théologiens jésuites. D'abord ennemi des jansénistes,
Antonin Réginald est finalement édité par eux. Jus-
qu'à la fin il s'est opposé à la théologie des jésuites.
Les cours de théologie qu'Antonin Réginald avait
professés sur presque tous les points de cette vaste
matière demeuraient à l'état de manuscrits. Cepen-
dant ces manuscrits ont été très consultés au xvne et
au xvme siècle. Manuscrite aussi sa chronique de l'in-
quisition de Toulouse qui a été reprise dans les Monu-
menta conventus Tolosani de Percin.
Réginald avait publié une vie de Guillaume Courtet,
le premier martyr du Japon, qui lui avait donné l'habit
dominicain à Avignon. Il avait publié aussi un opus-
cule De la confrairie du Nom de Jésus, et collaboré à
l'Apologie du thomisme, qui est imprimée en tête du
Clypeus theologiœ thomisticse de son confrère Gonet.
Mais l'essentiel de son message spirituel et philoso-
phique, qui se trouve déjà au moins à l'état intention-
nel dans ses écrits polémiques de jeunesse ou dans son
De sensu composilo et diviso, c'est la partie la plus dense
et la plus décidée de ses Tria principia, sa théorie de
la prédétermination physique pour laquelle il avait tant
bataillé. Il ne sera pas inutile d'en donner le schème.
II. Théorie de la prédétermination physique.
— Parmi les 1713 sentences qui découlent des Prin-
cipia, Réginald consacre à la prédétermination physi-
que les sentences 224 à 239. Voici ces sentences avec
les références à saint Thomas qui les accompagnent et
avec un petit résumé, s'il y a lieu, des réflexions per-
sonnelles faites à propos de chacune d'elles par Anto-
nin Réginald.
Sequitur 224 : Eum qui producit ens sub ratione entis
producere omnes omnino actiones repertas in ente. Ia,
q. lxv, a. 3; C. Gent., 1. II, c. xvi; 1. III, c. xxiv;
Metaphys., lect. 3; // Phys., lect. 6.
Seq. 225 : Deum producere omnes modos et différentiels
omnium entitatum et rerum.
Seq. 226 : Deum producere ipsas actiones causarum
secundarum, etiam ut dépendent ab ipsis causis secun-
dis. Ia-IIœ, q. xix, a. 4; In JVum Sent., dist. XLIX,
q. i, a. 3, qu. 2; De potent., q. ni, a. 4; q. v, a. 8.
Seq. 227 : Deum movere physice omnes causas secun-
das ad agendum. Ia, q. cv, a. 5; C. Gent., 1. III, c. lxvi,
lxvii.
Seq. 228 : Nullam causam secundam posse attingere ra-
tionem entis ut sic ex se et ex propria virtute. Ia, q. cv, a. 5.
Seq. 229 : Nullam causam secundam posse attingere
rationem entis, nisi prius accipiat a Deo aliquam virtu-
lem qua illam attingat.
Seq. 230 : Illam virlulem quam causa secunda débet
accipere a Deo ut attingat rationem entis ut sic non posse
esse permanenLm etconnaturalem. De potent., q. ni, a. 7,
ad 7UD1.
Seq. 231 : Illam virtutem quam causa secunda débet
accipere a Deo, ut attingat rationem entis ut sic, debere
esse transeuntem.
Seq. 232 : Illam virtutem esse per modum motionis.
Seq. 233 : Dari in omnibus causis prœmotionem phy-
sicam ad agendum. Ia, q. cv, a. 5; De potent., q. ni,
a. 7; C. Gent., 1. III, c. lxvi, lxvii. Il ne s'agit pas
d'une primauté de motion selon le temps, mais selon
l'action.
Seq. 234 : Hanc prœmotionem physicam esse etiam
prœdeterminationem, car Dieu est indéfectible.
Seq. 235 : Etiam causas libéras prœmoveri ac prœ-
delerminari physice a Deo. Ia, q. cv, a. 4; Ia-IIœ, q. ix,
a. 6. C'est que les causes libres n'en font pas moins
partie de l'ensemble des causes créées.
Seq. 236 : Hanc prœmotionem sive prœdeterminatio-
nem physicam non tollere libertalem sed potius causare
illam; elle cause en effet l'acte qui a la propriété d'être
libre.
Seq. 237 : Prœmotionem illam et prœdeflnilionem
physicam dando illam libertatem actualem efficere ut
voluntas sive potentia libéra quœ prœmota operatur, ita
operttur ut ex vi modi quo operatur possit non operari
sive retineat potentiam ad operandum non aulem quod
possit componere simul et semel non operationem sive
contrariam operationem cum operatione. L'explication
se trouve surtout dans la conséquence qu'énonce An-
tonin Réginald et qu'il commente longuement.
Seq. 238 : Optime salvari libertatem per distinctio-
nem illam sensus compositi et divisi si bene explicelur.
Opus. 39, de fallnciis; Ia, q. xiv, a. 13, ad 3um; Ia-
II*, q. x, a. 4, ad 3um; C. Cent., 1. I, c. lxvii; I\
q. xix, a. 8, ad lum, ad 2um; Ia-II»>, q. cxv, a. 3; II1-
II35, q. xxiv, a. 11. Le long commentaire que donne
ici Réginald ne paraîtra peut-être pas éclairant. Il fait
intervenir les puissances plus ou moins sauvegardées
de la liberté. Il vaudrait sans doute mieux ne considé-
rer ces puissances que dans leurs actes par lesquels on
les connaît. On pourrait toujours opposer à Réginald
l'objection : qu'est-ce qu'une puissance dont on ne
voit pas l'acte?
Seq. 239 : Non valet aliud argumentum quod contra
prœmotionem physicam adversarii objiciunt, scilicet
quod Deus esset auctor peccati, quia prœmoveret physice
ad peccatum. Ia-IIœ, q. lxxix, a. 1 et 5.
Les références ont été données au cours de l'article; cha-
cune d'elles ne concerne que des éléments très partiels delà
biographie d'A. Réginald. Cette biographie « doctrinale »
qui serait tort utile pour l'histoire du thomisme et du jan-
sénisme n'a jamais été écrite.
M. -M. Gorce.
RÉGINALD DE LANGHAM, frère mi-
neur anglais du début du xv« siècle. Originaire de
Langham, dans le comté de Rutland, il fut promu
docteur en théologie à l'université de Cambridge.
Vers 1410 il habita le couvent de Norwich. Comme
lecteur son enseignement fut très apprécié. D'un carac-
tère plutôt agressif, il se plaisait à combattre les
autres docteurs les plus en vue de cette époque, qui,
à leur tour, ne lui épargnaient pas leurs ripostes sou-
vent acerbes. Ainsi Réginald rédigea des écrits Contra
Edmundum monachum Buriensem, débutant : Arguilur
principaliter contra; Contra Andream Linhamum
dominicanum, commençant : Reverendus pater de sacro
ordine; Contra Joannem Haidon carmelilam, dont
l'incipit est : Adversus argumentum primum. Il com-
posa encore Leclurœ triginta Bibliorum, qui débutent :
Hœc sunt nomina filiorum Israël, un Commentarius in
quatuor libros Senlenliarum; des Delerminaliones et des
Quœsliones disputatœ. Tous ces ouvrages sont restés
inédits.
L. Wadding, Scriptores ord. min., Rome, 1906, p. 202-203 ;
.T. A. Fabricius, Bibl. lai. média- et inftmtv ivlatis.t.yi, Ham-
bourg, 1746, p. 171-172; Tanner, Bibl. Brit.-Hibernica,
Londres, 1748, p. 465.
A. Teetaert.
2115
REGINALD L'OMBRIEN
REG IN ALDUS
2116
REGINALD L'OMBRIEN, frère mineur
de la province d'Ombrie de la fin du xmc siècle. Il faut
très probablement identifier ce Réginald avec un cer-
tain Raynaud, qui, d'après un document conservé
dans les archives du monastère Sainte-Cécile à Città
di Castello, et édité dans Arch. franc, hist., t. xxvi,
1933, p. 425-426, fut provincial d'Ombrie en 1299,
ainsi qu'avec Monald de Todi, qui, d'après un histo-
rien très ancien, Augustin de Stronconio, dans son
ouvrage Umbriaseraftca, dans Miscetlanea francescana,
t. m, 1888, p. 92, succéda en 1297 à Bonaventure de
Monte d'Oglio, près de Borgo Santo Sepolcro, comme
ministre provincial de l'Ombrie, et en 1300 céda de
nouveau cet office au même Bonaventure. Ibid., p. 93.
Nous savons par la Clironica XXIV generalium, dans
Analecla franciscana, t. m, 1897, p. 452, que le fr. Ré-
ginald de la province d'Assise prit en 1300 la succes-
sion de Gentile de Montefiore, élevé à la dignité cardi-
nalice, comme lecteur du Sacré-Palais. Il mourut
cependant peu après, puisque Fra Jacopone de Todi
composa une satire sur lui après sa mort, l'y désignant
du nom de Raynaud : Fraie Ranaldo, dove se' andalo?
— De quolibet si hai dispulalo? On peut lire cette satire
dans G. Ferri, Jacopone da Todi. La Laude secondo
la stampa fwrenlina del 1490, Bari, 1915, p. 32. Or,
Jacopone composa cette satire pendant qu'il était en
prison, donc avant la fin de 1303. Selon L. Oliger, dans
Arch. franc, hist., t. xxvi, 1933, p. 406, les variantes
et les additions du ms. Magliabechiano II. VI. 63,
comme par exemple : Maestro in teologia, in corte di
Roma lecloria, prouveraient à l'évidence qu'il faut iden-
tifier ce Raynaud attaqué par Jacopone avec le Régi-
nald, lecteur et maître du Sacré-Palais. Voir B. Bru-
gnoli, Le satire di Jacopone da Todi, Florence, 1914,
p. 130. Il résulterait de ces mêmes variantes que Régi-
nald ou Raynaud était natif de Todi, puisque Jaco-
pone affirme qu'il fut son parrain au baptême et à la
confirmation. S'il faut, de fait, identifier ces trois
personnages, il s'ensuit que le fr. Réginald était origi-
naire de Todi, fut provincial de l'Ombrie de 1297 à
1300, lecteur du Sacré-Palais en 1300 et mourut avant
la fin de 1303. Il aurait composé un Commenlarius in
quatuor libros Senlenliarum, resté inédit.
L. Wadding, Scriplores ord. min., Rome, 1006, p. 203;
le même, Annales ord. min., t. v, an. 1208, n. iv, Quaracchi,
1931, p. 447; J. II. Sbaralea, Supplem. ad script, ord. min.,
Rome, 1806, p. 632; H. Hurter, Nomcnclator, 3° éd., t. n,
col. 302; L. Oliger, Acla Tifcrnensia ///' ordinis S. Francisci
(1253-1300 et 1456-1599), dans Arch. franc, hist., t. xxvi,
1033, p. 405-408.
A. Teetaert.
REG IN ALDUS Valerius ( Regnauld ou Regnaull
Valére Réginald), jésuite français, né en 1543 à Usie,
village du bailliage de Pontarlier, dans le diocèse de
Besançon, en Franche-Comté. Ses parents, pauvres
agriculteurs, lui firent étudier les premiers éléments des
belles-lettres à Salins; il continua ses études à Paris,
où il se forma aux sciences sacrées sous Maldonat et
Mariana. Entré dans la Compagnie de Jésus en 1573,
(saint François de Sales rapporte dans sa correspon-
dance, Œuvres, édit. d'Annecy, t. xxi, Lettres, vol. x,
1927, p. 7, une particularité de son admission), il en-
seigna avec grand éclat la philosophie à Bordeaux, aux
débuts du collège, à Pont-à-Mousson (1578) et à Paris,
puis la théologie morale pendant vingt ans au collège
de Dôle. Cordara l'appelle vir inter eevi sut theologos
nominatissimus et ajoute qu'en lui la piété était égale
à la science et l'humilité à la doctrine. Hist. Societ.
Jesu, part. VI, 1. VIII, p. 439. Il mourut, en renom de
saint clé, à Dôle, le 1 I mai 1023.
Un des fruits de ce brillant enseignement fut un
grand ouvrage de pastorale et de casuistique peniten-
tiellcs, publié en 1616 sous le titre : Praxis fori p.rni-
tientialis ad direclionem confessarii in usu sacri sui
muneris... auctore P. Valerio Reginaldo, Burgundo
Sequano, a Societale Jesu. Opus tam pœnitentibus quam
confessariis utile, 2 vol. in-fol., 749 et 600+456 p.,
Lyon, 1616. L'ouvrage fut réédité dès les années sui-
vantes à Mayence, 1617, Venise et Milan, 1619, Lyon,
1620, Cologne, 1622... Les rééditions postérieures de
Cologne, 1642 et 1653, portent un titre légèrement
modifié : Theologia moralis sive Praxis... et Theologia
practica et moralis omnem fori pienilentialis praxim,
duobus tomis, compleclens, etc.. Il est divisé en 32 li-
vres et comprend, outre l'étude de la pratique péni-
tentielle chez le confesseur et chez le pénitent, une
casuistique théorique complète (morale générale,
commandements, sacrements, peines ecclésiastiques).
En 1621, un bénédictin, Ambroise de Rusconibus, en
donna un résumé : Compendium in universam praxim
fori pœnilenlialis Valerii Reginaldi, tom. m, magno
labore ac fuleli diligentia ad confessariorum utilitatem
confectum, in-8°, Venise.
Six ans auparavant, le P. Reginaldus avait fait
paraître un premier ouvrage, que la préface elle-même
donne comme un extrait de la future Praxis : De pru-
dentia et cœteris in confessario requisitis ad recte fruc-
luoseque divini ministerii sui munera obeunda, Lyon,
1610. Ce petit in-8° de 491 pages présentait à peu de
choses près dans ses 21 premiers chapitres le texte que
l'on retrouvera dans les 1. II, VII, VIII, XV delà
Praxis; le c. xxn et dernier résumait, en les abrégeant,
divers développements du 1. Ier. Le grand succès de cet
ouvrage est attesté par les rééditions qui en furent tout
de suite faites : Lyon, Rouen et Cologne, 1611, Rouen,
1612, Douai, 1626, etc.. et par la traduction française
parue en 1614 à Lyon, chez Jean Pillehotte, sous le
titre savoureux de Traicté de la prud'hommie, discré-
tion et autres qualités requises au confesseur pour digne-
ment s'acquiler de sa charge... (rééditions en 1619,
1621, à Rouen en 1625, 1634, — le titre devient : De la
prudence des confesseurs et autres qualités requises au
devoir de leur charge; en 1621, le nom du traducteur est
donné : Estienne la Planche Richette, chanoine de
Grenoble).
Comme pendant à ce dernier ouvrage, Reginaldus
publia, deux ans après la Praxis, une troisième œuvre
consacrée aux devoirs des pénitents: Tractatusde officio
pœnitentis in usu sacramenli pœnitentiie, in-12, 690 p.,
Lyon, 1618, et Mayence, 1619, 567 p. C'est encore la
doctrine de la Praxis qui est présentée, mais ici, le plus
souvent, sous une forme et selon une disposition nou-
velles.
Cette même année, 1618, chez le même éditeur
lyonnais, Horace Cardon, paraissait un quatrième
ouvrage de Reginaldus : il était de petit format et de
mince volume; l'auteur y résumait et y complétait ses
enseignements en les appliquant aux principales dif-
ficultés qui se rencontrent dans l'administration du
sacrement de pénitence : Compendiaria praxis diffi-
ciliorum casuum in administratione sacramenli pivni-
teniiir crebro occurentium, in III parles distincla. Cet
ouvrage casuistique fut réimprimé à Cologne, 1619
(130 p.) et 1622, Douai, 1625 et 1628 (360 p.), Rouen,
1628, Vilna, 1629, Paris, 1632, etc.. Des traductions
en parurent à Paris, 1623, (signée J. F. P. D. C), et
Lyon, 1623 (par le R. P. carme Jaques Jacques). Jus-
qu'à sa mort l'auteur a perfectionné et complété ce
petit volume: l'édition de Douai, 1625, présente dans
la Ire part., Dispositions du pénitent, 33 cas ou questions ;
dans la IIe' part., Préceptes du décalogue, 52, et dans la
IIP, Sacrements, 40; les cas y sont suivis d'un Tracla-
tus brevis dr modo qiio gerere se débet sacerdos cum ago-
nizante et moribundo; ce petit traité paraît être bien
de Reginaldus lui-même, car il se trouve dans la tra-
duction du P. Jacques, parue l'année même de la mort
2117
REGINALDUS — REGINON DE PRUM
2118
du jésuite sous le titre: Petict traité de la manière de
secourir le malade qui est aux abois et agonie de la mort.
Enfin Sommervogel et Hurter ajoutent à ces quatre
œuvres de Reginaldus une Instructio brevis et dilucida
ad usum sacramenli pœnilentiae tum con/essario, tum
psenitenli cum primis necessaria, Lyon, 1619 (Hurter)
et Venise, 1619, in-12, 497 p. (Sommervogel). Faute
d'avoir pu examiner l'ouvrage, nous ne saurions dire
quel rapport exact il a avec les autres et si la rédac-
tion en est originale.
Les œuvres de Reginaldus sont aujourd'hui bien
oubliées. Ne serait-ce qu'au point de vue historique,
elles méritent cependant quelque attention. Elles sont
d'abord très représentatives d'un moment de la théo-
logie morale : la casuistique, soit doctrinale, soit appli-
quée, y est présentée à sa place normale, et avec des
caractères qui expliquent la faveur extraordinaire obte-
nue par elle en ce temps même, à savoir en connexion
étroite avec le sacrement de pénitence. De plus il
semble bien que, dans le développement de la disci-
pline pénitentielle, les enseignements de Reginaldus
aient exercé une réelle influence, en particulier dans
notre pays. Tout au moins ses ouvrages, très répan-
dus et très appréciés dans la première moitié du
xvne siècle, témoignent de l'état où était cette disci-
pline avant la réaction rigoriste que déterminèrent
le jansénisme et les Provinciales.
Dans les Petites lettres, Reginaldus est moins attaqué
que d'autres, Escobar ou Rauny par exemple; il y est
pris à partie cependant une vingtaine de fois, soit seul,
soit en compagnie de divers casuistes. Pascal lui repro-
che en particulier la préférence donnée aux auteurs
modernes sur les Pères (VIe Provinciale), — des solu-
tions laxistes sur la défense de l'honneur, des biens
terrestres et sur l'homicide (VIIe, vnie, xive Prov.),
sur la restitution à imposer aux juges prévaricateurs
(vme Prov.), — des facilités excessives données au
pénitent dans la confession des circonstances ( Xe Prov. ) .
Voir Œuvres de Pascal, éd. des Grands Écrivains, t. xi,
Index des Provinciales, art. Regnault, p. 340 B, ou Pro-
vinciales, éd. Molinier, t. n, Table, art. Reginaldus,
p. 417; cf. dans l'éd. Maynard, 1851, surtout t. i, les
notes p. 246, 319, 334 et t. n, p. 15 et 165.
Nous ne discuterons pas en détail ces attaques de
Pascal; ce ne serait guère que sur l'homicide destiné à
défendre l'honneur ou les biens que Reginaldus aurait
à être rectifié. Il nous suffira, comme témoignage de sa
sûre modération et de sa valeur pratique, de noter ce
que saint François de Sales écrivait, en rééditant ses
Avertissements aux confesseurs, composés sans doute
vers 1603-1604, et dont l'influence fut considérable
sur l'évolution de la pratique pénitentielle après le
concile de Trente : « Le Père Valère Réginald, de la
Compagnie de Jésus, lecteur en théologie à Dôle, a
nouvellement mis en lumière un livre de la Prudence
des confesseurs, qui sera grandement utile à ceux qui le
liront.» Œuvres, éd. d'Annecy, t. xxm, opuscules II,
p. 295. Et, après saint François de Sales, saint Charles
Borromée recommandait à ses prêtres la lecture de
Reginaldus, en attendant que saint Alphonse le ran-
geât parmi les moralistes classiques; cf. D'Annibale,
Summula theol. mor., 5e éd., part. I, p. 4, note 38.
Sommervogel, Bibl. de la Comp. de Jésus, t. VI, col. 1591,
art. Reginaldus; Hurter, Nomenclator, 3e éd., 1907, t. m,
col. 894-89Ô ; Michaud, Biographie universelle, nouvelle éd.,
t. xxxv, art. Renaud, p. 405-406; Cordara, Htst. Soc. Jesu,
p. 439; H. Fouqueray, IIist.de la Comp. de Jésus en France,
t. m, Paris, 1922, p. 560; Abram, L'université de Pont-à-
Mousson, éd. Carayon, t. n, p. 125-129.
R. Brouillard.
RÉGINON DE PRUM (t 915), moine de la
fin du ixe siècle, ainsi nommé du monastère de Prûm
dont il a été quelque temps abbé.
On sait bien peu de choses sur ses premières années,
et l'on ne peut même pas assurer qu'il soit né à Altrip
(sur le Rhin, en aval de Spire), d'une famille noble,
comme le veut une tradition postérieure. On ne sait
non plus à quelle date il entra au couvent de Priim,
dans l'Eifel. Il y était depuis un certain temps sans
doute, quand les Normands, en 892, y firent irrup-
tion, massacrant ou emmenant prisonniers les moines
et les serviteurs qui n'avaient pas eu le temps de se
sauver. A la suite de ces événements, que Réginon
raconte dans sa Chronique, l'abbé Farabert, avec la
permission du roi de Germanie, Arnulf, donna sa dé-
mission. Réginon fut élu pour le remplacer par la com-
munauté reconstituée. Mais il se heurta bientôt à une
très vive opposition, entretenue de l'extérieur par
deux puissants seigneurs, qui voulaient mettre leur
frère, Richer, à la tête de l'abbaye. Réginon céda et,
en 899, se retira à Trêves, où l'archevêque Ratbod lui
confia la direction du couvent de Saint-Martin. Il y
vécut dans le silence et la retraite, occupé à la compo-
sition de ses ouvrages. Il mourut en 915, comme il
ressort de l'inscription de son tombeau, découverte
en 1581 dans l'église du couvent de Saint-Maximin.
Réginon a laissé trois ouvrages qui, chacun en son
genre, sont de grande importance. Le De harmonica
institutione, dédié à l'archevêque Ratbod, est précieux
pour l'histoire de la musique d'Église. C'est la préface
mise par Réginon à une correction qu'il avait faite de
l'antiphonaire de Trêves; il avait marqué, pour les
diverses pièces, en quel ton elles étaient écrites et mo-
difié, d'après les règles de la mélodie, les indications
fournies par l'exemplaire en usage dans la cathédrale.
La préface est destinée à justifier ses interventions.
Elle n'est pas très originale et l'auteur a pris de toutes
mains chez ses prédécesseurs. Plus important est le
Tonarius lui-même, qui a été publié en fac-similé.
L'ouvrage intitulé De synodalibus causis et disci-
plinis ecclesiasticis a un tout autre intérêt pour le théo-
logien, encore qu'il soit essentiellement un recueil
canonique. Composé à la demande de Ratbod, il est
dédié à l'archevêque de Mayence Hatton, le vrai chef
de l'Église germanique, qui, pour lors, était régent du
royaume, au nom de Louis l'Enfant (Arnulf était mort
à la fin de 899). L'ouvrage avait pour but de faciliter
le fonctionnement d'une institution qui s'était établie
depuis quelque temps dans les pays rhénans. Au cours
de sa visite régulière dans le diocèse, l'évêque tenait,
dans les différents endroits, des réunions ou synodes,
auprès desquelles il devait se renseigner sur le com-
portement des habitants et du clergé. Pour que rien
n'échappât à la juridiction spirituelle, des » témoins
synodaux » avaient été créés dans chaque localité im-
portante, ecclésiastiques et laïques, chargés de dénon-
cer à l'autorité épiscopale les crimes, désordres, scan-
dales ou simples négligences, arrivés dans leur ressort.
Le recueil de Réginon permet à l'évêque ou à son
représentant de s'acquitter aisément de l'enquête
prévue. Le début du 1. I contient un modèle de ques-
tionnaire relatif au clergé et à la façon dont il rem-
plit ses devoirs; le début du 1. II un questionnaire
analogue visant les laïques. Le corps de chacun des
deux livres est formé par les prescriptions canoniques
qui règlent ces diverses obligations et les sanctions
prévues, soit au for externe, soit au for interne, contre
les délinquants. C'est ainsi que le 1. I énumère succes-
sivement les règles relatives aux évêques, puis celles
qui concernent les églises, leur consécration, leur dota-
tion, leur entretien, leur restauration, les biens ecclé-
siastiques, les dîmes, les oblations des fidèles, le saint-
sacrifice, les sacrements de baptême et de confirma-
tion. Viennent ensuite les règlements qui concernent
la vie des prêtres, la continence que l'on exige d'eux,
la pratique des autres vertus; c'est à propos du zèle
2119
RÉGINON DE PRUM
REGIS (PIERRE)
2120
sacerdotal que s'intercale un long passage, n. 288-
324 (W. 292-328), sur la manière de traiter les péni-
tents. L'ordre des matières n'est pas toujours aussi
logique qu'on le désirerait, mais la plupart des ques-
tions relatives à la vie du prêtre sont néanmoins tou-
chées. Le 1. II est consacré aux fautes principales sur
lesquelles doit être attirée l'attention des pasteurs :
homicide, coups et violences; adultère et fornication ;
vol et rapine; fautes contre la religion, parjures, en-
chantements, maléfices et sortilèges. Comme beau-
coup des textes cités prévoient les pénitences à infliger
aux coupables, les derniers chapitres traitent des
« rédemptions », c'est-à-dire du rachat des pénitences
prescrites par d'autres œuvres de piété et de miséri-
corde. L. II, n. 438-446 (W. 446-454). Voir l'art. Pé-
nitence, t. xii, col. 850, 873 sq. Deux (ou trois) appen-
dices terminent l'ouvrage dans les mss. Il semble qu'ils
soient postérieurs à Réginon.
Comme l'analyse ci-dessus l'a montré, nous avons
affaire avec une collection canonique, compilée selon
un plan méthodique, répondant à un dessein précis.
L'auteur n'a pas plaint sa peine, et s'est efforcé de
trouver dans les textes, soit dispersés, soit déjà grou-
pés en d'autres recueils, les éléments de réponse aux
questions qui se posaient. Il a pris soin d'indiquer ses
sources et fournit ordinairement des références exactes.
Les historiens modernes du droit canonique, Wasser-
schleben, il y a un siècle, et tout récemment M. P. Four-
nier ont étudié avec minutie les procédés de tra-
vail de Réginon. Leurs conclusions sont favorables,
au moins dans l'ensemble, à l'exactitude de l'abbé de
Prùm. Sans.doute il a retouché, de ci, de là, pas mal de
textes employés; sans doute encore il a mis en circula-
tion un petit nombre de textes dont l'authenticité
n'est pas certaine, quelques-uns même apocryphes;
mais son œuvre ne laisse pas d'être honorable, et ceci
est d'importance, car c'est d'elle que s'inspirera, un
siècle plus tard, Burchard de Worms, dont dépendent
à leur tour les canonistes de l'âge suivant. Le théolo-
gien a tout intérêt à relever dans les Libri synodales
les très nombreuses indications relatives à l'histoire
des sacrements, tout spécialement à l'histoire de la
pénitence; le moraliste y trouvera, pour sa part, des
indications précieuses et qui ne paraissent pas avoir
été suffisamment exploitées.
La Chronique rédigée par Réginon, terminée peu
après les Libri synodales et dédiée en 908 à l'évêque
d'Augsbourg, Adalbéron, comble, pour l'historien, une
lacune importante à la fin du ixe et au début du xe siè-
cle. Ce n'est pas un chef d'œuvre. Le 1. I, intitulé De
lemporibus dominicœ incarnationis, commence avec la
naissance du Christ et ordonne, sous les différentes
« années de l'incarnation » les événements de l'his-
toire sacrée et profane jusqu'à la mort de Charles Mar-
tel. La computation de l'abbé de Priim est d'ailleurs
fort inexacte et, dès le début du ne siècle, sa chronolo-
gie est en déroute; il s'en est d'ailleurs aperçu et s'en
explique loyalement à la fin du livre; l'addition des
chiffres des pontificats des papes (fournis par le Liber
pontificalis)h\i donne jusqu'à la mort de Grégoire III,
747 ans depuis l'incarnation, tandis que les dates des
empereurs lui donnent 29 ans de moins; chiffres
inexacts tous les deux, il le sait bien, puisque, selon
l'ère dionysienne, la mort du pape Grégoire, qui coïn-
cide sensiblement avec celle de Charles .Martel, se place
en 741. Mais Réginon, qui s'inspirait de la Chronique
de Bède (De temporum ratione, VIa wtas, cf. P. L.,
t. xc, col. 515-571), se déclarait incapable d'amender
ses chiffres. Le 1. II porte comme titre : Liber de geslis
regum Francorum et donne l'histoire, suivant le mode
annalistiquc, de la monarchie franque, de la mort de
Charles Martel (741) à l'année 906. Jusqu'en 813, l'au-
teur s'est contenté, ou à peu près, d'abréger et de
mettre en un latin meilleur les Annales Laurissenses
majores. A partir de 814 sa narration est plus indé-
pendante. Il ne semble avoir connu d'ailleurs ni les
Annales de Sainl-Bertin, ni les Annales de Fulda. Mais
il y avait certainement à Priim des Annales qui ne se
sont pas conservées comme telles et qui sont à la base
de nos Annales de Stavelo. Réginon en a profité, comme
aussi de certains documents particuliers (ceux, par
exemple, qui sont relatifs au divorce de Lothaire II)
et rie traditions orales. Ces dernières donnent un inté-
rêt considérable aux dernières années de la Chronique;
cette narration est d'autant plus précieuse que, pour
cette période, les sources sont fort rares, surtout pour
ce qui concerne les Francs de l'Ouest. La chronologie
de ce IIe livre, principalement de la partie centrale,
laisse encore beaucoup à désirer.
En définitive, à une époque où les effets bienfai-
sants de la renaissance carolingienne commencent à
s'atténuer et où l'Europe occidentale glisse à nou-
veau dans la barbarie, Réginon de Prùm apparaît
comme l'un des derniers représentants d'une culture
générale dont l'absence allait bientôt se faire doulou-
reusement sentir.
Le texte du De harmonica institulione (au moins de la pré-
face) a été publié par Gerbert, Script, eccl. de musica sacra,
t. i, 1784. p. 230-247, reproduit dans P. L., t. cxxxn,
col. 483-502; il est au complet avec le Tonarius et des fac-
similés dans Coussemaker, Script, de musica Medii JEvi,
t. H, p. 1-73.
L'étude des Libri synodales montre que cet ouvrage a
existé en une double recension; c'est la moins bonne, défi-
gurée par des transpositions et des interpolations mala-
droites, qui a été publiée la première, d'abord par Joachim
Hildebrand, à Helmstadt, 1659, mais surtout par Baluze
en 1671 (texte reproduit dans P. L., t. cxxxn, col. 175-
483); le texte authentique a été donné en 1840 par Wasser-
schleben, lieginonis, abbatis Prumiensis, libri duo de syno-
dalibus causis et disciplinis ecclesiasticis. C'est sur ce texte
qu'ont travaillé les historiens du droit canonique; état
actuel de la question et bibliographie copieuse en un article
de P.Fournier, L'œuvre canonique de Réginon de Prûm, dans
Bibl. de l'École des Charles, t. lxxxi, 1920, p. 4-44, repris
avec diverses modifications dans P. Fournier et G. Le Bras,
Hist. des collect. canon, en Occident, t. i, 1931, p. 244-268.
La Chronique a été publiée pour la première fois à
Mayence, 1521, par Sébastien de Rotenhan, édition qui a
servi de point de départ à toutes les autres, jusqu'à celle de
Pertz dans les Mon. Germ. hist.. Script., t. i, 1826, p. 537-
629 (texte reproduit dans P. L., t. cxxxu, col. 9-150); éd.
F. Kurze, dans les Scriptores rcr. german., Hanovre, 1890.
La préface de cette édition donnera les renseignements
les plus récents sur l'œuvre et la personne de Réginon. Voir
aussi A. Ebert, Allgemcine Gesch. der LUI. des M. A. im
Abendlande, t. ni, p. 226-231; M. Manitius, Gesch. der la-
tein. Literatur des M. A., t. i, 1911, p. 695-701, où l'on
trouvera l'essentiel de la bibliographie.
É. AMANN.
REGIS Pierre, érudit et théologien piémontais.
Il naquit le 11 juillet 1747, à Roburento, province de
Mondovi, fit ses premières études dans le séminaire de
son diocèse, d'après Rodriguez; Hccfer dit : chez les
clercs réguliers, dont, tout jeune, il aurait pris l'habit.
C'est le premier qui a raison, car il n'y avait pas de
couvent de clercs réguliers à Mondovi; la confusion
peut provenir du fait qu'à l'époque de la jeunesse clé-
ricale de Régis, l'évêque était le célèbre Michel Casati,
milanais, appartenant à la congrégation des clercs
réguliers théatins, qui agrandit son séminaire, s'en
occupa avec sollicitude, y fit de sages règlements et ne
put manquer de s'intéresser aux débuts déjà remar-
qués de son jeune clerc de Roburento. Régis fut envoyé
à Turin pour y prendre ses grades en théologie, y fut
d'abord attache comme répétiteur au collège royal des
provinces, cl obtint, en 1777, la chaire d'Écriture
Sainle à l'université. Il avait acquis une connaissance
remarquable des langues orientales; d'où le grand
2121
REGIS (PIERRE'
REGNON (THÉODORE DE)
2122
intérêt de ses cours pour l'herméneutique sacrée.
L'université fut fermée à la suite des événements de
1794 ; et, quand elle fut rouverte en 1799, l'abbé Régis
n'y retrouva plus sa chaire, car la faculté de théologie
n'avait pas été rétablie; mais ses anciens collègues ne
voulurent pas se séparer de cet homme éminent, et lui
firent confier la chaire de philosophie, à laquelle il dut
joindre, l'année suivante, l'enseignement du droit na-
turel. Il prit sa retraite en 1805 et mourut à Turin le
29 novembre 1821.
On a de lui : Moses legislator, seu de mosaïcarum le-
gum prœstantia, Turin, 1779, in-4°; De judœo cive li-
bri III, Turin, 1793, 2 vol. in-8°;De re theologica ad
Subalpinos, Turin, 1794, 3 vol. in-8°.
G. Rodriguez, art. dans Biografia eclesiastica, Madrid,
t. xxi, 1864, p. 20; Hœfer, Nouvelle biographie générale,
t. xli, 1866, col. 844 ; Hurter, Nomenclator, 3e éd., t. v,
col. 938; Grassi, Memorie istoriche délia Chiesa vescovile di
Monteregale (Mondovi), t. i, Turin, 1789, p. 237.
F. Bonnard.
REGNIER Claude-François, né le 1er juin
1718 à Saint-Germain-des-Fossés (Allier), était déjà
tonsuré quand il entra le 7 décembre 1734 à la commu-
nauté des philosophes du séminaire de Saint-Sulpice,
d'où il passa en 1736 au petit séminaire pour ses études
théologiques. Le 1er de la licence de 1742, il fut reçu
docteur en théologie le 15 septembre 1744. Au mois de
mai précédent il avait été envoyé au séminaire d'An-
gers qu'il quitta en septembre 1757 pour rentrer au
petit séminaire comme directeur. En 17C2 il était pro-
fesseur de morale au séminaire de Lyon, immédia-
tement avant M. Émery, qui le remplaça en 17C4, quand
il fut rappelé à Paris au grand séminaire où il enseigna
la morale. En 1782, il était élu assistant et, en 1789,
consulteur de la Compagnie. En mourant le 14 avril
1790, il laissait la réputation d'un homme également
recommandable par sa science et ses vertus sacerdo-
tales. On lui doit : Certitude des principes de la religion
contre les nouveaux efforts des incrédules, Ve partie,
t. i et h, in-12, Paris-Lyon, 1778 ; 2e partie, t. m,
iv, v, vi, Paris-Lyon, 1782. Cet ouvrage a été reproduit
par Migne dans Œuvres complètes de C.-F. Régnier,
Paris, 1857, grand in-8°; il a été recommandé par
Mgr de Pressy, évêque de Boulogne et par Mgr Dulau,
archevêque d'Arles, dans son rapport à l'assemblée du
clergé de 1786. Hurter, dans son Nomenclator lite-
rarius, t. v, col. 307, le qualifie de preeclarum accura-
tumgue opus. On lui doit aussi Tractatus de Ecclesia
Chrisli, Paris, 1789, 2 in-8°, reproduit par Migne dans
son Theologise cursus completus, t. iv, col. 51-1140. In
eo, dit Hurter, pluies bene, nitido solideque tractanlur.
L'abbé Barruel, dans le Journal ecclésiastique de fé-
vrier 1790, en fait un très grand éloge. La Sorbonne le
chargea en 1778 de la censure contre la dissertation
publiée à Mayence en 1773 par J.-L. Isenbiehl : Nou-
vel essai sur les prophéties d'Emmanuel; et en 1780 de
la censure de l'Histoire ecclésiastique de l'abbé Raynal.
M. Régnier, dont la très petite taille était parfois le
sujet des plaisanteries des séminaristes, rachetait ce
défaut extérieur par une extrême vivacité de corps et
d'esprit et par des talents divers.
Notice sur M. Régnier, ms. de la bibliothèque du sémi-
naire Saint-Sulpice; L'abbé Baston, Mémoires, t. i, Paris,
1897, in-8", p. 179; L. Bertrand, Bibliothèque sul/n-
cienne, t. i, p. 442-449; Hurter, Nomenclator, 3e éd., t. v,
col. 307-308.
E. Levesque.
REGNON (Théodore de), S. J. — I. Vie. —
Théodore de Regnon, le plus jeune de trois frères jé-
suites, naquit à Saint-Herblain (Loire- Inférieure) le
11 octobre 1831. Ses études, commencées dans sa fa-
mille, furent couronnées par trois années de philo-
sophie au collège de Brugelette (Belgique). Le 7 sep-
tembre 1852, il entrait dans la Compagnie de Jésus au
noviciat d'Angers. Au cours de ses années de théologie,
à Laval (1864-1868), il s'éprit des sciences sacrées,
auxquelles il aurait volontiers consacré sa vie. Voca-
tion contrariée. Il enseigna la physique pendant vingt
ans (1855-1864 et 1869-1880). Presque tout ce temps
se passa à l'École Sainte-Geneviève, où il faisait encore
le cours de Polytechnique en 1878-1880. Cependant il
n'avait jamais perdu de vue le rêve de sa jeunesse. Les
décrets de 1880, qui l'obligèrent à descendre de sa
chaire, le trouvèrent prêt à commencer une carrière
d'écrivain théologique. Ses débuts coïncidaient avec la
renaissance de l'enseignement thomiste provoquée par
l'encyclique de Léon XIII,^£term Palris (4 août 1879).
Le P. de Regnon entra dans ces vues avec une sponta-
néité jDleine d'enthousiasme, en toute conformité avec
l'éducation reçue dans son ordre. Il travailla treize ans,
dans un rez-de-chaussée parisien. Le 26 décembre 1893,
on le trouva endormi dans la mort.
Le P. Théodore avait un caractère délicieux, prati-
quant un complet oubli de lui-même avec le plus
aimable enjouement. Religieux d'une haute vertu, il
avait, en 1871, comme otage de la Commune, vu la
mort de près, sans perdre un instant sa belle humeur.
Bien au-delà du petit cercle où se passèrent ses der-
nières années, il laissa d'unanimes regrets.
II. Œuvres. — Bien que le P. de Regnon parlât peu
de lui-même et de ses travaux, ses familiers n'igno-
raient pas que son activité littéraire avait une idée
directrice. Il avait conçu de bonne heure et mûri du-
rant sa troisième année de probation (Laon, 1868-
1869) le projet d'un monument doctrinal dédié à la
sainte Vierge, et dont le titre devait être : Marie, Mère
de grâce. Mais, de la part d'un inconnu, cet effort
n'était-il pas condamné d'avance? 11 avait donc résolu
de se qualifier pour l'entreprendre, et les livres qu'il
composa n'étaient, dans sa pensée, qu'une préparation
à celui qu'il ne devait jamais écrire. Parlons donc de
ses trois ouvrages publiés : Banes et Molina; La méta-
physique des causes; Éludes de théologie positive sur la
Sainte Trinité.
1° Banes et Molina. Histoire. Doctrines. Critique mé-
taphysique, Paris, Oudin, 1883, in-12, xvi-367 pages. —
Ce livre s'appuie sur l'œuvre d'autrui : c'est une recen-
sion qui a tourné au volume. Le P. G. Schneemann,
S. J., venait de publier un ouvrage dense et savant :
Conlroversiarum de divinse gratiœ liberique arbilrii
concordia, initia et [>rogressus, Fribourg-en-B., 1881,
in-8°, de vm-491 pages. Le P. de Regnon s'assimila le
volume et, l'ayant ruminé, en exprima la substance
en des pages pétillantes d'esprit, que tout le monde
peut lire. Il y mit aussi du sien. L'ouvrage est divisé
en quatre livres. Le premier renferme l'historique,
abrégé de Schneemann. Le deuxième, les doctrines,
d'après les initiateurs, Banes et Molina : deux portraits
en pied, qui sont d'un grand peintre. Le troisième et le
quatrième renferment une discussion : métaphysique
de la cause première, métaphysique de la cause finale.
C'est la partie la plus personnelle : l'auteur se montre
déjà occupé des considérations qui rempliront son ou-
vrage capital : La métaphysique des causes.
Personnellement, il ne goûte guère plus le congruisme
que lebannésianisme. Il est un représentant convaincu
du molinisme pur. On lui doit de mettre en vedette
le document qui avait donné lieu à la publication du
P. Schneemann et, par contre-coup, à celle du P. de
Regnon. Quelques années plus tôt, le savant allemand
découvrait à Rome, dans la bibliothèque Borghèse, une
note autographe du pape Paul V, membre de la famille
Borghèse, apportant la solution d'une énigme histo-
rique. On sait que les célèbres Congrégations De auxi-
liis, ouvertes par la volonté de Clément VIII (1er jan-
vier 1 599), closes par la volonté de Paul V (28 août 1607),
2123
REGNON (THEODORE DE'
2124
n'avaient abouti à aucune conclusion. Clément VIII
avait d'abord incliné assez nettement à censurer quel-
ques propositions émises par Molina; Paul V, en met-
tant fin aux discussions, avait imposé silence à ses
cardinaux ; et à la faveur de ce silence, des rumeurs fan-
taisistes avaient été répandues. On assurait que la
condamnation de Molina était décidée en principe, le
temps seul demeurant incertain. Or la note manuscrite
de Paul V, rédigée le 28 août 1607 après une dernière
audition des cardinaux, imposait une conclusion toute
différente. Il ressort de cette note que, dans la séance
finale du 28 août 1607, seul le cardinal d'Ascoli, O. P.,
opina nettement pour la censure de 42 propositions
extraites de Molina, les cardinaux Bellarmin, S. J., et
Du Perron repoussant la censure et estimant qu'il y
avait plutôt lieu de censurer l'opinion de Banes comme
favorable aux protestants ; six autres cardinaux donnant
des suffrages hésitants dont on ne pouvait rien tirer.
Personnellement, Paul V concluait que l'opinion des
dominicains est très différente de celle de Calvin; que
l'opinion des jésuites est très différente de celle des pé-
lagiens; que le mieux est présentement de laisser les
choses en l'état. Schneemann a reproduit cette pièce en
italien, p. 287 sq., en y joignant une reproduction pho-
totypique; de Regnon l'a traduite en français, p. 57-62.
Le volume très personnel du P. de Regnon mérite
d'être lu comme il fut écrit, en toute droiture de raison,
avec la générosité d'une âme incapable d'aucune mal-
veillance. On ne s'étonnera pas que, fraîchement des-
cendu de la chaire de physique où il a peiné vingt ans,
il ne dispose pas toujours d'une information de pre-
mière main et manque parfois de nuances dans ses
conclusions. Même les amis du P. de Regnon se sur-
prennent quelquefois à consteller ses marges de points
d'interrogation. Avant de lui consacrer ces quelques
lignes, nous avons voulu relire une fois de plus Banes
et Molina, et refait une fois de plus la même expérience.
L'ensemble n'en est pas moins d'un penseur très dis-
tingué, d'un théologien sans reproche, et d'un maître
écrivain.
Cette publication eut un épilogue. Le P. H. Gayraud,
O. P., lui opposa deux brochures sous ce titre : Tho-
misme et molinisme, Toulouse, 1889 et 1890. Le P. de
Regnon répliqua sous le titre : Bannésianisme et moli-
nisme, dans la Science catholique, Lyon, 1889, puis en
volume, Paris, 1890, vi-149 pages. Sur cet épilogue,
nous renverrons à l'article Gayraud.
2° La métaphysique des causes, d'après saint Thomas
et Albert le Grand, Paris, 1886, in-8°, 770 p.; 2e éd.,
précédée d'une héliogravure Dujardin, préface par
Gaston Sortais, 1906, xx-663 p. Après un hommage à
l'initiative de Léon XIII «rappelant la philosophie
aux méthodes scolastiques et aux doctrines des grands
maîtres », l'auteur explique le dessein de son ouvrage
(p. 14) : « Rendre claire la notion de cause en la déga-
geant des notions adjacentes, montrer comment l'in-
fluence de la cause s'épanouit en causalités distinctes,
expliquer la nature de ces diverses causalités et leur
corrélation, enfin dans le jeu des causes simultanées
faire voir l'unité et l'harmonie... Élude préparatoire,
que je crois utile à ceux qui veulent comprendre saint
Thomas dans saint Thomas lui-même. » Nous trans-
crirons les titres des neuf livres : I. Principes de lo-
gique. II. Notions métaphysiques. 111. Cause efficiente.
IV. De la cause formelle et de la cause matérielle.
V. Cause exemplaire. VI. Cause finale. VII. Corré-
lation des causalités. VIII. Classification des causes.
IX. Coordination des causes. La belle ordonnance de
cet austère volume conquit de nombreux lecteurs. Le
P. de Regnon avait débuté — pur accident - par
l'histoire d'une controverse; il se montrait cette fois
dans un cadre de son choix, épris de spéculation pure,
divisant un sujet avec art, débitant sous des titres
fort nets de menus blocs de lumière, semblables à des
diamants bien taillés. Aucun autre ouvrage ne donne
une idée plus juste de ce qu'était dans l'intimité l'au-
teur, penseur et causeur, métaphysicien de race, théo-
logien surtout, s'élevant à Dieu, par un libre vol, à
propos d'objets familiers. Le public français, surpris et
charmé, fêta ce livre classique et le redemanda.
3° Études de théologie positive sur la Sainte Trinité.
Première série : Exposé du dogme. Deuxième série :
Théories scolastiques, Paris, 1892, 2 in-8°, xn-514 et
xn-584 pages. Troisième série : Théories grecques des
processions divines. Quatrième série : Suite du même
sujet, 1898, vi-584 et 592 pages. Les deux derniers
volumes parus après la mort de l'auteur.
Le succès de la Métaphysique des causes avait en-
hardi le P. de Regnon à une plus vaste entreprise. Le
mystère de la Trinité l'attirait puissamment; il com-
mença de l'étudier chez les Pères et chez les scolas-
tiques, sans plan très arrêté, un peu au gré de sa fan-
taisie. Lui-même se définissait « un coureur de bois »;
et cette plaisanterie renfernie, avec beaucoup de mo-
destie, quelque vérité. Chaque auteur formait pour lui
un système clos; il s'y enfermait, jaloux d'arracher à ce
Père, à ce scolastique, le secret de sa pensée profonde,
au cours d'un tête-à-tête prolongé. Il ne s'interdisait
pas, pour autant, de grouper les conclusions de ses
enquêtes, de distinguer des familles d'esprits et des
familles d'âmes; mais l'ambition qu'eut, par exemple,
un Petau d'écrire l'histoire d'un dogme lui demeura
étrangère. Amateur de métaphysique religieuse avant
tout, et secondement de psychologie, sa curiosité était
satisfaite quand il croyait avoir touché le fond de la
pensée d'un auteur; et les portraits qu'il traçait avec
amour témoignent, par le sobre éclat du style, des
joies intellectuelles qu'il a goûtées au cours de ces
méditations. Après avoir, dans un premier volume,
traité des questions générales et déjà rencontré les
Pères grecs, il s'attacha, dans un second volume, aux
scolastiques : saint Thomas, qui toujours fut pour lui
le maître par excellence; Richard de Saint-Victor, dont
les constructions hardies et les élans mystiques ou-
vraient devant son esprit des perspectives singuliè-
rement attirantes; les grands franciscains, Alexandre
de Halès et saint Bonaventure. Après quoi il revint
aux Grecs, et ne les quitta plus, au cours de ses deux
derniers volumes. La pensée grecque, si concrète, si
proche de l'Évangile, mettant au premier plan de la
théologie trinitaire la distinction des personnes, ré-
pondait, par son côté pittoresque, à un besoin profond
de son esprit. Il semble avoir trouvé moins de satis-
faction à fréquenter la pensée latine, pour qui le dogme
de l'unité divine occupe le premier plan de la théologie
trinitaire ; et ce n'est pas pour le lecteur un mince sujet
d'étonnement de constater qu'au cours de ces quatre
volumes, il touche à peine à saint Augustin. Quand on
lui signalait une lacune à combler, peut-être une re-
touche à accomplir, une lecture propre à supplémenter
son enquête, il répondait : « Laissez-moi! » et défen-
dait jalousement l'originalité, l'indépendance, j'oserais
dire la virginité de ses conclusions. N'a-t-il pas poussé
un peu loin le sentiment de l'opposition entre la pensée
grecque et la pensée latine, dans la question trinitaire?
On a pu se le demander : le relief puissant de son style
explique un tel doute, qui ne jette aucune ombre, si
légère soit-elle, sur la correction de sa pensée intime.
Le doute porte principalement sur les deux derniers
volumes qu'il n'a pas revus : s'il en avait eu le loisir,
des entretiens fraternels auraient pu l'amener à re-
toucher quelques expressions. Étude xvm, t. ni ;
Études xxiv et xxvn, t. iv. Les éditeurs de cette
œuvre posthume l'ont traitée comme un document
qu'il fallait respecter; on ne peut que louer leur dis-
crétion.
2125
REGNON (TH. DE'
REIFFENSTUEL (ANACLET
2126
La 2' édition de la Métaphysique des causes (Paris, 1900)
comporte une préface (p. v-xvm) par le P. Sortais, renfer-
mant des détails biographiques et une courte bibliographie,
p. xix. Une notice nécrologique attachante, due à la plume
du P. Aug. Hamon, a paru dans les Lettres de Jerseii,
1S96-1S97.
A. d'Alès.
REGONO Antoine-Joseph, né à Venise en 1731,
entra dans la Compagnie de Jésus en 1751, enseigna
les humanités à Parme, la philosophie à Mantoue et à
Sassari en Sardaigne. Après le rétablissement de la
Compagnie, il devint supérieur à Naples; il mourut
en 1816 ou 1817.
Nous avons de lui : Liberlalis humanœ theoria, sive
homo necessario liber demonstralus, avec deux appen-
dices : de anima, de scientia Dei, Verceil, 1788, œuvre
d'une grande pénétration et d'une solide érudition
théologique. Il intervint également dans la célèbre
controverse sur la charité provoquée par le livre du
P. Bolgeni : Délia carilà o Amor di Dio, Rome, 1788,
d'après lequel la charité n'est qu'amour de concupis-
cence (voir ici, t. ii, col. 945 et 2220); il répondit à son
confrère par un opuscule intitulé Rimostranze amicha-
bile, Venise, 1791. Un autre opuscule explique les
règles pour l'élection données par saint Ignace dans les
Exercices : Regole sicure per una saggia clezione, Parme,
1797, et Naples, 1805.
Sommervogel, BiH. de la Comp. de Jésus, t. VI, col. 1608;
Hurter, Nnmenelaior, 3e éd., t. v, col. 617.
J.-P. Ghausem.
REGOURD Alexandre, jésuite. Né à Castelnau-
dary en 1585, admis dans la Compagnie le 10 août 1602,
enseigna les humanités, puis, pendant quatre ans
la philosophie et pendant deux ans la théologie, se livra
à la prédication, fut recteur du collège de Cahors, où il
mourut le 26 avril 1635.
Par sa science, sa sainteté et son zèle, le P. Regourd
fut l'un des plus éminents missionnaires du Languedoc,
de l'Armagnac et du Quercy et l'un des meilleurs
controversistes dans la lutte contre le calvinisme. Un
épisode de cette lutte est resté célèbre. Pendant qu'il
prêchait le carême à Lectoure, en 1618, les calvinistes
le provoquèrent à une dispute publique qu'il accepta.
Après l'échec successif de trois ministres, on fit appel
au fameux ministre Charnier de Montauban, réputé
invincible. Sous la présidence de M. de Fontrailles,
sénéchal et lieutenant du roi, un des principaux sou-
tiens de l'hérésie, les discussions se succédèrent pen-
dant cinq jours de suite sur les points suivants : la
Bible comme juge souverain des controverses, le culte
des images, l'invocation des saints, la sainte eucha-
ristie. Finalement, Charnier, sous prétexte de vérifier
quelques citations, disparut pour ne plus revenir.
Cette défaite, que ne réussit pas à réparer un veni-
meux pamphlet du ministre intitulé La jésuitomanie,
détermina plusieurs conversions retentissantes, en par-
ticulier celle de la femme et de la sœur du sénéchal,
suivie quelque temps après de celle de M. de Fon-
trailles lui-même.
Le P. Regourd publia dix ouvrages de controverse
dont voici les plus importants : Les désespoirs de
Charnier... avec la réfutation de la prétendue Jésuilo-
manie et l'éclaircissement de quatre célèbres difficultés :
du juge des controverses..., Cahors, 1618, sous le pseudo-
nyme de sieur Timothée de Saincte Foy. — La confor-
mité de l'Église romaine avec l' Église des apôtres el des
quatre premiers siècles louchant la transsubstantiation,
Béziers, 1625. Cet ouvrage, ainsi que deux opuscules
publiés la même année, se rapporte à une discussion
avec le ministre Croy qui eut lieu à Béziers le 3 avril
1625. — Les ministres combattant la passion de Jésus et
l'efficacité d'icelle, 2 vol., Béziers, 1626, réfutation d'un
libelle du ministre Josué Rossel. Le t. n défend la
doctrine catholique sur l'invocation des saints, la
prière pour les morts et le purgatoire, les bonnes
œuvres, le sacrifice de la messe et l'incertitude du
salut. —Démonstrations catholiques ou l'art de réunir les
prétendus réformés et toute sorte de sectes à la créance el
à la communion de V Église romaine, Paris, 1630. L'au-
teur réunit plusieurs de ses écrits sous le titre Œuvres
théologiques du R. P. Regourd, 3 vol., Béziers, 1626.
Sommervogel, Bibl. de la Comp. de Jésus, t. VI, col. 1609-
161 1 ; J.-M. Prat, S. J., Recherches hist. el crit. sur la Comp.
de Jésus en France du temps du P. Coton, t. iv, p. 104-1 17 ;
El. de Guilhermy, Ménologe de la Comp. de Jésus, France,
t. t, p. 544-545; H. Fouqueray, S. .T., Histoire de la Comp.
de Jésus en France, t. ni, p. 550-552.
J.-P. Grausem.
REHLINGER voir RECHLINGER.
1. REIFFENSTUEL Albert, religieux de la
province des frères mineurs réformés de Bavière
et cousin du suivant. Originaire de Gmund, en Wur-
temberg, où il naquit le 30 avril 1665, il entra dans
l'ordre à Freising, en 1681. Il enseigna comme lecteur
à Tolz, Altotting et Munich, fut gardien du couvent
de Neubourg et supérieur de celui de Straubing, et fut
élevé à la dignité de définiteur provincial. Il tint une
chaire de théologie et de droit canonique au lycée
épiscopal de Freising, où il exerça aussi la fonction de
recteur des études. L'enseignement solide qu'il y don-
na, attira à ses leçons un nombre considérable d'au-
diteurs tant du clergé séculier que régulier. Appelé à
Rome à la curie pontificale en 1710, il fut redemandé
en 1711 par le prince-éveque de Freising, Jean Fran-
çois von Ecker, pour assister comme canonicus actualis
aux séances de l'ordinariat diocésain. Il résolut les
questions les plus compliquées de la façon la plus
satisfaisante et ses décisions étaient regardées comme
des oracles. Aux connaissances les plus étendues il
joignait une piété et une humilité profondes et une cha-
rité sans bornes. Il mourut à Freising le 10 juin 1723.
Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Cœna magna
seu traclalus eucharisticus, d'après la doctrine de Duns
Scot, Munich, 1701; Practica confessionalis, Freising,
1719; Quœslio canonica de foro ecclesiaslico ejusque
jurisdiclione, Freising, 1 707 ; Reflexiones canoniese super
collatione parochorum, Freising, 170.S ; Novena canonica
seleclarum resolulionum ex maleria beneficiaria libri III
Decrelalium, Munich, 1709 ; Paraphrasis liluli XXX VII
libri V Decrelalium papœ Gregorii IX de pœnis tentata,
Munich, 1713; Jésus, dus allcredlichste undtrostreicheste
Anlonianische Ehrenpràdicat, Munich, 1708.
J. Obermayr, lie Pfarrei Gmund am Tegernsee und die
Rciffmsluel, Freising, 1868, p. 400-406; P. Minges, Ge-
schichte der Franziskaner in Bagern, Munich, 1896, p. 149;
Th. Kogler, Dos pliilosophisch-theologische Studium der buy-
risclien Franziskaner, dans Franzisk. Studien, Beiheft x,
Munster-en-W., 1925, p. 86; B. Lins, Geschiclile des Fran-
ziskanerkloslers in Ingolstadt, t. il, Gescliiehle des jelzigen
(unleren) Franziskanerkloslers in Ingolstadt, Ingolstadt,
1920, p. 151-152; le même, Das Tolenbuch der ba.grischen
Franziskanerprovinz von 1621 bis 1928, t. i, Landshut, 1929,
p. 323.
A. Teetaert.
REIFFENSTUEL Anaclet, frère mineur ré-
formé de la province de Bavière. Il naquit à Tegernsee
ou selon quelques-uns à Kaltenbrunn, près de Tegernsee
(P. Minges, Geschichte der Franziskaner in Bayern,
p. 144, et A. Van Hove, dans The calh. encycl., t. xn,
p. 724), le 2 juillet 1642 (d'après P. Minges, op. cit.,
p. 144, et H. Dausend, Die Liturgie in der bayeri-
schen Franziskaner-provinz, dans Franz. Studien,
t. xn, 1925, p. 87), ou 1641 (selon H. Hurter, Nomen-
clator, 3e éd., t. iv, col. 929, A. Van Hove, art. cit.,
p. 724, et I. Jeilcr, dans Kirchenlexikon, t. x, col. 961),.
ou encore 1640, puisque d'après Das Totenbuch der-
2127
REIFFENSTUEL (ANACLET)
2123
bayerischen Franziskanerprovinz, édité par B. Lins,
t. il, p. 193, il serait mort à l'âge de 63 ans en 1703.
Il entra dans l'ordre des frères mineurs réformés de
la province de Bavière le 3 novembre 1058. Élevé à la
dignité de lecteur en 1605, il fut désigné pour enseigner
la philosophie en 1667 à Landshut, en 1668 à Munich
et fut nommé lecteur de théologie en 1671 à Landshut
et en 1675 à Munich. En 1680-1683 il fut gardien de
Weilheim et exerça deux fois la charge de définiteur
provincial, en 1677-1680 et 1686-168!). Quand, en 1683,
les supérieurs provinciaux scindèrent, sur les conseils et
les instances de A. Reilîenstuel, le cours de théologie
casuistique ou pratique en deux, à savoir le cours de
théologie morale et celui de droit canonique, qui jus-
que-là avaient toujours été enseignés ensemble, et
qu'ils eurent érigé un Studium canonicum spécial à
Freising, A. ReilTenstuel fut désigné pour y enseigner
le droit canonique aux membres de son ordre et aux
séminaristes de cette ville. Il tint cette chaire jusqu'en
1691, date à laquelle il dut y renoncer pour raisons de
santé. En 1692, l'évêque de Freising l'institua direc-
teur des établissements d'instruction de la ville. Il fut
en même temps recteur des études au Studium canoni-
cum et en 1696 il devint custode de sa province. Il se
dépensa aussi à organiser la bibliothèque épiscopale et
capitulaire, dont il fit le catalogue. Estimé pour sa
grande science et ses vastes connaissances tant dans le
domaine moral que dans celui du droit canonique, ainsi
que pour la sainteté de sa vie et son zèle pour l'obser-
vance régulière dans la vie religieuse, le P. Reiffenstuel
jouit de la confiance universelle tant en dehors que
dans l'ordre des frères mineurs. Il mourut à Freising
le 5 octobre 1703.
A. Reiffenstuel s'est acquis une renommée peu ordi-
naire par deux ouvrages d'importance capitale, à
savoir sa Theologia moralis et son Jus canonicum, qui
ont exercé sur les générations suivantes, jusqu'au
milieu du siècle dernier, une influence considérable et
furent classiques dans les écoles. Le premier, intitulé
Theologia moralis breui simulque clara melhodo
comprehensa alque juxta sacros canones et novissima
décréta summorum ponti/icum diversas propositiones
damnanlium ac probalissimos auclores succincte resol-
vens omnes malerias morales, parut d'abord à Munich
en 1692 et eut dans la suite un nombre considérable
d'éditions qui, d'après les bibliographes, dépassent la
trentaine. Massée Kresslinger, frère mineur de la
province de Bavière comme A. ReilTenstuel, y ajouta
des Addiliones, prxscrtim quoad traclalum de legibus,
jure et justifia, beneficiis, immunilate ecclesiaslica, de
sacramentis alque modo cxlraordinario illa adminis-
trandi cond mnalis ad morlem, pestiferis, infirmis
aliisque hominum slalibus; item quoad impedimenta
matrimonii et praxim impelrandi dispensationes, ainsi
qu'un exposé de propositions condamnées. On les
retrouve dans les éditions à partir de celle de Munich,
de 1726, dans lesquelles tout ce qui fut ajouté est
précédé du mot : Addilio. Dans l'édition d'Anvers
de 1743, Jacques Esteva fit de nouvelles additions
et fournit en outre une déclaration explicative de la
bulle Cruciala. En 1756, Dalmatius Kick publia à
Munich les Addiliones novissitmc ad Iheologiam mora-
lem Anacleti Reifjenslucl, qui sont ajoutées à la
Theologia moralis de ce dernier dans L'édition de Stadt
ara Hof de 1756. Dans sa théologie morale, le P. Reif-
fenstuel est partisan d'un probabilisme mitigé, qui fut
d'ailleurs le système prédominant au xvne siècle non
seulement en Espagne, mais aussi en Italie et en
Allemagne. Sous l'influence de A. Reiffenstuel, le pro-
babilisme fut aussi généralement enseigné dans la pro-
vince de Bavière des frères mineurs. Vers le milieu du
xvme siècle surgirent des adversaires acharnés du
probabilisme, parmi lesquels se distingua surtout
E. Amort, qui travaillèrent de toutes leurs forces à
faire condamner ce système et à le faire supplanter
par le probabiliorisme. Ce dernier gagna aussi du ter-
rain chez les frères mineurs et suscita de vives contro-
verses au sein de l'ordre. En fait le chapitre général de
Mantoue de 1762 défendit aux lecteurs, sous peine
d'être démis de leur office, d'enseigner des doctrines
laxistes ou peu probables et le général Pascal de Vari-
sio ordonna en 1763 que, dans les écoles de l'ordre, il
fallait s'en tenir au probabiliorisme; il répéta cette
même prescription en 1768. C'est pourquoi le P. Fla-
vien Ricci de Cimbria, frère mineur et professeur à
l'université d'Inspruck, fut chargé par les supérieurs
généraux de retravailler la Theologia moralis dans le
sens du probabiliorisme. L'ouvrage ainsi corrigé parut
à Trente, en 1765, et eut également dans la suite une
trentaine d'autres éditions.
La Theologia moralis de A. Reiffenstuel comprend
quatorze traités. En tête du volume viennent les dé-
crets d'Alexandre VII et d'Innocent XI, dans lesquels
un certain nombre de propositions morales du
xvne siècle sont condamnées. Suit alors le premier
traité De aclibus humanis et conscientia, dans lequel
l'auteur traite du volontaire et de l'involontaire, de la
moralité des actes, de l'essence et des propriétés de la
conscience. Le second traité De legibus fournit des
renseignements sur l'essence, l'obligation, le sujet et
l'interprétation des lois. Le troisième traité De peccalis
donne la doctrine de l'auteur sur le péché en général,
sur la distinction des péchés d'après leur espèce et
leur gravité et sur les péchés capitaux en particulier;
le quatrième traite des vertus théologales : la foi,
l'espérance et la charité et des actes opposés; le
cinquième de la vertu de religion et des péchés oppo-
sés. A ce dernier se rallie étroitement le sixième traité :
De horis canonicis, de juramento et voto. Le septième
traité expose amplement les théories d'A. Reiffenstuel :
De justitia et jure ceterisque virtulibus cardinalibus. Les
questions juridiques sur la propriété, le droit à l'usu-
fruit et la possession, sur les différents objets et sujets
du droit, sur les modes d'acquérir et sur la prescription
y sont discutées à fond. Le huitième traité, également
de caractère juridique, traite des contrats en général
et en particulier. Les dix commandements de Dieu
constituent la matière du neuvième traité, tandis que
le dixième s'occupe des préceptes de l'Église, le onzième
des bénéfices ecclésiastiques, du droit de patronage et
des décimes, le douzième de l'immunité ecclésiastique
et des indulgences, le treizième des censures, irrégula-
rités et autres peines ecclésiastiques. Le quatorzième
traité, de beaucoup le plus étendu, contient l'exposé
sur les sacrements, dans lequel la partie canonico-
morale est mise au premier plan.
La Theologia moralis d'A. Reiffenstuel, à peine
parue, fut introduite aussitôt comme manuel dans
l'enseignement de la théologie morale. En 1728 on
insista encore d'une façon toute spéciale sur la néces-
sité pour les professeurs de se tenir à cet exposé pour
pouvoir réaliser plus efficacement l'unité dans l'ensei-
gnement de la théologie morale, comme on l'avait déjà
obtenue pour la philosophie et la théologie dogma-
tique ou spéculative. Ce manuel fut employé dans
l'exposé de la morale dans les écoles et dans les répé-
titions, de sorte que les cours manuscrits des profes-
seurs jusque-là en usage furent bannis des écoles.
L'exposé de la Theologia moralis devait être achevé
en deux ans. Dans les statuts de 1771 de la province
bavaroise des frères mineurs, la matière à donner est
réglée comme suit : deux lecteurs devaient enseigner
le samedi la morale d'après Reiffenstuel, à savoir pen-
dant la première année la première partie de la Theolo-
gia moralis et la seconde partie pendant la deuxième
année. Pendant la troisième et la quatrième année il
2129
REIFFENSTUEL (ANACLET) — REIMS (J.-F. DE)
2130
fallait répéter encore les deux parties. La Theologia
moralis d'A. Reifîenstuel resta longtemps classique, de
sorte qu'au xixe siècle elle servait encore de manuel
dans VAcademia ecclesiastica.
Le P. Reifîenstuel est encore l'auteur d'un ouvrage
de droit canonique, qui, de l'aveu de canonistes émi-
nents comme A. Van Hove et Fr. von Schulte, lui vaut
une place d'honneur parmi les canonistes de premier
rang et qui jouit encore toujours de nos jours d'une
grande estime. Cette œuvre monumentale est intitu-
lée : Jus canonicum universum clara melhodo juxta
litulos quinque librorum Decretalium in quœstiones
distributum, solidisque responsionibus et objeclionum
solutionibus dilucidalum, et a eu un nombre consi-
dérable d'éditions. Il est difficile de donner le nom des
lieux et la date exacte des différentes éditions, vu les
divergences qui existent à ce sujet chez les divers
auteurs. Il paraît toutefois qu'il faut placer la première
édition à Munich, en 1700-1714, comme l'affirment
H. Hurter, op. cit., col. 931, A. Van Hove, art. cil. et
I. Jeiler, art. cit., et non à Freising, en 1700, comme le
disent Fr. von Schulte, Die Geschichte der Quellen und
Literatur des canonischen Rechts, t. m a, p. 154, et
A. Van Hove, Protegomena, dans Commentarium Lova-
niense in Codicem juris canonici, vol. i, t. i, Malines,
1928, p. 287. Les meilleures éditions selon A. Van
Hove, dans The calh. encycl., t. xn, p. 725, sont celles
de Venise, 1830-1*33; de Rome, 1831-1832; de Paris,
1864-1870, en 7 vol. in-4°, de xi-642, vm-617, vn-657,
vii-697, vn-760, vn-663, vn-472 p. Dans toutes les
éditions postérieures à 1733 on trouve le traité De
regulis juris, qui fut publié pour la première fois à
Ingolstadt, en 1 733. Dans l'édition d'Anvers, 1 743, il y a
aussi un Appendix omnium regularum juris civilis in
digestis contentarum et un Repertorium générale. Enfin
une Edilio compendiosa fut publiée à Paris, en 1853, à
l'usage des séminaires.
A. Reifîenstuel se rallie étroitement à la collection
des Décrétales de Grégoire IX, qu'il a prise comme base
de son commentaire et dont il a repris la division, en
suivant toutefois la méthode en usage depuis le
xin0 siècle. Il n'adopte en effet les rubriques des titres
que comme base pour la division des matières, tandis
que dans les titres eux-mêmes la matière est exposée
et traitée systématiquement dans une série de ques-
tions. L'auteur n'a pas utilisé directement les anciens
décrétai istes, à l'exclusion de Hostiensis et de Duran-
dus, mais seulement ceux du xv9 siècle, principa-
lement Panormitanus, chez qui il trouvait d'ailleurs
les citations des anciens commentateurs et glossateurs
des Décrétales. La grande qualité de cet ouvrage est
son intégralité et son étendue; il embrasse tout le
domaine du droit canonique, ainsi que les décrets du
concile de Trente, les constitutions pontificales parues
depuis ce concile et la pratique romaine, bref le nou-
veau droit tant général que particulier. Pour toutes ces
raisons le Jus canonicum d'A. Reifîenstuel constitue
un des exposés les plus complets du droit canonique;
il fut aussi une source précieuse pour les canonistes
suivants. Il est enfin à noter que les questions pratiques
qui se rapportent au ministère des prêtres auprès des
fidèles et au soin des âmes, y sont traitées d'une façon
très ample.
Il faut attribuer très probablement encore à A. Reif-
fenstuel une Praxis compendiosa sacrorum riluum et
cseremoniarum, quee juxta rubricas missalis romani in
missis, prœsertim solemnibus, a ministris observandœ
sunt, ad usum fralrum minorum S. Francisci reforma-
torum provincise Bavarise collecta et accommodala, anno
salutis 1670, éditée sans nom à Munich. Il composa cet
ouvrage probablement à la demande du définitoire pro-
vincial. Pour avoir l'unité dans les cérémonies, le cha-
pitre provincial de 1670 ordonna que désormais dans
tous les couvents les fonctions liturgiques solennelles se
feraient d'après cette Praxis compendiosa. Cet ouvrage
doit être identifié avec celui que V. Greiderer, Germa-
nia franciscana, t. n, p. 424, n. 322, intitule : Libellus
de cseremoniis et ritibus ecclesiasticis una cum formula
cantandurum. A. Reifîenstuel est encore l'auteur de
Thèses theologicse de septem novie Legis sacramentis,
Munich, 1675, in-16, vi-38 p. ; Thèses theologicse de acti-
bus humanis, conscientia et peccalis, Munich, 1677,
in-12, viii-50 p.; Kurzer Inhalt vom Leben, Tugenden
und Wunderwerken des seligen Vaters B. Francisci
Solani, Munich, 1676, in-12, xn-280 p. Il composa en
1680 un traité intitulé Verbum abbrrviatum, non encore
retrouvé jusqu'ici. Enfin la Dombibliothek de Passau
conserve dans le ms. lat. 11 120 (2 vol. in-8°) un Com-
pendium de la Theologia moralis d'A. Reifîenstuel,
corrigée par FI. Ricci : Ordinalum instaurais Theologiœ
moralis R. P. Reifîenstuel compendium ad facilitandum
aut minuendum laborem pro consucto examine quod
studiis etiam dudum absolulis et occupationibus aliis
distentus venerabilis clerus, prœsertim ad uliud curatum
beneficium aut officium parochialr promovendus, neenon
in visitationibus ordinariis seu episcopalibus aliquando
subeundum habet, optima mente ac fideli cura confeclum.
D'après le chronogramme, qu'on lit à la fin du titre, ce
Compendium aurait été rédigé en 1768.
Fr. von Schulte, Die Geschichte der Qufllen und LUeralur
des canonischen Rechts, t. m a, Stuttgart, 1880. p. 154-155;
J. P. Migne, Theologiœ cursus complétas, t. Jtvin, Paris,
1862, col. 689-690, où sont édités le De bene Tiens, jure patro-
natus et decimis (col. 691-756) et le De immunilate ecclesias-
tica (col. 903-934); V. Greiderer, Germania franciscana,
t. n, Inspruck, 1781, p. 424 et 393: Histor.-polilischp Blatler,
t. lxxii, Munich, 1873, p. 520-593, 897-900; H. Hurter,
Nomenclalor, 3« éd., t.iv, col. 929-931 ; P. Minges, Geschichte
der Franziskaner in Bayern, Munich, 1896. p. 144-145;
J. Obermayr, Die Pfarrei Gmnnd am Tcqernsee und die
Reiflanstuel, Freising, 1868, p. 388-400; TI. Holzapfel. Hand-
buch der Gescl.ichte des Franziskanernrdens, Fril>our2-en-B.,
1909, p. 576; A. Gôtzelmann, Das Studium morianum theolo-
gicuip im Franziskanerklnstcr zu Deltclhacli a. M., dans l'ran-
zisk. Sluilien, t. vi, 1919. p. 353 ; Th. Kogler, Das Studium in
der bayrischen Reformatenprovinz, ibiil., t. xn, 1925, p. 31-32
et 37; H. Dausend, Die Liturgie in der bayrischen Franziska-
nerprooinz.ibid., p. 87-88; le môme, Das Studium der Liturgie
als besonderes theologisclies Fach im Lichte franziskanischer
Ueberlieferung, ihid., t. xv, 1928. \,. 353; J. Rpinl.old, Zum
Streit um die Mnralsijsteme des Probabilismus und Probabi-
liorismus bei den sàchsisehen Franziskanern im 18. Jahrlinn-
dert, ihid., t. xxi. 1934. p. 116 sq.; Th. Rouler, Dos philoso-
phisch-theolngische Studium der bayrischen Franzisktuier,
dans Franzisk. Stutlien, Beiheft x, Miinster-en-W., 1925,
p. 58-62, 64-67, 76, 90, 92; B. Lins. Dus Totrnhuch der b>nri-
schen Franziskancrprnoinz vnn l/>21bis 1928. t. n, l.andshut,
1930, p. 193; le môme, G ■■•chirhie des Franzi'ikarierklnstirs
in Ingohtaiit, t. n, Geschichte des j>-l:iqrn /'ranci kaner-
klosiers in Ingolstadt, Ing)lstadt, 1920, p. '52-' 57.
A. Teetaert.
REIMS (Jean-François de), frère mineur capu-
cin de la province de Paris du xviie siècle. Originaire
de Reims, il s'appelait dans le monde Dozet. Entré
dans l'ordre des capucins, il fit son noviciat sous la
direction du grand formateur d'âmes le P. Martial
d'Étampcs. Il exerça les charges de gardien et de défi-
niteur provincial et mourut à Paris au couvent de la
rue Saint-Honoré en 1660. On a de lui deux ouvrages,
qui mériteraient une longue étude selon fe P. Ubald
d'Alençon, dans Éludes franciscaines, t. xxxix, 1927,
p. 465. Bien qu'ils se rattachent plutôt à la théologie
ascético-mystique, ils présentent cependant un intérêt
peu ordinaire surtout pour la théologie morale. Le pre-
mier de ces ouvrages est Le directeur pacifique des
consciences, où les personnes dévoles tant religieuses,
que séculières pourront connaître clairement l'état de
leur conscience, s'éclairer sur toutes les difficultés, dis-
cerner le péché mortel d'avec le véniel, découvrir plusieurs
2131
REIMS (J.-F. DE'
REINIIARD DE LINZ
2132
abus et tromperies, se délivrer de leurs scrupules et ten-
tations et apprendre à se confesser sans inquiétude, Paris,
1632-1634, in-16, 780 et 235 p.; 1653, in-16, 1046 p.;
1658, in-16, 1046 p.; 1666, in-16, 1046 p.; 1668, in-16,
1046 p.; Lyon, 1692, in-8°, 975 p. Il est divisé en trois
parties. La première, qui comprend quatre livres,
se rapporte au sacrement de pénitence et traite des
empêchements qui peuvent rendre les âmes inaptes à
recevoir les efïets de ce sacrement (scrupules, examen,
contrition, accusation des fautes, satisfaction); de
l'examen de conscience, du discernement des péchés
et des règles pour distinguer les péchés mortels des
véniels; de la méthode facile et efficace à suivre pour
avoir une véritable contrition de ses péchés; du choix
du directeur et des conditions et circonstances qui
doivent accompagner une confession fructueuse. La
deuxième partie contient des instructions touchant
notre conduite envers Dieu (amour de Dieu, tentations,
travail, vœux, communion, inspirations, tribulations),
envers le prochain (jugements téméraires, passions,
rapports mutuels, détractions, injures, etc.), envers
nous-mêmes (amour-propre, passions personnelles,
jeûne, diverses sortes de conscience, etc.). La troisième
partie étudie les questions se rapportant proprement
à l'état religieux : les vœux, l'office divin, la clôture,
les élections. Cet ouvrage est d'une doctrine sûre, les
instructions, les résolutions et les avis y sont donnés en
termes clairs. A côté d'une science profonde, l'auteur
manifeste partout une grande prudence jointe à une
longue expérience. La distribution méthodique des
matières et le style simple et familier, qui fait l'exposé
intelligible même aux esprits médiocres, rendent la
lecture agréable et profitable.
L'autre ouvrage dû au P. Jean-François de Reims
est La vraie perfection de cette vie dans l'exercice de la
présence de Dieu. Pratique qui instruit familièrement
l'âme dévole, comme elle doit s'entretenir en la divine
présence dans toutes ses actions; et qui la fait monter
par degrés à une perfection non moins solide que facile;
avec l'éclaircissement des principales difficultés qui arri-
vent ordinairement en la vie spirituelle. Ce traité métho-
dique et solide de la vie intérieure, eut jusqu'à cinq
éditions, Paris, 1635; Reims, 1638, in-32, xxvm-
525 p.; Paris, 1646 et 1661; Lyon, 1649. La première
partie enseigne la manière d'entretenir la présence de
Dieu en nous par l'oraison, l'office divin, le bon usage
des sacrements de pénitence et d'eucharistie. La se-
conde partie expose les degrés à monter pour arriver
à la perfection et à l'union avec Dieu : le dépouillement
de l'âme, l'acquisition des vertus et des dons du Saint-
Esprit, la connaissance amoureuse des volontés divines,
la pureté d'intention, l'abandon et le repos en la
conduite de Dieu.
!.. Wadding, Scriplores ord. minorum. Home, 1906,
p. 140; .1.-1 1. Sbaralea, Supplementum ad scriplores ont.
minorant, t. il, Home, 1921, p. 77; Bernard de Bologne,
Bibliotheca scrlptorum ord. min. capuccinorum, Venise, 1747,
p. 147; Ubald d'Alencon, la spiritualité franciscaine. Les
auteurs. /.« doctrine, dans Études franciscaines, t. \xxi\,
1927, p. 465-46(5,
A. Teetaert.
REINECH Félix, frère mineur réformé du
xviie siècle. Originaire de Rrandebourg, il dut appar-
tenir à la province des mineurs réformés du Tyrol,
comme cela ressort du frontispice d'un de ses ouvrages,
le Cleobulus franciscanus, où il se nomme Heforma-
torum di/finilor provincise Tirolensis. Il fut aussi prédi
cateur à la cour de l'archiduc d'Autriche Ferdinand-
Charles à Inspruek. 11 s'est surtout rendu célèbre par
le fait qu'il a retravaillé et complété la fameuse liiblia
pauperum, attribuée pendant des siècles ;'i saint Hona-
venture et restituée maintenant àson véritable auteur,
le dominicain Nicolas de Ilannaprs (> 1291). Voir
Histoire littéraire de la France, t. xx, Paris, 1842,
p. 64-76 et S. Bonaventurœ opéra omnia, t. x, Quarac-
chi, 1901, diss. I, p. 23. Comme la Biblia pauperum
primitive, l'ouvrage du P. Reinech constitue une col-
lection par ordre alphabétique des textes et des
exemples de la sainte Écriture relatifs aux vertus qu'il
faut pratiquer et aux vices qu'il faut éviter. A ces
textes et exemples le P. Reinech a ajouté des faits et
des exemples empruntés soit à la vie d'hommes illus-
tres profanes, soit à la vie de saints, principalement
de l'ordre franciscain. Ce recueil porte pour titre :
Biblia pauperum a seraphico Doclore et S. R. Ecclesise
cardinale Bonavenlura pauperis ordinis seraphici Fran-
cisci inventa cl exemplis ejusdem pauperis S. Francisci
pauperumque seclalorum illius illuminata. Il comprend
trois parties, dont la première, Inspruek, 1658, in-32,
xvm-510 p., traite des vertus et des vices de la lettre A
à E et commence par abslinenlia; la deuxième, que
nous n'avons pu avoir en mains, va de la lettre D
à N; la troisième, ibid., 1659, in-32, xxvi-423, de la
lettre O à Z. Le P. Reinech est encore l'auteur d'une
encyclopédie franciscaine, intitulée Sapienlia francis-
cana, en 6 volumes ; dont le premier, Solon franciscanusr
Inspruek, 1650, 2 vol. in-16, 300 et 366 p., relate les
vies des franciscains dispersés par le monde entier,
principalement de ceux qui ont évangélisé les Indes
orientales et occidentales; le deuxième, Bias francis-
canus, ibid., 1650, donne les vies des papes qui ont
appartenu à l'ordre des mineurs; le troisième, Chilon
franciscanus, celles des empereurs, principalement de
la maison d'Autriche, qui ont eu des relations avec les
franciscains; le quatrième, Cleobulus franciscanus,
ibid., 1651, in-32, xxxiv-441 p., celles des rois, reines,
et princes royaux de France et d'Espagne, qui ont
fait partie de l'un des trois ordres de saint François; le
cinquième celles des autres rois, reines et princes fran-
ciscains; le sixième démontre la conformité entre
l'ordre franciscain et l'Église catholique. D'après
J.-H. Sbaralea, le P. Reinech aurait encore écrit l'his-
toire delà province des mineurs réformés du Tyrol, qui
commence : Quod ante paucos annos et qui de son temps
était conservée dans les archives de l'ordre à Madrid.
J.-H. Sbaralea, Supplementum ad scriplores ord. min<-
rum. t. i. Home, 1908, p. 251 ; Marcellino da Givezza, Saggio
di bibliografla geografica, slorica, etnografica sanirancescana,
I'rato, 1879, p. 489.
A. Teetaert.
REINHARD DE LINZ, frère mineur capu-
cin de l'ancienne province de l'Autriche antérieure. Né
à Linzversl642,il se distingua par son esprit de travail^
malgré son état de santé très précaire. Il mourut le
15 août 1707. Il est l'auteur d'un nombre considérable
d'ouvrages : Hochheilige Teutsche Theologia, das ist
Doppelle Himmels-Lailer vcrmillelsl deren Spriisseln,
nemlich der Krealuren und Vollkommenheilen des
Schopfers lieilsame Betrachlung zur hbchslnutzlichen und
nolwendigen Erkannlnuss und edlen Liebe Gotles Seelen-
erbaulichst zu gelangen, 2 vol. in-8°, xxiv-750 et vm-
944-30 p., s. 1., 1692-1693; Jaiirmarkt des Himmels,
Linz, 1091, in-8°, 490 p.; Diamanlener Hauplschlùssel
zu allen Gnadenkaslcn des Himmels und zum giittlichen
Herzen ist das hl. Ave Maria, Linz, 1691, in-8°, 990 p.;
Verrathung oder Andeutung einer trefflich guler Gele-
genheit, mit geringen Koslen, in besler Gesellscliaft und
Begleitung, sicher und giviss, ohnc Fegfeur, oline An-
stoss und Hinderung, in Himmel zu faliren. Das isl :
Fin himmlisches Frey-Schiff, Steyr, 1694, in-8°, xxxn-
880 p.; Ein Gott dem Valer allzeit liebsles... Mémorial
in <las hl. Vaicr Unser, Vienne, 1695, in-8°, xiv-359-
10 p.; Meditationes de passione Domini, Linz, 1696,
in-16, xnx 134 p.; Der Gotl-begierigen, suchenden und
liebenden Série ihrem Jesu :u Ehren bcij seiner H. Ad-
venls-Zeil, vermoge der Liebe erbaucles ganlz guldenes
2133
REINHARD DE LINZ
REITHMAYR
2134
Hauss, und aller angenehmste Wohnung, s. 1., 1697,
2 vol. in-8°, xxn-558 et 550 p. ; Reich versehen.es Seelen-
Magazin, s. 1., 1697, in-8°, 434 p.; Raicher und kosl-
bahrer Seelen-Speis-Kasten, Steyr, 1700, in-8°, 750 p.;
Zehentàlige Erspieglung und Untersuchung unseres
Lebens oder Erneuerung des Geisles, in welcher die
Gollliebende Seel durch zehen-lâtige Einsambkeit oder
Geisls-Versamblung in dem dreyfachen Spiegel der
Reinigung, der Erleuchtung und der Vereinbarung mit
Golt sich kan ersehen, wie sie bey Gott und wie es mit
ihrer Seeligkeit stehe, die Fûhler verbessere, die Tugen-
den pflanlze und also ihrer ewigen Seeligkeit invigilire
und in môgliche Sicherheit slelle und seize, "Vienne, 1702,
in-8°, xxiv-552 p. (on allègue aussi, mais peut-être à
tort, des éditions de Vienne, 1700, 1701 et 1703).
Bernard de Bologne cite encore les ouvrages suivants
composés en allemand : Nova schola cœleslis communi-
cantium seu instruclio quomodo quis prœparetur, sumat
et gratias reddat in s. communione, Linz, 1686: Brevis
prœparatio pro die nalivitatis D.N.J.C., Vienne, 1697.
Bernard de Bologne, Biblinlht ru scriptorum ord. min.
capuccinorum, Venise, 17 !■", p. 222.
A. Teetakrt.
REITHMAYR (Ulric de Gabling), frère mi-
neur capucin. Né à Gabling, près d'Augsbourg,
le 22 février 1722, il entra chez les capucins de la pro-
vince de Tyrol le 14 septembre 1741. Après l'achè-
vement de ses études, il enseigna d'abord la philo-
sophie et la théologie à Salzbourg jusqu'en 1759 et
s'adonna ensuite à la prédication. De 1768 à 1795-
1796, il exerça la charge d'aumônier militaire des
troupes allemandes qui résidaient en Sardaigne. A son
retour il fut incorporé dans la custodie Souabo-Pala-
tine ou de l' Immaculée-Conception, à laquelle la pro-
vince de Tyrol avait dû céder en 1782 quelques cou-
vents. Voir Calliste de Geispolsheim, De ortu et pro-
gressu provinciarum ord. min. capuccinorum, dans
Collectanea franciscana, t. v, 1935, p. 198. Il mourut
à Augsbourg le 30 septembre 1800.
Il est l'auteur de nombreux ouvrages, dont quel-
ques-uns témoignent de connaissances philosophiques
et théologiques étendues. Ainsi on lui doit Miracula
fidei divinœ quœ Deus in quolibet christiano, qui ex
fide vivil, quolidie operalur, 2 vol. in-8°, xvni-131-3 et
vi-146-3 p., Verceil 1771 ou Mirabilia fidei divinœ,
quse Deus velut loi miracula in quolibet christiano, qui
ex fide vivil, quolidie operalur, 2e éd., 2 vol. in-8° de
318-16 et 332-22 p., Turin, 1773. L'auteur veut mon-
trer comment les fidèles peuvent acquérir et augmen-
ter en eux la vie divine. A cet efïet, il expose l'admi-
rable essence de la foi et ses merveilleuses opérations.
De là deux parties intitulées : De admirabili essenlia
fidei divinœ et De fidei divinœ mirifica operalione. Le
P. Ulric démontre que l'admirable essence de la foi et sa
merveilleuse opération ne se trouvent que dans l'Église
catholique. Il prouve l'inanité du matérialisme, du
libertinisme, du calvinisme, du luthéranisme. Il y a
ensuite l'ouvrage philosophique : Imago Dei sive anima
ralionalis ad expressionem ralionis œternœ facta, lectori
benevolo ad jucundum inluilum et libertino philosopho
ad salulare documenlum exhibetur, Verceil, 1772, in-8°,
xvi-122-6 p.; 2» éd., Cagliari, 1777, in-8°, xn-149-8 p.
avec le titre un peu diiïérent : Imago Dei immorlalis
anima ralionalis ad expressionem œternœ ralionis facta
evidenter spirilualis et evidenter immorlalis omni ho-
mini demonslratur. Cet ouvrage présente un intérêt
spécial à cause de la théorie de la connaissance, qui y
est exposée et par laquelle le P. Ulric se rattache au
courant philosophique de Valérien Magni (f 1661),
capucin, dont les ouvrages ont attiré son attention sur
l'illumination de l'intelligence par Dieu, le sol intelli-
gentiœ et le lumen ou la lux mentium, et de Juvénal
de Nonsberg, autre capucin de la même tendance, dont
DICT. DE THÉOL. CATHOL.
l'ouvrage Solis inlelligentiœ... lumen indeficiens et
inextinguibile, Augsbourg, 1688, a exercé une grande
influence sur le P. Ulric. Comme eux celui-ci enseigne
que l'âme est l'image vivante de la lux mentium ou de
Dieu et que la nature humaine, en tant qu'elle est
l'image de la lux mentium est le médium cognoscitivum.
Ensuite quand l'âme est parvenue à se connaître comme
l'image naturelle et vivante de Dieu, il s'établit entre
l'âme et Dieu une union plus stable par l'intelligence
et la volonté; et cette union constitue la fin de toute
véritable philosophie. Ainsi le P. Ulric s'efforce de
montrer dans cet ouvrage que V imago Dei immorlalis
anima ralionalis exprimit rationem œlernam : 1. sim-
plici percepiione; 2. infallibili enuncialione; 3. immu-
labili illatione; ex quo simpliciter inlelligitur, infallibi-
liler judicalur et immutabililer infertur. Ce sont d'ail-
leurs les trois parties de ce traité. Ayant démontré que
l'âme raisonnable est l'image immortelle et vraie de
Dieu et l'expression vivante de la raison éternelle, le
P. Ulric conclut : Ergo anima rationalis est evidenter
spiritualis et evidenter immorlalis. La fonction la plus
élevée de l'âme, image de Dieu, est immorlalem Deum
reprœsentare ad vivum, 1. res universas in sua œterna
ralione simpliciter definiendo; 2. simpliciter definitas
secundum œlernam rationem infallibiliter dijudicando;
3. infallibiliter dijudicatas per œlernam rationem
immutabililer demonslrando. Par ce genre de vie toute
spirituelle et immortelle, qui est commune à Dieu, aux
anges et aux hommes et qui touche en quelque sorte
au divin : 1. philosophia christiana solemni principio
inslauralur; 2. anima rationalis miro scientiarum splen-
dore illustralur; 3. impia mater ialistarum secta irrevo-
cabili sententia condemnalur. Dans l'exemplaire de
l'édition de 1772 que nous avons eu en mains, il y a
à la fin une Reflexio critica universilali philosophicœ
seu peroratio operis, que nous n'avons pas trouvée dans
l'exemplaire consulté de l'édition de 1777. Mais ce
dernier avait un appendice : Infallibile veritalis fidei
et ralionis critérium, qui manque dans la première
édition. D'après l'exposé, le critère infaillible de la
foi et de la raison est l'autorité infaillible de Dieu.
On a encore du P. Ulric : W issenschafl des lleils,
durch Erkanntniss der Glaubenswahrheit, von jedem
Menschen nothirendig zu erlernen, in kurzen Fragen,
und grùndlichen Anlworlen, zu allgemeinem Heils-und
Seelen-Nutzen soirohl der Herren Lulheraner, Calvinis-
ten und Freydenkern als der Katholiken vorgelragen,
Turin-Constance-Augsbourg, 1773, in-8°, 28-36 p.;
Gùnzbourg, 1780, in-8°, 217-7 p. — Anbelung Colles
im Geist und in der Wahrheit, von dem Lehrmeisler aller
IJeiligkeit (^hrislo Jesu dem Samaritanischen Weib, und
in dieser einer jeden christlichen Seele gelehret, Gùnz-
bourg, 1774; ibid., 1780, in-8°,404-4 p. — Vila œterna
in morte ad omnium mortalium immortale et in vita et
in morte solatium demonslratur, Verceil, 1779, in-8",
xvi-264 p., divisé en deux parties, dont la première
traite de la mort mystique; la seconde de la mysté-
rieuse vie mystique, qui s'épanouit dans tous ceux qui
sont morts aux choses de la terre. — Ostensio spiritus
et virtutis in privato sermone et publica prœdicatione
verbi divini ad omnium eorum maximum emolumenlum,
qui in privato sermone et in publica prœdicatione spiri-
tum et virtutem, id quod maximopcre debent, suis audi-
loribus ostendere volunl, exhibetur, Verceil, 1780, in-8°,
xn-107 p. — Melior morienles juvandi modus in sub-
sidium eorum qui moribundis assistunt, traduit de
l'allemand en latin, 3e éd., Verceil, 1784, in-16,
x-61 p. — Psallens inler cœliles capuccinus, aut quivis
alius ecclesiaslicus, quem auclor eucharisticus delinea-
vil, Gùnzbourg, 1789, in-16, 139 p. — Der slarke Geist
des vollkonunensten Wesens lehret und vertheidiget seine
gôllliche Religion und bestreitet, besieget, bezwinget die
ganze Well. In Hilf und Trost aller Gelchrlcn und
T. —XIII.
68.
2135
RKITHMAYK — RELATIONS DIVINES
2136
Ungelehrien, Rechtglaubigen, Irrglaubigen, Unglaubi-
gen, Gûnzbourg, 1 794, in-8°, xx i v-i 96 p. — Der mâchlige
Geisl des Schôpfcrs und Frlôsers lehret und zeiget
augensclieinlich dar das edelsle Wesen und Wirkcn des
vernùnfligen Menschen und ùberzeugt die ganze Well,
Gunzbourg, 1795, in-8°, 190 p.
Le P. Ulric est encore l'auteur de quelques vies de
saints : Der im Reiche Gollcs grosser Ehre und vieler
Liebe werthe Diener Gottes P. Laurenlius von Brundus,
des h. Francisci Ordens der mindern Bruder der Kapu-
ciner General, deutscher Provinzen Stifler und Provin-
zial nach Form der rômischcn Processschri/len abgezeich-
net, Gunzbourg, 1783, in-16, vni-247 p.; Vila P. Fr.
Richardi a Derlona, capuccini, qui pie in Domino obiil
Alexandriœ die 28 augusti anno a Virginis parlu 1783,
Verceil, 1784, in-16, 78 p. — Grundfesle Wahrlieil des
Lebens und Ordens des heiligen Franziskus von Assis,
vorgeslclll der Well zum Nulzen, traduction faite sur
la version italienne par Alois de Missalia, frère
mineur de l'observance, de l'ouvrage original français
deCandide Chalippe, O. F. M., Gunzbourg, 1786,in-8°,
xvi-137 p., avec un appendice de 20 p. sur l'authen-
ticité de l'indulgence de la Portioncule d'après le traité
composé par le P. Gothard Weber (1734-1803), pro-
vincial des capucins de Suisse, et imprimé à Einsie-
deln, en 1784, contre un certain M. G., qui en 1781
avait écrit contre l'indulgence de la Portioncule. —
Auszug der Tugend-und Wundcrgeschichle des seligen
Bruders Bernhard von Offida des heiligen Francisci Ka-
puciner-Ordens, aus den aposlolischen Processschrifien,
welsch gesammell von P. Félix von Brigiano, traduit en
allemand, Augsbourg, 1796, in-8°, 86 p. — Neun Lob-
Ehr-und Sitlcnrcden bey achllâgiger Feijerlichke.it der
Heiligsprechung des heiligen Bruders Séraphin von
Granario, Gûnzbourg, 1768, in-8°, vin-157 p.
Jean-Marie de Katisbonne, Appendix ad Bibliotliccam
scriplorum ont. min. capuccinorum, Home, 1852, p. 38;
\. Hohenog'4er, Gescbiehle der Tirolischen Kai>iiz:ner-Or-
densproninz (1593-1893), t. i, Inspruck, 1913, p. 559, 683
et TMi; C. Ncuner, Literarische T&tigkeit in der Nordtiroler
Kapuzinerprnninz. Bio-bibliographische Nolizen, Inspruck,
1(120, p. 140-141; St. Grilnewald, Franziskanische Mrjstik.
Vrrsncli zu cinrr Darslellung mil besonderer Berûcksichti-
gnng dos hl. Bonaventura, Munich, 1932, p. 136: sur la
philosophie de l'illumination de l'école do Valérien Magni,
dont le I'. t'iric fit partie, voir Agustin de Corniero,
Capuehimos precupsores del P. Bartolomé Barberis en el
estndio de S. Buenanentura. P. Valeriano Magni de Milan
(M86-1611 ), dans Colleclanea franciscana, t. in, 10.'{.'5,
p. 67-80, 209-228, .'H7-:5S5, 518-570, surtour 557-570.
A. Teetaert.
RELATIONS DIVINES. — Il est néces-
saire, avant tout, de délimiter l'objet de cet article. Il
serait possible, en effet, de rapporter à la question des
relations divines l'exposé dogmatique tout entier du
mystère de la Trinité. Cet exposé sera fait à l'article
Trinité. On ne pi-ut dune ici qu'envisager la systéma-
tisation scolastique de la doctrine philosophique de la
relation, appliquée au dogme révélé, systématisation
d'où il résulte que le dogme des trois personnes en une
seule nature n'est pas contraire à la raison. Une fois
donc sa base dogmatique établie, cet article sera un
exposé de spéculation théologique : ce qui ne veut pas
dire, est-il besoin de le rappeler, un exposé d'opinions
toujours libres et discutables.
On dira comment la théologie : 1" S'appuie sur le
dogme des relations divines. — -2" Eu déduit l'existence
en Dieu de relations réelles subsistantes, col. 2141. —
3° Conçoit les rapports de ces relations avec l'essence,
col. 2145. — 4° Conçoit leurs rapports avec les
personnes (col. 2149). Notre conclusion sera celle
qu'on a déjà laissé pressentir : le dogme de la Trinité
ne présente pas de contradiction avec les exigences
légitimes de la raison.
I. Fondement dogmatique : les relations di-
vines. — ■ 1° L' Écriture sainte. — On aurait tort de
considérer la doctrine des relations divines comme
n'appartenant pas au donné révélé. Sans doute, comme
on le dira incessamment, le terme lui-même de relation,
oxéoiç, n'a fait son apparition qu'au ive siècle, dans la
théologie grecque, qui l'a elle-même emprunté à la
théorie aristotélicienne des catégories. Mais la chose
désignée par ce terme est formellement et explici-
tement contenue dans la sainte Écriture.
Tout d'abord, d'après l'Écriture, les noms de Père
et de Fils expriment en Dieu la raison même d'être de
la première et de la seconde personne de la Trinité : ce
sont des noms propres et pas seulement appropriés.
Voir Noms divins, t. xi, col. 790. Ils expriment donc
en Dieu une véritable paternité, une véritable filiation.
Paternité et filiation réelles comportent des relations
réelles qui sont fondées, non seulement dans la consi-
dération de notre intelligence, mais dans la nature
même des choses. II est donc nécessaire de placer en
Dieu des relations réelles. Le nom d'Esprit-Saint
n'étant qu'un nom approprié ne peut fournir de base
suffisante à l'argumentation.
Ensuite, d'après l'Écriture, nous devons placer en
Dieu deux processions réelles, la procession du Verbe
ou Fils, la procession du Saint-Esprit. Voir Proces-
sions divines, t. xiii, col. 649, 650. Or, l'existence
de ces deux processions naturelles et réelles en Dieu
implique une mutuelle relation entre le principe et le
terme de la procession. Ici, l'argument vaut pour
l'Esprit-Saint par rapport à son principe de procession,
comme il vaut pour le Fils par rapport au Père : « Le
Fils, parce qu'il tire son origine du Père, doit avoir
une relation réelle avec lui; le Saint-Esprit, parce qu'il
tire son origine du Père et du Fils à la fois, doit avoir
une relation réelle avec tous les deux. A son tour, le
Père, parce qu'il a une nature identique avec le Fils,
ne peut pas ne pas avoir une relation réelle avec lui;
le Père et le Fils, trouvant leur unique nature dans le
Saint-Esprit, ont aussi avec lui un rapport nécessaire,
qui est un lien d'amour. » Hugon, Le mystère de la
Très Sainte Trinité, Paris, 1921, p. 336.
2° L'enseignement des Pères. — - 1. Les Pères grecs. — -
La théorie de la relation fut empruntée à Aristote par
les Pères cappadociens pour résoudre les difficultés
opposées par les eunomiens à l'ô;a.oo'jo'.oç de Nicée. Il
convient de remarquer que, ce faisant, les Pères se
plaçaient sur le terrain philosophique même qif'a-
vaient adopté les hérétiques pour nier la doctrine
catholique. Voir Anoméens, t. i, col. 1324. Il s'agissait
de montrer que, même en adoptant les catégories
d' Aristote, il était possible, il était même logique de
montrer que le Fils et le Saint-Esprit, tout en étant
aussi parfaits que le Père, s'en distinguaient réelle-
ment, précisément en raison de leur rapport au Père.
Déjà, dans saint Basile, on trouve une esquisse de la
théorie de la relation appliquée au mystère de la Tri-
nité. Dans l'épitre xxxvm (ad Gregorium fralrem),
n. 4, il marque bien l'identité des trois personnes quant
à la nature, leur distinction quant à leur origine. C'est
ainsi qu'en saisissant le Père, par le fait qu'il ne pro-
vient d'aucun principe, o tov Ilaxspa vorjaxç aùrov ts
èç' éacuTOÛ svôïjoô, on saisit simultanément le Fils,
xal tov riov r?j àixvoîa a'j;i.7ry.ps^s^a-o. Et, en saisis-
sant le Fils, on n'en peut séparer l'Esprit, mais par
voie de conséquence et d'ordre (d'origine), àXX'àxo-
XouOoç txèv jca-ri ty)v -riÇiv. Et, plus loin, n. 7, Basile
conclut que « celui qui parle du Fils pense au Père, car
cette expression indique le Père d'une façon relative
a/STixcoç». P. G., 1. xxxii. col. 329, 332. Cf. Epist.,
ccxxxvi, n. (i, col. 88 1. Ces rapports d'une personne à
l'autre sont comme des signes, des propriétés, qui,
considérés dans la substance, permettent d'éviter les
2137
RELATIONS DIVINES. DONNÉES DOGMATIQUES
2138
doctrines impics. La divinité est commune; les pro-
priétés sont la paternité et la filiation et c'est de l'assem-
blage des deux, de ce qui est commun et de ce qui
est propre, que nous arrivons à l'intelligence de la
vérité. Contra Eunomium, 1. II, n. 28, P. G., t. xxix,
col. 637 BC.
Mais saint Grégoire de Nazianze est plus net. Avec
Basile, il affirme que le Père, le Fils et l'Esprit-Saint
ont en commun la divinité et qu'ils n'ont pas été créés.
Mais le Fils et le Saint-Esprit ont leur origine du Père;
la propriété du Père est qu'il soit inengendré; celle du
Fils qu'il soit engendré; celle de l'Esprit-Saint qu'il
procède. Epist., xxv, n. 16, P. G., t. xxxv, col. 1221.
Expressément, il déclare que « Père n'est pas un nom
qui désigne l'essence ou l'action; c'est un nom qui
indique la relation que le Père possède à l'égard du
Fils ou le Fils à l'égard du Père : Oûre oùaîaç 6voji.a ô
ïloLT-qp, ouït èvspyeîotç, a'/éaeoiç Se xsl -roû ttwç éxzl 7tpôç
tôv Yîôv 6 Ila-rrçp ■rç ô Yîôç Ttpôç tov LTaTspa. Orat.,
xxix (theol. ni), n. 16, P. G., t. xxxvi, col. 96 A.
L'Oratio xxxi (theol. v) semble avoir pressenti les
formules de la scolastique : « Que manque-t-il donc au
Saint-Esprit, disent-ils (les eunomiens) pour qu'il soit
le Fils? Car si quelque chose ne lui manquait pas, il
serait le Fils. Nous déclarons qu'il ne lui manque rien :
car à Dieu rien ne manque. Mais la différence de leur
manifestation, pour ainsi parler, et de leur mutuelle
relation a fait qu'ils doivent être différemment nom-
més. Car il ne manque rien au Fils pour qu'il soit le
Père (la filiation n'est pas un défaut), et il n'est pas le
Père pour autant. Pour le même motif, il faudrait dire
qu'il manque quelque chose au Père pour qu'il soit
le Fils, et cependant il n'est pas le Fils... C'est parce
que l'un est inengendré, l'autre engendré, le troisième
procédant qu'il en résulte que le Père est un autre, un
autre le Fils, un autre le Saint-Esprit et qu'ainsi la
distinction sans confusion des trois personnes est
conservée dans l'unité de nature et de perfection..., n. 9,
P. G., t. xxxvi, col. 141 C. Cf. n. 14, col. 148 D-149 A;
Orat., xxxix, n. 12, col. 345-348.
Le traducteur latin de la confession d'Acace de
Bérée écrit : Modus subsislenliœ, seu nomen, est habi-
tus, non autem subslantiœ simpliciter signi/icatio. Et
sans aucun doute le mot habitus traduit ici le terme
grec axstnç, habitude, relation, rapport. Cf. P. G.,
t. xciv, col. 838, note 33.
Saint Grégoire de Nysse adopte les mêmes raison-
nements pour démontrer que la pluralité des personnes
ne nuit pas à l'unité de la nature : « Si nous confessons
la nature en Dieu sans variation, nous ne nions pas la
différence de la cause et du causé, et c'est en cela seul
que nous saisissons que l'un se distingue de l'autre,
parce que l'un est cru être cause, l'autre provenant de
cette cause. • Quod non sint 1res dii, ad Ablabium, P. G.,
t. xlv, col. 133. Cf. De comm. notion,, ibid., col. 180.
Saint Athanase lui-même avait exposé que « le mot
Père se rapporte à Fils...; qui appelle Dieu le Père,
conçoit aussitôt et reconnaît Dieu le Fils ».Oral. contra
arianos, n. 23, P. G., t. xxvi, col. 79.
On lira également Didyme l'Aveugle, De Spiritu
Sanclo, n. 37, commentant Joa., xvi, 15, P. G.,
t. xxxix, col. 1065 C: S. Kpiphane, Ancoralus, n. 8,
P. G., t. xliii, col. 29; S. Cyrille d'Alexandrie, Thé-
saurus, assert. 11, P. G.,t.Lxxv, col. 141 C, et surtout
De sancta et consubslantiali Trinilate dialogi, dial. iv,
où il parle expressément des noms divins relatifs, zà
7rpoç Tt ttôjç s}(ovt* twv ôvofxcicTcov : « Père est un nom
relatif et Fils aussi... Qui nie le Père, nie le Fils. C'est
juste, car si le Père n'existe pas parce qu'il a naturel-
lement engendré, si le Fils n'est pas en tant qu'engen-
dré, il n'y aura plus de Père. » P. G., t. lxxv, col. 868.
Saint Jean Damascène résume et explique toute
cette tradition grecque dans De jide orlhodoxa, 1. 1,
c. vm, P. G., t. xciv, col. 816-828, et surtout c. x :
« Tous ces noms (absolus) s'appliquent à toute la divi-
nité d'une façon commune (aux trois personnes);
...mais les noms de Père, de Fils et d'Esprit-Saint, de
cause et de causé, d'inengendré et d'engendré et de
procédant désignent des personnes distinctes; car des
noms de cette sorte ne désignent pas l'essence, mais la
relation réciproque et le mode d'existence, axtva oôx
oùaîaç elai StjXojtixoc, àXXà TÏjç 7ipôç oîXXrjXa axsaecûç,
xal toù TÎj; ûnrâpÇscoç rpÔTrou. P. G., t. xciv, col. 837;
cf. 1. III, c. v, col. 1000.
2. Les Pères latins. — Saint Hilaire, qui a subi l'in-
fluence des Grecs, s'exprime à peu près dans les mêmes
termes que Grégoire de Nazianze : « La foi apostolique
ne reconnaît pas deux dieux, pas plus qu'elle ne recon-
naît deux Pères ou deux Fils. En confessant le Père,
elle a confessé le Fils; en croyant au Fils elle a cru au
Père, car le nom de Père appelle en soi le nom de Fils...
Mais elle n'accorde pas à chacun une nature diverse...
Pour pouvoir prêcher deux dieux, ou n'admettre qu'un
seul(une seule personne), il faudrait rayerdel'Évangile
la profession que le Fils fait de lui-même : Je suis dans
le Père et le Père est en moi (Joa., x, 38). Il ne faut
pas chercher à mettre diverses natures en raison de la
propriété qui appartient à une unique nature et la
vérité d'un Dieu de Dieu ne fait pas deux dieux et la
naissance d'un Dieu (la génération du Fils) ne peut
s'accommoder de la singularité (de personne) en Dieu;
ils sont un seul (Dieu) ceux qui s'opposent entre eux
(en Dieu). Et ils s'opposent, parce que l'un procède
de l'autre : Nec non unum sunt qui invicem sunt.
Invicem aulem sunt, cum unus ex uno est. De Trinilate,
1. VII, c. v, n. 31, P. L., t. x, col. 226 AB. Cf. Traclalus
super psalmos, In ps. CXXZVIII, n. 17, t. ix, col. 801.
Saint Ambroise, De fide, 1. I, c. il, n. 16, P. L., t. xvi
(éd. 184.")), col. 532 C, parle dans le même sens.
Saint Augustin est revenu bien souvent sur la doc-
trine de la relation dans l'exposé du mystère de la
Trinité. « Père, Fils et Saint-Esprit ne signifient en
Dieu que ce par quoi les personnes se réfèrent l'une à
l'autre, mais non la substance qui fait leur unité, his
appellationibus hoc signi/icalur, quo ad se invicem refe-
runlur, non ipsa subslanlia, qua unum sunt. Epist-,
cc.xxxvin, c. ii, n. 14; c. iv, n. 24, P. L., t. xxxiu,
col. 1043, 1047. Cf. De doctrina chrisliana, 1. I, c. v,
n. 5, t. xxxiv, col. 21; De civilale Dei, 1. XI, c. x,
n. 1, t. xli. col. 325. Mais c'est tout naturellement dans
le De Trinilate qu'il développera ces considérations :
les théologiens scolastiques pourront même y puiser
leur doctrine de la relation subsistante : « Dans les
choses créées et changeantes, ce qui n'est pas affirmé
de la substance doit nécessairement être conçu comme
un accident... Mais en Dieu, on ne peut rien concevoir
d'accidentel, puisque rien en lui ne peut changer. Et
cependant tout ce qui est dit de Dieu ne l'est pas
toujours selon la substance. On nomme selon un rap-
port (dicitur enim ad aliquid), par exemple, le Père
par rapport au Fils, le Fils par rapport au Père...
Quoique être Père se distingue d'être Fils, la substance
pourtant (de l'un et de l'autre) n'est pas distincte,
parce que ces termes ne se rapportent pas à la sub-
stance, mais à la relation (non secundum substanliam
dicunlur, sed secundum relalivum), laquelle toutefois
n'est pas un accident, vu que rien n'est changeant
dans la divinité. » L. V, c. v, n. 6; cf., c. xn, n. 13;
1. VIII, proœmium, n. 1; 1. IX, c. i, n. 1, P. L.,
t. xlii, col. 914, 919, 946, 961.
On se reportera également à saint Léon le Grand,
Serm., lxxv, c. ni, P. L., t. liv, col. 401 ; à Gennade,
Liber ecclesiaslicorum dogmalum, c. I, P. L., t. Lvin,
col. 979, et à Fulgence qui, dans ses Responsiones
contra arianos, reprend la doctrine et les expressions
mêmes de saint Augustin : « Père et Fils sont des noms
2139
RELATIONS DIVINES. DONNÉES DOGMATIQUES
2140
de relation, qui ne divisent pas la substance dans celui
qui engendre et dans celui qui est engendré, mais si-
gnifient une seule et même nature, de telle sorte que,
l'un nommé, l'autre est évoqué aussitôt. » P. L.,
t. lxv, col. 205. Cf. Ad Ferrandum, col. 399.
Il faut encore citer Boèce : « C'est dans la prédica-
tion de la relation en Dieu que se réalise la pluralité
de la trinité; mais l'unité est conservée en tout ce qui
est commun, substance, opération ou tout attribut
absolu (secundum se). Ainsi donc, la substance con-
tient l'unité, la relation multiplie la trinité. » De uni-
tate Trinilalis, c. vi, P. L., t. lxiv, col. 1254.
Une formule brève et saisissante du dogme sera
fournie par saint Isidore de Séville : « Dans la relation
des personnes, la Trinité; dans la substance de la
nature, un seul Dieu, qui est le Père, le Fils et le Saint-
Esprit. » Difjerentiœ, 1. II, diff. 2, P. L., t. lxxxiii,
col. 71.
On pourrait invoquer encore l'autorité d'Alcuin, De
fide sanctissimœ Trinilalis, 1. I, c. m, v, P. L., t. ci,
col. 16, 17; de saint Anselme, dans son livre De fuie
Trinilalis et son traité De processione Spiritus sancli
contra Grsecos, P. L.,t. clviii, col. 259 sq. ; 285 sq. ; et
de saint Bernard, Episl., exc, c. m, P. L., t. clxxxii,
col. 10.(8. Mais nous avons déjà dépassé l'époque où
l'Église, recueillant l'enseignement traditionnel qui lui
vient de la révélation par le canal des Pères, a proposé
le dogme des relations divines.
3° Les conciles. — 1. Le XIe concile de Tolède. Ce
synode, tenu le 7 novembre 675, a été déclaré » authen-
tique » par Innocent III, dans sa lettre à Pierre de
Compostelle. P. L., t. ccxiv, col. 682. Sans lui attri-
buer une autorité comparable au concile de Car-
thage de 416 contre les pélagiens, ou au IIe concile
d'Orange contre les semipélagiens, il convient cepen-
dant de s'y référer, parce qu'il exprime la foi de l'Église
universelle. Or, il présente la doctrine de la relation
comme un élément de la croyance au mystère de la
Trinité : « C'est dans les noms relatifs des personnes
que le Père est rapporté au Fils, le Fils au Père, le
Saint-Esprit à l'un et à l'autre; les trois personnes ne
sont dites que relativement l'une à l'autre, mais on
ne croit qu'à une seule nature ou substance... C'est
dans la relation que se discerne le nombre des per-
sonnes; dans la substance même de la divinité ne peut
être conçu le nombre en Dieu. Le nombre ne peut
exister que dans les relations des personnes les unes
aux autres; et le nombre disparaît dans la considé-
ration de ce qu'elles sont en soi. » Denz.-Bannw.,
n. 278, 280; Cavallera, Thésaurus, n. 577, 579. On
retrouve des échos de cette doctrine dans la protes-
tation du XVe concile de Tolède, Denz.-Bannw.,
n. 294; et dans la profession de foi du XVIe concile,
id., n. 296; Cav., n. 583, 584.
2. Le IVe concile du Latran (1215). — Joachim de
Flore, voir t. vin, col. 1432, en exposant contre Pierre
Lombard ses idées sur la Trinité, admettait en Dieu
une sorte de quaternité. Il concédait que le Père, le
Fils et le Saint-Esprit sont une essence, une substance,
une nature, mais il ne considérait pas cette unité
comme vraie et proprement dite; pour lui, c'est une
unité simplement collective et de ressemblance (collec-
liva et similitudinaria), compromettant par là L'unité
divine. Sans doute, la doctrine de la relation n'est pas
nommément en cause dans l'erreur de l'abbé Joachim.
Cependant, au fond, c'est la question des relations di-
vines qui est à la base de la controverse. C'est parce
que Joachim de Flore cherche ailleurs que dans la
relation, c'est-à-dire dans quelque chose d'absolu, la
raison de la distinction des personnes, qu'il en arrive
à concevoir une sorte de quaternité en Dieu.
Le concile rappelle les principes traditionnels, tout
en apportant une précision qui appuiera la conception
de la relation subsistante, à savoir l'identité des per-
sonnes, quant à leur perfection, avec l'essence ou la
substance divine; leur distinction entre elles, en raison
de leurs rapports d'origine : « Chacune des trois per-
sonnes est cette chose, c'est-à-dire la substance, l'es-
sence ou nature divine, qui seule est le principe de
toutes choses, principe en dehors duquel il est impos-
sible d'en trouver un autre; mais cette chose n'est ni
engendrant, ni engendrée, ni procédant; c'est le Père
qui engendre, le Fils qui est engendré, le Saint-Esprit
qui procède, de telle sorte que les distinctions sont
dans les personnes et l'unité dans la nature. » Denz.-
Bannw., n. 432; Cav., n. 601.
3. Le concile de Florence. — C'est dans le Décret pour
les jacobites que fut promulguée authentiquement la
doctrine catholique sur les relations divines. Après la
confession de l'unité de Dieu et de la trinité des per-
sonnes, réellement distinctes l'une de l'autre, le Fils
engendré par le Père, le Saint-Esprit procédant du
Père et en même temps du Fils, le concile conclut :
« Ces trois personnes sont un seul Dieu, et non trois
dieux : parce que les trois personnes ont la même
substance, la même essence, la même nature, la même
divinité, la même immensité, la même éternité : tout
en Dieu est un, là où ne se rencontre pas l'opposition de
la relation. » Denz.-Bannw., n. 703; Cav., n. 603.
La célèbre formule : Omnia sunt unum, ubi non
obviai relationis oppositio est empruntée à saint An-
selme, qui avait écrit, dans son De processione Spirilus
sancli, c. n : Nec unitas amiltal aliquando suam conse-
quentiam ubi non obviai aliqua relationis oppositio.
P. L., t. clviii, col. 288 C.
Au concile de Florence, l'accord des Grecs et des
Latins sur ce point avait été complet. Le théologien
latin Jean (de Baguse) l'atteste expressément : Est
vero secundum doclores lam grœcos quam latinos sola
relalio quœ mulliplicat personas in divinis produclio-
nibus, quœ vocalur relatio originis, ad quam duo tanlum
speclanl : a quo alius et qui ab alio. Du côté des Grecs,
Bessarion affirme le même point de vue : Quod perso-
nalia nomina Trinilalis relativa sunt, nullus ignorai.
Hardouin, Concil., t. ix, p. 203, 339. Aujourd'hui en-
core, l'axiome de la théologie latine, inséré dans le
Décret pour les jacobites, est accepté par la théologie
grecque, qui l'accommode cependant à sa conception
particulière de la procession de l'Esprit-Saint : In
divinis nihil est absolulum, quod omnibus personis non
compelat; et nihil relalivum quod uni et son non com-
pelal. Cf. M. Jugie, Theologia dogmalica chrislianorum
orienlalium, t. n, p. 230.
4° Conclusion : noie théologique de ce fondement dog-
matique. — Bien que l'assertion du concile de Florence
ne constitue pas une définition proprement dite, ce-
pendant la plupart des théologiens sont d'accord pour
reconnaître que l'existence de relations réelles en Dieu
est article de foi. A défaut en effet d'une définition
proprement dite, l'assertion du magistère ordinaire,
s'exprimanl dans la déclaration de Florence, suffit à ma-
nifester cette vérité comme révélée de Dieu et au-
thentiquement proposée par l'Église à la foi des
fidèles.
Dans son Commentaire sur les Sentences, saint Tho-
mas déclarait « certain près de tous les catholiques »
qu'il y a des relations en Dieu. In lum Sent.,
dist. XXVI, q. n, a. 1. Mais dans le De potenlia, q. vin,
a. 1, il affirme que c'est là un enseignement de la foi
catholique. C'est la note que nous trouvons chez beau-
coup de sententiaires, In Ium Sent., dist. XXVI ou
XXXIII, et, parmi les modernes, chez Billot, De Deo
Irino, th. vi; Galtier, De SS. Trinitalc in se et in nobis,
p. 185; Diekamp, Theologiœ dogmalicœ manuale, t. i,
p. 379; Hugon, Tractalus dogmatici, 1. 1, p. 357; Hervé,
Manuale, t. n, n. 190; Ch. Pcsch, Compendium Ihcol.
2141
RELATIONS DIVINES. DONNÉES PHILOSOPHIQUES
2142
dogm., t. ii, p. 124, etc. D'autres se contentent d'affir-
mer la certitude absolue d'une telle doctrine. Cf. Diego
Ruiz, De Trinilale, disp. IX, sect. vi, n. 14; Bafiez,
In /am part. Sum. iheol. S. Thomœ, q. xxvm, a. 1, etc.
II. Conclusion théologique : les relations sub-
sistantes divines. — 1° Préambule philosophique. —
1. Notion de la relation prédicamcnlale. — ■ La relation
se définit : l'ordre ou le rapport d'un être envers un
autre. D'où, en toute relation, il y a quatre éléments
à considérer : le sujet du rapport, le terme du rapport,
le fondement ou raison du rapport et plus particuliè-
rement le rapport lui-même.
Selon son concept formel, la relation est essentiel-
lement vers (ad) un terme et pour un terme. Sans
doute, dans les êtres créés, les relations peuvent être
considérées sous l'aspect d'accidents inhérents à la
substance qui en est le sujet; mais ce n'est pas d'être
dans un sujet qui fait [que la relation est relation; ce
qui la constitue telle, c'est d'être un rapport ou un
ordre vers un autre. Cf. S. Thomas, De polenlia, q. vu,
a. 9, ad 7um. Aristote la définit d'un terme expressif :
tô 7rp6ç tî, ad aliquid. D'où il suit que le constitutif
essentiel de la relation comme relation est, non pas le
point de vue être dans (esse in), mais le point de vue
être vers (esse ad).
Saint Thomas indique trois motifs d'admettre la
relation « comme un genre d'être existant dans la
nature des choses » : la division des êtres par Aristote
en dix catégories, dont le prédicament de relation;
l'ordre même que la simple raison nous fait découvrir
entre les choses; la révélation qui nous montre en Dieu
des relations, positivement distinctes entre elles et
cependant ne faisant qu'un avec la substance divine,
celle-ci devant être conçue, non comme appartenant
à la catégorie de substance, mais « comme existant
au-dessus de tout genre d'être et renfermant en soi
les perfections de tous les genres ». De potenlia, loc.
cit., et q. vm, a. 2, ad lum.
2. Diverses sortes de relations. — « La relation dilïère
des autres genres d'êtres, en ce que ceux-ci sont essen-
tiellement quelque chose. Mais la relation, par sa rai-
son essentielle, est non pas quelque chose, mais vers
quelque chose (non habet quod ponat aliquid, sed ad
aliquid). D'où il suit que certaines relations sont dans
les choses, d'autres seulement dans notre raison... »
S. Thomas, Quodl., ix, a. 4. Relation réelle, quand les
deux extrêmes existent et sont ordonnés réellement
entre eux : ainsi, la relation de père à fds. Relation de
raison, quand les deux termes existent, mais ne sont
pas ordonnés entre eux indépendamment de notre
esprit : il manque alors le fondement réel objectif, à la
relation que notre esprit place entre les deux extrêmes:
ainsi, la relation que les conventions humaines éta-
blissent entre le drapeau et la patrie. Relation mixte,
si le fondement existe réellement dans l'un des deux
termes et seulement d'une façon logique dans l'autre :
ainsi, la relation entre le connaissant et l'objet connu,
le fondement réel n'existant que dans le sujet qui con-
naît en raison de la modification réelle produite en lui
par la connaissance même.
3. Distinction de la relation et de son fondement. — ■
C'est sur cette question que s'affirment certaines préfé-
rences et, par voie de conséquence, certaines diver-
gences des auteurs.
Deux opinions principales existent. La première nie
toute distinction réelle entre la relation et son fon-
dement et n'établit ici qu'une distinction de raison.
C'est l'opinion de Suarez, suivi en cela par plusieurs
auteurs récents. La seconde affirme une distinction
réelle, tout au moins une distinction mineure, comme
celle qui existe entre la chose modifiée et son mode.
C'est l'opinion attribuée à saint Thomas et défendue
par bon nombre de thomistes.
L'argument de la thèse suarézienne est qu'au cas où
la relation réelle apporterait une modification nou-
velle à l'être qui la reçoit, modalité réellement dis-
tincte du fondement de la relation, il y aurait en cet
être une modification réelle qui apparaîtrait ou dispa-
raîtrait en même temps que la relation. Or l'expé-
rience montre qu'il n'en saurait être ainsi : être père
ajoute une relation réelle en celui qui engendre; mais
cette relation n'est rien en dehors de l'action même
qui fait du père un générateur. Cf. Suarez, Disp.
metaph., disp. XLVII, sect. m, n. 14; Lepidi, Ele-
menta philosophiœ christianse, t. i, p. 232 ; Reinstadler,
Elementa philosophiœ scolaslicœ, t. i, p. 359; Lehmen,
Lehrbuch der Philosophie, t. i, p. 426; Descoqs, Sur la
. relation dans l'être créé, appendice n à Thomisme et
Scolastique, Paris, 1935, p. 218 sq.
L'argument principal de l'école thomiste est qu'au
cas où la relation n'apporterait pas une modalité nou-
velle à l'être qui la reçoit et s'identifierait ontologi-
quement avec son fondement, il n'y aurait, dans la
nature des choses, aucune relation réelle, puisque le
fondement de la relation (quantité, action et passion,
mesure et mesuré) est déjà nécessairement colloque
dans une catégorie autre que la catégorie de relation.
Cf. Hugon, Metaphysica, t. n, p. 74-76; J. Gredt,
Elementa philosophiœ, t. i, n. 743-744; Remer, Summa
prœleclionum philosophiœ (Metaphysica generalis)
n. 181 ; Mercier, Métaphysique générale, p. 367 sq., etc.
Cette divergence, qui peut sembler bien subtile, a
cependant une certaine importance quant au concept
de relation et quant à la solution à donner à la diffi-
culté formulée contre le mystère de la Trinité au nom
du principe d'identité.
Pour Suarez et son école, des deux aspects de la
même réalité-relation — l'esse ad et l'esse in — le
premier implique nécessairement le second, non seu-
lement dans la réalité objective, ce que tout le monde
doit concéder, mais encore dans le simple concept
qu'on peut s'en former, de telle sorte que, par lui-
même, esse ad comporte perfection et réalité : nihil
juvat illa dislinclio de relatione secundum « esse in » vel
secundum « esse ad ». Nam si « esse ad » sit verum et
reale, necessc est ut officiât subjectum quod refert ad ter-
minum; unde, sicul relalio, etianx secundum « esse ad »,
ponil in subjeclo aliquid reale, ila etiam ponit aliquid
bonilatis et perfectionis. Suarez, loc. cit.
Pour les partisans de l'autre opinion, des deux as-
pects de la même réalité-relation — l'esse ad et
l'esse in — le premier n'implique pas, dans son concept,
le second. Ce sont là, si l'on veut, deux aspects ina-
déquats de la même réalité qui tout entière est esse ad
et tout entière esse in, mais le concept ad, comme tel,
ne renferme pas le concept in, lequel cependant rend
raison de toute réalité et de toute perfection dans la
relation réelle.
On verra plus loin les répercussions de ces deux
systèmes.
2° La relation subsistante. — 1. Possibilité. — Laissé
aux seules données de l'expérience, l'esprit humain
n'aurait jamais envisagé sans doute la possibilité de
relations subsistantes. Cette possibilité n'a été conçue
par les philosophes catholiques que consécutivement à
la révélation de l'existence des relations divines.
« La relation comme telle, écrit le cardinal Mercier,
fait abstraction de ce que sont, à un point de vue
absolu, les termes de la relation; elle ignore même s'ils
sont subsistants en eux-mêmes ou inhérents à autrui;
elle consiste uniquement en ce qu'un des termes corré-
latifs est pour l'autre. Les prédicaments absolus, sub-
stance, quantité, qualité, sont quelque chose, aliquid; le
prédicament relatif est pour quelque chose, ad aliquid.
La substance subsiste in se; l'accident absolu existe in
alio; la relation est ad aliud. » Mélaph. gén., p. 368.
2143
RELATIONS DIVINES LEUR SURSISTENCE
2144
Ce principe posé, il devient évident que, si la
relation, comme telle, est totalement étrangère au
concept de substance ou d'accident, il lui devient, en
réalité, indifférent d'être substance ou d'être accident.
Or, la révélation nous faisant connaître l'existence en
Dieu de relations réelles, notre esprit, éclairé par cette
révélation même, arrive à concevoir que Veste in des
relations qui constituent les divines personnes, n'est
pas un esse in alio, mais un esse in se. Ainsi, puisque
la relation, en tant que telle, n'est pas conçue par
rapport au sujet dans lequel elle se trouve, mais par
comparaison au terme auquel elle rapporte ce sujet, il
s'ensuit que le concept d'un tel rapport est en soi
indifférent à la nature de l'être qui lui donne sa réalité.
L'aspect de l'esse ad dans la relation réelle s'accom-
mode tout aussi bien d'une réalité qui lui est conférée
par un esse in alio (inhérence accidentelle) que d'une
réalité qui lui est conférée par un esse in se (subsis-
tence). Et ainsi, nous arrivons logiquement au concept
de relation subsistante, lequel, en vérité, ne peut se
vérifier qu'en Dieu.
On comprend par là comment les théologiens peu-
vent affirmer que deux prédicaments seulement, la
substance et la relation, peuvent se rencontrer en
Dieu. De toute évidence, il ne s'agit pas de faire ren-
trer la divinité dans les catégories d'Aristote. Mais on
transporte en Dieu, d'une manière analogique et
transcendante, en le dépouillant de toute imperfec-
tion, le concept de la substance et celui de la relation.
Cf. S. Thomas, In 7um Sent., dist. VIII, q. iv,a.3:Sum.
theol, Ia, q. xxvhi, a. 2, ad lum.
2. Réalité en Dieu. — Que les relations réelles dont la
foi nous oblige à admettre la présence en Dieu soient
des relations subsistantes, c'est-à-dire s'identi fiant avec
la substance divine, la raison théologique le démontre
péremptoirement et les documents du magistère l'at-
testent: à cette double démonstration, saint Thomas
ajoute un argument tiré de la liturgie.
a) Raison Ihéologique. - — Dans toute relation réelle,
avons-nous dit, l'esse in est le titre même de sa réalité.
Or, tout ce qui en Dieu possède un être réel s'identifie
avec la substance divine elle-même. D'ailleurs la sim-
plicité divine s'oppose à ce qu'il y ait en Dieu la moin-
dre composition, ce qui serait si les relations ne s'iden-
tifiaient pas réellement avec la substance de Dieu.
b ) Documents du magistère. — Le concile de Reims
(1148) condamne Gilbert de La Porrée qui distingue
Dieu et la divinité, l'essence et les relations. Credimus
et confilemur, dit le concile, solum Deum Patrem et Fi-
lium et Spiritum sanclum adernum esse, nec aliquas om-
nino res, sive relationes, sive proprielales, sive singula-
ritales vel imitâtes dicantur, et hujusmodi alia, adesse
Deo, quœ sint ab œterno, quœ non sint Deus. Denz.-
Bannw., n. 391 ; Cav., n. 597.
Joachim de Flore ne reconnaissait, avons-nous déjà
dit, qu'une unité de ressemblance entre les trois per-
sonnes, de sorte que, pour lui, la substance divine dif-
fère des personnes, nouvelle et distincte en chacune
d'elles, comme l'humanité est nouvelle et distincte en
chaque individu humain. Le IVe concile du Latran
condamne cette sorte de quaternité en Dieu et rap-
pelle que quseltbet trium personarum est illa res, uide-
licet substantiel, essenlia seu naturel dioina. De cette
affirmation dogmatique découle immédiatement la
vérité que la relation réelle en Dieu est subsistante,
c'est-à-dire s'identifie onlologiquement avec l'essence
divine : et cette unique réalité de l'essence divine
n'est, ajoute le concile, « ni génératrice, ni engendrée,
ni procédante, mais elle est le Père qui engendre, le
Fils qui est engendré, le Saint-Esprit qui procède ».
Denz.-Bannw., n. 432; Cav., n. fini.
c) Argument tiré de la liturgie. — La préface de la
Trinité nous fait dire: Et in personis proprielas, et in
essenlia imitas et in majeslate adorelur œqualitas. C'est
d'une unique adoration qu'on doit rendre hommage
à la propriété, c'est-à-dire à la relation et à l'essence
divine. Donc, relation et essence sont la même réalité.
S. Thomas, Sum. theol., Ia, q. xxvm, a. 2, Sed contra.
La note théologique à donner à cet enseignement
est théologiquement certain. Ce n'est, en effet, que par
voie de déduction que notre esprit conçoit les rela-
tions divines, objet de sa foi, comme des relations sub-
sistantes.
3. Fondement des relations subsistantes. — - Le fonde-
ment des relations divines subsistantes ne peut être
que réel, puisque réelles sont les relations; et d'autre
part, il ne pe-it se distinguer réellement des relations.
Au point de vue logique, le fondement qui nous
conduit, en Dieu, à connaître les relations subsistantes,
ce sont les processions divines. Voir ci-dessus, col. 2136.
On doit donc dire que les relations divines, signifiées
par mode d'origine, sont à elles-mêmes leur propre
fondement. Au point de vue ontologique, les relations
subsistantes, précisément parce que subsistantes, sont
leur propre fondement : elles se posent elles-mêmes
dans l'essence divine. Cf. Billot, op. cit., p. 389-390. Le
P. Galtier conçoit les processions, non seulement
comme fondement logique, mais encore comme fonde-
ment ontologique. Op. cit., n. 270. La chose est de peu
d'importance.
De toute façon, il faut conclure qu'en Dieu, proces-
sion et relation s'identifient, non seulement dans la
réalité, mais même dans leur concept : « la raison d'ori-
gine est contenue dans la raison formelle de relation
subsistante par le fait même qu'elle est subsistante,
tout comme la raison de substance est contenue dans
la raison formelle de sagesse divine par le fait même
qu'il s'agit de sagesse divine. Toutefois, comme l'une
n'est contenue dans l'autre que d'une manière for-
melle implicite et non explicite (il faut en effet un rai-
sonnement pour faire apparaître leur équivalence), on
doit ajouter que la raison d'origine et. la raison de rela-
tion subsistante diffèrent entre elles comme l'implicite
de l'explicite. » Billot, op. cit., p. 421.
4. Perfection des relations subsistantes : celte perfec-
tion est-elle principe de limitation? ■ — Le concept
que nous devons nous faire de la perfection des rela-
tions subsistantes est en dépendance des principes
philosophiques ci-dessus exposés.
L'école de Suarez, qui tient que le concept de l'esse
ad implique nécessairement et par lui-même l'esse in,
ne peut pas ne pas conclure que, par elles-mêmes, les
relations subsistantes sont des perfections, bien plus,
puisque les relations se distinguent en Dieu en sup-
posant, des perfections qui s'opposent et s'excluent.
Opposition et exclusion qji n'impliquent pas de limi-
tations réciproques. Pour étayer son système, Suarez
distingue deux sortes de perfections : les perfections
simplement simples et les perfections non simplement
simples. Les premières sont préférables à leur priva-
tion; les secondes n'apportent à qui les possède aucune
supériorité sur qui ne les possède pas, précisément
parce qu'il est de leur essence d'appartenir à l'un et
non à l'autre. Ainsi, les relations subsistantes sont des
perfections non simplement simples : la paternité
donne au Père une perfection qui n'apporte aucune
limitation, aucune restriction à la perfection du Fils,
précisément parce que le Père doit être père et le Fils,
lils. De Trinitate, 1. III, c. ix et x. On retrouve cette
doctrine chez les jésuites Grégoire de Valencia, Jac-
ques Granado, Arrubal, Ruiz, Plalel, et chez les domi-
nicains Ledesma et Gonzalès; on en retrouve des
échos chez les modernes disciples de Suarez : les théolo-
giens de Wurtzhourg, De Trinitate, n. 367; Tepe, De
Deo uno et Irino, p. 392-393. Il est difficile de se rallier à
pareille explication : Tout d'abord cette distinction
2145
RELATIONS DIVINES ET ESSENCE DIVINE
2146
entre perfections simplement simples et ncn simple-
ment simples paraît bien avoir été inventée pojr les
besoins de la cause. Ensuite, elle est non seulement
difficile à concevoir, mais véritablemen. inconcevable
parce qu'entachée de contradiction. Toute négation de
perfection implique une limita ion en celui qui ne pos-
sède pas cette perfection : c'est le bon sens lui-même
qui l'indique. Et donc, il convient de chercher une
autre solution. Cf. Billot, op. cil., p. 397, th. vi, ad 2um.
L'école thomiste apporte une solution en conformité
avec les principes qu'elle pose. Ce n'est pas l'esse ad
qui donne perfection à la relation qu'il constitue; c'est
l'esse in, aspect différent de la même réalité, qui con-
fère à la relation toute la perfection qu'elle peut avoir.
« La relation comme telle ne met rien de positif dans le
sujet, puisqu'elle est formellement l'esse ad, l'aspect
vers un autre. Or la relation de paternité, considérée
en son fondement, en ce qui la fait réelle, selon son esse
in, son aspect vers le dedans, c'est identiquement
l'essence divine infinie et toute sa perfection, que le
Père possède ainsi tout entière; et de même le Fils et
l'Esprit.
« A l'objection proposée : le Fils n'a pas la perfec-
tion qu'est la paternité, il ne possède donc pas toute
perfection, nous répondrons : le Fils n'a pas la pater-
nité formellement considérée selon son esse ad, son
aspect vers le Fils, assurément; mais cet aspect ne dit
aucune perfection absolue. Quant à l'esse in de la pater-
nité, son fondement, qui est la nature infiniment par-
faite, le Fils la possède tout entière, puisque le Père
engendre son Fils... précisément en lui communi-
quant toute la nature divine. » A. -A. Goupil, Dieu,
1. 1, p. 151.
Par là, on voit que, si les relations divines compor-
tent une perfection réelle, la perfection divine infinie,
ce n'est qu'en raison de leur identité avec l'essence
divine qu'elles sont parfaites. Les trois personnes di-
vines n'ont donc pas plus de perfection qu'une seule,
toutes trois ayant la même nature infiniment parfaite.
Voir le développement de cette thèse dans Billot,
th. vu et vin, et dans Van Noort, De Deo uno et trino,
p. 172-184. Ch. Pesch, Prwlectiones, t. n, prop. «3,
n. 629-631, et P. Galtier, op. cit., p. 203, adoptent une
solution moyenne : la relation divine est une réelle
perfection et cependant n'ajoute rien à la perfection
de la substance. Cette solution ne paraît intelligible
qu'à la condition de la comprendre dans le sens de Ca-
jétan, des thomistes, de Billot et de Van Noort. On
trouve un bon exposé de l'opinion thomiste dans Ge-
nêt, Clgpeus theologiœ llwmistiae, tract. VI, De sacro
Trinitatis mijste.rio, disp. III, a. 5, n. 157-194; et dans
les Salmanticenses, De Trinitate, disp. VI, dub. n.
III. Rapports des relations et de l'essence di-
vines. — Les rapports des relations divines avec la
divine substance sont déjà implicitement indiqués
dans le concept théologique de « relation subsistante ».
Il est nécessaire cependant de les dégager explicitement.
1° Point de départ dogmatique. — Dans cet exposé
qui est principalement, pour ne pas dire purement, sco-
lastique, un double point de départ dogmatique s'im-
pose.
1. Le premier est la condamnation des erreurs de
Gilbert de La Porrée et de Joachim de Flore, non
moins que le raisonnement théologique, d'où il appert
qu'en Dieu, qui est la simplicité parfaite, relations et
substance ne peuvent se distinguer entre elle réelle-
ment, puisque ce serait placer en Dieu une véritable
composition. Les relations divines s'identifient donc
dans la réalité avec la substance divine, à l'égard de
laquelle elles n'ont pas d'opposition. Le texte du
IVe concile du Latran ne laisse aucun doute à ce sujet:
queelibel trium personarum est illa res. videlicet sub-
stantia... divina.
2. Le second est la réprobation de l'ancienne hérésie
des anoméens, ariens rigides, voir t. i, col. 1324, pour
qui ]'àyz\iMrtaioL de Dieu est l'essence même très
simple de la divinité, de telle sorte qu'aucun concept
différent de Vaséité ne peut être admis. Les Pères, no-
tamment Basile et Grégoire de Nysse s'efforcent de
démontrer qu'au contraire des rapports différents
peuvent exister en Dieu, sans que cependant l'unité
de la substance divine soit compromise. Il est donc
faux que tout en Dieu se résolve dans le concept
d'aséité.
La conclusion immédiate de cette double constata-
tion dogmatique est que, s'il faut admettre, d'une part,
que la relation ne se distingue pas en Dieu réellement
de la substance, d'autre part il est nécessaire d'établir
entre l'une et l'autre une distinction de raison. Sur ce
double point de départ dogmatique, on consultera
Galtier, De Trinitate, p. 194, n. 278 279.
2° Les opinions. — 1. Opinion irrecevable : L'opinion
de Durand de Saint-Pourçain estime qu'en Dieu relation
et substance se distinguent entre elles d'une façon sim-
plement modale, c'est-à-dire, non comme une chose et
une chose mais comme une chose et son mode d'être,
tanquam modum ab ipsa re. In Ium Sent., dist. XXXIII,
q. i, n. 23 sq. Les théologiens estiment unanimement
qu'une telle distinction, même simplement modale,
impliquerait composition réelle en Dieu. Ils rappellent
qu'un mode, en Dieu, ne peut être qu'incréé, c'est-à-
dire acte pur et par conséquent pleinement identique
à la substance. Enfin, ils font valoir contre l'opinion
de Durand les déclarations doctrinales du IVe concile
du Latran contre la quaternité instaurée en Dieu par
Joachim rie Flore, quaternité que ressuscite véritable-
ment Durand de Saint-Pourçain. On trouvera l'exposé
et le développement de ces arguments dans Gonet, op.
cit., disp. 111, a. 1, § 2. Plus brièvement, une bonne
mise au point dans Ch. Pesch, Prerlectioncs, t. il, n. 617.
2. L'opinion de Duns Scot est connue : c'est la fa-
meuse distinction « formelle ex natura rei », appliquée
aux relations divines et à la substance. On trouvera
ici un exact exposé de cette opinion à l'art. Duns
Scot, t. iv, col. 1884 : « En dehors du travail de l'es-
prit connaissant, objectivement a parte rei, il existe
des réalités qui s'identifient l'une avec, l'autre vérita-
blement, mais non totalement. La personne du Père
s'identifie vraiment avec l'Être divin, parce que le
Père est vraiment l'Être divin. Et pourtant l'identi-
fication n'est pas totale, parce que le Père engendre le
Verbe; or, l'Être divin n'engendre pas le Verbe... La
distinction entre des réalités qui s'identifient vraiment,
mais incomplètement, n'est pas une distinction réelle,
les réellement distincts ne s'identifient point. Elle n'est
pas une distinction viituelle, parce que les virtuellement
distincts s identifient complètement a parte rei. A cette
distinction très spéciale, Duns Scot donne le nom de
formelle. »
Nous n'entendons infliger à cette opinion aucune
note théologique. Mais il nous semble, au point de vue
dogmatique, qu'elle est difficilement conciliable avec
les déclarations doctrinales de l'Église, et. au point de
vue rationnel, qu'elle implique contradiction.
Difficilement conciliable avec les déclarations doc-
trinales de l'Église : Licet igitur alius sit Pater, alius
Filius, alius Spiritus sanclus, non tamen aliud : sed id,
quod est Pater, est Filius, et Spiritus sanctus idem
omnino. Conc. Later. IV, Denz.-Bannw., n. 432; Cav.,
n. 601. Identification non totale, dit Scot; identifica-
tion parfaite, dit le concile, idem omnino. Au point de
vue de la raison, on peut se demander comment des
réalités peuvent s'identifier qui cependant ne s'iden-
tifient pas totalement? N'y a-t-il pas ici une contradic-
tion in terminis?
Outre ces deux arguments fondamentaux, les théo-
214 7
RELATIONS DIVINES ET ESSENCE DIVINE
2148
logiens font valoir contre la thèse de Scot que la dis-
tinction formelle ex nalura rei aboutirait logiquement
à placer entre la relation et la substance divines une
distinction réelle et qu'en somme l'opinion scotiste
rejoint fatalement l'erreur de Gilbert de La Porrée.
Voir toutes les raisons accumulées contre Scot, dans
Gonet, op. cit., §3; cf. §4.
3. Opinions receuables. — a) Principes communs. —
Toutes opinions recevables doivent affirmer une dou-
ble vérité : d'une part, l'identité des relations avec la
substance divine; d'autre part, la distinction de « rai-
son raisonnée » entre les relations et la substance.
Sur ce dernier point, quelques éclaircissements sont
nécessaires :
On appelle distinction de raison ou distinction vir-
tuelle, celle qui est introduite par noire esprit, distin-
guant dans un objet de connaissance des formalités
diverses : ainsi, dans tel homme, je puis distinguer
l'animal, le Français, le musicien, le père de Jacques
ou le fils de Pierre. De telles distinctions peuvent
amener, certes, composition de concepts divers, mais
non composition réelle dans l'objet connu lui-même.
Mais cette distinction de raison entre divers aspects du
même objet peut elle-même revêtir diverses formalités.
Nous laissons de côté la distinction purement logique et
sans fondement vrai que les théologiens scolastiques
appellent " de raison raisonnante » : elle existe, quand
les divers concepts que forme l'esprit d'un même objet
ne sont pas vraiment différents. A la distinction opérée
par l'esprit ne correspond rien qui soit vraiment, même
d'une façon simplement virtuelle, différent dans l'ob-
jet : ainsi la distinction entre homme et animal raison-
nable. C'est, à peu de chose près, la distinction pure-
ment verbale des nominalistes.
Il faut, au contraire, considérer avec attention la
distinction virtuelle et vraiment fondée dans la réalité,
celle que l'école appelle distinction « de raison raison-
née » : elle existe quand les divers concepts que l'es-
prit forme d'un même objet sont, en vérité, formelle-
ment différents et trouvent dans les virtualités mêmes
de l'objet un point d'appui solide à leur diversité. Ce
n'est plus alors un jeu d'esprit, comme dans la distinc-
tion purement verbale; c'est « un procédé justifié de la
raison qui, pour prendre possession intellectuelle d'un
objet complexe, le détaille selon les richesses qj'elle y
aperçoit. Ainsi l'âme humaine offre réellement, à qui
considère la diversité de ses actions, un fondement
sérieux pour qu'on distingue en elle trois puissances
de vie : végétative, sensitive, intellectuelle. Ainsi
l'Être divin offre dans la richesse infinie de son essence
un fondement vrai à qui y distingue ses innombrables
perfections ». A. -A. Goupil, Dieu, t. i, p. 25.
De plus, cette distinction virtuelle fondée dans la
réalité peut être adéquate ou inadéquate, soit parfaite
ou imparfaite, soit encore majeure ou mineure. Tous
ces termes sont synonymes et s'emploient indifférem-
ment. Parfaite, adéquate ou majeure, quand les divers
concepts formés par l'esprit ne s'impliquent pas les
uns les autres, quand, entre eux, ils sont adéquatement
distincts. L'être vivant peut très bien être conçu sans
former le concept d'homme; l'idée d'un Français
n'implique pas celle d'un musicien, etc. Imparfaite,
inadéquate ou mineure, quand les aspects divers d'un
même objet, s'impliquent et s'enchevêtrent. On peut
distinguer en un être l'essence et la nature; mais on ne
saurait les penser totalement séparées : l'essence est
toujours active et donc nature; le principe de l'activité
est toujours une essence. Chacun des deux concepts
dit explicitement un aspect de l'objet, implicitement
l'autre; ils sont inadéqiudcmcnt distincts. Cela dit, nous
pouvons affirmer :
b) La doctrine communément reçue : En Dieu, rela-
tions et substance se distinguent d'une distinction de
raison raisonnée, c'est-à-dire ayant en Dieu un fonde-
ment objectif.
Le fondement de cette distinction de raison rai-
sonnée est double : d'un côté, c'est la disproportion de
notre intelligence à saisir par un concept unique les
richesses transcendantes de la divinité; de l'autre,
c'est, en Dieu lui-même, la distinction réelle qui existe
entre les relations elles-mêmes. Ici, il y a un fondement
plus objectif encore, si l'on peut dire, que pour la dis-
tinction des attributs divins, car les attributs sont
simplement conçus comme différents les uns des autres,
voir t. i, col. 2233-2234, tandis que les relations sont
réellement distinctes entre elles.
L'assertion commune rapportée dans l'énoncé qui
précède est une doctrine théologiquement certaine, dé-
montrée et par l'histoire du dogme trinitaire, et par le
raisonnement théologique.
Les hérésies trinitaires partent de ce principe — qui,
selon l'expresssion de saint Grégoire de Nazianze, est
comme leur citadelle, Oral., xxxi, n. 23, P. G., t. xxxvi,
col. 157 — qu'en Dieu il est impossible d'introduire
une distinction même virtuelle entre la substance et
les personnes. Les ariens déclarent qu'il est contradic-
toire d'attribuer la même substance divine au Père et
au Fils, parce que la paternité qui s'identifie avec la
substance ne peut être attribuée au Fils. A l'opposé, les
sabelliens ne distinguent en Dieu aucune personne,
parce que paternité et filiation ne sont que des déno-
minations extrinsèques à Dieu, mais qu'en Dieu elles
s'identifient pleinement avec la substance.
Contre ces assertions, les Pères de l'Église rappel-
lent qu'en Dieu, paternité et filiation indiquent des
modes substantiels, qui, tout en s'opposant, se dis-
tinguent de la substance à l'instar des attributs. Ainsi
la doctrine de la distinction virtuelle est ébauchée.
Cf. S. Basile, Adv. Eunomium, 1. II, c. xxvm, P. G.,
t. xxix, col. 637; cf. c. xxix, col. 640-641 ; Epist., ccx,
n. 5, P. G., t. xxxii, col. 776; S. Grégoire de Nazianze,
Orat., xxix, n. 16, P. G., t. xxxvi, col. 96; l'auteur du
Dialogue contre les macédoniens, i, P. G., t. xxvm,
col. 1292; Amphiloque d'Iconium, fragm. 15, P. G.,
t. xxxix, col. 112; S. Jean Damascène, De fide ortho-
doxa, 1. I, c. vin, x, P. G., t. xciv, col. 828, 838;
S. Ajgustin, De Trinitate, 1. V, n. 3-6, P. L., t. xlii,
col. 913-914. Voir les textes dans Galtier, op. cit.,
p. 194-195.
Mais le raisonnement théologique lui-même suffit à
prouver qu'il faut admettre entre substance et rela-
tions divines une distinction simplement virtuelle,
avec un fondement objectif en Dieu. En effet, d'une
part, sans l'identification des relations et de la sub-
stance, nous devrions logiquement admettre, sinon
les hérésies arienne ou sabellienne, tout au moins les
erreurs de Gilbert ou de Joachim. D'autre part, sans la
distinction virtuelle, nous devrions émettre au sujet de
Dieu des assertions contradictoires, nos concepts des
réalités divines nous amenant logiquement à conclure
qje le Père étant Dieu, le Fils étant Dieu, le Père
est identique au Fils. La transcendance divine est
d'ailleurs infinie; et, par conséquent, il n'apparaît pas
contradictoire qu'elle puisse fonder simultanément un
double concept de réalité absolue et de réalité rela-
tive, à condition toutefois que ce concept de réalité
relative se réfère à une relation subsistante, c'est-à-
dire s'identifiant, dans ce qui fait sa réalité, avec la
substance elle-même. Cf. Galtier, op. cit., p. 195-199.
c) Opinions librement disculées. — Les discussions
libres portent sur la question, fort subtile d'ailleurs,
de savoir si la distinction entre relations et substance
est majeure ou mineure. Qui aime les longues et sub-
tiles analyses scolastiques pourra, sur ce point, se repor-
ter à Gonet, op. cit., disp. III, a. 2, n. 48-122. En bref,
il suffira ici d'indiquer les tendances des théologiens.
2149
RELATIONS DIVINES ET PERSONNES DIVINES
2150
Un premier groupe affirme la distinction adéquate
ou majeure soit de l'essence par rapport à la relation,
soit de la relation par rapport à l'essence. Le concept
de l'essence divine n'impliquerait à aucun titre
le concept de la relation et réciproquement. Cette
opinion est celle de Molina, In 7am partem Sum.
S. Thomœ, q. xxvin, disp. VI, concl. 4; de Vasquez,
id., disp.CXXI, c. n; d'Alarcon, Prima pars theologiœ
scholasticee, Lyon, 1633, tract, v, disp. II, c. xm.
Un second groupe affirme que le concept de l'essence
est impliqué dans celui de la relation divine, parce que
cette relation est subsistante; mais, à l'inverse, que le
concept d'essence n'implique pas celui de relation.
Sous le premier aspect, il y aurait donc distinction
virtuelle mineure, sous le second distinction majeure.
C'est l'opinion défendue par Suarez, De Trinitale, 1. IV,
c. v; Sylvestre de Ferrare, In Sum. cont. gentes, 1. IV,
c. xiv et, de nos jours, après Billot, De Deo trino,
thèse vu, § 1, Hervé, Manuale, t. n, n. 192, et Picci-
relli, De Deo uno et trino, n. 1041, 1046 sq.
Le troisième groupe enseigne que l'essence est du
concept de la relation subsistante et que la relation
divine subsistante est du concept de l'essence divine :
de part et d'autre il n'y a donc que distinction mineure.
C'est l'opinion enseignée par la plupart des thomistes et
par un grand nombre de théologiens d'autres écoles
(Franzelin,Kleutgen)et à laquelle se rallie le P. Galtier,
op. cit., n. 285. « L'essence, écrit le P. Hugon, est comprise
dans le concept des relations et des personnes, car celles-
ci sont vraiment Dieu et, partant, incluent la nature
divine, comme notre personne comporte la nature hu-
maine. D'autre part, l'essence divine contient les per-
sonnes et les relations, non pas en puissance, car rien
n'est potentiel en Dieu, mais en acte, et donc il faut que
les relations et les personnes entrent dans le concept
plénier de l'essence divine. » Hugon, Le mystère de la
très sainte Trinité, p. 339, note
Il ne semble pas qu'on doive opposer la deuxième
opinion à la troisième, celle-ci envisageant le concept
d'essence divine, tel que nous le fournit la révélation
(concept plénier), celle-là envisageant le concept d'es-
sence divine, abstraction faite des données révélées.
IV. Rapport des relations et des personnes
divines. — 1° Existence en Dieu de quatre relations
réelles (S. Thomas, Sum. theol., Ia, q. xxvm, a. 4). —
Ici encore, nous devons partir d'une vérité révélée, par
elle-même inaccessible à la raison, le fait de l'existence,
en Dieu, de trois personnes égales et distinctes entre
elles, le Père, le Fils, le'Saint-Esprit. La distinction des
personnes implique la distinction réelle entre les rela-
tions divines. Il ne suffit donc pas, comme conclusion
théologique immédiate de l'existence en Diea des pro-
cessions divines, d'admettre des relations réelles; il
faut encore confesser que ces relations sont distinctes
réellement entre elles en raison de leur mutuelle oppo-
sition : In hoc solum numerum insinuant, quod ad
invicem sunt. XIe concile de Tolède, Denz.-Bannw.,
n. 280; Cav., n. 578. Sancla Trinitas, secundum commu-
nem essentiam indioidua. et secundum personales pro-
prietates discreta. IVe concile du Latran, Denz.-Bannw.,
n. 428; Cav., n. 599. (In Deo) omnia sunt unum, ubi
non obviai relationis oppositio. Gonc. de Florence, Denz.-
Bannw., n. 703; Cav., n. 603.
De ce principe dogmatique, on dédait qu'il existe
en Dieu quatre relations réelles : « La doctrine des pro-
cessions divines nous rappelle que le Fils vient du
Père, le Saint-Esprit du Père et du Fils, de telle ma-
nière que la nature est identique dans les trois. Or, par-
tout où nous trouvons une procession d'origine, il faut
conclure à la relation réelle de celui qui procède à son
principe, et aussi à la relation réelle du prinipe au
terme quand la nature est la même dans les deux. Il va
de soi, tout d'abord, que le terme, recevant da prin-
cipe tout ce qu'il possède de réalité, de vie, de perfec-
tion, se réfère à lui par la plus nécessaire des relations.
Le principe, en tant que tel, n'ayant rien tiré de son
terme, n'a pas forcément de relation réelle avec lui;
c'est ainsi que le rapport des créatures à Diea est réel,
et non point le rapport de Dieu aux créatures. Mais si
le principe et le terme ont la même et unique substance,
le principe est ordonné aa terme par cette nature
même qui est dans les deux et, par suite, il y a rela-
tion nécessaire et réelle du principe au terme, comme
du terme au principe. Voilà ce qui se vérifie dans la
Trinité. Le Fils, parce qa'il tire son origine du Père,
doit avoir une relation réelle avec Iui;le Saint-Esprit,
par.e qu'il tire son origine du Père et du Fils à la fois,
doit avoir une relation réelle avec tous les deux. A son
tour, le Père, parce qu'il a une nature identique avec
le Fils, ne peut pas ne pas avoir une relation réelle
avec lui; le Père et le Fils, trouvant leur unique nature
dans le Saint-Esprit, ont aussi avec lui un rapport
nécessaire, qui est un lien d'amour. La relation réelle
du Père au Fils est la Paternité; la relation réelle du
Fils au Père est la Filiation; la relation réelle du Père
et di' Fils produisant le Saint-Esprit comme un souffle
est la Spiration active; la relation réelle de l'Esprit
soupiré au Père et au Fils qui le soupirent, est la Spi-
ration passive : telles sont les quatre relations réelles
que la tradition catholique a toujours reconnues dans
la Trinité. » Hugon, Le mystère de la très sainte Trinité,
p. 335-336.
S'il fallait donner une note théologique à noire
assertion, il conviendrait sans doute de distinguer.
Qa'il y ait en Dieu quatre relations, c'est là une vérité
tliéologiquement certaine, en raison de son étroite con-
nexion avec le dogme trinitaire : le Père engendre, le
Fils est engendré; le Père et le Fils sont conjointement
le principe « spirateur » de la troisième personne, la-
quelle procède des deux autres. Il y a donc deux pro-
cessions réelles, chacune ayant deux extrêmes; d'où
nécessairement il existe en Dieu quatre relations. —
Qa'il y ait en Dieu au moins trois relations réelles, c'est
là également une vérité tliéologiquement certaine. Il est
de foi qu'il y a en Diea trois personnes. La distinction
des personnes est fondée sur l'opposition des relations.
Donc, il faut distinguer au moins trois relations réelles
qui constituent les trois personnes réelles. Mais c'est
une certitude philosophique que la quatrième relation,
la « spiration active », laquelle ne forme pas une per-
sonne, est également réelle, puisque le principe spira-
teur et l'Esprit Saint possèdent la même nature et
s'opposent réellement dans la procession de la troisième
personne.
2° Les quatre relations réelles ne constituent cependant
que trois personnes (S. Thomas, Ia, q. xxx, a. 1,2). —
La personne se définit : « substance individuelle de
nature raisonnable. » C'est la définition de Boèce. Trois
choses sont de l'essence de la personnalité : la nature
raisonnable, la subsistence, l'incommunicabilité. Voir
pour le développement de ces idées l'art. Hypostase,
t. vu, col. 425-426. Cela posé, il y aura donc en Dieu
autant de personnes qu'il y aura'de relations subsis-
tantes incommunicables. Or, les i-elations sabsistantes
incommunicables sont seulement au nombre de trois:
la paternité, la filiation, la spiration passive. Donc, il
ne peut y avoir en Diea que trois personnes.
La mineure de ce raisonnement se démontre, d'une
part, par le fait qu'en Dieu il n'y a que deux proces-
sions, l'une selon l'intelligence, l'autre, selon la vo-
lonté; d'autre part, par l'élimination de toute relation
distincte là où ne se rencontre pas l'opposition relative
d'origine requise à la distin tion réelle des relations.
Tout d'abord, la procession qui est selon l'intelli-
gence ne présuppose pas celle qai est selon la volonté;
donc, les deux relations qui appartiennent à la procès
2151
RELATIONS DIVINES ET PERSONNES DIVINES
2152
sion selon l'intelligence, paternité et filiation, sont
entre elles tellement opposées que ni l'une ni l'autre
ne peut être conçue comme commune à l'un des termes
d'une autre procession présupposée. Ce sont donc là
deux relations tout à fait incommunicables et, par là
même, individuelles. Il s'ensuit que la paternité sub-
sistante est la personne même du Père, la filiation sub-
sistante est la personne même du Fils. Quant aux
deux relations de la procession d'amour, elles sont
certes opposées entre elles, mais elles n'ont d'opposi-
tion ni à la paternité, ni à la filiation. Il est donc im-
possible qu'elles puissent constituer deux autres per-
sonnes en plus du Père et du Fils, car ces deux per-
sonnes ne pourraient s'opposer relativement au Père
et au Fils, afin de s'en distinguer. II est toutefois néces-
saire que l'Amour qui procède tire son origine de la
procession qui est selon l'intelligence, comme l'exige
le rapport naturel de l'intelligence à la volonté; aussi
la relation de spiralion active doit être commune an
Père et au Fils. Mais il est impossible que la relation
opposée de spiration passive puisse se trouver dans le
même sujet où déjà se trouve la spiration active. Il
reste donc que celte relation de spiration passive est
une relation individuelle, incommunicable, constituant
la personne distincte du Saint-Esprit. Ainsi, des quatre
relations, une est commune à deux personnes, les trois
autres sont incommunicables et, en raison de cette
incommunicabilité même, personnelles.
3° La personne en Dieu est donc la relation incommu-
nicable, considérée comme subsistante. — 1. Affirmations
générales. ■ — La personne ne saurait être prise en Dieu
du côté de l'absolu; car tout ce qui est absoUi en Dieu
est commun au Père, au Fils et au Saint-Esprit. C'est
donc du côté des relations incommunicables qj'il
faut chercher l'élément constitutif de la personne
divine. Toutefois, comme la personne implique la
subsistence. il faut dire que c'est la relation incommu-
nicable, en tant qu'elle est subsistante, qui constitue en
Dieu la personne. Cf. S. Thomas, Ia, q. xxix, a. 4. Le
nom de personne a été choisi providentiellement,
nonobstant l'imprécision du ternie au moment où il
fut choisi, pour revêtir cette signification souple et
complexe à la fois qui permet, tout en affirmant la
trinité, de maintenir l'unité de la substance. On lira à
ce sujet de beaux passages de saint Augustin, De Tri-
nitale, 1. VII, c. iv-vi, P. L., t. jo.ii, col. 841 sq.,dont
Billot donne de larges extraits, De Deo trino, p. 4.37.
2. Précisions. — Sur ce thème général les théolo-
giens ont fixé d'intéressantes précisions. Nous les résu-
mons d'après le P. Galtier, op. cit., n. 302-312.
a) Dans la constitution delà personne divine, notre
esprit distingue un double élément : un élément com-
mun aux trois personnes, un élément propre à chacune
d'elles. L'élément commun est la substance; l'élément
propre est la relation, qui constitue, en chaque per-
sonne, la propriété incommunicable. C'est si évident
que, en regard du dogme de la Trinité, il est thêologique-
ment certain que les personnes, réellement distinctes
entre elles, ne peuvent être constituées que par les
relations. « Les trois sont un par la divinité, et cet
un est trois par les propriétés. » S. Grégoire de Na-
zianze, Orat., xix, n. 9, P. G., t. xxxvi, col. 1 11. Ou
encore : Trinilas, secundum personales proprietates,
discrela. IVe conc. du I.ntran, Denz.-Bannw., n. 428;
Cav., 599. Toutefois, cette considérât ion d'un double
élément, l'un commun, l'autre propre ne peut être que
dans notre intelligence : a parle rci. rien ne doit être
conçu en Dieu comme faisant en lui-même composi-
tion : les personnes sont en Dieu les réalités qui se dis-
tinguent entre elles, en même temps que ce par quoi
elles se distinguent.
b)Les personnes divines tic peuvent être constituées
que par les relations d'origine, sans aucune participa-
tion d'élément absolu. C'est la doctrine qui ressort de
tous les principes jusqu'ici exposés et qui ne nécessi-
terait aucune considération spéciale si elle n'avait
jadis trouvé un contradicteur en Jean de Ripa (fl325).
Ce théologien pense que la personne doit être consti-
tuée d'abord par une propriété absolue, avant de l'être
par une propriété relative. Il faut être avant d'agir :
le Père doit exister avant d'engendrer. Ces priorités
doivent s'entendre, de toute évidence, d'une simple
priorité logique. On trouvera l'opinion de Ripa rap-
portée et discutée par Suarez, De Trinitale, 1. VII,
c. v. n. 2-3; Vasquez, id., disp. CLVIII, c. in;Billuart,
id., dissert. IV, a. 2. Mais il faut, au contraire, tenir
comme une certitude théologique que la personne di-
vine ne comporte, comme telle, aucun élément absolu.
Telle est la conclusion théologique qui se dégage :
a. — des déclarations conciliaires, notamment du
XIe concile de Tolède reprenant une affirmation de saint
Augustin, In Joa., tract, xxxix, n. 4, P. L., t. xxxv,
col. 1683 : In hoc solo numerum insinuant quod ad invi-
cem sunt; et in hoc numéro carenl quod ad se sunl, Denz.-
Bannw., n. 703; Cav., n. 603; et du concile de Florence,
Omniafin divinis)sunt unum, ubi non obviât relationis
oppositio; b. — de la tradition des Pères, tant latins que
grecs, tous s'accordant à placer la multiplication des
personnes en Dieu uniquement dans la multiplication
des relations, disent les Latins après saint Augustin,
des modes d'être en soi par l'origine, disent équivalem-
ment les Grecs après Basile, Grégoire de Nazianze,
Grégoire de Nysse, Amphiloque, dont Jean Damascène
résume la doctrine, voir ci-dessus, col. 21 38. Cf. Galtier,
op. cit., n. 304-305; c. — du raisonnement théologique
lui-même, car une distinction absolue en Dieu amène-
rait une limitation dans la perfection des personnes.
Ainsi donc, c'est la relation, considérée comme
telle, qui constitue la personne, bien qu'il faille ajouter
qu'il est de l'essence même de la personne divine
d'être subsistante, et qu'elle tient cette subsistence de
la substance divine avec laquelle elle s'identifie selon
son esse in.
c) Toutefois, sur ce dernier point, une légère nuance
(purement verbale d'ailleurs à notre avis) sépare les
meilleurs théologiens. Précisément parce que la rela-
tion n'a de subsistence qu'en raison de son identité
avec la substance selon son esse in, certains théolo-
giens se demandent s'il ne conviendrait pas de préciser
les formules précédentes de la manière que voici : les
personnes divines se distinguent 'une de l'autre par la
relation considérée dans son esse ad, mais sont consti-
tuées par les relations considérées dans leur esse in. Telle
est l'opinion de Durand de Saint-Pourçain, In 7um
Sent., dist. XIII, q. n, n. 23; dist. XXIII, q. i, n. 17;
In ///""' Sent., dist. I, q. n, n. 1, 7; q. iv, n. 10. Il
semble que des thomistes authentiques inclinent vers
cette solution : Gonet cite Sylvestre de Ferrare, In Sum.
cont. génies, 1. IV, c. xxvi, et Capréolus, In /um Sent.,
dist. XXVI, q. i, a. 1, concl. 3; (ajoutez : In lll"m
Sent., dist. I, q. i, concl. 4, édit. Paban, t. il, p. 233-
235; t. v, p. 12). On peut ajouter Billot, De Deo uno,
th. xi, corol., et De Yerbo incarnato, th. vu, § 5, obj. 7,
et th. xi, § 2, et Van der Mecrsch, De Deo uno ellrino,
§ 768.
D'autres théologiens enseignent que la personne
en Dieu est constituée par la relation divine consi
dérée formellement selon son essead. C'est l'opinion de
nombreux thomistes, notamment de Gonet, op. cit.,
disp. V, a. 2, § 2-5; de Billuart, op. cit., dissert. IV, a. I.
Et cependant Hugon, qui, dans Traclatus dogmalici.
t. I, p. 371-372, défend la même opinion que Billot, en
appelle a l'autorité de Gonet, disp. IV, a. 2, § 2, n.26.
Le P. Galtier qui s'attache à démontrer la vérité de
la seconde opinion, op. cit., n. 308, cite encore en sa fa-
veur Suarez, De Trinilate, 1. VII, c. vu, et apporte de
2153
RELATIONS DIVINES ET PERSONNES DIVINES
2154
sa préférence la justification suivante : « L'esse ad di-
vin, qui exprime explicitement un être distinct,
exprime également d'une manière implicite l'esse in;
bien plus, il est et il est connu être réellement cet esse
in de telle sorte qu'en raison de l'esse in qu'il signifie
implicitement, l'esse ad est tout ensemble et distinct
et subsistant. Au contraire, l'esse in divin, qui certes
signifie un être indivisé en soi, ne devient à aucun
titre, par son identité réelle avec l'esse ad, distinct et
incommunicable. En effet, même en le considérant
comme signifiant implicitement les trois esse ad, il est
conçu et doit être conçu comme étant commun aux
trois relations. En conséquence, l'esse in des relations
est absolument insuffisant à rendre raison des deux
éléments qui constituent la personne. »
4° Subsistences relatives ou subsistence absolue? —
La nuance qui sépare les théologiens dans la question
précédente vient sans doute de leur divergence sur
l'ultime précision que voici : Les relations subsistantes
constituent-elles en Dieu une seule subsistence absolue ou
trois subsistences relatives?
1. Terminologie. — a) Sens concret. — • Le terme
subsistence, voir Hypostase, col. 408, a été inventé
pour rendre, quant au sens, le terme grec ù-kôgtolgiç
dont la traduction littérale latine substantia n'expri-
mait pas l'équivalent. Aussi trouve-t-on, dans les do-
cuments officiels de l'Église, subsistentia comme l'équi-
valent d'ÛTc6aTa(Ti.ç ou de persona. Cf. Jean II,
Epist., m, Denz.-Bannw., n. 201; Cav., n. 705. Ainsi
on parle des trois subsistences divines, Denz.-Bannw.,
n. 213, 254; Cav., n. 564, 572, comme on parle de
l'unique subsistence de Jésus-Christ. Denz.-Bannw.,
n. 216, 217, 288, 292; Cav., n. 708, 709, 736, 744. On
trouve cette signification jusqu'au Moyen Age et
saint Thomas emploie encore en ce sens subsistentia.
Voir, par exemple, Ia, q. xxix, a. 2, ad 2um; IIIa, q. n,
a. 6.
Mais on trouve aussi chez saint Thomas un sens
concret qui n'est pas nécessairement le sens d'hypo-
stase ou de personne, mais plutôt celui de substance
concrète, considérée comme existant en soi et non en
autrui. Subsistentia désigne en ce cas la substantialité
même de l'être par opposition aux accidents et aux
parties. Exemples : la, q. xxix, a. 2; De potenlia,
q. ix, a. 1, c. ; In f™ Sent., dist. XXIII, q. i, a. 1 et
ad 4"m: dist. XXVI, q. i, a. 1, ad 3umet 4Qm. cf. Hypo-
stase, col. 409-410.
b) Sens abstrait. — Le concept que Cajétan s'est
fait de la subsistence introduisit un sens abstrait dans
la signification de ce terme. Cajétan envisage, dans
l'incarnation du moins, la subsistence comme « un
mode substantiel dont l'effet est de rendre incommu-
nicable la nature, en la terminant en elle-même et en
la disposant immédiatement à être actuée par son
existence propre ». Hypostase, col. 416. Analogique-
ment appliqué à Dieu, ce concept de la subsistence
prend un aspect abstrait et désigne l'élément formel
conçu en Dieu comme principe de l'existence per-
sonnelle, distincte, individuelle. Et ainsi, clans la Tri-
nité, ce principe doit être à la fois d'ordre substantiel
et incommunicable.
2. Les opinions. — La terminologie ainsi exposée
nous permet de mieux comprendre les trois opinions
qui se partagent le monde des théologiens.
a) Première opinion : il n'existe en Dieu qu'une sub-
sistence unique, absolue. — ■ Cette opinion correspond à
l'opinion, précédemment rappelée, qui considère
qu'en Dieu les personnes se distinguent par leur esse
ad, et sont constituées par leur esse in. « Ou bien les
relations personnelles sont subsistantes par là même
qu'elles sont relations, ou bien elles ne sont subsis-
tantes qu'en raison de la subsistence même de l'es-
sence ou substance absolue. Or, le premier terme de
l'alternative est inconcevable en raison de multiples
répugnances; subsister est la même chose qu'exister
en soi: donc, le principe de la subsistence ne peut être
qu'un absolu, précisément sous l'aspect où l'absolu se
distingue du relatif. Si les relations étaient subsis-
tantes par là même qu'elles sont ad alterum, nous au-
rions une contradiction dans les termes. De même, si
les relations étaient subsistantes en tant que relations
elles s'opposeraient entre elles en tant que subsis-
tantes, et ainsi la difficulté tirée du principe d'iden-
tité comparée appliquée aux personnes divines devien-
drait insoluble. Enfin, si les relations comme telles
possédaient la subsistence, le Père subsisterait par
un autre principe que le Fils et le Fils par un autre
principe que le Père, ce qui poserait en chaque per-
sonne une perfection différente. En ce cas, comment
sauvegarder l'infinité et la plénitude de perfection en
chacune des personnes? » Billot, th. xi, corol. Ces au-
teurs acceptent néanmoins de dire — ce que d'ailleurs
tout le monde affirme, puisque telle est la foi catholi-
que, — qu'il y a en Dieu trois subsistences concrètes,
c'est-à-dire trois personnes subsistantes, trois hypo-
stases.
b) Deuxième opinion : il n'y a en Dieu que trois subsis
tences relatives, mais pas de subsistence absolue. —
C'est la contre-partie de l'opinion qui tient qu'en Dieu
la personne est constituée par la relation divine consi-
dérée formellement selon son esse ad. C'est aussi la
conclusion logique de ceux qui trouvent dans l'esse ad
un principe de perfection relative. Voir ci-dessus, p. 10-
11. Galtier, qui adopte cette opinion, cite en sa faveur
Suarez, op. cit., 1. III, c. iv ;Billuart, op. cit., dissert. IV,
a. 4; Gonet, op. cit., disp V, a. 2, n. 42-74; Fran-
zelin, De Deo trino, p. 378 ; Pesch, De Deo trino, n. 605.
On doit ajouter Vasquez, De Lugo, et de nos jours
A. d'Alès, De Deo /mio, th. ix.schol. ii,p.233 sq. Il faut
remarquer toutefois que, dans le sens exclusif donné à
l'énoncé de l'opinion, bon nombre des auteurs cités
doivent être récusés, car ils sont partisans, en plus des
trois subsistences relatives, d'une subsistence absolue
en Dieu. La deuxième opinion, entendue en son sens
strict, est propre à Vasquez, de Lugo, Galtier, d'Alès,
Pesch, Franzelin. Elle est défendue par un grand nom-
bre de théologiens, major pars, dit Diekamp, Monnaie,
t. i, p. 383. On trouvera dans Pesch, n. 605-611, une
bonne discussion sur le sujet, tout d'abord en ce qui
concerne la façon dont Giinther a détourné de leur vrai
sens les assertions de saint Augustin, dans Vorscliule
zur speculativen Théologie des positiven Chrislenthums,
Vienne, 1829, t. r, p. 119; t. il, p. 537; ensuite, rela-
tivement à la manière dont les anciens théologiens
scolastiques posaient le problème, dont les données
sont totalement changées par Durand de Saint-Pour-
çain et Cajétan. Cette mise au point est fort utile pour
comprendre les divergences d'opinions.
c) Troisième opinion : il ij a en Dieu trois subsistences
relatives et une subsistence absolue. — C'est l'opinion de
Suarez, des dominicains disciples de Cajétan (excep-
tion faite pour Pègues, dans son Commentaire littéral,
t. n, p. 172-177 et 260-261). Cette opinion est rejetée
avec véhémence par les partisans de la première opi-
nion ou de la deuxième, entendue en son sens strict :
la subsistence absolue est une conception « nouvelle et
arbitraire », écrit Galtier, n. 325. « Aucune place pour
la quatrième subsistence de la substance divine », dit
Billot, loc. cit. Voir dans A. d'Alès une vive attaque
contre cette conception d'une subsistence absolue. Sans
adopter cette opinion. Franzelin montre en quoi elle
est acceptable. Il ne s'agit pas d'une subsistence en-
tendue au sens abstrait du mot (tel qu'on l'entend
après Cajétan), mais d'une subsistence entendue au
sens large de substance ou essence, par opposition à
l'être accidentel. En ce sens, on ne voit pas trop quelle
2155
RELATIONS DIVINES. CONCLUSION
2156
objection de principe on pourrait faire à la manière
de s'exprimer adoptée par les disciples de Cajélan.
Cf. Diekamp, De Deo trino, p. 384.
Au fond de toutes ces discussions, il est à craindre
que les divergences soient surtout dans la façon de
s'exprimer. Aussi convient-il de se montrer bienveil-
lant à l'égard de tous.
Conclusion. — La grande difficulté pour la raison
humaine d'accepter le mystère de la Trinité est la
contradiction même qu'elle semble trouver dans la
trinité des relations, distinctes entre elles et cepen-
dant identiques à la substance divine. Sans doute, la
raison se reconnaît incapable de scruter le mystère
divin et d'en exprimer la convenance intrinsèque.
Elle demande toutefois à comprendre ou tout au moins
entrevoir comment sa conception n'est pas contradic-
toire.
Voici, en somme, la difficulté. Nous allons l'exprimer
en forme syllogistique : « Des réalités identiques à une
troisième réalité, sont identiques entre elles. Or, les
relations réelles en Dieu sont parfaitement identiques
à la substance divine. Donc, elles sont entre elles par-
faitement identiques. » En ce cas il n'est plus possible
de concevoir la trinité des personnes sinon à la façon
de Sabellius.
Les théologiens qui nient que, dans la relation, le
titre à la réalité soit distinct de l'esse ad, et qui, par
conséquent, considèrent comme sans utilité la dis-
tinction de Verse ad et de l'esse in, se trouvent ici dans
un certain embarras. Suarez, par exemple, avoue que
le principe de contradiction ne vaut que pour les êtres
créés. De Trinitale, 1. IV, c. m, n. 7. Molina présente
une réponse aussi décevante : le principe de contradic-
tion vaut s'il s'agit de l'identité de plusieurs réalités
avec une réalité incommunicable, mais non s'il s'agit
de les comparer avec une réalité communicable.
In 7am part. Sum. S. Thomœ, q. xxvm, a. 3, disp. II.
Dans la doctrine thomiste, qui distingue la relation
réelle créée de son fondement, qui fait de l'esse ad l'es-
sence même de la relation, qui trouve dans l'esse in le
titre à la réalité pour la relation, même subsistante, la
difficulté paraît moins insoluble. En effet, c'est par
nos concepts de relation subsistante et de substance
que nous atteignons la vie intime de Dieu. Donc, le
principe de contradiction ne peut nous permettre de
conclure que si, dans nos raisonnements, tous les
termes sont employés en un sens formellement identi-
que. Mais, dans le cas présent, en identifiant relations
et ersence, ces deux termes ne sont pas identiquement
formels et c'est donc une identité purement matérielle
qui est affirmée. Logiquement, l'argument ne conclut
pas.
C'est donc sur le terrain de la logique que no js trans-
portons la difficulté; et ce terrain est le seul qui nous
soit abordable, la métaphysique divine ne nous étant
accessible que par voie de raisonnement logique. Or,
il faut ici rappeler un point essentiel de logique, déjà
exposé par Aristote. Les règles du syllogisme ne peu-
vent s'appliquer qu'aux propositions dans lesquelles
la prédication est formelle, c'est-à-dire dans lesquelles
le prédicat est contenu dans la définition du sujet.
Voici un exemple de prédication formelle : l'homme
est un animal raisonnable. La prédication matérielle
aurait lieu si le prédicat, bien qu'identique en réalité
au sujet, était cependant en dehors de sa raison for-
melle. Exemple : l'humanité est l'individualité de
Pierre; c'est vrai matériellement, mais cette indivi-
dualité propre à Pierre n'est pas formellement dans
le concept de l'humanité.
Or nos raisonnements ne portent sur les choses que
par l'intermédiaire des concepts qui représentent ces
choses. Donc, pour conclure dans un raisonnement à
l'identité de deux choses, il faut que ces deux choses
s Tient considérées suivant la même raison^foimelie;
autrement on ne serait plus en droit de conclure, parce
qu'on manque à cette première règle élémentaire du
syllogisme :
Terminus e;to triplex, merlius, majorque, minorque,
puisqu'il y a autant de termes différents que de raisons
formelles différentes.
Cela posé, nous concédons volontiers que le Père et
le Fils soient la même réalité que l'essence divine.
Mais dans cette proposition : le Père et le Fils sont
identiques à l'essence divine, la prédication est pure-
ment matérielle; car, de leur propre raison formelle,
Père et Fils n'impliquent que des relations d'origine,
paternité et filiation, et nullement l'essence divine. On
ne peut donc rien conclure du raisonnement objecté
et c'est pourquoi saint Thomas se contente de répondre
en quelques mots : « L'axiome allégué dans l'objection :
deux choses identiques à une troisième sont identiques
ent:e elles, est vrai quand il y a identité réelle et ra-
tionnelle fre et ratione) entre les choses comparées,
mais il est faux quand l'identité n'est que réelle et non
rationnelle. » Ia, q. xxvm, a. 3, ad lam.
Il faudrait donc ainsi rectifier l'objection : Il est
nécessaire que deux choses se distinguent entre elles
de la même façon qu'elles se distinguent d'une troi-
sième; de telle sorte que, si elles ne diffèrent de cette
autre chose que par une simple distinction de raison,
eiles ne doivent pareillement se distinguer entre elles
que par une simple distinction de raison. — Mais en-
core cette conclusion n'est légitime qu'à la condition
d'admettre qu'il n'y a pas plus d'opposition entre les
deux choses en question qu'entre chacune d'elles et la
troisième avec laquelle on les compare. Or, en Dieu, les
relations, dans leur raison formelle de rapports, sont
irréductiblement opposées entre elles, tandis qu'elles
n'ont aucune opposition avec l'essence, comme on l'a
expliqué plus haut.
Cette réponse, dira-t-on. n'est-elle pas absurde? Ne
revient-elle pas à dire qu'une seule et même réalité
peut constituer plusieurs réalités opposées entre elles?
Ce qui est pure contradiction. — Contradiction, soit,
s'il s'agissait d'absolu* opposés entre eux; mais lors-
qu'il s'agit de relatifs, l'essence même de leur relativité
s'oppose à ce que se vérifie cette contradiction. Les
relations, en effet, ne s'opposent entre elles que sui-
vant leurs rapports : il y a donc en Dieu une réelle mul-
tipTicité de rapports d'origine; mais la réalité absolue,
l'essence, qui, par identification avec les relations sub-
sistantes, devient leur titre à la réalité, ne s'oppose
pas à elle-même; elle reste en soi toujours une et iden-
tique. Il n'y a donc réellement aucune contradiction
dans le mystère de la Trinité, tel que la doctrine catho-
lique des relations subsistantes nous le fait atteindre.
S. Thomas, Summa tlieologica, la, q. xxvm; q. xxix,
a. 2 et I; Summa contra Génies, 1. IV, c. xiv; De potentia,
q, m, a. 1-6; q. ix, a. 1, 4; Compcndinm theologim, c. liii-
î vu; In /um Sent, dist. XXVI, q. il, a. 2; dist. XXXIII,
a. 1 ; Cf. dist. XXIII, n. 1, 3. Et les commentateurs, notam-
ment : Suarez, lie SS. Trinilalis mgsterio, 1. III et IV; Gonet,
(typais theologiie thomistica;, tract, vi. De sancla; l'rinitalis
mgsterio, disp. m; Billuart, Cursus tlicologiœ, Tractatus de
SS. Trinilalis mgsterio, dissertatio III; Salmanticenses,
Cursus Iheologiœ dogmalicee, De Trinitate, disp. IV-IX.
POUI la théologie positive : Petau, Dogmala tlieologica. De
Trinitale, surtout 1. IV, c. x-xn; T. de Rc«non, Éludes de
théologie positive sur la sainte Trinité, Pari*, 18!)2, surtout
t. I.
Ajoutez aux manuels cités nu cours de l'article : A. llor-
vâth, Metaplujsik der Relalionen, Graz, 1914; E. Commer,
Slrelflichtcr auj die Welt der Relationen, dans rivus Thomas,
1916, p. 120 sri.; P. Descoqs, Thomisme et scolaslique (Nou-
velle édition, Paris, 1935), appendice n, Sur la relation dans
l'être crée, p. 218-226.
A. Michel.
2157
RELIGIEUX. L'ETAT RELIGIEUX
2158
RELIGIEUX et RELIGIEUSES. — Cette étude
ne saurait constituer un traité complet de l'état reli-
gieux. Renvoyant, pour le détail, aux ouvrages spé-
ciaux indiqués dans la bibliographie, nous donnons
seulement dans ce Dictionnaire les éléments qu'un
théologien ne doit pas ignorer. I. Notion et aperçu
historique de l'état religieux. II. Définition et division
des religieux (col. 2163). III. Comment on devient reli-
gieux (col. 2170). IV. Comment on cesse de l'être
(col. 2177).
I. L'état religieux. — 1° Notion. — Selon l'éty-
mologie, l'état religieux est une forme particulière de
la vie chrétienne, dont le but est d'honorer Dieu de
façon plus parfaite. La religion étant une vertu qui
nous porte à rendre à Dieu le culte et les devoirs qui
lui sont dus, ceux que l'on appelle « religieux » se con-
sacrent librement et de façon stable à ce service divin
par des engagements plus stricts, dépassant l'accom-
plissement des simples préceptes. Le Code canonique
définit l'état religieux : « une manière stable de vivre
en commun, par laquelle des fidèles s'engagent à ob-
server non seulement les préceptes communs, mais
encore les conseils évangéliques, par les vœux d'obéis-
sance, de chasteté et de pauvreté. » Can. 487.
Quatre éléments constituent donc l'état religieux :
1. Il est d'abord un étal de vie, c'est-à-dire une condi-
tion qui, de par sa nature, n'est pas facilement sujette
à changement; une certaine stabilité ou immutabilité
lui est donc essentielle. Cf. Saint-Thomas, Sum. theol.,
IIa-IIie, q. clxxxiii, a. 1. Ainsi parle-t-on de l'état
matrimonial, de l'état sacerdotal. — 2. Cette stabilité
est assurée par les engagements que prennent librement
ceux qui embrassent cette condition; les vœux cons-
tituent pour eux une obligation morale dont ils ne
peuvent se libérer à leur gré. Voir Vœu. — 3. La stabi-
lité est encore confirmée par le caractère public et par-
fois solennel attaché à ces engagements. La profession
des trois vœux, reçue au nom de l'Église, manifeste
chez celui qui s'engage de la sorte l'intention de persé-
vérer dans l'état choisi, en même temps qu'elle cons-
titue une garantie officielle de la perpétuité de l'obli-
gation. — 4. Enfin, un dernier élément, positivement
requis par le droit ecclésiastique actuel, est la vie en
commun sous l'autorité d'un supérieur et selon une
règle approuvée. C'est seulement aux fidèles ainsi
groupés et organisés que l'Église reconnaît la qualité
de religieux avec les droits et devoirs qui en découlent.
L'approbation n'est pas, de sa nature, une condition
essentiel le à l'état religieux, puisqu'un particulier pour-
rait s'engager à la pratique des conseils évangéliques
par les trois vœux ordinaires de religion ; c'est pourtant
une formalité requise par le droit canonique depuis le
IVe concile du Latran (1215); auparavant, l'Église se
contentait d'une approbation générale plus ou moins
tacite.
Quant à la vie commune, elle est, selon la discipline
actuelle, une des conditions nécessaires à l'état reli-
gieux, can. 487; jadis, les anachorètes ont pu être de
vrais religieux, l'Église approuvant au moins en géné-
ral ce genre dévie; actuellement, il faut être incorporé
à une communauté. La cohabitation sous le même toit
avec une règle commune est également de droit posi-
tif, can. 594-606, mais souffre des exceptions : ainsi
les exclaustrés et les fugitifs ne cessent pas pour autant
d'être religieux ; de plus, le Saint-Siège peut approuver,
dans des circonstances spéciales, un institut dont les
membres n'habiteraient pas en commun et ne porte-
raient pas d'habit religieux.
L'état religieux est appelé aussi état de perfection,
pour le distinguer de l'état de vie ordinaire de ceux
qui se contentent d'observer les préceptes. Cf. Suarez,
De religione, IIe part., tract, vu, 1. I, c. i sq. ; Bouix, De
jure regularium, 1. 1, p. 4 sq. Ce n'est pas que les conseils
évangéliques, ainsi que le rappelle saint Thomas,
Ha- lias, q. clxxxiv, a. 1 sq., soient la perfection; celle-
ci réside avant tout dans la charité parfaite, laquelle
peut être réalisée en dehors de l'état de perfection,
ainsi que le firent nombre de saints. Mais les conseils
sont des moyens propres à faire atteindre plus libre
ment et plus facilement la perfection de la charité;
ils ne se superposent pas aux préceptes, mais tendent à
les faire observer de façon plus parfaite. Voir l'art.
Perfection, col. 1222 sq. L'état religieux n'est donc
pas un état de perfection acquise ou à communiquer
fexercendœ), comme l'épiscopat, mais plutôt une école
où l'on tend à l'acquérir ( acquirendse ) , où l'on s'exerce
à la pratiquer. Celui qui embrasse cet état s'engage
pour toujours et irrévocablement, au moins dans son
intention première (car sa volonté peut changer) et
selon les prévisions du législateur ecclésiastique, à
tendre par d'incessants efforts à se rapprocher du but,
la charité parfaite; cela est si vrai que certains auteurs
appellent les vœux temporaires à renouveler périodi-
quement « vœux virtuellement perpétuels ». Chelodi,
Jus de personis juxla Codicem, n. 243.
Ce souci continuel d'acquérir la perfection s'est
traditionnellement traduit dans l'Église chrétienne par
la profession des trois vœux qui correspondent aux
trois conseils évangéliques de pauvreté, de chasteté et
d'obéissance. Saint Thomas note justement, Ila-IIœ,
q. clxxxiv, a. 2-5, que l'état de perfection exige la sup-
pression de tous les obstacles qui s'opposent à la par-
faite charité; ces obstacles ont leur source dans la triple
concupiscence dont parle saint Jean, I Joa., n, 16,
et à laquelle s'opposent efficacement les trois conseils
évangéliques; c'est l'aspect négatif, si l'on peut ainsi
parler, de l'état de perfection : il déblaye la voie et
ouvre la route. 11 suppose en outre un élan positif,
un effort continu pour diriger les actions de l'homme
vers le but à atteindre, à savoir, la charité à posséder.
Enfin, prenant l'homme tout entier, il consacre tout
ce qu'il a et tout ce qu'il est au service de Dieu, faisant
de la créature raisonnable un holocauste à la divine
majesté. Or, sous tous ces aspects, l'observation des
trois conseils évangéliques est requise et suffit; la pro-
fession des trois vœux qui correspondent à ces conseils
donne à leur observance la stabilité qui convient.
Outre ces trois vœux essentiels, requis par la nature
des choses aussi bien que par le droit positif, d'autres
vœux peuvent être, dans certains ordres ou certaines
congrégations, ajoutés plus ou moins explicitement à
la profession, par exemple la promesse de se vouer au
soin des malades, à l'éducation de la jeunesse, à l'apos-
tolat en pays infidèles, etc. Ces vœux, dont la nature
est la même que la profession à laquelle ils sont inti-
mement liés, peuvent être simples ou solennels; leur
valeur et leur efficacité est celle même qui leur est
reconnue par l'Église. Toutefois, actuellement, le Saint-
Siège n'admet pas que, dans les nouveaux instituts,
les constitutions prévoient l'émission de vœux autres
que les trois accoutumés. Cf. S. C. Évèques et Rég.,
13 août 1887, 22 sept. 1892. Tous les autres vœux en
effet sont compris dans le vœu d'obéissance. Quant à
ce dernier il est fait, même dans les congrégations à
vœux simples, « tout d'abord et principalement au
souverain pontife »; le pape est en effet le premier
supérieur de tous les religieux, et ceux-ci sont tenus
de lui obéir même en vertu du vœu d'obéissance.
Can. 499.
2° Origine et histoire. — - Lorsqu'on parle d'état reli-
gieux proprement dit, c'est seulement dans le Nouveau
Testament qu'il faut aller en chercher la réalisation.
Antérieurement au Christ, les quelques figures que
nous offre la Bible ne sont, en dépit de leur relief, que
des esquisses, de timides ébauches. Au nombre des
saints personnages qui, au témoignage des Livres
2159
RELIGIEUX. L'ETAT RELIGIEUX
2160
saints, se retirèrent dans la solitude, soit pour vaquer
à la prière, soit pour se préparer à leur mission, on
peut citer les prophètes Élie et Elisée qui groupèrent
autour d'eux des disciples sur le Carmel, les naziréens,
et en dernier lieu saint Jean-Baptiste, « le prince des
anachorètes », comme l'appelle saint Jérôme. Cf. H. Le-
clercq, art. Cénobilisme, dans Dict. Arch. et Lit., t. il,
col. 3048 sq. ; Suarez, De religione, tr. vu, 1. III, c. i.
1. Le Christ et l'étal religieux. — C'est Notre-Seigneur
qui a institué l'état religieux dans sa substance en
posant les principes essentiels de la vie religieuse. Sans
contraindre personne, il a lancé aux âmes généreuses
un appel à la perfection en même temps qu'une invi-
tation à la pratique des conseils évangéliques : « Soyez
parfaits comme votre Père céleste est parfait. » Matth.,
v, 48. Sans doute, il y a une perfection commune qui
oblige tous les chrétiens : en observant les préceptes,
ils acquièrent cette ressemblance avec Dieu qui est
dans la charité. C'est la voie ordinaire que le Maître
commence par montrer au jeune homme : « Si tu veux
entrer dans la vie, observe les commandements. »
Matth., xix, 17. A ceux qui veulent faire davantage
et qui, comme le jeune homme, demandent : « Que me
reste-t-il à faire? Que me manque-t-il? », le Maître
répond : « Si tu veux être parfait, va, vends ce que
tu possèdes, donne-le aux pauvres et tu auras un
trésor dans le ciel; puis, viens et suis-moi. » Ibid., 21.
Cf. Matth., xvi, 24; Marc, vin, 34; Luc, ix, 23. On
peut trouver dans les textes du Nouveau Testament
qui nous rapportent ou les paroles du Sauveur et celles
de saint Paul, ou la manière de vivre du Maître et des
Apôtres, l'indication substantielle des trois conseils
évangéliques de pauvreté, chasteté et obéissance, qui
constituent l'essence même de l'état religieux :
a) Le Christ en effet fait l'éloge solennel de la pau-
vreté dans le discours sur la montagne, en proclamant
bienheureux ceux qui ont l'esprit de cette vertu,
Matth., v, 3; Marc, x, 23; Luc, vi. 20; ailleurs il
montre le danger des richesses, Matth., xix, 23; xxv,
35; xxvi, 11; et invite ceux qui veulent le suivre à
s'en détacher. Matth., xix, 21; Luc, xvm, 18. Lui-
même donne l'exemple du détachement, « n'ayant pas
où reposer sa tête ». Luc, ix, 58; Matth., vm, 20. Il
mène avec ses apôtres une vie pauvre, vivant de cha-
rité. Joa., xn, 6; Matth., xxvn, 55. Les premiers chré-
tiens imitèrent cette manière de vivre du Sauveur,
vendant leurs biens et mettant leurs ressources en
commun. Act., il, 45; iv, 34; v, 1-12.
b) Pour la chasteté, le Christ lui-même en avait
vanté les avantages « en vue du royaume des cieux »,
Matth., xix, 12; les cœurs purs avaient été proclamés
bienheureux. Matth., v, 8; xxn, 30; Luc, xx, 34.
Après le Christ, saint Paul avait insisté sur la nécessité
de mortifier ses sens, Rom., vm, 12-13; Gai., v, 17 sq. ;
il montre aux Corinthiens l'excellence de la virginité,
sa supériorité sur l'état de mariage. I Cor., vu, 6-8,
25, 35, 38.
c) Enfin le Christ a donné lui-même l'exemple de
l'obéissance à son Père et cela « jusqu'à la mort et la
mort de la croix ». Phil., Il, 8; Luc, x, 21 ; Joa., vm,
29. A ceux qui veulent le suivre il indique la voie du
renoncement, donc de l'obéissance, Matth., xvi, 24;
c'est la voie qu'il a suivie lui-même, Rom., xv, 3, et
dans laquelle il engage tous ceux qui aspirent à la
perfection. Matth., xix, 21. Cf. S. Thomas, Sum. theol.,
II&-II», q. clxxxvi, a. 5, sed contra; a. 8, ad lum. Et
dans l'esprit du Maître cet engagement à la pratique
des conseils évangéliques n'est pas seulement chose
temporaire, il est envisagé comme perpétuel et irrévo-
cable, comme le sont les vieux de religion. Cf. Luc,
ix, 60-62; xvm, 28-30. Suarez, De religione, tract, vu,
1. II, c. ii ; 1. III, c. ii, n. 5; 1. VIII, c. i; 1. IX. c. i sq.
L'examen de ces textes montre surabondamment
qu'il n'est point nécessaire, pour expliquer l'introduc-
tion du monachisme etde la vie religieuse dans l'Église,
d'avoir recours à de prétendus emprunts faits aux
« frères de Sérapis », au bouddhisme ou au néoplato-
nisme. Cf. Dom Besse, art. Monachisme, dans le Dict.
Apol., t. m, col. 860.
Faut-il dire, avec quelques auteurs, que le Christ
en appelant ses apôtres et en les groupant autour de
lui en collège a fondé le premier ordre religieux avec
vœux? Suarez l'affirme, mais sans preuve, loc. cit.,
1. III, c. ii, n. 9. C'est là une pure hypothèse qui, pour
n'être pas impossible ou improbable, n'a pour elle au-
cun argument historique direct et probant. On peut
concéder que les apôtres, comme les évêques leurs suc-
cesseurs, ont été constitués dans un état de perfection
à communiquer (perfectionis exercendœ), ce qui suppo-
sait chez eux la pratique d'au moins quelques conseils,
mais non pas nécessairement celle des trois conseils,
en particulier du conseil de pauvreté, et de celui
d'obéissance. Cf. Bouix, De jure regularium, t. i,
p. 35 sq. Il reste vrai cependant que, par ses paroles
comme par ses exemples, le Christ a posé les principes,
établi les bases de la vie religieuse. Saint Thomas ne
craint pas d'affirmer que « c'est aux disciples de Notre-
Seigncur que remonte tout ordre religieux ». Il dit
ailleurs que « les apôtres firent profession de ce qui se
rapporte à l'état religieux quand ils quittèrent tout
pour suivre Jésus-Christ ». Ila-II16, q. clxxxviii, a. 7;
q. lxxxviii, a. 4, ad 3um.
Ce que Notre-Seigneur a institué, c'est l'état reli-
gieux dans sa substance et ses grandes lignes; c'est
seulement dans ce sens que cet état peut être dit de
droit divin ou, plus exactement, d'institution divine :
Status religiosus secundum se et quoad substanliam
suam ab ipso Christo Domino immédiate traditus et
instilulus fuit alque ita dici polest esse de jure divino
non prsecipienle, sed consulenle. Hsec est sentenlia
omnium catholicorum recle sentientium, dit Suarez, loc.
cit., 1. III, c. ii, n. 3; et il cite à l'appui : saint Thomas,
Ha-IIœ, q. lxxxviii, a. 4; Bellarmin, De monachis,
1. II, c. v, n. 25, etc. Cette institution divine ne com-
porte pas seulement une exhortation théorique à em-
brasser l'état religieux, elle confère encore à l'Église
un véritable pouvoir d'établir, d'administrer et de
supprimer des ordres religieux, indépendamment du
pouvoir civil. C'est encore en vertu de ces pouvoirs
divins que l'Église a la faculté d'approuver, par l'or-
gane du Souverain Pontife ou du concile œcuménique,
de façon définitive un institut religieux, d'admettre
ou de réprouver certaines formes de vœux, d'établir
certaines incapacités ou inhabiletés, de dispenser des
vœux, même des vœux solennels, d'imposer la réforme
aux instituts relâchés, etc. Quant aux dernières déter-
minations concernant le genre de vie, les conditions du
noviciat ou de la profession, le costume, elles relèvent
du droit purement ecclésiastique et sont variables
selon les temps et les lieux.
2. Les développements de l'étal religieux. — Les
exhortations du Christ aussi bien que ses exemples ne
pouvaient rester vains et sans effet; aussi, la grâce
divine aidant, c'est à toutes les époques de l'histoire de
l'Église que l'on voit des fidèles des deux sexes suivre
les conseils évangéliques sous des formes diverses; on
peut donc dire que l'état religieux, en tant qu'il cons-
titue une profession publique des conseils et qu'il
manifeste extérieurement la sainteté de l'Église, est
en quelque sorte indéfectible. Cf. Bouix, De jure regu-
larium, éd. de Paris, 1876, t. i, p. 172.
Ce n'est pas que l'étal religieux complet, avec ses
trois vœux, ait existé dès les premiers temps de l'Église,
même comme une organisation embryonnaire; aucun
document ne nous révèle quelque chose de semblable.
Mais nous savons de façon certaine que, dès l'âge
Jllil
RELIGIEUX
2162
apostolique, les conseils évangéliques ont été mis en
pratique, à l'imitation du Maître et de ses premiers
disciples. Et c'est seulement en ce sens qu'il faut inter-
préter les paroles de saint Bernard : « L'ordre religieux
a existé le premier dans l'Église, ou plutôt, c'est par
lui qu'a commencé l'Église,... les apôtres en ont été
les premiers maîtres. » Apol. ad Guillem., c. x, P. L.,
t. clxxxii, col. 912. Les Actes des Apôtres nous offrent
en effet des exemples du vœu de continence, Act.,
xvm, 18, xxi, 23 sq. ; celle-ci était pratiquée par des
hommes et aussi par des femmes, notamment par des
veuves. I Tim., v, 11-12. Cf. Eusèbe, Hist. eccl, 1. III,
c. xxix; S. Ignace, Ep. ad Pohjc, c. v, n. 1, P. G.,
t. v, col. 724; Tertullien, De velandis uirginibus, c. xi,
P. L., t. ii, col. 904; De exhort. caslitalis, xi, ibid.,
col. 926. La seule pratique de la chasteté, même confir-
mée par un vœu, ne suffisait pas à constituer l'état
religieux, mais c'était un acheminement; et il reste
vrai que, dès les premiers siècles, les vierges formaient
dans l'Église un ordre distinct, ayant une place réser-
vée dans le lieu saint; la liturgie du vendredi saint a
conservé le souvenir de cette antique discipline : dans
la troisième oraison, les vierges sont nommées après
les confesseurs.
A partir du ine siècle, on voit apparaître une autre
ébauche de la vie religieuse sous la forme de Vaseé-
tisme. Les déserts de l'Egypte servirent de refuge aux
premiers ermites, moines ou anachorètes, qui quittè-
rent le monde pour mener dans la solitude une vie de
prière et de mortification, laquelle n'excluait pas le
travail des mains. La persécution de Dèce (249-251),
qui obligea les fidèles à fuir et à se cacher, ne fut sans
doute pas étrangère au succès de la vie érémitique. Le
plus ancien de ces anachorètes aurait été, au dire de
Jérôme, saint Paul de Thèbes, surnommé le premier
ermite (né vers 234); parmi ses imitateurs, le plus célè-
bre fut saint Antoine (251-356), auquel on peut ad-
joindre saint Hilarion (f 371); à leur suite, les solitudes
de l'Orient se peuplèrent de moines dont quelques-uns
commencèrent même à se grouper en société. Mais le
véritable organisateur de la vie cénobitique et l'auteur
de la règle la plus ancienne est saint Pacôme (f 346).
Les premiers fondements de l'état religieux étaient
jetés; chez les cénobites primitifs, il n'est pas question
de vœux solennels, mais la pratique des trois conseils
évangéliques est de règle. Avant la fin du ivc siècle,
saint Basile (f 379) avait conduit, en Asie mineure,
l'institution monastique à une rare perfection et il
l'avait dotée, par imitation de la règle pacômienne,
d'une règle pleine de prudence et de douceur, que sui-
vent aujourd'hui encore les moines d'Orient, uniates
et schismatiques. Vers la même époque, saint Augustin
avait fondé un monastère pour la vie commune de ses
clercs.
D'Orient, la vie religieuse passa en Occident, prin-
cipalement en Gaule, par suite des relations que ce
pays eut avec les prélats d'Orient exilés, en particulier
avec saint Athanase; la diffusion de la vie de saint
Antoine provoqua sur notre sol une floraison de monas-
tères avec des maîtres célèbres comme saint Hilaire ou
saint Martin de Tours. Mais le véritable père de la vie
monastique en Occident fut saint Benoît de Nursie
(t 543). Vers la fin du ve siècle, il écrivit sa règle qui
par sa sagesse et sa discrétion s'imposa peu à peu dans
la plupart des monastères, surtout en Gaule. Elle finit
même par supplanter celle de saint Colomban, plus
austère et moins précise, qui avait connu au vie siècle
une diffusion non négligeable, grâce aux nombreuses
fondations du moine irlandais. C'est à partir de saint
Benoît que l'on voit apparaître dans la règle monas-
tique le vœu de stabilité; les autres vœux de religion
prennent aussi un caractère officiel, d'où sortira plus
tard ce que les canonistes ont appelé la solennité des
vœux. 11 faut signaler aussi, peu après l'introduction
de la règle de saint Benoît, l'apparition de l'exemption
plus ou moins complète de la juridiction épiscopale.
Ce fut d'abord un privilège concédé par l'évêque ou
les princes ou, plus tard, découlant du fait que le mo-
nastère s'était placé sous l'autorité immédiate du sou-
verain pontife. A partir du xnc siècle ce qui était privi-
lège devint la condition commune des monastères;
mais les abus qui s'ensuivirent amenèrent les papes à
restreindre les limites de l'exemption. Cf. Conc. de
Trente, sess. xxiv, De réf., c. xi.
Le succès de la règle bénédictine fut considérable;
il n'y eut, durant des siècles, pas d'autre loi du mona-
chisme en Occident, encore que les formules en fussent
diverses. Parmi les modifications apportées à la forme
de vie religieuse primitive, une des plus saillantes, et
aussi des plus importantes pour l'orientation future
de l'ordre, fut le passage des moines à l'état clérical :
d'où une diminution du travail manuel et une part de
plus en plus grande faite à l'office divin et à la liturgie.
En même temps, se dessinait un autre mouvement en
vue de l'unification. D'après les principes posés par
saint Benoît, chaque monastère constituait une famille
indépendante sans aucun lien juridique avec les autres
communautés similaires et sans supérieur général. Il
ne saurait donc être question pendant de longs siècles
de l'ordre bénédictin. La réforme monastique du
ixe siècle eut surtout pour but d'imposer à tous les
moines la pratique uniforme de la règle de saint Be-
noît. C'est plus tard que naissent des groupes de
monastères, que l'on peut appeler des congrégations,
soit aux fins de ramener la discipline à l'antique
rigueur, soit en vue de procurer une plus grande unité
sociale. La plus importante de ces réformes fut celle de
Cluny, à laquelle présida saint Odon, deuxième abbé
de ce monastère (927-941); du xe au xne siècle cette
puissante congrégation unifia l'observance bénédictine
dans une grande partie de l'Occident. A côté des
réformes, il y eut des réactions contre la conception
bénédictine de l'état religieux : si l'on conserve l'esprit
de la règle, on y fait de telles modifications que ce sont
vraiment de nouveaux ordres qui se fondent avec une
tendance marquée pour la vie érémitique. A cette caté-
gorie appartiennent les camaldules, fondés par saint
Romuald (f 1027), les vallombrosiens, fondés par
saint Jean Gualbert (f 1073), les chartreux fondés en
1084 par saint Bruno. Un peu plus tard les cisterciens,
moines blancs, sont fondés par saint Robert en 1098,
mais le grand promoteur fut saint Bernard (f 1153).
Dans ce même xne siècle, il faut signaler la naissance
de véritables congrégations de chanoines réguliers qui
adoptèrent substantiellement la forme de vie et les
règles de l'état religieux. Parmi ces familles de clercs
qui subsistent encore aujourd'hui, signalons les cha-
noines du Latran et les prémontrés, dont le fondateur
fut saint Norbert, en 1 120.
C'est encore vers cette époque qu'il faut placer la
création des ordres militaires, dans un but de charité,
soit pour protéger les pèlerins de Terre sainte ou dé-
fendre les fidèles aux marches de la chrétienté, soit
pour l'exercice de l'hospitalité. Le plus célèbre, celui
des templiers ou des pauvres soldats du Christ, fut
fondé en 1128; il fut supprimé par Clément V au
concile de Vienne (1312). Deux subsistent encore de
nos jours : l'ordre de Saint- Jean-de- Jérusalem ou des
chevaliers de Malte, qui est le premier en date (1118),
et l'Ordre des chevaliers teutoniques, qui remonte à
l'an 1190. Ils ont conservé l'essentiel de l'état religieux,
mais ont orienté leur activité vers des buts nouveaux.
Au xme siècle, on assiste à l'efflorescence extraordi-
naire des ordres dits mendiants : franciscains, domi-
nicains, cannes, ermites de saint Augustin. Afin de
modérer cette ardeur à fonder des instituts nouveaux
2163
RELIGIEUX. DEFINITION
2164
et pour éviter la confusion qui pouvait en résulter, le
IVe concile du Latran (1215) interdit la fondation de
nouveaux ordres mendiants. Le IIe concile de Lyon
(1274), voyant que ce décret avait pratiquement été
méconnu, supprima tous les ordres fondés illégitime-
ment depuis 1215 et non approuvés par le Saint-Siège;
il voua même à l'extinction la plupart de ceux qui
avaient reçu cette approbation, à l'exception des
quatre grands ordres susnommés.
Les ordres de femmes s'étaient développés parallè-
lement à ceux d'hommes; on y suivait une règle ana-
logue et les religieuses étaient soumises à la juridiction
des prélats réguliers. Au xvie siècle, le pape saint Pic V,
voulant enrayer la multiplication des instituts qui
menaçait de jeter la confusion dans l'Église, ordonna,
en 1566 et 1568, la suppression de toutes les congré-
gations de femmes érigées sans clôture et sans vœux
solennels. Ces mesures étaient, au dire de Cajétan,
trop radicales, cf. Suarez, op. cil., tract, vu, 1. II,
c. xvi, n. 4 sq.; aussi ne furent-elles pas appliquées
à la lettre : quelques instituts échappèrent. Bientôt
une tolérance s'établit et les congrégations à vœux
simples se multiplièrent sous la forme de tertiaires
régulières à côté des grands ordres.
A partir du xvne siècle, on vit se fonder un bon
nombre de congrégations absolument indépendantes
des anciens ordres : frères de la Doctrine chrétienne,
de saint Jean-Baptiste de la Salle, passionistes.rédemp-
toristes, etc.; chez les femmes, les visitandincs, les
filles de la Charité, pour ne citer que les plus illustres.
Les nouveaux besoins de l'Église avaient amené au
xixe siècle une expansion considérable des instituts à
vœux simples consacrés aux œuvres d'enseignement
et de charité; Léon XIII, par la Constitution Condilœ,
8 décembre 1900, régla les droits et devoirs respectifs
des Ordinaires et des autorités religieuses dans les
congrégations de droit diocésain ou de droit pontifical.
Puis, afin de guider les fondateurs et les évêques dans
l'érection de nouveaux instituts, la S. C. des Évêques
et Réguliers publia un règlement ou Normœ (28 jan-
vier 1901) concernant les nouvelles fondations. Après
la promulgation du Code, qui est aujourd'hui la prin-
cipale source du droit des réguliers, can. 492-672, de
nouvelles Normœ ont été publiées (6 mars 1921) par
les soins de la S. C. des Religieux, précisant la légis-
lation en cette matière complexe; enfin, de nouveaux
décrets, émanant de la même Congrégation viennent, à
intervalles plus ou moins rapprochés, compléter et
mettre à jour la discipline concernant la vie religieuse.
Cf. Creusen, Religieux et religieuses d'après le droil
ecclésiastique, 4e éd., p. 4, n. 3.
II. Définition et division. — 1° Définition des
termes. - — La signification des différents termes en
usage pour désigner les diverses formes de la vie reli-
gieuse a fort évolué au cours des âges. Aussi consta-
tait-on jadis des hésitations, parfois même le désac-
cord, chez les auteurs traitant cette matière. La juris-
prudence ecclésiastique n'était d'ailleurs pas toujours
logique avec elle-même et n'employait pas les mots
dans un sens uniforme. Pour mettre fin à ces flotte-
ments qui souvent engendraient la confusion, le Code
canonique a donné des différents termes en usage une
définition officielle et précise qu'il n'est plus permis
d'ignorer, et à laquelle désormais écrivains et com-
mentateurs devront se tenir. Cf. can. 488.
1. Religion. — Avant le Code, le mot religion (en
latin religio, surtout si on y ajoutait le qualificatif
jormalis) était une appellation réservée aux familles
religieuses à vœux solennels. Le terme institut avait
au contraire une portée générale et servait à désigner
n'importe quelle famille religieuse, soit à vœux simples
soit à vœux solennels. Aujourd'hui, les deux tenues
sont synonymes et ont tous deux une signification
générique; on les emploie indifféremment l'un pour
l'autre, du moins en français. Le Code définit une reli-
gion : « une société, approuvée par l'autorité ecclé-
siastique légitime, dont les membres, conformément
aux lois propres de cette société, émettent des vœux
publics, perpétuels ou temporaires ■ — ces derniers
devant être renouvelés quand le temps est écoulé —
et tendent ainsi à la perfection évangélique. » Cette
définition convient également à l'institut religieux,
expression plus couramment employée en français que
le terme religion, encore qu'elle ne se trouve pas dans
le Code.
2. Le titre d'ordre religieux est réservé aux religions
dans lesquelles les membres, ou seulement quelques-
uns d'entre eux, selon les règles ou constitutions,
émettent des vœux solennels. Le fait que, dans un
institut, certains religieux ne prononcent que des vœux
simples (par exemple dans la Compagnie de Jésus), ne
l'empêche pas d'être un ordre au sens strict. C'est
d'ailleurs une règle imposée par Pie IX, 19 mars 1857,
à tous les ordres d'hommes, et par Léon XIII, 3 mai
1902, à tous les ordres de femmes, que tous les sujets
émettent, avant la profession solennelle, une profession
simple et même temporaire.
Un institut dans lequel ne sont émis que des vœux
simples, soit temporaires, soit perpétuels, est à pro-
prement parler une congrégation; on dit habituelle-
ment congrégation religieuse, pour la distinguer des
congrégations romaines. On se gardera également de
confondre cette expression avec la dénomination de
congrégation monastique, qui sert à désigner « le grou-
pement ou réunion d'un certain nombre de monas-
tères indépendants sous un même supérieur ». Ces
groupements affectent les monastères eux-mêmes en
tant que personnes morales et non les religieux en tant
qu'individus; leur but est de conserver la régularité de
l'observance et d'éviter le relâchement grâce aux vi-
sites faites par le supérieur de la congrégation, sans
préjudice de l'autonomie des maisons particulières.
Ainsi sont organisées les anciennes congrégations
françaises d'ursulines, par exemple celle de Bordeaux,
etc. De même les congrégations bénédictines du Mont-
Cassin, de Solesmes, de Beuron; ces dernières sont, de
plus, unies en une fédération sous la présidence d'un
abbé-primat qui réside à Rome.
3. Une religion est dite exemple lorsqu'elle est sous-
traite à la juridiction de l'Ordinaire du lieu. L'exemp-
tion appartient de droit commun à tous les ordres reli-
gieux d'hommes et de femmes, pourvu que, s'il s'agit
de femmes, les moniales soient soumises à des supé-
rieurs réguliers. Can. 615 et 488, 7°. Cependant les mo-
niales de France et de Belgique, qui n'ont plus les
vœux solennels, ne jouissent pas de l'exemption. Les
simples congrégations religieuses ne sont pas exemptes
de droit; certaines d'entre elles bénéficient pourtant
de l'exemption, en vertu d'un induit ou d'une conces-
sion spéciale : de ce nombre sont les ridemptoristes,
les passionistes, etc.
4. Les instituts religieux sont de droil pontifical ou
de droil diocésain. Sont de droit pontifical ceux qui ont
obtenu du Saint-Siège l'approbation, ou du moins le
« décret de louange». Ceux qui, érigés par les évêques,
n'ont pas obtenu ce décret sont dits de droit diocésain.
5. On appelle religion cléricale ou « institut de clercs »
une religion dont la plupart des membres sont prêtres
ou se destinent à la prêtrise; sinon, la religion est dite
laïque. Il faut remarquer cependant que le nombre des
religieux clercs ou laïcs ne suffit pas à lui seul à déter-
miner le caractère d'un institut; on tient compte pra-
tiquement de la prépondérance donnée aux uns ou aux
autres dans le gouvernement : ainsi, une religion garde
le titre de « cléricale », même si les prêtres ou les clercs
y sont moins nombreux que les frères laïcs, pourvu que
2165
RELIGIEUX. DEFINITION
2166
les premiers conservent la part principale dans le gou-
vernement. Ainsi en est-il des frères de Saint-Vincent
de Paul, des marianistes (fondés par le P. Chaminade).
Inversement une religion est dite « laïque », même si
parmi ses membres se trouvent quelques prêtres char-
gés du service religieux, lesquels prêtres d'ailleurs ne
prennent, sauf dispense spéciale, aucune part dans le
gouvernement de l'institut; tels les frères de Saint-
Jean de Dieu.
6. Maison religieuse est un terme absolument géné-
ral qui sert à désigner tout domicile particulier d'une
religion. Maison de réguliers indique la maison d'un
ordre. Maison formée désigne une maison religieuse
dans laquelle résident au moins six religieux profès,
dont quatre au moins sont prêtres s'il s'agit d'une
religion cléricale. Pour les instituts de frères ou de reli-
gieuses, les exigences du droit sont différentes : il n'est
pas requis que la majorité des membres demeurant
dans la maison appartiennent à la catégorie de ceux
qui peuvent gouverner l'institut; on admet pratique-
ment que trois religieuses professes de chœur et trois
professes converses suffisent à constituer une maison
formée.
Le Gode se sert parfois du mot monastère pour dési-
gner certaines maisons religieuses. Le terme s'applio"0
non seulement aux maisons de moines ou de moniales
(can. 494-497, 512), mais encore à des établissements
religieux « sui juris». Can. 632. Juridiquement parlant
(et quoi qu'il en soit de l'usage vulgaire}, l'appellation
de monastère est réservée aux maisons d'un ordre reli-
gieux et ne saurait être employée pour désigner celle
d'un simple institut. La S. C. des Religieux a l'habi-
tude de supprimer ce terme lorsqu'elle le rencontre
dans les constitutions d'un institut à vœux simples
que l'on soumet à son approbation.
Les monastères d'hommes sont aussi appelés abbayes
lorsqu'à leur tête se trouve un abbé.
Le terme courent désigne proprement une maison de
religieux mendiants, encore que dans le langage cou-
rant il ait une acception plus large. — De plus, beau-
coup de maisons religieuses tirent leur nom de leur
destination; on dit un noviciat, un collège, une rési-
dence. La maison généralice est celle qui sert de rési-
dence au supérieur général. Chez les religieuses, on
l'appelle aussi maison-mère, même si cette maison
n'est plus le berceau de la communauté.
L'expression maison filiale est susceptible de plu-
sieurs significations : au sens le plus large, elle désigne
toute maison qui tire son origine d'une autre d'où elle
a essaimé, sans que pourtant cette (iliation implique
aucune dépendance. Au sens moins large, les maisons
filiales sont toutes celles qui dépendent de quelque
manière d'une maison centrale, maison-mère ou mai-
son généralice. Au sens strict (qui e<-t le sens usité dans
les documents émanant de la S. C. des Religieux,
cf. Acta ap. Sedis, t. xvi, 1924, p. 95), une maison filiale
est une maison religieuse totalement dépendante d'une
autre à laquelle elle est rattachée de tellesorte qu'elle
ne forme pas une communauté distincte quant aux
biens et quant au gouvernement; telle est souvent la
condition des nouvelles fondations qui n'ont pas en-
core des religieux en nombre suffisant ni les ressources
nécessaires à leur subsistance; c'est aussi le cas, dans
certains ordres, des fermes établies avec trois ou quatre
religieux pour les faire valoir, et aussi des simples
prieurés; il faut en dire autant, pour certaines congré-
gations, des écoles, ouvroirs, dispensaires où quelques
religieuses sont détachées de façon permanente ou
seulement intermittente.
7. La province est le groupement, sous un supérieur
unique, de plusieurs maisons appartenant au même
institut religieux. Cette division administrative, qui
porte parfois le nom de vicarie, circarie, district, avant
DICT. DE THÉOL. CATHOL.
l'organisation définitive en province, marque une dé-
pendance très étroite des supérieurs locaux et de leurs
maisons vis-à-vis du supérieur provincial. Cette orga-
nisation hiérarchique se rencontre dès le xme siècle
dans les ordres franciscain et dominicain.
Un monastère indépendant (sui juris) est une mai-
son religieuse dont le gouvernement intérieur est au-
tonome; cette autonomie est incompatible avec l'or-
ganisation en province dont on vient de parler; elle
n'exclut pas cependant la dépendance d'un généralat
même à pouvoirs très étendus, comme c'est le cas pour
les chartreux et les camaldules. En général, les monas-
tères de moniales sont indépendants; toutefois les pou-
voirs de l'abbesse ou de la prieure sont limités par
ceux que le droit reconnaît aux Ordinaires et aux supé-
rieurs réguliers dont dépendent ces monastères.
8. D'après la définition donnée par le Code, le nom
générique de religieux convient à tous ceux qui ont
émis des vœux dans un institut quelconque, can. 488,
7°; les novices, à strictement parler, n'ont pas droit à ce
titre, à moins que l'on ne dise « les religieux novices ».
On appelle religieux de vœux simples ceux qui ont fait
profession (temporaire ou perpétuelle) dans une congré-
gation, — et réguliers ceux qui ont fait profession
se:* r,e vœux simples soit de vœux solennel , '::::., un
ordre. Avant le Coùe.ie icimc » leligicux » était, dans
son sens strict, réservé aux seuls réguliers; aujour-
d'hui il a, de par le droit, une signification tout à fait
générale. Une déclaration solennelle de Grégoire XIII.
25 mai 1584, reconnut la qualité de réguliers à tous les
membres de la Compagnie de Jésus, même aux scol as-
tiques et aux coadjuteurs qui ne font que des vœux
simple. Constit. Ascendenle Domino.
Les sœurs sont des religieuses à vœux simples. Les
moniales sont des religieuses à vœux solennels; ce der-
nier terme désigne aussi, sauf si le contexte ou la na-
tuie des choses indiquent le contraire, les religieuses
appartenant à un institut à vœux solennels, mais dent
les vœux sont simples dans certaines régions, en vertu
d'une prescription du Saint-Siège. Le mot « religieuses »
est général et peut désigner des sœurs ou des moniales.
Sont moniales au sens du droit : les bénédictines,
clarisses, colettines, certaines chanoinesses de Saint-
Augustin, les carmélites, les dominicaines du sec< nd
ordre, les ursulines (celles qui fuient fondées avant la
Révolution), les visitandines, etc.. Bien que, depuis le
début du xixe siècle, les membiesde ces instituts ne
puissent plus en France (Nice et la Savoie exceptées)
et en Belgique émettre des vœux solennels, le droit
leur conserve le titie de moniales. De plus, un déciet
de la S. C. des Religieux, en date du 23 juin 1923. les
autorise à demander au Saint-Sièi_e la faculté d'émet-
tre à nouveau la profession solennelle qui est de règle
d'après leurs constitution'- ; leur clôture devient alors
papale. — Aux Etats-Unis, les vœux solennels ne sont
autorisés pour les femmes que dans quelques monas-
tères de la Visitation.
9. Les supérieurs majeurs sont, aux teimes du Code :
l'abbé-primat, l'abbé supérieur d'une congrégation
monastique, l'abbé d'un monastère autonome même
affilié à une congrégation monastique, le supérieur
général d'une religion, le provincial, leurs vicaires et
tous ceux qui possèdent une autorité semblable à celle
des provinciaux (comme sont, par exemple, les visi-
teurs dans certains ordres).
Ce qui est dit dans le droit au sujet des religieux
s'applique aussi aux religieuses, à moins que le
contexte ou l'objet n'y contredisent évidemment. Mais
la réciproque n'est pas vraie. Can. 490.
10. A côté des instituts religieux proprement dits,
il existe des sociétés soit d'hommes soit de fcmir.es dont
les membres vivent en commun à la façon des religieux
sous l'autorité d'un supérieur et selon des constitu-
T.
XIII. — 69.
2167
RELIGIEUX DIVISION
2168
t ions approuvées, mais sans être liés par des vœux. Le
Code les assimile souvent aux religieux, bien que ce
nom ne leur onvienne pas à proprement parler. Ces
sociétés peuvent être cléricales ou laïques, de droit
pontifical ou de droit diocésain. Citons parmi elles les
oratoriens, sulpiciens, pères blancs, filles de la charité
de Saint-Vincent-de-Paul, etc..
11. En termes de droit ecclésiastique, on réserve le
nom de règle à l'ensemble des principes ou normes de
vie selon la perfection évangélique, qui furent propo-
sés à leur disciples par les premiers organisateurs delà
vie religieuse; c'est dans ce sens que l'on parle de la
règle de Saint-Benoit, de Saint-Basile, etc. Les cons/i-
tulions sont les lois ou prescriptions particulières aux
divers instituts qui se rattachent à une même règle. La
règle sert donc souvent de fondement aux constitu-
tions; toutefois, depuis le xvie siècle, beaucoup d'ins-
tituts ne suivent aucune des anciennes règles et n'ont
d'autre norme que les constitutions pour diriger leur
activité. Dans le langage courant on confond souvent
règle et constitutions, bien que la distinction juridique
subsiste, même après le Code.
Aux constitutions viennent souvent s'ajouter le
directoire et le coutumier. Dans le premier sont déve-
loppés les principes ascétiques dont s'inspire l'institut.
Le second est un recueii où sont détaillées les actions
quotidiennes, la réglementation propre à certains
jours ou à certains offices.
2° Division des religieux. — ■ Tous les instituts reli-
gieux, si nombreux et si variés dans l'Église, se res-
semblent quant à la substance. Ils ont même but pre-
mier et général : s'efforcer d'aimer davantage Dieu et
le prochain, imiter et suivre le Sauveur, modèle divin
propisé aux hommes; [mêmes moyens essentiels :
renoncer publiquement au siècle par la profession des
trois voeux, qui consacrent l'homme tout entier au ser-
vice de Dieu.
La diversité des religions ne peut donc venir que
d'un but secondaire et particulier poursuivi, ou bien
de moyens spéciaux mis en œuvre pour atteindre ce
but. Cf. Sum. theot., lla-ll^, q. clxxxviii, a. 1. Les
causes qui sont à l'origine de cette diversité sont d'or-
dres différents : i;i c'est un'essai de réforme, de retour à
l'esprit primitif qui a créé un nouvel institut; là ce
sont des besoins nouveaux de l'Église ou de la société
qui ont fait surgir une fondation; d'autres fois on a
voulu répondre à des exigences ou aspirations spiri-
tuelles qui ne trouvaient pas leur satisfaction dans les
formules existantes, ou bien encore, on s'est adapté à
des dispositions physiques de tempéraments qui deman-
daient un adoucissement des règles anciennes. A vrai
dire, ces divergences sont souvent plus accidentelles
que substantielles, et la distinction entre les divers ins-
tituts religieux est moins une question d'espèce qu'une
question de nombre et de régime ou gouvernement.
Cf. Suarez, op. cil., tr. ix, 1. I, c. i, n. 6.
Cette variété des formes de la vie religieuse, surpre-
nante au premier abord, ne doit cependant pas nous
étonner. Elle est un signe de l'extraordinaire fécondité
de l'Église qui, en proposant à ses fidèles un modèle
infiniment parfait, les laisse libres de s'attacher à l'as-
pect qui convient le mieux aux forces, au tempéra-
ment et aux besoins de chacun. Pour les uns c'est l'es-
prit d'oraison ou de pénitence, pour d'autres les œuvres
de miséricorde spirituelle ou corporelle, pour d'autres
enfin le zèle pour la conversion des pécheurs, des infi-
dèles, des hérétiques, pour l'instruction et l'éducation
de la jeunesse, etc.. Sons doute, celte variété, si rai-
sonnable et même si souhaitable, pourrait facilement
tourner à l'excès si elle n'était maintenue dans de
jus les limites; aussi l'Église ne se f;iit pas faute de répri-
mer dans le présent, comme dans le passé, la multipli-
cation abusive des instituts. Cf. Décret., 1. III, tit.
xxxvi, c. 9; 1. III, tit. xvn, cap. unie, in Sexto. C'est
ainsi qu'en 1897 la S. C. des Évêques et Réguliers a
adopté des règlements très sages pour prévenir une flo-
raison par trop exubérante de nouveaux instituts. Un
décret de Pie X, Dei prouidenlis, 16 juillet 1906, fit aux
Ordinaires une obligation d'obtenir la permission du
Saint-Siège avant d'autoriser ou d'approuver une
nouvelle fondation. Dans le même sens le canon 492
exige que les évêques avertissent le Saint-Siège avant
l'érection de toute nouvelle congrégation.
1. Une des plus anciennes divisions de l'état reli-
gieux fut celle qui établit une distinction entre les
hommes et les femmes relativement aux obligations et
au genre de vie. Bien que les femmes soient, au même
titre que les hommes, aptes à la poursuite de la per-
fection, il reste vrai qu'elles sont exclues de l'état clé-
rical et qu'en général elles ne peuvent suivre servile-
ment les règles qui conviennent aux hommes. C'est
pourquoi, dès les premiers siècles de l'Église, les ordres
religieux furent divisés en deux groupes : les réguliers
et les moniales. Il arriva souvent dans la suite que les
règles du même fondateur furent suivies par les reli-
gieux hommes et, dans la mesure du possible, par les
femmes, de sorte que l'on eut comme deux branches
<i>< même ordre, celui des hommes étant la principale;
on l'appelle parfois pour cette raison le « premier or-
dre », les moniales formant le « second ordre ». Celle
division des religieux des deux sexes apparaît beau-
coup plus marquée dans les simples congrégations.
2. A. considérer l'essence même de l'état religieux,
il faut, avec le code, distinguer un triple groupe :
a) D'abord les ordres religieux (soit d'hommes soit
de femmes), appelés aussi religions « formelles », parce
qu'en eux se retrouve l'état religieux strictement
complet dans toute son essence. Leurs profès, qui
émettent des vœux solennels, constituent la catégorie
des réguliers proprement dits. De ce nombre sont les
ordres de Saint-Basile, de Saint-Benoit, de Saint-
Dominique, de Saint-François, les barnabites, les
jésuites, etc..
b) A leur suite se placent les congrégations religieuses,
lesquelles conservent encore l'essentiel de l'état reli-
gieux complet, mais de façon moins stricte et moins
ferme, puisque leurs vœux n'étant pas solennels cons-
tituent un lien moins étroit et dont on obtient plus
facilement dispense. Ces vœux restent des vœux pu-
blics, c'est-à-dire reçus au nom de l'Église, mais sim-
ples, dépourvus de cette solennité à laquelle la tradi-
tion ecclésiastique reconnaît une plus grande fermeté.
Les membres de cette catégorie sont appelés religieux,
par opposition aux réguliers. De ce nombre sont les
passionislcs, les rédemptoristes, etc..
c) Enfin viennent les associations religieuses dans
lesquelles on ne retrouve l'essence de l'état religieux
qu'au sens large ou seulement de façon partielle : les
sujets n'y émettent que l'un ou l'autre des trois vœux,
ou bien, s'ils font profession complète, ne la font
que pour un temps, ou seulement de façon privée,
sans reconnaissance officielle de l'Église. Parfois aussi
ils se contentent de la vie commune avec promesse ou
serment de stabilité ou de persévérance. A cette caté-
gorie appartiennent des associations de fondation
assez récente, auxquelles on donne vulgairement (non
au sens canonique) le nom d'institut, congrégation,
société. Ainsi les lazaristes, les oratoriens, les sulpiciens
les filles de la charité de Saint-Vincent-de-Paul, les
oblats de Saint-Philippe-de-Néri, chez lesquels il n'y a
pas de profession religieuse proprement dite.
:?. D'après le genre de vie que mènent les sujets et la
lin prochaine à laquelle ils tendent, on distingue :
a) les ordres contemplatifs, dont les membres sont
voués principalement et d'après leur institution, à la
prière et à la contemplation des mystères divins : tels
2169
RELIGIEUX. L'ENTRÉE EN RELIGION
2170
les basiliene, les bénédictins, les cisterciens, lcscamal-
dules, les chartreux, etc..
b) Les ordres actifs, fondés spécialement pour exer-
cer les œuvres de miséricorde temporelle ou spirituelle:
ordres hospitaliers ou militaires, congrégations ensei-
gnantes.
c) Les ordres appelés mixtes qui unissent la vie
active à la vie contemplative : chanoines et clercs
réguliers, mendiants (prémontrés, carmes, francis-
cains, dominicains, théatins, barnabites, jésuites et
beaucoup d'autres spécialement parmi les congréga-
tions de fondation récente). Il faut remarquer que
plusieurs instituts religieux qui sont aujourd'hui de
caractère mixte, menaient à l'origine et lors de leur
fondation une vie plutôt contemplative. Le change-
ment survenu tient le plus souvent à l'habitude que
prirent peu à peu leurs membres de recevoir les ordres
sacrés; à l'origine ils étaient laïques; l'ordination les
orienta tout naturellement vers le ministère des
âmes.
A noter aussi que cette division en ordres contem-
platifs et actifs ne doit pas faire croire qu'il y a entre
les deux genres de vie une cloison étanche; ainsi que le
remarque saint Thomas, la vie contemplative do;*
directement ou indirectement conduire à l'action et
l'action, si elle veut n'être point stérile, doit s'appuyer
sur la contemplation. Ila-II£e, q. clxxx-clxxxi;
q. clxxxii, a. 1 ; q. clxxxviii, a. 6.
4. A considérer la règle, on distingue d'une part les
ordres religieux qui observent les quatre règles an-
ciennes, et d'autre part les instituts qui ont leurs cons-
titutions propres ou des règles autres que les quatre
principales, tels les chartreux, barnabites, jésuites,
camilliens, etc..
Les quatre règles anciennes sont : a) celle de Saint-
Basile, suivie surtout par les moines orientaux ; b) celle
de Saint-Benoît, qui fut adoptée par les camaldules,
les cisterciens, les olivétains et nombre d'autres famil-
les religieuses; c) celle de Saint-Augustin (tirée de ses
écrits, car lui-même n'écrivit aucune règle) est encore
généralement observée par les chanoines réguliers (du
Latran, de l'Immaculée-Conception, prémontrés) et
aussi par les théatins, somasques, dominicains, ser-
vîtes, etc.; d) la règle de Saint-François, laquelle est
triple. Celle du premier ordre, pour les hommes, régit
aujourd'hui trois familles : les frères mineurs, les
conventuels, les capucins. Celle du second ordre est des-
tinée aux femmes : clarisses et colettines (réformées)
à vœux solennels. Enfin la règle du troisième ordre ou
tiers ordre, qui peut être séculier (pour les chrétiens
de l'un ou l'autre sexe vivant dans le monde) ou régu
lier, englobe un nombre imposant de congrégations
d'hommes ou de femmes. Cf. la constitution Rerum
conditio, du 4 octobre 1927, par laquelle Pie XI approuve
la nouvelle règle du tiers ordre régulier franciscain et
abroge l'antique règle remontant à Léon X, Acla ap.
Sedis,t. xix, 1927, p. 361.
5. Sous le rapport de la pauvreté, on distingue les
religieux non-mendiants et les mendiants; ces derniers
peuvent l'être au sens large ou au sens strict. Sont
mendiants au sens strict les ordres religieux qui, de par
leur institution primitive et de par leurs constitutions,
ne peuvent posséder en commun aucun bien meuble
ou immeuble dont ils pourraient tirer un revenu sta-
ble; ils n'ont d'autres ressources que le hasard de la
mendicité. Le concile de Trente, sess. xxv, c. 3 de
régal., ayant accordé aux monastères de mendiants le
droit de posséder en commun des immeubles, une
exception formelle fut faite pour les frères mineurs et
les capucins, qui restent les seuls mendiants au sens
strict. D'autres ordres, par exemple les jésuites et les
carmes déchaussés, ont renoncé au moins partielle-
ment au privilège accordé par le concile de Trente et
s'engagent par vœu à ne posséder que les biens meubles
reçus en aumône, du moins dans les maisons professes.
6. Sous le rapport de l'administration intérieure et
de la forme des constitutions, les instituts sont les uns
centralisés, possédant une hiérarchie interne qui les
relie au supérieur général, au provincial, au supérieur
local; les autres sont constitués de maisons autonomes,
n'ayant que des liens assez lâches les unes avec les
autres, mais sans interdépendance; ce sont ordinaire-
ment des ordres de chanoines réguliers ou de moines.
7. Au point de vue du gouvernement extérieur, c'est-
à-dire des rapports avec les Ordinaires des lieux, les
religieux sont exempts s'ils sont soustraits à la juridic-
tion épiscopale; dans ce cas ils sont soumis immédiate-
ment au souverain pontife, sauf dans les cas où celui-ci
délègue de façon habituelle ses pouvoirs aux évêques.
Sur les religieux non-exempts l'évêque peut exercer son
pouvoir ordinaire ou délégué; cependant ce pouvoir
même est soumis à certaines limitations lorsque l'ins-
titut a reçu du Saint-Siège l'approbation de ses règles;
dans ce cas, l'évêque ne peut ni changer celles-ci, ni
supprimer l'institut ou même une de ses maisons.
On se gardera d'assimiler dans tous les cas religion
exempte avec religion de droit pontifical : un institut
religiei'^ peut être de droit pontifical (anr^ ' .._^.^i
de louang/ ixp^rooauuhY sans être pour autant
complètement soustrait à l'autorité de l'évêque.
L'antique division des religieux en cénobites et ana-
chorètes ou ermites n'a plus de raison d'être aujour-
d'hui; d'après le droit actuel, tous les religieux sont
nécessairement cénobites, la vie commune étant une
condition essentielle à l'état religieux. Les ermites ou
solitaires, s'il en existe encore, ne sont pas reconnus
par l'Église comme ayant la qualité de religieux.
Cf. Suarez, op. cit., tract, ix, 1. i, c. n.
III. Comment on devient relioieux. — 1° Érec-
tion ou fondation d'un institut. — Pour fonder un ordre
religieux, dans lequel au moins une partie des membres
émettent des vœux solennels, l'intervention du pou-
voir suprême, pape ou concile général, est requise.
S'il s'agit au contraire d'une simple congrégation reli-
gieuse, les évêques ont un droit d'érection reconnu
par le Code, can. 492; cependant ils ne peuvent entre-
prendre aucune fondation de ce genre sans avoir préa-
lablement consulté le Saint-Siège. S'il s'agit de ter-
tiaires vivant en commun, il faut de plus que le supé-
rieur général du premier ordre les agrège à son institut.
Les Normx publiées par la S. C. des Religieux en
1921, Acla ap. Sedis, t. xm, p. 312, précisent les dé-
marches à faire avant d'entreprendre la fondation
d'une congrégation religieuse; s'il ne s'agit que d'ac-
corder à quelques pieux fidèles l'autorisation de se
réunir pour « s'exercer » aux obligations de la vie reli-
gieuse,sans prononcer de vœux publics, sans habit spé-
cial, sans donner au groupement un nom de religion,
l'Ordinaire est compétent pour doter cette association
d'une existence légale. Le Saint-Siège n'aura à interve-
nir qu'au moment où l'on voudra donner à l'entre-
prise les formes propres à la vie religieuse.
Le « fondateur » (qui sera ordinairement un prêtre
ou un religieux) devra d'abord trouver un évêque qui
veuille bien se charger de l'institut projeté et l'agréger
à son diocèse. Ensuite, il adressera à la S. C. des Reli-
gieux un mémoire contenant les renseignements sui-
vants : nom et qualités du fondateur, but poursuivi
par l'institut, titre donné à la congrégation, détail du
vêtement pour les novices et les profès, etc.. Ni le
nom ni le costume d'un institut déjà existant ne peu-
vent être pris par une nouvelle fondation. Can. 492.
Lorsque la S. C. des Religieux aura accordé le nihil
obstat, l'évêque diocésain rédigera un acte formel
d'érection, qui donnera à la nouvelle association la
personnalité juridique. Les constitutions seront rédi-
2171
RELIGIEUX. L'ENTREE EN RELIGION
2172
gées en conformité avec les prescriptions canoniques
et les directives fournies par le Saint-Siège. La congré-
gation ainsi établie est de droit diocésain et elle
conserve cette qualité même si, avec le temps, elle s'est
répandue dans plusieurs diocèses. Pour fonder une
première maison dans un autre diocèse, l'autorisation
de l'Ordinaire de la maison-mère est requise; celui-ci
pourtant n'a jamais les pouvoirs d'un supérieur géné-
ral, car chaque Ordinaire exerce, dans les limites pré-
vues par le droit et à l'exclusion de tout autre, sa juri-
diction sur les maisons situées dans son diocèse.
Lorsque l'institut aura acquis un développement
sulTisant et donné des preuves certaines de sa vitalité
et de son utilité, une approbation positive pourra être
demandée au Saint-Siège. Celle-ci se donne habituelle-
ment à différents degrés.
1, Le premier stade est le décret de louange, accordé
à la demande du supérieur général et de ses assistants
ou conseillers; cette demande doit être appuyée par
des lettres testimoniales secrètes fournies par les Ordi-
naires des différents diocèses dans lesquels s'est
répandu l'institut. Lorsque le décret de louange a été
obtenu, l'institut cesse d'être de droit diocésain et
devient de droit pontifical.
2. Le second degré est le décret d' approbation. Celui-
ci fait l'objet d'une nouvelle demande accompagnée
d'une relation complète de l'état de l'institut et de
nouvelles recommandations des Ordinaires. Habituel-
lement cette approbation définitive n'est accordée
qu'après qu'un assez long temps s'est écoulé depuis
l'octroi du décret de louange; cependant, dans des
cas très rares, l'approbation est donnée directement
sans que le décret de louange ait précédé.
L'approbation au moins provisoire des constitutions
se fait assez souvent en même temps que l'approba-
tion de l'institut. Elle comporte ordinairement une
triple étape : tout d'abord un renvoi avec observa-
tions (dilatio cum animadversionibus ) , puis une appro-
bation provisoire (approbalio ad experimentum), en-
fin l'approbation définitive (deftnitiva ).
2° Érection d'une province ou d'une maison religieuse.
— 1. Lorsqu'une religion est de droit pontifical, tout
ce qui concerne l'érection ou la modification d'une pro-
vince, aussi bien que sa suppression est du ressort
exclusif du Saint-Siège. L'intervention du même pou-
voir est nécessaire pour détacher d'une congrégation
monastique des monastères indépendants et les unir à
une autre.
Le Code ne prévoit pas l'érection de provinces dans
un institut de droit diocésain; il est rare en effet qu'un
institut arrive à une telle importance avant l'obten-
tion du décret de louange. Si, dans un cas particulier,
pareil besoin se faisait sentir, il y aurait lieu de solli-
citer préalablement l'approbation de la congrégation
par le Saint-Siè^e.
2. S'il s'agit d'une simple « maison religieuse », la
permission écrite du Saint-Siège est requise dans trois
cas : a) pour l'érection de toute maison exemple (for-
mée ou non), que cette maison appartienne à un ordre
ou à une congrégation; b) pour l'érection d'un monas-
tère de moniales, même si ces dernières sont, de par
leur fondation, sous la juridiction de supérieurs régu-
liers; c) pour fonder une maison religieuse quelcon-
que dans les régions soumises à la S. C. de la Propa-
gande. A noter cependant que les vicaires cl préfets
apostoliques ont la compétence nécessaire pour éta-
blir dans leurs territoires respectifs des écoles, hôpi-
taux, hospices, stations de missions, etc.... desservis
par des religieux ou des religieuses; ces fondations ne
constituent pas, du seul fait du travail de leurs mem-
bres, des maisons religieuses au sens du droit.
Dans les trois cas susdits, il faudra en outre, sauf
privilège apostolique, le consentement écrit de l'Ordi-
naire du lieu où devra se faire l'érection; ce consente-
ment devra régulièrement être obtenu avant le recours
au Saint-Siège et figurer dans la demande d'autorisa-
tion.
Pour l'érection de toute autre maison religieuse,
non-exempte ou de droit diocésain, la permission de
l'Ordinaire du lieu suffit; le Code n'exige pas expressé-
ment qu'elle soit donnée par écrit, mais on peut le
conclure légitimement par analogie juridique. Can. 497.
Les monastères de moniales, en France et en Bel-
gique, qui ne sont plus qu'à vœux simples (c'est le plus
grand nombre), semblent ne relever que des Ordinaires
quant à l'érection de nouveaux monastères; le Saint-
Siège a en effet maintes fois déclaré que ces sortes de
moniales restaient sous la dépendance des évêques.
Dans tous les cas, aucune maison religieuse ne sera
établie, si l'on ne peut juger prudemment que ses pro-
pres revenus ou les aumônes ordinaires ou d'autres
ressources, assureront aux membies de la commu-
nauté le logement et l'entretien convenables. Can. 496.
Dans l'ancien droit s'ajoutait la défense d'établir une
nouvelle maison religieuse dans le périmètre déter-
miné d'un monastère déjà existant. Bien que le Code
ne mentionne plus aucune prohibition de ce genre, les
lois de la discrétion et les règles de la charité n'en con-
servent pas moins toute leur opportunité.
L'autorisation d'ériger une maison comporte :
1. pour les religions cléricales, la faculté de posséder
une église ou un oratoire annexé à la maison, pourvu
que l'emplacement ait été approuvé par l'Ordinaire
du lieu ; de plus, la permission d'exercer le saint minis-
tère, en se conformant aux règles du droit; 2. pour
tous les instituts, la faculté de s'adonner aux œuvres
pies qui leur sont propres, moyennant l'observation
des conditions annexées à l'autorisation de fonder.
3° L'admission en religion. — Elle comporte, selon
les règles du droit actuel, une triple étape: le postulat,
le noviciat, la profession. Tout catholique, libre d'em-
pêchement légitime, guidé par une intention droite
et capable de remplir les obligations de la vie reli-
gieuse peut être admis en religion. Can. 538.
1. Le postulat. — C'est un temps d'épreuve prélimi-
naire à la prise d'habit et à l'entrée au noviciat. Il a
pour but de permettre aux supérieurs de se rendre
compte des aptitudes des candidats à la vie religieuse,
et à ceux-ci de prendre connaissance de leurs futures
obligations. L'institution est fort ancienne; on dit que
les moines d'Orient et d'Egypte exigeaient de ceux qui
demandaient à être admis dans un monastère, une
série d'épreuves plus ou moins longues. La règle de
Saint-Benoît fixa le temps de l'épreuve à quelques
jours au moins. La plupart des constitutions des ordres
monastiques avaient adopté cette norme avec plus ou
moins d'uniformité, si bien que, dès avant le Code, le
postulat était un usage sanctionné par la jurispru-
dence des congrégations romaines. Le Code n'a fait
que la consacrer en l'uniformisant et lui donnant force
obligatoire.
D'après l'actuelle discipline, un postulat d'au moins
six mois entiers est nécessaire dans les instituts à
vœux perpétuels, mais seulement pour les femmes et les
religieux convers (qui ne sont pas de chœur, et qu'il ne
faut pas confondre avec les frères laïcs).
Dans les instituts à vœux temporaires, le Code ne
prescrit rien, mais déclare qu'on s'en tiendra aux ((ins-
titutions en ce qui concerne la nécessité et la durée du
postulat. Can. 539. Les constitutions peuvent donc
Imposer un temps de postulat qui dépasse six mois,
mais elles ne sauraient restreindre cette durée dans
tous les cas où le postulat est requis par le droit géné-
ral. De plus, le supérieur majeur peut, dans des cas
particuliers, prolonger le temps prescrit, mais jamais
au delà de six mois.
2173
RELIGIEUX. L'ENTREE EN RELIGION
2174
Le postulat doit se faire ou dans la maison du novi-
ciat ou dans une autre maison de l'institut parfaite-
ment disciplinée et sous la surveillance d'un religieux
éprouvé. Les postulantes sont soumises à la clôture
dans les monastères de moniales. Le costume des
postulants ou postulantes sera un habit modeste, dif-
férent de celui des novices. L'entrée au postulat sera
précédée d'une retraite d'au moins huit jours pleins,
durant laquelle les retraitants feront, si le confesseur
le juge opportun, une confession générale de leur vie
passée. Can. 541.
A noter que les prescriptions relatives au postulat
n'intéressent pas la validité de l'admission. Leur viola-
tion qui, dans certains cas, peut être gravement illicite,
n'entraîne jamais la nullité de l'admission en religion
ou de la profession à venir.
2. Le noviciat. — Le postulat étant achevé, le candi-
dat, jugé apte à entreprendre la vie religieuse et libre
de tout empêchement canonique, entre au noviciat.
Parmi les empêchements qui s'opposent à l'admis-
sion au noviciat, les uns sont de droit commun, et
leur dispense relève du Saint-Siège, les autres sont
prévus par les constitutions et le supérieur général
peut en dispenser. Les uns et les autres peuvent in-
téresser soit la validité soit la licéité de l'admi-sion
au noviciat et à la profession.
a) D'après le droit commun, ne peuvent être valide-
rnenl admis au noviciat : ceux qui se sont volontaire-
ment affiliés à une secte non catholique; ceux qui
n'ont pas quinze ans accomplis; ceux qui seraient sous
le coup d'une crainte grave, de la violence et du dol ou
que les supérieurs admettraient sous les mêmes in-
fluences; les personnes engagées dans les liens du ma-
riage; ceux qui sont ou ont été liés par la profession
religieuse (quelle que soit la cause de leur sortie de reli-
gion); ceux qui sont sous la menace d'une condamna-
tion pour un délit grave dont ils sont ou peuvent être
accusés; les évêques, titulaires ou résidentiels, même
simplement nommés; les clercs qui, en vertu d'une
disposition spéciale du Saint-Siège, se sont engagés par
serment à se consacrer au service d'un diocèse ou des
missions, aussi longtemps qu'ils sont tenus par leur
engagement. Tous ces empêchements, constituant des
incapacités, atteignent ceux mêmes qui les ignorent.
Can. 16.
b) Par contre, ne seraient pas admis licitement (bien
que validement) au noviciat : les clercs promus aux
ordres sacrés, qui n'auraient pas pris conseil de l'Ordi-
naire du lieu pour leur entrée en religion ou auxquels
l'Ordinaire refuserait son consentement parce que leur
départ occasionnerait aux âmes un dommage grave,
impossible à écarter autrement; ceux qui sont chargés
de dettes et ne peuvent les acquitter; ceux qui ont des
comptes à rendre ou se trouvent engagés dans des
alfaires temporelles d'où pourraient sortir des procès
ou autres difficultés pour l'institut; les enfants qui
ont l'obligation de secourir leurs parents ou grands-
parents nécessiteux, de même que les parents (père et
mère) dont le concours est nécessaire pour nourrir et
éduquer leurs enfants; ceux qui entrent en religion en
vue du sacerdoce, alors qu'ils sont écartés de celui-ci
par quelque irrégularité ou empêchement canonique;
les Orientaux qui voudraient entrer dans un institut de
rite latin, tant qu'ils n'ont pas obtenu une permission
écrite de la S. C. pour l'Église orientale. Can. 542. Le
Code ne parle pas du consentement des parents comme
devant être préalablement obtenu avant l'admission
au noviciat ; en effet, dans le choix d'un état de vie les
enfants pubères ne sont pas soumis à l'autorité pater-
nelle. Les parents gardent cependant le droit de s'oppo-
ser à un choix imprudent ou de soumettre la vocation
à une épreuve raisonnable; si cette opposition n'est
pas justifiée, les enfants ont le droit de passer outre;
toutefois les supérieurs agiront prudemment en refu-
sant, dans la plupart des cas, d'admettre des postu-
lants mineurs sans le consentement de leurs parents
ou tuteurs.
" c) Beaucoup d'empêchements, qui étaient autrefois
de droit commun, ont été maintenus à titre de droit
particulier dans les constitutions de certains instituts.
Les plus ordinaires sont les suivants : naissance illé-
gitime, appartenance antérieure à un autre institut,
renvoi formel ou équivalent d'un établissement d'ins-
truction, et, pour les femmes, le veuvage ou un âge
trop avancé (plus de 25 ou 30 ans). La S. C. des Reli-
gieux admet difficilement qu'une exclusive générale soit
portée contre les « servantes » qui désireraient entrer
en religion, ou que le recrutement soit limité en prin-
cipe à des sujets d'une seule nationalité; elle laisse
cependant aux supérieures compétentes le soin de
juger des cas particuliers.
d) Le droit d'admettre au noviciat appartient aux
supérieurs majeurs, sur le vote de leur conseil ou cha-
pitre, conformément aux constitutions. Tout candidat
devra produire un certificat de baptême et de confir-
mation. On exigera en outre toutes les testimoniales
requises par le droit, can. 544-546; leur défaut ne
rendrait cependant pas l'admission et ia profession
/ .,.'' io.,, ma's seulement illicites.
e) En entrant au noviciat, la postulante doit géné-
ralement se pourvoir d'une dot; celle-ci consiste en un
capital (biens mobiliers ou immobiliers) confié à l'ins-
titut e. dont les revenus doivent servir à l'entretien de
la nouvelle religieuse. La dot est obligatoire dans les
monastères de moniales; sa quotité est déterminée par
les constitutions ou la coutume légitime. Dans les ins-
tituts à vœux simples, on s'en tiendra aux constitu-
tions quant à l'obligation de la dot et à sa qualité. Dis-
pense totale ou partielle de la dot peut être accordée
par l'autorité compétente : Saint-Siège, Ordinaire,
supérieur majeur, selon les cas et d'après les constitu-
tions.
La dot est absolument inaliénable du vivant de la
religieuse; à la mort de celle-ci, survenue après la pro-
fession même temporaire, la dot devient irrévocable-
ment la propriété de l'institut ou du monastère; elle
sera au contraire remise aux parents ou héritiers si la
religieuse n'était que novice. Can. 548. Aussitôt après
la première profession, la dot devra être placée enfonds
sûrs, licites et productifs, administrée avec prudence
et honnêteté sous ta surveillance de l'Ordinaire du lieu.
En cas de sortie, de renvoi ou de passage à un autre
institut, la dot devra être remise (en capital) dans les
formes et délais prescrits Can. 551.
I) D.5UX mois au moins avant l'admission au novi-
ciat, à la profession temporaire et à la profession per-
pétuelle d'une religieuse ou d'une moniale, l'Ordinaire
doit être averti afin qu'il puisse procéder à l'examen
canonique des postulantes ou novices; cet examen qui
pourra être confié à un prêtre délégué devra se faire
au moins trente jours avant chacune de ces cérémo-
nies. Can. 552.
g) Le noviciat commence par la prise d'habit ou de
toute autre manière lixée par les constitutions. Pour
être valide, il ne doit p i ; être entrepris par un candidat
âgé de moins de quinz.1 ans révolus, il doit durer une
année entière et continue, et se faire dans une maison
de noviciat. Une durée plus longue n'est requise pour
la validité, que si les constitutions le disent exprès
sèment. L'année de noviciat se calcule d'après le calen-
drier, le jour d'entrée ne comptant pas et le temps pres-
crit s'achevant à la fin du même quantième du mois
de l'année suivante. Can. 34, § 3, 3°. Il est des absences
qui, aux termes du droit, interrompent le noviciat;
d'autres seulement en suspendent le cours. Can. 556.
Dans le premier cas, il faut recommencer le noviciat
2175
RELIGIEUX. L'ENTRÉE EN RELIGION
217G
en entier; dans le second, il suffit de suppléer le temps
omis. Le passage d'un novice dans un autre noviciat
du même institut n'interrompt pas le noviciat.
h) La formation des novices et la direction du novi-
ciat relèvent du maître des novices, auquel peut être
adjoint un assistant. Le Code, can. 559-565, détermine
avec précision leurs qualités et les fonctions qu'ils ont
à remplir; d'autres détails peuvent y être ajoutés par
les constitutions. Tout comme les profès, les novices
ont droit à tous les privilèges spirituels de l'institut
(indulgences, exemption de certaines lois ecclésias-
tiques, etc.). S'ils meurent, ils ont droit aux mêmes
suffrages que les profès. Pourtant, durant le noviciat,
ils ne peuvent être promus aux ordres sacrés. Can. 567.
i) Au cours du noviciat les novices ne peuvent re-
noncer à leurs bénéfices ou à leurs biens, ni les grever
d'une charge quelconque (hypothèque, servitude, etc.),
tout acte de ce genre serait non seulement illicite, mais
nul de plein droit. Les novices gardent donc l'adminis-
tration des biens dont ils n'ont pas disposé avant leur
entrée en religion; ils peuvent utiliser leurs revenus
ainsi qu'il leur plaît, à moins que les constitutions
n'aient mis des limites à cette libre disposition.
Avant la première profession, les novices doivent
céder à une personne de leur choix l'administration de
leurs biens, pour tout le temps que dureront leurs
vœux simples. Mais, pendant, ce Uaips, ils , noui,
sauf disposition contraire des constitutions, utiliser à
leur gré leurs revenus et l'usufruit de leurs biens. Si
d'autres biens leur survenaient dans la suite, la ces-
sion et la disposition se feraient de la même manière,
nonobstant la profession émise.
De plus, dans toute congrégation religieuse, tout
novice est tenu, avant sa profession de vœux simples,
de faire librement son testament pour tous les biens
qu'il possède ou qui pourraient lui advenir. Cette
obligation ne concerne pas les moniales, au moins en
vertu du droit commun, car les règles particulières
peuvent contenir la même prescription.
j ) Si, avant la fin du noviciat, un novice de n'im-
porte quel institut ou société religieuse, se trouvait en
danger de mort, il pourrait émettre aussitôt les vœux,
la consécration ou les promesses que comportent les
constitutions. Le seul effet canonique de cet acte est
d'assurer au mourant toutes les faveurs spirituelles
dont bénéficient les profès; mais l'institut n'acquiert
par là aucun droit sur ses biens en cas de décès.
Au cours du noviciat, le novice reste toujours libre
de quitter l'institut, de même que les supérieurs légi-
times gardent le droit de le renvoyer pour un juste
motif et sans qu'ils soient tenus delelui faire connaître.
Le noviciat achevé, le novice jugé apte doit être admis
à la profession; sinon il faut le renvoyer. S'il reste des
doutes sur ses aptitudes, les supérieurs peuvent pro-
longer le temps de probation, mais pas au delà de six
mois. Avant de faire profession, le novice devra faire
une retraite d'au moins huit jours pleins, (an. 571.
3. La profession. — C'est l'acte par lequel on em-
brasse l'état religieux; il comporte, outre l'émission
des trois vœux habituels de religion, un engagement
vis-à-vis de l'institut choisi, d'où résultent pour le sujet
et la famille religieuse qui l'accueille] un ensemble de
droits et de devoirs réciproques.
La profession peut être perpétuelle ou temporaire
selon que les vœux sont faits ou les engagements pris
pour toujours ou seulement pour un temps.
Elle est simple ou solennelle selon que les vaux émis
possèdent ou non la solennité juridique reconnue par
l'Église. Le Code distingue la profession simple de
vœux temporaire ou perpétuelle et la profession solen-
nelle (les vœux solennels étant tous perpétuels), et
requiert certaines conditions pour la validité ou la
licéité de ces différentes professions.
a) Pour la validité de toute profession religieuse le
droit commun exige : a. que le candidat ait l'âge
légitime, à savoir seize ans révolus pour la profession
temporaire et vingt-et-un ans révolus pour la profes-
sion perpétuelle (simple ou solennelle); ■ — b. qu'il y
soit admis par le supérieur compétent aux termes des
constitutions; — c. que le noviciat ait été fait vali-
dement; — d. que la profession soit émise librement,
sans dol, violence ou crainte grave; ■ — e. qu'elle soit
exprimée en termes exprès; — f. enfin, qu'elle soit
reçue par le supérieur légitime, prévu par les consti-
tutions ou par son représentant.
b) S'il s'agit de profession perpétuelle (simple ou
solennelle), elle ne pourra être émise validement que si
elle a été précédée de la profession temporaire (ordi-
nairement 3 ans), sauf le cas de profès de vœux perpé-
tuels passant à un autre institut. Can. 634.
c) Le Code impose la profession temporaire à tous
les instituts (ordres ou congrégations) dans lesquels
sont émis des vœux perpétuels. (Toutefois les jésuites
et les religieuses du Sacré-Cœur ne sont pas soumis à
cette prescription.) La première profession sera donc
régulièrement faite pour trois ans, à moins qu'un laps
de temps plus long ne sépare le novice de l'âge requis
pour la profession ; dans ce cas il fera des vœux pour
cette durée. Certaines constitutions prescrivent des
professions annuelles pendant trois années consécu-
tives; elles peuvent être conservées.
La période imposée pour les vœux temporaires ne
saurait être abrégée sous quelque prétexte que ce
soit; les supérieurs légitimes pourraient la prolonger,
non toutefois au delà d'un triennat. Le profès doit
alors être admis à la profession perpétuelle, ou bien
quitter l'institut. Can. 572-574.
d) L'émission des vœux ou profession se fera selon
le rite prescrit dans les constitutions; un acte écrit en
sera dressé, que l'on conservera dans les archives de
l'institut. De plus, s'il s'agit de la profession solen-
nelle, le supérieur qui la reçoit a l'obligation d'en
avertir le curé de la paroisse où le profès a été baptisé,
aux fins de transcription en marge de l'acte de bap-
tême, (an. 470.
e) Quant à la rénovation des vaux arrivés à leur
terme, elle doit se faire sans retard et sans intervalle,
au jour anniversaire de la profession précédente; pour
un juste motif, cette rénovation pourrait être anticipée,
mais non au delà d'un mois.
f) Une profession religieuse nulle à cause d'un empê-
chement extérieur ne peut être validée que par un
induit (sanalio) du Saint-Siège, ou bien par une nou-
velle profession émise, la nullité étant connue et l'em-
pêchement levé. Si, au contraire, la nullité résulte d'un
défaut purement interne du consentement, la conva-
lidation se fait par la seule émission du consentement,
pouivu que l'institut n'ait pas, de son côté, révoqué
le sien. Lorsque subsistent des arguments sérieux à
rencontre de la validité de la profession et que le reli-
gieux refuse soit de la renouveler, soit d'en demander
la sanation, l'affaire sera déférée au Siège apostolique.
g) La profession valide fait pleinement entrer dans
l'état religieux le sujet qui l'émet. Désormais, il est lié
par toutes les obligations qui résultent pour lui des
règles ou constitutions et des lois spéciales de l'Église.
Parmi ces obligations, les unes sont communes aux
(Irns et aux religieux; le Code en traite aux canons
124-142, cf. can. 492. Les autres sont propres aux reli-
gieux: ce sont en particulier : l'observation des règles
ou constitutions, la garde des trois vœux, de la clôture
avec ses divers degrés, la réglementation des relations
avec le dehors, l'office divin et la messe conventuelle.
Can. 493-608.
Après les devoirs ou obligations, le Code mentionne
les droits et privilèges des religieux; les uns leur sont
2177
RELIGIEUX. LA SORTIE DE RELIGION
2 1 78
communs avec les clercs, par exemple le privilège du
canon, celui du for ou de l'immunité personnelle,
can. 120-121; d'autres sont particuliers aux instituts
religieux, tels l'exemption de la juridiction épisci pale
et le droit de quêter. Can. 613-C24. Dans le cas où un
religieux serait promu à une dignité ecclésiastique
(épiscopat, cardinalat), ou bien au gouvernement
d'une paroisse, le Code lui trace ses droits et ses devoirs
aux canons 626-631.
IV. Comment on cesse d'être religieux. - — Sous
ce titre nous traiterons spécialement des deux modes
de rupture de la vie religieuse, à savoir : la sortie,
laquelle peut être légitime ou illégitime, et le renvoi,
qui ne peut être fait que dans les cas et selon les formes
prévus par le droit.
Un religieux peut aussi avoir à quitter un institut
par suite de la suppression de celui-ci. La suppression
est une mesure toujours réservée au Saint-Siège, même
si l'institut n'est que de droit diocésain et ne possède
qu'une seule maison. C'est aussi au Saint-Siège qu'il
appartient de statuer sur la destination des biens, en
respectant toujours la volonté des donateurs. Can. 493.
La séparation d'avec un institut peut encore se faire
par le passage dans un autre. Sauf privilège particulier,
l'autorisation du Saint-Siège est requise pour passer
d'un institut dans un autre, même de plus stricte
observance, ou bien d'un monastère indépendant dans
un autre. Le religieux devra recommencer son novi-
ciat, mais seulement s'il passe dans un autre institut :
entre temps il garde l'obligation résultant des vœux
déjà prononcés, mais ses autres obligations et droits
particuliers sont suspendus. Pendant le noviciat son
habit sera le même que celui des autres novices. Les
supérieurs pourront, s'ils le jugent à propos, prolonger
la durée de cette nouvelle probation, mais pas au delà
d'un an. Le noviciat achevé, le religieux, s'il avait fait
auparavant des vœux perpétuels, sera admis immé-
diatement à la profession perpétuelle; sinon il devra
rentrer dans son ancien institut. S'il s'agit d'un reli-
gieux qui n'avait prononcé que des vœux temporaires,
il sera libre de rentrer dans le monde à l'expiration de
ses vœux, dans le cas où il ne serait pas admis dans le
nouvel institut. Le sifnple passage d'un monastère
dans un autre appartenant au même ordre n'entraîne
le renouvellement ni du noviciat ni de la profession.
Can. 632-636.
1° La sortie de religion. — Elle peut être légitime ou
illégitime, selon qu'elle a lieu ou non en confirmité avec
les lois de l'Église.
1. Sortie légitime. — Le Code prévoit trois cas de
sortie licite d'un institut, à savoir :
a) De par la volonté du sujet, qui, à l'expiration de
ses vœux temporaires, est canoniquement libre de quit-
ter l'institut; le législateur ecclésiastique suppose
évidemment que ce départ ne se fera pas sans de sé-
rieuses raisons, valables en conscience, mais de ces
questions intimes il n'a pas à connaître.
b) A l'expiration de ses vœux, le profès temporaire
peut, de par la volonté des supérieurs, n'être pas admis
à renouveler sa profession; mais il y faut de justes
motifs : le défaut de santé ne serait pas une raison
suffisante, à moins que l'intéressé ne l'ait frauduleu-
sement caché ou dissimulé avant sa profession.
Can. 637. Ce refus des supérieurs ne saurait être assi-
milé au renvoi, dont il sera question plus loin. Cepen-
dant, si un profès de vœux simples venait, durant le
triennat de sa profession temporaire, à être atteint de
folie, il devrait être gardé en religion et continuerait
à faire partie de l'institut dans les mêmes conditions
et avec les mêmes droits qu'au moment où il a été
frappé de démence. Cf. Acla ap. Sedis, t. xvn, 1925,
p. 107.
c) Il peut arriver qu'un profès de vœux temporaires
ou perpétuels ait des raisons graves de quitter sans
délai son institut; on devra alors lui obtenir un induit
pour qu'il puisse le faire légitimement. Si la sortie n'est
que temporaire un induit d'cxclaustralion (ex elauslro,
hors du cloître) suffira. Si au contraire la séparation
est définitive, un induit de sécularisation sera néces-
saire.
L'octroi de ces induits est réservé au Saint-Siège
dans tous les instituts de droit pontifical; si l'institut
n'est que de droit diocésain, l'Ordinaire est compétent
pour les accorder. Can. 638. A quel Ordinaire faut-il
s'adresser? A l'Ordinaire du territoire où se trouve la
maison religieuse du profès; si celui-ci se trouve dans
un diocèse où il n'y a pas de maison de son institut, on
pourra s'adresser à l'Ordinaire de ce diocèse, pourvu
cjue le religieux y ait acepuis domicile ou quasi domicile.
L'induit d'exclaustralion, qui comporte l'autorisa-
tion de résider pendant un temps déterminé ou indé-
terminé en dehors des maisons de l'institut sans être
soumis à l'autorité des supérieurs religieux, relâche
dans une certaine mesure les liens qui unissent le pro-
fès à sa religion. Il sera sollicité dans les cas où le reli-
gieux, obligé de quitter sa maison (par exemple pour
faire une cure assez longue, pour subvenir aux besoins
de parents dans une urgente nécessité, etc.), ne peut
concilier ces nouvelles obligations avec la dépendance
habituelle à l'égard des supérieurs. Le religieux ainsi
« exclaustré », doit, sauf permission particulière, dépo-
ser l'habit extérieur de son institut; il perd durant ce
temps le droit de vote au chapitre et le droit el'éligibi-
lité, tout en conservant les privilèges spirituels ele sa
religion; il garde toutes les obligations de la règle
compatibles avec sa situation et se trouve soumis, en
vertu de son vœu d'obéissance, à l'Ordinaire élu lieu
de sa résidence, qui tient pour lui la place de ses supé-
rieurs. Can. 639. En somme l'exclaustration constitue
une sorte de sécularisation temporaire et mitigée; elle
ne doit pas être confondue avec la simple permission
de séjourner même plus de six mois hors de l'institut,
alors que les liens de dépendance à l'égard de celui-ci
subsistent en totalité.
L'induit de sécularisation en vertu duquel le profès
est autorisé à se séparer définitivement de son institut
pour rentrer dans la vie séculière, enlève au religieux
tout droit et aussi toute obligation résultant de son
état; seul le vœu de chasteté conserverait ses exigences
s'il résultait de l'ordination reçue. L'induit n'est vala-
ble et n'opère ses effets que s'il est accepté par le sujet
qui l'a demandé. Si elonc le profès, regrettant sa dé-
marche, refusait d'accepter, il resterait lié par ses
vœux et demeurerait membre de l'institut; les supé-
rieurs en effet ne peuvent imposer la sécularisation à
un sujet contre sa volonté. Com. d'interprét., 12 no-
vembre 1922, Acla ap. Sedis, t. xiv, p. 662. Dans le
cas où les supérieurs auraient de graves raisons pour
désirer ou vouloir le départ d'un religieux, ils devraient
en référer à la S. C. des Religieux, même si le sujet
appartient à un institut de droit diocésain.
L'induit de sécularisation, accepté et exécuté, rompt
tous les liens entre le religieux et son institut, dont il
eloit quitter l'habit extérieur. Si, en vertu d'un induit
apostolique, il rentrait en religion, il devrait recom-
mencer noviciat et profession.
Le religieux qui est dans les ordres sacrés et n'a pas
perdu son incardination à un diocèse par la profession
perpétuelle, doit, une fois sécularisé, rentrer dans ce
diocèse et être reçu par l'Ordinaire. S'il n'est plus
incardiné à aucun eliocèse, tout exercice des saints
ordres en dehors de sa religion lui est interdit jusqu'à
ce qu'un évêque veuille bien l'accueillir, ou que le
Saint-Siège ait pourvu d'une autre manière. Can. 641.
Le canon 642 précise en outre que tout profès sécula-
risé ne peut, sans un nouvel et spécial induit du Siège
21 7!)
RELIGIEUX. LA SORTI]-; DE RELIGION
2180
apostolique, ni obtenir un bénéfice clans une basilique
ou une cathédrale, ni être pourvu d'une charge de
professeur ou d'un office dans les séminaires ou collèges
destinés à la formation des clercs, non plus que dans
les universités ou établissements pouvant conférer des
grades académiques; il est aussi exclu de tout office
et emploi dans les curies épiscopales, les maisons reli-
gieuses d'hommes ou de femmes, même s'il s'agit de
congrégations diocésaines, (les prohibitions toutefois
ne concernent que la licéité.
Quant aux biens temporels que le religieux pourrait
avoir apportés à l'institut, l'induit du Saint-Siège ou
les conventions antérieures indiqueront ce qui doit
en revenir au sécularisé et ce qui demeurera en posses-
sion de l'institut. Toutefois la dot d'une religieuse
devra toujours lui être restituée, mais sans les revenus
échus; si même une religieuse avait été admise sans
dot et se trouvait sans ressources au moment de la
sécularisation, son institut devrait, en charité, lui
fournir les moyens de rentrer sûrement et convena-
blement chez elle et aussi de quoi vivre honnêtement
durant quelque temps. Ces secours seront déterminés
à l'amiable et, en cas de désaccord, par l'Ordinaire.
Can. 643.
d) Un dernier moyen légitime de se libérer des obli-
gations de l'état religieux est l'obtention de la dis-
pense des vœux de religion. Ces vœux sont, de leur
nature, réservés au Saint-Siège. Seuls donc peuvent en
dispenser directement ceux qui ont reçu de lui ce pou-
voir. Nous avons vu que l'Ordinaire, en accordant,
dans les limites du droit, un induit de sécularisation,
dispense indirectement de tous leurs vœux les religieux
de droit diocésain, can. 640; mais la dispense ne sau-
rait validement être restreinte à certains vœux en
particulier, car cette restriction des effets de la sécula-
risation serait contraire au droit. C'est donc au Saint-
Siège qu'il faudra s'adresser pour toute dispense di-
recte de vœux de religion (que cette dispense soit totale
ou partielle), et aussi pour toute dispense indirecte
(par sécularisation, renvoi, etc.), s'il s'agit d'un institut
de droit pontifical.
2. Sortie illégitime. — Elle consiste, pour un religieux,
dans le fait de quitter sans autorisation de l'autorité
compétente, l'institut auquel il est lié par des vœux
encore existants. La sortie illégitime peut revêtir deux
formes : l'apostasie et la fuite.
a) On appelle religieux apostat ou apostat de reli-
gion le profès de vœux perpétuels (simples ou solen-
nels) qui quitte indûment sa maison religieuse avec
l'intention de n'y plus rentrer, ou qui, sorti légitime-
ment, ne rentre pas, avec l'intention de se soustraire à
l'obéissance religieuse. Can. 644. Cette intention doit
être certaine, manifestée de façon non équivoque par
des paroles, des écrits ou des actes; cependant le Code
établit une présomption d'intention mauvaise et donc
d'apostasie, si le religieux n'est pas rentré dans le mois
et n'a pas manifesté au supérieur son intention de
rentrer.
b) Le fugitif est celui qui, sans permission des supé-
rieurs, abandonne la maison religieuse, mais avec l'in-
tention de rentrer dans son institut. Le délit de fuite
suppose les vieux perpétuels; il se distingue d'une
simple « sortie illégitime » (telle (pie serait une absence
furtive sans permission, une prolongation indue d'un
séjour autorisé hors du monastère), par le fait (pie le
profès a l'intention de se soustraire quelque temps
(deux ou trois jours au moins) à l'obéissance cl mel
cette intention à exécution.
Ni l'apostasie, ni la fuite ne délient le profès des
obligations résultant de la règle et des vœux; celle
violation grave du vœu d'obéissance et de la clôture
ne se répare (pie par une prompte rentrée en religion;
sans cette réparation ou du moins sans une promesse
sincère de se soumettre aux prescriptions des supé-
rieurs, les coupables ne pourraient être absous. De
plus, des peines ont été prévues dans le droit pour
punir ces délits. Le religieux apostat encourt par le fait
même une excommunication réservée à l'Ordinaire,
can. 2385; il est exclu des actes légitimes ecclésias-
tiques, can. 2256; tant qu'il est absent, il est privé
des privilèges ou faveurs spirituelles propres à son
institut; enfin, même s'il rentre, il reste privé pour
toujours du droit de prendre part aux élections ou
d'être lui-même élu à une charge. Quant au fugitif, il
perd ipso facto tout office qu'il possédait en religion et
encourt la suspense s'il est dans les ordres; en outre
les supérieurs doivent lui infliger d'autres peines pro-
portionnées à sa faute. Can. 2386.
Le Code fait une obligation aux supérieurs de recher-
cher avec sollicitude les religieux apostats ou fugitifs,
et de les accueillir s'ils sont vraiment repentants. S'il
s'agit de moniales, ce soin incombe à l'Ordinaire ou au
supérieur régulier du monastère exempt. Can. 645.
2° Le renvoi de l'institut^ ■ — Il peut être opéré par le
fait même, c'est-à-dire par le droit, dans des cas
expressément prévus, ou bien par décret du supérieur.
1. Sont considérés comme renvoyés légitimement et
de plein droit : a) Les religieux qui ont publiquement
apostasie la foi catholique; b) Le religieux qui s'est
enfui avec une femme et inversement la religieuse qui
a fui avec un homme ;c) Les religieux qui ont contracté
ou essayé de contracter mariage, fût-ce par une union
purement civile. Can. 646. Dans ces cas particuliè-
rement graves et scandaleux, il suffit que le supérieur
majeur, aidé de son conseil ou chapitre, fasse une
déclaration de fait pour que le renvoi soit prononcé;
le dossier du délit sera conservé dans les archives.
Can. 646.
2. Le renvoi par décret du supérieur est, surtout s'il
s'agit de religieux qui ont émis des vœux perpétuels,
soumis à des formalités assez rigoureuses; la procédure
est plus simple si les vœux émis ne sont que temporaires.
a) Renvoi des profès de vœux temporaires. — Dans les
instituts de droit pontifical, le renvoi est réservé au
supérieur général, du consentement de son conseil,
donné au scrutin secret. Dans les instituts de droit
diocésain, le renvoi relève de l'Ordinaire du diocèse où
est située la maison religieuse; mais l'Ordinaire se
gardera d'agir à l'insu ou à rencontre d'un juste vou-
loir des supérieurs. Pour les moniales, c'est l'Ordinaire
du lieu et le supérieur régulier qui d'un commun
accord prononcent le renvoi.
Le renvoi exige des motifs graves; de ce nombre
seraient le manque d'esprit religieux ou une obsti-
nation qui causeraient du scandale, le défaut d'apti-
tude pour les œuvres de l'institut, ou des défauts de
caractère incompatibles avec la discipline. Les infir-
mités corporelles et même l'hystérie ne sont pas des
causes suffisantes de renvoi, à moins que le religieux
n'ait Frauduleusement caché ces infirmités avant la
profession.
Ces motifs doivent être connus du supérieur de
façon certaine, sans qu'il soit nécessaire de les établir
par un jugement en forme; ils seront communiqués à
['inférieur qui garde le droit de se défendre et même
d'en appeler au Saint-Siège s'il se croit lésé; cet appel
est suspensif.
Le religieux renvoyé est par là même délié de tous
ses vœux de religion ; s'il était dans les ordres mineurs,
il redevient immédiatement laïque; s'il avait reçu les
ordres majeurs, il ne pourrait les exercer à moins qu'il
ne soit accepté dans un diocèse, selon les prescriptions
du canon 641. Lorsqu'une religieuse est renvoyée,
L'institut lui fournira les secours nécessaires pour sub-
venir a ses premiers besoins, ainsi qu'il a été dit à
propos de la sécularisation. Can. 643.
-2181
RELIGIEUX
RELIGION
2182
b) Renvoi de religieux à vœux perpétuels. — La pro-
cédure est différente selon que le religieux appartient
à un institut de clercs non exempt ou laïque, ou au
contraire à un institut exempt. Dans le premier cas,
le profès doit s'être rendu coupable de trois délits
•certains, pour chacun desquels il aura reçu un aver-
tissement du supéiieur avec menace de renvoi,
can. 649-651 ; s'il s'agit de religieuses, aux fautes gra-
ves commises devra s'ajouter l'incorrigibilité ou ab-
sence d'espoir d'amendement; il est entendu que, tou-
jours, le ou la coupable ont le droit de se défendre et
même de recourir au Saint-Siège s'ils jugent leur renvoi
non justifié.
S'il s'agit d'un religieux appartenant à un institut
de clercs exempt, le renvoi comporte un véritable pro-
cès judiciaire avec toutes les solennités habituelles :
tribunal de cinq membres, présence du ministère pu-
blic, d'un avocat, d'un notaire ou greffier, etc. Aupa-
ravant on a dû s'assurer de la culpabilité du sujet et
de son incorrigibilité par suite de l'inefficacité des aver-
tissements, sanctions ou remèdes employés. Can. 654-
■668.
Il est pourtant des cas urgents où un scandale grave
ainsi que la menace d'un mal très grand et imminent
pour la communauté permettent au supérieur, assisté
de son conseil, de procéder à un renvoi immédiat du
coupable, à qui on impose de quitter de suite l'habit
religieux. Mais l'affaire devra sans retard être portée
au Saint-Siège ou au tribunal religieux qui aurait dû
normalement connaître de l'affaire. Can. 053 et 668.
Notons enfin que le religieux profès de vœux perpé-
tuels, qui a été ainsi renvoyé, garde, sauf disposition
contraire des constitutions ou du Saint-Siège, l'obli-
gation de ses vœux. Cette obligation fait qu'il reste
tenu de rentrer dans son institut et celui-ci doit le
recevoir, pourvu qu'il ait, durant trois ans, donné des
preuves de plein amendement. Si, pour de graves rai-
sons, le religieux ne pouvait rentrer ou si l'institut ne
pouvait l'accepter, il y aurait lieu de porter l'affaire
au Saint-Siège. Can. 669-672.
Par le renvoi, le religieux qui avait reçu la tonsure
ou les ordres mineurs se trouve de plein droit réduit
à l'état laïque. Si le religieux avait reçu les ordres ma-
jeurs et qu'il ait commis un des délits mentionnés au
canon 646 (apostasie, fuite avec un complice d'un
autre sexe, mariage ou tentative de mariage), ou quel-
que autre délit entraînant l'infamie de droit, la dépo-
sition ou la dégradation, il ne pourrait plus jamais
porter l'habit ecclésiastique. En cas de fautes moins
graves, le religieux engagé dans les ordres sacrés de-
meure suspens jusqu'à l'absolution donnée par le Saint-
Siège; de plus, le canon 671 détaille les dispositions à
prendre en pareil cas; elles se résument en ceci : la
S. Congrégation confie le religieux à un Ordinaire
qu'elle charge de sa surveillance et de son amende-
ment; l'amendement s'étant avéré sérieux et durable,
le religieux préalablement absous pourra être employé
dans le saint ministère; en cas d'inconduite renouvelée
ou d'insoumission, le coupable perd tout droit à un
secours quelconque de la part de son institut et se
trouve par le fait même privé du droit de porter l'habit
ecclésiastique.
Terminons par la simple mention d'une dernière
cause de séparation d'avec l'institut, à savoir la dis-
persion violente en cas de persécution. Le Code n'en
fait pas mention, car cet abus de pouvoir de la part de
l'autorité civile n'a aucune valeur canonique et cons-
titue un acte nul. La conséquence est que les religieux
(ou religieuses) dispersés ou expulsés de leurs maisons
restent tenus à l'observation de leurs vœux au moins
quant à la substance. A ces exilés, le Saint-Siège donne
les directives et règlements opportuns selon les cir-
constances. Des induits les relèvent ordinairement de
l'observation stricte des vœux de pauvreté et d'obéis-
sance, difficiles à pratiquer hors de la communauté;
mais le vœu de chasteté subsiste habituellement dans
toute sa rigueur. De plus, si la chose est possible, les
religieux dispersés doivent se rendre dans d'autres mai-
sons de leur institut pour y reprendre la vie régulière.
Dans tous les cas, l'orage une fois passé, tous sont
tenus de rentrer dans l'institut.
1° Textes législatifs. — ■ Codex juris canonici, Rome, 1917;
Codieis iuris canonici fontes, Rome, 1923-1932 ; -4e(a apos-
tolicx Sedis, Rome, 1908-1936; Bizzarri, Colleclanea S. C.
Episc. et Regut., Rome, 1885; Collectanea S. C. de Propa-
gande Fide, Rome, 1907;
2" .Sur l'état religieux en général. — Suarez, De statu
religioso, 2' part, du De Virtule religionis dans Opéra omnia,
éd. Vives, t. xv et xvi; Gautrelet-Choupin, Nature et obli-
gations de l'état religieux, Paris, 1924; Steiger, De propa-
gatione et diffusione vittv religiosœ, synopsis hislorica, Rome,
1921; Heimbucher, Die Orden und Kongregationen der
kalh. Kirche, Padprborn, 1907, 3 vol.; Schmalzgrueber,
Jus ecclesiastieum universum, Naples, 1738;
3° Sur la discipline avant le Code. — - Battandier, Guide
canonique pour les instituts à vœux simples, 4e éd., 1908;
Ferraris, Prompta bibliotheca, aux mots Regulares et Rcli-
giones, t. vi, Paris, 1852; Vermeçrsch, De reiigiosis institulis
et j>ersonis, Bruges, 1902; Wernz, Jus decretalium, t. m b,
Rome, 1908; Bouiv, De jure regularium, 2 vol., Paris, 1876.
4° Commentaires du Code. — ■ Balmès, Les religieux à
vœux simples d'après le Code, Lyon, 1921; Bastien, Direc-
toire canonique à l'usage des congrégations à vœux simples,
Bruges, 4e éd., 1933; Battandier, Guide canonique, 0e éd.
(posthume), Paris, 1923; Creusen, Religieux et religieuses
d'après le droit ecclésiastique, Louvain, 1930; Fanfanl, De
jure religiosorum, Turin, 1925 (traduct. française par Mis-
serey, Droit des religieuses selon le Code) ; Ferreres, las Iteli-
giosas segûn la disciplina del nuevo Côdigo, Barcelone-
Madrid, 1920; Wernz-Vidal, De reiigiosis. Home, 1933;
C.occhi, Commenlarium in Codicem, t. iv, Rome 1924;
M. Conte a Coronata, Institutiones juris canonici, t. i,
Turin, 1928; Venneersch-Creusen, Epitome juris canonici,
t. I, Matines, 1929; Melo, De exemptione regularium. Wa-
shington, 1921; Augustine, -1 commentarg on Ihe new Code,
Londres, 192").
."> Revues et périodiques. — Commenlarium pro reiigiosis
(par les Missionnaires du Cœur Immaculée de Marie),
Borne, 1920 sq.; Revue des communautés religieuses, Lou-
vain, 1925, sq.; Periodica (sous la direction du P. Ver-
meersch), Rome, 1905 sq.; les autres revues de doctrine
et de discipline.
A. Bride.
1. RELIGION. - I. Le mot et lachose.
II. Données de l 'ethnologie et de la sociologie sur l'ori-
gine et la nature de la religion (col. 2187). — III. Don-
nées de la psychologie sur l'origine et la nature de la
religion (col. 2244). — IV. Les diverses religions
(col. 2292).
I. Le mot et i.a chose. — /. le mot : ÉTYMOWGIE.
— L'étymologie du mot Religio est discutée depuis
l'antiquité.
Dans son De natura deorum, Cicéron le rattache au
verbe relegere : qui omnia qum ad cultum deorum per-
tinerent diligenler retractarent et ta.nqu.am relegerent,
sunt dicti religiosi a relegendo, ut élégantes ex eligendo.
L. 11, c. xxviii, n. 72. Aulu-Gelle dans ses Nuits
attiques emprunte à Nigidius Figulus la citation d'un
vieux vers qui fait également venir religio de relegere:
religentem esse oportet religiosus ne /as (pour : ne fuas?)
Dans leur Dictionnaire étymologique de la langue
latine (Paris, 1932), A. Ernout et À. Meillet préfèrent
la dérivation de religare. « Religio serait proprement
le fait de se lier vis-à-vis des dieux, symbolisé par
l'emploi des vittae [bandelettes] et des aTsmj.ot.-ot. dans
le culte. Une trace du sens originel subsiste peut-être
dans l'image luerétienne, 1. 1,931 : religionum nodis
animumexsolvere; cf. religio juris- jurandi : «l'obligation
du serment, le lien noué par le serment »; testis reli-
giosus; se domumque religione exsolvere, Tite-Live,
2 1 s:?
RELIGION. LE MOT ET LA CHOSE
218'
1. V, c. xxm ; objicere, injicere religionem alicui;
obslringere religione, religione liberare. Le sens serait
donc : ■ obligation prise envers la divinité, lien ou scru-
pule religieux » (cf. mihi religio est, j'ai scrupule rie),
puis « culte rendu aux dieux, religion ». Cf. toutefois
Otto, Arrh. f. Rcligionswiss., t. xn, p. 533. » (Loc. cil,,
p. 819-820.)
Certains auteurs maintiennent la dérivation du
verbe relegere, mais pris en un autre sens que celui que
lui donne Cicéron. « II y a eu sans rioutc deux verbes
de cette forme : dans l'un re a bien une valeur itéra-
tive; relego signifie alors « 1 il e de nouveau, lire à plu-
sieurs reprises », ou encore « parcourir de nouveau (un
chemin, un pays) » — dans l'autre, re ne marque pas
répétition, mais réunion, rapprochement : relego ou
peut-être religo, voudrait dire alors « recueillir, ras-
sembler ». Ce second relego s'oppose dans sa forme à
ne.glego ou negligo; n'a-t-il pu. bien que cette acception
n'existe pas dans le latin classique, s'y opposer aussi
par son sens et signifier à peu près la même chose que
colère : « prendre soin; avoir des égards ou du respect
pour quelque chose? » Religenlem est cité dans ce sens
par Aulu-Gelle, iv, 9, par opposition à religiosus, pris
en mauvaise part. On peut en rapprocher diligens, dili-
gentes (qui d'ailleurs se trouve justement dans le texte
de Cicéron déjà cité, De nalura deorum, II, 28). Voir
Freund et Theil, Grand dictionnaire latin, à ce mot,
t. m, p. 471 B.; Bréal et Bailly, Dict. dt/mol. latin, au
mot l.ego, p. 157 B. » (Vocabulaire technique et critique
de la philosophie par A. Lalande, Paris, 1932, t. il,
p. 703, note de A. Lalande.)
Dans le latin classique on relève les acceptions sui-
vantes du mot religio : 1. attention scrupuleuse, scru-
pule, délicatesse, conscience; 2. scrupule religieux,
sentiment religieux, crainte pieuse; 3. sentiment de
respect, vénération, culte: 4. croyance religieuse, reli-
gion; 5. pratiques religieuses, culte; 6. respect (véné-
ration) dont est entouré quelque chose, sainteté,
caractère sacré; 7. engagement sacré; 8. ce qui est
l'objet de la vénération, de l'adoration, du culte;
[d'où, surtout au pluriel] chose vénérée, chose sainte,
objet sacré; 9. scrupule de n'être pas en règle avec la
divinité, conscience d'être en faute à l'égard rie la reli-
gion; [par suite] état de faute, de culpabilité reli-
gieuse qui ne s'efface que par une expiation; 10. consé-
cration religieuse qui fait qu'une chose appartient à
la divinité el ne peut être d'un usage profane. (D'après
F. Gafïiot, Dictionnaire illustré latin-français, Paris,
1934, à ce mot.)
J. Lachclier fait sur l'emploi du mot religio par les
Latins les remarques suivantes : « Religio paraît être
d'une manière générale, en latin, le sentiment, avec
crainte et scrupule, d'une obligation envers les dieux.
Il n'y avait pour les anciens que des religionem. Reli-
gio au singulier, dans Lucrèce, signifie une religio quel-
conque, la religio en général. Cette généralisation n'en
est pas moins un fait remarquable; elle met nettement
aux prises la croyance à un surnaturel quelconque
avec le matérialisme épicurien. L'idée d'un Dieu uni-
que, conçu comme une puissance morale, a entraîné
celle d'une religion unique, ayant un caractère moral.
Quand on parle aujourd'hui rie plusieurs religions,
c'est bien entendu dans un sens tout autre que celui
où les anciens pouvaient parler rie plusieurs religio-
nes : chaque religion étant pour nous un système com-
plet qui se donne pour le seul véritable. » J. Lâche
lier dans le Vocabulaire de philosophie de Lalande,
p. 703, note.
Dans le Nouveau Testament latin le mot de religio
ne se rencontre qu'en trois endroits. L'épitic de saint
Jacques, i, 27, lui donne le sens de pratique de la reli-
gion : Religio manda et immaculata apud Dciitn et Pa-
trent heec est : visitare pupillos cl viduas in tribulatione
eorum. et imnmculalum se cuslodire ab hoc sseculo. Le
mot religio traduit ici le Cpr,a>cda du grec, rie même
qu'au verset précédent religiosus traduit Cpr,cr>c6<;..
« (?pr(cx6ç, accentué parfois OpT.cxoç, est un hapax dans.
laBib'e. Crncle trouve pas usité avant Jac.,i, 27, dans
les textes connus jusqu'à ce jour. Le substantif Cpr.Gxeta.
qu'on lit ici et au verset suivant, peut servir à déter-
miner le sens de l'adjectif. I! désigne généralement la
religion considérée au point de vue liturgique, soit
qu'il s'agisse du culte et des cérémonies itlolâtriques
(Sep., xiv, 18,27, cf. 16; xi, 15; Hérodote, II, xvm, 2;
xxvn, 4), d'un culte superstitieux (Col., n, 18), soit
qu'il s'agisse d'honneurs rendus au vrai Dieu (Josè-
phe, Ant. jud., I. IX, c. vin, n. 3). Mais cette acception
n'est pas ici conforme au contexte. Il ne s'agit pas seu-
lement de cérémonies à faire, mais surtout de vertus
à pratiquer. (-'p^oy.EÎa rioit donc s'entendre au sens-
général rie religion avec tous les devoirs que celle-ci
implique, de même dans Act., xxvi, 15. L'homme
Gp^raôç serait donc celui qui est religieux, non seule-
ment parce qu'il participe- à ries rites, mais parce qu'il
réalise dans sa vie, ce que Dieu lui demande. Jacques
a peut-être choisi exprès ce terme pour réagir contre
une acception extérieure de la religion, acception que
l'usage ordinaire de ce terme semblait favoriser. »
J. Chaine, L'épitre de saint Jacques. Paris, 1927,
p. 34-35. Saint Paul met en garde les Colossiens contre
des judaïsants qui les condamnent au nom d'une
humilité (affectée) et du culte des anges, in humilitate
et religione angelorum, sans préciser ce qu'était ce
culte qu'il réprouve. Col., n, 18. Enfin au livre des
Actes, xxvi, 5, Paul déclare au roi Agrippa qu'il a
vécu « en pharisien selon la secte la plus stricte de
notre religion (Cpr,cxetaç, religionis) ». A propos de
ce dernier texte, Jacquier fait remarquer que Philon,
Quod. det. poliori insid., 7, et Josîphe, distinguent
soigneusement Cpr^y.zia. rie EÛaé6s!.a et goi.ciT7)ç.
I! est fréquemment employé dans Josèphe pour dési-
gner l'aspect extérieur de la religion, Ant. jud., IX,
xni, 3; XII. v, 4. Les Actes des Apôtres, Paris. 1926,
p. 706. C'est Tertullien qui semble avoir fait le premier
parmi les auteurs chrétiens un usage assez large du
mot religio qu'il prend d'ailleurs en des sens assez
divers : respect religieux (Apolog., xi, 9), culte des
faux dieux (ibid., xxv, 2), vraie religion du vrai Dieu
(ibid.. xxv, 1), religion des chrétiens envers l'empe-
reur (ibid, xxxm, 1), religion romaine (ibid., xxiv, 1),
religion juive (ibid., xvi, 1, 3).
Il n'y a pas d'équivalent giec adéquat du latin reli-
gio : la Gpy;cx^a, nous l'avons vu, désigne surtout
la religion au point de vue liturgique, la toû 0eoû,
tcjv 0scùv Cprpy.zicr. est également le culte des dieux,
l'eùaé^eioc est la piété, le respect et l'amour des dieux.
//. I A CHOSE : DÉFINITION DE LA RELIGION. — Oïl
lient, avec le P. de Grandmaison, admettre comme défi-
nition, tout au moins liminaire delà religion celle de
Morris Jastrow : » La religion se compose rie trois élé-
ments : 1. la reconnaissance d'un pouvoir ou rie pou
voirs qui ne dépendent pas de nous; 2. un sentiment
rie dépendance à l'égard de ce ou de ces pouvoirs;
3. l'entrée en relations avec ce ou ces pouvoirs. Si l'on
réunit ces trois éléments dans une seule proposition
on peut définir la religion comme la croyance naturelle
à un ou à ries pouvoirs qui nous dépassent, cl à l'égard
desquels nous nous sentons dépendants, croyance et
sentiment qui produisent chez nous : 1. une organisa-
tion; 2. ries actes spécifiques; 3. une réglementation
rie la vie ayant pour but d'établir ries relations favo-
rables entie nous-mêmes el le ou les pouvoirs en ques-
tion. » (Morriss Jastrow. The Sludy of Religion. New-
York, 1901, p. 17(1.) Cité par le P. de Grandmaison
dans Christus, 2e éd.. 1916, p. 6.
Si on veut analyser les divers éléments rie la ici i
2185
RELIGION. LE MOT ET LA CHOSE
2186
gion on y constate que l'âme y est intéressée dans
toutes ses fonctions principales.
1° Il y a un sentiment religieux que Rudolf Otto a
bien défini dans son caractère spécifique quand il a
écrit : « Le contenu qualitatif du numineux (de nu-
men). dont le mystérieux est la forme, est d'une part
l'élément répulsif... le tremendum auquel se rattache
la majeslas. D'autre part, c'est en même temps quel-
que chose qui exerce un attrait particulier, qui captive,
fascine et forme avec l'élément répulsif du tremendum
une étrange harmonie de contrastes. » Le Sacré,
Ve édit. allemande, 1917, 18e de 1929 sur laquelle est
faite la traduction française de 1929, p. 57.
2° Mais, à la suite de Schleiermacher, de Fries et de
bien d'autres, Otto a eu le tort de minimiser, sinon
de supprimer l'élément intellectuel de la religion. Il
y a dans toute religion un corps de doctrine au moins
ébauché et qui tend, tout au moins, à devenir obliga-
toire. D'ailleurs un sentiment pur, sans aucune déter-
mination intellectuelle, est un non-sens psychologique.
Les dogmes, reconnaît Emile Boutroux, sont un « élé-
ment intégral de toute religion réelle ». Science et reli-
gion, Paris, 1908, p. 384. « A s'isoler de l'intelligence (et
de l'activité), dit le même philosophe, le sentiment
ne se hausse pas, il s'étiole. » Ibid., p. 391.
3° Toute religion impose à l'homme un certain nom-
bre de règles pratiques, règles qui ne sont pas simple-
ment des injonctions de la société ou de la conscience
individuelle, mais « des commandements de Dieu ».
« Une certaine contemplation détachée et théorique,
où l'esprit veut s'enrichir sans se livrer, ne garde, en
s'appliquant aux choses divines, que l'écorce et
l'orientation, non la substance, d'un acte religieux. Le
philosophe qui spécule sur la divinité sans lui soumet
tre, au moins virtuellement tout ce qu'il est. n'im-
prime pas plus à son application le caractère de la reli-
gion qu'un orfèvre, en soupesant un calice pour l'appré-
cier à son prix marchand, ne fait œuvre de croyant. •>
L. de Grandmaison, Christus, p. 8. Plus une religion se
développe et s'épure, plus aussi ses exigences morales
s'accentuent, et par là elle décèle un des éléments
essentiels de la Religion.
4° Enfin toute religion se traduit par un culte, des
rites. Ceci d'abord est un fait, facile à constater, et
également c'est une nécessité à la fois psychologique
et sociale. Un sentiment ardent, une croyance pro-
fonde tendent naturellement à se traduire extérieu-
rement. Puis « la personne individuelle n'a pas seule
une valeur religieuse. Une société est aussi une sorte
de personne, susceptible de déployer des vertus pro-
pres : justice, harmonie, humanité, qui débordent
le cadre de la vie individuelle ». É. Boutroux, Science
et religion, p. 338. Or l'unanimité sociale en matière
religieuse s'exprime et s'intensifie en même temps,
par des rites pratiqués en commun. Sans doute les rites
ne signiVient rien, et même sont opposés à la vraie
religion, quand ils ne sont pas vivifiés par une âme
de sentiments et de pensées, individuels et sociaux,
mais les rites ■ — et les dogmes — sont le corps de
cette âme et « il n'y a de vie, en ce monde, que pour
les âmes unies à des corps ». Boutroux, ibid., p. 339.
L analyse des éléments de la religion ne suffit pas à
en donner une définition qui en caractérise tout le
contenu et surtout tout l'esprit. On ne saurait mieux
compléter la description précédente qu'en se référant à
ce que le P. de Grandmaison y a ajouté : « Si l'on passe
de cet inventaire, pour ainsi dire, matériel, à l'examen
du sujet humain qui prie, adore, ou sacrifie, la reli-
gion se présente comme une des formes spontanées, et
supérieures, des activités humaines essentielles —
comme une vie. Cette vie intéresse tout l'homme, être
raisonnable, moral et sensible; elle impose à sa raison
des croyances, à sa volonté des lois et des sanctions, à
son cœur des affections, à son corps des attitudes et
des gestes.
« Mais la plus superficielle des observations ne per-
met pas d'identifier simplement vie religieuse et vie
humaine supérieure : celle-ci s'étend plus loin que
celle-là. Même chez les peuples où la réflexion n'a pas
encore opéré son travail de distinction et de différen-
ciation, l'on trouve des données traditionnelles, des
préceptes de conduite, des détails de cérémonial, sinon
soustraits à l'empire de la religion, du moins distincts
des actes proprement religieux.
« Ces derniers sont caractérisés au premier coup d'œil,
par le sérieux de qui les pose, les précautions parfois
minutieuses que l'on prend pour en assurer l'accom-
plissement, la portée considérable qu'on leur attribue,
les sentiments de vénération, de crainte, de respect qui
se font jour à leur propos, l'atmosphère de mystère qui
les entoure. Ces traits, et ceux qu'il serait aisé d'ajou
ter se précisent, s'ordonnent et s'expliquent si l'on
observe, d'une part, la visée de l'acte religieux, et,
d'autre part son caractère de commerce personnel,
intéressé, tirant à conséquence, avec un plus grand que
soi. L'hommage religieux s'adresse à la Puissance,
déterminée ou vague, anonyme ou désignée, conçue par
l'homme comme ultime. Prière ou sacrifice, appel, élan,
geste ou sentiment d'adoration et de respect, toutes les
flèches montent en haut, visent le but suprême : le
Père ou la Fin, le Ciel ou les Dieux, le Seigneur ou le
Fort, le Témoin ou le Dieu «vivant et voyant. > Et
toujours aussi l'homme a conscience en ceci de remplir
un devoir de justice, d'acquitter une dette, d'engager
ses intérêts majeurs. Il n'y a pas, en religion, d'atti-
tude platonique, et moins encore de dilettantisme...
« Il arrive sans doute qu'un élan authentiquement
religieux à son origine, fléchisse ou s'égare. Au lieu de
percer jusqu'au Premier être qui est son but, il s'arrête
aux suppléances, plus proches de cette puissance, à ses
images plus accessibles, voire à ses contrefaçons plus
évidemment redoutables. Très souvent aussi l'homme
se trompera en essayant de préciser l'objet de son
culte : il fractionnera le Pouvoir souverain, l'attribuera
successivement à plusieurs, ou à un seul manifeste-
ment inhabile à le posséder. Il le confondra avec les
lieux où le dieu est censé se plaire, les objets où sa
vertu réside, les représentations qu'on s'en fait, les
noms qu'on lui donne. Presque jamais l'adorateur à ce
stade inférieur (qui n'est pas nécessairement primitif),
ne donnera à sa conception du divin la rigueur logique,
les arêtes vives, la force d'exclusion qu'elle comporte-
rait — toutes exigences dont est insoucieux autant
qu'incapable un esprit non exercé. Mais pour cet
homme, dans ses actes proprement religieux, la Puis-
sance qu'il implore est suprême: au-delà, au-dessus, il
n'en connaît, il n'en imagine point d'autre.
« Nous dirons donc qu'il y a religion partout et seu-
lement où se trouvera, implicite peut-être, mais cer-
tainement présent, et sortissant ses effets naturels de
sérieux, de soumission, de crainte, le caractère trans-
cendant de l'Être que vise la prière, le rite et le sacri-
fice. La religion se définira ainsi par l'ensemble des
croyanjes, des sentiments, des règles et des rites, ind -
viduels ou collectifs, visant (ou imposés par) un Pou-
voir que l'homme tient actuellement pour souverain,
dont il dépend par- conséquent, avec lequel il peut en-
trer (ou mieux : il est entré) en relations personnelles.
Plus brièvement, la religion est la conversation de
l'homme, individuel et social, avec son Dieu." Chris-
tus, p. 10.
Sans doute la conception déiste de la religion n'en-
globe pas tous les éléments que nous venons d'indiquer,
mais son caractère artificiel a été démontré à l'article
Déisme de ce Dictionnaire. Nous nous contenterons
de citer ici un passage de M. Lévy-Bruhl : « La préten-
2187 HELIGION. DONNÉES DE L'ETHNOLOGIE : L'ANIMISME 2188
due religion naturelle n'était nullement ce que pen-
saient ses partisans. Loin de représenter l'essence des
éléments communs à toute religion humaine, elle était
un produit très spécial de la pensée philosophique,
c'est-à-dire réfléchie, dans une petite partie de l'hu-
manité, à une époque fort peu religieuse. Elle n'était
en fait, que le monothéisme européen des siècles pré-
cédents réduit à la forme pâle et abstraite d'un déisme
rationaliste. Chaque progrès fait par l'étude positive
des religions inférieures a rendu plus évident le désac-
cord entre les faits et l'hypothèse de l'universalité de
la religion naturelle. » La morale et la science des mœurs.
Paris. 1907, p. 202. Le témoignage de l'ethnologie
n'est peut-être pas tout à fait celui que pense M. Lévy-
Bruhl, en tout cas il prouve au stade primitif de l'hu-
manité, ou du moins insinue, tout autre chose qu'une
religion naturelle sans culte collectif et sans croyances
transcendantes.
Nous verrons plus loin en discutant les idées de
Durkheim : 1° que l'idée de Dieu se trouve dans toutes
les religions; 2° qu'au contraire, celle d'Eglise ne se
trouve pas nécessairement en toute religion, bien que
toute religion y tende.
II. Les données de l'ethnologie et de la socio-
logie sur l'origine et la nature de la religion. —
C'est surtout à l'ethnologie et à la sociologie qu'on
s'adresse de nos jours pour déterminer l'origine de la
religion. Nous verrons que les données de ces deux
sciences ne suffisent pas à résoudre ce problème. Mais,
vu le nombre et la diffusion des théories basées sur
elles, nous devons tout d'abord les examiner. Parmi
toutes ces théories nous ferons un choix, estimant plus
profitable d'exposer et de discuter avec quelque détail
quelques systèmes sous la forme que leur ont donnée
certains auteurs représentatifs, que de porter des ju-
gements hâtifs et sommaires sur une multitude de
travaux divers.
/. l'animisme. — 1° Expose. — Si Hurnctt Tylor,
professeur à Oxford, n'a pas créé de toutes pièces cette
théorie, néanmoins dans son ouvrage sur la civilisation
primitive, Primitive culture, paru à Londres en 1872
et réédité plusieurs fois jusqu'en 1913, il en a donné un
exposé si bien ordonné et d'une si vaste érudition que,
depuis, la grande majorité des ethnologues et des his-
toriens des religions non-croyants s'en sont inspirés.
« Il serait, écrit Mgr Bros, difficile d'exagérer l'impor-
tance de ce système. En Angleterre, il devient vite,
malgré la ténacité de l'opposition de Max Miiller « la
« théorie classique. » C'est le mot d'Andrew Lang.
Keave, Frazer, Marrett, K. Smith, Sydncy-Hartland
sont avec plus ou moins de réserves des disciples de
Tylor. Goblet d'Alviella, Tiele, Réville, Dcniker, Salo-
inon Hcinach font à l'animisme une place importante
dans leurs travaux. La plupart des savants allemands y
compris l'école panbabyloniste font bon accueil à l'ani-
misme tylorien. Seul ou à peu près Chantepie de la Saus-
say s'élève contre ceux qui partout flairent l'animisme.
« Le P. Schmidt le remarque : « Actuellement la théo-
rie de l'animisme ressemble encore à un fleuve large
et puissant dont les ondes entraînent tout. En général,
• l'empire de la théorie animistique apparaît encore
comme universel. ■ Idée <!<■ Dieu, p. 38. Nous ne citons
que les ethnologues. Comme il était naturel, l'anthro-
pologie et l'histoire ont été à leur tour fortement domi-
nées par la théorie lylorienne. » liros, L'ethnologie reli-
gieuse, Paris, 1923. Ces lignes oui, il est vrai, été écrites
il y a treize ans. Dans son ouvrage : Origine cl évolution
de la religion (paru en allemand en 1 9311, traduit eu fran-
çais en 1931), le l'ère l'.-YV. Schmidt reconnaît le large
iredit de l'animisme pendant trois décades (p. Il ni de la
traduction française), mais signale que, quelques an-
nées après le début du XXe Siècle, « île plusieurs ec'iles,
l'animisme était vivement attaqué « et qu'« il n'était
plus possible de rétablir son autorité ». Ibid., p. 114. Il
reste néanmoins encore très répandu.
Voici d'après le même P. Schmidt les principaux
traits de l'animisme tylorien.
1. L'homme se forme premièrement l'idée de quel-
que chose de différent du corps, l'âme. Il y est ache-
miné par la considération de deux groupes de faits
biologiques : d'une part, le sommeil, le ravissement, la
maladie et la mort ; d'autre part, les rêves et les visions.
Les premiers révèlent à l'homme primitif un état du
corps abandonné plus ou moins par le principe vital
et laissé à lui-même. Les seconds lui font voir ce prin-
cipe incorporel, l'âme, exerçant en pleine indépen-
dance certaines activités. L'idée d'âme ainsi obtenue
ne vaut originairement que pour l'homme. Elle s'en-
richit bientôt de la foi en la survie de l'âme après la
mort et en des migrations de l'âme. Le soin des morts
apparaît très tôt. La notion d'une rétribution dans
l'au-delà est, par contre, d'origine plus récente.
E.-B. Tylor, Primitive culture, lrc édit.,t. i, p. 377 sq. ;
t. il, p. 5 sq., p. 76 sq.
2. Son être personnel, était, pour l'homme primitif,
le type de tous les autres. N'ayant l'expérience intime
que de soi-même, il concevait tout le reste d'après son
propre cas, spécialement les animaux et les plantes,
qu'il imaginait composés comme lui d'un corps et
d'une âme. La condition des autres êtres ne pouvait
non plus être différente. Cette identique constitution
étant supposée, l'idée d'une diversité de nature entre
l'homme et les autres êtres n'entrait pas dans son esprit.
Lui et eux étaient apparentés. Ibid., t. Il, p. 99 sq.
3. Le culte des ancêtres, c'est-à-dire de devanciers
qui, n'ayant plus de corps terrestre, représentaient de
purs esprits, conduisit l'homme à la notion d'esprits
séparés. Ces esprits pouvaient à leur gré prendre posses-
sion, fût-ce pour un temps, de corps étrangers. Ainsi
s'expliqueraient pour le primitif les cas de possession.
La maladie et la mort elle-même provenaient de l'ac-
tion néfaste de quelque espiit qui avait pénétré dans
le corps de l'intéressé. Le fétichisme, le culte de mor-
ceaux de bois et de pierres et enfin l'idolâtrie propre-
ment dite étaient à interpréter de la même manière.
Ibid., t. il, p. 101 sq., 113 sq., 147 sq.
•1. La notion ainsi obtenue de purs esprits allait
être appliquée à la Nature. Au sentiment du primitif,
ses diverses parties étaient animées par des esprits et
les phénomènes dont elles étaient le siège relevaient
de leur activité. Ainsi apparut le culte de la Nature,
cjui impliquait une certaine philosophie de la Nature.
L'eau en général, les fleuves, la mer, les arbres et les
bois, les animaux, le totem, le serpent devinrent l'ob-
jet d'hommages religieux. L'évolution atteint ici son
plus haut point dans la notion et l'adoration du dieu
espèce, conçu non comme un individu, mais comme
une espèce de catégorie. Ibid., t. n, p. 169 sq., 191 sq.,
196 sq., 208-220.
5. Nous voici au seuil du polythéisme tel qu'il se
présente dans les hautes et moyennes civilisations, avec
ses dieux du ciel, de la pluie, du tonnerre, de la terre,
de l'eau, du feu, du soleil, de la lune. Dans une autre
direction se seraient formées les divinités préposées
aux stades et fouet ions de la vie humaine, dieux de la
naissance, de l'agriculture, de la guerre, des morts,
ancêtres divins de la tribu. Ibid., t. II, p. 224 sq.,
231 sq., 235-285.
6. L'idée d'un dualisme n'est pas étrangère même
aux phases inférieures de l'évolution. Les termes de
bien et de mal, toutefois, y signifiaient utile et nuisible
et n'y présentaient pas encore de sens proprement mo-
ral. Dans l'évolution de ces idées, les forces naturelles,
nuisibles ou utiles, ont d'ordinaire joué un rôle, en
particulier la lumière cl les ténèbres (Avesta). Ibid.,
t. n, p. 287 sq.
2 L80
RELIGION. CRITIQUE DE L'ANIMISME
2190
7. « Pour pouvoir circonscrire avec plus de précision
les idées propres des races inférieures, peut-être sied-il
de proposer une définition plus stricte du monothéisme
qui serait la conception réservant les attributs divins
essentiels au seul Créateur tout-puissant. Si on l'entend
en ce sens, nulle tribu sauvage n'a encore été décou-
verte qui soit monothéiste. Ni, non plus, qui soit pan-
théiste au sens précis de ce mot. Leur conception
propre, qui peut d'ailleurs être orientée, vers l'une ou
l'autre de ces deux doctrines, est plutôt un polythéisme
dont la souveraineté d'un dieu suprême marque le
sommet. » Ibid., t. n, p. 322.
8. Plusieurs voies ont conduit au monothéisme.
Tantôt on a attribué la suprématie à l'un des dieux
polythéistes, soit à l'ancêtre tribal, soit à une divinité
de îa nature. Tantôt une sorte de Panthéon s'est cons-
titué « à l'image de la société politique terrestre. Le
peuple y est représenté par la masse des âmes hu-
maines et des autres esprits dont le monde est plein.
Les grands dieux polythéistiques y figurent l'aristo-
cratie. Quant au roi, c'est le dieu suprême. » Tantôt
l'on en est venu à concevoir l'univers comme animé
par une divinité qui le pénètre en toutes ses parties :
l'âme du monde. Dans ce dernier cas, la tendance se
constate « à unifier les fonctions et attributs des grands
dieux du polythéisme en une personnalité plus ou
moins composite, ou bien à les volatiliser au profit d'une
réalité divine sans forme ni détermination, qui, perdue
dans son nébuleux éloignement et engourdie dans son
repos, flotte au-delà et au-dessus du monde, trop bien-
veillante et trop transcendante pour se soucier de
l'adoration des hommes, trop éloignée, trop indiffé-
rente, trop élevée pour s'occuper de la minuscule
humanité ». Ibid., t. n, p. 303 sq.
9. « D'où il suit manifestement que la théologie des
races inférieures atteint son plus haut point dans la
conception d'une divinité suprême, et que cette idée,
chez les peuples sauvages et barbares, n'est pas la co-
pie multiple d'un dieu unique, qu'elle est originale, au
contraire, et extrêmement différente suivant les races.
Considérées comme le produit de la religion naturelle,
ces conceptions ne paraissent aucunement surpasser
ni la capacité de penser de l'intelligence demeurée au
plus bas degré de la culture, ni l'aptitude Imaginative,
chez les populations du niveau culturel le plus infé-
rieur, à la traduire en termes de mythologie. Chez ces
races, la doctrine d'une suprême divinité n'est que
l'aboutissement précis et logique de l'animisme et
l'achèvement attendu et naturel de la religion poly-
théiste. » Ibid., t. n, p. 305 sq. Ensemble du passage
dans P. W. Schmidt, Origine et évolution de la religion,
Paris, 1931, p. f07-110.
2° Critique. — 1. Critique d'Andrew Lung. — An-
drew Lang avait été pendant longtemps un des cham-
pions les plus ardents et un des propagateurs les plus
influents de l'animisme, surtout contre Max Millier,
plaçant la croyance aux dieux au terme d'un long
développement partant de la simple notion de l'âme,
sorte de double du corps. Or un jour il lut une relation
des missions bénédictines de la Nouvelle-Nursie en
Australie occidentale, où étaient signalées des concep-
tions religieuses relativement élevées chez des popu-
lations très arriérées. Ébranlé dans sa foi animiste, il
étendit ses investigations et dut se rendre à l'évidence
que chez les Andamènes (des îles Andamans clans
l'Océan Indien), chez les Fidjiens de la Polynésie, chez
les Zoulous, chez les Yaos de l'Afrique centrale, chez
des Indiens de l'Amérique du Nord, peuplades par-
venues sans doute à des degrés divers de culture, mais
toutes assez proches d'un état primitif de civilisation
matérielle et intellectuelle, existait l'idée d'un « Être
suprême » à la fois législateur de l'ordre moral et au-
teur du monde. Il appella cet Être suprême l'Ail Fa-
tlier, parce que les indigènes en question lui donnent
souvent le nom de Père de tous, et constata que, plus
cette croyance en un Père de tous avait d'influence,
moins l'animisme, le culte des esprits étaient déve-
loppés. Il se garda de trancher la question de l'origine
première de la religion et de l'idée de Dieu. Quand,
en 1898, il publia The Making of Religion (Comment
s'est faite la religion), ouvrage où il donnait le résultat
des recherches qui l'avait fait renoncer à l'animisme,
au moins comme à la première forme connue de la
religion, on accueillit avec scepticisme ses conclusions
dans le monde des ethnologues, sans même se donner
la peine d'examiner de près ses assertions. « On devrait
pourtant savoir, écrivait Breysig, de quelles bizarre-
ries cet Écossais, aussi parfaitement capricieux que
spirituel, s'est déjà constitué l'avocat par le passé. >
Geschichte der Menschheit, i. Die Volker der Urzeit, t. i.
p. 362, n. 2.
Lang ne se laissa pas déconcerter par l'accueil iro-
nique fait à sa critique de l'animisme. Dans la seconde
édition de son ouvrage, The Making of Religion, parue
en 1901, il disait : « Comme d'autres martyrs de la
science, je dois m' attendre à être traité de fâcheux, de
mal élevé, d'homme qui n'a qu'une idée et qui par-
dessus le marché est fausse. Si je m'en formalisais, je
prouverais simplement que je manque tout à fait d'hu-
mour et que je ne connais pas la nature humaine,
(p. 14.) Lang a continué ses investigations jusqu'à sa
mort survenue en 1912, ajoutant de nombreux témoi-
gnages à ceux qu'il avait recueillis dès 1898 et laissant
une étude sur Dieu chez les primitifs, God (Primitive
and Savage), qui parut en 1913 dans le 6e volume de
l'Encyclopwdia of Religion and Ethics de Hastings,
p. 243-247, où il maintient et accentue ses conclusions
de 1898.
2. Critique de l'animisme par É. Durkheim. — ■ Dans
son désir de déblayer le terrain afin de pouvoir cons-
truire son propre système, É. Durkheim a soumis
l'animisme de Tylor à une critique serrée dans Les
formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, 1912,
p. 78-99. Il étudie, à cet effet : a) la genèse de l'idée
d'âme; b) la formation de l'idée d'esprit; c) la trans-
formation du culte des esprits en culte de la nature
chez Tylor.
11 faut noter tout d'abord que le primitif n'a pas
la notion d'une âme entièrement distincte du corps.
« Pour lui, l'âme, tout en étant, sous certains rapports,
indépendante de l'organisme qu'elle anime, se confond
pourtant, en partie, avec ce dernier, au point de n'en
pouvoir être radicalement séparée : il y a des organes
qui en sont, non seulement le siège attitré, mais la
forme extérieure et la manifestation matérielle. >
Op. cit., p. 78-79. Puis l'expérience du rêve n'explique
pas vraiment l'idée d'une âme qui serait ramenée à
l'idée d'un double. Pour le primitif, les voyages faits
en rêve n'impliquent pas nécessairement une telle
hypothèse : au lieu de se croire comme formé de deux
êtres, conception complexe, il peut, par exemple, se
croire capable de voir à distance. Puis, s'il s'agit d'un
rêve où l'on revit le passé, comment croire que le
double puisse remonter le cours du temps? De plus,
les rencontres et dialogues du rêve ne peuvent pas être
imaginés comme rendez-vous de doubles, car dans ce
cas il est facile d'interroger les personnages vus et
entendus en songe pour savoir que leur expérience ne
coïncide pas avec celle du questionneur. « Pendant le
même temps, eux aussi ont eu des rêves, mais tout
différents. Ils ne se sont pas vus participant à la même
scène; ils croient avoir visité de tout autres lieux. »
Ibid., p. 80. Enfin le primitif cherche-t-il vraiment
à s'expliquer ses rêves? Il a une grande paresse d'es-
prit et, à des époques et en des lieux où l'intelligence
humaine était plus éveillée que la sienne, on a laissé
2191
RELIGION. CRITIQUE DE L'ANIMISME
2102
sans solution bien des problèmes : rapports de la terre
et du soleil, hérédité, génération, etc.
« Sans doute, aujourd'hui le primitif attribue lui-
même ses rêves, ou certains d'entre eux, aux dépla-
cements de son double. Mais ce n'est pas à dire que le
rêve ait effectivement fourni les matériaux avec les-
quels l'idée de double ou d'âme fut construite; car elle
peut avoir été appliquée, après coup, aux phénomènes
du rêve, de l'extase, de la possession, sans pourtant,
en être dérivée. » Ibid., p. 82.
Quant à la formation de l'idée d'esprit, Tylor n'est
pas plus convaincant que lorsqu'il s'agit de l'âme.
C'est la mort qui, consacrant l'âme, en ferait un esprit,
mais la mort n'ajoute rien d'essentiel à celle-ci, sinon
qu'elle lui donne une plus grande liberté de mouve-
ments. « Pourquoi donc les vivants auraient-ils vu
dans ce double déraciné et vagabond de leur compa-
gnon d'hier autre chose qu'un semblable? C'était un
semblable dont le voisinage pouvait être incommode,
ce n'était pas une divinité. » Ibid., p. 85. D'ailleurs la
mort ne peut, du point de vue du primitif, qu'amoin-
drir les énergies vitales au lieu de les exalter, l'âme,
pour lui, participant étroitement de la vie du corps, se
trouvant atteinte, blessée, malade avec lui. « Mais
alors, quand la mort résulte de la maladie ou de la
vieillesse, il semble que l'âme ne puisse conserver que
des forces amoindries, et même, une fois que le corps
est définitivement dissous, on ne voit pas comment elle
pourrait lui survivre, si elle n'en est que le double.
L'idée de survivance devient, de ce point de vue, diffi-
cilement intelligible. » Ibid., p. 8b\ Surtout il y a entre
le sacré et le profane une différence essentielle, de
nature, et ce n'est pas uniquement du fait que, désin-
carnée, l'âme aurait plus de puissance, surtout pour
nuire, qu'elle deviendrait dans la pensée du primitif,
un être sacré, un esprit. « Sans doute, dans le senti-
ment que le fidèle éprouve pour les choses qu'il adore,
il entre toujours quelque réserve et quelque crainte;
mais c'est une crainte sui generis, faite de respect plus
que de frayeur, et où domine cette émotion très parti-
culière qu'inspire à l'homme la majesté. L'idée de ma-
jesté est essentiellement religieuse. Aussi n'a-t-on,
pour ainsi dire, rien expliqué de la religion, tant qu'on
n'a pas trouvé cette idée, à quoi elle correspond et
ce qui peut l'avoir éveillée dans les consciences. De
simples âmes d'hommes ne sauraient être investies de
ce caractère par cela seul qu'elles sont désincarnées. »
Ibid., p. 87.
En troisième lieu, Tylor ne rend pas compte du pas-
sage, qu'il suppose s'être produit, du culte des esprits
à celui de la nature. Il l'attribue à un anthropomor-
phisme instinctif ; « Objets inanimés avez-vous donc
une âme? » Mais c'est en vain que les confusions que
fait l'enfant sont invoquées pour attribuer à cet ins-
tinct la personnification des forces de la nature. Si
l'enfant « s'en prend à une table qui lui a fait du mal,
ce n'est pas qu'il la suppose animée et intelligente,
mais c'est patee qu'elle lui a fait du mal. La col're,
une fois soulevée par la douleur, a besoin de s'épancher
au dehors; elle cherche donc sur quoi se décharger et
se porte naturellement sur la chose même qui l'a
provoquée, bien que celle-ci n'en puisse rien. La con-
duite de l'adulte, en pareil cas, est souvent tout aussi
peu raisonnéc. Quand nuis sommes violemment irrités,
nous éprouvons le besoin d'invectiver, de détruire,
sans que nous prêtions pourtant aux objets sur les-
quels nous soulageons notre colère j? ne sais quelle
mauvaise volonté constante. 11 y a si peu de confusion
que, quand l'émo'.ion de l'enfant esl calmée, il sait
très bien distinguer une chaise d'une personne : il ne
se comporte pas avec l'une comme avec l'autre, ■ Ibid.,
p. 94. De plus, si les esprits de la nature avaient été
COnçilfl a l'image de l'aire, ils habiteraient constam-
ment, comme celle-ci, l'être qu'ils animent. Or il n'en
est pas ainsi. « Le dieu du soleil n'est pas nécessai-
rement dans le soleil, ni l'esprit de telle pierre dans la
pierre qui lui tient lieu d'habitat principal. Un esprit
sans doute, soutient des rapports étroits avec le corps
auquel il est attaché, mais on emploie une expression
très inexacte quand on dit qu'il en est l'âme. » Ibid.,
p. 94-95. « D'un autre côté, si vraiment l'homme avait
été nécessité à projeter son image dans les choses, les
premiers êtres sacrés auraient été conçus à sa ressem-
blance. Or, bien loin que l'anthropomorphisme soit
primitif, il est plutôt la marque d'une civilisation
relativement avancée. A l'origine, les êtres sacrés sont
conçus sous une forme animale ou végétale dont la
forme humaine ne s'est que lentement dégagée. •
Ibid., p. 95 (le dernier point paraît douteux).
La plus forte objection qui puisse être faite à l'ani-
misme est, au dire de Durltheim, celle par laquelle il
termine sa critique du système. « Si, d'après Tylor,
l'homme prie, s'il fait des sacrifices et des offrandes,
s'il s'astreint aux privations multiples que lui pres-
crit le rite, c'est qu'une sorte d'aberration constitu-
tionnelle lui a fait prendre ses songes pour des percep-
tions, la mort pour un sommeil prolongé, les corps
bruts pour des êtres vivants et pensants. » Or • il est
inadmissible que des systèmes d'idées comme les reli-
gions qui ont tenu dans l'histoire une place si considé-
rable, où les peuples sont venus de tout temps puiser
l'énergie qui leur était nécessaire pour vivre, ne soient
que des tissus d'illusions ». Ibid., p. 97-98. « On doit
même se demander, si, dans ces conditions, le mot de
science des religions peut être employé sans impro-
priété. Une science est une discipline qui, de quelque
manière qu'on la conçoive, s'applique toujours à une
réalité donnée. La physique et la chimie sont des
sciences, parce que les phénomènes physico-chimi-
ques sont réels et d'une réalité qui ne dépend pas des
vérités qu'elles démontrent. Il y a une science psycho-
logique parce qu'il y a réellement des consciences qui
ne tiennent pas du psychologue leur droit à l'exis-
tence. Au contraire, la religion ne saurait survivre à la
théorie animiste, du jour où celle-ci serait reconnue
comme vraie par tous les hommes : car ils ne pour-
raient pas ne pas se déprendre des erreurs dont la
nature et l'origine leur seraient ainsi révélées. Qu'est-
ce qu'une science dont la principale découverte consis-
terait à faire évanouir l'objet même dont elle traite? •
Ibid., p. 99.
3. Critique de l'animisme par le P. W. Schmidt. —
Dans sa critique de l'animisme, le P. Schmidt s'ins-
pire d'enquêtes chez les peuples primitifs dont nous
parlerons en détail plus loin. De ces enquêtes il tire les
conclusions suivantes : a) L'animisme ne règne que
dans un domaine assez limité: une partie des Mêla
nésiens et des Indonésiens, peuples de la côte occi-
dentale d'Afrique, tribus indiennes du Nord-Est et
du Sud-Ouest de l'Amazonie, tribus du Nord-Ouest et
du Sud-Kst de l'Amérique du Nord, b) Chez ces peu-
plades elles-mêmes, on n'attribue pas une âme à tous
les êtres: les Indonésiens ne croient pas que les êtres
non-vivants en possèdent une, ceux-ci pouvant seule-
ment servir d'habitat temporaire à des esprits indé-
pendants quand l'objet a quelque caractère remar-
quable: toutes les tribus animistes ne donnent pas une
âme aux plantes, c) La pluralité des âmes est une
notion courante dans les milieux animistes qui .listin-
guent l'âme corporelle liée au sang et au souille et l'âme
ombre ou image, peut-être souvenir substantifié des
défunts, d) Les esprits de la nature peuvent s'expli-
quer aussi bien par un processus de personnification
que par une extension de la notion d'esprit, e) L'idée
même d'esprit a une origine au moins aussi vraisem-
blable dans l'expérience de la vie psychologique en
2193
RELIGION. LE MAGISME, EXPOSÉ ET CRITIQUE
2194
■son ensemble que dans la réflexion sur les phénomènes
du rêve, du sommeil et de la mort.
De plus l'animisme ne fleurit qu'à certains stades de
•culture, dans la civilisation matriarcale et les sociétés
secrètes d'hommes [voir plus loin : Classification des
religions, col. 2292 sq. ]. Alors il relègue à l'arrière
plan la croyance à un Être suprême qui, dans les cycles
plus primitifs, avait une plus large influence.
Il faut reconnaître d'ailleurs, dit le P. Schmidt, que
Tylor n'a pas réuni en pure perte l'énorme masse de
renseignements qui lui ont permis de décrire l'ani-
misme dans un grand nombre de ses manifestations.
Si celui-ci ne représente pas la première phase du dé-
veloppement religieux, il est certain qu'il a eu. qu'il a
encore, une très grande influence à certaines époques et
dans certains milieux, influence qui fut parfois heu-
reuse en ce qui concerne l'idée d'esprit pur et la
croyance à l'immatérialité de l'Être suprême. Voir
plus loin col. 2292.
//. MAOÏSME ET PRÉAN1MIXMJS. 1° Exposé. —
Cette théorie s'est développée en réaction contre
l'animisme de Tylor, mais en prenant diverses formes.
Pour la comprendre il faut d'abord définir la magie.
Nous en empruntons la définition au P. Bouvier, S. J.
La notion de magie « est celle d'un pouvoir et d'un mi-
lieu en quelque manière surnaturel, qui est censé per-
mettre à l'homme d'exercer, même à distance, par des
moyens sans proportion apparente avec la fin à obte-
nir, une influence occulte, anormale, contraignante,
infaillible. Ce qui est caractéristique en cela, ce n'est
pas la nature personnelle ou impersonnelle des forces
surnaturelles mises en œuvre; ce n'est pas davantage
la portée sociale ou antisociale du rite accompli, c'est
plutôt l'esprit positif d'indépendance à l'égard de tout
maître divin et de toute loi morale, avec lequel agit
le sorcier, jaloux d'égaler enfin, sans mendier le
secours de personne, sans contrainte imposée à ses
passions, son pouvoir débile et ses plus démesurés
vouloirs. » /re semaine d'elhnologie religieuse, tenue à
Louvain en 1912, Compte rendu, Paris et Bruxelles,
1913, p. 138.
Deux doctrines se réfèrent à la magie, ainsi définie,
pour expliquer l'origine de la religion, le magisme et le
prémagisme.
«Le magisme doit surtout sa diffusion à l'érudition
et au talent de J.-G Frazer, The golden Lough (Le
rameau d'or), 3e édit., Londres, 1911, 2 vol. Le
magisme de Frazer fait pendant à l'animisme de Tylor.
auquel il prétend s'opposer. Avant l'âge où, d'après
l'école de Tylor, l'humanité naissante ne connaissait
que des esprits, non encore promus au rang des dieux,
les partisans du magisme rigide (ils sont en réalité peu
nombreux) croient découvrir à travers les ténèbres de
la préhistoire un âge plus primitif encore, celui de la
magie pure ou non animist0. L'animisme et a fortiori
la religion, le culte de dépendance à l'égard des dieux,
ne serait qu'un produit d'évolution assez tardif. La foi
aux dieux serait sortie de la crise d'âme, par laquelle,
après de longs siècles d'exercice, passèrent les sorciers,
^'apercevant enfin de l'inanité de leur art.
« Le prémagisme est professé par la plupart des pré-
animistes de l'école évolutionniste, c'est-à-dire de ceux
qui, dépassant l'animisme de Tylor sans tomber dans le
radicalisme magique de Frazer, postulent, avant la reli-
gion et avant la magie pure, «un état social frèsimpar-
« fait, où magie et religion sont encore confondues dans
« quelque chose qui n'est à proprement parler, ni la
« magie, ni la religion, et qui tient la place de l'une ou de
« l'autre ». A. Loisy. A propos d'histoire des religions,
p. 183. (Social dans cette description indique assez la
nuance spéciale du prémagisme de M. Loisy.) C'est le
système de MM. Hubert et Mauss, Esquisse d'une théorie
générale de la magie, Année sociologique, t. vu, 1902-
1903, Paris, 1904; B. B. Marrett, The thresholdoj Reli-
gion (Le seuil de la religion), Londres. 1909; Loisy.
op. cit. » et La religion, 1917. (Voir Bouvier, Semaine
d'ethnologie précitée, p. 139-140.).
D'après certains tenants du prémagisme il n'y au-
rait rien de plus primitif que la notion sauvage de
Mana, puissance mystérieuse impersonnelle répandue
en toutes choses. Ce mot est emprunté aux Mélané-
siens, mais on trouve chez beaucoup d'autres peuples,
sous d'autres noms, une idée toute semblable. Le Wa-
kan des Sioux, le Boglija des Australiens, le Ngai des
Masai, VOrenda des lroquois. le Manitou des Algon-
quins, le Mulunga des Bantous, etc., etc., c'est tou-
jours ce fluide omniprésent et invisible, réservoir de
toutes les forces mystiques.
2° Critique. — 1. Le magisme. — « Frazer en une
phrase tranchante se porte garant de trois faits :
a) L'absence presque totale en terre australienne d'une
religion quelque peu développée; b) le règne universel
et incontesté, en ces mêmes régions, de la magie (non
animiste); c) la primitivité « ethnique » des t'ibus
océaniennes restées les plus fidèles à la magie.
« Or, de ces trois affirmations, il n'en est aucune
qui résiste à la critique :
« a) Les travaux antérieurs de Lang, du P. Schmidt
(voir plus loin, col. 2225 sq.) et de Mgr Le Boy. ..montrent
assez qu'une religion et une religion assez haute, exis-
tait avant l'arrivée des missionnaires, existe encore
en Australie, comme d'ailleurs dans toutes ou presque
toutes les couches de civilisation, même les plus an-
ciennes, même les plus rudimentaires. On en peut faire
facilement la preuve. C'est peu contre les faits que
l'affirmation en sens contraire, si solennelle soit-elle.
donnée à M. Frazer. dans des lettres particulières, par
le voyageur B. Spencer. Ce dernier est trop intéressé à
ne pas contredire ses premières et trop hâtives déclara-
tions. Libre à l'auteur du Golden Bough de s'en con-
tenter.
« b) Pour prouver l'universalité de la magie religieuse
en Australie, trois témoignages suffisent à M. Frazer,
ceux de Howitt, de Mathew et de Curr. Que ne les
a-t-il lus dans le contexte qui les éclaire? Si l'on a
cette curiosité légitime, — nous l'avons eue, — on est
étonné de la légèreté d'un critique, qui aurait pu trou-
ver contre sa thèse, dans le reste du livre de Howitt
et dans celui de M. J. Mathew, des témoignages beau-
coup moins vagues et beaucoup plus nombreux encore
que ceux qu'il retient. L'imprécision des passages
découpés dans le vif par M. Frazer s'éclaire soudain.
Et ce n'est pas dans le sens de sa thèse du Golden
Bough. Quant à Curr, le seul de ces trois voyageurs qui
incline vers la conclusion de M. Frazer, il en dit assez
dans le reste de son livre, pour ne pas nous laisser
ignorer qu'il a observé superficiellement. Son tort a été
de ne pas se fier à l'avis, contraire au sien, qu'expri-
maient devant lui des missionnaires, soit protestants,
soit catholiques, plus habitués au pays et à la langue.
« c) Ce n'est que grâce à un cercle vicieux trop évi-
dent, ce n'est qu'en vertu d'un pur postulat évolution-
niste, (ignorance et grossièreté sont signes d'ancien-
neté ethnique pour un peuple 1) que M. Frazer a pu
songer à soutenir, comme un fait avéré, la priorité de
la race Aruntas sur les autres tribus australiennes.
« Le P. Schmidt, lui, trouve plus difficile la détermi-
nation de l'âge d'un peuple. Appliquant avec patience
au cas fameux des Aruntas ou Arandas la méthode
historique « des cycles culturels », il examine dans un
laborieux et savant mémoire, Grundlinien einer Ver-
gleichung der Religionen und Mi/thologien des Austro
nesischen Votker, Vienne, 1910, dont il nous est permis
de contrôler les conclusions [Zeitschrift jiir Ethnologie,
1908, p. 806-901, — 1909, p. 328-337], non pas un élé-
ment isolé, mais tous les éléments à la fois de cette
2195
RELIGION. HYPOTHÈSE DE LÉVY-BRUHL : LE PRÉLOGISME
2196-
civilisation composite. Au terme, on arrive à cette
conclusion, diamétralement opposée à celle de Frazer :
les Aruntas, loin d'être des primitifs entre les primitifs,
trahissent, par l'ensemble de leurs usages et de leurs
croyances, leur affinité avec la civilisation complexe,
contournée, vieillotte de la Nouvelle-Guinée. Ils ne
peuvent donc être pris, à aucun titre, pour les repré-
sentants fidèles de la mentalité primitive. L'argument
majeur de M. Frazer croule par la base. » Frédéric Bou-
vier, S. J., Semaine d'ethnologie religieuse de 1912,
p. 140-142.
Andrew Lang est encore plus sévère que le P. Bou
vier pour Frazer : « M. Frazer doit, ou bien avoir né-
gligé tout témoignage sur les croyances australiennes
qui eût été fatal à sa théorie sur l'origine de la reli-
gion... ou bien il doit avoir des raisons qu'il ne produit
pas de penser que tous ces témoignages ont trop peu
de valeur pour mériter une réfutation, ou même une
mention. Nous sommes désireux de connaître ses rai-
sons, car, sur d'autres sujets, il cite librement ses té-
moins. Je ne puis comprendre cette méthode. Quand
un historien a une théorie, il doit se mettre tout le pre-
mier en quête de faits qui la contredisent. Assurément,
avant toutes choses, comme en toute science, il doit
en tout cas faire valoir aussi bien les faits qui contre-
disent ses théories que ceux qui les appuient. Non seule-
ment on ne doit pas fermer les yeux devant cette évi-
dence, mais on doit aller à la poursuite de ce que Bacon
appelait les inslantiœ conlradiclorise. Car, s'il y en a, la
théorie qui n'en tient pas compte, n'a pas de raison
d'être. » Andrew Lang écrivait ces lignes en 1901 dans
Magic and Religion, p. 56 et 57, après la seconde édi-
tion du Rameau d'or, où Frazer avait soutenu pour
la première fois le magisme, tandis que dans la pre-
mière, parue en 1890, il attribuait aux primitifs la foi
en des êtres personnels. Dans la troisième édition de
ce même Rameau d'or en 1911, ce dernier ne tint au-
cun compte des observations de Lang.
2. Critique du prémagisme ou préanimisme. — Ni
l'histoire, ni l'ethnologie ne confirment ces théories.
Aussi loin que l'on remonte dans l'histoire des reli-
gions de l'Inde, de la Mésopotamie, du désert arabe
ou de l'Egypte, — religions les plus anciennes que nous
connaissions actuellement — on ne trouve la nébuleuse
magico-religieuse sans culte rendu à des êtres person-
nels, que postulent les prémagistes.
Quant à l'ethnologie, elle ne prouve aucunement
l'assertion que la notion de Mana soit des plus primi-
tives, ni telle que la décrivent les préanimistes.
Jusqu'ici on n'a pas encore pu dégager ce qu'il y a
de commun entre toutes les forces énumérées plus haut.
Quant au Mana des Mélanésiens, et à l'Orcnda-Mani-
toivi-Wokanda des Indiens de l'Amérique du Nord,
l'étude détaillée qui en a été faite ne favorise pas les
spéculations préanimistes. Le mana se rai tache à l'in-
donésien manang, menang qui a le sens fondamental
de force supérieure, victorieuse. Cf. W. Schmidt, Lit-
terarisches Zentralblatt, 1910, p. 1091 sq. Ce n'est pas
un terme spécifiquement religieux, pouvant être et
d'ordre surnaturel et mystique et d'ordre naturel et
profane. On ne croit pas qu'il existe en toute chose,
étant la force qui se distingue par sa grandeur et son
efficacité victorieuse. D'après Codrington, The Mêla-
nesians, Oxford, 1891, dans l'ordre religieux il appar-
tient exclusivement aux esprits de la nature, conçus
comme ses supports personnels et à un petit nombre
d'ancêtres, les hommes vivants n'en étant doués ([ne
par l'intermédiaire des esprits. 1'. Radin a réfuté
l'opinion de Ilewitt qui assimile VOrendn des [roquois
au Wakanda des Sioux et au Manitowi des Algonquins
et en fait une énergie Indépendante de tout sujet
déterminé. Il a montré qu'il y a des réserves à faire sur
l'assimilation proposée, et que l'assertion fondamen-
tale de Hewitt que « la possession de l'Orenda est la
marque distinct ive des dieux » ne devrait pas lui per-
mettre de séparer dans les dieux, d'une part l'Être
supérieur et d'autre part sa force magique. Étudiant
plus particulièrement le Wakanda des Sioux-Winne-
bago et le Manito des Algonquins Ojibwa, il écrit :
« Dans ces deux tribus l'expression vise toujours des
esprits déterminés, si diverse que puisse être leur appa-
rence extérieure. Lorsque, dans un bateau à vapeur, la
vapeur est qualifiée de Wakanda ou de Manito, c'est
parce qu'il s'agit d'un esprit qui s'est, pour le moment,
transformé en vapeur. Lorsqu'une flèche possède une
puissance spéciale, c'est qu'un esprit s'est métamor-
phosé en llèche ou habite en elle momentanément.
Lorsqu'on offre du tabac à un objet de forme singu-
lière, c'est que cet objet appartient à un esprit ou
qu'un esprit l'habite. Les termes de Wakanda et de
Manito sont souvent employés dans le sens de sacré.
Quand un Winnebago dit d'une chose qu'elle est
waka (sacrée), les questions ultérieures l'amènent à
expliquer qu'elle appartient à un esprit, qu'elle pos-
sède un esprit, que, d'une manière quelconque, elle est
en relation avec un esprit. Il se peut que le Dr Jones,
Miss Fletcher et M. Hewitt aient interprété comme
caractérisant la nature même du sacré l'imprécision
des réponses ou une certaine impuissance (ou répu-
gnance) à s'expliquer sur les choses que l'on considère
comme Manito ou Wakanda. A côté du sens de sacré,
Wakanda et Manito ont aussi celui de rare, de singu-
lier, d'insolite, de puissant, sans la moindre allusion à
la présence d'une force inhérente, mais simplement au
sens ordinaire de ces adjectifs. » P. Radin. Religion oj
the North American Indians. Journal of. amer. Folk-
lore, t. xxvn, 1914, p. 355-373. Cité par W. Schmidt,
Origine... de la religion, p. 211-212.
Enfin qu'il s'agisse de magisme ou de prémagisme,
on ne voit pas comment la magie pourrait donner nais-
sance à la religion, ni comment celle-ci pourrait vrai-
ment fusionner intimement avec celle-là, puisque ce
sont deux attitudes d'âme opposées : « Science man-
quée, contrefaçon ou corruption de la religion véri-
table, elle [la magie ] traite son objet sans respect et
sans amour. Le magicien considère cet objet comme le
réceptacle d'une force imposante, nullement comme
bon, suprême et divin, comme un produit difficile
à manier, ou comme un animal puissant que la ruse
peut asservir, nullement comme un Maître souverain
qu'il faut invoquer, croire et fléchir. Les sentiments
entretenus par la magie sont donc essentiellement
différents en principe (et quoi qu'il en soit des corrup-
tions produites par la perversion des notions) du vrai
sentiment religieux. » P. Léonce de Grandmaison.
Chrislus, 2» édil., Paris, 1916, p. 20.
///. LES RECHERCHES DE M. LÉVT-BBVBL, — 1° Ex-
posé. - - M. Lévy-Bi uhl n'a jamais émis de dectrine sur
l'origine de la religion, mais ses nombreuses, longues
et minutieuses éludes sur la mentalité primitive l'ont
amené à des conclusions voisines de celles des tenants
du magisme et du prémagisme et son érudition claire-
ment ordonnée, ses rapprochements ingénieux de faits
empruntés aux milieux les plus divers lui ont valu un
grand crédit dans le monde intellectuel, du moins le
monde intellectuel français. Il importe donc d'exposer
el de critiquer ses idées.
Par bonheur il nous en a donné lui-même et le résu-
mé et les origines en deux séances de la Société, fran-
çaise de philosophie. Après une période assez courte de
chaude admiration pour les Principes de sociologie
d'Herbert Spencer, nous dit-il, il lut avec un vif inté-
rêt le Golden Bougft, de Frazer et la « thèse magistrale »
de Durkheim. Mais ce n'était là que curiosité de lec-
teur, un jour il reçut de Chavannes la traduction d'un
historien chinois. Il eut l'impression d'une logique qui
2197
RELIGION. LE PRÉLOGISME, EXPOSÉ
2198
ne coïncidait pas avec la nôtre. The religious life of
China de Groot le confirma dans ce sentiment et lui
donna le désir d'approfondir le problème, qui se posait
d'ailleurs également pour les rapports de la mentalité
de l'Assyrie, de l'Egypte et de l'Inde avec la nôtre.
Mais, la littérature de ces pays et de ces civilisations ne
lui étant pas directement accessible, il eut l'idée d'étu-
dier les civilisations dites primitives sur lesquelles il
pouvait trouver des relations écrites en des langues
plus usuelles que le chinois, l'assyrien ou l'égyptien, et
pour lesquelles les problèmes de contact avec des
formes de pensée et de vie avancées ne se posaient
presque pas, au moins pour les siècles qui ont précédé
le nôtre. M. Lévy-Bruhl fut aussi amené à critiquer de
plus en plus le postulat, admis par les philosophes du
xvine siècle et Auguste Comte, que la nature humaine
est partout identique à elle-même. Il en vint à con-
clure que, s'il y a, au point de vue mental comme au
point de vue physique, des caractères communs à toute
l'espèce humaine, des conditions dilïérentes de vie, par
exemple dans la structure sociale, peuvent créer des
mentalités irréductibles les unes aux autres entre cer-
tains groupes humains. Il se séparait ainsi de l'école
anthropologique anglaise des Tylor, Frazer, Rivers,
dont les travaux sont pourtant « si riches de faits et si
instructifs », qui suppose à tort que, « si nous étions à
la place des primitifs, notre esprit étant tel qu'il est
actuellement, nous penserions et nous agirions comme
ils le font et qui ne tient pas compte des représenta-
tions collectives ». Il s'agissait là d'ailleurs d'une
« hypothèse de travail » et d'une recherche limitée à
l'aspect mystique de l'activité mentale des primitifs,
abstraction faite, pour raison de méthode, des techni-
ques qui ont cependant une importance capitale. Il
espérait, sous ces réserves, apporter sa contribution à
l'élargissement de la connaissance de l'homme que per-
met l'ethnologie, élargissement signalé par Brunschvicg
dans La causalité et l'expérience humaine et par Lenoir
dans son étude sur la Mentalité primitive (Revue de méta-
physique et de murale, 1922). Bulletin de la Société fran-
çaise de philosophie, séance du 15 février 1923. p. 20-24.
Ainsi naquirent tout d'abord Les fonctions mentales
dans les sociétés inférieures, Paris, 1910, 461 p., et La
mentalité primitive, Paris, 1922, 537 p. Voici comment
l'auteur en résume lui-même les conclusions : « Men-
talité primitive est une expression vague et même im-
propre, puisque nous ne connaissons pas de primitifs
au sens précis du mot. Mais il est commode de désigner
ainsi, d'une manière générale, les façons de sentir, de
penser et d'agir communes aux sociétés inférieures.
Étudiée dans ses représentations collectives, la menta-
lité primitive paraît être essentiellement mystique et
prélogique, ces deux caractères pouvant être regardés
comme deux aspects d'une même tendance fondamen-
tale.
« Mystique. — De même que le milieu social où vivent
les primitifs est différent du nôtre, le monde extérieur
qu'ils perçoivent diffère aussi de celui que nous perce-
vons. Quel que soit l'objet qui se présente à eux, il pos-
sède des propriétés occultes sans lesquelles ils ne se le
représentent pas. Il n'y a pas, pour eux, de fait propre-
ment physique. La distinction du naturel et du sur-
naturel n'existe guère à leurs yeux. Ils ont une foi en-
tière en la présence et en l'action de forces invisibles
et généralement inaccessibles aux sens, qui se font
sentir de toutes parts. L'ensemble des êtres invisibles
est inséparable de celui des êtres visibles. Le premier
n'est pas moins immédiatement présent que l'autre.
Entre la conception d'esprits qui sont comme de véri-
tables démons ou dieux, et la représentation à la fois
générale et concrète d'une force ditïuse dans les êtres,
et les objets, telle que le mana, il y a place pour une
infinité de formes intermédiaires, les unes plus pré-
DICT. DE THÉOL. CATHOL.
cises, les autres plus fuyantes, plus vagues, à contours
moins définis, quoique non moins réelles pour une
mentalité mystique.
« Prélogique. — Ce terme, employé faute d'un meil-
leur, ne signifie pas que la mentalité primitive cons-
titue une sorte de stade antérieur dans le temps, à l'ap-
parition de la pensée logique. La mentalité primitive
n'est pas antilogique; elle n'est pas non plus alogique.
En l'appelant prélogique, j'ai seulement voulu faire
entendre qu'elle ne s'astreint pas, comme la nôtre, à
éviter la contradiction même llagrante. Elle ne s'y
complaît pas gratuitement (ce qui la rendrait réguliè-
rement absurde à nos yeux). Mais elle s'y montre indif-
férente, surtout quand elle obéit, dans ses représenta-
tions collectives et dans leurs liaisons, à la loi de parti-
cipation. D'après cette loi, les objets, les êtres, les phé-
nomènes peuvent être, d'une façon incompréhensible
pour nous, à la fois eux-mêmes et autre chose qu'eux-
mêmes, présents à un moment donné en un certain
endroit, et présents au même moment à un autre
endroit éloigné du premier. D'une façon non moins
incompréhensible, ils émettent et ils reçoivent des
forces, des vertus, des qualités, des actions mystiques
qui se font sentir au loin sans cesser d'être où elles
sont.
« Il va sans dire que les représentations collectives
dont il s'agit ne sont pas des faits de connaissance pure,
mais qu'elles comprennent des éléments émotionnels
et moteurs, comme parties intégrantes et non pas seu-
lement associées, et qui les rend très difficiles à réaliser
pour nous.
« A ces caractères essentiels de la mentalité primitive
se rattachent, plus ou moins directement, des ensembles
de faits observés dans un grand nombre de sociétés
inférieures, par exemple : 1. Les caractères communs
du vocabulaire et de la structure de leurs langues,
bien que diverses entre elles; 2. leurs procédés de
numération; 3. leur aversion pour les opérations dis-
cursives de l'esprit, et la nature concrète de leurs géné-
ralisations; 4. leur indifférence aux causes secondes,
et leur appel immédiat, en toutes circonstances, à des
causes mystiques; 5. l'importance que les « primitifs ■
attachent à la divination sous toutes ses formes;
6. leur interprétation des accidents, des malheurs, des
prodiges, de la < mauvaise mort »; 7. leur misonéisme,
etc. » Bulletin de la Société française de philosophie,
ibid, p. 17-19.
Depuis 1923, la pensée de M. Lévy-Bruhl s'est de
plus en plus orientée vers les phénomènes religieux
chez les primitifs, dans l'Ame primitive (c'est-à-dire,
l'âme d'après les primitifs), Paris, 1927, 451 p.; Le
surnaturel et la nature dans la mentalité primitive, Pa-
ris, 1931, 526 p.; La mythologie primitive, Paris, 1935,
335 p. (fait partie des travaux de l'Année sociologique
comme Les fondions mentales et La mentalité primi-
tive). S' adressant à la Société française de philosophie,
l'auteur de ces ouvrages a donné une vue d'ensemble de
l'Ame primitive dont nous tenons à donner ici le texte
même, estimant que la critique loyale d'un penseur
exige tout d'abord qu'on se réfère à la propre expres-
sion de ses idées.
« 1. Pour la mentalité dite primitive, sous la diver-
sité des formes que revêtent les êtres et les objets, sur
la terre, dans l'air et dans l'eau, circule une même réa-
lité essentielle, une et multiple, matérielle et spiri-
tuelle à la fois. Cette réalité répandue partout, moins
représentée que sentie, ne peut pas, comme la sub-
stance universelle des philosophes, entrer dans le
cadre d'un concept. Les êtres et les objets sont à la
fois pensés et sentis comme homogènes, c'est-à-dire
comme participant soit à une même essence, soit à un
même ensemble de qualités. Entre les pierres et les
êtres vivants, il n'y a pas de barrière infranchissable.
T. — XIII. — 70.
2199
RELIGION. LE PRÉLOGISME, EXPOSÉ
2200
La mentalité primitive passe sans effort, à la plus
légère sollicitation, de la représentation de l'être hu-
main à celle de l'animal ou inversement. Les méta-
morphoses sont choses courantes dont il n'y a pas lieu
d'être surpris.
« 2. De même, matière et esprit ne se définissent pas
pour la mentalité primitive comme pour la nôtre. A
ses yeux, il n'y a pas de corps d'où ne rayonne quelque
force mystique, que nous appellerions spirituelle. Il
n'y a pas non plus de réalité spirituelle qui ne soit un
être complet, c'est-à-dire concret, avec la forme d'un
corps, celui-ci fùt-il invisible, impalpable, sans consis-
tance ni épaisseur. « Une confusion se produit dans
« notre esprit, écrit M. Esldon Best, à cause des termes
« indigènes, qui désignent à la fois, des représentations
« matérielles des qualités immatérielles, et des représen-
ta talions immatérielles d'objets matériels. »
« 3. L'unité véritable n'est pas l'individu mais le
groupe dont il se sent faire partie. Dans certaines so-
ciétés cette solidarité prend un caractère presque orga-
nique, dans presque toutes elle demeure très étroite :
elle est impliquée dans nombre d'institutions et de
coutumes.
« 4. Dans les représentations des primitifs, l'indivi-
dualité ne s'arrête pas à la périphérie de la personne.
Elle s'étend, à ce qu'on peut appeler ses « apparte-
« nances », à tout ce qui croît sur le corps, à ses sécré-
tions et excrétions, aux empreintes laissées par le corps
sur un siège ou sur le sol, aux traces des pas, aux restes
des aliments, aux vêtements imprégnés de la sueur de
l'individu, à tout ce qui a été en contact intime et fré-
quent avec lui, à ce qui est sa propriété personnelle, etc.
Les appartenances sont des parties intégrantes de la
personne et ne se distinguent pas d'elle.
« 5. Les mots « âme » et « ombre », lourds d'équivoque,
sont des sources intarissables d'erreurs. Gomme la plu-
part des observateurs ignorent ou méconnaissent les
caractères originaux et l'orientation de la mentalité
primitive, ils lui prêtent leurs propres concepts qu'ils
croient retrouver sous les mots dont les indigènes se
servent. De là des confusions sans fin. En fait, les pri-
mitifs, en général, n'ont pas l'idée de ce que nous
appelons « âme ». L'« ombre », pour eux, de même
que le souffle, ou le sang, ou la graisse des reins, est une
« appartenance essentielle » de l'individu. Sous un
autre aspect, elle en est un « double » ou une réplique.
Le double peut être aussi un animal ou une plante.
« L'image n'est pas une reproduction de l'individu,
distincte de lui. Elle est lui-même. La ressemblance
n'est pas simplement un rapport saisi par la pensée.
En vertu d'une participation intime, l'image, comme
l'appartenance, est consubstantielle à l'individu. Mon
image, comme mon ombre, mon reflet, etc., c'est au
pied de la lettre, moi-même. C'est pourquoi qui possède
mon image, mj tient en son pouvoir.
« 6. De là un quiproquo extrêmement fréquent, et
presque inévitable. Les missionnaires quand ils parlent
de la double nature de l'homme, trouvent l'assenti-
ment des indigènes. Mais dans l'esprit des blancs,
c'est d'un dualisme qu'il s'agit, et dans celui des indi-
gènes, c'est d'une dualité. Le missionnaire croit à la
distinction de deux substances, l'une corporelle cl
périssable, l'autre spirituelle, et immortelle... Rien de
plus étranger à la mentalité primitive que cette oppo-
sition de deux substances dont les attributs seraient.
antagonistes. Toutefois, s'ils ignorent l'idée d'un dua-
lisme de substances, celle de la dualité de l'individu
leur est familière. Ils croient a L'identité de l'individu
avec son image, son ombre, son double, etc. Rien ne
les empêche donc de donner polimenl raison à 1 étran-
ger. Le quiproquo s'aggrave ensuite par l'usage com-
mode, mais trompeur, que les blancs ont fait du mot
âme.
« 7. L'homme, quand il meurt, cesse défaire partie
du groupe des vivants, mais non pas d'exister. Il a
simplement 'passé de ce monde dans un autre, où il
continue de vivre plus ou moins longtemps. Sa condi-
tion seule a changé. Il fait désormais partie d'un
autre groupe, celui des morts de sa famille ou de son
clan, où il est plus ou moins bien accueilli. Comme le
vivant, le mort peut être présent, au même moment,
en divers endroits. D'autre part, la dualité apparente
du cadavre et du mort n'exclut nullement leur consub-
stantialité. Tout ce que l'on fait au cadavre est ressenti
par le mort. De ce point de vue, quantité de rites et
d'usages prennent leur véritable sens.
« 8. Les morts ne sont donc ni des esprits, ni des âmes.
Ce sont des êtres semblables aux vivants, qui ont
comme eux leurs appartenances, diminués et déchus
sous un certain aspect, quoique puissants et redou-
tables sous un autre. On ne peut en général les voir ni
les toucher, et, lorsqu'ils apparaissent, ils ont plutôt
l'air de fantômes ou d'ombres que d'êtres réels. Ils
vont cependant à la chasse, à la pêche, cultivent leurs
champs, mangent, boivent, etc. L'autre vie est un
prolongement de celle-ci, sur un autre plan. L'homme
y retrouve une situation sociale correspondant à son
rang dans cette vie. Il y reste aussi physiquement
semblable à lui-même.
« 9. La vie, dans l'autre monde, ne se termine pas
toujours comme dans le nôtre. Il y a des morts qui ne
meurent pas. Djs réincarnations successives satisfont
leur désir de revenir sur cette terre. Au cours de ces
passages alternatifs par la vie et la mort, que devient
leur individualité? Nous nous trouvons, ici encore, en
présence de représentations qui nous paraissent obscu-
res, vagues et parfois contradictoires. Par exemple, un
même individu, au dire de certains Bantous, peut re-
naître à la fois en deux autres. Sans doute le mot
« réincarnation » ne rend-il pas exactement ce qui est
dans leur esprit. Peut-être s'agit-il plutôt d'une parti-
cipation intime entre le vivant et le mort qui entre en
lui, sans qu'il y ait identité complète entre les deux.
« Il va sans dire que les croyances de ce genre sont
loin d'être uniformes et varient selon les sociétés où
on les recueille. Celle des Bantous, par exemple, ne
coïncident pas avec celles des Eskimo. Mais souvent
elles présentent aussi des analogies saisissantes. En
général, les morts sont constamment présents à l'es-
prit des vivants, qui ne font rien d'important sans les
consulter, persuadés que le bien-être et l'existence
même du groupe dépendent du bon vouloir de leurs
morts. Une solidarité encore plus profonde et plus
intime se réalise dans la substance même des individus.
Les morts « vivent avec » les membres actuellement
existants de leur groupe. » Bulletin de la Société fran-
çaise de philosophie, août-septembre 1929, p. 105-108.
Dans Le surnaturel et la nature dans la mentalité
primitive (1931), Lévy-Bruhl dégage une notion du
surnaturel chez les primitifs assez différente de celle
qui a cours actuellement. Il s'agit de l'ensemble de
forces occultes et des influences de toutes sortes pour
lesquelles la question du personnel et de l'impersonnel
ne se pose pas et dont les primitifs « redoutent à chaque
instant la présence et l'action ». P. vin. Il montre
— et la démonstration est impressionnante ■ — com-
ment la vie entière des primitifs est dominée et sou-
vent paralysée par « l'obsession des puissances invi-
sibles ». 11 explique le vague des notions sur de telles
puissances par le fait qu'elles ressortissent à une » caté-
gorie affective » (Introduction) et que «l'intensité de
l'émotion supplée au défaut de netteté de l'objel »,
P. xxxii. Tout, chez les peuples non civilisés peut
être cause de nid : dispositions des hommes, des ani-
maux, des plantes, des êtres inanimés eux-mêmes, Pat
suite, tout aussi, dans les pratiques relatives au surna-
2201
RELIGION. LE PRELOGISME, CRITIQUE
2202
turel, vise à écarter ces innombrables maléfices et à se
rendre propices les puissances invisibles : cérémonies,
danses, culte des morts, sorcellerie, respect des tabous,
rites de purification. Et dans les craintes' ainsi décrites
et dans les moyens de les conjurer, se révèle l'appli-
cation de la loi de participation qui établit entre les
divers êtres des rapports rebelles à notre logique.
C'est a la même catégorie affective du surnaturel,
et d'un surnaturel fluide et non défini, qu'appartien-
draient, selon M. Lévy-Bruhl, les mythes des Austra-
liens et des Papous, qu'il étudie dans La mythologie
primitive (1935). Chez les peuplades dont il parle, il
n'y aurait « ni divinités hiérarchisées, ni corps de
croyances proprement religieuses, ni castes sacerdo-
tales, ni temples, ni autels ». P. vi. Elles ne connaîtraient
« ni dieux, ni déesses, ni divinités d'ordre inférieur...
rien qui ressemble à un panthéon ». P. xv. Cela tient
à ce que leur « intelligence ne répartit pas ce qu'elle
acquiert dans des cadres logiquement ordonnés ».
P. xiv. De là viennent les métamorphoses étranges
des mythes, où animaux, plantes, hommes se trans-
forment les uns dans les autres, de là aussi la possibi-
lité, en s'identifiant aux héros mythiques, d'acquérir
leurs pouvoirs, de régénérer la nature en reproduisant
les vieux mythes dans les cérémonies saisonnières.
D'ailleurs il ne s'agit pas là d'une religion propre-
ment dite : « Je ne dirai donc pas, comme l'a fait
Durkheim dans son célèbre ouvrage, que les sociétés
australiennes nous présentent les « formes élémentaires
« de la vie religieuse », mais plutôt que l'ensemble de
croyances et de pratiques qui a pris corps dans leurs
mythes et leurs cérémonies constitue une « pré-reli-
« gion ». Le sens de ce néologisme, dont je m'excuse, est
suffisamment défini par ce qui a été exposé dans les
chapitres précédents, au sujet du monde mythique,
des ancêtres-animaux, des cérémonies, de l'expérience
mystique, de la participation-imitation. 11 a du moins
l'avantage de faire ressortir le point où je m'écarte
des vues directrices du fondateur de V Année sociolo-
gique. Dans sa pensée, si diverses que soient les formes
que revêt la religion, qu'on la prenne dans les tribus
australiennes, ou dans nos sociétés occidentales, ou en
Extrême-Orient, ou ailleurs, elle demeure toujours
semblable, pour ne pas dire identique, à elle-même
dans son essence. L'étude des faits m'a amené à une
conception un peu différente. Il me parait préférable
de ne pas appliquer à tous les cas un concept si stric-
tement défini. Je ne donnerai donc pas le nom de reli-
gion à l'ensemble de croyances et de cérémonies, expri-
mé par les mythes, qui a été décrit et analysé ci-dessus.
C'est seulement quand certains éléments de ce complexe
s'affaiblissent et disparaissent, quand de nouveaux
éléments y prennent place et se développent, qu'une
religion proprement dite se forme et s'établit. » P. 217.
2° Critique. — 1. Fausses accusalions. — Éliminons
d'abord un reproche injustifié fait à M. Lévy-Bruhl.
« Je me suis vu attribuer, dit-il, une doctrine appelée
« prélogisme » (de ce mot-là je ne suis pas respon-
sable), selon laquelle il y aurait des esprits humains de
deux sortes, les uns logiques, par exemple, les nôtres;
les autres, ceux des primitifs, prélogiques, c'est-à-dire
dénués des principes directeurs de la pensée logique,
et obéissant à des lois différentes : ces deux mentalités
étant exclusives l'une de l'autre. Il n'était pas très
difficile ensuite de montrer que le prélogisme est inte-
nable. Mais il n'a jamais existé que par la grâce de
ceux qui ont pris la peine de l'édifier afin de l'abattre.
Je n'ai pas cru nécessaire de me défendre contre une
réfutation qui pourfendait une absurdité palpable, et
ne portait pas réellement sur mes travaux. Il est vrai
que j'ai employé le mot « prélogique ». Il ne s'ensuit
pas que j'aie soutenu le « prélogisme ». Bulletin de la
Société française de philosophie, août-septembre 1929,
p. 109. De fait, M. Lévy-Bruhl reconnaît l'usage de la
logique par les primitifs dans l'ordre technique :
« Dans la pratique, ils ont à poursuivre, pour vivre, des
fins que nous comprenons sans peine et nous voyons
que, pour les atteindre, ils s'y prennent à peu près
comme nous le ferions à leur place... Il n'est guère de
société si basse où l'on n'ait trouvé quelque invention,
quelque procédé d'industrie ou d'art, quelque fabri-
cation à admirer. » La mentalité primitive, p. 51G. « Je
reconnais (pie mon étude de la mentalité primitive
reste très incomplète, parce qu'elle a laissé de côté les
techniques et leur histoire. Au fur et à mesure que
nous saurons comment elles se sont développées dans
les diverses sociétés nous aurons sans doute à corriger
l'idée que nous nous faisons de la mentalité primi-
tive. » Bulletin de la Société française de philosophie,
février 1923, p. 38. Béponse à M. Weber. Cette conces-
sion de M. Lévy-Bruhl a une grande importance en ce
qui concerne l'origine de l'idée de Dieu, car la techni-
que a dû fortifier sinon créer l'idée de cause et l'idée
de cause conduire à celle de création. N'est-il pas signi-
ficatif que les Babyloniens, les Hébreux et les Égyp-
tiens se soient représentés Dieu créant l'homme sous
les traits de l'ouvrier modelant l'argile?
2. Critique des philosophes. • — Il reste cependant que
des penseurs de mentalités très diverses ont pu estimer
trop tranchée la distinction — et en certains passages
on pourrait même dire l'opposition — ■ que Lévy-Bruhl
établit entre la mentalité primitive et celle des civi-
lisés.
Eu effet, l'élément de participation qu'il signale
dans la mentalité des primitifs n'est pas absent et
surtout ne doit pas être absent de la nôtre. « L'âme
primitive, écrivait M. Maurice Blondcl en 1929, est
encombrée d'images parasitaires, autour de l'idée de
« participation »; d'accord 1 Mais serait-il faux pour
cela de sentir avec elle, de penser et de savoir mieux
qu'elle à quel point notre vie, notre action, notre pen-
sée la plus personnelle, la plus civilisée, communient
à toute la nature, marquent partout une empreinte
réelle, conspirent avec le tout, consistent (au sens le
plus concret, le plus réaliste, le plus positif du mot) en
une « participation » qui va à l'infini et dépasse toutes
nos idées claires, toute notre logique formelle? Et ce
qu'on appelle le prélogisme n'est-il pas L'enveloppe
d'une solidarité dont une dialectique réelle et parfaite
déploierait le contenu partout cohérent?
« Ce qui est factice, antiscientifique, antiphiloso-
phique, c'est la mentalité purement analytique et
abstractive qui hypostasie séparément sujet et objet,
individu et collectivité, esprit pur et matière brute.
Sans doute ces distinctions qui paraissent très claires
— trop claires mêmes — ■ sont un aspect utile à dis-
cerner et à intégrer, une phase transitoire, quelque
chose de « moyennement vrai », mais cela n'est ni
« primitif », ni i final ». Et s'y attacher exclusivement,
c'est tomber en cet état d'esprit qu'on est convenu
d'appeler « primaire », un état légitime et salutaire
quand il critique et émonde les fictions parasitaires,
mais qui devient factice et stérilisant quand il élimi le
indûment certaines des données les plus vitales et les
plus fécondes de la mentalité native. Le primitif vrai,
c'est justement ce qui est le plus fondamental et ne
sera jamais périmé. » Bulletin de la Société française
de philosophie, août-septembre 1929, p. 133.
C'est dans le même sens que M. Gilson affirmait, en
1923, « qu'il est impossible de poursuivre jusqu'au bout
l'analyse de la pensée humaine sans y rencontrer un
élément spécifiquement mystique ». Ibid., février 1923,
p. 46.
M. Meyerson, se plaçant à un tout autre point de
vue, faisait remarquer que dans la pensée scientifique
la plus rigoureuse il y a bien une sorte de participation.
2203
RELIGION. LE PRÉLOGISME, CRITIQUE
2204
« La pensée primitive, nous dit M. Lévy-Bruhl, en
usant de la participation, ne s'astreint pas, comme
la nôtre, à éviter la contradiction même flagrante.
Elle ne s'y complaît pas gratuitement, ce qui la ren-
drait régulièrement absurde à nos yeux. Mais elle s'y
montre indifférente. » Cette contradiction consiste en
ce que « les objets, les êtres, les phénomènes peuvent
être, d'une façon incompréhensible pour nous, à la fois
eux-mêmes et autre chose qu'eux-mêmes ». Bulletin...
février 1923, p. 18. Ainsi identité et diversité sont
énoncées simultanément et semblent, en effet, se con-
tredire. « Mais il est clair, et ressort de ce terme même
de participation, que ce qui est affirmé réellement,
c'est une identité partielle. Le Bororo qui maintient
qu'il est un arara ne prétend pas qu'il est absolument
identique à un tel perroquet rouge à tous les points de
vue; ce qu'il veut dire c'est qu'il est un tel à certains
égards, qu'il participe aux caractéristiques qui sont
celles de l'arara. » Or, il en est de même dans l'équation
chimique. « Quand le chimiste écrit :
Na + Cl = NaCl,
cet énoncé constitue sans doute une manifestation
de l'espoir secret et tenace qu'il nourrit, en grande
partie inconsciemment, de parvenir à une explication
de cette réaction, ce qui évidemment ne pourra se faire
que si l'on démontre que la diversité entre les deux
états de la matière représentés respectivement par les
symboles qui se trouvent à gauche et à droite du signe
d'égalité n'est qu'apparente, qu'elle dissimule une iden-
tité foncière. Mais tout de même, et si parfait que l'on
puisse imaginer le succès de cette explication dans
l'avenir, il demeure certainement inimaginable qu'elle
fasse jamais disparaître cette diversité qu'un métal
mou et un gaz verdàtre soient reconnus comme iden-
tiques à tous égards à un sel incolore; la diversité
n'était qu'apparente, mais il restera toujours qu'il y
avait au moins diversité de l'apparence. Donc, si l'on
a l'audace de formuler l'énoncé, c'est parce que l'on
sait d'avance que celui qui lira la formule ne nous
prendra pas au mot, qu'il n'y verra jamais que l'affir-
mation d'une identité partielle... Ainsi le primitif en
liant les phénomènes selon le mode en question, ne
sort pas pour cela du moule général de notre intellect.
En affirmant qu'il participe aux caractéristiques de
l'arara tout en restant homme, il raisonne comme le
chimiste qui réunit par un signe d'égalité les substances
présentes avant et après la réaction... Car, dans aucun
de ces cas, nous ne croyons nécessaire d'énoncer des
restrictions, pourtant très essentielles, que notre pen-
sée formule implicitement. » Bulletin..., août-septem-
bre 1929, p. 136-137.
Puis s'agit-il vraiment même dans l'ordre mystique
d'une pensée prélogique? 11 vaudrait mieux parler,
fait observer M. Belot, d'une pensée précritique. « Tout
le travail de M. Lévy-Bruhl contribue, en effet, à nous
montrer que le primitif suit une certaine logique, même
dans les pensées qui nous paraissent les plus aberrantes.
[Voir par exemple, Mentalité primitive, p. 504. « Mais
si l'on entre dans la façon de penser et de sentir des
indigènes, si l'on remonte aux représentations collec-
tives et aux sentiments d'où leurs actes découlent,
leur conduite n'a plus rien d'absurde. Elle en est, au
contraire, la conséquence légitime. De leur point de
vue l'ordalie est une sorte de réactif, seul capable de
déceler un pouvoir malin qui a dû s'incarner dans un
ou plusieurs membres du groupe social. »| Le primitif
raisonne d'une certaine manière. Ce qui lui manque
évidemment surtout, c'est la critique dans L'établis-
sement de ses prémisses, dans la vérification de ses
inférences. Nous comprenons fort bien, par nos pro-
pres faiblesses Intellectuelles, ce que c'est (pic penser
sans critique. » Bulletin..., février 1923, p. 33-34.
D'ailleurs, si l'on suppose une mentalité prélogique
d'une autre nature que la mentalité des civilisés, on ne
peut plus expliquer la survivance de la superstition.
« On parle bien d'une mentalité « primitive » qui se-
rait aujourd'hui celle des races inférieures, qui aurait
jadis été celle de l'humanité en général et sur le
compte de laquelle il faudrait mettre la superstition.
Si l'on se borne ainsi à grouper certaines manières de
penser sous une dénomination commune et à relever
certains rapports entre elles, on fait œuvre utile et
inattaquable : utile, en ce qu'on circonscrit un champ
d'études ethnologiques et psychologiques qui est du
plus haut intérêt; inattaquable, puisque l'on ne fait
que constater l'existence de certaines croyances et de
certaines pratiques dans une humanité moins civilisée
que la nôtre. Là semble d'ailleurs s'en être tenu
M. Lévy-Bruhl dans ses remarquables ouvrages, sur-
tout dans les derniers. Mais on laisse alors intacte la
question de savoir comment des croyances et des pra-
tiques aussi peu raisonnables ont pu et peuvent encore
être acceptées par des êtres intelligents. A cette ques-
tion nous ne pouvons pas nous empêcher de chercher
une réponse. Bon gré, mal gré, le lecteur des beaux
livres de M. Lévy-Bruhl tirera d'eux la conclusion que
l'intelligence humaine a évolué; la logique naturelle
n'aurait pas toujours été la même, la « mentalité pri-
« mitive » correspondrait à une structure fondamentale
différente, que la nôtre aurait supplantée et qui ne se
rencontre aujourd'hui que chez des retardataires. Mais
on admet alors que les habitudes d'esprit acquises par
les individus au cours des siècles ont pu devenir héré-
ditaires, modifier la nature et donner une nouvelle
mentalité à l'espèce. Bien de plus douteux. [On pro-
fesse de plus en plus de nos jours la non-hérédité des
caractères acquis.] A supposer qu'une habitude contrac-
tée par les parents se transmette jamais à l'enfant,
c'est un fait rare, dû à tout un concours de circons-
tances accidentellement réunies; aucune modification
de l'espèce ne sortira de là. Mais alors, la structure
de l'esprit restant la même, l'expérience acquise par
les générations successives, déposée dans le milieu so-
cial et restituée par ce milieu à chacun de nous, doit
suffire à expliquer pourquoi nous ne pensons pas
comme le non-civilisé, pourquoi l'homme d'autrefois
différait de l'homme actuel. L'esprit fonctionne de
même dans les deux cas, mais il ne s'applique peut-
être pas à la même matière, probablement parce que
la société n'a pas, ici et là, les mêmes besoins. »
H. Bergson, Les deux sources de la morale et de la reli-
gion, Paris, 1932, p. 106 et 107.
3. Critique des ethnologues. — Les ethnologues ont
leurs difficultés à faire à la théorie de M. Lévy-Bruhl
aussi bien que les philosophes.
« Il ne distingue aucunement entre populations plus
primitives et plus évoluées. Traitant les « non-civili-
« ses » comme une masse homogène il attribue à l'en-
semble, sinon toutes les erreurs de logique qu'il relève
au cours de ses lectures, du moins la même dose de
« mysticisme » ou de « prélogisme ». Il y a cependant
plus qu'une simple nuance entre des populations par-
venues à un stade avancé d'organisation sociale, bou-
leversées par une série d'immigrations et accusant
des mélanges culturels évidents (comme en Malaisie,
en Polynésie, à Madagascar, dans certains royaumes
de l'Afrique) et des civilisations comme celles des
Paléo-australiens, des Paléo-asiates, des Paléo-cali-
forniens, comme celle des Pygmées surtout, dont l'or-
ganisation sociale et le genre de vie en sont encore au
stade le plus rudimentaire, et que leur réclusion, en
marge des continents ou dans les refuges les moins
accessibles, a tenus de manière plus ou moins absolue
à l'abri des influences étrangères. Or, il se trouve préci-
sément que les Pygmées, pour ne parler que d'un cas
2205
RELIGION. THÉORIE SOCIOLOGIQUE, EXPOSÉ
2206
plus clair, font à la magie et à l'animisme une place
minime; plus manifestement «primitifs », ils se révèlent
moins « prélogiques » que nombre de peuplades moins
arriérées. » « Je demande ingénument, écrit le R. P.
Schumacher, M. A., actuellement en mission chez les
Pygmées du Ruanda [Est-Africain], à quoi servaient
les quelques amulettes que je voyais chezl'un ou l'au-
tre. « Ce sont des porte-bonheur, me fut-il répondu. »
Je crus le moment propice pour les sonder... Pour
cela, je pris le parti des superstitions. « Il me semble,
« leur dis-je, que les esprits exercent une influence né-
« faste. » De suite, une discussion s'engage. « On ne peut
t en douter, disent les uns, pourquoi tant de monde a-t-
« il été fauché par la dernière épidémie? Là, il y a une
« intervention de forces majeures! » — Un rire ■ — « Es-
« prit s? Ah bah ! Les esprits, qu'ont-ils à voir là-dedans?
« Ce fut une maladie comme toutes les autres! » Ils ne
purent s'entendre, preuve manifeste qu'ici une croyance
étrangère [empruntée aux Bantous, leurs voisins], se
surajoute à leur foi primitive. » Semaine internationale
d'ethnologie religieuse, 1926, p. 271-272. (Le passage
avant la citation du P. Schumacher est du P. Pinard
de La Boullaye, L'étude comparée des religions, t. n,
Les méthodes, 2e éd., Paris, 1929, p. 217.)
« M. Lévy-Bruhl se permet de plus des simplifica-
tions et des généralisations étranges. « Partout, dit-il,
« [nous soulignons| dans les sociétés inférieures, la
« mort requiert une explication autre que les causes
« naturelles. » Mentalité primitive, p. 20. Quelques té-
moignages autorisés suffiront à montrer l'exagération.
«Chez les Basongos, d'après MM. E. Torday et T. -A.
Joyce, « la mort est souvent attribuée à des pratiques
« de sorcellerie; il n'en est pas moins vrai que la mort
« naturelle est parfaitement reconnue ». Notes ethno-
graphiques sur les populations habitant le bassin du
Kasai et du Kwango oriental, Bruxelles, 1922, p. 29.
Chez la plupart des peuples du Sud-Ouest congolais,
la mort naturelle est admise, quoique, sauf dans le cas
de mort violente, elle soit souvent attribuée à une
influence naturelle mauvaise, connue sous le nom de
moloki. lbid., p. 289... Chez les Tofoké, « il existe
« trois causes de mort reconnues, la maladie, la violence
« et la magie... » lbid., p. 206.
« Le nègre d'Angola, écrit J.-A. Correira, commence
« par ne voir dans la mort rien de naturel. Excepté pour
« les morts d'un grand âge dont il veut bien encore croire
« que Dieu les a emportés. Il veut savoir qui a mangé
« l'âme du défunt. » Ethnographie d'Angola, dans An-
thropos, t. xx, 1925, p. 330.
« La mort paraît naturelle chez le vieillard, rapporte,
« au sujet des A-Babuas, le Dr Védy, mais chez lui seu-
« lement. Chez l'individu jeune, elle est toujours attri-
« buée à la malveillance, soit d'un autre homme, soit
« d'un esprit malfaisant... » Bulletin de la Société royale
belge de géographie, t. xxvm, 1904, p. 267.
Un observateur de grand crédit, Sir W.-B. Spencer,
écrit au sujet des Australiens du Nord : « Les natifs
« n'ont pas l'idée de malaise ou de peine d'aucune sorte
« qui soit dû à autre chose qu'à la magie malfaisante,
« evil magie... » Ce serait bien la thèse de M. Lévy-
Bruhl, si l'auteur n'ajoutait aussitôt : «exception faite
« pour ce qui est causé par un accident actuel qu'ils peu-
« vent voir. » Et plus loin : « Toute chose qu'ils ne peuvent
« comprendre, ils l'associent avec la magie malfaisante. »
Native Tribes of the Northern Terrilory of Australia,
Londres, 1914, p. 37. En somme, ces Australiens re-
courent à l'explication magique pour les cas qu'ils
jugent anormaux; ils distinguent donc; dans une cer-
taine mesure ils raisonnent correctement. » H. Pinard
de La Boullaye, op. cit., t. n, p. 217-218.
Ajoutons que M. Lévy-Bruhl adopte sur le mana
ces généralisations arbitraires que nous avons criti-
quées plus haut, en parlant du prémagisme.
Enfin nous verrons plus loin le nombre croissant
d'observations de plus en plus méthodiquement
conduites qui prouvent l'existence de l'idée d'êtres
suprêmes chez les plus primitifs d'entre les primitifs.
Voir ci-dessous, col. 2223-2238. Ceci contredit ce
que M. Lévy-Bruhl affirme si souvent de l'indistinc-
tion des forces mystiques. Or, longtemps silencieux à
cet égard, ce n'est que dans la préface de son ouvrage
sur Le surnaturel (1931) qu'il s'explique sur le sujet...
par une pure et simple fin de non-recevoir. « Des re-
cherches comme celles-ci évoquent inévitablement de-
vant l'esprit de grands problèmes soulevés depuis
longtemps, et aujourd'hui encore passionnément dis-
cutés : « Les primitifs ont-ils une religion? Si oui,
« laquelle? Possèdent-ils l'idée d'un Dieu suprême?
« etc. » Elles semblent en effet côtoyer ces questions.
Mais elles n'y entrent jamais. A vrai dire, elles ne sau-
raient le faire; elles sont situées sur un autre plan.
« On dira peut-être qu'en refusant de poser ces pro-
blèmes, et par conséquent d'en discuter les solutions,
par là-même je rejette implicitement certaines d'entre
elles plutôt que les autres, et que je les élimine ainsi
par prétention. Il n'en est rien. Comment prendrais-je
parti dans un débat auquel je reste étranger? Ce n'est
pas telle ou telle réponse à la question que j'écarte;
c'est la question même que je ne crois pas devoir trai-
ter. Je ne pourrais le faire sans abandonner la concep-
tion de la mentalité primitive que je crois conforme
aux faits, la méthode que je suis depuis le début de
ces travaux et enfin les résultats qu'elle m'a permis
d'obtenir. » P. ix. Mais ici il ne s'agit pas de problèmes,
mais d'un fait, d'un fait dont l'ample démonstration
par le P. Schmidt n'a pas pu échapper à M. Lévy-
Bruhl puisqu'il cite la revue Anlhropos dirigée par ce
Père (à la p. 155 de son livre sur le Surnaturel), d'un
fait qui a une importance particulière clans le cas pré-
sent, puisque tous les ouvrages de notre auteur vont à
éliminer la notion des dieux et de Dieu et la notion
même du surnaturel chez les primitifs et que ce fait
c'est surtout l'existence de la foi à un Être suprême et
non seulement à des divinités quelconques chez les
populations les plus arriérées de l'humanité contem-
poraine. Le fait existe ou n'existe pas, tout le problème
est là, il doit être résolu même au prix de l'abandon de
la conception, de la méthode et des résultats obtenus
par M. Lévy-Bruhl.
Pour l'une ou l'autre ou plusieurs des raisons que
nous venons de développer, la thèse de M. Lévy-Bruhl
a été vivement critiquée en Amérique par Boas,
A. -A. Goldenweiser, A. -M. Tozzer, P. Radin et B. Ma-
linowski — en Angleterre par G.-G.-J. Webb, E.-G.
Bartlctt, L.-T. Hobhouse, W. Me Dougall — en
Allemagne et Autriche par Fr. Graebner, W. Schmidt,
J. Lindworsky, — en France par H. Berr, dans La syn-
thèse en histoire, Paris, 1911, par R. Allier, Psychologie
de la conversion, Paris, 1925; Les non-civilisés et nous,
Paris, 1927; par O. Leroy, La raison primitive, 1927.
(Voir les références pour les auteurs étrangers dans
H. Pinard de La Boullaye, op. cit., t. n, p. 222, note 1.)
IV. TBÉORIE SOCIOLOGIQUE D'EMILE DURKHEIM. —
1° Exposé. — Comme les tenants du magisme et du
prémagisme, comme M. Lévy-Bruhl aussi, É. Durkheim
a vigoureusement réagi contre l'animisme de Tylor,
mais d'un point de vue différent de celui de ces ethno-
logues. Pour ce penseur — nous disons penseur car son
système a bien la généralité d'une métaphysique — la
Société est l'explication de tout ce qui élève l'homme
au-dessus de la pure animalité et particulièrement
l'explication de la religion, élément capital et irrem-
plaçable de sa vie supérieure. Sans doute Lévy-Bruhl
se rattache par certains côtés à l'école sociologique, et
il s'est adonne à l'étude des conceptions collectives,
mais il s'est refusé à courir l'aventure d'une explica-
2207
RELIGION. THÉORIE SOCIOLOGIQUE, EXPOSÉ
2208
tion foncière de la mentalité humaine et de la religion
par la considération exclusive, ou à peu près, de la
Société. (Cf. ses échanges d'idées avec M. Mauss dans
la séance de la Société française de philosophie sur
l'Ame primitive, en 1929.)
C'est progressivement que Durkheim est arrivé à sa
conception de la nature et de l'origine de la religion.
En 1898 il puhlie, dans le second volume de l'Année
sociologique, un mémoire intitulé : De la définition des
phénomènes religieux, en même temps que ses disciples
II. Hubert et M. Mauss y étudient la nature et lu [onction
du sur ri /ire. En 1901, dans le t. v de la même publication,
il fait paraître une Note sur le totémisme, et en 1902,
dans le t. vr, un essai en collaboration avec Mauss sur
quelques formes primitives de classification, contribu-
tion à l'étude des représentations collectives. De 1903
à 1906, il accueille encore quelques travaux de ses dis-
ciples sur les phénomènes religieux ou en connexion
avec la religion, en particulier, dans le t. vu, celui de
MM. Hubert et Mauss sur la magie (1903). Mais ce n'est
qu'en 1912 que Durkheim donne ses vues définitives
sur la religion, dans une vaste synthèse d'une dialec-
tique vigoureuse sinon toujours convaincante : Les
formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, 1912,
017 p.
Pour bien comprendre la position intellectuelle de
l'auteur, il faut tenir compte d'un certain nombre
d'idées directrices qu'il suppose acquises au cours de
son exposé. Toute notre vie psychique est dominée
par un certain nombre d'impératifs sociaux, moraux,
rationnels et religieux. Et ces impératifs divers, qui
nous imposent nombre de contraintes, ont tous leur
origine dans les derniers énumérés : les obligations
religieuses, dogmes et rites. Or ces impératifs ne pro-
viennent pas de la conscience individuelle, qu'ils dé-
bordent infiniment dans le temps et l'espace, nous
arrivant d'un lointainpasséetnoussurvivant et s'éten-
dant à un grand nombre de nos semblables. Ce ne sont
pas des « idées innées », car ils n'ont pas l'immuta-
bilité de ces dernières et varient grandement suivant
les temps et les lieux, et innéité suppose origine di-
vine, c'est-à-dire un de ces éléments étrangers à la
nature que la science expérimentale, dont la science
des religions est une partie, doit ignorer. Il n'y a que
la Société qui puisse expliquer les impératifs directeurs
de notre vie la plus haute, parce que d'abord elle do-
mine l'individu dans le temps et l'espace, qu'elle est
dans la nature, qu'elle évolue suivant le temps et les
lieux.
L'objet de la recherche en détermine la méthode.
Les impératifs religieux étant des faits sociaux doivent
être étudiés comme tels, c'est-à-dire comme des réa-
lités sui generis, constituant des synthèses spécifique-
ment différentes des réactions des consciences indi-
viduelles qui leur servent de support : le groupe, la
foule ne pensent pas comme l'individu. D'où cette
règle de la méthode sociologique : « Toutes les fois
qu'un fait social est directement expliqué par un phé-
nomène psychique, on peut être assuré que l'explica-
tion est fausse. » Les règles de la méthode sociologique,
Paris, 1895. Et pour ne pas traiter le fait social comme
le l'ait psychique et l'observer en pur savant, il faut
le manipuler comme une chose, « La première règle et
la plus fondamentale est de considérer les faits so-
ciaux ci un me des choses. » Ibid., p. 20. On étudiera donc
leurs aspects extérieurs, rites, actions. Institutions,
qui peuvent se prêter à des déterminations d'ordre
objectif, voire même à des précisions statistiques en
('•cariant toutes les » prénotions » et interprétations
subjectives. Enfin, ' entre tous les faits sociaux,
c'est au t ype rudimentaire qu'il convient de s'al t acher
de préférence, car 11 contienl à l'étal simple tout ce qui
doit se présenter plus laid avec des développements
qui rendent difficile l'observation. Grâce à lui on peut
débrouiller les formes les plus évoluées qui ne sont que
la complication, la différenciation du fait initial lui-
même ». A. Bros, L'cllinologie religieuse, Paris, 1923,
p. 258.
Ces postulats présupposés, Durkheim aborde dans
son livre premier un certain nombre de questions pré-
liminaires. Il croit nécessaire de commencer par une
définition de la religion, « sans quoi nous nous expose-
rions, soit à appeler religion un système d'idées et de
pratiques qui n'aurait rien de religieux, soit à passera
côté de faits religieux sans en apercevoir la véritable
nature ». P. 31. Il se refuse ensuite à définir la religion
par le surnaturel et le mystérieux, comme l'ont fait
1 1. Spencer et Max Miiller, parce que l'idée de mystère,
si souvent qu'on la rencontre dans les religions, a subi
de fortes éclipses au cours de leur histoire, par exemple
au XVIIe siècle, où s'accordaient sans peine foi et rai-
son, et que les primitifs n'ayant pas l'idée d'un ordre
de la nature ne sauraient avoir celle de réalités qui la
dépasseraient, d'un véritable surnaturel. — L'idée de
Dieu ne rentre pas non plus dans la définition de la
religion, parce qu'il y a des religions athées, comme le
bouddhisme et le jaïnisme primitifs et que, dans les reli-
gions mêmes qui s'adressent à des dieux, il y a des rites
contraignant par eux-mêmes et étrangers comme tels
à la divinité. I'. 40-49. En somme il n'y a que deux
éléments essentiels communs à toutes les religions : la
notion du sacré et le caractère collectif des croyances
et des rites. « La division du monde en deux domaines,
comprenant, l'un tout ce qui est sacré, l'autre tout ce
qui est profane, tel est le trait distinctif de la pensée
religieuse. » P. 50-51. Cette division n'est pas nécessai-
rement de l'ordre hiérarchique, en ce sens que le sacré
serait toujours supérieur au profane, mais elle est
absolue. De plus, rites et croyances sont la chose du
groupe et en font l'unité. On peut donc définir la reli-
gion comme il suit : « Une religion est un système soli-
daire de croyances et de pratiques relatives à des choses
sacrées, c'est-à-dire séparées, interdites, croyances et
pratiques qui unissent en une même communauté mo-
rale, appelée Église, tous ceux qui y adhèrent. » P. 65.
(Souligné dans le texte). Cette définition permet d'éli-
miner comme explication de l'origine de la religion et
l'animisme (voir plus haut, col. 2190 les objections que
Durkheim fait à l'animisme) et le naturisme (système
de Max Mùller qui fait des dieux des personnifications
des forces de la nature, les mots substantifiant les
choses; numina nomina et qui est de nos jours totale-
ment abandonné), parce qu'ils ne tiennent point
compte des notions de sacré, ni d'Église. De plus l'un
et l'autre de ces systèmes font de la religion une vaste
et pure et simple illusion, ce qui rend incompréhen-
sible sa persistance.
C'est le totémisme qui est la religion élémentaire et
qui explique l'origine même de toutes les croyances et
de tous les rites, parce que le sacré n'y est autre que
le social et que cette réduction est la seule manière
de ne pas faire du sacré un concept exclusivement
hallucinatoire. Durkheim annonce qu'il l'étudiera chez
les Australiens, d'après les relations des explorateurs
Baldwin Spencer et F. J. Gillen (The native Tribes of
Central Australia, Londres, 1899; The norlhern Tribes
of Central Australia, Londres, 1901), et du mission-
naire allemand Karl Strehlow (Oranda et Loritia de
l'Australie centrale, en allemand, en 1912, Strehlow
vivait en Australie depuis 1892), parce que leur toté-
misme serait le plus primitif et le plus simple de tous.
Il se réserve cependant de le comparer ici ou là. à celui
des Indiens de l'Amérique du Nord, parce que, chez
ces derniers, des lignes essent ici les de la structure sociale
restent ce qu'elles sont en Australie, c'est toujours
l'organisation à base de clans » (p. 136) et qu' «en se-
2209
RELIGION. THÉORIE SOCIOLOGIQUE, EXPOSÉ
2210
coud lieu, pour bien comprendre une institution, il est
souvent bon de la suivre jusqu'à des phase» avancées
de son évolution, c'est parfois quand elle est pleine-
ment développée que sa signification véritable appa-
raît avec le plus de netteté ». P. 137-138.
La majeure partie de l'ouvrage de Durkheim (1. II
et III) est consacrée à la description, fortement inter-
prétée de la religion lolémique; croyances (1. II) et
culte (1. III).
Dans la vie collective des tribus australiennes, c'est
le clan qui tient la place principale. Tous les membres
du clan se considèrent comme parents, alors même
qu'il n'y a pas de lien de consanguinité entre eux et
du seul fait qu'ils sont désignés par un seul mot. Ce
mot est le nom « d'une espèce déterminée de choses
matérielles avec lesquelles il (le clan) croit soutenir
des rapports très particuliers,... notamment des rap-
ports de parenté ». P. 143. « Quant au nom de totem,
c'est celui qu'emploient les Ojibway, tribu algonkine,
pour désigner l'espèce de choses dont un clan porte le
nom. » P. 144. Les objets qui servent de totems sont
normalement des plantes ou des animaux, et normale-
ment aussi le totem est l'espèce, non l'individu.
Exceptionnellement il y a des totems-choses ou événe-
ments : pluie, grêle, lune, soleil, été, hiver, tonnerre,
etc., et des totems-ancêtres. Il y a des totems de phra-
tries (groupes de clans inférieurs aux tribus) et de
classes matrimoniales (subdivisions de phratries, il
faut se marier en dehors de sa classe, c'est le principe
de l'exogamie). Les emblèmes des totems sont des des-
sins, des tatouages ou des objets sacrés, pièces de bois
ou pierres polies avec gravure des totems, employés
lors de certaines cérémonies (churinga, nartunja,
warunga). Le caractère sacré du totem ressort du
fait qu'il est interdit, sauf cas exceptionnels, de tuer
et de manger l'animal totémique, de cueillir la plante-
totem (quand il s'agit des membres du clan). Il y a
aussi des interdits de contact (tabous). L'homme est
apparenté au totem; il en porte le nom, et dans ce mi-
lieu » l'identité du nom passe pour impliquer une iden-
tité de nature ». P. 190. Il y a des totems individuels
et des totems de sexe. Tout se classe d'après les totems,
et leurs rapports indiquent l'organisation de la tribu.
Ce classement a été l'origine (religieuse) des catégo-
ries de la logique.
Il ne faut chercher l'origine du totémisme ni dans
l'animisme, ni dans le naturisme réfutés plus haut, ni
dans une religion antérieure quelconque, car il est lié,
chez les Australiens, « à l'organisation sociale la plus
primitive que nous connaissions et même, selon toute
vraisemblance, qui soit concevable » (p. 267), ni dans
un état de choses étranger à la religion (contre Fra-
zer, seconde manière, et contre A. Lang) parce qu'il a
un caractère religieux indéniable, mais en lui-même.
Ici M. Durkheim reprend l'idée du maria des préani-
mistes et de Frazer en insistant sur le caractère ori-
ginairement impersonnel qu'il revêtirait. « Ce que
nous retrouvons à l'origine et à la base, ce ne sont pas
des objets ou des êtres déterminés et distincts, qui
possèdent par eux-mêmes un caractère sacré, mais ce
sont des pouvoirs indéfinis, des forces anonymes, plus
ou moins nombreuses selon les sociétés, parfois même
ramenées à l'unité, et dont l'impersonnalité est stric-
tement comparable à celle des forces physiques dont
les sciences de la nature étudient les manifestations.»
P. 286. Or, — et ici Durkheim ajoute aux concep-
tions préanimistes une idée nouvelle, au moins sous la
forme rigoureuse qu'il lui a donnée — le mana n'est
autre que la traduction en termes sensibles de l'action
que la société exerce sur l'individu. Cette action so-
ciale éveille la sensation du sacré et du divin, parce
que seule la société est revêtue d'autorité morale et
que seule elle élève l'individu au-dessus de lui-même.
Les alternatives de la vie des tribus australiennes
expliquent que chez elles les pensées et les sentiments
collectifs prennent à certaines époques une intensité
voisine de la frénésie. Tantôt le clan se disperse pour
la provende, chasse et pêche. Tantôt il se réunit — et
parfois avec d'autres clans — ■ et alors on célèbre une
fête religieuse ou un corrobori (fête accessible aux
femmes et aux non-initiés). La fête met tout le monde
dans un état d'exaltation extraordinaire. Telle la fête
du l'eu chez les Warramunga. « Déjà, depuis la tombée
de la nuit, toutes sortes de processions, de danses, de
chants avaient eu lieu à la lumière des flambeaux;
aussi l'effervescence générale allait-elle croissant. A
un moment donné, douze assistants prirent chacun en
mains une sorte de grande torche enflammée et l'un
d'eux, tenant la sienne comme une baïonnette, char-
gea un groupe d'indigènes. Les coups étaient parés
au moyen de bâtons et de lances. Une mêlée générale
s'engagea. Les hommes sautaient, se cabraient, pous-
saient des hurlements sauvages; les torches brillaient,
crépitaient en frappant les tètes et les corps, lançaient
des étincelles dans toutes les directions. « La fumée, les
« torches toutes flamboyantes, cette pluie d'étincelles,
« cette masse d'hommes dansant et hurlant, tout cela,
« disent Spencer et Gillen, formait une scène d'une sau-
« vagerie dont il est impossible de donner une idée avec
« les mots. » (Tribus du Xord de l'Australie, p. 391.)» On
conçoit sans peine, continue Durkheim, que, parvenu à
cet état d'exaltation, l'homme ne se connaisse plus.
Se sentant dominé, entraîné par une sorte de pouvoir
extérieur qui le fait penser et agir autrement qu'en
temps normal, il a naturellement l'impression de
n'être plus lui-même. Il lui semble être devenu un être
nouveau : les décorations dont il s'affuble, les sortes
de masques dont il se recouvre le visage figurent ma-
tériellement cette transformation intérieure, plus en-
core qu'ils ne contribuent à la déterminer. Et comme,
au même moment, tous ses compagnons se sentent
transfigurés de la même manière et traduisent leur
sentiment par leurs cris, leurs gestes, leur attitude,
tout se passe comme s'il était réellement transporté
dans un monde spécial, entièrement différent de celui
où il vit d'ordinaire, dans un milieu tout peuplé de
forces exceptionnellement intenses qui l'envahissent
et le métamorphosent. Comment des expériences
comme celles-là, surtout quand elles se répètent cha-
que jour pendant des semaines, ne lui laisseraient-
elles pas la conviction qu'il existe effectivement deux
mondes hétérogènes et incomparables entre eux? L'un
est celui où il t raine languissamment sa vie quotidienne;
au contraire il ne peut pénétrer dans l'autre sans entrer
aussitôt en rapport avec des puissances extraordi-
naires qui le galvanisent jusqu'à la frénésie. Le premier
est le monde profane, le second, celui des choses sa-
crées.
« C'est donc dans ces milieux sociaux effervescents
et de cette effervescence même que paraît être
née l'idée religieuse. Et ce qui tend à confirmer que
telle en est bien l'origine, c'est que, en Australie, l'ac-
tivité proprement religieuse est presque tout entière
concentrée dans les moments où se tiennent ces assem-
blées. » P. 312-313. — « Puisque la force religieuse
n'est autre chose que la force collective et anonyme
du clan, et puisque celle-ci n'est représentable aux
esprits que sous la forme du totem — |la réalité com-
plexe du clan ne pouvant être saisie directement
dans son unité concrète par des intelligences rudimen-
taires, tandis que le totem évoquant le clan est par-
tout présent dans les fêtes claniques ] • — l'emblème
totémique est comme le corps visible du dieu. C'est
donc de lui que paraissent émaner les actions, ou bien-
faisantes ou redoutées, que le culte a pour objet de
provoquer ou de prévenir, par suite c'est tout spécia-
2211
RELIGION. THÉORIE SOCIOLOGIQUE, CRITIQUE
2212
lement à lui que s'adressent les rites. » P. 316-317. —
Et. bien que délirantes et humbles, les origines prou-
vent la réalité et l'idéalisme essentiel de la religion,
puisque par elle c'est la Société, chose bien réelle, qui
agit, qui resserre le lien social, qui donne force aux
individualités débiles pour les plus hautes entreprises.
— Et enfin s'il y a eu emblèmes, totems, c'est que les
consciences individuelles ne peuvent communiquer
entre elles qu'au moyen de symboles.
Mais, si la religion s'adresse en définitive à cet être
impersonnel qu'est la Société, d'où viennent les idées
d'âme, de personne, d'esprits, de dieux et de Dieu? —
L'âme n'est autre que le principe totémique incarné
dans chaque individu, distincte du corps comme l'in-
dividuel est distinct du social, «parcelle des grands
idéaux qui sont l'âme de la collectivité ». P. 378. L'âme
est immortelle, conception que n'ont imposée, ni l'idée
de rétribution, ni l'horreur de l'anéantissement, mais
la persistance de la collectivité. Si le clan continue à
exister, c'est que les âmes se réincarnent. «Les âmes ne
sont dites immortelles que dans la mesure où cette
immortalité est utile pour rendre intelligible la conti-
nuité de la vie collective. » P. 385. — La mort donne
en partie à l'âme les caractères de l'esprit, en parti-
culier son indépendance du corps. Parmi les morts se
distinguent les grands ancêtres mythiques des ori-
gines, qui, parce qu'ils sont doués d'un mana supé-
rieur, ont des fonctions déterminées (veiller sur la con-
ception, la vie du nouveau-né, la chasse, etc.), sont
les dieux du clan. Quant aux grands dieux, ils dérivent
des totems de groupes de clans, ou phratries.
Dans son 1. III, Durkheim parle des rites. Nous n'y
insisterons pas, car il ne fait ici qu'appliquer à des cas
particuliers les idées générales qu'il a développées
dans le 1. II de son ouvrage. Il y a des interdits, parce
que les êtres sacrés sont des êtres séparés. Il y a des
pratiques d'ascétisme, parce que l'homme ne peut com-
muniquer avec le sacré qu'en se libérant au moins
pour un temps du profane. Le sacrifice comporte
d'abord la communion, comme l'a montré Robertson
Smith, car il faut s'assimiler la force divine, c'est-à-
dire l'élément social qui nous fait vraiment homme,
mais en même temps il constitue une offrande des-
tinée à revivifier la divinité totémique. Le culte a
ainsi pour effet « réellement de recréer périodiquement
un être moral dont nous dépendons comme il dépend
de nous. Or cet être existe : c'est la Société ». P. 497.
Les rites mimétiques font qu'on participe à la vie de
l'être sacré en imitant ses faits et gestes, qu'on com-
munie à l'idéal collectif qu'il symbolise.
La religion étant comme l'instinct vital du groupe
social est éternelle, conclut Durkheim, et bienfaisante.
La société aura toujours besoin d'un culte et d'une foi,
bien que ce culte et cette foi ne puissent se traduire
que par des représentations toujours transitoires, parce
au' elles doivent sans cesse s'adapter aux progrès d'une
science toujours en devenir.
2° Critique. — - Toutes les assertions capitales de
Durkheim, celles qui font le nerf de sa démonstration
appellent les plus expresses réserves.
1. Il part de ce postulai que c'est la Société qui crée
en l'homme toute vie supérieure, toute activité qui
n'est pas purement animale. C'est trop réduire, puis-
que c'est en somme ['annihiler, le rôle de l'individu.
Il se marque aujourd'hui une réaction contre l'évolu-
tionnisme social et religieux qui nie les initiatives indi-
viduelles. » Depuis les découvertes d'Hugo de Yries,
l'évolutionnisme aujourd'hui le plus en faveur et
somme toute le plus vraisemblable n'est pas l'évolu-
tionnisme à progression lente et rectiligne, mais l'évo-
lutionnisme « à sauts brusques ». Des conjonctures
extraordinaires, comme il s'en rencontre dans le jeu
des forces naturelles, ont pu déterminer, en certaines
régions, diverses déformations végétales ou animales,
accélérer certains épanouissements que la persistance
locale des mêmes causes et l'hérédité ont perpétués.
N'est-ce pas dans le même sens qu'il conviendrait
d'orienter l'évolutionnisme religieux, en tenant compte
spécialement de l'influence possible d'individualités
mieux douées ou plus entreprenantes? Et le seul fait
que de tels sauts sont concevables, si rares qu'ils puis-
sent être, ne devrait-il pas interdire d'affirmer, comme
une loi absolue, l'uniformité de tout développement
religieux?
« Sur ces initiatives individuelles, voir les réflexions
judicieuses d'A. Vierkandt, Nalur-und Kultur-Vôlker
Leipzig, 1896, p. 193-194; et son étude plus
développée Filhrende Individuen bei den Natur-
vôlkern, dans Zeitschri/l fur Sozialurissenschaft, t. xi,
1908. Vierkandt insiste surtout sur l'influence des
chefs et des prêtres ou sorciers, p. 543-548; il donne des
exemples d'innovations dans le régime politique, p. 549-
550, la mode, p. 550, les systèmes graphiques, p. 550-
553, l'art, p. 613, le langage, p. 626, la religion, p. 627-
632, les mœurs, p. 632-635, l'industrie, p. 635-639.
Cf. \V. Heck,Das Individuum bei den Australien, Leip-
zig, 1924.
« On trouvera chez A. -A. Goldenweiser l'exposé som-
maire de diverses réformes religieuses ou réveils, prê-
ches chez les Nez-percés, les Iroquois, etc. Early
Civilization, Londres, 1923, p. 224-231. Pour être ré-
cents et pour trahir l'influence des missions chrétien-
nes, les faits ne laissent pas que d'être intéressants.
« A tout prendre », écrit M. R. Dussaud, dans la même
pensée que A. Vierkandt, « l'individu a probablement
« occupé une place relativement plus considérable dans
« une société primitive qu'aux temps modernes. A un
« état inférieur d'activité intellectuelle, le rôle et l'in-
« fluence d'un homme mieux doué sont infiniment plus
« marqués.» Introduction à l'histoire des religions, Paris,
1914, p. 32. Cf. A. van Genepp, L'état actuel du pro-
blème totémique, Paris, 1920, p. 342; W.-D. Wallis,
Individual initiative and social compulsion, dans
American anthropologist, 1915, p. 647-665. Je n'ai pas
vu cet article. H. Pinard de La Boullaye, L'étude com-
parée des religions, t. h, p. 198-199, avec la note 1 de
la p. 199. Dans son ouvrage si captivant: Magie et
Religion, Paris, 1935, R. Allier a bien montré, par
l'étude même de certains rites d'initiation chez les
Australiens, les Groënlandais, les Peaux-Rouges, com-
ment les individus faisant retraite au désert passent
« par la solitude à l'Inspiration » (titre du c. ix de la
Ire partie, p. 215 sq.).
2. Durkheim n'a pas suffisamment analysé l'idée
d'obligation et n'a pu confondre celle-ci avec les diver-
ses contraintes sociales que parce qu'il ne l'a pas dis-
tinguée de la coaction, de la pression physique ou psy-
chologique exercée par le groupe sur les membres qui
le composent. La société ne jouit d'une véritable auto-
rité morale que si elle se réfère à un idéal et ne se con-
tente pas d'imposer de simples dictats. « Une société
est respectable, à titre de désirable et de bonne, par la
quantité de vérité sociale, c'est-à-dire de justice,
qu'elle a incorporée ou qu'elle tend à incorporer;
comme inversement, pour la conscience contempo-
raine, la pire immoralité est l'abus du pouvoir social au
profit des intérêts particuliers : exploitation des che-
mins de fer à rencontre du public et du commerce na-
lional, restauration de la vénalité des charges, primes
inscrites dans le budget pour les comédiens, pour les
gros armateurs, etc., précisément parce que dans tous
ces cas la réciprocité, d'où naît l'autorité morale de la
société se trouve détruite. » Lettre de M. Léon Rrun-
schvieg à la suite d'une communication de Durkheim
sur La détermination du fait moral dans le Bulletin de.
la Société, française de philosophie, février 1906, p. 146.
2213
RELIGION. THÉORIE SOCIOLOGIQUE, CRITIQUE
2214
3. La société ne doit-elle être étudiée que comme
« une chose » et d'un point de vue purement extérieur
et statique? Des penseurs de bords assez divers ne le
croient pas.
M. Bougie, qui cependant se rattache à l 'école sociolo-
gique, écrivait en 1896 de Durkheim : « On se demande
si, en voulant traiter comme des choses extérieures
les phénomènes sociaux, on n'en laisse pas échapper
tout l'essentiel. » Les sciences sociales en Allemagne,
p. 156. Et, en 1907, alors que Durkheim avait déjà net-
tement précisé ses idées directrices, il protestait contre
le statisme sociologique : « C'est en vain qu'on voudrait
rapprocher la sociologie et la physiologie. En physio-
logie, le type normal établi par les savants est d'une
grande fixité... C'est tout le contraire en sociologie.
Le type social à l'intérieur d'une même espèce, loin
d'être fixé pour de longues périodes, se diversifie et se
transforme rapidement... Rien n'est plus arbitraire
et n'est plus dangereux que de comparer les sociétés
à des organismes et l'activité sociale à un fonc-
tionnement d'organes... La plasticité de notre nature
physique est contenue dans le temps et l'espace, entre
d'étroites limites. La plasticité de la nature sociale est
très grande dans l'espace, peut-être illimitée dans le
temps. » La distinction du normal et du pathologique en
sociologie, dans Revue philosophique, janvier 1907.
Paul Bureau a encore plus fortement insisté, et avec
une dialectique plus pressante, sur l'inconvénient d'une
méthode qui, en s'arrêtant à la surface cristallisée de
la société, néglige sa vie profonde, et les initiatives
individuelles qui l'animent. « Aucune société ne vit
sans posséder et exploiter un certain nombre de règles
morales ou juridiques, de dogmes religieux, de pra-
tiques économiques, de proverbes, d'apophtegmes, de
courants sociaux, d'usages reçus, de monuments de
pierre, mais il s'en faut de beaucoup que ce dépôt, sédi-
ment d'une vie sociale élaborée et peut-être déjà dé-
passée, représente la vie sociale entière ou même sa
partie la plus vivante, la plus organisatrice et la plus
importante. En tous cas, la méthode préconisée (celle
des Règles de la méthode sociologique de Durkheim),
peut-être recommandable aux époques de grande sta-
bilité et fixité sociales, est singulièrement inadéquate
aux époques de transformation rapide, telle que la
nôtre. Elle ne ferait connaître de la vie sociale que la
partie la plus durcie, la plus ankylosée, celle qui s'ex-
prime volontiers dans les discours officiels des repré-
sentants de l'organisation administrative, économique
ou religieuse. Ainsi, le sociologue lâcherait la proie
pour l'ombre, car il ne saisirait la vie que dans la pé-
riode de son déclin, annonciateur de la mort, et il n'en
connaîtrait ni les nouveautés régénératrices, ni le conti-
nuel jaillissement. Ce ne serait même pas de la socio-
logie statique, puisque dans le « déjà fait » et l'achevé
on ne connaîtrait que le vieillissant et le vieilli, ce qui
demain sera caduc et après-demain désuet, et, en tout
cas, on resterait entièrement étrangère la sociologie
dynamique, bien autrement intéressante et féconde, à
celle qui s'attache aux institutions sociales qui s'éla-
borent et s'éprouvent, timidement et souvent doulou-
reusement, trop modestes encore et trop méprisées
par « les personnes de qualité » pour avoir pignon sur
rue et s'exprimer en ces sentences impératives qui
siéent si bien aux personnes arrivées. » Introduction à
la méthode sociologique, Paris, 1923, p. 91-92. Et cette
sociologie dynamique suppose l'action de fortes indivi-
dualités qui réagissent contre les impératifs sociaux
périmés, réformateurs politiques, sociaux ou religieux,
inventeurs, héros et saints.
Emile Durkheim avait de bonne heure prévu la dif-
ficulté et tâché d'y parer : « On objecte, déclarait-il en
1906, on objecte à cette conception (de la société,
unique source de l'obligation) qu'elle asservit l'esprit
à l'opinion morale régnante. 11 n'en est rien... Car la
société que la morale nous prescrit de vouloir, ce n'est
pas la société telle qu'elle s'apparaît à elle-même, mais
la société telle qu'elle est ou tend réellement à être. Or
la conscience que la société prend d'elle-même dans et
par l'opinion peut être inadéquate à la réalité sous-
jacente. Il peut se faire que l'opinion soit pleine des
survivances, retarde sur l'état réel de la société; il peut
se faire que sous l'influence de circonstances passa-
gères, certains principes même essentiels de la morale
existante soient pour un temps rejetés dans l'incons-
cient et soient, dès lors, comme s'ils n'étaient pas. La
science de la morale permet de rectifier ces erreurs. »
Bulletin de la Société française de philosophie, février
1906, p. 116. Mais qui luttera contre les survivances,
qui retrouvera dans l'inconscient ce qui est comme
n'étant pas, qui pratiquera la science rectificatrice des
erreurs courantes, sinon des individus, courageusement
et parfois héroïquement en conflit avec l'opinion?
4. Est-ce dans leur phase primitive qu'on trouve
l'explication la plus simple et la plus essentielle des
institutions sociales?
Le P. Pinard de La Boullaye signale comme une
erreur « l'attention exclusive ou presque exclusive
donnée aux religions des non-civilisés ou, si l'on veut,
l'extension de la comparaison (des religions) au seul
domaine des peuples incultes.
« En effet, si l'on ne peut nier l'intérêt que présente
l'étude des protozoaires et celle des embryons, peut-
on dire qu'il serait sans inconvénient, pour le biolo-
giste, de considérer uniquement les formations rudi-
ment aires, où les organes et les fonctions sont à peine
différenciées, sans considérer jamais les organismes
supérieurs? A supposer même que les animaux les plus
parfaits soient dérivés d'une cellule unique ou d'une
matière vivante unique, de quelles lumières ne se pri-
verait pas le savant qui fixerait uniquement son re-
gard sur les types les moins évolués?
« Telle est cependant la pratique que semblent affec-
tionner les anthropologues. « Qu'est-ce que la religion?
« Pour répondre à cette question, écrivait naguère
« É. Durkheim, exposant la pensée de W. Wundt, on a
« observé de préférence les religions des peuples primi-
« tifs, parce qu'elles étaient plus simples et qu'on espé-
« rait ainsi pouvoir y démêler plus aisément les carac-
« tères essentiels du phénomène religieux. » Malheureu-
sement les mythologues en procédant ainsi ont pris
pour de la simplicité ce qui n'était que de la comple-
xité confuse. La mythologie primitive est un mélange
de toutes sortes d'éléments hétérogènes. On y trouve
des spéculations métaphysiques sur la nature et sur
l'ordre des choses, ce qui fait qu'on a pris parfois la
religion pour une sorte de métaphysique naïve. On y
trouve aussi des règles de conduite tant privée que
publique, et c'est pourquoi certains philosophes ont
fait de la religion une discipline morale et sociale.
Toutes ces théories prennent pour la religion diffé-
rents phénomènes auxquels elle est accidentellement
mêlée. Pour échapper à cette erreur, il faut aller l'étu-
dier chez les peuples civilisés, parce que là elle s'est
dégagée des éléments adventices auxquels elle était
d'abord unie. » H. Pinard de La Boullaye, op. cit.,
t. ii, p. 229. Non seulement l'essentiel est masqué, au
moins en partie, dans les formes primitives du dévelop-
pement social, mais encore il n'est pas pleinement
réalisé. C'est dans ses plus hautes formes qu'appa-
raissent leurs virtualités premières. « Pour percer le
mystère des profondeurs, il faut parfois viser les cimes.
Le feu qui est au centre de la terre n'apparaît qu'au
sommet des volcans. » Henri Bergson, L'énergie spiri-
tuelle, p. 26 et 27.
L'évangile, les grands mystiques nous apprennent
plus sur l'essence de la religion que les corrobori des
221!
RELIGION. THÉORIE SOCIOLOGIQUE, CRITIQUE
2216
indigènes d'Australie. L'obsession du primitif peut
être un manque d'intelligence... et un manque de tact
et de goût.
5. Quant à la définition de la religion donnée par
Durkheim, elle est construite pour satisfaire au sys-
tème qu'elle est censée éclairer. « Il commence, écrivait
M. Loisy en 1913, par donner une définition de la reli-
gion qui a son fondement dans le domaine des abstrac-
tions et non dans celui de la réalité : « Une religion,
« nous dit-il (p. 65), est un système solidaire de
« croyances et de pratiques relatives à des choses
« sacrées, c'est-à-dire séparées, interdites, croyances et
« pratiques qui unissent dans une même communauté
« morale, appelée Église ('? cela signifie sans doute que
« l'auteur trouve ce nom convenable pour cet objet),
« tous ceux qui y adhèrent. » Ainsi la religion consiste
en un ensemble de croyances et de rites, croyances
admises, rites pratiqués dans un groupe et qui concer-
nent le sacré.
« Notons d'abord que le sacré, puisque sacré il y a,
n'est pas seulement objet de croyance et de rites, mais
de sentiments, et que le traitement du sacré ne com-
porte pas seulement des rites, qui eux-mêmes sont sa-
crés, mais des règles de conduite, une attitude morale.
M. Durkheim dit que la notion d'esprit et de dieu n'est
pas indispensable à la religion, puisque le bouddhisme
est une religion. Mais le bouddhisme n'est pas une
façon de traiter le sacré par des rites religieux, c'est
essentiellement un régime d'ascèse, une méthode pour
échapper au mal de l'existence, méthode que le moine
s'applique pour ainsi dire à lui-même : il ne rentre pas
mieux dans la définition de M. Durkheim que dans
toute définition de la religion impliquant comme élé-
ment essentiel la croyance à des dieux personnels.
« C'est surtout la notion du sacré qui est ici arbitrai-
rement construite et affirmée. On l'a conçue tout ex-
près pour se passer des esprits et des dieux, de toute
métaphysique religieuse, de celle qui est, par exemple,
impliquée dans le bouddhisme lui-même; ce que les
religions considèrent comme leur objet est représenté
simplement par le sacré. Cette notion, qu'il a fallu
créer, identifie le sacré à l'interdit (ici nous rejoignons
Orphcus, avec cette différence que l'on fait de l'inter-
dit un absolu, d'ailleurs sans réalité objective, tandis
que M. Salomon Heinach s'est contenté de poser le
tabou à l'origine de la religion, sans l'orner d'un com-
mentaire philosophique), mais elle ne le considère pas
comme une simple défense, une limite. .M. Durkheim
excelle à faire de certains mots le symbole de l'absolu :
le sacré et le social, qui, du reste, rentrent pour lui l'un
dans l'autre, sont de ces vocables magiques. Le sacré
serait un monde essentiellement distinct du profane,
incompatible avec lui, et c'est pour cela qu'on le dit
séparé, interdit, la religion divisant l'univers comme
en deux genres qui s'excluent radicalement, le sacré et
le profane.
« Telle est la base du système, et cette base est fra-
gile, car le sacré et le profane ne sont séparés que dans
le système et pour l'avantage de ce système. Dans la
réalité, les religions ne connaissent pas ce dualisme
rigoureux; ni le sacré, ni le profane ne sont des
mondes indépendants l'un de l'autre, pas plus qu'ils
ne sont eux-mêmes quelque chose d'immuable. Le
profane et le sacré sont des qualités des choses, qua-
lités variables dans leur manifestation et dans leur
intensité; ce ne sont pas des entités substantielles
constituant dis économies séparées. Les religions con-
çoivent une seule économie de l'univers, ou le Bacré ri
le profane occupent respectivement leurs places, mais
dans un rapport constant de coordination. Les choses
sacrées seraient profanes sans la qualité qui les fait ce
qu'elles sont, et conséquemment le sacré n'est pas un
monde à part. Le prêtre est personne sacrée, niais
d'abord personne, et comme tel appartenant à la
société humaine; c'est par sa qualité seulement qu'il
appartient à la religion. Le sacré est une modalité
des choses religieuses, de certaines choses religieuses,
mais il n'est pas la religion, et il n'en atteint pas le
fond. La prière individuelle, intérieure, est chose reli-
gieuse : est-elle chose sacrée, interdite, séparée? Ces
épithètes n'auraient ici aucun sens. En ont-elles davan-
tage appliquées à la conception religieuse des pro-
phètes, à celle de l'Évangile, qui pourtant sont de la
religion? En ont-elles par rapport aux principes consti-
tutifs du bouddhisme? Elles n'ont leur véritable appli-
cation qu'aux manifestations extérieures de la religion,
et surtout pour les degrés inférieurs de l'évolution
religieuse.
« Donc M. Durkheim a défini la religion comme il le
fallait pour l'équilibre de son système, mais non comme
il convenait eu égard au fait. Le mot de sacré ne repré-
sente pas l'idée de religion dans tous ses éléments
essentiels et pour toutes les formes que peut affecter
l'évolution de ces éléments. Le phénomène religieux ne
peut se définir dans une simple distinction logique, si
radicale qu'on veuille la poser. Et si l'on veut trouver
une expression générale pour figurer le caractère au-
guste, transcendant que, sous une forme ou sous une
autre, affectent les religions, le mot « sacré » devient
équivoque et insuffisant pour un tel objet. » A. Loisy,
Revue d'histoire et de littérature religieuse, 1913, p. 46-49.
« De plus, la définition (de Durkheim) a l'inconvé-
nient d'unir si intimement les idées de religion et
d'Église, qu'un individu ne puisse être religieux, s'il
ne fait partie d'une Église, et que toute tendance à se
faire en son for intérieur « sa religion à soi » apparaisse
comme areligieuse, voire même (si l'on considère la
logique du système) comme irréligieuse : areligieuse,
puisque l'individu n'est pas encore incorporé à une
Église ou même ne veut pas d'Église, irréligieuse puis-
qu'il va à rencontre de la fin de toute religion qui,
d'après cette école, est la société elle-même. L'exis-
tence de cultes individuels, même dans les sociétés de
culture inférieure, et la tendance marquée de l'esprit
moderne, spécialement au sein du protestantisme, à
présenter l'individualisme religieux comme la forme la
plus pure de la religiosité, constituent à cet égard une
objection considérable. L'école sociologique ne pou-
vait l'ignorer ; mais elle estime que les cultes individuels
sont dérivés du culte social par voie d'appropriation et
de dégénérescence (Formes élémentaires, p. 37, 346,
607) — ce qui est difficile à prouver par l'histoire, plus
encore par la psychologie — et elle déclare que l'indivi-
dualisme « méconnaît les conditions fondamentales de
«la vie religieuse » (Formes élémentaires, p. 607) — ce qui
peut être exact, sans légitimer en rien la définition
proposée — une religion inconséquente, en effet, n'en
est pas moins une religion; pour lui refuser ce nom, il
faudrait prouver que la forme sociale n'est pas seu-
lement connaturelle ou normale, en ce sens que toute
religion tend à s'organiser en communauté ou Église,
ce que l'on admet communément, mais essentielle, en
ce sens que toute idée religieuse et toute Église déri-
vent de la société. » 1 1. Pinard de La Boullaye, op. cit.,
t. ii, p. 184.
6. Quand ou passe de ces considérations générales à
l'étude particulière de la religion des Australiens par
Durkheim. on constate, en plus de l'arbitraire de la
méthode, l'insuffisance de la documentation ethno-
logique.
Tout d'abord les indigènes de l'Australie, du moins
pris dans leur ensemble, se rangent-ils parmi les popu-
lations les plus primitives que nous connaissions? Il
ne le semble pas. Les tribus sauvages de l'Australie ne
forment pas un groupe homogène. Leur caractère
composite résultant d'une superposition de races et
2217
RELIGION. THÉORIE SOCIOLOGIQUE, CRITIQUE
2218
de cultures avait déjà été mis en relief par G. Matthew
dans son ouvrage Eaglehawk and cross, Londres,
1899. Fr. Graebner par ses travaux parus dans la
Zeilschrift fur Ethnologie et le Globus (1905 et 1906)
poussa plus loin l'étude des cycles culturels (voir
plus loin, col. 2292 sq.) de l'Australie pour aboutir
aux conclusions suivantes : « La civilisation la plus
ancienne est la nigritienne, répandue autrefois sur
tout le continent et identique à celle des Tasmaniens,
race maintenant éteinte. Un second courant de civili-
sation, amené par les Papouas occidentaux, pénétra
par le Nord-Ouest et le Nord, et se superposa à la civi-
lisation précédente ou la refoula vers le Sud-Est, dont
les contrées montagneuses en ont conservé le plus
d'éléments; celle-ci pénètre avec ses particularités jus-
qu'à l'Extrême-Ouest, mais s'arrête, dans ses traits
essentiels, dans l'Australie centrale : à présent, elle
occupe à peu près le tiers moyen de la côte orientale,
et s'avance vers le centre, gagnant ainsi de l'étendue,
sans toucher pourtant les parties septentrionale et
méridionale de la côte. » P. W. Schmidt, L'origine de
l'idée de Dieu, Ire partie historico-critique, Paris, Pi-
card, 1910, p. 138. Voir toute cette section intitulée :
Facteurs ethniques de l'évolution sociale en Australie,
p. 136-142. Le P. W. Schmidt adhéra pour l'essentiel
aux conclusions de Grœbner auxquelles il donna en-
core plus de poids par ses recherches personnelles, soit
dans Ursprung der Goltesidee, t. I, Miïnster-en-W.,
lre éd., 1912, soit dans Die Gliederung der australischen
Sprachen (division des langues australiennes), Vienne,
dans la revue Anthropos en 1912, puis en volume en
1919, couronné par l'Académie des Inscriptions et
Belles-Lettres de Paris, prix Volney, soit dans la
nouvelle édition de l'Origine de l'idée de Dieu (en alle-
mand, depuis 1925). Il en résulte que «tout au rebours
du sentiment de Durkheim, les tribus du Sud-Est
représentent en Australie, le peuplement le plus an-
cien, tandis que celles du centre et tout particulière-
ment les Aranda (chers à Durkheim) sont les dernières
venues ».
Le Dr Verneau place les Négrilles avant les Austra-
liens. L'homme, races et coutumes, Paris, 1931, p. 68.
M. Paul Privat-Deschanel dit des Australiens : « Si
l'existence journalière des indigènes ne diffère guère de
celle des animaux, leur vie sociale, au contraire, est
fort compliquée, et surtout dans les tribus les plus
sauvages, ce qui semble indiquer que la société austra-
lienne est une société en décomposition... Les dialectes
australiens sont très nombreux, par suite de l'isole-
ment des tribus. Le langage est très riche, sauf en
termes abstraits, qui manquent à peu près complète-
ment. La complication de la grammaire tend à faire
croire que la race australienne a été jadis plus civilisée;
elle connaît le duel et des formes honorifiques, dis-
tinctes des formes familières. » Géographie universelle
publiée sous la direction de P. Vidal de La Blache et
L. Gallois, t. x, p. 100 et 102. En somme il s'agit non
pas d'une race primitive, mais d'une race vieillotte,
fortement métissée, comme celle de leurs voisins du
Nord, au-delà du détroit de Torrès, les Papous de la
Nouvelle-Guinée. (Observation qui s'applique égale-
ment au livre de M. Lévy-Bruhl sur la mythologie des
Australiens et des Papous.) Le Dr Georges Montaudon
distingue plusieurs couches de civilisation en Austra-
lie : 1. Une culture vraiment primitive, ou cycle du
boumerang, qui est représentée très fortement dans le
Sud-Est, au Sud-Ouest et dans le Nord-Ouest et est
encore dominante ou assez fortement représentée dans
le reste de l'Australie, sauf dans le Nord des deux pres-
qu'îles septentrionales, culture « monothéiste ». 2. Une
culture précoce, primaire inférieure, totémiste sur la
côte du Nord et au Centre où les Aranda ou Arunata
« venus au reste du Nord, sont peut-être les meilleurs
représentants de cette culture ». 3. Une culture
« moyenne », polythéiste, dans le reste du continent.
Traité d'ethnologie culturelle, Paris, 1934, p. 61-66, 71,
99, 107.
Durkheim voit une des preuves les plus convain-
cantes du caractère primitif de l'organisation sociale
des indigènes de l'Australie dans leur organisation en
clans. Or, actuellement les ethnologues ont abandonné
la vieille idée de Morgan sur l'antériorité du clan rela-
tivement à la famille. « En Australie, comme ailleurs,
la famille est essentielle et plus ancienne, le clan est
un développement secondaire relativement peu impor-
tant. Ce renversement de l'ordre de succession tradi-
tionnellement admis est l'une des conclusions les plus
certaines de l'ethnologie moderne. » Ilobert Lowie,
professeur d'anthropologie à l'université de Californie,
Traité de sociologie primitive, trad. française, Paris,
1935, p. 162 (noter que les Anglo-Saxons appellent
anthropologie, ce que nous nommons ethnologie). Voir
du même, Traité d'anthropologie culturelle, Paris, 1936,
c. xiv : le clan, p. 279 sq.
7. Quant au totémisme — qui n'est pas, nous venons
de le voir, une institution primitive chez toutes les
tribus australiennes — Durkheim en force notable-
ment le sens et la portée. Il est d'abord ignoré de toute
une série de peuples « qui sont ethnologiquement les
plus anciens : les Pygmoïdes, les Pygmées asiatiques et
Africains, les Australiens du Sud-Est, les Aïnos, les
Esquimaux primitifs, les Koryakes, les Samoyèdes de
l'Extrême-Nord, les Californiens du Centre-Nord, les
Algonquins primitifs dans l'Amérique du Nord, les Fué-
géens dans l'Extrème-Sud américain ». P. W. Schmidt,
Origine et évolution de la religion, p. 165. Même
comme phase plus récente de l'évolution et à l'époque
même de sa floraison, le totémisme n'apparaît pas du
tout sous la forme d'un régime universel et que tous
les peuples auraient traversé. « Gnvbner a prouvé
que le matriarcat ne relevait pas du totémisme. Frazer
(dont le grand ouvrage : Totemism and Exogamy,
4 vol., Londres, 1900-1911, a le plus contribué à faire
connaître le totémisme) a établi, et avec une rigueur
croissante, que les trois grands peuples civilisateurs,
les Indo-Européens, les Hamito-Sémitiques et les
peuples altaïques anciens n'ont pas connu le totémisme
originairement. Seules leurs migrations les ont amenés
en contact avec lui, et ils ne lui ont fait que des em-
prunts limités et plutôt banals. » Ibid., p. 151-152.
D'ailleurs on se demande de plus en plus s'il y a un
système totémique unique et si le totémisme a toujours
une signification religieuse. « Pourquoi, écrit Lowie, ne
pas renoncer à ce vain effort qui consiste à vouloir
faire tenir dans une seule définition, ainsi qu'en un lit
de Procuste, tout un système d'appellations, d'héral-
dique, de pratiques religieuses et magiques. Chacun
de ces systèmes est à étudier séparément et, lorsque
des similitudes se présentent, il faut aussi les analyser
rationnellement. La variété de tous ces phénomènes ne
doit pas être voilée par la notion captieuse de « valeur
émotionnelle. » Traité de sociologie primitive, p. 149.
Dans son Manuel d'anthropologie culturelle le même
auteur nous dit : « Les clans des Iroquois Seneca
étaient appelés Tortue, Ours, Loup, Faucon, etc., et
l'on gravait des représentations de ces animaux sur les
portes des maisons. Mais la chose n'avait pas plus
d'importance que lorsque chez nous (aux États-Unis)
le parti républicain prend pour emblème l'éléphant. »
Par ailleurs, il y a des tabous totémiques interdisant
aux gens d'un clan de manger de l'animal dont ils
portent le nom. Et « bien que le culte véritable du
totem soit rare, les Australiens célèbrent d'ordinaire
en des lieux sacrés que sont supposés hanter leurs an-
cêtres totémiques des rites compliqués dont le but est
d'accroître la force de l'énergie végétale ou animale en
2219
RELIGION. THÉORIE SOCIOLOGIQUE, CRITIQUE
2220
question. Le terme du totémisme englobe donc aussi
bien le simple usage héraldique de symboles qu'un sys-
tème fort complexe d'observances religieuses et ma-
giques ». P. 283.
Dès 1910, d'ailleurs, Frazer avait renoncé à voir
dans le totémisme une religion : « Si la religion im-
plique, comme il semble, chez celui qui la pratique,
l'aveu que l'objet de son culte lui est supérieur, alors,
à proprement parler, il est impossible de voir dans le
pur totémisme une religion, puisque l'homme regarde
son totem comme son égal et son ami, pas du tout
comme son supérieur, encore moins comme un dieu...
C'est donc bien une erreur de parler du totémisme
comme d'une religion. Comme je suis tombé dans
cette erreur, quand j'ai écrit la première fois sur ce su-
jet, et comme je crains que mon exemple ait pu en-
traîner d'autres que moi dans la même faute, le devoir
m'incombe de confesser ma méprise et de préserver
mes lecteurs de la reproduire. » Tolemism and Exo-
gamy, t. îv, p. 5-76, 81.
Le P. Pinard de La Boullaye fait à ce sujet la re-
marque suivante : « Il est donc inexact de dire que
si ce savant refuse au totémisme tout caractère reli-
gieux... c'est parce que, suivant lui, il n'y a religion
que là où il y a personnalités mythiques. (Formes
élémentaires..., p. 289, note 3.) M. Frazer appuie son
assertion sur le rapport d'égalité plus ou moins rigou-
reux qui existe entre l'homme et son totem, fait expres-
sément reconnu par Durkheim lui-même (Formes...,
p. 197). » Étude comparée..., t. i, p. 406, n. 2.
Quant au recours de Durkheim au totémisme, voici
comment M. Loisy le jugeait en 1913 : « La religion,
étant un phénomène universel dans l'humanité, n'a
sans doute pas son origine dans une organisation qui
n'a été constatée sûrement que chez les peuples de
race noire et de race rouge, et qui n'a pas laissé de
traces certaines, incontestables chez les peuples de
race blanche et de race jaune. L'universalité du toté-
misme n'est qu'une hypothèse, et c'est donc sur cette
hypothèse, assez fragile en soi, que M. Durkheim, bien
qu'il n'en veuille pas convenir, assied son système, qui
par là même devient conjectural. Mais une objection
plus grave se tire de ce que le totémisme n'est pas une
religion, n'est pas un culte; c'est une forme d'organi-
sation et de vie sociales dans laquelle peuvent entrer,
dans laquelle entrent certains éléments religieux. En
lui-même le totémisme n'est pas plus une religion que
les autres formes plus avancées de la vie sociale, qui
comportent aussi des éléments religieux plus dévelop-
pés. Il peut y avoir une religion embryonnaire dans
les sociétés totémistes, mais le totémisme lui-même
n'est pas une religion. Toute proportion gardée, le
totémisme australien, par exemple, n'est pas plus une
religion, à proprement parler, que la vieille monarchie
égyptienne n'était la religion de l'Egypte, ou que la
république n'est la religion du peuple français, quoique
la religion égyptienne ait été un élément essentiel de
l'État égyptien, et que même l'idéal républicain ren-
ferme certains principes de caractère mystique- — sinon
sacré ■ — qui permettent de le rattacher en quelque
manière à la religion. » Revue d'hisl. et de tilt. Tel., 1913,
p. 50-51.
8. La théorie préanimiste du mana sert à Durkheim
à établir le pont entre le totémisme cl son assertion
de l'origine exclusivement sociale de la religion. Nous
renvoyons ici à la critique que nous en avons faile à
propos du prémagisme.
9. La dérivation que l'ail noire auteur de la notion
de Dieu, notion qui sciait secondaire, tombe par suite
du caractère primitif de l'idée de Dieu que nous dé-
montrerons plus loin.
10. Étant données les critiques précédentes, le sens
que Durkheim donne aux rites ausl i aluns ne peut être
maintenu. Notons simplement ici qu'en somme les
Australiens ne rendent pas de culte aux animaux ou
végétaux totems, mais aux emblèmes qui les repré-
sentent (par exemple, les churingas des Aruntas). Et
c'est un fait « très significatif », parce que, « si les
churingas portent le signe totémique, ils incarnent
pour ainsi dire, non des totems, mais les âmes des
Aruntas, ce qui donne, de ce chef, pour base à leur
religion, non le totémisme, comme tel, mais une forme
particulière d'animisme et de culte ancestral ». Loisy,
toc. cit., p. 51. Ajoutons que la théorie du sacrifice-
communion que le fondateur de l'école sociologique a
empruntée à W. R. Smith (Lectures on the religion oj
Sémites, Londres, 1889) tombe devant ces simples
observations du P. \V. Schmidt : « Celui-ci (W.-R.
Smith) avait dans l'esprit un sacrement, c'est-à-dire
un rite religieux. La victime, de plus, doit être divine
et n'être immolée qu'en vue du repas mystique. Or il
n'y a rien de tout cela chez les Aranda (on dit Aranda
ou Arunta). Au lieu d'un sacrement nous avons une
cérémonie magique. Nul culte du totem, qui n'est pas
considéré comme un dieu. Il est l'objet d'un traitement
magique aux fins d'assurer la multiplication des
moyens de subsistance et c'est dans cet esprit qu'on le
mange. » Origine de la religion, p. 146-147, avec ren-
voi à J.-G. Frazer, Tolemism and Exogamy, t. îv,
p. 231. Pour bien situer ces observations il faut noter
que Durkheim maintient énergiquement la distinction
de la magie et de la religion. (Formes..., p. 58 sq.)
11. Enfin les assurances que nous donne Durkheim
sur le bien fondé et la pérennité de la religion peuvent
laisser sceptique : « On a eu tort de nous instruire,
tous les stratagèmes seront désormais inutiles; le
charme est rompu et, s'il est vrai que le Dieu que nous
adorons n'est autre que la société, c'en est fini des
rites et du culte, des croyances et des dogmes, de la
discipline et de l'amour. » Le paradoxe de cette atti-
tude, dit M. Dominique Parodi, « semble être en der-
nière analyse de contester le retentissement de la pen-
sée sur les actions de l'individu, pour nos sociologues,
la découverte d'une illusion ne la détruit pas, il ne
semble pas que pour eux les idées soient des forces ».
Cahiers de la Nouvelle journée, 1er juin 1920, p. 156.
Si l'autosuggestion résultant de méditations pro-
longées a pu donner à l'auteur des Formes élémentaires
de la vie religieuse, une foi si robuste et si naïve, il faut
peut-être l'en féliciter et l'envier, mais on peut être sûr
qu'il trouvera peu d'imitateurs, et les citoyens de nos
cités modernes seront plus exigeants, lorsqu'on leur
demandera de discipliner leur égoïsme et leur sensua-
lité pour le meilleur service de la société. Après tout,
comme le remarque encore M. Dominique Parodi, « si
les affirmations morales, religieuses ou logiques ne
valent qu'en tant qu'elles contraignent socialement
notre adhésion, sans que nous puissions ni les justifier,
ni au fond les comprendre en elles-mêmes; si elles ne
valent qu'en tant que faits, pourquoi le fait individuel
à son tour, passion ou fantaisie personnelle, expression
d'un tempérament, n'aurait-il pas les mêmes titres à
se faire obéir? 11 suffirait pour cela qu'il devînt le plus
fort en nous; du point de vue que ce positivisme a
adopté, en effet, la raison de l'individu est désarmée
devant les forces qu'elle subit, aussi bien lorsqu'elles
surgissent de ses instincts individuels que lorsqu'elles
émanent du milieu social ». Ibid., p. 159.
« Quoi qu'on veuille dire, ce n'est pas, ce n'a jamais
été et ce ne sera jamais sous son aspect social, en temps
de paix, que le devoir réussit à se faire accepter. On
meurt pour la patrie, on ne vit pas pour elle, ou plutôt
on ne vit pour elle qu'en y voyant l'incarnation ac-
tuelle cl combien imparfaite d'un idéal qui la dépasse
et que l'on sert. ■ P. Bureau, Introduction à la méthode
sociologique, Paris, 1923, p. 271 et 272.
2221
RELIGION. LE MATÉRIALISME HISTORIQUE
2222
Mais il est juste de reconnaître que Durkheim a eu
le mérite de présenter la religion comme le fait social
le plus important, d'avoir dissipé le rêve d'une reli-
gion tout intérieure d'un Auguste Sabatier, mis en
relief la nécessité d'une tradition religieuse donnant à
l'individu sa foi et son culte, placé à côté de l'expé-
rience religieuse les institutions qui forment le corps
indispensable de la religion et enfin affirmé, bien que
pour des raisons insuffisantes, la pérennité du fait
religieux.
V. LE MATÉRIALISME HISTORIQUE. — 1° Exposé. —
Il faut que nous en parlions, bien que cette doctrine
n'ait ni valeur, ni crédit scientifiques, parce que dans
les milieux primaires c'est la Science, avec un grand S,
et que certains intellectuels bolchévistes militent
encore pour cette vieillerie. (Voir A la lumière du
Marxisme, Paris, 1936, par un groupe d'agrégés et de
professeurs de l'enseignement supérieur, avec une
introduction de H. Wallon, professeur à la Sorbonne:
voir surtout Jean Baly, Le matérialisme historique,
p. 285-308.)
« Le terme a été créé par Engels pour désigner la doc-
trine de Karl Marx d'après laquelle les phénomènes
économiques sont la base et la cause déterminante de
toutes les réalités historiques et sociales. « La structure
« économique de la société est la base réelle sur laquelle
« s'élève l'édifice juridique et politique, et à laquelle
« correspondent des formes déterminées de conscience
« sociale... Le mode de production de la vie matérielle
« conditionne l'ensemble de tous les processus de la
« vie sociale, politique et spirituelle. » Karl Marx, Zur
Kritik (1er politischen Œkonomie, préface, 1859. (Voca-
bulaire technique et critique de la philosophie, A. Lalande,
4° édition, Paris, 1932, au mot Matérialisme, p. 442.)
On discute la question de savoir si, pour des fins de
propagande, Karl Marx n'aurait pas outré sa doctrine
— ■ ce qui serait peu flatteur pour sa probité intellec-
tuelle — ■ surtout en niant toute action en retour des
formes de superstructure (droit, philosophie, religion)
sur les réalités économiques, alors qu'en réalité, il
croyait à une interaction de ces formes et de l'écono-
mie. La question a été longuement débattue à la So-
ciété française de philosophie entre G. Sorel et F. Rauh,
qui soutenaient la dualité de la pensée de Marx, contre
Halévy qui estimait que celui-ci n'aurait pas eu de
doctrine ésotérique et aurait toujours aflirmé la dépen-
dance entière et sans choc en retour des idéologies de
superstructure relativement à l'économique. Bulletin
de la Société française de philosophie, mai 1902. En fait
c'est la seconde thèse qu'on exploite de nos jours et
qui seule nous intéresse.
D'après Marx, depuis l'origine de l'humanité jusqu'à
nos jours, la religion n'a été que le «voile » jeté sur la
misère des exploités par les exploiteurs, souvent avec
la connivence des exploités eux-mêmes cherchant une
illusoire consolation. Le christianisme semble, à pre-
mière vue, n'être inspiré que par les pures idées de
grâce divine et de charité humaine. En réalité, il n'est
que le retlet des conditions économiques des sociétés
antiques et des sentiments que de telles conditions
avaient imposés à la plèbe opprimée. Une obscure cons-
cience de masse pénétra dans les multitudes réduites
en esclavage, et ces multitudes glorifièrent leur humi-
lité impuissante par leur foi dans un empereur des
pauvres qui les émanciperait dans une autre vie. La
preuve en est que le spiritualisme chrétien qui aurait
exalté la dignité de la personne humaine n'a jamais
libéré les hommes d'une servitude réelle.
2° Critique. — Un philosophe laïcisant, B. Jacob,
dans une conférence aux futures maîtresses des écoles
normales, à Sèvres, faisait remarquer, en 1907, que sans
doute « nos manières de vivre, nos besoins, nos inté-
rêts déterminent en partie nos sentiments et nos idées;
mais que nos idées et nos sentiments déterminent par-
tiellement nos manières de vivre et nos intérêts mê-
mes ». Quant à la religion il disait : « Si les phénomènes
économiques n'expliquent pas entièrement l'histoire
politique des peuples, à plus forte raison ne peuvent-ils
fournir une explication complète de leur histoire reli-
gieuse. Les religions, surtout les plus récentes et les plus
hautes, ont leurs sources principales, non dans les mo-
difications de l'industrie, mais dans l'exaltation de cer-
taines facultés spirituelles chez un ensemble d'hommes.
Aucun changement du régime de la production en
Judée n'a fait jaillir de l'âme des prophètes hébreux les
belles paroles qui glorifient aux dépens des rites et des
pratiques de la Loi [ou plutôt d'une religion qui s'y
bornerait] la droiture de l'âme et la pureté du cœur.
Aucun procédé de fabrication ou d'échange n'a suscité
la prédication de Jésus de Nazareth aux bords des lacs
de Galilée, et nous pourrions savoir tout ce qui se pas-
sait dans une boutique juive du temps de Tibère sans
posséder le secret du sermon sur la montagne. » B. Ja-
cob, Devoirs, Paris. 1907, p. 362 et 367.
Quant au fait que le christianisme aurait d abord
été exclusivement la religion des esclaves et des prolé-
taires, il est controuvé. « Les documents qui nous sont
parvenus nous montrent la foi chrétienne accueillie,
dès le début, par les ordres les plus divers de la société.
Qu'elle semble s'introduire de préférence par les ports
et les villes de commerce, cela ne doit pas surprendre,
les éléments qu'on trouve là étant les plus mobiles dans
tous les sens du mot. Bien d'étonnant non plus, si l'on
remarque parmi les convertis un grand nombre de pau-
vres gens et d'esclaves, étant tout naturel que la solli-
citude si nouvelle du christianisme à leur égard ait été
mieux accueillie par eux et mieux remarquée. Mais le
l'ait est que l'Évangile a été progressivement revu par
toutes les classes et tous les milieux sans distinction.
On ne saurait donc le considérer comme une suite du
déséquilibre social.
« Parmi les convertis de l'apôtre saint Paul se trouvent
à la lois l'esclave Onésime et le maître de cel esclave,
Philémon, avec qui Paul le réconcilie, puis un très
haut personnage Sergius Paulus, un membre de l'Acro-
page d'Athènes, une marchande de pourpre précieuse,
un médecin cultivé, saint Luc, les négociants juifs
Aquilas et Priscille, des Juifs et des Grecs, des Ro-
mains et des provinciaux. Avant la fin du 1er siècle, la
persécution de Domitien frappe principalement parmi
les personnages les plus illustres de Rome, Acilius Gla-
brion et la famille de Flavius Clemens, tous deux séna-
teurs et consulaires, dont les tombes des catacombes
de Domitille prouvent encore de nos jours leur conver-
sion au christianisme. Quelques années après, Pline
écrivait à l'empereur Trajan, des rives de la Mer noire,
qu'il avait trouvé des chrétiens dans toutes les classes
sociales. Tertullien soulignait le même fait dans toute
l'étendue de l'empire un siècle plus tard. » Essai d'une
Somme catholique contre les Sans-Dieu, Paris, 1936,
p. 320-321, chapitre rédigé par Pierre Deffrennes.
Les théories des marxistes sur l'alliance de i'Église et
des forces d'exploitation sont aussi arbitraires que
leur système sur l'origine du christianisme. « Ils met-
tent sur son compte (de la religion) les actions malfai-
santes des exploiteurs capitalistes, tout aussi pétris de
matérialisme qu'eux-mêmes et ferment les yeux sur
les prescriptions de l'Église, ses commandements, sa
doctrine, son histoire remplie de saints, de savants,
d'artistes, de chefs qui ont mené les foules et se sont
sacrifiés pour elles. Sans doute, la religion est la conso-
lation des hommes dans les misères de la vie, mais elle
est aussi la puissance spirituelle de l'histoire mondiale
qui sur son programme a mis en tête l'organisation de
la société selon la justice, la fraternité et l'amour uni-
versel. Tout comme le bolchévisme, la religion se pro-
2223 RELIGION. CARACTÈRE PRIMITIF DE L'IDÉE DE DIEU 2224
pose de transformer les hommes, mais ce changement
doit être une amélioration, une montée et se produire
non pas par un domptage, mais par une renaissance
spirituelle, faute de quoi toute culture est condamnée
à mort. » Ibid, p. 495-496, de Pierre de Bruin et Ivan
Kolagrivof.
.Mais il faut reconnaître que certains types de religion
tombent sous la critique de Marx. Se référant à la
fameuse distinction de la religion statique et de la
religion dynamique établie par M. Bergson (voir plus
loin, col. 2264 sq., l'analyse de son livre : Les deux
sources de la morale cl de la religion) le 1'. de Mont-
cheuil écrit justement : « Faisons seulement remarquer
que toutes les fois qu'une religion cède au « concordisme
« social », c'est-à-dire en vient à présenter les formes
actuelles de l'économie comme réalisant le plan provi-
dentiel sur la société, elle donne prétexte au reproche de
Marx. Nul doute que, pour une large part, les religions
statiques n'aient été sous la dépendance de la vie éco-
nomique, en même temps qu'elles étaient sous la dépen-
dance de la vie sociale. S'il s'agit au contraire de la
religion dynamique, (elle) est irréductible aux mobiles
qui, d'après Marx, dirigent la vie économique. Puisque
le. christianisme en elTet impose un progrès constant
dans la charité qui doit se traduire jusque dans l'orga-
nisation économique et sociale, loin de refléter celle-ci,
il en est un principe de transformation perpétuelle.
Jamais ne sera réalisé un ordre assez parfait pour qu'il
puisse s'en contenter. Son idéal sera toujours en
avance sur la réalité. » Formes, vie cl pensée, Lyon,
1932. Série de conférences par divers auteurs, p. 401-
402.
VI. CARACTÈRE PRIMITIF DE L'IDÉE DE DIEU. —
C'est une étude d'ethnologie et non pas de philosophie
que nous entreprenons ici, bien que nous soyons
convaincus qu'au point de vue philosophique ce carac-
tère primitif puisse être démontré. Il s'agit de savoir
si les peuplades les plus primitives que nous connais-
sons ont ou n'ont pas quelque idée de Dieu, abstrac-
tion faite de la façon grossière, matérielle ou anthro-
pomorphique dont elles peuvent l'exprimer ou la
concevoir, et que leur peu de culture leur impose.
1° Mouvement ethnologique d'ensemble en ce sens. —
Au temps où florissait l'animisme et môme un peu
avant, des historiens des religions ou des ethnologues
protestèrent, en dehors du catholicisme, contre l'idée
d'une période « athée » de l'évolution humaine; ou du
moins sans protester contre celte opinion, parce que
de leur temps elle n'avait pas encore été émise, affir-
mèrent l'existence d'un monothéisme primitif, au
moins vague et flottant. Tel fut le cas d'O. Plleiderer,
dans Die Geschichte der Religion. Leipzig, 1869, de
Stende, de Von Orelli, de Max Millier. On a vu, col.
2189, comment Lant!, auparavant disciple de l'ylor, fut
contraint de reconnaître chez les primitifs des croyan-
ces assez élevées. Citons ici, pour préciser sa pensée, quel-
ques passages de son livre : The Making o/ Religion
(1898, 2'' éd.. 1900, ge, i<m<>) : i Dés que l'homme eut
l'idée que les choses avaient été faites, l'idée d'un
« faiseur » devait nécessairement se présenter à son
esprit, puisqu'aussi bien ce n'était pas lui qui les avait
faites et qu'il en était incapable. Ce « faiseur », il le te-
nait pour un homme au-dessus de la nature la magni-
fiée non-nalural man ). l 'ne lois celle idée acquise d'un
homme au dessus de lu nature celle de sa puissance
s'imposait . l >e plus l'imaginai ion devait naturellement
revêtir d'attributs moraux celui qui avait fait tant de
Choses ut i les, des al tributs, par exemple, de paternité,
de bonté, de contrôle sur la moralité de ses enfants.
Quant a celte moralité elle-même, il était dans la na-
ture des choses (pic le développement de la vie en so-
ciété en provoquât la détermination. Ces considéra-
tions n'ont rien de mystique, ni quoi que ce soit qui
dépasse la capacité d'un être qui perte le nom d'homme
et qui y a droit. » Op. cil., p. 10. Si l'humanité a par la
suite eu des conceptions religieuses plus basses, une
telle décadence n'est pas inexplicable : « Comment
l'humanité entière a-t-elle pu abandonner une religion
de si réelle pureté? C'est ce que je voudrais essayer
d'expliquer. J'attribue cette dégénérescence à tout ce
que l'animisme, une fois développé, offrait de sédui-
sant pour la mauvaise nature de l'homme, pour le
vieil Adam ». Un Créateur doté d'attributs moraux,
qui n'a nul besoin de dons, sur lequel ni le plaisir, ni la
souffrance n'ont de prise, ce n'est pas un compagnon
sur le secours duquel puisse compter celui qui utilise la
magie pour satisfaire ses passions amoureuse ou vindi-
cative. Il n'y a pas à attendre de lui qu'il favorise celui-
ci plutôt que celui-là, cette tribu de préférence à cette
autre, gagné par quelque sacrifice, ou contraint par
quelque rite magique. De pareils sacrifices, il ne les
accepte pas et sa toute-puissance se rit de la magie. Les
esprits et les dieux auxquels ils donnent origine, tout
au contraire, sont pour l'homme de plus traitables
compagnons. Ils ont besoin, eux, d'offrandes alimen-
taires et de sang et ils redoutent la contrainte magi-
que. Quoi que ce soit qu'il ait dans le cœur, l'homme
est sûr d'avance de pouvoir recourir à ces esprits, à
ces dieux, à ces fétiches, vraiment commodes et prati-
ques, qu'il a d'ailleurs à portée de la main, dans son
bissac et son sachet à remèdes. Il était fatal qu'il aban-
donnât pour eux son idée d'un Créateur et que, dans la
suite, sans doute, il se représentât le Créateur comme
un de ces dieux-esprits avec lesquels on pouvait s'en-
tendre, le plus grand, et qu'il en usât avec lui comme
avec eux. C'est ce qui est arrivé... Entre temps, il avait
réalisé des progrès sur le terrain delà civilisation maté-
rielle et avait développé son savoir-faire et sa techni-
que. Professions et classes sociales apparurent, qui
voulurent avoir chacune leur dieu... A ce stade de la
civilisation, le sort de l'État et l'intérêt d'un clergé
riche et puissant se trouvèrent liés au maintien de ce
vieux système animiste, relativement amoral. Ainsi
en fut-il au Pérou, en Grèce et à Rome. Ce souci popu-
laire et politique du sort de l'État, cette préoccupa-
tion assez naturelle de son propre intérêt chez le clergé,
ne devaient céder que devant le monothéisme moral du
christianisme et de l'Islam. Nulle autre force n'était
capable d'en triompher. Et dans le christianisme, mises
à part la vie et la mort de Notre-Seigneur, c'était le
monothéisme moral de la religion de Jéhovah qui était
l'élément central et le plus actif. » Ibid., p. 257 sq.
On fit d'une façon assez générale la conspiration du
silence autour des idées de Lang, qui cependant, plus
ou moins atténuées, et même parfois dénaturées, firent
quelques progrès au début du xxe siècle. Von Schrccder,
en 1905-1906, en étudiant les croyances premières des
Aryens, hésite entre trois sources de la religion : culte
de la nature, culte des âmes, croyance en un Etre su-
prême, bon et créateur. Vers la même époque, Paul
Ehrenreich, A.-G. Krœber, R.-I5. Dixon démontrèrent
l'existence de la même croyance en un Etre suprême e nez
les tribus les plus anciennes des Indiens d'Amérique.
Dès 1897, Mgr Le Roy avait constaté le même tait
en ce qui concerne les Pygmées, surtout ceux d'Afri-
que, Les Pygmées, 2' édit., 'fours, 1929. Un peu plus
lard .lames II. Leuba, A psgchological study of religion,
New-York, 1912, et K. (Esterreich, Einfuhrung in
die Religionspaychologie, Berlin, 1917, affirment avec
preuves à l'appui la présence ancienne des dieux suprê-
mes chez les primitifs. K. Th. Preuss. dans des travaux
parus de 191 1 à 1926, constate le même fait tout en
attribuant à tort à la période primitive une absence de
culte envers l'Être suprême (néanmoins reconnu) qui
ne se réalise que plus tard. J.-R, Swanlon, en 192 1. pro-
clame que l'idée d'une divinité supérieure ou suprême
2225
RELIGION. MÉTHODE ETHNOGRAPHIQUE, PRINCIPES 2226
« s'est étonnamment répandue » dans les cultes primi-
tifs. La même année, P. Radin disait : « Voilà vingt-
cinq ans que Lang a publié son livre et sa pénétrante
intuition se trouve confirmée. C'étaient les ethnologues
qui se trompaient (en soutenant l'animisme). Des faits
précis, assemblés par d'authentiques spécialistes, sont
venus remplacer ses exemples souvent trop vagues.
Personne, aujourd'hui, ne conteste plus sérieusement
que beaucoup de peuples primitifs croient en un Créa-
teur suprême. » Lowie dans sa Primitive Religion,
New- York, 1924, tout en estimant insuffisamment dé-
montrées les conclusions du P. Schmidt (voir plus
loin) estime que, du point de vue logique, il n'y a pas
d'objection à élever contre elles. Fr. Heiler dans son
livre sur la prière (Das Gebet, Munich, 1922, traduit en
•français en 1931) conclut comme il suit sur la ques-
tion : « Une perspective d'histoire et de philosophie
religieuse s'ouvre devant nous très différente de celle
que dessinent les théories courantes sur la genèse de
l'idée de Uieu. L'homme primitif n'adresse pas sa
prière à une multitude d'esprits, mais au Dieu unique.
Père de tous, Maître du ciel et de la terre... La prière
est donc la grande création d'un monothéisme primi-
tif. » Trad. fr., p. 140-141. Nieuvenhuis en 1920 sou-
tient que l'idée d'Être suprême est née de l'impression
produite sur l'esprit du primitif par le monde considéré
comme un tout, l'idée des autres divinités ne lui étant
venue que plus tard, au spectacle des divers domaines
particuliers de la nature. Enfin Pettazoni à la suite
d'une longue enquête, conduite d'ailleurs sans beau-
coup de méthode, conclut à l'existence d'une croyance
très répandue à un Dieu du ciel qu'il attribue unique-
ment à un processus de personnification, et sans pré-
ciser la date de cette croyance dans les différents cas.
Formation et développement du monothéisme dans l'his-
toire des religions, t. i, Rome, 1922. (1. Foucart estime
que cette notion du dieu du ciel remonte à la plus
ancienne période du sentiment religieux. Art. Sky unit
Sky-God dans V Encyclopœdia oj Religion and Ethics de
Hastings, t. xr, 1920. (Nous empruntons tout l'exposé
précédent, depuis A. Lang, à W. Schmidt, Origine et
évolution de la religion, trad. française, Paris, 1931,
p. 219-276. On y trouvera toutes les références.)
2° La grande enquête du P. Schmidt. — ■ 1. Exposé.
Mais le vrai continuateur de Lang, continuateur qui a
d'ailleurs donné aux idées de Lang une précision et à
sa documentation une ampleur qu'elles n'avaient pas,
c'est le P. W. Schmidt, religieux autrichien de la So-
ciété du Verbe divin.
Le P. Schmidt a lance en 1906, Anthropos, revue inter-
nationale de linguistique et d'ethnologie. Peu après il créa
une Bibliothèque Anthropos, collection de monographies
ethnologiques. Il fonda, avec le P. Bouvier, S. J., mort pour
la France, les Semaines internationales d'Ethnologie religieuse,
dont la première fut tenue à Louvain en 1911 sous le patro-
nage du cardinal Mercier. Professeur a l'Université de Vienne,
il contribua pour une large part à la création d'un Institut
d'ethnologie toujours florissant et à l'Institut missionnaire
de Saint-Gabriel, à Mndling, près de Vienne, prit une part
prépondérante à l'organisation de l'Exposition vaticane des
Missions en 1925 et devint en 1926 le direct mr du Musée
missionnaire ethnologique du Latran et comme tel a fait
subventionner par le Saint-Siège des missions d'études
ethnologiques chez les peuplades primitives. Ses occupations
l'ont o'iligé de passer la direction d'AnOiropos en 1923 au
P. Koppers.
Depuis trente ans il ne cesse de publier des mémoires dans
Anthropos et des ouvrages importants. Kn 1906, il donnait
un Aperçu des méthodes de l'ethnologie moderne (en allemand
à Vienne, en français à Paris). Il a étudié les peuples Mon-
khmer (1906) et les langues australiennes (1919, Prix Vol-
ney de l'Académie des Inscriptions et Balles-Lettres). Il a
précisé la place des Pygmées dans l'évolution de l'humanité
(1910). Il a donné deux grandes études d'ensemble d'ethno-
logie et de linguistique : Vôlker und Knlturen, 1914-1924,
en collaboration avec le P. W. Koppers, eU)ie Sprachfamilien
und Sprachenkreise der Erde avec atlas, Iteidelberg, 1926.
Dans l'ordre de l'ethnologie religieuse on lui doit un ou-
vrage sur lu Révélation primitive (Munich, 1913; trad. fr.
par le P. Lemonnyer, PU 1), une critique des vues de
Otto sur le numinosum : Voies de l'humanité pour la connais-
sance de Dieu, Munich, 192:5, un Handbuch der vcrgltichenden
Religionsgesehichte (1930), traduit en 1931 par le P. Lemon-
nyer sous le titre d'Origine et évolution de la religion, (qui
correspond au sous-titre de l'ouvrage, traduit également en
anglais, en italien et en espagnol). Mais son ouvre capitale
est l'Origine de l'idée de Dieu. Ce fut d'abord une série d'arti-
cles parus dans Anthropos de 1908 à 1910, puis un tirage à
part, en français en 1910. S'ius cette première forme l'Ori-
gine constituait une introduction historique et critique au
prob'.ème. Ce premier ouvrage fut revu et amélioré dans
une édition allemande parue à Mtinster-en-W., 1912. Enfin,
de 1926 à 1935, une seconde édition allemande considérable-
ment développée a fourni la documentation la plus abon-
dante qui existe sur le sujet avec les conclusions longuement
motivées du P. Schmidt, Der Ursprung der Gottesidce, Muns-
ter, 1926-19:!."), 6 vol.
a) Pi incipes de la méthode. — Le principal mérite de
l'œuvre scientifique du P. Schmidt est le souci de mé-
thode rigoureuse qu'on y trouve, souci qui donne a ses
conclusions sur le caractère primitif de l'idée de Dieu
une précision et aussi une force convaincante que
n'avaient pas les recherches poursuivies à cet égard
avant lui et que même elles n'ont pas toujours eues
depuis ce salutaire exemple. (Ce qui ne veut pas dite
que tout dans les affirmations du grand ethnologue
viennois ait le caractère d'une certitude absolue et
définitive : il est le premier à le proclamer.)
Or il se trouve — et le fait est caractéristique — que
dès le début de sa carrière scientifique, le P. W. Schmidt
a donné des éclaircissements sur sa méthode, tout
d'abord dans une série d'articles parus dans Anthropos
dès sa première année, puis édités à part à Salzbourg
et à Vienne (1906, en français), et ensuite dans une
conférence donnée à l'assemblée générale de la Leo-
Gesellschaft à Vienne, le 7 novembre 1910, et intitulée
Voies nouvelles en science comparée des religions et en
sociologie comparée (une traduction, revue par l'auteur,
a paru dans la Revue des sciences phil. et théol., t.v,
1911, p. 46-74, et tirage à part).
Comment faire la préhistoire religieuse de l 'huma-
nité, puisque le propre même de la préhistoire c'est
de ne pas se référer à des documents écrits? telle est la
question que se pose l'auteur de la conférence, lin recou-
rant — et ce pour suppléer à l'absence de témoignages
directs de l'ordre spirituel et pour combler les lacunes
résultant du caractère sporadique des restes d'outils
préhistoriques en ce qui concerne la civilisation maté-
rielle — à l'observation des peuples dits primitifs qui
vivent encore aujourd'hui. « Semblables aux hommes
primitifs par leur ignorance de l'écriture, ils leur res-
semblent aussi sur tous les autres points de leur évolu-
tion. De même que la terre nous conserve les restes des
peuples préhistorique^, ainsi des isolements précoces
et, à l'intérieur, le poids de leur stagnation, ont main-
tenu jusqu'à nos jours les peuples primitifs dans un
état foncièrement identique à celui des hommes des
millénaires passés. » Tirage à part, p. 4. Mais ici il est
nécessaire de distinguer entre la civilisation extérieure
matérielle et la civilisation spirituelle. « Kn ce qui con-
cerne la première, il faut, je crois, affirmer énergique-
ment que l'on doit en toute confiance déclarer fausse
et, par suite, laisser de côté l'opinion suivant laquelle
la grande masse des peuples primitifs serait déchue
d'un état antérieur très élevé de civilisation même
matérielle : l'opinion, autrement dit, qui soutient en
son intégrité la théorie de la dégénérescence. Les cas
de semblables dégénérescences sont relativement
rares et plutôt de minime importance. » lbid., p. 7.
Il en serait de même dans l'ordre spirituel d'après
les tenants de l'évolutionnisme linéaire rigide qui s'ins-
2227 RELIGION. MÉTHODE ETHNOGRAPHIQUE, PRINCIPES 2228
pire du postulat suivant : « plus un usage, une organi-
sation sociale, une idée religieuse ou une pratique
cultuelle sont inférieurs, étranges, monstrueux, plus ils
ont chance d'appartenir au premier début de l'évolu-
tion humaine. Partant d'un état d'infériorité extrême,
l'humanité se serait développée lentement, irrésisti-
blement en tous les domaines de son activité vers une
perfection toujours croissante. » Ibid., p. 10. A ce pos-
tulat s'ajouta la théorie de V Elementargcdanke d'Adol-
phe Bastian (célèbre ethnologue allemand, 1820-1905),
d'après laquelle « la nature de l'âme humaine possède
en toutes les races et sous toutes les latitudes les mêmes
dispositions et les mêmes capacités essentielles. Et
donc semblables aussi en nombre et en espèce doivent
être les besoins économiques, sociaux et religieux, sem-
blables encore en nombre et en espèce les moyens de
répondre à ces besoins : inventions des différents outils,
formation des institutions sociales, détermination des
obligations morales, développement des croyances
religieuses et des formes cultuelles ». Ibid., p. 11. Il en
résulta que, « si par suite de lacunes trop considérables
ou d'une trop grande obscurité des documents, l'éta-
blissement du cycle évolutif de tel peuple menaçait
d'échouer, le remède était tout trouvé 1 L'on n'avait
qu'à se mettre en quête chez tous les peuples de la
terre, sans avoir à se préoccuper d'établir leur relation
directe avec le peuple en question, de pièces complé-
mentaires et explicatives, qu'on insérait aux places
correspondantes ». Ibid., p. 11.
C'est là tabler non sur des faits, mais sur des possibi-
lités. Or ces possibilités, déjà multiples dans l'ordre
matériel où tel outil peut évoluer dans des sens diffé-
rents, le sont encore beaucoup plus dans l'ordre psycho-
logique, étant donnés « l'inépuisable pouvoir interne
d'association » d'idées dont l'homme est capable et
l'imprévisible intervention des personnalités géniales.
D'ailleurs ce sont moins ces considérations générales
que des monographies rigoureuses qui ont démontré la
fausseté de la thèse d'une évolution de même type de
l'humanité tout entière dans l'ordre spirituel. C'est la
linguistique en particulier qui a démoli ces séries évo-
lutives où l'on partait de soi-disant primitifs, tels que
les Polynésiens ou les Aranda d'Ausl ralie, qui en réalité
représentent des produits secondaires ou tertiaires du
grand brassage humain.
Puis vint la théorie des migrations, basée sur le fait
de similitudes très étroites dans l'ordre de la civilisa-
tion matérielle (par exemple la forme des arcs africains
étudiée en 1887 par Ratzel), qui, existant entre tribus
très éloignées les unes des autres, ne peuvent pas
s'expliquer par une cause psychologique identique
mais par une origine commune. Des centres communs
de culture auraient ainsi existé d'où certains types
particularisés se seraient diffusés sur de vastes aires.
Puis, à partir de 1898, Léo Fabrenius, disciple de
Ratzel, démontra les migrations d'ensembles très
complexes de formes particulières d'outils, d'armes,
d'habitations liés — en fait et sans nécessité logique
— avec des institutions sociales, des thèmes mytholo-
giques et des formes religieuses aussi fermement et
étroitement déterminés. Ainsi naquit la notion de
cycle culturel.
A un principe juste Fabrenius avait mêlé beaucoup
d'hypothèses aventureuses. Fritz Grœbner et Bern-
hard Ankermann reprirent la question avec plus de
méthode à partir (le 190 1, étant l'un cl l'autres assis-
tants au Muséum fur Vôlkerkunde de Berlin qui ren-
ferme de si riches collections ethnologiques. 1'. Grœb-
ner passa ensuite comme assistant au Stadtischer
Muséum fur Vôlkerkunde de Cologne, dont le directeur
W. I •'<>>' était dans les mêmes idées, et fonda avec lui
une collection de monographies s'inspiraut de la mé-
thode cyclO-CUlturelle. C'est cette méthode que le
P. Schmidt a adoptée dans l'ensemble, en dépit de
divergences de détail avec Grœbner.
Voici textuellement l'exposé général qu'il en donne
dans sa conférence de 1910... « La nécessité d'une évo-
lution essentiellement ascendante n'est nullement
présupposée. L'unique présupposition qui soit faite
tacitement, c'est que la race humaine a une origine
unique et que, de cet unique point de départ, sont sorties
les toutes premières ébauches de la civilisation.
« Le procédé qui consiste à admettre des rapports
sans autre fondement que de pures possibilités, à rai-
son simplement de la similitude constatée entre deux
outils, entre deux usages, entre deux conceptions est
formellement réprouvé. Il est requis, pour chaque cas,
de faire la preuve que l'un procède de l'autre, d'établir
leur parenté en retraçant l'évolution historique de cha-
cun d'eux. La contiguïté matérielle de l'habitat des
deux éléments en cause ou la preuve directe des migra-
tions de l'un au moins de ces éléments offrent à ce
point de vue une importance toute particulière.
« Moins encore que les possibilités internes, les juge-
ments de valeur peuvent servir de base à la construc-
tion de séries évolutives où les formes regardées comme
les plus imparfaites seraient toujours placées au com-
mencement et où, conséquemment, les autres formes
s'ordonneraient de manière à constituer cette série
évolutive régulièrement ascendante qui est à la mode.
Mais, sans s'inquiéter de savoir à quoi l'on aboutira,
les formes doivent être rangées dans l'ordre même qui
ressort d'études purement objectives et ensuite, au
terme des recherches, on en doit donner une interpré-
tation d'ensemble, quel que soit le résultat en face
duquel on se trouve, série évolutive ascendante, ou
descendante ou mixte.
« D'après cette nouvelle méthode, il est défendu de
soulever à tout propos des questions d'origine. On
s'abstiendra en particulier de chercher, sans autre for-
malité, à déterminer l'origine d'un outil, d'une institu-
tion sociale, d'une forme juridique ou religieuse dans
la région ou dans les conditions où on les trouve au-
jourd'hui. Mais il importe de relever d'abord l'expan-
sion de l'élément dont il s'agit, s'il est nécessaire, sur
toute la surface du globe, de déterminer ensuite, par des
recherches spéciales, lesquelles parmi ces formes diver-
ses sont apparentées, de préciser en les comparant, la-
quelle de ces formes apparentées représente le type le
plus ancien. Seule cette dernière forme détermine la
région qui doit être considérée comme le lieu d'origine,
et celui-ci est reconnaissable à ce signe que de là par-
tent toutes les lignes de diffusion. Les caractères pro-
pres de ce lieu, des hommes qui l'habitaient alors, tout
cela fournit enfui l'explication de l'origine de cet élé-
ment. Quant aux endroits où l'élément en question
s'est propagé, on ne peut que leur demander d'expli-
quer les diverses modifications que le type primitif a
pu subir. » Ibid., p. 17-18.
Dès 1910, la méthode avait donné des résultats qui
permettaient de déduire les principes secondaires de la
théorie.
Dans tous les cas, il ne s'agit pas d'éléments parti-
culiers évoluant séparément, mais d'ensembles em-
brassant dans une unité organique tous les besoins
essentiels, matériels et spirituels, de la nature humaine,
(lui se transportent par migration ou par influence,
sauf inventions particulièrement réussies, exceptions
qui confirment la règle. Il en résulte que l'intelligence
des éléments particuliers ne peut être obtenue en les
isolant de l'ensemble e1 que les questions d'origine se
poseront pour le cycle et non pour ses composants.
La connexion des éléments des cycles culturels est
un résultat de l'histoire et non pas une nécessité de
logique ou de psychologie. Quand donc on les trouve
dans les mêmes rapports — au moins dans une large
2229 RELIGION. MÉTHODE ETHNOGRAPHIQUE, RÉSULTATS 2230
mesure — en plusieurs régions, c'est qu'il y a eu entre
ces régions, même éloignées les unes des autres, des
relations d'ordre génétique, historique et que ce qui les
sépare actuellement, ce sont des régions où des cycles
plus récents se sont établis en disjoignant des cycles
plus anciens, et que leur indépendance présente n'est
qu'une apparence.
Ces résultats fournissent un précieux instrument de
travail, car « la présence de quelques éléments, même
peu nombreux, d'un cycle culturel ayant été constatée
quelque part, l'on peut immédiatement conclure à la
présence, passée ou actuelle, à l'influence plus ou
moins forte en ce lieu, du cycle entier ». Ibid., p. 21.
Ce sont particulièrement les éléments matériels de la
culture qui serviront à la dépister, parce que les explo-
rateurs les découvrent plus rapidement que les élé-
ments spirituels, que les formes en sont plus aisément
discernables que celles de ces derniers et que, pour ces
deux premières raisons, la science les a réunis en plus
grand nombre que les autres, surtout dans les musées
d'ethnologie. Ils jouent le même rôle dans la détermi-
nation des cycles culturels que les fossiles en géologie.
D'ailleurs certains indices de la civilisation spiri-
tuelle sont assez facilement découverts. « Il s'agit des
motifs « astraux », spécialement des motifs solaires et
lunaires, sur lesquels travaille avec prédilection la
mythologie particulière de chaque cycle culturel. Ces
motifs étant faciles à décrire et se présentant sous des
formes bien caractérisées qui donnent la possibilité de
les discerner même en des fragments mythiques très
mutilés, il en résulte qu'eux aussi peuvent être utilisés
comme signes révélateurs primaires d'un cycle cultu-
rel. On pourrait les désigner sous le nom de Leilmotive
mythologiques. » Ibid., p. 22. Pour la recherche de ces
Leilmotive, comme dans les divers domaines de la civi-
lisation spirituelle, «la science ethnologique donne aux
missionnaires le rôle principal. Pour le remplir, nul n'a
comme eux les deux conditions principales : un long
séjour sur place, une connaissance approfondie de la
langue des indigènes. Ces deux conditions sont parti-
culièrement utiles aux missionnaires pour l'étude des
mythes; les recueils de mythes n'ont de valeur, en
effet, au point de vue scientilique, qu'autant qu'ils
sont reproduits dans leur langue originale, présentés
ensuite dans une traduction exacte et accompagnés
d'amples commentaires sur la langue et sur le fond.
Or, pour cela, personne ne peut sérieusement rivaliser
avec les missionnaires.
«Conformément à ces données, j'ai déjà pressé les
missionnaires collaborateurs de ï'Anthropos de recueil-
lir les mythes de la façon qui vient d'être dite et je
leur ai fourni, pour les aider dans ce travail, des indica-
tions précises. Cet appel a déjà produit d'appréciables
résultats... Notre intention est de recueillir, pour cha-
que peuple primitif, son livre sacré, sa Bible, si je puis
dire, le livre dans lequel il exprime le plus fidèlement
ses pensées et ses sentiments, et où il raconte des sou-
venirs dont les plus anciens remontent souvent à des
milliers d'années. » Ibid., p. 30 et 31.
b) Résultats généraux de ces divers types de civilisa-
lion. — En usant de la méthode ainsi décrite le
P. Schmidt a établi quatre types de civilisation primi-
tive : 1. La civilisation exogame-monogame, ou cen-
trale, des Pygmées d'Afrique ou du sud de l'Asie, aux-
quels il faut peut-être joindre ceux de la Nouvelle-
Guinée et des Nouvelles-Hébrides. 2. la civilisation
exogame à totémisme sexuel, ou méridionale, des
tribus du sud-est de l'Australie et, dans une certaine
mesure, des tribus de la Terre de Feu et des Bochimans
de l'Afrique du Sud. 3. la civilisation exogame à droits
égaux, ou arctique, d'un certain nombre de tribus du
nord et du nord-est de l'Asie, des Esquimaux primi-
tifs de l'Amérique du Nord, civilisation en rapports
DICT. DE THÉOL. CATHOL.
avec celle des Californiens du Nord et des Algonquins
primitifs. 4. la civilisation du boumerang de tribus
australiennes plus évoluées que celles du Sud-Est et de
tribus du Haut-Nil et du sud de l'Afrique.
Ce sont là les types les plus rudimentaires de civili-
sation actuellement connus : 1. ce sont des civilisations
de refoulés, habitant des extrémités de continents ou
des régions d'accès difficile et de séjour peu tentant,
où ne se trouvent pas de traces d'un peuplement an-
térieur; 2. on n'y vit, à très peu d'exceptions près, que
de la cueillette; 3. l'habitation, l'habillement et l'arme-
ment sont des plus simples: la famille individuelle y
joue le rôle principal, caractère qui, en soi, pourrait
être secondaire, s'il n'était pas aussi constant et uni-
forme et s'il n'y avait une absence de traces, significa-
tive, d'un état antérieur plus complexe; 1. on y ignore
la grande chasse, la culture du sol, l'élevage, la pote-
rie, le tissage qui se trouvent même dans les cultures
primaires.
c) Résultats relatifs à l'idée divine. — Or, dans ces
milieux, on trouve l'idée d'un Etre suprême d'une na-
ture assez élevée. La preuve surabondante de ce fait
est fournie par les volumes n à vi de la seconde édition
de VOrigine de l'idée de Dieu. (Le premier, paru en
1926, est purement historico-critique comme d'ail-
leurs la lre édition de 1912, que cet ouvrage de 1926
développe notablement.)
a. — • Le second volume de Y L'rsprung est consacré
aux peuples primitifs de l'Amérique : Der Ursprung
des Gottesidee. II. Teil. Die Religionen der Urvôlker.
n. Band. Die Religionen der Urvôlker Amerikas, Muns-
ter, 1929, in-8° de xliv-1065 p. — Dans l'Amérique
du Nord, en Californie centrale, le long de la côte
ouest en remontant vers le Nord et dans la partie
orientale du continent en remontant jusqu'au Labra-
dor, on trouve des tribus qui en sont encore au stade
de la cueillette, bien que certains de leurs éléments, en
contact avec des populations de culture dilférente et
particulièrement totémiste, en aient subi plus ou moins
l'influence. Dans l'ordre religieux ces trois groupes
présentent entre eux de telles ressemblances que leur
liaison historique ancienne s'impose. On notera que
ce sont les tribus les moins avancées de chaque groupe
qui ont entre elles le plus d'affinités, par exemple les
tribus californiennes du Nord-Centre et les tribus al-
gonquines de l'Est. Toutes ces populations croient à
un Être suprême. Au-dessous de celui-ci, il y a le Mes-
sager et l'Ancêtre, qui ont dû ne faire qu'un à l'origine
et le Mauvais. L'Ancêtre a été créé par l'Être suprême
pour être son agent et son prêtre. Le Mauvais, adver-
saire de l'Être suprême, inspirateur de tout mal, pro-
ducteur de la mort a une origine obscure, mais reste
subordonné à l'Être suprême. L'Être suprême est bon
et auteur de tout bien, il récompense les observateurs
de ses lois et punit leurs contempteurs dès ici-bas, il y
a un paradis, le sort final des méchants restant diver-
sement conçu. Dans un petit nombre de tribus on lui
donne une femme. La notion de création est très en
relief et cette création est représentée dans les céré-
monies tribales. Le culte privé de l'Être suprême est
en régression au profit de personnalités secondaires,
mais de vraies prières sont des traces très nettes de
relations directes avec lui. Le sacrifice n'apparaît que
sous la forme d'offrandes de prémices chez les Senape
et les Algonquins de l'Ouest. Les cérémonies tribales
d'une haute importance religieuse s'adressent à l'Être
suprême. Les ethnologues américains ont abandonné
l'hypothèse d'un emprunt de ces conceptions religieuses
élevées aux missionnaires.
A des milliers de kilomètres de là, les PP. Gusinde
et Koppers en trois expéditions (1919, 1920, 1921) ont
découvert une religion chez des tribus que Darwin,
puis le missionnaire protestant Bridges, avaient crues
T. — XIII.
71.
2231
RELIGION. METHODE ETHNOGRAPHIQUE, RÉSULTATS 2232
sans religion, en pénétrant dans leur intimité. Ces tri-
bus ont des conceptions qui ne peuvent être qu'histo-
riquement apparentées à celles des primitifs de l'Amé-
rique du Xord. Elles ne vivent que de la chasse et de
la pêche. Elles sont d'ailleurs pénétrées de quelques
éléments de cultures postérieures à la leur.
b. — C'est en Asie et en Australie que nous trans-
porte le 3e volume de l'Origine... Die Religionen der
Urvôlker Asien und Australien. Munster. 1931, xlviii-
1.135 p. L'auteur y étudie : 1. les Pygmées asiatiques :
Andamanais, Semang et Pygmoïdes, Sakaï de la
presqu'île de Malacca, Négritos des Philippines; 2. les
Arctiques : Samoyèdes, Toungouses du Xord, Koria-
ques, Aïnu, Esquimaux; 3, les primitifs australiens :
Kurnai, Kulin. Yuin-Kuri et YVirachyuri-Kamilaroi.
« Puluga, le Dieu des Andamanésiens est élernel, tout-
puissant, sachant tout, même le secret des cœurs,
législateur qui punit ou récompense, en ce monde ou
en l'autre, les actes moraux de l'homme; il est le créa-
teur du premier homme et de toutes choses. Les indigè-
nes croient en lui, le respectent,, lai rendent grâce.»
Mais ils ne lui donnent pas le nom de Père. Op. cit.,
p. 144 sq.
Le P. Schebesta a vécu deux ans parmi les Sakaï et
les Semang de la péninsule de Malacca et rendu compte
de ses observations en 1926 et 1927. Un indigène lui
disait au sujet de Ta-Pedu, le Grand Père Dieu : « Tu
vois cette montagne là-haut. Elle est bien loin d'ici,
les autres montagnes aussi. Pedu est entouré de toutes
les cimes, toutes sont proches de lui, comme les caba-
nes de notre village, Ta-Pedu les traverse de part en
part et voit tout. » P. 161. Ces tribus connaissent la
prière, le sacrifice du sang et celui des prémices. P. 160
et 219. « Ta-Pedu est bon, disent parfois les Djihai. il
s'occupe de nous, c'est lui qui nous donne notre nour-
riture. » P. 251. Si, dans une partie de la péninsule, il y
a deux dieux, c'est que les Sakaï ont pénétré comme un
coin dans le territoire Semang et les deux peuples ont
associé leurs dieux. Si en certains endroits il y a une
femme de l'Etre suprême c'est qu'une civilisation
matriarcale a contaminé un milieu plus primitif.
En 1923, S. S. Pie XI envoya le P. Vanoverbergh
chez les Négritos des Philippines dont les idées reli-
gieuses étaient encore inconnues. Le P. Vanoverbergh
avait été quinze ans missionnaire à Lucon, il connais-
sait bien les langues du pays et a pu entrer dans l'in-
timité de ces primitifs. Ceux-ci s'adressent ainsi à
Bayagan : « O notre Père, dont le vrai nom est inconnu
de qui te prie, au-dessus de qui il n'y a rien, à qui on
parle seul... aie pitié de moi, arrête la pluie, car nous
sommes bien pauvres et n'avons pas d'abri. » P. 312 sq.
Ils prient sans cesse « mais du fond de leur cœur, sans
formules, avec les mots de leur choix ». Ibid.
Les Aïnos de Yéso (grande île Xord du Japon), de
Sakhaline, des Riu-Kiu appellent Dieu Tantu le Sou-
tien, le Tuteur ou mieux encore Schinda, le Berceau,
parce que, ont-ils dit à Batchelor : « Comme un enfant
dans le sein d'un berceau est nourri, se repose à l'abri
du danger, ainsi les hommes sont élevés et nourris
dans le sein de Dieu : il est leur créateur, leur sou-
tien, celui qui maintient l'univers, qui conserve et
nourrit toute l'humanité. » 1". 4 12 sq. Dieu est aussi
Turau, l'inspirateur de la prière. Quand les Aïnos
n'ont plus de cerfs pour se nourrir ils le prient ainsi :
« O Dieu, qui habites au plus haut des cieuxl () Tout-
Puissant ! O Dieu notre aïeul I Nous sommes dans la
famine. Nous t'en prions, envoie-nous quelques cerfs.
Il n'y en a plus un seul dans le pays des Aïnos, et les
hommes vont mourir, tous les habitants du pays ont
beaucoup prié, et tu n'as pus répondu. () I )ieu, entends-
nous et envoie nous du gibier, < I'. 158, Les Aïnos sont
des " arctiques ». Leurs congénères ont les mêmes
croyances. Les Samoyèdes dont la religion est origi-
nale puisqu'ils n'avaient jamais vu de missionnaire
avant la venue des explorateurs, croient à Num qui
habite l'air, d'où il envoie le tonnerre et la pluie. Num
voit tout ce qui se passe sur la terre, il est le rémunéra-
teur du bien et du mal. Il est bon, puissant, créateur.
On ne peut pas le représenter car il n'a pas de
forme. Mais les Samoyèdes en parlent comme du ciel
lointain et admettent des esprits auxquels Num a
confié les diverses régions de son domaine.
Chez les Australiens vraiment primitifs — les fa-
meux Aranda appartiennent à la sixième et dernière
culture du pays — la foi à l'Être suprême est très
nette. Dès son premier ouvrage sur l'Origine de l'idée
de Dieu, paru en 1910, le P. Schmidt avait longuement
utilisé les observations faites par Howitt chez les
Kuniaï (État de Victoria, à la pointe sud-est du conti-
nent, jusqu'à la mer). Ce n'est qu'après un séjour de
vingt ans parmi ces indigènes que ce voyageur put
assister à une cérémonie d'initiation de jeunes gens et
qu'on nomma devant lui Mungan Xgana. Au cours de
cette cérémonie on révèle .aux initiés, comme un secret
a garder jalousement, l'histoire suivante : « Autrefois
il y avait un Grand Être, appelé Mungan Ngana, qui
vivait sur la Terre et enseignait aux Kurnaï d'alors à
faire leurs outils, fdets, armes, bateaux, bref, à prati-
quer tous les métiers. Mungan Xgana eut un fils appelé
Tundun, qui se maria, et qui fut le père de l'ancêtre
des Kurnaï. » Ce Mungan, « Notre Père », est le gardien,
le juge, le vengeur de l'ordre social, et tout dépend de
lui. S'il a un fils on ne lui connaît pas de femme.
c. — Le quatrième volume de l'Origine de l'idée de
Dieu traite des religions des peuples primitifs de l'Afri-
que : Die Religionen der Urvôlker Afrikas, 1933, xxxn-
821 p. Ici le P. Schmidt utilise, en plus de ses précédents
travaux sur les Pygmées, les enquêtes plus récentes du
P. Trilles sur les Pygmées du Gabon, du P. Schuma-
cher sur les Pygmoïdes Butwa, du Dr Lebzelter sur les
Boshimans et du P. Schebesta sur les Pygmées Ituri
et les Pygmoïdes Bacwa. 11 étudie : 1. l'ensemble des
Pygmées et Pygmoïdes de l'Afrique centrale; 2. des
peuples plus évolués: les Boshimans, les Hottentots et
les énigmatiques Bergdama; 3. les rapports des reli-
gions des Pygmées africains avec celles des Pygmées
asiatiques.
L'année même où le P. Schmidt publiait le t. iv de
son Ursprung, le P. Schebesta éditait à Leipzig Die
Dambuli, die Zwerge vom Congo (Les Bambuti, les nains
du Congo), un vol. de 270 p. avec 89 photographies.
Le P. Schmidt avait d'ailleurs pu utiliser les notes du
P. Schebesta. Le P. Schebesta est un témoin particu-
lièrement autorisé : élève du P. Schmidt.il a reçu une
sérieuse formation scientifique en ethnologie, il a der-
rière lui l'expérience d'une première exploration dans
la péninsule de Malacca, il a séjourné parmi les Bam-
buti de janvier 1929 à septembre 1930, partageant leur
misère et gagnant leur confiance. De plus il s'agit là
d'une population peu susceptible d'avoir subi des in-
fluences extérieures, car leurs huttes sont « cachées au
plus profond de la forêt de ITturi » [c'est l'impénétra-
ble forêt équatorialc dont les nôtres ne peuvent pas
nous donner une idée, elle est située au nord-ouest des
grands lacs d'Afrique, entre le Congo et son affluent
nord le Vêlé, il y a d'autres Bambuti dans les hautes
vallées du Kassaï et d'autres affluents sud du Congo,
voir la carte, p. 598 du 4e vol. de V Ursprung, 1935].
Déplus «les Pygmées n'évitent pas seulement les lieux
où habile le blanc, mais le sentier même où il circule.
S'il en surprend un groupe, il peut être sûr que, rapi-
des comme l'éclair, ils vont s'enfoncer dans la brousse ».
P. 12. Leur culture est la culture primitive de la cueil-
lette, parmi eux les Bahango ne savent pas allumer le
feu, celui-ci éteint, ils vont le demander aux Nègres.
1'. 73 sq. Ceux-ci les croient athées et souriaient de la
223:
RELIGION. MÉTHODE ETHNOGRAPHIQUE, RÉSULTATS 2234
naïveté du P. Schebesta qui en cloutait. « De fait, écrit
ce dernier, d'après toutes les apparences, dans la vie
quotidienne, les Bambuti semblent vraiment athées :
d'abord on croit qu'il n'existe chez eux ni cérémonies,
ni prières. Elles existent pourtant. » P. 144 sq.
Ils ont un dieu Mungu qui châtie les mauvais et
appelle auprès de lui les bons. P. 147 sq. Terrible, il
provoque cependant dans la prière des sentiments de
confiance et d'affection. Avant la chasse on lui dit :
« Père, donne-nous du gibier », après on détache un
morceau du cœur de la bête prise pour Mungu :
«Mungu, voilà pour toi. » Les Bambuti Bokango pos-
sèdent cependant des tubes où ils enferment des mor-
ceaux d'objets ayant appartenu à un étranger ou à un
ennemi, ces tubes donnent pouvoir sur les pensées et
les intentions de l'étranger ou de l'ennemi. Néanmoins
la magie est beaucoup moins puissante chez eux que
chez les Nègres.
Chez les Eté, l'idée de Dieu est un peu plus dévelop-
pée, du moins chez les vieillards. A deux d'entre eux le
P. Schebesta avait demandé : « Qui a fait ce qui nous
entoure'? » Et ils s'étaient tus. Mais, insistant, il ajoute :
« Pourquoi offre-t-on les premiers fruits à Tore (nom
de l'Être suprême chez les Efé). Alors l'un répond :
« Tout appartient à Tore, Tore a tout fait. Tore a fait
les arbres. Il a fait Pucopuco (l'ancêtre des Pygmées).
Tore voit tout. Tore nous voit. Il entend ce que nous
disons. Il voit quand quelqu'un fait mal, et punit les
coupables, les magiciens, car Tore a fait aussi les ma-
giciens. » Et le vieil Efé parla ensuite du pouvoir de
Tore sur la foudre, la mort, les âmes, etc. P. 221.
Cet exemple des Bambuti donne une idée de l'en-
semble de la religion chez les Pygmées d'Afrique. Nous
n'insisterons donc pas sur les autres groupes. Néan-
moins il ne faudrait pas croire toutes les conceptions
de tous les groupes de Pygmées africains entièrement
comparables à celles des Bambuti de l'Ituri. Le R. P.
Tastevin, des Pères du Saint-Esprit, a étudié dans une
exploration, d'ailleurs rapide, les Gyéli, négrilles du
Cameroun, et interrogé quelques-uns de ces négrilles
au service d'un colon allemand. lia constaté chez eux,
à côté de la croyance à l'Etre suprême, un culte des
ancêtres assez développé, surtout sous la forme de la
consultation de leurs crânes, par un féticheur,au mo-
ment de la chasse ou en cas de maladie. Un autre
groupe de ces Gyéli a été signalé par le P. Kruinmena-
cher, S. S., dans les Annales des Pères du Saint-Esprit,
n. d'avril 1934; ces négrilles croient en un Dieu qui les
a créés mais ne le prieraient jamais et ne lui offriraient
jamais de sacrifices. D'après d'autres missionnaires,
les Bi-bo-Yak du Cameroun oriental donnent à Dieu le
nom de Seigneur mais pratiquent largement la magie.
G. Tastevin, Xoles d'ethnologie religieuse dans Revue des
seiences philos, et théol., mai 1935, p. 284-295.
d. — Dans le t. v de VUrsprung, le P. Schmidt a
réuni les données d'un certain nombre de publications
parues depuis ses volumes sur l'Amérique et l'Asie. Ces
données précisent la nature des religions primitives
des peuples de la Californie centrale et surtout leurs
conceptions sur la création, elles projettent des lumiè-
res nouvelles sur la croyance en l'Être suprême et son
culte chez les Selish et les Algonkins, sur les idées et
pratiques religieuses des Pygmées Semang de Malacca,
des négritos des Philippines, des Samoyèdes et des
Enyahlayi. Mais en fin de compte rien d-'essentiel ne
se trouve modifié dans les résultats des enquêtes anté-
rieures. Nachtràge :u den Religionen der Urvolker Ame-
rikas, Asien und Australien, 1934,in-8°de xxxvm-921 p.
e. — Le tome vi de l'Origine de l'idée de Dieu est une
œuvre puissante de synthèse qu'il était bien permis de
composer après les patientes recherches et les accu-
mulations de témoignages des cinq volumes précé-
dents : Endsijnthese der Religionen Urvolker, Amerikas,
Asiens, Australiens, Afrikas, Munster, 1935, xxxm-
(iOO p. La majeure partie de l'ouvrage est consacrée
aux rapports historiques entre les divers groupes de
religions primitives, rapports établis d'après les règles
de méthode indiquées plus haut, surtout celle qui inter-
dit d'attribuer à la nature humaine prise en général
des ressemblances portant sur un ensemble très parti-
culier de traits qui ne s'appellent pas nécessairement
l'un l'autre. L'auteur reconnaît d'ailleurs qu'il y a des
ressemblances qui ne s'expliquent pas par des raisons
historiques mais par des convergences psychologiques
ou même quelques rencontres fortuites. (Par ex.,
p. ICI sq., sur certains rapports des religions primitives
de la Terre de Feu avec celles de l'Amérique du Nord
et des régions arctiques.) Le P. Schmidt étudie d'abord
la parenté des tribus du groupe Nord-Américain entre
elles, puis de leur ensemble avec le groupe arctique.
Il rapproche ensuite ces deux ensembles du groupe
de la Terre de Feu, puis les caractéristiques géné-
rales du cycle plus large ainsi constitué. Suit une com-
paraison des religions des Pygmées avec celles des pri-
mitifs des deux Amériques, aboutissant à des rapports
historiques, basés d'ailleurs sur des ressemblances plus
générales que celles constatées auparavant. Enfin les
religions des Urvolker d'Australie sont comparée^ a
toutes celles qui sont décrites dans les quatre premières
sections du volume. De cet élargissement méthodique-
ment réalisé des parentés des religions primitives
résulte une forte impression de leur unité de nature,
au moins pour l'essentiel. Celte unité ressort encore
plus de la vie section du volume qui est une synthèse
générale des religions des peuples primitifs. Cette sec-
tion ne fait d'ailleurs que tirer les conclusions des rap-
prochements précédemment établis.
La première constatation du P. Schmidt, c'est que,
■ dans les cultures primitives, les éléments du natu-
risme, de l'animisme, du manisme et du magisme ou
bien manquent entièrement, ou bien ne se sont dévelop-
pés que faiblement ou bien n'ont aucune signification
d'ordre religieux, de telle sorte qu'on ne peut d'aucune
façon émettre l'opinion que l'un ou l'autre de ces élé-
ments ait été l'élément capital ou constitutif des reli-
gions des cultures primitives ». P. 378. Il en résulte
d'ailleurs dans ces religions une liberté et une énergie
spirituelle des âmes, une simplicité, une limpidité, une
clarté que l'humanité mettra longtemps à retrouver
(p. 387, Die l'reiheit und YoUkra/t der Seelen in der
àltestcn Urkultur). En second lieu on constate parmi
ces primitifs la croyance en un Être suprême, unique,
appelé Père, au moins très souvent, qu'on ne repré-
sente pas par une image, et qui maintenant demeure
au ciel, comme un lieu de ce qui est le plus élevé et
lumineux, après avoir demeuré jadis parmi les hom-
mes. (Les primitifs de la Terre de Feu n'ont pas cette
dernière croyance, p. 395.) Cet Être suprême, on ne lui
connaît pas de commencement, sauf quand très excep-
tionnellement, et sans doute par une aberrance posté-
rieure à l'état primitif, on l'identifie avec l'ancêtre
tribal. Il est omniprésent, omniscient, tout bon (All-giï-
liijkcit, p. 403) et tout puissant. La foi en la création
est un « des éléments les plus généraux et les plus
essentiels des plus anciennes religions ». P. 406. Mora-
lement bon, l'Être suprême est en relations étroites
avec l'ordre moral, du moins chez la plupart des popu-
lations primitives. Il est, à la fois, le législateur et le
rétributeur de la vie morale dans cette vie et dans
l'autre, de telle sorte « que ses rapports avec la mora-
lité que nous rencontrons dans la plus ancienne reli-
gion commune de l'humanité sont si étroits, si com-
préhensifs et si forts, qu'on peut à peine concevoir que
leur principe puisse être porté à un plus haut degré, et
qu'il ne reste de place que pour des compléments et
des renforcements d'ordre individuel ». P. 416-417.
2235 RELIGION. MÉTHODE ETHNOGRAPHIQUE, RÉSULTATS 2236
Un tel dieu, surtout par l'union en lui de qualités et
de fonctions diverses, ne pouvait qu'exercer une im-
pression profonde sur l'esprit et le cœur des plus an-
ciens hommes, d'autant plus que le naturisme, l'ani-
misme et le manistne n'avaient pas encore exercé leurs
ravages. Tout en lui déroutait les constatations de
l'expérience commune : seul, sans compagnons, femme
ni enfants avant la création, toujours un et semblable
à lui-même dans son éternité à côté de l'homme qui
naît, vit et meurt et dont il tient les destinées en sa
main et d'un monde qui est tout entier son œuvre. Les
primitifs le croyaient agissant partout et cependant
dépourvu de nos sens et, dans leur foi naïve, ils le revê-
taient de lumière et de feu, éléments les plus immaté-
riels, ou le plaçaient au ciel qu'ils concevaient comme
immobile au-dessus des agitations de cette terre et
infini par rapport à elle. P. 418-419. Il était en même
temps tout-puissant et tout bon. Autre prodige 1 On
objecte que les primitifs avaient une psychologie trop
rudimentaire pour éprouver l'impression que le
P. Schmidt leur prête : mais la mentalité des primitifs
actuels n'a rien de froid et de figé, quant aux vrais pri-
mitifs des premiers âges ils avaient sur nous le privi-
lège d'âmes fraîches, naïves, spontanées : ce n'étaient
pas des blasés. (P. 421-423 : La psychologie religieuse
des plus anciens hommes). Or, par son action sur leur
esprit et leur cœur, la religion des primitifs à l'égard
du Grand dieu satisfaisait à tous leurs besoins. « Le
besoin de s'expliquer l'existence des choses se trouve
satisfait par la croyance en un Être suprême, conçu
comme créateur du monde et de l'homme. De même
les besoins sociaux trouvent leur justification dans la
notion d'un Être suprême, fondateur de la famille et,
par suite, de relations réciproques de mari à femme,
de parents à enfants, de frères et généralement de tous
les individus apparentés entre eux. Satisfaction est
pareillement donnée aux besoins moraux par l'attribu-
tion à cet Être suprême, dont la moralité personnelle
est sans tache, des qualités de législateur, juge et rému-
nérateur du bien et du mal. Les tendances affectives à
la confiance, à l'amour et à la gratitude, elles aussi,
rencontrent un objet digne d'elles en cet Être suprême,
qui est un Père, de qui l'homme ne reçoit que du bien
et de qui lui viennent tous les biens. Enfin, le besoin
d'un protecteur auquel l'homme puisse s'en remettre
avec sécurité pour toute assistance opportune trouve
de quoi se satisfaire en cet Être suprême que sa puis-
sance et sa grandeur élèvent au-dessus de tous les
autres.
L'Être suprême assure ainsi à l'humanité primitive
la capacité pratique de vivre et d'aimer, la confiance
de travailler, le ferme espoir de s'assujettir le monde
et de ne pas en être écrasé, la généreuse ambition
d'atteindre des buts situés au delà même et au-dessus
du monde. Seule, cette notion de Dieu explique la cou-
rageuse marche en avant de la primitive humanité, qui,
dès l'origine s'est mise à l'œuvre, a accepté sa tâche, a
cru au progrès, a pris conscience de sa solidarité. Nous
nous trouvons donc en présence, chez toute une série
de peuples de culture primitive, d'une religion véri-
table, pourvue de tous ses éléments essentiels et dotée
d'un elïectif pouvoir d'action. » P. Schmidt, Origine
et évolution de ht religion, p. 347-348; p. 27 1 sq. de
l'édition allemande, passage reproduit à peu près tel
quel dans le t. VI de l' Ursprung,p. 123- 121. L'influence
exercée par la pensée et le sentiment de l'Être suprême
ne se traduisit pas simplement par l'étonnement, la
stupeur ou l'admiration, mais de façon plus active et
plus positive par la pratique morale et le culte. L'ob-
servation de la morale fut un acte de culte, sis pres-
criptions furent les prescriptions même de Dieu, cl
elle tira ainsi la force dont elle avait besoin, contre les
tendances naturelles (le la nature humaine à l'anar-
chie, de son rattachement à Celui que l'on considérait
comme le seigneur, le maître, le propriétaire de
l'homme, comme le rémunérateur en ce monde et en
l'autre de ses bonnes et de ses mauvaises actions. Ainsi
se forma une moralité religieuse, c'est-à-dire l'habi-
tude de traiter Dieu avec respect, honneur, et même
parfois une véritable profondeur de sentiments, tandis
que des peuples plus avancés le négligent comme l'Être
bon dont on n'a rien à craindre.
La famille étant rattachée à Dieu et fondée par lui,
est d'un type assez élevé, où la monogamie est la loi
générale et la femme traitée comme une compagne.
C'est la religion aussi qui a établi des règles de moralité
sexuelle. Elle a réglementé la guerre et établi les pre-
miers droits de propriété. D'une façon générale on
peut dire que, si les primitifs ne sont pas des anges et
connaissent des passions violentes, ils ont le sens de la
morale et l'habitude du repentir; on enseigne les pres-
criptions de cette morale (exemples empruntés aux
Pygmées, aux Arctiques, aux Peaux-Rouges, aux Aus-
traliens, p. 438), et on Croit que toute faute contre
elles est une injure faite à Dieu.
La première manifestation du culte envers l'Être
suprême est la prière. Il n'y a d'exception complète —
du moins jusqu'à ce jour — ■ à la pratique de la prière
que chez les Andamans. Les Koryaks ne connaissent
— du moins, semble-t-il — que la prière qui accom-
pagne le sacrifice et ce n'est que la prière de demande
qui paraît absente de chez les Holokwulup (Terre de
Feu). D'ailleurs les primitifs prient de diverses ma-
nières, par paroles arrêtées en formules, mais aussi
librement et sans texte consacré, par gestes ou par
simple concentration intérieure, on a des exemples de
chacune de ces sortes de prières, on conçoit sans peine
que, pour la deuxième catégorie et plus encore pour la
troisième et la quatrième, les observateurs aient pu en
bien des cas ne pas s'en rendre compte.
Le sacrifice manque chez les tribus du sud-est de
l'Australie et chez les Fuégiens les plus arriérés,
Yamana et Holokwulup, et chez les peuplades de
l'ouest de la Californie; il est rare dans le centre-nord
de cette péninsule. P. 448. Partout ailleurs il existe et
principalement sous la forme du sacrifice de prémices,
oblation des premiers fruits de la chasse et de la cueil-
lette ou d'une minime partie des aliments avant le
repas. Il signifie que les moyens de subsistance de
l'homme appartiennent à l'Être suprême qui les donne
à l'homme à certaines conditions : dépendance dans
l'appropriation et usage avec ordre, sans gaspillage et
en vraie révérence. P. 443-447. Là où le sacrifice est
absent, où la prière est rare, se trouvent des cérémonies
d'une grande importance, presque toujours de nature
collective. Chez les Fuégiens, les indigènes du sud-
est de l'Australie et les Andamans, on initie la jeu-
nesse aux devoirs de la famille et aux traditions tri-
bales; dans la plupart des cas, en particulier chez les
Australiens, des invocations à l'Être suprême accom-
pagnées de gestes appropriés se mêlent à l'initiation.
Chez les Californiens du Centre-Ouest et chez les Algon-
quins de l'Est et de l'Ouest, on reproduit pendant
quatre, huit, neuf, douze jours, presque tous les ans, la
création du monde pour appeler sur le monde entier la
laveur du Créateur. On trouve d'autres cérémonies
chez les Arctiques, les négritos des Philippines, les
Semang de Malacca, les Boschimans. Il est donc faux
(pie les primitifs aient peu de relations avec l'Être
suprême (Sôdcrblom et autres ). Sous une forme ou sous
une autre le culte se révèle chez eux comme la clef de
voûte d'une religion complète et vivante (P. 465, Der
Kult als Schlussstein einer vollen uiul lehendigen Reli-
gion).
A la lin de son ouvrage (le 1930 sur l'Origine et
l'évolution de lu religion, le P. Schmidt écrivait : « Mais
2237
RELIGION. MÉTHODE ETHNOGRAPHIQUE, CRITIQUE
2238
quelle peut être l'origine d'une pareille notion [le mo-
nothéisme de la religion primitive]? D'où viennent
les éléments qui l'intègrent? D'où vient surtout leur
étonnante synthèse? Ce sont là des questions auxquel-
les la méthode d'histoire culturelle s'attache avec pré-
dilection. Disons tout de suite que nous ne sommes
pas encore en état d'y répondre. » (Trad. française,
p. 349.) A cela l'ethnologue viennois donne deux rai-
sons : on n'a pas pu encore reconstituer la culture tout
à fait primitive d'où dérivent les diverses cultures pri-
mitives actuellement connues. De plus, les civilisations
primaires qui ont succédé aux civilisations primitives
— et même d'autres civilisations encore plus récentes
— ont pu conserver des éléments de la religion vrai-
ment première, absents de ces civilisations primitives.
Or notre connaissance de ces cultures en voie d'évolu-
tion est encore très imparfaite, en particulier celle des
pasteurs nomades, si proches, au point de vue reli-
gieux, des primitifs. En Tin les tribus restées au premier
stade du développement humain sont très éloignées
les unes des autres, par suite de faits de refoulement,
elles ont dû laisser des traces de leurs conceptions et de
leurs institutions parmi les populations plus avancées
qui les ont supplantées, mais l'étude de ces survi-
vances est à peine ébauchée, vu la difficulté du sujet.
Tout ce qu'on peut faire avec certitude c'est éliminer
un certain nombre d'hypothèses. La notion du grand
Dieu ne saurait venir « ni de la mythologie de la na-
ture, ni du fétichisme, ni du manisme, ni de l'ani-
misme, ni du totémisme, ni de la magie. Deux ordres
de raisons s'y opposent. De l'aveu même des partisans
de ces hypothèses diverses, l'on devrait concevoir la
genèse de la notion d'Être suprême sous la forme d'une
lente élaboration et placer son apparition au terme
d'une longue évolution. Or c'est, tout au contraire,
chez les peuples les plus anciens que nous la rencon-
trons. D'autre part chez ces peuples archaïques, les
éléments qui, par leur évolution, auraient dans l'hypo-
thèse, donné naissance à la notion d'Être suprême, ou
manquent tout à fait (totémisme, fétichisme, ani-
misme), ou sont fort peu développés (magie et manis-
me), tandis que les civilisations plus récentes nous les
offrent en plein épanouissement. Pour la notion d'Être
suprême, c'est précisément l'inverse. » Ibid.. p. 351.
En 1935 le P. Schmidt reconnaît que les difficultés
signalées en 1930 restent les mêmes, cependant il croit
pouvoir tenter un essai de réponse à la question de
l'origine delà religion primitive. Ursprung..., t. vi, p. 472.
Un premier témoignage se trouve dans les traditions
d'un grand nombre de religions primitives (mais non
pas de toutes). Chez les Pygmées, les tribus du centre
nord de la Californie, les Algonkins, les indigènes de
la Terre de Feu et ceux de l'Australie du Sud-Est, on
trouve cette conviction que soit l'Être suprême, quand
il vivait sur la terre, soit le Grand Ancêtre, ont révélé
aux hommes les vérités de la religion avec les princi-
pes de la vie morale et sociale. P. 472-480. 2. Une autre
source de renseignements est le contenu même des
religions les plus archaïques. La bonté et l'absolue pureté
morale de l'Être suprême qu'elles reconnaissent invi-
tent à voir en lui l'éducateur suprême de l'humanité.
Le nom de Père, qu'elles lui donnent souvent, indique
non pas qu'il est l'Ancêtre par excellence, car il a créé
les hommes et ne les a pas engendrés, mais qu'il est la
Bonté même et qu'il a des fonctions éducatives sem-
blables à celles du père de famille humain, bien que
supérieures. Quand le problème du mal se présente à
nos primitifs ils n'attribuent pas le mal à Dieu mais
aux fautes des hommes, et parfois y voient la raison
pour laquelle il ne vit plus parmi nous et ne nous ensei-
gne plus directement et aussi la raison pour laquelle
tout enseignement moral et religieux se rattache à
une tradition venant de l'origine. 3. Les idées de
cause et de fin ont certainement joué un rôle dans l'ori-
gine de la religion. L'homme primitif était capable de
les concevoir, au moins sous des formes concrètes, et on
en trouve l'expression dans les nombreux mythes de
création, où ses représentants actuels — du moins les
hommes qui lui ressemblent le plus — se complaisent.
Mais il y a trop de mal dans le monde pour que, livré à
ses seules forces naturelles, ce primitif ait pu conclure
sans hésitation à la création et à l'ordonnancement de
l'univers par un Être tout de bonté et de sainteté.
D'autre part en son langage enfantin lui-même, la
religion la plus archaïque comprend trop de concep-
tions élevées, elle a eu une action trop puissante sur les
mœurs et la société, elle entretient des sentiments si
profonds et si vifs, qu'il est difficile de n'y voir qu'une
création de l'homme. On est donc amené par plusieurs
voies à conclure que c'est Dieu qui, par une révélation
spéciale, est l'origine même de la plus ancienne reli-
gion : Gott als Ursprung der àltesten Religion. P. 491-
508.
2. Critique. — a) Observations préliminaires. —
Notons tout d'abord qu'un catholique peut garder
dans l'examen des idées du P. Schmidt la plus entière
liberté d'esprit, lin effet, si l'existence de la révélation
primitive est un point bien établi de la doctrine de
l'Église, sur la transmission de cette révélation dans
l'ensemble de l'humanité, nous n avons pas un ensei-
gnement aussi ferme. Il se peut très bien que les don-
nées religieuses confiées par Dieu au premier homme
aient été. au moins chez l'immense majorité de ses
descendants, dénaturées de très bonne heure, voile
même presque totalement obscurcies dans la croyance
commune.
Or, ce n'est pas à l'étal vraiment premier de la reli-
gion et de la révélation (pie prétend remonter le
P. Schmidt. De fait on ne voit pas comment, du point
de vue de la science ethnologique, il le pourrait. «Les
deux voies principales par où nous remontons vers nos
origines sont... l'ethnologie (aidée par le folklore» et
la préhistoire. Or, plus ces deux sciences progressent,
soit par leurs explorations et leurs découvertes, soit
par raffinement de leurs méthodes, plus aussi elles
nous communiquent le sentiment que notre plus loin-
tain passé demeure, en sa singularité, insaisissable.
Les plus vraiment « primitifs >• parmi les primitifs
dont l'ethnologie fait sa proie ne le sont qu'en un sens
relatif. « Nous savons incontestablement bon nombre
de choses sur la situation sociale des sauvages d'au-
jourd'hui et d'hier, mais nous ignorons tout de la so-
ciété humaine absolument primitive. » Frazer, The
seope of social anthropology, p. 163-164. Partout
nous trouvons des cultures déjà complexes, résultant
d'une évolution peut-être longue et probablement
aussi de nombreux mélanges.
Et quand bien même tel peuple serait encore le
témoin attardé de ce qui fut la culture absolument pre-
mière, il ne livrerait sans doute cette culture à nos
observations qu'en un état méconnaissable. Car des
éléments spirituels ne se conservent pas à la façon
dont se conservent des fossiles : que ce soit par l'effet
d'une certaine impuissance congénitale, ou à la suite
de circonstances malheureuses, géographiques ou au-
tres, un peuple qui ne progresse pas régresse: si l'en-
fance ne fait pas place à la maturité, elle se change en
infantilisme, ce qui est encore une forme de sénilité. Il
convient donc de se méfier de formules comme celles-
ci : " L'Afrique, boîte de conserve de l'humanité primi-
tive, » ou : « L'Australie, musée du passé humain. »
De toute façon, on doit le reconnaître avec le P. J.
Huby : « Ni les Pygmées, ni les Australiens du Sud-
Est, ni les Bantous ne sauraient nous renseigner exac-
tement sur la mentalité du premier homme. » Dans
Recherches de science religieuse, 1917, p. 352.
2239 RELIGION. MÉTHODE ETHNOGRAPHIQUE, CRITIQUE 2240
Quant à la préhistoire, si nombreux et si intéressants
que soient déjà les documents dont elle dispose, ilssont
bien loin de nous faire remonter jusqu'au tout premier
âge de l'humanité. S'il faut en croire Henri Breuil,
entre ce premier Age et l'apparition des races que nous
connaissons un peu, il a pu s'écouler des centaines de
millénaires. Leçon d'ouverture au Collège de France.
Revue des cours et conférences, 20 décembre 1929. Et
que savons-nous, par exemple, de l'humanité chel-
léenne, sinon qu'elle a existé puisqu'elle a taillé des
pierres? Quels renseignements peut bien nous fournir
la mâchoire d'Heidelberg sur la mentalité de l'homme
à qui clic appartint?
Quelles que soient les inductions et les hypothèses
qu'il est possible de faire, le problème des origines
absolues est donc ici insoluble." De la plus ancienne
couche humaine qu'il nous soit donné d'atteindre ou
de reconstituer par l'ethnologie, nous ne pourrons
jamais dire qu'elle équivaut à l'humanité primitive,
et, pareillement, les plus anciens témoignages préhis-
toriques où nous puissions saisir avec quelque certi-
tude les traces de l'activité psychique des anciens
hommes laisseront toujours derrière eux un immense
passé ténébreux. » H. de Lubac, dans Essai d'une
somme catholique contre les sans- Dieu, Paris, 193C,
p. 236-239. Cf. H. Pinard de La Boullaye, L'étude com-
parée des religions, t. il, p. 300-3(12.
Dans ces conditions les Primitifs tout relatifs que
nous connaissons et dont nous parle le P. Schmidt
pourraient avoir une religion beaucoup plus basse que
celle qu'il pense constater chez eux, sans que, du point
de vue dogmatique, on ait à s'en inquiéter le moins du
monde. Nous disons : pourraient, car nous croyons
certains résultats des enquêtes du P. Schmidt défini-
tivement acquis, nous le dirons plus loin.
b) Critiques injustifiées. — On doit ensuite écarter
comme injustifiées certaines critiques qui lui ont été
adressées.
On lui a opposé certaines déclarations d'explora-
teurs niant l'idée d'un Être suprême chez les peuplades
auxquelles il attribue cette croyance. Il a répondu que
des explorateurs peuvent très bien ignorer des croyan-
ces que les indigènes ne livrent pas facilement, qu'ils
gardent même en grand mystère et auxquelles souvent
ni les femmes, ni les enfants ne sont initiés. Il faut des
mois, des années mêmes pour entrer dans l'intimité de
leurs consciences religieuses, des missionnaires y réussi-
ront mieux que des explorateurs, surtout quand ceux-
ci sont des incroyants ou de médiocres croyants. Nous
avons vu que Howitt n'a pu assister aux cérémonies
d'initiation des indigènes australiens qu'au bout de
vingt ans de séjour parmi eux, que les Pygmées Ham-
buti passaient pour n'avoir aucune religion parmi les
liantous leurs voisins, que les plus arriérés des Fué-
giens ont passé longtemps pour des athées, alors qu'en
réalité Pygmées et Fuégiens ont une religion assez
élevée. C'est un fait significatif que toutes les tribus
que Lubbock signalait en 1872 f Primitive culture)
comme athées ont livré le secret de leur religion à des
observateurs plus attentifs que ceux dont l'ethnologue
anglais se réclamait pour affirmer, à la suite de Comte,
que l'humanité avait passé par une première phase
d'athéisme.
En second lieu on a attribué, surtout autrefois, la
croyance à un Être suprême chez les primitifs à l'in-
fluence, plus ou moins consciemment subie, des mis-
sionnaires. Ceci est d'abord, a priori, peu vraisembla-
ble, étant donné qu'il s'agit de peuplades qui vivent
trèsrel Irées et fuient le contact des blancs (voir col. 2232
ce que dit le P. Schebesta des Bambuti). lui fait
OU a pu constater la croyance à un Etre suprême chez
des primitifs que les missionnaires n'avaient pas en-
core visités : on peut lire dans {'Origine de l'idée de
Dieu, des témoignages sur cette croyance chez les Aus-
traliens, allant de 1829 à 1839, période antérieure aux
premiers essais d'évangélisation (p. 145-146 de l'édi-
tion française); et nous avons vu plus haut que les
explorateurs d'après lesquels le P. Schmidt décrit la
religion des Samoyèdes sont arrivés avant les mission-
naires. De plus la croyance en question n'est pas
accompagnée d'autres croyances chrétiennes spécifi-
ques chez les tribus en question, elle est intimement
mêlée à l'ensemble de leur vie religieuse où elle ne fait
nullement figure de bloc erratique et, dans certains
cas, par exemple en des cercles australiens, elle est
l'apanage d'initiés, ce qui ne s'expliquerait guère dans
le cas d'une influence chrétienne. D'ailleurs l'hypothèse
de l'emprunt est de phis en plus abandonnée. Dur-
kheim, contredisant sur ce point Tylor, écrit : Il est
aujourd'hui certain que les idées relatives au grand
dieu tribal sont d'origine indigène. Elles ont été obser-
vées alors que l'influence des missionnaires n'avait pas
encore eu le temps de se faire sentir. » Formes élémen-
taires,]). 415, avec ren vois ^ note l,où il cite N. -W.Tho-
mas qu'invoque également le P. Schmidt. De nos
jours les ethnologues américains, en ce qui concerne
les populations primitives de l'Amérique du Nord,
qu'ils étudient avec grand soin, se refusent également à
l'idée d'une influence chrétienne qui aurait produit
chez elles la notion d'un Etre suprême.
c) Réserves à faire. — Ces objections injustifiées
écartées nous croyons qu'il y a lieu de faire sur les
idées du P. Schmidt les réserves suivantes.
a. — D'abord il nous semble idéaliser beaucoup trop
les conceptions et les pratiques de ses chers primitifs,
et cette idéalisation est encore plus sensible chez tel de
ses disciples que chez lui.
En missionnaire qui a vécu longtemps au milieu de
primitifs et a mis une longue patience à pénétrer dans
leur intimité peut , évidemment, plus et mieux que tout
autre enquêteur ou explorateur de passage, nous ren-
seigner sur leur religion. Mais, du fait même qu'il s'est
attaché à ceux qui lui ont donné leur confiance, et
aussi parce que les blancs auxquels il peut les compa-
rer ne l'emportent pas toujours pour la foi et les
mœurs' sur eux, il est porté à majorer quelque peu et la
pureté de leurs croyances et l'excellence de leur
conduite. Peut-être, par exemple, le P. Trilles a-t-il
inconsciemment mêlé nos pensées et nos sentiments de
chrétiens aux prières ou aux proverbes des Pygmées.
« Mourir, c'est dire à son père : me voilà! » Dire à son
père, me voilà. Est-il, au fond, un seul de nos proverbes,
en est-il un dans tout autre pays, chez n'importe quel
peuple, qui atteigne pareille hauteur, pareille confiance?
Quand le petit négrille dira, comme nous : Notre
Père! »il aura atteint la plus haute philosophie qui soit,
et aussi la plus haute certitude. » Les Pygmées, Paris.
1932, p. 251. — Il est permis quand on lit ces lignes d'y
trouver une sympathie bien compréhensible, mais
peut-être trop optimiste, pour les négrilles du Congo.
On se dit que le Père de l'Évangile est peut-être supé-
rieur à celui de leur foi naïve. Sans doute le P. Schmidt
reconnaît que la notion de l'Être suprême et de l'âme
des primitifs avait besoin d'être épurée et que l'ani-
misme lui-même a contribué à cette épuration. Il ré-
sume, en les approuvant, les conclusions d'A. Lang
sur certains heureux effets de l'animisme de la ma-
nière suivante : » Le concept de Dieu, chez l'homme
primitif, ne manquai! pas d'élévation pour ce qui
regarde son contenu. .Mais pour la forme il était tout
spontané, naïf, brut. 11 ignorait, en particulier, le pro-
blème de la nature spirituelle ou corporelle ou mixte de
Dieu. Dès que s'éveillerait la pensée réfléchie, ce pro-
blème devait nécessairement se poser sous une forme
ou sous une autre, en liaison avec les questions con-
nexes de l'omniprésence et de l'éternité de Dieu. Mais
2241
RELIGION. MÉTHODE ETHNOGRAPHIQUE, CRITIQUE
9'}A9
d'où pouvait venir à l'homme la notion d'esprit pur,
étant donné que la nature ne lui en présente pas? Ce
fut le service de l'animisme d'élaborer peu à peu cette
notion. Les conjectures élémentaires sur le sommeil, le
rêve, la mort n'exprimaient évidemment pas toute la
vérité. Elles n'en constituaient pas moins l'amorce de
connaissances que la réflexion philosophique saurait
utiliser et conduire à terme. Et la notion d'esprit ainsi
obtenue se pouvait appliquer à Dieu.
« En outre, la morale de l'homme primitif, qui pré-
voyait une sanction, non seulement sur terre, mais
dans l'au-delà, était haute, assurément, mais sommaire
et toute spontanée. Des questions diverses ne pou-
vaient manquer de se poser un jour ou l'autre. Dans
l'au-delà, est-ce l'homme complet, tel qu'il est et vit
ici-bas, qui sera récompensé ou puni? Comment le
corps passe-t-il en cet au-delà, lui qui demeure et se
corrompt dans la tombe? Comment se fait-il qu'on ne
meure plus dans l'au-delà? En quelle manière y souf-
fre-t-on, y jouit-on? A ces questions et aux autres de
même genre, nulle réponse satisfaisante ne pouvait
être faite aussi longtemps qu'on n'avait pas acquis
l'idée précise d'une âme immortelle, essentiellement
distincte et indépendante du corps, qui pénètre seule
dans l'au-delà, le corps demeurant ici-bas. A cette âme,
faite pour la vie éternelle, le corps, tout autre, s'oppo-
sait souvent. Aussi pouvait-il devenir nécessaire de lui
sacrifier le corps, et l'on voit poindre la doctrine du
salut de l'âme, de la délivrance de l'âme. Le mot d'or-
dre : salua animam tuam, prend un sens et commence
d'agir. Cette élaboration du concept d'âme, à travers
beaucoup d'erreurs évidemment, c'est à l'animisme
qu'il est juste d'en rapporter l'honneur. » Origine
et évolution de la religion, p. 230-231. Ailleurs le
P. Schmidt écrit, et cette fois tout à fait en son propre
nom : « L'antique religion des premiers âges persistait
avec les restes de la civilisation primitive chez des tri-
bus refoulées aux extrémités de la terre et réduites
elles-mêmes à l'état de débris. Mais au sein de leur stag-
nation naturelle, de leur pauvreté, de leur isolement,
il était inévitable qu'elle perdît beaucoup de sa force
et de sa grandeur. L'état où nous la trouvons présen-
tement chez eux est évidemment bien diflérent de celui
qu'elle connut aux temps primitifs. Pour reconstituer
sa vivante unité, nous en sommes réduits à recueillir
péniblement ce qui subsiste de ses membres dispersés.»
Ibid., p. 355.
Mais, dans ces conditions, on peut se demander s'il
est prudent de parler de monothéisme, non seulement
aux toutes premières origines mais encore chez les
« primitifs » actuels? Tout d'abord il paraît difficile de
maintenir l'unité d'un Dieu dont la spiritualité n'est
pas encore dégagée, comme le P. Schmidt le reconnaît
lui-même. Puis l'Être suprême montre trop souvent
n'être pas seul dans le domaine divin ou surnaturel des
Urvulker. Dans l'analyse même que nous avons faite
des six volumes de V Ursprung, nous avons constaté
que les primitifs de l'Amérique du Nord connaissent
au-dessous de l'Etre suprême, mais à un rang quasi-
divin, le Messager, l'Ancêtre et le Mauvais et que de ce
dernier on ne peut pas dire que l'Etre suprême l'ait
créé. Nous avons vu qu'ici ou là l'Être suprême a une
femme avec un fils. Il nous est dit que cet Être se
scinde en deux dieux dans la péninsule de Malacca ; que,
chez les Aïnos, les diverses régions du monde sont
régies chacune par un esprit. On reconnaît que parfois
la première place est occupée par l'ancêtre tribal.
Quant aux esprits, le P. Trilles leur consacre trois cha-
pitres de son livre, p. 120-143. Enfin l'enquête du
P. Tastevin a révélé un culte des ancêtres assez déve-
loppé chez les Gyéli du Cameroun. Le P. Schmidt
explique ces cas par une contamination d'une culture
non-primitive (au moins la plupart du temps), mais
alors il conjecture un état antérieur à celui des primitifs
actuels qui est seul directement observable.
b. — En second lieu on peut se demander si le
P. Schmidt n'a pas trop accordé, non pas à la révéla-
tion primitive elle-même, qui reste ici hors de cause,
mais à ce qui a pu en rester dans l'ensemble de l'huma-
nité après Adam et surtout à ce qui en subsisterait
chez les primitifs actuels et si, du même coup, il n'a
pas trop diminué la part des initiatives humaines dans
les premières phases du développement religieux. Il
est vrai que, sur l'extension et le rôle de la révélation
primitive, il est plus réservé dans la synthèse finale du
t. vi de l' Ursprung que dans son ouvrage de 1913 traitant
de cette révélation primitive. Mais néanmoins, même
dans le volume de 1935, il tend à prouver que l'ethno-
logie ne permet qu'une explication dernière de la reli-
gion des primitifs même actuels : la révélation et la
révélation sous sa forme originelle. Or une telle théo-
rie reste exposée à l'objection que fait le P. de Mont-
cheuil à l'ouvrage de 1913 du P. Schmidt : « La consé-
quence serait un extrinsécisme radical de la vie reli-
gieuse dans l'humanité. La seule part qui reviendrait
dans l'activité humaine serait l'obscurcissement et la
déformation des vérités confiées à l'homme par Dieu.
Ce ne serait pas un effort, aux résultats souvent né-
fastes, mais capable aussi, aidé de la grâce, d'aboutir à
un progrès. Conséquence grave, lorsqu'il s'agira d'ex-
pliquer la possibilité du progrès dogmatique dans le
judaïsme et plus encore dans le christianisme, où il n'y
a pas simple conservation d'un dépôt, mais développe-
ment réel. » Formes, vie et pensée, conférences par
divers auteurs, Lyon, 1932, p. 359 et 360.
c. — Mais ce que le P. Schmidt a définitivement
prouvé c'est que les primitifs actuels eux-mêmes ont
l'idée d'une divinité personnelle. Des critiques qui
n'avaient lu que la première édition de L'origine de
l'idée de Dieu ou L'origine et l'évolution de la religion
pouvaient encore lui faire d'assez sérieuses objections
ou émettre d'assez fortes réserves sur l'existence de
l'idée en question. Mais, après la grande enquête delà
dernière édition de L'origine de l'idée de Dieu, il est dif-
ficile de nier que l'ensemble des primitifs actuels aient
l'idée d'une divinité personnelle et même d'un Être
suprême sinon absolument unique. L'enquête a été
menée clicz de nombreuses tribus qui représentent
tous les groupes de culture vraiment primitive et se
trouvent dans toutes les parties du monde. On a étudié
la religion de chacune de ces tribus dans son ensemble
spécifique et en la replaçant dans son milieu culturel.
Or, que trouvons-nous chez les tenants d'un athéisme
primitif, en opposition avec cette vaste et minutieuse
enquête? Un pêle-mêle de faits empruntés à des cul-
tures très diverses, alors même qu'on croyait se borner
à des cas très simples, comme Durkheim qui mettait
sur le même pied, au moins pour l'essentiel, toutes les
tribus australiennes. Et de plus on n'a pas pu décrire
une seule religion où ne se trouverait aucun être divin
personnel. La bonne méthode scientifique n'est cer-
tainement pas du côté des animistes, préanimistes ou
sociologistes.
C'est pourquoi Foy, Grœbner et Ankermann, qui
ont fondé la méthode historico-culturelle ont reconnu
eux aussi l'existence d'une croyance à l'Être suprême
chez les primitifs. Schmidt, Origine et évolution de la
religion, p. 301 à 310.
C'est pourquoi également le Dr Georges Montaudon,
professeur d'ethnologie à l'école d'anthropologie de
Paris, — rompant avec l'ensemble des ethnologues
français — a admis en même temps que la méthode des
cycles culturels la même croyance dans les trois
cycles de culture primitive qu'il décrit : 1. Forme cul-
turelle pygmoïde : « Il semble que tous les Pygmées
croient en un Être suprême. Des sacrifices lui sont
2243
RELIGION. DONNÉES DE LA PSYCHOLOGIE
2244
offerts, en particulier avec les produits de la chasse. Le
culte des ancêtres, la magie et l'animisme sont peu
développés... En ce qui concerne un monothéisme
primitif nous avouons qu'il ne nous étonnerait pas
plus qu'un polythéisme, tout mode de sentir à ce sujet
pouvant être primitif. » Traité d'ethnologie culturelle,
Paris, 1934, p. 56. 2. Forme culturelle lasmanoïde :
■ Les Kournaï et les Yahgans [Australie et Terre de
Feu] révèrent un Etre suprême. Les Tasmaniens
croyaient [ils ont entièrement disparu] en un esprit bon
du jour et en un esprit mauvais de la nuit; ils prati-
quaient la magie. » Ibid., p. 61. 3. Forme culturelle aus-
tralolde : « On constate en Australie dans cette forme
culturelle : le monothéisme, une mythologie lunaire
qui pourrait cependant devoir être mise en rapport
avec celle du cycle des deux classes, et des croyances
magiques. Les Australiens ont une croyance du déluge. »
P. 66. Enfin, G. Montaudon reconnaît « un mono-
théisme plus ou moins voilé chez les Esquimaux et
chez les Aïnos », de même que le P. Schmidt, mais
sans les ranger comme lui parmi les primitifs. P. 1 1 I.
vif. CONCLUSION. — Nous bornant aux enseigne-
ments de l'ethnologie nous pouvons emprunter notre
conclusion au P. de Lubac : « Quoiqu'elle dépende
étroitement en son expression objective de la double
analogie naturelle par quoi nous concevons toute chose :
monde sensible et monde social. l'idée de Dieu appa-
raît dans l'humanité comme quelque chose de spon-
tané, de spécifique. Tous les essais de « genèse », comme
tous les essais de « réduction » tentés à son sujet pè-
chent par quelque endroit. Certes il ne s'ensuit pas
aussitôt que cette idée ait pour terme un Être réel, et
que la religion ait valeur absolue. Aussi bien n'avons-
nous pas ici à le montrer, pas plus qu'à définir les fron-
tières et les rapports entre « connaissance naturelle de
Dieu » et « révélation r..
«En terminant, il suffira de souligner ce fait que, trop
maigres et trop obscures pour satisfaire notre curio-
sité scientifique, les données certaines de l'histoire reli-
gieuse se prêtent naturellement à une interprétation
chrétienne (nous ne disons pas qu'elles imposent une
telle interprétation), et qu'elles en reçoivent la plus
grande intelligibilité dont elles soient susceptibles.
« Dans une humanité faite à l'image de Dieu, mais
pécheresse, astreinte à une montée longue et tâton-
nante et pourtant travaillée dès son éveil par un appel
supérieur, il est normal que l'idée de Dieu soit à la fois
toujours prête à surgir, et toujours menacée d'étouf-
fement. Deux tendances, surtout, sont à l'œuvre, l'une
(pii provient des conditions dans lesquelles doit beso-
gner l'intelligence, et l'autre, de la déviation morale
originelle : tendance à confondre l'auteur de la nature
avec cette nature à travers laquelle il se révèle obscuré-
ment et à laquelle il faut bien emprunter des traits
pour le penser, tendance à délaisser le Dieu trop exi-
geant et trop incorruptible pour des subalternes et des
fictions. Les analogies se durcissent et jusque dans les
temps où sa connaissance parait avoir fait les progrès
décisifs. Dieu est encore conçu comme un individu aux
passions humaines, ou comme une abstraction sans
rayonnement efficace. Le meilleur se change en pire, et
la grande force de perfectionnement de l'homme est
asservie à des fins profanes.
« De là vient la nécessité d'une purification toujours
renouvelée. A cet te purifical ion. depuis les temps loin-
tains de Xénopliane, la réflexion de l'athée n'a pas élé
sans concourir, — et les plus athées ne sont pas tou-
jours ceux qui se croient cl se disent sans-Dieu. Mais
c'est l 'effet d'une clairvoyance encore aveugle (pie de
repousser Dieu à cause de ses déformai ions humaines,
ou de rejeter la religion pour l'abus qu'en font les
hommes. Comme elle a commencé par elle-même, la
religion doit incessamment se purifier elle-même : le
monothéisme aussi, nous l'avons vu, s'est établi par
négation, mais cette négation fut féconde. Au reste,
sous une forme ou sous une autre, après les négations
les plus éperdues, l'homme en revient toujours à l'ado-
ration, en même temps que son devoir essentiel, celle-
ci est le besoin le plus profond de son être. Dieu est le
pôle qui ne cesse d'attirer l'homme, et ceux mêmes qui
croient le nier, malgré eux lui rendent encore témoi-
gnage, rapportant seulement selon le mot du grand
Origène«à n'importe quoi plutôt qu'à Dieu leur indes-
tructible notion de Dieu ». Essai d'une somme catholi-
que contre les sans-Dieu, Paris, 1936, p. 267-268.
III. Données de la psychologie sur l'origine
et la nature de la religion. — La psychologie ne
pose pas le problème de l'origine de la religion de la
même manière, que l'ethnologie ou l'étude de la société.
On le conçoit aisément, étant donnés les points de vue
et les objets différents de ces diverses sciences. Dans les
t héories que nous venons d'examiner, c'est un problème
d'ordre chronologique qui se posait : quel a été le pre-
mier état de la religion, dans la mesure où les ressources
de la science ethnologique et de la sociologie permet-
tent de le conjecturer? Dans les systèmes que nous
allons exposer, ce ne sont pas les temps antérieurs à
l'histoire ou l'histoire que l'on s'efforce de scruter,
mais l'âme humaine. La question que l'on s'y pose est
celle de savoir quels sont les étals d'âme ou les facultés
qui permettent d'expliquer le phénomène religieux,
tout au moins quels sont les éléments ou les formes de
la vie psychologique dont le phénomène religieux
relève plus particulièrement.
/. L'INCONSCIEST ILLUSOIRE, — 1° Pierre Janet. —
En réaction contre Charcot qui avait attribué les
extases des mystiques à l'hystérie (Leçons sur tes mala-
dies du système nerveux, recueillies et publiées par le
l)r Bourneville, Paris, 1885), Pierre Janet, tout en se
plaçant également sur le terrain médical, a tenté
d'expliquer le mysticisme par la psychasthénie.
Ses idées ayant été discutées à l'art. Mystique, t. x,
col. 2651-2654, en même temps que celles d'autres au-
teurs partisans de l'origine morbide du mysticisme
(sinon de tout sentiment religieux), nous n'insisterons
pas. Nous citerons seulement le jugement d'ensemble
porté par le P. Pinard de La Boullaye sur la thèse de
l'origine pathologique des sentiments religieux.
« Qu'il puisse y avoir, au double point de vue physiolo-
gique et psychologique, une réelle ressemblance entre
le sentiment religieux et certains sentiments morbides,
voire même entre l'extase que les théologiens affir-
ment « surnaturelle » et les transes hystériques, il fau-
drait pour le nier et s'en étonner n'avoir jamais ob-
servé celle qui existe entre l'amour le plus sain et ses
déviations les plus caractérisées, entre l'exaltation
mentale du génie à ses heures d'inspiration, et celle
des poètes, des grands capitaines et des réformateurs
sociaux qui encombrent les asiles d'aliénés. Mais la
similitude fût-elle plus profonde encore, les modalités
différentes de ces divers états fussent-elles indiscer-
nables par voie d'observation directe, il reste à expli-
quer, si l'on veut parler science, comment ces états
psychologiques s'intègrent chez certains sujets dans
une vie mentale saine, tandis qu'ils détraquent
d'autres cerveaux, pourquoi ces illuminations et ces
intuitions du génie social, poétique ou religieux élè-
vent progressivement les Napoléon, les Shakespeare
et les Thérèse d'Avila à une vie plus riche et plus fé-
conde, tandis (pi 'elles obligent la société à claque-
murer leurs « contrefaçons » dans des conservatoires
appropriés. » L'étude comparée des religions, t. i, 2° éd.,
p. 15.").
Aussi bien l'explication pathologique a-l-elle subi
un recul marqué. A. Godfernaux rappelle la distinc-
tion établie par Schuelc et Magnan entre « les psy-
2245
RELIGION. ORIGINE DANS L'INCONSCIENT
2246
choses des cerveaux sains (psycho-névroses) et celle
des cerveaux invalides (cérébro-psychoses) et ap-
prouve, à sa manière, celle des théologiens entre exta-
tiques vrais et faux. Sur la psychologie du mysticisme,
dans Revue philosophique, t. lui, 1902, p. 162. M. J.-H.
Leuba ne voit, dans les mystiques chrétiens, ni des scru-
puleux, ni des abouliques, ni des impulsifs morbides,
et ne rattache pas leurs états à l'hystérie bien que
l'hystérie puisse s'y joindre. Rev. philosophique, t. liv,
1902, p. 27, p. 446."
M. H. Delacroix place, au-dessous des grands mys-
tiques, des mystici minores et même des mystici min imi
« que l'ignorance de leur entourage seule peut confon-
dre avec les grands types du mysticisme ... fitudes d'his-
toire et de psychologie du mysticisme, Paris, 1908. p. 357.
2° Le biologisme de J.-H. Leuba. — Bien qu'opposé
à la théorie pathologique, Leuba n'en propose pas une
meilleure sous le nom de théorie biologique.
Il ramène les tendances fondamentales des mysti-
ques chrétiens aux besoins suivants : besoin de jouis-
sance organique, besoin d'un apaisement de la pensée
par unification ou réduction, besoin d'un soutien
affectif (ou de se sentir aimé), besoin d'universalisa-
tion de l'action, « c'est-à-dire, en langage populaire,
la détermination... de faire aux autres ce qu'on vou-
drait qu'ils nous fissent à nous-mêmes, ou, ce qui
revient au même, de réaliser ce qui s'affirme en nous
comme le bien ». Revue philosophique, t. liv. 1902,
p. 35. Et Leuba fait remarquer qu'à l'état fort chez les
mystiques, ces tendances se retrouvent à l'état faible
chez toutes les âmes religieuses. Or ces besoins ne sont
pas spécifiquement religieux et ne le deviennent que
si leur satisfaction « est conçue comme dépendante
d'une force de nature psychique et généralement per-
sonnelle ». Ibid., p. 486. Tout ce qu'il y a au fond de
ces tendances c'est « une force créatrice non intention-
nelle». La psychologie des phénomènes religieux, trad.
française de la seconde édition anglaise, Paris, 1e. H I,
p. 332.
Ce « biologisme » se heurte à plusieurs difficultés :
1. Il ne tient pas compte de l'élément intellectuel d<' la
religion, « de ce fait que toutes les religions paraissent
avoir été, au début, des cosmologies en même temps
que des théologies, affirmant ainsi un besoin de savoir
et de comprendre qui n'a rien de proprement biologi-
que». H. Pinard dcLaBoullaye, op. cit.,t.i, p. 462. Quant
aux formes supérieures de la religion la part de la doc-
trine y est si évidente, qu'il n'est pas besoin d'insister
sur ce point.
2. En second lieu, vraie ou fausse, la constatation à
laquelle aboutit M. Leuba (qu'il n'y a pas de besoin
leligieux en soi, per se) n'a pas la portée qu'il paraît
lui attribuer. «Y a-t-il davantage un besoin moral ou
un besoin esthétique en soi, sans analogie avec les ten-
dances de l'être humain en d'autres domaines, par
exemple avec le besoin d'équilibre vital ou de bien-
être? Du point de vue phénoménal, en quoi se distin-
gue l'amour naturel et légitime de l'amour contre na-
ture et le bon goût du mauvais? La similitude pro-
fonde des émotions morales entre elles et celle des
émotions artistiques entre elles, quelle que soit la va-
leur éthique ou esthétique de l'objet qui leur donne
occasion, empêche-t-elle qu'il y ait une loi morale
absolue ou une règle de goût? L'analogie des émo-
tions morales avec les émotions artistiques empêche-t-
elle que l'aspect moralité ne soit autre que l'aspect
beauté? Il est au moins permis d'en douter. Ces res-
semblances en etîet sont inévitables, parce qu'un être
sensible sent toutes choses, bonnes ou mauvaises, hal-
lucinatoires ou réelles, avec sa sensibilité. Le sentiment
religieux, le sentiment moral et le sentiment artistique
dénotent au moins une spécialisation de cette faculté.»
Ibid., p. 462-463.
3. Pour M. Leuba, l'extase n'est qu'une syncope
incapable d'enrichir la vie de l'esprit. Il oublie l'affir-
mation réitérée des grands mystiques chrétiens que les
phénomènes d'anesthésie ou de catalepsie n'accompa-
gnent que les degrés inférieurs de l'ascension vers
Dieu.
4. Enfin, quand M. Leuba professe qu'il n'est maté-
rialiste « qu'en pensée, et non. du moins nous l'espérons,
en action », quand i! se proclame «idéaliste empirique »
(Psychologie des phénomènes religieux, p. iv), quand il
attend une religion « dont le centre de gravité serai!
l'humanité, conçue comme une force tendant à la
création d'une société idéale » (op. cit., p. 395), quand
il parle de la technique mystique qui a réalisé «dans
des conditions de vérité quasi-matérielle la présence
de la perfection suprême » et est « une des manifesta-
tions les plus éclatantes de la puissance créatrice qui
est à l'œuvre dans l'humanité » (Psychologie du mysti-
cisme religieux, trad. française par Lucien Herr, Paris,
1925, p. 446), sans doute il se réfère au fond à un pan-
théisme humaniste qui ne saurait nous satisfaire, mais
il dépasse, et de beaucoup, le point de vue purement
biologique.
Si on tient compte des déclarations de Leuba que
nous venons de citer on ne peut pas dire qu'il tient la
religion pour une pure illusion, mais, néanmoins, il
l'estime illusoire et néfaste sous sa forme théiste. Dans
un ouvrage récent, Gad or mon, 1934, il professe ne vou-
loir ni du Dieu du cœur, ni de celui de l'intelligence et
fonde la religion uniquement sur la tendance de l'hu-
manité à la bontéet à la beauté. C'est du panthéisme.
Pour sa réfutation voir dans ce Dictionnaire l'article
Panthéisme.
3° Le freudisme. — D'après Freud, la religion sérail
« une sublimation de la libido... qu'il convient de rap-
procher de l'élan vital de Bergson ou du vouloir-vivre
de Schopenhauer, mais en pénétrant ces concepts de
l'idée de sexualité : c'est beaucoup plus que l'instinct
génésique, ce n'est pas quelque chose d'hétérogène au
sexuel. 11 faut surtout ne pas lui donner a priori le
caractère d'une tendance dépravée : chose difficile
pour nous, Français, car, dans notre langue, les compo-
sés de ce mot évoquent précisément la tendance dé-
pravée de l'instinct sexuel.
« La notion de sublimation n'est pas chez Freud
exempte d'ambiguïté. Selon une interprétation du
freudisme, aussi courante chez ses adversaires que chez
ses disciples, là où Freud dit libido sublimée, il faudrait
traduire sexualité déguisée, mais raffinée. Freud se
rangerait alors dans la lignée de ceux qui. étudiant le
sentiment religieux chez les mystiques — et de fait
c'est chez eux qu'il s'est analysé le plus explicitement
— n'y ont vu que l'érotisme inconscient, sans doute
plus délicat que l'érotisme grossier, mais au fond de
même nature. Dans la recherche des plaisirs sexuels et
dans celle des joies artistiques ou religieuses, le besoin
à satisfaire resterait au fond le même, seuls les moyens
employés différeraient.
« Cette thèse est injustifiable. L'analyse des étals
mystiques où abondent les métaphores tirées de
l'amour humain ne lui apporte, malgré les apparences,
aucun appui. On pourrait faire remarquer (pie ces mé-
taphores ne sont pas absolument indispensables pour
traduire l'expérience de l'amour mystique. On ne les
rencontre pas chez saint Augustin. Il faut cependant
reconnaître que plus tard, à partir de saint Bernard,
dit Heiler (La prière, p. 302 sq.), elles deviennent pré-
dominantes. Même lorsqu'on fait la part de la tradi-
tion littéraire (voir à ce sujet la thèse de G. Etche-
goyen, L'amour divin. Essai sur les sources de sainte
Thérèse), il reste qu'il y a là un fait à retenir. Mais il
n'en ressort nullement que les mystiques soient des
érotomanes plus délicats, plus raffinés et inconscients.
2247
RELIGION. ORIGINE DANS L'EXPÉRIENCE RELIGIEUSE 2248
Que l'on considère une sainte Thérèse ou un saint Jean
de la Croix, à qui leur passion de pureté et de chasteté
donne une clairvoyance toute particulière, habitués
par ailleurs à s'analyser, à discuter leurs motifs d'ac-
tion, à dépister Fégoïsme sous des apparences de vertu,
qu'on ait égard aussi aux fruits spirituels de leur expé-
rience; comment admettre qu'ils aient été les jouets
inconscients d'une sensualité même raffinée? Qui n'a
pas posé à priori l'impossibilité d'un amour vrai autre
que l'amour sensuel trouvera que l'interprétation spi-
rituelle de ces métaphores fait infiniment plus justice au
contexte psychologique et à toutes les vraisemblances
que celle qu'on nous propose. Concédons du reste
qu'il y a certaines hardiesses de langage — et d'ima-
gination — qui doivent être réservées aux saints, et
que telle page de sainte Thérèse écrite par une personne
de vie religieuse médiocre deviendrait très suspecte,
« Allons plus loin, si nous suivons saint Jean de la
Croix, l'auteur qui a peut-être dégagé le mieux l'es-
sence du sentiment religieux dans sa pureté, la vie spi-
rituelle demande le renoncement non seulement aux
plaisirs sensibles, mais à toutes les consolations spiri-
tuelles, si purifiées qu'elles soient; elle est une exi-
gence de dépassement constant de soi-même. Chaque
fois que le mystique se rend compte qu'il agit par un
motif qui peut être représenté ou senti, il doit faire
effort pour le dépasser. Le motif de son activité est un
effort incessant de purification. Si c'est vraiment là ce
qu'il y a de plus profond dans le sentiment religieux,
il est impossible qu'il s'alimente secrètement dans ce
qu'il cherche à dépasser. Il a sa source, hors de la na-
ture, dans un attrait exercé par Dieu.
« Une analogie tirée de la « réflexion » au sens philoso-
phique du mot pourrait être éclairante. La réflexion ne
peut être un produit de la « vie », car les tendances
vitales nous poussent à l'action immédiate, tandis que
le propre de la réflexion est de suspendre l'action, de
poser le monde comme un objet à connaître, et peut-
être un obstacle à réduire. C'est exactement l'inverse
du mouvement vital qui nous lance vers lui.
« Le sentiment religieux nous apparaît donc irréduc-
tible, non seulement à une sexualité plus ou moins
grossièrement entendue, mais à toute activité située
dans le plan humain. Aussi, même si on entend par
sublimation de la libido, non plus la recherche d'un
autre moyen de satisfaction pour une tendance qui
demeure identique, mais une véritable transforma-
tion et élévation intérieure de cette tendance, l'expres-
sion n'est peut-être pas très heureuse. Elle laisserait
facilement entendre qu'on cherche à faire sortir le
supérieur (sentiment religieux) de l'inférieur (libido,
vouloir-vivre, élan vital). Mais, de même que Bergson,
au-dessous de l'élan vital par lequel se constitue l'es-
pèce humaine, a découvert un courant plus profond
qui explique le premier, c'est à un niveau plus pro-
fond que celui de la libido qu'apparaît le sentiment
religieux. Poursuivons la comparaison, qui est sugges-
tive. Lorsqu'il est parvenu à la religion dynamique,
l'homme n'a plus besoin de la religion slalique pour
obtenir ce qu'elle lui assurait : confiance en la vie,
cohésion de la société. Ne peut-on pas admettre que le
sentiment religieux va pour ainsi dire absorber, aspi-
rer les forces vives de la libido, si bien que ce sera dans
l'amour de Dieu et dans l'amour des autres en Dieu
que l'homme religieux trouvera l'épanouissement, la
libération, la satisfaction que d'autres ne trouvent
qu'en cédant aux impulsions de la libido? Cette absorp-
tion sera en même temps purification, car en l'homme
l'instinct sexuel est partiellement corrompu par suite
du péché originel; mais, on le sait, cette corruption
n'est point totale; a fortiori, elle ne constitue pas l'ins-
tinct. Cet amour spiritualisé rendra possible la chas-
teté religieuse ou la chasteté dans le mariage, suivant
les vocations individuelles, sans que soient à craindre
les dangers du « refoulement ». L'état limite vers le-
quel on tend ainsi ne serait-il pas celui où tout ce qui
est « tyrannie » dans l'instinct sexuel aurait disparu,
cl où, en ce qu'il a de physiologique comme en ce qu'il
a de psychique, la tentation n'existerait même plus
de l'exercer au-delà de ce que permet ou de ce qu'exige
l'amour spirituel? Notons que pour Freud « la subli-
mation ne peut supprimer qu'une partie delà libido»
(Introduction à la psychanalyse, p. 372). La psycho-
logie qui constate d'abord l'existence d'une libido im-
périeuse, puis voit s'en atténuer les exigences dans
l'ordre sensible à mesure que se développe le sentiment
religieux, parle volontiers de sublimation: nous avons
vu pourquoi il vaut peut-être mieux renverser les pers-
pectives pour mettre en relief l'intervention originale
qui opère la transformation. » R. P. de Montcïieuil,
S. J., Les attaches biologiques et sociales des formes de la
vie religieuse dans Formes, vie et pensée. Groupe lyon-
nais d'études médicales, philosophiques et biologiques.
Lyon, 1932, p. 396-399. .
//. LE SUBCONSCIENT A VALEUR OBJECTIVE. — Les
théories psychologiques que nous venons d'examiner
s'efforcent de réduire le sentiment religieux à un autre
sentiment dont il serait sorti par une transfiguration
illusoire. Elles sont le pendant des théories ethnologi-
ques qui expliquent la religion par tout autre chose
qu'elle-même. Voici maintenant des doctrines qui,
tout en faisant encore intervenir le subconscient
comme les précédentes, y voient le moyen d'atteindre
une réalité objective, un au-delà véritable qui légiti-
merait l'attitude religieuse.
1° Exposé. — Dans une lettre de 1901, William
James avait précisé le dessein des conférences Gifford
où se trouvent la première esquisse de ses articles, puis
de son livre sur l'expérience religieuse : The varieties of
religious expérience, New- York, 1902 (trad. française :
L'expérience religieuse, 1905). « Dans mes conférences
je me place sur le terrain suivant : Le réservoir et
la source de toutes les religions, je les vois dans
l'expérience mystique individuelle. Toutes les théolo-
gies et règles ecclésiastiques ne sont que des excrois-
sances secondaires venues s'y greffer et l'expérience
se combine avec tant de souplesse aux préventions
intellectuelles du sujet, qu'on pourrait presque dire
qu'elle n'a pas d'expression intellectuelle propre, mais
appartient à une région plus profonde, plus vitale et
plus agissante que le domaine de l'intelligence. Elle est
donc également invulnérable aux arguments et criti-
ques intellectuels. Selon moi la conscience mystique
ou religieuse est inséparable d'un moi subliminal qui
laisserait filtrer des messages au travers de sa mince
cloison... Nous sommes ainsi dûment avertis de la pré-
sence d'une sphère de vie plus grande et plus puissante
que notre conscience ordinaire, dont elle n'est pour-
tant qu'un prolongement. Les impressions, émotions et
excitations qui nous en parviennent nous aident à
vivre, elles apportent l'insensible confirmation d'un
inonde au-delà des sens, elles nous attendrissent, don-
nent à tout un sens et un prix qui nous rendent heu-
reux, voilà ce qu'elles procurent à qui les ressent et il
n'est bientôt plus seul. Ainsi comprise, la religion est
strictement indestructible. La philosophie et la théolo-
gie donnent leur interprétation conceptionnelle de
cette expérience vitale. Comme nous ignorons tout des
limites extérieures du domaine subliminal, libre à
l'idéalisme transcendant al de le considérer comme un
esprit absolu dont une partie ferait corps avec nous-
même, ou libre à la théologie chrétienne d'y voir une
divinité distincte agissant sur nous. Il y a quelque
chose qui n'est pas noire moi immédiat et qui influe
sur notre vie. » Cité par Gilbert .Maire, William James
cl le pragmatisme religieux, Paris, 1933, p. 178-179.
2249
RELIGION. L'EXPÉRIENCE RELIGIEUSE, EXPOSÉ
2250
Le subconscient fut pour William James une véri-
table révélation :
• La psychologie courante d'ilyavingt ans, tout en admet-
tant qu'il est bien difficile de tracer cette limite, prenait
néanmoins pour accordé : 1° que toute l'activité consciente,
obscure ou claire, centrale ou périphérique, qui est présente
a un moment donné, constitue un champ unique, bien qu'il
soit impossible d'en assigner les limites ; et 2° que ce qui est
tout à fait en dehors de l'extrême périphérie n'existe abso-
lument pas comme lait psychologique. Le progrés le plus
considérable qu'on ait fait en psychologie depuis que j'étu-
die cette science, c'est, à mon avis, une découverte qui date
de 1886 et qu'on peut résumer ainsi : Il existe, au moins chez
certains sujets, des souvenirs, des idées et des sentiments
tout a fait en dehors de la conscience ordinaire, et même de
sa périphérie, qui, cependant doivent être comptés comme
des faits conscients, et qui se manifestent au dehors par des
signes irrécusables. Cette découverte me parait d'une Im-
portance capitale, parce qu'elle nous a révélé une particula-
rité de la nature humaine qu'on n'avait jamais soupçonnée
auparavant. L'on ne saurait en dire autant d'aucun autre
progrés accompli en psychologie.
Jusqu'à présent, les individus chez qui l'on a pu observer
de prés ces faits curieux sont relativement peu nombreux, et
plus ou moins excentriques ; ce sont bien des sujets parti-
culièrement sensibles à la suggestion hypnotique ou bien
des hystériques. Cependant, le mécanisme élémentaire de la
vie mentale étant le même partout, ee qui apparaît d'une
manière frappante chez plusieurs personnes, et se realise
chez quelques-unes avec une extraordinaire intensité, doit
être vrai pour tout le monde.
Quand la conscience subliminale, comme l'a baptisée
Myers, est fortement développée, il en résulte pour le sujet
une conséquence très importante : certains éléments de
cette conscience peuvent subitement faire irruption dans le
champ de la conscience ordinaire. Comme le sujet ne saurait
en deviner l'origine, ils revêtent à ses yeux la [orme d'impul-
sions mystérieuses, d'inhibitions, d'idées obsédantes, et
même d'hallucinations de la vue ou de l'ouïe. Le sujet peut
être conduit à prononcer ou écrire des mots, des phrases,
dont il ignore le sens. Myers, généralisant ce phénomène,
appelle automatisme, sensoriel ou moteur, émotif OU intel-
lectuel, tout ce qui résulte des incursions de la conscience
subliminale dans le champ de la conscience ordinaire.
Expérience religieuse, p. 198-199.
Le recours au « subliminal » permet d'expliquer les
phénomènes religieux sans les réduire à des faits orga-
niques et de maintenir la valeur de la religion.
1. Les faits (lre partie de l'Expérience religieuse). —
Il arrive aux mystiques comme aux hallucinés de
sentir présent un objet — pour les mystiques c'est
l'être divin — sans en avoir aucune représentation. Or
le rationalisme n'a jamais donné une explication sa-
tisfaisante de ce sentiment de présence qui survit à
toutes les raisons qu'on donne à ceux qui l'éprouvent
de le tenir pour illusoire, il est aussi indestructible que
la croyance à la réalité des objets des sens. Il est donc
permis de croire que l'homme perçoit une réalité autre
que celle que lui donne l'expérience sensible ordinaire.
C. ii r, La réalité de l'invisible.
Au point de vue de la vie spirituelle, il y a deux sor-
tes d'hommes: ceux qui, pour être heureux, n'ont qu'à
naître une fois, once boni churacters, les optimistes, et
ceux qui, nés malheureux ou se sentant tels, ont besoin
de renaître, twice boni chnracters, les pessimistes. Or
l'optimisme religieux peut fort bien tenir à ce qu'on
renonce comme d'instinct à son petit moi pour s'aban-
donner avec confiance à l'action d'un moi supérieur.
C. iv. Quant aux âmes douloureuses, obsédées par le
sentiment d'une misère irrémédiable, le scrupule, l'in-
quiétude, si leur guérison est possible, elle ne peut venir
que d'une intervention surnaturelle, et le surnaturel
n'est peut-être pas fort différent du subliminal; du
moins par coïncidence partielle. C. v. Mais il est un
état d'âme qui participe à la fois de l'optimisme et du
pessimisme, la volonté se trouvant partagée entre
celui-ci et celui-là. C. vi. Le retour à l'unité des êtres
déchirés, quand il a lieu, de même que toute conver-
sion, surtout la conversion soudaine, les brusques
revivais des foules, s'explique au mieux par l'intru-
sion et, dans les cas d'action rapide, par l'irruption du
subliminal dans la conscience claire et ordinaire. C. vu.
D'une façon générale la vie religieuse, du moins dans
ses états intenses, implique le déplacement du centre
d'énergie personnelle et la conscience de l'agrandisse-
ment de l'être par la fusion avec un plus grand que
soi. (Emile Boutroux, Science et religion, Paris, 1908,
p. 306. Analyse de W. James.)
2. Les fruits. — C'est à ses fruits seulement, à son
efficacité pratique uniquement que W. James veut
reconnaître la valeur et la vérité de la religion. I!
commence la seconde partie par une hymne véritable
à la sainteté. C. vin. Grâce à la dévotion, il y a des heu-
res oii la beauté de l'existence nous pénètre comme une
chaude atmosphère. La charité épanouit l'âme et ren-
verse toutes les barrières. La force d'âme crée la rési-
gnation, la sérénité, le mépris du danger, la concentra-
lion de la conscience sur le moment présent. La pureté
crée l'harmonie et grâce à elle l'âme rejette d'instinct
tout ce qui risque de la ternir. Si l'ascétisme n'est plus
guère en faveur, il faut néanmoins reconnaître que la
plupart des hommes ont besoin, pour goûter la vie.
qu'il s'y mêle un peu d'austérité. L'obéissance est pour
beaucoup d'âmes un besoin profond que nous devons
nous efforcer de comprendre. Quant à la pauvreté elle
est souvent synonyme, même dans la vie laïque, d'indé-
pendance spirituelle. Notre auteur reconnaît (pie l'en-
thousiasme moral n'est pas le monopole exclusif des
âmes religieuses el cite (p. 277), à ce sujet, une belle
page de Jules Lagneau. Mais il ajoute : « A ceux qui
seraient tentés d'opposer ce grave enthousiasme, cette
charité si raisonnable et cet ascétisme philosophique
aux extravagances des âmes religieuses, je rappellerai
seulement qu'on ne comprend pas tout à fait clairement
un sentiment qu'on n'a pas éprouvé soi-même. Un ci-
toyen des États-Unis n'arrivera jamais à comprendre
le loyalisme d'un Anglais pour son roi ou d'un Alle-
mand pour son empereur. Ht de même un bourgeois de
Londres ou de Merlin ne comprendra jamais le bon-
heur intime qu'éprouve un Américain à n'avoir ni
monarque, ni kaiser, ni aucun vain étalage de sottise
humaine, entre lui et son Dieu. Mais, si des sentiments
aussi simples sont impénétrables pour quiconque ne
les a pas respires dès sa naissance dans l'atmosphère
morale de son pays, combien plus doivent rester énig-
matiques au spectateur indifférent les émotions reli-
gieuses, si subtiles et si complexes. Un tel état d'âme
ne se laisse pas sonder du dehors. Pour celui-là seul qui
en est illuminé, son rayonnement dissipe les ténèbres,
éclaire les mystérieuses profondeurs où nous ne
voyons que d'incompréhensibles divagations. On
peut dire que chaque émotion a sa logique propre, d'où
elle tire des conséquences qu'aucune autre logique ne
pourrait lui fournir. La piété, la charité, l'ascétisme
((instituent un foyer d'énergie personnelle qui n'a rien
de commun avec les craintes et les convoitises vulgai-
res. C'est un esprit tout différent et par suite un tout
autre univers, lue extrême affliction peut changer en
consolations certaines douleurs, transformer en joies
bien des sacrifices, de même la confiance absolue en
Dieu supprime les craintes et les préoccupations ter-
restres. Dans la ferveur d'une émotion d'où l'égoïsme
a disparu, les précautions mesquines et les ressources
matérielles sont indignes d'une âme qui se repose en
Dieu. » P. 278-279. Expertus solus potest credere quid
sil Jesum diligere.
Au chapitre suivant W. James institue une critique
de la sainteté. Sans doute l'ascétisme a ses excès, la
dévotion, ses extravagances. Mais l'ascétisme main-
tient l'héroïsme à l'ordre du jour et l'héroïsme reste.
2251
RELIGION. L'EXPÉRIENCE RELIGIEUSE, EXPOSÉ
2252
pour l'humanité une nécessité vitale, car celle-ci ne sub-
siste qu'en se créant et se recréant continuellement. Le
saint peut être mal adapté à la société au milieu de la-
quelle il vit. c'est qu'il est adapté à une société plus
parfaite qu'il annonce et prépare. Avec son idéal
d'amour et de paix il est préférable à l'homme de proie.
« En somme, sans faire appel à des considérations théo-
logiques, en ne nous fondant que sur le bon sens et
notre critère empirique, nous laissons à la religion sa
place éminente dans l'histoire de l'humanité. La sain-
teté est un facteur essentiel du bien-être social. Les
grands saints sont des vainqueurs, les petits sont au
moins des avant-coureurs, des hérauts, s'ils ne sont
pas eux-mêmes des initiateurs. Soyons donc nous-
mêmes des saints, si nous le pouvons, sans nous inquié-
ter du succès visible. » P. 322-323.
3. La religion est utile, est-elle vraie? P. 233. Deux
voies ont été tentées pour démontrer sa vérité : le mys-
ticisme et la spéculation. G. xi. «On peut dire que la
vie religieuse a sa racine dans des étals de conscience
mystiques. Notre sujet étant proprement l'expérience
religieuse intime, l'étude du mysticisme devrait l'éclai-
rer d'une vive lumière. Je ne sais si j'obtiendrai ce
résultat, car mon tempérament m'interdit presque
toute expérience mystique, et je n'en puis parler que
d'après les autres. Ne pouvant observer que du dehors,
j'observerai du moins avec impartialité, avec sympa-
thie; j'espère convaincre mes lecteurs de la réalité des
états mystiques, et de leur importance capitale dans la
vie religieuse. » P. 324. Les expériences mystiques révè-
lent quatre aspects caractéristiques : 1° Inefjabilité: les
mots ne peuvent les exprimer, elles sont incommunica-
bles et, pour les comprendre, il faut être mystique,
comme il faut être musicien pour comprendre la musi-
que et amoureux pour comprendre l'amour. 2° Intui-
tion : « Si les états mystiques sont des sentiments. ils
apparaissent aussi au sujet comme une forme de con-
naissance. Ils lui révèlent dos profondeurs de vie in-
sondables à la raison discursive. C'est une illumination,
d'une richesse inexprimable, dont on sent qu'elle aura
sur toute la vie un immense retentissement. » P. 325.
3° Instabilité : Les états mystiques durent une demi-
heure, une ou deux heures tout au plus. Après on se les
rappelle difficilement, mais revenant on les reconnaît,
et l'âme par eux s'enrichit et s'épanouit. 4° Passivité :
On peut favoriser leur apparition par la fixation de la
pensée, des mouvements rythmiques, etc.; mais une
fois réalisés « le sujet sent sa volonté paralysée; par-
fois même il se sent comme dompté par une puissance
supérieure ». Il en est ainsi en d'autres états : glossola-
lie, écriture automatique, extase médianimique, etc.
« Il y a cependant une différence : dans les cas morbi-
des, les phénomènes ne laissent d'ordinaire aucune trace,
dans la mémoire et n'influent pas sur la conscience nor-
male, qu'ils interrompent brusquement. Les états
mystiques proprement dits n'interrompent jamais
entièrement le courant de la pensée: il en reste tou-
jours quelque souvenir et le sentiment de leur impor-
tance, ils modifient toute la vie intérieure du sujet. La
distinction n'est au reste qu'approximative entre lis
états mystiques cl les phénomènes d'automatisme. »
P. 325. De ces caractères W. James donne de nom-
breux exemples el il conclut comme il suil : « .Malgré
tout , la seule existence des élats de conscience mysl i-
ques ruine la prétention des élats non mystiques à dé-
cider souverainement de toutes nos croyances. En
général, les états mystiques ne font qu'ajouter une
valeur ineffable aux objets ordinaires de la conscience.
Va- sonl des Stimulants, comme l'amour ou l'ambition;
c'est une pure grâce qui transligure de sa lumière ce
que nous connaissons déjà cl renouvelle notre acti-
vité. Ils ne suppriment pas les données Immédiates
de notre sensibilité ; c'est bien plutôt le rationaliste
qui esl le négateur; et ses négations n'ont pas de force,
car il ne saurait exister un fait à qui l'on n'ait le droit
d'attribuer un nouveau sens, pourvu que l'esprit
s'élève à quelque point de vue plus compréhensif. La
question doit toujours rester ouverte de savoir si les
états mystiques ne seraient pas de tels points de vue,
des fenêtres donnant sur un inonde plus étendu et plus
complet. Quand même chaque mystique verrait par sa
fenêtre un monde difïérent, cette diversité n'infirme-
rait en rien notre hypothèse. Le monde plus grand
qu'ils aperçoivent serait aussi complexe qu'est le
nôtre, voilà tout. Il aurait ses régions célestes et ses
régions infernales, ses tentations et ses délivrances, ses
expériences vraies et ses illusions; il ressemblerait à
notre monde, tout en étant plus grand que lui. Pour
mettre à profit les données qu'il nous fournirait, nous
devrions user des mêmes procédés que dans le monde
naturel, choix, subordination, substitution. Nous y se-
rions sujets à l'erreur autant que dans notre vie de
chaque jour. Et cependant, pour atteindre à la pléni-
tude de la vérité, ce pourrait être une condition indis-
pensable de tenir le plus grand compte, dans chacune
de nos actions, de ce monde plus compréhensif. » Hypo-
thèses, sans doute, « mais que nos raisonnements ne
sauraient renverser. Le surnaturalisme optimiste au-
quel elles nous amènent pourrait bien être après tout
la formule la plus juste du sens de la vie. » P. 362.
Quant à la spéculation, son rôle est très réduit dans la
pensée de W. James. Sans doute il reconnaît que si le
cœur est la source de la vie religieuse, l'intelligence en-
tre en jeu dans chacune de nos fonctions. Mais il se ral-
lie au pragmatisme de Charles Sanders Peirce, tel qu'il
l'exposa dans un article du Popular science monthlg,
(janvier 1878, t. xn, p. 286 sq.) : « La pensée en mou-
vement ne saurait avoir d'autre but que la croyance,
c'est-à-dire la pensée en repos. C'est seulement quand
notre pensée a trouvé son équilibre que notre action
peut être ferme et sûre. Les croyances sont des règles
d'action : la fonction première de l'intelligence est de
permettre à l'homme l'acquisition d'habitudes acti-
ves. S'il y a dans une pensée quelque élément qui ne
puisse rien changer aux conséquences pratiques de
cette pensée, c'est un élément négligeable. Pour en dé-
velopper tout le sens, il suffit donc de déterminer tous
les actes qu'elle est apte à faire naître : de ses effets pra-
tiques, elle tire toute sa valeur. A la base de toutes nos
distinctions théoriques, si subtiles qu'elles soient, on
ne trouvera rien d'autre que des différences d'efficacité
pratique. Pour atteindre à la parfaite clarté d'une idée
nous n'avons qu'à nous demander quelles sensations
pourrait nous donner son objet, et quelle devrait être
notre conduite s'il était une réalité. Tout le sens que
peut avoir la conception d'un objet se réduit à la repré-
sentât ion de ses conséquences pratiques. » P. 374-375.
Oe ce point de vue, les attributs métaphysiques de
Dieu n'ont pas de valeur. Ses attributs moraux en ont
une grande, mais ce n'est pas la théologie dogmatique
qui peut les démontrer. P. 375-376. La philosophie de
la religion doil devenir la science des religions, mais
une science qui traite vraiment la religion comme un
l'ail et un l'ait étudié dans sa réalité vivante. P. 381-
382. Le c. xii de ['Expérience religieuse est consacré
à la religion pratique : sacrifice, confession, prière sur-
tout, c'est-à-dire effort pour s'aider de l'énergie divine
elle-même.
W. James conclut que, par la religion, « l'homme voit
clairement que son moi supérieur et potentiel est son
véritable moi. Il arrive à se rendre compte que ce moi
supérieur fait partie de quelque chose de plus grand que
lui, mais de même nature; quelque chose qui agit dans
l'univers en dehors de lui, qui peut lui venir en aide, et
s'offre à lui comme un refuge suprême quand son être
inférieur a fait naufrage. » P. 12 1 (c'est W. James qui
2253
RELIGION. L'EXPÉRIENCE RELIGIEUSE, CRITIQUE
2254
souligne). Cette conclusion se rattache pour notre au-
teur à la science positive de la façon suivante : « Mon
hypothèse est donc celle-ci : quel qu'il puisse être au
delà des limites de l'être individuel qui est en rapport
avec lui dans l'expérience religieuse, le « plus grand »
fait partie, en deçà de ces limites, de la vie subcons-
ciente. En se fondant ainsi sur un fait psychologique
admis de tous, on conserve avec la science positive un
point de contact qui manque d'ordinaire au théologien.
.Mais, en même temps, on justifie l'affirmation du théo-
logien que l'homme religieux subit l'action d'un pou-
voir extérieur; car les irruptions du subconscient dans
la conscience claire ont pour caractère de s'objectiver
et de donner au sujet l'impression qu'il est dominé par
une force étrangère. Dans l'expérience religieuse cette
force apparaît, il est vrai, comme étant d'un ordre su-
périeur; mais puisque, suivant notre hypothèse, ce
sont les facultés les plus hautes du moi subconscient
qui interviennent, le sentiment d'une communion
avec une puissance supérieure, n'est pas une simple
apparence, mais la vérité même. » P. 427.
2° Critique. — M. Boutroux, qui n'a pas ménagé les
louanges à W. James, a néanmoins fait remarquer que,
si riche et pénétrante que fût son analyse, elle n'en a
pas moins un domaine trop étroit.
« Le sujet, dit l'auteur de l'Expérience religieuse,
connaît que le mystère religieux s'accomplit en lui,
lorsque à son cri de détresse : au secours 1 il entend une
voix qui répond : aie courage! ta foi t'a sauvé. Le moi
humain est naturellement divisé avec lui-même et
défaillant. Si l'harmonie s'y rétablit, si une force qu'il
ne pouvait se donner lui est ajoutée, c'est qu'un plus
grand que lui l'assiste.
« 1. Mais, fait, à bon droit, ce semble, observer
Hôfîding (Philosophie moderne, 1905), ces phénomènes
eux-mêmes semblent insuffisants pour caractériser
une expérience comme religieuse, s'il ne s'y joint une
appréciation de la valeur de l'harmonie et de l'énergie
que le sujet voit ainsi s'introduire en lui. Conçues
comme purement analogues aux choses naturelles, cette
harmonie et cette force ne supposeraient aucune inter-
vention divine. Mais, si le phénomène psychique est
interprété par le sujet comme le rétablissement d'un
accord entre Dieu et l'homme, entre l'idéal et le réel,
ou, selon la doctrine précise de Hôfïding. entre les va-
leurs et la réalité, alors le sujet rapportera l'appari-
tion de cette harmonie et de cette force à l'action de
Dieu comme principe des valeurs, et l'expérience, par
là, présentera un caractère religieux.
« Et, en effet, c'est le concept, c'est la croyance jointe
au sentiment, qui, seule, caractérise ce dernier. Pour
qu'une émotion soit religieuse, il faut qu'elle soit consi-
dérée comme ayant en Dieu, entendu lui-même reli-
gieusement, son principe et sa fin. C'est donc la foi, en-
veloppée dans l'expérience religieuse, qui la caracté-
rise, et comme expérience, et comme religieuse.
« L'importance de la foi est ici d'autant plus grande
que, selon W. James lui-même, elle n'accompagne pas
seulement l'émotion, mais a sur elle une réelle in-
fluence, et peut, dans certains cas, la produire à elle
seule. La foi religieuse, qui, peut-être, porte Dieu en
elle, n'est pas une idée abstraite : elle guérit, elle con-
sole; elle crée son objet. Tandis qu'il cherche en gémis-
sant, Pascal entend le Sauveur qui lui dit : «Console-
toi, tu ne me chercherais pas. si tu ne m'avais trouvé. »
« Mais, s'il en est ainsi, l'expérience religieuse n'est
pas ce principe entièrement indépendant des concepts,
des dogmes, des rites, des traditions et des institutions
que semblait dégager et isoler l'analyse de W. James.
Car ces conditions extérieures sont, en quelque manière,
des éléments de la foi. Comme elles la supposent, ainsi
elles réagissent sur elle et déterminent son contenu.
Dans l'expérience religieuse d'un individu donné,
si on l'analyse, on trouvera toujours, incorporée à sa
foi, une foule d'idées et de sentiments liés aux formules
et aux pratiques qui lui sont familières. De la foi reli-
gieuse elle-même, il faut dire qu'elle est, pour une part,
une traduction de l'action en croyance.
« Il semble donc permis de se demander, avec Hôfî-
ding, si le fait même de l'expérience religieuse survi-
vrait à la disparition de tous les éléments intellectuels,
extérieurs et traditionnels de la religion.
« 2. Les éléments, d'ailleurs, n'ont-ils d'autre valeur
que celle qu'ils tiennent de leurs rapports à la cons-
cience religieuse des individus'? La religion personnelle
est-elle, à elle seule, tout l'essentiel de la religion?
« Sans doute le rôle social de la religion, si considérable
que l'histoire nous le montre, ne sufïit pas à démontrer
que la religion soit, originairement et essentiellement,
un phénomène social. Il se peut qu'en fait la religion
soit née dans les âmes d'individus enthousiastes et que,
s'étant propagée par imitation, par contagion, elle ait
revêtu peu à peu la forme de dogmes et d'institutions,
comme il arrive aux croyances propres à assurer la
conservation et la puissance d'une société donnée.
Mais, alors même que le côté social de la religion serait
un effet et non une cause, il ne s'ensuivrait pas que la
religion purement personnelle fût, aujourd'hui même,
la seule forme haute et vivace de la religion.
« Déjà l'individu, en tant qu'il vise pour lui-même à
la perfection religieuse, constate qu'il ne saurait s'en-
fermer dans une sainteté solitaire. Nul ne peut faire
son salut tout seul. Car la personnalité humaine ne se
développe, ne se crée, n'existe que dans l'clïortquc
font les hommes pour s'entendre, s'unir et vivre la vie
les uns des autres. Et ainsi, les choses communes,
actes, croyances, symboles, institutions, sont une par-
tie essentielle de la religion, même dans sa forme per-
sonnelle.
« Mais la personne individuelle n'esl pas seule une va-
leur religieuse. Une société est aussi une sorte de per-
sonne, susceptible de déployer des vertus propres : jus-
tice, harmonie, humanité, qui débordent le cadre de
la vie individuelle. Jadis c'étaient les religions qui
avaient en mains les destinées matérielles et morales
des sociétés. Si aujourd'hui elles ne disposent plus du
gouvernement politique, ne peuvent-elles encore pré-
tendre à démontrer aux nations leurs fins idéales, et à
développer en elles, la foi, l'amour, l'enthousiasme,
l'esprit de fraternité et de sacrifice, l'ardeur et la
constance, nécessaires pour travailler à les réaliser?
« Une pareille tâche dépasse la religion purement per-
sonnelle. Elle suppose chez les membres d'une société
donnée, le culte collectif des traditions, des croyances,
des idées qui tendent à l'accomplissement de sa mis-
sion et à la réalisation de son idéal.
■ Si le sentiment est l'âme de la religion, les croyances
et les institutions en sont le corps; et il n'y a de vie, en
ce monde, que pour les âmes unies à des corps. »
E. Boutroux, Science et religion, Paris, 1908, p. 335-
339.
Sans doute il est parfaitement légitime dans l'étude
de la religion de se borner, par raison de méthode et
pour limiter un sujet immense, de s'en tenir à l'élé-
ment individuel. Mais cette limitation n'est recevablc
que si d'abord on ne laisse pas croire qu'elle permet
de donner raison de tous les éléments essentiels de la
religion et \V. James le laisse croire assez souvent, et
que si d'autre part on ne témoigne pas d'un certain
mépris pour toute organisation ecclésiastique. Or, sur
ce dernier point, il y a dans l'Expérience religieuse un
passage pénible qui fait contraste avec un exposé
généralement si sympathique du phénomène reli-
gieux même sous sa forme catholique. « L'histoire
nous montre que la plupart des génies religieux exer-
cent autour d'eux une influence qui leur attire des dis-
2255
RELIGION. L'EXPERIENCE RELIGIEUSE, CRITIQUE
2256
ciples. Ces petits groupes de sectateurs tendent, à me-
sure qu'ils grandissent, à se donner une organisation et
à se transformer peu à peu en corps ecclésiastiques,
ayant une vie propre, enclins à s'étendre et à dominer.
L'esprit politique et le dogmatisme insolent envahis-
sent alors l'Église naissante et corrompent la source
de la vie religieuse. Quand nous entendons prononcer
aujourd'hui le mot de religion, nous avons une ten-
dance à nous représenter toujours telle ou telle Église.
Et, pour bien des hommes, le mot d'Église désigne un
si horrible mélange d'hypocrisie, de fanatisme et de
superstition, qu'ils proclament d'un air triomphant et
sans entrer dans les détails que la « religion » est une
pure abomination dont il s'agit de purger le monde.
Ceux mêmes qui appartiennent à une Église englo-
bent volontiers toutes les autres dans une même répro-
bation. » P. 288. Il faut immédiatement ajouter que
W. James a fait preuve d'une intelligence sympathi-
que des formes catholiques de la religion très louable
chez un prolestant.
Cependant il est permis de penser que M. Loisy lui-
même a porté sur la forme sociale de la religion un
jugement bien plus équitable que le sien, quand il féli-
citait Durkheim d'avoir mis en lumière cet aspect du
phénomène religieux : « Assurément rien n'était plus
légitime que de rattacher la religion, la science et l'his-
toire des religions à la sociologie; rien n'était plus né-
cessaire, dans l'éparpillement des travaux purement
critiques, dans la criante insuffisance des explications
tirées de la psychologie individuelle et des besoins
réels ou prétendus de l'âme religieuse, que de montrer
comment ni la religion ni rien de ce qui constitue le
patrimoine intellectuel et moral de l'humanité n'était
le produit spontané de l'homme comme tel, de l'indi-
vidu humain, mais des hommes socialement élevés, en-
traînés, soutenus: que la religion a un aspect social ; que
ses origines sont principalement sociales et que son
évolution a été coordonnée à celle des sociétés. » Revue
d'hist. et de UU. rel., Paris. 1913, p. 70.
3. Le pragmatisme de W. James est une philosophie
ruineuse dans l'ordre religieux lui-même. «Si les prag-
matistes dénoncent parfois à juste titre les procédés
excessifs d'abstraction et de construction dont use
l'intellectualisme, n'ont-ils pas, eux aussi, leur procédé
familier qui consiste, devant une opération logique in-
dispensable à la vérification ou à la preuve, à en pré-
senter la signification sous l'aspect affectif, qu'elle
revêt plus ou moins dans les esprits.de telle sorte que,
sans en perdre le bénéfice, ils en dissimulent la rigueur
formelle? C'est par là qu'ils se dispensent vraiment
trop de mettre en lumière les efforts que l'intelligence,
quand elle a la charge de vérifier et de prouver, doit
faire contre les préjugés inévitablement créés par les
desseins et les intérêts individuels, par les intentions
d'atteindre de préférence telles fins. Ces efforts, s'ils
n'arrachent pas entièrement l'intelligence à l'empire
des dispositions affectives et actives qui sont le
fouet de notre vie concrète, l'en libèrent du moins
relativement et momentanément, de façon à la pous-
ser à chercher entre les idées ou entre les choses des
rapports tels que toutes les intelligences les attendent
de même. Or, pour que cette dernière condit ion se réa-
lise pleinement, il ne suffit pas de constater qu'il y a
entre certaines de nos conceptions cl certains objets
des relations signifiant une possibilité d'action prati-
que; car la l'acuité d'agir efficacement, si on l'admet
comme donnée, peut tenir à des circonstances acciden-
telles et singulières, parfaitement capables de se répé-
ter sans rendre pour cela plus claire l'in llncncc qui leur
est attachée; il faut encore (pie les rclal ions des idées à
leurs conséquences puissent supporter en quelque
mesure l'épreuve d'une analyse toute intellectuelle qui
en suive les moments successifs, selon des règles uni-
verselles d'enchaînement, selon des principes de liaison
indépendants des réussites contingentes de la pra-
tique. Que l'idéal défini par ces règles et ces principes
doive s'approprier à la diversité des objets de connais-
sance comme aux imperfections de nos moyens de
connaître : soit. Encore est-ce lui qui permet de faire le
départ entre les recettes de l'expérience vulgaire et les
méthodes de l'expérience scientifique, entre les notions
en gros charriées par l'action qui réussit et les vérités
lumineusement détaillées par l'intelligence qui ana-
lyse, encore est-ce lui qui empêche les divers esprits
de se perdre dans leurs différences individuelles, ainsi
que dans la confusion des choses, qui les fait concourir,
non par rencontre extérieure, mais par rencontre in-
time, à l'œuvre de la science, qui les porte à affirmer
que toute vérité tient à d'autres, non point comme une
découverte fortuitement ajoutée aux découvertes anté-
rieures, mais comme l'expression d'un ordre total,
objet commun des recherches d'abord les plus diver-
gentes. » Victor De\boa. Conférences Foietvie, p. 128-130.
Sans doute le pragmatisme ne néglige pas l'accord
des esprits et la formation d'ensembles d'idées, mais il
reste un empirisme qui explique le tout par les parties
oubliant le rôle vivificateur des synthèses.
Quant au point de vue plus spécifiquement religieux
il ne tient pas assez compte des solidarités spirituelles.
« Est-ce donner de la vie religieuse une idée parfaite-
ment exacte que de représenter les croyances qui la for-
ment comme les effets d'une convergence relative d'ex-
périences individuelles? La religion, à mesure qu'elle
est plus approfondie, ne découvre-t-elle pas son prin-
cipe dans un esprit de vérité universelle qui nous trace
la voie hors des petits sentiers que chacun irait se
frayer à ses risques? N'est-elle qu'une façon à nous de
nous faire notre destinée, ou ne semble-t-il pas plutôt
que ce qu'elle enferme dans le problème de notre salut,
c'est, avec la pensée d'une réalisation totale de notre
nature, la représentation d'un lien qui nous unit à
Dieu et à nos semblables pour et dans l'accomplisse-
ment de cette œuvre suprême? A coup sûr le pragma-
tisme ne néglige pas, il décrit même parfois très vive-
ment la conscience que le sujet a de son union avec
Dieu et avec les autres hommes, et le déplacement que
cette conscience opère du centre de son activité. Mais
la valeur même de l'idée de la paternité divine et de la
fraternité humaine ne tient-elle qu'à l'usage que nous
en faisons, à la perception plus ou moins singulière
que nous nous en donnons? N'est-elle pas vraie avant
cet usage, vraie d'une vérité qui contient en puissance
la valeur de nos expériences individuelles? Tiendrons-
nous pour un élément dérivé, relatif ou approximatif
de la conscience religieuse, la not ion de l'unité du Verbe
qui illumine tout homme venu au monde? C'est pour-
tant par là que la conscience religieuse s'est libérée des
formes contingentes des vies nationales; c'est par là
qu'elle doit rester libre des formes non moins coid in-
génies des vies individuelles. Il ne suffit pas, pour trou-
ver un équivalent de celte pensée fondamentale, de
décrire des procédés de fusion ou de contagion mentale
par lesquels les hommes s'assimilent les uns aux au-
tres; car, outre (pie cette représentation de la société
des esprits peut, sembler bien naturaliste pour être au-
thentiquement religieuse, la question que j'indiquais
reste entière, comme la solution qui, selon moi, doit y
répondre : l'esprit d'universalité est-il, dans la religion
philosophiquement comprise, un caractère dérivé ou
un caractère primitif, un terme hypothétique et loin-
tain ou un principe immédiat et certain? »Ibid.,p. 131-
132.
Puis la not ion même d'expérience religieuse est déce-
vante, si oii entend par là, non pas simplement la
constatai ion de certains faits mais leur vérification par
leurs conséquences pratiques. « Si l'on se contente de
2257
RELIGION. L'EXPÉRIENCE RELIGIEUSE, CRITIQUE
2258
l'efficacité comme preuve, ne va-t-on pas ouvrir la
voie à toutes les formes de l'imagination visionnaire
et à toutes les pratiques de l'occultisme? Il y a de par
le monde tant de sujets naturellement délirants et
qu'enchante leur délire! M. W. James songeait récem-
ment à cette objection et y répondait en des termes
plus ingénieux, ce me semble, que rassurants." Qu'il se
« produise, disait-il, de folles végétations de croyances
« étranges et superstitieuses, eh bien, après? Si l'on n'a
« point beaucoup trop, l'on ne peut jamais avoir assez
« de quoi que ce soit. Combien ne faut-il pas de livres
« médiocres, de mauvaises œuvres d'art, de discours
« ennuyeux, d'hommes et de femmes de dixième ordre
« pour rendre possibles quelques spécimens exquis! »
N'insistons pas trop, si vous voulez bien, sur le rôle de
la superstition comme ferment de la religion; mais ti-
rons de cette défense le demi-aveu d'une importante
vérité : l'expérience religieuse, dès qu'elle prétend ne
tirer sa force probante que d'un sentiment d'efficacité
et de bienfaisance pratique, est inévitablement super-
stitieuse par essence et ne devient purement religieuse
que par accident : qu'est-ce à dire, sinon que l'expé-
rience religieuse, pour valoir, demande à être homolo-
guée par la doctrine? » Ibid., p. 134.
« Concluons donc en constatant que le pragmatisme
a renversé la hiérarchie des ternies. Veritas, vita et via!
Ce n'est pas à la vie de se faire son chemin en prenant
pour guides les inspirations plus ou moins heureuses
de quelques génies mystiques, élevées au rang de véri-
tés, c'est à la vérité qu'il appartient de gouverner la
vie, de l'engager et de la diriger dans sa voie. La vérité
reste en droit, et absolument la première. «Ibid., p. 135.
4. Sans nier la réalité de faits de subconscience chez
les individus normaux eux-mêmes, ni celle d'une sub-
conscience organisée chez les individus anormaux
(cf. J. de La Vaissière, S. J., Éléments de psychologie
expérimentale, ÔL' édition, Paris, 1921, p. 252-275, en
particulier la conclusion, p. 275), on doit constater que
W. James fait à la névropathie une place exagérée et
lui attribue une valeur qu'elle n'a pas. « James ne dit
pas un mot (ou le mot sera si court qu'il m'a échappé)
sur saint Thomas d'Aquin, Bossuet ou François de
Sales... Mais tous les hommes qui ont été déséquilibrés,
qui ont une fêlure quelconque dans le cerveau, trou-
vent dans ce livre une royale hospitalité. » Emile
Faguet, Revue latine, 1906. James peut répondre qu'il
n'enquêtait pas sur le raisonnement religieux, mais sur
l'expérience religieuse. Sans doute, « mais pourquoi
a-t-il peu ou point pris les faits d'expérience religieuse
parmi ceux qui les contrôlaient par la froide raison,
puisque plusieurs de ces spéculatifs ont éprouvé des
phénomènes rentrant dans les faits étudiés? Pourquoi,
lorsqu'il cite des sujets doués d'une haute puissance de
jugement comme sainte Thérèse, ne mentionne-t-il pas
les analyses données par les sujets de leurs phéno-
mènes? D'après l'objet môme de l'enquête, James ne
pouvait avoir comme sujets que des névropathes ou
des individus exceptionnels : c'est une grave erreur
d'avoir cité pêle-mêle des malades, des gens d'une mo-
ralité douteuse, des hommes de génie, des saints. » De
La Vaissière, op. cit., p. 325-320.
« Les névropathes en particulier, continue le P. de
La Vaissière, sont-ils des témoins autorisés en matière
de réalité, quand la névrose apouretïet caractéristique
de troubler la fonction du réel? » Et il renvoie à Pierre
Janet, Les névroses, Paris, 1919, Ire part., c. vi. Ce
dernier observe au sujet des psychasthéniques que,
pas plus chez ceux-ci que chez les hystériques, on ne
constate de véritables modifications des organes senso-
riels, mais seulement « des sentiments pathologiques à
propos de l'appréciation des perceptions et des agita-
tions qui s'y ajoutent », et il donne à ce sujet l'appré-
ciation suivante : « Les principaux sentiments obser-
vés sont, comme on l'a vu, le sentiment d'absence de
relief, d'obscurité, de lointain, d'étrange, de jamais vu,
de faux, de rêve, d'éloignement, d'isolement, de mort.
Quel est le sentiment auquel se rattachent tous les
autres? On a souvent dit que c'était le sentiment de
nouveau et d'étrange, je crois plutôt que c'est le senti-
ment de non-réel, le sentiment d'absence de la réalité.
C'est ce sentiment de l'irréel qui donne les impressions
de rêve, de simulation, de jamais vu, de fantastique,
c'est cette absence de réalité psychologique qui leur
fait dire cpie les autres hommes sont des automates
cl qu'eux-mêmes sont des morts. On pourrait dire
qu'ils ont conservé toutes les fonctions de percep-
tion, mais qu'ils n'y ajoutent plus les sentiments de
confiance, de certitude qui constituent dans notre esprit
la notion de la réalité. Nous retrouvons à propos de la
perception le même doute qui troublait la mémoire et
l'intelligence. Ce doute est une sorte d'inachèvement de
la perception, exactement comme le défaut de cons-
cience personnelle que nous avons noté chez l'hysté-
rique, c'est pourquoi les troubles de la perception pré-
sentés par le psychasthénique méritent d'être rappro-
chés îles dysesthésies et des anesthésies hystériques :
ce sont, malgré les apparences, des phénomènes très voi-
sins l'un de l'autre. » Op. cit., p. 197 198. Cf.II* part.,
C. ni. L'état mental hystérique, § 4. Le rétrécissement
du champ de la conscience. C. iv. L'état mental
psychasthénique, § 3. La perte de la fonction du réel,
fait rattaché à un autre fait plus général, étudié au
§ 1 : l'abaissement de la tension psychologique.
De plus « les conclusions de James sont en partie des
tautologies formellement contenues dans les prémisses.
Si les éléments rationnels sont systématiquement écar-
tés, il est bien clair que la primauté dans l'ordre reli-
gieux appartiendra à l'inconscient et à l'irrationnel. »
De La Vaissière, ibid., p. 32G.
Lutin W. James fait de tous les initiateurs des
névropathes : « En somme, on peut dire que tous les
initiateurs sont sujets à de pareils phénomènes d'auto-
matisme: ils ne seraient pas ce qu'ils sont s'ils n'avaient
plus ou moins un tempérament de névropathe, c'est-à-
dire de soudaines illuminations et des impulsions obsé-
dantes. » L'expérience religieuse, p. 403. Or Pierre
Janet, un de ceux qui ont le mieux étudié l'automa-
tisme psychologique, nous dit tout le contraire:» Quel-
les que soient les analogies dans les circonstances exté-
rieures, la folie et le génie sont les deux termes extrê-
mes et opposés de tout le développement psycholo-
gique. Toute l'histoire de la folie, comme l'a soutenu
Haillarger, et après lui beaucoup d'aliénistes, n'est que
la description de l'automatisme psychologique livré à
lui-même, cl cet automatisme, dans toutes ses mani-
festations, dépend de la faiblesse de synthèse actuelle
qui est la faiblesse morale elle-même, la misère psycho-
logique. Le génie, au contraire, est une puissance de
synthèse capable de former des idées entièrement
nouvelles qu'aucune science antérieure n'avait pu
prévoir, c'est le dernier degré de la puissance morale.
Les hommes ordinaires oscillent entre ces deux ex-
trêmes, d'autant plus déterminés et automates que
leur force morale est plus faible. » L'automatisme psy-
chologique, Paris, 1903, 4e éd., p. 478.
5. Enfin, sur la réalité avec laquelle le subliminal
nous mettrait en rapport, ou bien W. James est très
vague, ce qui se conçoit aisément, car le sentiment à
quoi il réduit l'expérience religieuse et dont les accom-
pagnements intellectuels sont secondaires ne saurait
nous donner des précisions sur le plus grand moi, ou
bien il donne des indications assez troublantes dans le
sens d'un pluralisme. «Après tout, pourquoi le monde
ne serait-il pas composé de plusieurs sphères de réalité
se pénétrant les unes les autres? Pour atteindre cha-
cune d'elles, nous devrions nous munir d'une concep-
2259
RELIGION. L'EXPÉRIENCE RELIGIEUSE, CRITIOUK
2260
tion différente de l'univers. » L'expérience religieuse,
p. 105. Ces expressions assez énigmatiques s'éclairent
dans une certaine mesure quand on les rapproche de
ce (pie James nous a dit du Pluralistic Universe (trad.
française, sous le titre de Philosophie de l'expérience,
Paris, 1010, l'année même de la mort de W. James).
Voici d'après M. G. Miehelet les idées principales de
cet ouvrage : « Le théisme (philosophie catholique) re-
présente Dieu et la création comme deux entités dis-
tinctes, et fait de nous « des êtres étrangers à Dieu et
«lui restant étrangers». L'homme étant ainsi un simple
sujet, Dieu n'est plus le cœur de notre cœur, mais un
souverain. Ce dualisme s'est toujours trouvé en lutte
avec le monisme, plus simple, plus logique, plus ration-
nel, plus radical: et avec les expériences mystiques des
âmes religieuses sur un Dieu intime. Cette intimité
du divin et de l'humain écarte tout autant le pan-
théisme, système spéculatif issu du besoin d'unité.
Le pluralisme nous fait découvrir des zones multiples
d'existences, dans le monde, des régions nouvelles et
inexplorées, l'expérience naturelle n'est qu'un frag-
ment de l'expérience totale, et le monde du pluralisme
ressemble à une république fédérale plutôt qu'à un
empire. Il y a, non un univers, mais un muttivers. Cet
empirisme pluraliste établit pour nous la relation la
moins lointaine avec Dieu; avec Dieu conçu comme
fini, qui n'a plus à expliquer le mystère de la chute, le
mystère du mal, le mystère du déterminisme univer-
sel : notre conscience humaine, par l'expérience reli-
gieuse, s'unit donc à cette « conscience surhumaine »,
elle-même finie dans l'univers ». Art. Religion dans Dic-
lionn. apol., t. îv, Paris, 1022, col. 904. Nous renvoyons
sur cette question philosophique à l'article Dieu de ce
dictionnaire où l'on verra que la conception d'un Dieu
fini est une contradiction dans les termes et on consta-
tera plus loin que l'expérience religieuse est orientée
vers un absolu. Quant à la science moderne, elle pos-
tule l'unité de l'Univers.
3° Mérites du système. — ■ Ces réserves capitales ne
doivent pas empêcher de reconnaître non seulement
le succès persistant (dont nous avons une preuve dans
l'abondante bibliographie qui termine l'ouvrage de
M. G. Maire sur \V. James paru en 1933), la riche
documentation, les fines analyses, l'humour, l'entrain
de V Expérience religieuse mais ses mérites positifs. Nous
en empruntons rémunération à G. .Miehelet, loc. cit.,
col. 900 à 902.
« 1. La théorie de W. James reconnaît la réalité des
faits de conscience et l'expérience religieuse. — Ainsi
s'oppose-t-ellc au système sociologique, pour qui seul
l'extérieur, l'objectif, le collectif a une réalité véritable,
et seule susceptible de connaissance scientifique, elle
réagit tout autant contre les tendances de la psycho-
logie inspirée de l'empirisme anglais, pour qui le fait
de conscience est secondaire, sorte d'épiphénomène,
sans efficacité, pure réplique ou ombre du phénomène
physiologique. Suivant l'école expérimentale anglaise
et la psychologie de Ribot, qui a importé en France
ces théories, en opposition si nette avec la tradition
philosophique française, toute explication psycholo-
gique, pour être scientifique, doit s'interpréter en ter-
mes de biologie. W. James, et avec lui Bergson, réa-
gissent vigoureusement contre une telle suppression de
la psychologie. M. Bergson a préfacé la traduction
française du Pragmatisme de W. .lames, parue à Paris
en 1911, l'original anglais étant de 1907.
« Les faits de conscience sont réels, constituent des
données immédiates. De même, l'expérience religieuse
demande à être analysée, avanl «l'en venir à l'étude
des institutions; ni la sociologie, ni l'histoire des reli-
gions ne peuvent suppléer à la psychologie religieuse.
Sans celle-ci, elles demeureront inintelligibles.
«2. Elle affirme l' irréductibilité <tcs faits de conscience
et de l'expérience religieuse. — Même si les faits de cons-
cience sont conditionnés par des données biologiques
et des antécédents nerveux, théorie de chevet acceptée
par James, et qui est, on le sait, la donnée du composé
humain de la scolastique, ces faits ne peuvent se rame-
ner à ces antécédents. Même si l'expérience religieuse
s'accompagne de phénomènes de névrose, ou de mani-
festations pathologiques, en son fond elle garde sa réa-
lité et sa valeur. W. James a énergiquement repoussé et
ridiculisé les théories du matérialisme médical, qui ra-
mène la conversion, dans l'adolescence, à une crise de
l'instinct sexuel, la conversion de saint Paul « à une
décharge épileptiforme dans l'écorce occipitale », et la
mélancolie de Carlyle à un « catarrhe gastroduodénal ».
Contre ces fantaisies matérialistes la réfutation pleine
de verve de W. James gardera toute sa valeur.
«3. Elle reconnaît les variétés de l'expérience religieuse.
— Dans les théories sociologiques, l'individu n'est que
le résultat du milieu social; son individualité n'existe
pas, ou demeure inexplicable, ou du moins ne peut
s'expliquer que par l'entrecroisement des facteurs so-
ciaux, qui nient cette illusion de personnalité, toute
factice on le voit; ici James insiste sur ces variétés
(d'où le titre anglais: The varieties...), sur ces aspects
strictement individuels, sur cette coloration person-
nelle des idées, des sentiments religieux. Cette expé-
rience se réalise dans la personne, et elle partage son
inimitable originalité; les expériences ne se révèlent
jamais entièrement les mêmes. Pas de conformisme
religieux, ni de pure imitation, ni d'écho inerte, mais
la vie, la vie individuelle, avec les marques de cette
individualité.
« 4. Elle s'attache surtout aux expériences religieuses
originales, plus complètes, plus élevées. — Par là, cette
méthode nous débarrasse de ce privilège ridicule, de
cet engouement des thèses évolutionnistes pour le pri-
mitif. Elle rappelle la science des religions au respect
des méthodes scientifiques : étudier d'abord ce qui est
le mieux connu, le plus directement observable, le plus
près de nous; expérience qui, scientifiquement, est
plus accessible à la fois et plus significative. Elle ren-
verse donc et d'abord tout l'échafaudage évolution-
niste, pour se mettre immédiatement en face des faits
religieux, sans théorie interposée, comme James se
préoccupe d'entrer dans la psychologie, en oubliant
toute explication préconçue. Cf. \V. James, Précis de
psychologie, traduction française, préf., p. vu et p. 19.
« 5. Elle met sur le même pied V expérience religieuse
et l'expérience scientifique. — ■ Elle n'entend pas suppri-
mer la religion au nom de la science : la méthode scien-
tifique lui impose de reconnaître des faits religieux
d'un autre ordre que les faits matériels, observables
du dehors, mais tout aussi réels, qui s'imposent à
l'observation, et que la science doit, non pas nier
arbitrairement, ou dédaigner de parti pris, mais s'ef-
forcer d'expliquer. D'ailleurs, cette expérience nous
apporte l'affirmation de nouvelles réalités, plus hautes,
plus larges, (|ue les étroites limites où la science pré-
tend nous enfermer.
« 6. Elle proclame la valeur éminente de laide religieuse.
— Et ceci, par application du pragmatisme. Les for-
mules significatives abondent dans l'œuvre de James :
» la religion est un rouage essentiel » de la vie, une
fonction biologique des plus importantes; la sainteté
est un facteur essentiel du bien-être social : les saints
comptent parmi les grands bienfaiteurs de l'huma-
nité. En face du scientisme orgueilleux et du scepti-
cisme qui paralyse les âmes, l'œuvre de .lames exaile
la valeur de la vie religieuse, source de force, de paix,
de joie et d'héroïsme. » Diclionn. apol., art. Religion
col. 900 cl 902.
Nota.- -H. Delacroix a émis des idées assez, voisines
de celles de W. .lames. Comme lui il fait appel au sub-
2261
RELIGION. ORIGINE DANS LA CONSCIENCE CLAIRE
2262
conscient et comme lui il croit que le subconscient
nous met en rapports avec une réalité supérieure. Son
analyse a été exposée et critiquée à l'art. Mystique,
t. x, col. 2654 sq. L'auteur de cet article avait surtout
en vue l'ouvrage de H. Delacroix, intitulé Les grands
mystiques chrétiens (de 1908). Depuis, ce même philo-
sophe a donné des indications sur l'orientation géné-
rale de sa pensée : « Les dieux sont l'incarnation,
l'individualisation de la force religieuse, élémentaire,
anonyme, impersonnelle, qui les déborde, laissant flot-
ter autour d'eux un monde d'infinité. » La religion et
la foi, Paris, 1922, p. 428.
L'intelligence « est l'aptitude à construire des sys-
tèmes d'abstractions les uns par dessus les autres; a
pousser plus avant dans la voie où elle s'est engagée;
à compléter par une diversité concurrente ce qu'elle
commence par établir, comme en font foi ces univers
complémentaires de la science que sont la religion,
l'art, la morale et le droit, la philosophie dont l'essence
est bien de construire des mondes différents et complé-
mentaires et non point de constituer des essais provi-
soires qui tôt ou tard s'évanouiront devant la science ».
Les grandes formes de la vie mentale, Paris, 1934, p. 148.
En somme, du panthéisme que nous n'avons pas à
réfuter ici.
III. LA RELIGION ET LA CONSCIENCE CLAIRE : EMILE
BOUTROUX. — Ce philosophe met l'essence de la reli-
gion— pour légitimer l'attitude religieuse — dans le
besoin de dépassement qui caractérise la société et
l'individu.
« Chose étrange, chaque groupe d'hommes, chaque
individu ne tient pas seulement à ses coutumes, parce
qu'elles sont siennes, mais parce qu'il les croit supé-
rieures à celles de tous les autres. Et chaque événement
humain n'est pas seulement déterminé par un besoin
insatiable de changement : il doit, en outre, dans la
pensée de ceux qui y sont mêlés, réaliser une forme
d'existence plus belle et plus haute que toutes les
précédentes. Nulle génération ne croit sérieusement
être inférieure à ses devancières. Quand nous nous
complaisons à analyser les biens dont jouissaient les
générations antérieures et qui nous manquent, les
éloges mêmes que nous décernons à nos devanciers si-
gnifient, au fond, qu'il ne tient qu'à nous, en nous
appropriant ce qu'ils ont pu trouver d'utile et de bon,
non seulement de les égaler, mais de les dépasser.
« Or quelle est la valeur de tels jugements? Sont-ils
entièrement absurdes? L'histoire humaine n'est-elle,
en réalité, qu'une vaine succession de formes inuti-
lement diverses, ou a-t-elle, en effet, un sens?
« Si l'on considère, non plus les sociétés et leur his-
toire, mais l'individu dans le sentiment qu'il a de sa
vie intérieure, le même problème se pose. Par toutes ses
facultés, l'homme, constamment, cherche autre chose
et mieux que ce qu'il possède. Une sensation donnée
lui est une excitation à poursuivre une sensation nou-
velle. Une idée qui lui est offerte lui en suggère d'au-
tres, et l'induit à questionner, à comparer, à philo-
sopher. Le but qu'atteint sa volonté n'est déjà plus,
à ses yeux, qu'un point de départ pour une nouvelle
entreprise.
« Soit dans l'histoire de son espèce, soit dans sa vie
individuelle, l'homme est un être qui aspire à se dépas-
ser. Que signifie, que vaut cette bizarre prétention?
«A cette question l'on peut, notamment en s'appu-
yant sur certains aspects de la science moderne, ré-
pondre que l'homme est dupe d'une illusion, que nulle
part, dans la nature, ne saurait jamais se produire
aucun phénomène qui ne soit un simple équivalent des
antécédents dont il dérive. L'univers est préformé,
totalement, de toute éternité, dans ses éléments et ses
lois. Si l'homme a le sentiment d'un manque, d'une
possibilité de se grandir, s'il croit qu'à son aide vien-
DICT. DE THÉOL. CATHOL.
nent des puissances surnaturelles, ces impressions sont
uniquement le fait de son ignorance et de sa vanité.
Son pouvoir est une quantité donnée, résultante méca-
nique des forces naturelles dont il est la synthèse
accidentelle et temporaire. Sa destinée est enfermée
dans les limites de ce pouvoir. Cette appréciation des
choses est très concevable, et, à certains égards, plau-
sible; mais elle n'est pas nécessaire.
«En fait, la réflexion humaine en a, de tout temps,
professé une toute différente. Selon cette autre inter-
prétation, l'homme a, bien réellement, la capacité de
concevoir des fins supérieures à ses forces naturelles;
et vers ces fins il lui est possible de s'élever, parce qu'à
son action peut s'unir celle de quelque être plus grand
que lui, et plus puissant que la nature. Collaborateur
de cet être supérieur, l'homme peut, véritablement,
dépasser et la nature, et lui-même.
« Il semble que ce soit dans cet ordre d'idées qu'il
convienne de chercher l'essence de la religion.
« L'homme est sur le chemin de la religion dès que,
sérieusement, il cherche à se dépasser, non seulement
quantitativement, mais qualitativement. Un accrois-
sement de forces purement quantitatif pourrait s'ex-
pliquer par un simple emprunt fait au réservoir, peut-
être infini, des énergies physiques de l'univers. Mais un
accroissement de valeur et de perfection, s'il est autre
chose qu'un mot, surpasse les forces delà nature comme
telle.
«Déjà la science et l'art visent un tel accroissement,
mais s' appuyant sur la nature et le donné, ils vont au-
devant du vrai et de l'idéal, ils le cherchent : ils ne
savent s'ils y peuvent atteindre.
«L'originalité de la religion, c'est d'aller, non du pou-
voir au devoir, mais du devoir au pouvoir : c'est de
procéder résolument en supposant le problème résolu,
et de partir de Dieu. Ab aclu ad posse, telle est sa
devise. Dieu est l'être, le principe, la source débor-
dante de la perfection et de la puissance. Qui participe
à la vie de Dieu est en possession de dépasser vérita-
blement la nature, de créer. Religion c'est création,
belle et bienfaisante, en Dieu et par Dieu.
«Remontant à la source même de l'être, la religion
intéresse l'homme tout entier. Il est vain de se deman-
der si elle est plutôt affaire de sentiment ou d'intelli-
gence ou de volonté. Elle a son siège en ce fond de
l'âme où l'un et le multiple se pénètrent, caractère qui
déjà parait dans ce que nous appelons la vie. La
volonté y est foi, confiance, résolution invincible,
comme il convient à ce qui se sent un avec la puissance
créatrice. L'intelligence travaille pour se créer des
formes capables de représenter l'irreprésentable d'une
manière à la fois digne de l'objet et saisissable pour
l'humanité. Et le sentiment, tour à tour terreur en
face de l'insondable, et enthousiasme au contact du
divin, trouve sa pleine satisfaction dans cet amour
suprême, en même temps don de soi et possession, qui
est, par excellence, la fécondité et la joie.
« Et toutes ces manifestations, au fond, se comman-
dent et se pénètrent les unes les autres, comme, dans
la lumière, sont unies les couleurs qui, réfléchies par
des corps divers, se distingueront. » L'essence de la
religion, dans Revue bleue, 25 mai 1912, et La nature
et l'esprit, Paris, 192C, p. 224-227,
Dans une autre étude intitulée L'au-delà intérieur,
Routroux a esquissé une démonstration de la vérité de
la religion ainsi comprise. Il part de l'expérience reli-
gieuse et il se pose la question suivante : « Dans l'expé-
rience religieuse d'un saint Paul, d'un saint Augustin,
d'un Luther, d'une sainte Thérèse, d'un Pascal,
l'homme ne perçoit-il pas, au-dedans de soi, un contact
avec un être plus grand et plus parfait que lui, c'est-à-
dire un au-delà véritable? » Morale et religion, Paris,
1925, recueil de conférences données de 1907 à 1918,
T. — XIII. — 72.
2263
RELIGION. THÉORIE DE H. BERGSON, EXPOSÉ
2264
p. 8G. Mais l'expérience est un fait complexe qui com-
prend deux éléments : 1° une émotion, un état d'âme;
2° une interprétation; l'audition d'une parole inté-
rieure et son attribution à Dieu, une intuition et un
concept. Or la valeur de l'expérience dépend de celle
du concept. Il y a, il est vrai, le moi subliminal, mais ce
moi c'est une possibilité d'au-delà, ce n'en est pas un
immédiatement. Mais « il semble bien que les génies
de tout ordre, scientifiques, artistiques, religieux aient
véritablement agrandi, ennobli la conscience humaine
et, par conséquent, aient communiqué intérieurement
avec un au-delà, dont ils ont contribué à faire péné-
trer quelque chose dans notre monde ». IbUI., p. 89.
Recourons donc à la philosophie, la simple analyse
psychologique ne suffisant pas. Il faut, pour le faire
comprendre, deux précautions : ne pas définir a priori
l'objet de notre recherche puisqu'il s'agit de quelque
chose de plus que nous ne voyons et croyons qui serait
en nous; puis se servir de concepts, on ne philosophe
pas autrement, mais « pour analyser, comprendre et
approfondir la vie elle-même, dans toute sa compré-
hension, tant pratique que spéculative ».
Ces précautions prises, constatons dans toute la vie
de l'homme l'effort pour se dépasser. « L'action hu-
maine, si humble soit-ellc, tend à produire quelque
chose que les seules forces mécaniques n'auraient pas
réalisé, c'est-à-dire à créer en quelque manière. Déjà
l'enfant se plaît à contrarier la nature, à imposer aux
choses ses fantaisies, à les détruire pour constater sa
puissance, à les mettre sens dessus dessous, à leur
donner des formes grotesques pour se persuader qu'il
crée. 11 n'est pas jusqu'aux noms, aux mots du lan-
gage, qu'il ne s'amuse à déformer. L'homme médiocre
comme l'homme de génie, le méchant comme le bon
veulent changer les choses, leur imposer des formes que
celles-ci ne se donneraient pas d'elles-mêmes, et qu'ils
estiment neuves et belles. De la nature ils font la ma-
tière de quelque chose qu'ils rêvent supérieur : l'art.
t II en est de même du désir humain. Il va, d'instinct,
à l'infini, à l'irréalisable, à l'impossible. La preuve
c'est que son contentement même éphémère ne fait
que lui donner un nouvel élan et le lancer vers des fins
plus hautes. Les enfants demandent la lune, les hom-
mes l'amour, le bonheur, la justice. Et, au fond, cet
instinct n'est nullement absurde car, en désirant for-
tement l'impossible, on le rend possible en quelque
mesure. Ce sont ceux qui ont pour maxime ab actu ad
posse, qui peuvent. Ceux qui se règlent sur la maxime
contraire, celle qui prescrit de borner l'agir au pouvoir,
peuvent de moins en moins. » Ibid., p. 91.
Mais l'intelligence dont l'œuvre, la science, tend à
l'identification universelle ne supprime-t-ellc pas l'au-
delà? Non, car l'analyse de la perception décèle dans
l'esprit « sa puissance de dépasser la réalité donnée ».
Dans la perception il y a d'abord une intuition, une
impression subie par l'esprit au contact de l'objet
donné. Il y a ensuite un concept, forme où l'on doit
faire entrer l'objet pour le percevoir; « connaître c'est
reconnaître ». Voilà pourquoi on ne saisit dans une
langue étrangère qu'on ignore qu'un bruit confus,
lui lin, comme le concept n'a pas été fait pour l'intui-
tion particulière cpii s'y moule, il faudra ajuster celle-ci
à celui-là, et cet ajustement sera une véritable création,
travail qui i transforme, assouplit, diversifie, multiplie
lis concepts » et du même coup les possibilités d'in-
tuition. L'intelligence vise donc un au-delà, l'idée fai-
sant naître d'autres idées.
Reste la question fondamentale : les créations de
l'homme comportent-elles une valeur objective? Il faut
ici distinguer deux sortes d'objectivité : la conception
dualiste ou le sujet est comme le miroir de l'objet, nuis
qui ne tient pas devant ce fait que l'objet.la chose, est
sans cesse recréé par l'esprit, d'où il suit que le dualisme
même est l'œuvre de l'esprit, et l'objectivité première,
dont le principe se trouve « dans la raison elle-même,
en tant qu'elle est, par essence, en communion avec
l'être ». C'est parce qu'il est construit sous la direction
de cette raison, que l'objet a une valeur objective.
« Or le fond de l'esprit, c'est la puissance et la vo-
lonté de créer dans l'harmonie. Se répandre de toutes
les manières possibles, et se réaliser en des êtres
qui s'aiment, s'accordent, et produisent des mondes
beaux et ordonnés, c'est la tâche qu'il se donne.
a Déjà le monde donné, ce que nous appelons le réel,
est le fruit de l'au-delà intérieur, qui tend à se réaliser,
mais cette réalisation même fait ressortir la supériorité
de l'harmonie invisible sur l'harmonie visible : l'har-
monie invisible est meilleure que la visible, disait
Heraclite.
« C'est pourquoi l'esprit cherche à réaliser le surplus
qui est en lui par des voies autres que celles de l'expé-
rience objective et de la science positive : par la méta-
physique, par l'art, par la religion.
« La métaphysique concerne la connaissance : c'est
l'effort pour considérer les êtres, non seulement au
point de vue de leur nature et de leurs rapports actuels,
mais au point de vue de leur création et de leur raison
d'être.
« L'art, c'est l'effort vers l'au-delà dans l'ordre de la
production. Il consiste dans la tentative de créer avec
quelques matériaux empruntés à notre monde, à ce
monde matériel où notre être se perd, un autre monde
où nous soyons chez nous, un monde humain.
« La religion, enfin, est l'effort pour accroître, agran-
dir et transfigurer le fond même de notre être, grâce à
cette puissance qui nous fait participer d'un être autre
que le nôtre, et qui veut embrasser l'infini même :
l'amour. Le principe de la religion, c'est ce qu'on
appelle l'argument ontologique. Dieu, que ton règne
soit ! Que le parfait se réalise ! Tandis que la nature dit :
nemo ultra posse lenetur : le pouvoir est la mesure du
devoir, la maxime de la religion est : tu dois, donc tu
peux. Ht, en effet, la religion confère à la nature la
force de réaliser ce qui, à ses yeux, était irréalisable!
« La religion, est, au sein de l'âme, le gage de l'unité
foncière du donné et de l'au-delà, et la promesse de
l'avènement croissant de celui-ci dans le domaine de
celui-là. » Ibid., p. 96-97.
Emile Routroux devait aller plus loin dans la voie
des affirmations religieuses. Le 8 mai 1919, à la fin de
son discours de réception de François de Curel, il
disait : « Demain comme hier soyons vraiment des
hommes, c'est-à-dire osons être les collaborateurs de
Dieu, de ce Dieu, exempt d'envie, qui, en revêtant
l'humanité pour nous unir à lui, nous a appelés àfaire,
avec lui, descendre sur la terre la justice et la paix. »
IV. LA RELIGION ET LA CONSCIENCE CLAIRE: HENRI
beroson. — 1° Exposé. — Trop souvent, nous l'avons
vu, ethnologues et psychologues, même ceux qui ont
une vive sympathie pour la religion, comme W. James,
mettent sur le même pied des phénomènes de valeur
très inégale, du moins accordent aux plus bas d'entre
eux la même signification essentielle qu'aux plus éle-
vés : les corroboris australiens expliqueraient plus sim-
plement et plus clairement le phénomène religieux, que
tout autre fait, nous dit Durkheim, la mind-cure nous
met eu relations avec l'au-delà comme l'extase mys-
tique véritable, nous affirme W. James. On comprend
([n'en présence d'assimilations aussi peu justifiées,
M. Dergsou ait distingué deux sources de la religion et
deux religions. Les deux sources de la morale el de la
religion, Paris, 1932,
1. L'obligation morale. — Le premier chapitre des
Deux sonnes n'rsl pas consacré à la religion mais à
l'obligation morale. Nous le résumerons brièvement.
Il y a une pression «le la société sur l'individu pour le
2265
RELIGION. THÉORIE DE H. RERGSON, EXPOSÉ
2266
contraindre à subordonner son égoïsme à l'intérêt géné-
ral, cette pression crée l'obligation et institue une mo-
rale close, où les divers groupements humains trouvent
leur sécurité sans s'élever jusqu'à l'humanité prise
dans son ensemble. Mais vient l'appel du héros; à la
pression se substitue une aspiration, à la loi imperson-
nelle, l'invitation à imiter une personnalité créatrice.
« Fondateurs et réformateurs de religion, mystiques et
saints, héros obscurs de la vie morale que nous avons
pu rencontrer sur notre chemin et qui égalent à nos
yeux les plus grands, tous sont là : entraînés par leur
exemple, nous nous joignons à eux comme à une ar-
mée de conquérants. Ce sont des conquérants, en effet :
ils ont brisé la résistance de la nature et haussé l'huma-
nité à des destinées nouvelles. Ainsi, quand nous dissi-
pons les apparences pour toucher les réalités, quand
nous faisons abstraction de la forme commune que les
deux morales, grâce à des échanges réciproques ont
prise dans la pensée conceptuelle et le langage, nous
trouvons aux deux extrémités de cette morale unique,
la pression et l'aspiration : celle-là d'autant plus par-
faite qu'elle est plus impersonnelle, plus proche de ces
forces naturelles qu'on appelle habitude et même ins-
tinct, celle-ci d'autant plus puissante qu'elle est plus
visiblement soulevée en nous par des personnes, et
qu'elle semble mieux triompher de la nature. Il est vrai
que, si l'on descendait jusqu'à la racine de la nature
elle-même, on s'apercevrait peut-être que c'est la même
force qui se manifeste directement, en tournant sur
elle-même, dans l'espèce humaine une fois constituée,
et qui agit ensuite indirectement, par l'intermédiaire
d'individualités privilégiées, pour pousser l'humanité
en avant. » P. 47-48. Il s'agit dans le second cas d'âmes
ouvertes et non pas closes, qui grâce à la force propul-
sive de l'émotion sont créatrices de valeurs morales nou-
velles: l'humanité, la justice absolue, invention judéo-
chrétienne; et ainsi la morale ouverte se substitue à la
morale close, la mysticité au dressage, l'élan d'amour à
la pression sociale. Et ces deux morales relèvent beau-
coup plus de la vie que de la raison pure.
2. Les deux religions. — Gomme il y a une morale
close et une morale ouverte, il y a une religion stati-
que et une religion dynamique qui opposent également
les contraintes sociales et les initiatives d'individua-
lités supérieures .
a) La religion statique et la fonction fabulatrice. —
La religion statique est la forme inférieure du phéno-
mène religieux. Absurdités et immoralités y abondent;
elles ne tiennent ni à une mentalité primitive, ni à des
représentations collectives, mais bien à la fonction fa-
bulatrice, créatrice de représentations fantasmatiques,
qui est à l'œuvre dans le roman, le drame, les mytho-
logies et les superstitions des primitifs. Elle a, au début
tout au moins, retenu l'intelligence sur une pente dan-
gereuse pour l'individu et l'espèce. Cet instinct virtuel
répond aux exigences de la vie.
a. Origine de la fonction fabulatrice. — ■ Pour le com-
prendre, il faut en revenir à la signification de l'élan
vital. Ni le pur mécanisme, ni la pure finalité ne l'ex-
pliquent, parce que ce n'est pas quelque chose de pré-
déterminé, car les formes qu'il crée de toutes pièces
par des sauts discontinus sont imprévisibles. A un
point de l'évolution, la résistance de la matière a fait
que la vie a bifurqué dans deux de ces formes impré-
visibles : les insectes et les vertébrés aboutissant à
l'homme. Chez les insectes nous voyons apparaître une
société immuable, instinctive, où les éléments n'exis-
tent qu'en vue du tout. Chez l'homme nous consta-
tons une société qui change. Grâce à l'action de l'intel-
ligence, une grande marge y est laissée à l'individu et
le progrès s'y ajoute à l'ordre. Mais, comme les deux
types de société sont créés par le même élan vital, on
trouvera chez celui-ci, l'humain, comme une frange
d'instinct autour de l'intelligence et chez l'autre des
lueurs d'intelligence au fond de l'instinct. Seulement,
dans l'un et l'autre cas, il y a société, car, pour agir
sur la matière, avec l'outil incorporé à l'organisme de
l'insecte ou indépendant, chez l'homme, il faut divi-
sion du travail et coordination : «le social est au fond
du vital. » P. 123. Seulement, tandis que chez l'insecte
le social s'impose, il n'en va pas de même chez l'homme
et, s'il n'en est plus de même, «c'est que l'effort d'in-
vention, qui se manifeste dans tout le domaine de la
vie par la création d'espèces nouvelles, a trouvé dans
l'humanité seulement le moyen de se continuer par des
individus auxquels est dévolue alors, avec l'intelli-
gence, la faculté d'initiative, l'indépendance, la li-
berté. Si l'intelligence menace maintenant de rompre
sur certains points la cohésion sociale, et si la société
doit subsister, il faut que, sur ces points, il y ait à l'in-
telligence un contrepoids. Si ce contrepoids ne peut
pas être l'instinct lui-même, puisque sa place est jus
tement prise par l'intelligence, il faut qu'une virtua-
lité d'instinct ou, si l'on aime mieux, le résidu d'ins-
tinct qui subsiste autour de l'intelligence, produise le
même effet; il ne peut agir directement; mais, puisque
l'intelligence travaille sur des représentations, il en
suscitera d' » imaginaires qui tiendront tête à la repré-
sentation du réel et qui réussiront, par l'intermédiaire
de l'intelligence même, à contrecarrer le travail intel-
lectuel. Ainsi s'expliquerait la fonction fabulatrice. Si
d'ailleurs elle joue un rôle social, elle doit servir aussi
l'individu, que la société a le plus souvent intérêt à
ménager .. P. 124.
b. Rôles de la fonction fabulatrice. — D'abord elle
réagit contre la tendance à la désorganisation sociale.
Un fait recueilli par la science psychique permet de
comprendre le mécanisme de cette réaction.
Une dame se trouvait à l'étage supérieur d'un hôtel. La
barrière destinée à fermer la cage de l'ascenseur était juste-
ment ouverte. Cette barrière ne devant s'ouvrir que si l'as-
censeur est arrêté à l'étage, elle crut naturellement que l'as-
censeur était là, et se précipita pour le prendre. Brusque-
ment elle se sentit rejeter en arrière : l'homme chargé de
manœuvrer l'appareil venait de se montrer, et de la repous-
ser sur le palier. A ce moment elle sortit de sa distraction.
Elle constata, stupéfaite, qu'il n'y avait ni homme, ni appa-
reil. Le mécanisme s'étant dérangé, la barrière avait pu
s'ouvrir à l'étage où elle était, alors que l'ascenseur était
resté en bas. C'est dans le vide qu'elle allait se précipiter;
une hallucination miraculeuse lui avait sauvé la vie. Kst-il
besoin de dire que le miracle s'explique aisément? La dame
avait raisonné juste sur un fait réel, car la barrière était
ellectivcment ouverte et par conséquent l'ascenseur aurait
dû être à l'étage. Seule, la perception de la cage vide l'eût
tirée de son erreur ;mais cette perception serait arrivée trop
tard, l'acte consécutif au raisonnement juste étant déjà
commencé. Alors avait surgi la personnalité instinctive,
somnambulique, sous-jacente à celle qui raisonne. Elle avait
aperçu le danger. Il fallait agir tout de suilc. Instantané-
ment elle avait rejeté le corps en arrière, faisant agir du
même coup la perception fictive, hallucinatoire, qui pou-
vait le mieux provoquer et expliquer le mouvement en appa-
rence injustifié. I'. 125,
Or, dans l'humanité primitive et chez les sociétés
rudimentaires, il se produisit quelque chose d'analogue.
Tandis que, dans les communautés d'insectes, l'instinct
assure parfaitement la subordination et la coordina-
tion sociales, dans les groupements humains, surtout
les premiers, l'intelligence risquait fort de se détourner
du service social pour des fins égoïstes. L'instinct de-
venu virtuel suscita une perception illusoire, une con-
trefaçon de souvenir pour réprimer l'égoïsme de l'in-
telligence; un dieu protecteur de la cité intervint alors
comme une hallucination utile, de même que la vision
du gardien de l'ascenseur : « Envisagée de ce premier
point de vue, la religion est donc une réaction défensive
de la nature contre le pouvoir dissolvant de l'intelli-
2267
RELIGION. THÉORIE DE H. BERGSON, EXPOSÉ
2268
gence. » P. 127. D'ailleurs, à cause de l'indistinction des
notions aux premiers âges, de l'absence de barrières
conceptuelles entre la loi et la coutume, la responsa-
bilité individuelle et la responsabilité sociale, la chose
et la personne, il n'y eut d'abord dans le réducteur de
l'égoïsme que des éléments de personnalité, ce fut un
tabou, un interdit avant d'être une vraie personne.
Un autre rôle de la fonction fabulatrice et de la reli-
gion est de réagir contre la dépression qui résulte du
caractère inévitable de la mort. « La certitude de mou-
rir, surgissant avec la réflexion dans un monde d'êtres
vivants qui était fait pour ne penser qu'à vivre,
contrarie l'intention de la nature. Celle-ci va trébucher
sur l'obstacle qu'elle se trouve avoir placé sur son pro-
pre chemin. Mais elle se redresse aussitôt. A l'idée que
la mort est inévitable elle oppose l'image d'une conti-
nuation de la vie après la mort: cette image, lancée
par elle dans le champ de l'intelligence où vient de
s'installer l'idée, remet les choses en ordre : la neutra-
lisation de l'idée par l'image manifeste alors l'équilibre
même de la nature, se retenant de glisser. Nous nous
retrouvons donc devant le jeu tout particulier d'ima-
ges et d'idées qui nous a paru caractériser la religion à
ses origines. Envisagée de ce second point de vue, la reli-
gion est une réaction défensive de la nature contre la
représentation, par l'intelligence de V inévitabilité de la
mort. » P. 137.' De là découlent un certain nombre de
« thèmes généraux de fabulation utile ». La société
avait intérêt à une telle réaction surtout à l'époque
où, pauvre en institutions, elle n'était bâtie qu'en
hommes, les chefs n'ayant pleine autorité que grâce à
leur survie. La croyance à « la survie fut dictée par
l'idée du corps visuel détachable du corps tactile, idée
antérieure à celle de l'âme. La conception du mana,
« provision de forces » où viennent puiser tous les vi-
vants, donna aux fantômes ainsi créés des possibilités
d'action. Puis l'idée d'âme est rejointe par celle d'es-
prits et on peuple la nature d'esprits. Devenues esprits,
les âmes des morts peuvent nuire ou aider, on les
apaise, on se les concilie. De là des puérilités, des mons-
truosités dans une société qui, changeant en vase clos,
ne progresse pas vraiment, «une prolifération du dé-
raisonnable », le temps exaspérant « ce qu'il pouvait
y avoir d'irrationnel dans des tendances élémentaires
assez naturelles ». P. 143.
c. Formes générales que prend la religion. — Les deux
fonctions essentielles de la religion ainsi déterminées,
on peut alors dégager les tendances élémentaires qui
expliquent les formes générales qu'elle a prises.
En dehors même de la mort, la vie est un risque à
cause de l'intervalle que l'intelligence crée entre l'ini-
tiative et son effet. De là le recours à une assurance
contre l'imprévisibilité par l'intervention de puissances
favorables et l'explication de l'échec par des puissan-
ces hostiles. Actuellement encore, quand nous suivons
nos tendances spontanées, dans le jeu par exemple,
nous obéissons à des croyances du même genre quoique
plus voilées : on encourage la bille de la roulette par
une tension de tout l'être vers elle, on croit supersti-
tieusement à la veine. Ceji n'implique pas l'indiffé-
rence aux causes naturelles chez le primitif, qui ne fait
pas intervenir les causes mystiques quand l'homme
n'est pas en jeu. Tout événement grave et non seule-
ment l'incertitude de l'avenir produit une transposition
Imaginative du même genre, parce que sous le choc
notre conscience, « débarrassée de l'acquis », se trouve
« rendue à sa simplicité originelle ». P. 161.
a) Parmi les /ormes élémentaires qu'expliquent les
tendances que nous venons de décrire il y a d'abord la
magie. Celle-ci n'est pas issue de la croyance à une
force occulte répandue dans toute la nature, mana,
orenda, etc., au contraire cette croyance fut le résultat
de la pratique magique exercée dès l'origine; l'homme
chargeant la nature de continuer l'action qu'il ne pou-
vait pas poursuivre... L'homme a agi ainsi, parce que
d'instinct il humanisait les choses, les faisait sympathi-
ser avec lui et que sans cela l'élan vital aurait été brisé.
Une technique pratiquée à froid n'est venue qu'ensuite.
Manipulant la matière, la magie peut servir accidentel-
lement la science, mais en soi elle est l'inverse de la
science qui implique effort d'invention et d'accueil,
tandis que la magie favorise la paresse en substituant
le désir au vouloir. C'est pourquoi cette dernière recule
dans la mesure même des progrès scientifiques, bien
que nous y ayons encore tendance. La magie fait partie
de la religion inférieure, étant comme elle une précau-
tion prise contre les dangers de l'intelligence. Mais,
dans la région moyenne des phénomènes religieux,
celle des dieux, il y a opposition entre elles : égoïsme,
contrainte, objet impersonnel du côté de la magie,
désintéressement, prière, rapports avec des personna-
lités du côté de la religion. Toutes deux divergent à
partir d'une origine commune tout en continuant à se
heurter réciproquement.
P) La croyance aux esprits ne fut pas la première
forme de la spéculation. L'humanité n'a pas commencé,
en fait de religion, par des vues théoriques : animisme
où chaque être a son âme, préanimisme où règne une
forme impersonnelle répandue dans le tout. Il y a
d'abord eu les exigences de la vie : « la religion étant
coextensive à notre espèce doit tenir à notre struc-
ture. » P. 187. L'animal ne regarde que ce qui concerne
ses besoins et se comporte comme si tout était combiné
en vue de son bien... L'homme qui réfléchit se sentirait
perdu dans l'immensité de l'univers, si l'instinct ne
suscitait pas chez lui l'image antagoniste d'une «conver-
sion » des choses et des événements vers lui. Ensuite
l'intention de la nature ou bien sera de plus en plus
matérialisée et la magie tentera de la conquérir par
force, ou bien elle sera abordée par le côté moral et
personnalisée pour devenir objet de prière. Il y aune
donnée des sens immédiate, l'action bienfaisante ou
malfaisante vue tout d'abord et se suffisant à elle-
même. Ce sera l'esprit à l'état premier. L'esprit diffère
du dieu parce qu'il est strictement localisé et sans per-
sonnalité nette. Les âmes des morts viennent rejoindre
les esprits et les préparent à devenir des personnes.
La croyance aux esprits est universelle, elle n'est pas
loin des origines, sans être tout à fait originelle et
« l'esprit humain passe naturellement par elle avant
d'arriver à l'adoration des dieux ». P. 192.
y) Avant d'arriver aux dieux, il faut ouvrir une pa-
renthèse sur la zoolntrie et le totémisme. A une époque
où l'intelligence n'avait pas encore fait ses preuves,
l'animal en imposait par son absence d'hésitation et
son silence qui paraissait fait de mystère et de dédain.
Puis on voit en lui une qualité dominante et simple
qu'on cherche à capter comme on avait capté les ac-
tions. Ainsi, au sortir de la religion primitive, on avait
le choix entre le culte des esprits et celui des animaux.
Dans l'animal, ce qui importe c'est le genre, tandis que
chez l'homme c'est l'individu qui intéresse. Cela peut
faire comprendre le totémisme qui consiste àvénérer
une espèce animale ou végétale ou même une simple
chose, comme le patron, le « totem » d'un clan. Chaque
membre du clan est le totem, ce qui n'est pas une iden-
tification : « notre verbe être a des significations que
nous avons peine à définir. » P. 194. Il s'agit là, en
somme, d'un moyen de se différencier d'autres grou-
pes, ce qui correspond à un intérêt vital, car on évite
ainsi par l'exogamie la dégénérescence qui résulte de
l'union entre proches. L'exogamie a pu d'ailleurs tom-
ber en cours de route.
S) Le dieu, à la différence de l'esprit est une per-
sonne avec qualités, défauts, caractère, nom, relations
définies avec d'autres dieux, fonctions importantes et
2269
RELIGION. THÉORIE DE H. BERGSON, EXPOSE
2270
spéciales. Dénué de ces qualifications, l'esprit est plus
près de « la représentation religieuse vraiment origi-
nelle qui est celle d'une présence efficace, d'un acte
plutôt que d'un être ou d'une chose ». P. 199. Le popu-
laire reste attaché aux esprits, la partie éclairée de la
nation préfère les dieux, ce qui fait que la marche au
polythéisme est un progrès. Cette marche est d'ailleurs
le caprice même : divinités locales grandissant avec la
cité et devenant divinités nationales, dieux absorbant
d'autres dieux, souverains divinisés, dieux-fonctions,
dieux agricoles, surtout au début, dieux présidant aux
régions de l'univers, dieux-astres, les panthéons sont
des Babels. Les anciens dieux ont tendance « à s'enri-
chir d'attributs moraux quand ils avancent en âge ».
P. 206.
La religion étant action plus que spéculation, s'en-
tretient par des exercices répétés, rites et cérémonies,
dont la croyance aux dieux est l'occasion, de là résulte
« une solidarité du dieu et de l'hommage qu'on lui
rend ». P. 214. C'est ainsi que, tandis que dans la reli-
gion dynamique la prière, élévation de l'âme, n'a pas
besoin de paroles, dans la religion statique sa forme
extérieure importe beaucoup. Celle-ci contribue à don-
ner au dieu plus d'objectivité, parce que les mouve-
ments naissants ou accomplis convertissent, en règle
générale, la représentation en chose. Quant au sacrifice,
c'est sans doute une offrande faite en vue d'acheter la
faveur du dieu ou d'apaiser sa colère, mais c'est aussi
un repas fait avec le dieu auquel il donne plus de force
et dont — arrière-pensée à peine consciente — ■ il
assure plus solidement l'existence.
e) On a pu adjoindre des philosophies aux religions
statiques, mais religion et philosophie restent essen-
tiellement distinctes : d'un côté l'action, de l'autre la
pensée. A l'origine religion et morale ont coïncidé, mais
par la suite la religion statique s'est appliquée non pas
au maintien des obligations morales d'un caractère
général qui ont évolué à part, mais au renforcement de
groupes clos, ce qui fait que chez elle la fonction natio-
nale a primé la fonction morale.
Sous toutes ces formes la religion statique est bien
« une réaction défensive de la nature contre ce qu'il
pourrait y avoir de déprimant pour l'individuet de dis-
solvant pour la société, dans l'exercice de l'intelli-
gence», p. 219; perturbation et fabulation s'annulant
dans un acte simple en lui-même, bien que l'analyse y
découvre de multiples aspects.
b) La religion dynamique. — Avec la religion dyna-
mique (c. m), nous entrons dans un autre monde.
a. Il y a en effet deux sens du mot religion. - - Desti-
née à « combler chez les êtres doués de réflexion un
déficit éventuel de l'attachement à la vie », p. 225, la
religion le fait sous sa forme statique par l'exercice de
la fonction fabulatrice installée au cœur même de l'in-
telligence. Sous sa forme dynamique, elle tend au même
but, «mais en remontant pour reprendre de l'élan
dans la direction même d'où l'élan était venu », p. 226,
en intensifiant et en complétant en action la frange
d'intuition qui est restée attachée à l'intelligence.
Dans ce second cas on se laisse pénétrer « sans que la
personnalité s'y absorbe », p. 226, par un être qui peut
immensément plus que nous, il y a amour de ce qui n'est
qu'amour, don à l'humanité tout entière, confiance
transfigurée, détachement de chaque chose en parti-
culier, fait de l'attachement à la vie en général.
Pourquoi donner le même nom à deux choses si dif-
férentes? D'abord parce qu'elles tendent toutes deux
à la sécurité et à la sérénité, le vrai mysticisme d'ail-
leurs— qui est la religion dynamique par essence — se
jouant d'obstacles avec lesquels la nature a dû compo-
ser dans l'ordre statique, ce qui fait qu'il est nécessai-
rement exceptionnel. Ensuite il y a en tout homme
quelque chose qui fait écho à ce vrai mysticisme; sub-
sistant, bien que touchée par lui, la religion statique
garde ses éléments, « mais magnétisés et tournés dans
un autre sens par cette aimantation ». P. 230. Il se
crée ainsi une religion mixte d'où résultent « des diffé-
rences apparentes de degré entre deux choses qui dif-
fèrent radicalement de nature » (p. 229), et on emploie
des formules presque vides qui font surgir ici ou là
l'esprit capable de les remplir.
b. Religion dynamique et mysticisme. — C'est dans le
mysticisme que M. Bergson cherche la religion dyna-
mique, mais il y a mysticisme et mysticisme. Il faut
d'abord étudier « la direction commune des élans qui
n'ont pas abouti », pour montrer « comment le saut
brusque qui fut définitif n'eut rien d'accidentel i.
P. 231.
a) Mysticisme différent du christianisme. — La plu-
part des mystères grecs n'eurent rien de mystique.
P. 231. Mais sur tel de ces mystères il peut y avoir
l'empreinte d'une personnalité dont il aurait fait revi-
vre l'esprit, et l'enthousiasme, même bacchique, peut
annoncer certains états mystiques. L'évolution de la
pensée grecque fut, dans l'ensemble, purement ration-
nelle, néanmoins il y eut, et dans l'orphisme qui y péné-
tra au début, et dans le néoplatonisme qui fut son der-
nier épanouissement, « un effort pour aller chercher au
delà de l'intelligence une vision, un contact, la révéla-
tion d'une réalité transcendante ». P. 235. Mais le vrai
mysticisme ne fut pas atteint. On peut le définir
comme un mouvement dont « l'aboutissement est
une prise de contact et par conséquent une coïncidence
partielle, avec l'effort créateur que manifeste la vie.
Cet elïort est de Dieu, si ce n'est pas Dieu lui-même.
Le grand mystique serait une individualité qui fran-
chirait les limites assignées à l'espèce par sa matéria-
lité, qui continuerait et prolongerait ainsi l'action di-
vine ». P. 235. Or le mysticisme plotinien alla jusqu'à
l'extase, mais « il ne franchit pas cette dernière étape
pour arriver au point où, la contemplation venant
s'abîmer dans l'action, la volonté humaine se confond
avec la volonté divine ». P. 236. Plotin ne proclame-t-
il pas, en effet, que « l'action est un affaiblissement de
la contemplation »'? (Troisième Ennéade, 1. VIII, c. iv.)
Dans l'Inde — là où l'on pratique le mysticisme, ce
qui est loin d'être le fait de tous — ce mysticisme ne se
distingue pas radicalement de la dialectique, comme
en Grèce. Il y a un mélange de ces deux activités spi-
rituelles, ce qui d'ailleurs les empêche l'une et l'au-
t.3 d'aboutir au terme de leur elïort. Mais par l'une et
par l'autre on s'efforçait de faire un bond au-delà delà
nature, soit en suivant le yoga, production artificielle
d'états hypnotiques, soit en pratiquant la connais-
sance non pas pour elle-même mais comme un moyen
d'échapper à une existence trop cruelle par le renonce-
ment, conçu comme une absorption dans le Tout
ainsi qu'en soi-même. L'illumination bouddhique, en
particulier, achemine l'âme au delà du bonheur et de
la souffrance, parce qu'au delà de la conscience.
Mais ce mysticisme s'arrête à mi-chemin, détaché de
la vie humaine, n'atteignant pas néanmoins à la vie
divine: il n'est pas «le don total et mystérieux de soi-
même », il n'a pas cru à l'efficacité de l'action humaine,
il a été étoutlé par le pessimisme. C'est seulement quand
le christianisme, que la civilisation occidentale porte
toujours avec elle, même sous sa forme industrielle, a
fait tressaillir l'âme hindoue qu'un Ramakrishna, un
Vivekananda ont atteint un mysticisme ardent, agis-
sant, libérant l'homme du poids écrasant de la nature.
p) Le mysticisme chrétien. — « Le mysticisme complet
est en effet celui des grands mystiques chrétiens... Il
n'est pas douteux que la plupart aient passé par des
états qui ressemblent aux divers points d'aboutisse-
ment du mysticisme antique. Mais ils n'ont fait qu'y
passer : se ramassant sur eux-mêmes pour se tendre
2271
RELIGION. THEORIE DE H. RERGSON. EXPOSÉ
2272
dans un tout nouvel elTort, ils ont rompu une digue;
un immense courant de vie les a ressaisis; de leur vita-
lité accrue s'est dégagée une énergie, une audace, une
puissance de conception et de réalisation extraordi-
naires. Qu'on pense à ce qu'accomplirent dans le do-
maine de l'action un saint Paul, une sainte Thérèse,
une sainte Catherine de Sienne, un saint François, une
Jeanne d'Arc, et tant d'autres! » P. 243.
Ce ne sont pas des malades, car ils sont doués d'une
santé mentale exceptionnelle, qui « se manifeste par
le goût de l'action, la faculté de s'adapter et de se réa-
dapter aux circonstances, la fermeté jointe à la sou-
plesse, le discernement prophétique du possible et de
l'impossible, un esprit de simplicité qui triomphe des
complications, enfin un bon sens supérieur ». P. 144.
Sans doute on constate chez eux des états anormaux,
mais les grands mystiques eux-mêmes neleur accordent
qu'une importance secondaire et déclarent qu'ils doi-
vent être dépassés pour atteindre le terme qui est
« l'identification de la volonté humaine avec la volonté
divine », p. 245, et enfin ils sont très explicables par
le bouleversement que produit inévitablement le pas-
sage du statique au dynamique et constituent la ran-
çon du mysticisme supérieur et non pas sa cause.
C'est à une union parfaite de volonté avec Dieu qu'ils
tendent. Après l'illumination, puis le vide de la nuit
obscure, après que l'extase est tombée, et en troisième
lieu une phase de préparation finale où l'âme élimine
tout ce qui n'est pas « assez pur, assez résistant, assez
souple » pour que Diej l'utilise, vient l'union totale et
définitive : « Désormais c'est pour l'âme une surabon-
dance de vie. C'est un immense élan. C'est une poussée
irrésistible qui la jette dans les plus vastes entreprises.
Une exaltation calme de toutes ses facultés fait qu'elle
voit grand et, si faible soit-elle, réalise puissamment.
Surtout elle voit simple, et cette simplicité, qui frappe
aussi bien dans ses paroles et sa conduite, la guide à
travers des complications qu'elle semble ne pas même
apercevoir. Une science innée, ou plutôt une innocence
acquise, lui suggère ainsi du premier coup la démarche
utile, l'acte décisif, le mot sans réplique. L'effort reste
pourtant indispensable, et aussi l'endurance et la per-
sévérance. Mais ils viennent tout seuls, ils se déploient
d'eux-mêmes dans une âme à la fois agissante et «agie»,
dont la liberté coïncide avec l'activité divine. Ils repré-
sentent une immense dépense d'énergie, mais cette
énergie est fournie en même temps que requise, car la
surabondance de vitalité qu'elle réclame coule d'une
source qui est celle même de la vie. Maintenant les
visions sont loin : la divinité ne saurait se manifester
au dehors à une âme désormais remplie d'elle. Plus
rien qui paraisse distinguer essentiellement un tel
homme des hommes parmi lesquels il circule. Lui seul
se rend compte d'un changement qui l'élève au rang
des adjulores Dei, patients par rapport à Dieu, agents
par rapport aux hommes. De cette élévation il ne tire
d'ailleurs nul orgueil. Grande est au contraire son humi-
lité. Comment ne serait-il pas humble, alors qu'il a pu
constater dans des entretiens silencieux, seul à seul,
avec une émotion où son âme se sentait fondre tout
entière, ce qu'on pourrait appeler l'humilité divine. »
P. 249.
Pour juger les grands mystiques à toute leur valeur,
il ne suffit pas de décrire leur étal intime il faut encore
considérer la rénovation qu'ils opèrent autour d'eux,
puisqu'ils sont tout orientés vers l'action. « Car l'amour
qui le consume (le grand mystique) n'esl plus simple-
ment l'amour d'un homme pour Dieu, c'esl l'amour de
Dieu pour tous les hommes. A travers Dieu, par Dieu,
il aime toute l'humanité d'un divin amour. » P. 249.
Cet amour n'est ni une conclusion de la raison mon-
trant tous les hommes part icipant à une même essence,
froid idéal sans efficacité vraie, ni l'intensification
d'une sympathie innée de l'homme pour l'homme, car
l'instinct nature! porte les sociétés closes plutôt à la
lutte qu'à l'entente. Ce n'est ni du sensible, ni du
naturel, c'est l'un et l'autre implicitement et beau-
coup plus... « Car un tel amour est à la racine même de
la sensibilité et de la raison, comme du reste des choses,
coïncidant avec l'amour de Dieu pour son œuvre,
amour qui a tout fait, il livrerait à qui saurait l'inter-
roger le secret de la création. » P. 250-251. C'est l'élan
même de vie « communiqué intégralement à des
hommes privilégiés qui voudraient l'imprimer alors à
l'humanité entière ». P. 251.
Comment le mystique réussira-t-il? Voici la situa-
tion devant laquelle il se trouve : « L'humanité est une
espèce animale, soumise comme telle à la loi qui régit
le monde animal et qui condamne le vivant à se repaître
du vivant. Sa nourriture lui étant alors disputée et par
la nature en général et par ses congénères, il emploie
nécessairement son effort à se la procurer, son intelli-
gence est justement faite pour lui fournir des armes et
des outils en vue de cette lutte et de ce travail.
Comment, dans ces conditions, l'humanité tourne-
rait-elle vers le ciel une attention essentiellement fixée
sur la terre? » P. 251. Deux méthodes sont possibles.
Ou bien un immense système de machines, doublé
d'ailleurs d'une organisation politique et sociale assu-
rant au machinisme sa véritable destination, libérera
l'homme pour ses tâches spirituelles; mais cela ne va
pas sans risque de voir le machinisme, simple moyen,
devenir le but et ne pourra en tout cas se réaliser que
tardivement. Ou bien on créera une élite, une petite
société spirituelle, des couvents, des ordres religieux qui
garderont l'élan mystique, bien que déjà affaibli, pour
l'heure lointaine du changement profond des condi-
tions matérielles imposées à l'homme.
D'ailleurs le grand mystique (et il s'agit ici du mys-
tique chrétien) ne travaille pas sur une table rase. Il
part d'une théologie qui a précisément capté un cou-
rant de mysticité, et il s'en sert pour exprimer ses expé-
riences. Sans doute la religion et la théologie qu'il pro-
fesse dans son mysticisme même ont dû se faire com-
prendre d'une humanité assez ordinaire, qui ne saisit le
nouveau que comme une suite de l'ancien, et l'ancien
est « d'une part ce que la philosophie grecque avait
construit, et d'autre part ce que les religions antiques
avaient imaginé ». P. 255. « Mais rien de tout cela
n'était essentiel : l'essence de la nouvelle religion de-
vait être la diffusion du mysticisme. Il y a une vulga-
risation noble, qui respecte les contours de la vérité
scientifique, et qui permet à des esprits simplement
cultivés de se la représenter en gros jusqu'au jour où
un effort supérieur leur en découvrira le détail et sur-
tout leur en fera pénétrer profondément la significa-
tion. Du même genre paraît être la propagation de la
mysticité par la religion. En ce sens la religion est
au mysticisme ce que la vulgarisation est à la
science. »
Mais quel est le mysticisme premier qui s'est cristal-
lisé dans la religion chrétienne? La réponse est simple.
« Par le fait à l'origine du christianisme il y a le Christ.»
« Les grands mystiques... se trouvent être des imita-
teurs et des continuateurs originaux, mais incomplets,
de ce que fut complètement le Christ des Évangiles. »
P. 25(5. La religion des prophètes d'Israël est restée
trop nationale, son Dieu trop sévère, ses rapports avec
ce Dieu trop peu intimes pour que le judaïsme fût un
mysticisme complet. .Mais elle a contribué plus qu'au-
cune autre à susciter le mysticisme chrétien, n'étant
pas contemplation pure, mais créant par sa passion de
la justice l'élan nécessaire pour passer de la pensée à
l'action.
3. De la religion dynamique à Dieu. — C'est du mys-
ticisme ainsi décrit dans sa nature, son action et son
2273
RELIGION. THEORIE DE II. BERGSON, EXPOSE
1 2 7 i
origine que M. Bergson part pour construire la méta-
physique et prouver tout d'abord l'existence de Dieu.
II rejette les preuves que Platon et Aristote ont don-
nées de celle-ci, parce qu'elles se ramènent à des hié-
rarchies d'idées et que les idées sont d'origine sociale
et non transcendante. Pour simplifier et coordonner le
travail sur les choses, on les réduit en catégories peu
nombreuses, propriétés ou états stables « cueillis le
long d'un devenir ». P. 260. Le repos apparent qui
intéresse notre action se trouve ainsi élevé au-dessus
de la mutabilité, on mesure le mouvement par l'écart
entre le point où est le mobile et celui où il devrait
être, « la durée devient ainsi une dégradation de l'être,
et le temps une privation d'éternité ». Et par là se
posent toute une série de faux problèmes.
Reste alors l'expérience mystique. Nous avons déjà
vu que chez les grands mystiques elle ne dérive pas des
états pathologiques qui peuvent lui être concomitants.
Mais de plus, et c'est le point capital dans la question
qui nous occupe, « les mystiques chrétiens s'accordent
étonnamment entre eux ». Pour atteindre la déification
définitive, ils passent par une série d'états. Ces états
peuvent varier de mystique à mystique, mais ils se
ressemblent beaucoup. En tout cas la route parcourue,
à supposer que les stations la jalonnent différemment,
aboutit au même terme. Dans les descriptions de l'état
définitif on retrouve les mêmes expressions, les mêmes
images, les mêmes comparaisons, alors que les auteurs
ne se sont généralement pas connus les uns les autres.
On réplique qu'ils se sont connus quelquefois et que
d'ailleurs il y a une tradition mystique, dont tous les
mystiques ont pu subir l'influence. Nous l'accordons,
mais il faut remarquer que les grands mystiques se sou-
cient peu de cette tradition : chacun d'eux a son ori-
ginalité qui n'est pas voulue, qui n'a pas été désirée,
mais à laquel le on sent bien qu'il tient essentiellement :
elle signifie qu'il est l'objet d'une faveur exception-
nelle encore qu'imméritée. Dira-t-on que la commu-
nauté de religion suffit à expliquer la ressemblance,
que tous les mystiques chrétiens se sont nourris de
l'Évangile, que tous ont reçu le même enseignement
théologique? Ce serait oublier que, si les ressemblances
entre les visions s'expliquent en effet par la commu-
nauté de religion, ces visions tiennent peu de place
dans la vie des grands mystiques; « elles sont vite dé-
passées et n'ont à leurs yeux qu'une valeur symboli-
que ». La communauté de tradition et d'enseignement
n'explique donc que les ressemblances extérieures;
mais l'accord profond de ces grands mystiques « est
signe d'une identité d'intuition qui s'expliquerait le
plus simplement par l'existence réelle de l'Être avec
lequel ils se croient en communication. Que sera-ce
si l'on considère que les autres mysticismes anciens ou
modernes, vont plus ou moins loin, s'arrêtent ici ou là,
mais marquent tous la même direction? » P. 264-265.
A cet accord foncier des expériences il faut joindre
la révélation du mysticisme chrétien sur la nature de
Dieu : « Cette nature, le philosophe aurait vite fait de
la définir, s'il voulait mettre le mysticisme en formule.
Dieu est amour, et il est objet d'amour : tout, l'apport
du mysticisme est là. De ce double amour le mystique
n'aura jamais fini déparier. Sa description est intermi-
nable, parce que la chose à décrire est inexprimable.
Mais ce qu'elle dit clairement, c'est que l'amour divin
n'est pas quelque chose de Dieu : c'est Dieu lui-même.
A cette indication s'attachera le philosophe qui tient
Dieu pour une personne, et qui ne veut pourtant pas
donner dans un grossier anthropomorphisme. Il pen-
sera, par exemple, à l'enthousiasme qui peut embraser
une âme, consumer ce qui s'y trouve et occuper désor-
mais toute la place. La personne coïncide alors avec
cette émotion : jamais pourtant elle ne fut à tel point
elle-même; elle est simplifiée, unifiée, intensifiée. Ja-
mais non plus elle n'a été aussi chargée de pensée, s'il
est vrai, comme nous le disions, qu'il y ait deux espè-
ces d'émotions, l'une infra-intellectuelle, qui n'est
qu'une agitation consécutive à une représentation,
l'autre supra-intellectuelle qui précède l'idée et qui est
plus qu'idée, mais qui s'épanouirait en idées si elle
voulait, âme toute pure, se donner au corps. » P. 270.
Ce témoignage de l'expérience mystique « ne peut
apporter au philosophe la certitude définitive »,
p. 265, mais elle peut être corroborée par l'expérience
sensible et la corroborer à son tour, de telle sorte
qu'une addition de probabilités équivaille à la certi-
tude. Or « de fait les conclusions que nous venons de
présenter complètent naturellement, quoique non pas
nécessairement, celles de nos premiers travaux. Une
énergie créatrice qui serait amour et qui voudrait tirer
d'elle-même des êtres dignes d'être aimés, pourrait
semer ainsi des mondes dont la matérialité, en tant
qu'opposée à la spiritualité divine, exprimerait simple-
ment la distinction entre ce qui est créé et ce qui crée,
entre les notes juxtaposées de la symphonie et l'émo-
tion indivisible qui les a laissé tomber hors d'elle.
Dans chacun de ces mondes, élan vital et matière
brute seraient les deux aspects complémentaires de
la création, la vie tenant de la matière qu'elle traverse
sa subdivision en êtres distincts, et les puissances
qu'elle porte en elle restant confondues ensemble dans
la mesure où le permet la spatialité de la matière qui
les manifeste. Cette interpénétration n'a pas été pos-
sible sur notre planète : tout porte à croire que la ma-
tière qui s'est trouvée ici complémentaire de la vie
était peu faite pour en favoriser l'élan. L'impulsion
originelle a donc donné des progrès évolutifs diver-
gents, au lieu de se maintenir indivisée jusqu'au bout.
Même sur la ligne où l'essentiel de cette impulsion a
passé, elle a fini par épuiser son effet, ou plutôt le mou-
vement s'est converti, rectiligne, en mouvement cir-
culaire. L'humanité, qui est au bout de cette ligne,
tourne dans ce cercle. Telle était notre conclusion.
Pour la prolonger autrement que par des suppositions
arbitraires, nous n'aurions qu'à suivre l'indication du
mystique. Le courant vital qui traverse la matière, et
qui en est sans doute la raison d'être, nous le prenions
simplement pour donné. De l'humanité, qui est au
bout de la direction principale, nous ne nous deman-
dions pas si elle avait une autre raison d'être qu'elle-
même. Cette double question, l'intuition mystique la
pose en y répondant.
« Des êtres ont été appelés à l'existence qui étaient
destinés à aimer et à être aimés, l'énergie créatrice
devant se définir par l'amour. Distincts de Dieu, qui
est cette énergie même, ils ne pouvaient surgir que
dans un univers et c'est pourquoi l'univers a surgi.
Dans la portion d'univers qu'est notre planète, proba-
blement dans notre système planétaire tout entier, de
tels êtres pour se produire ont dû constituer une espèce
et cette espèce en nécessita une foule d'autres, qui en
furent la préparation, le soutien ou le déchet : ailleurs
il n'y a peut-être que des individus radicalement dis-
tincts, à supposer qu'ils soient encore multiples, encore
mortels; peut-être aussi ont-ils été réalisés d'un seul
coup et pleinement. Sur la terre, en tout cas, l'espèce
qui est la raison d'être de toutes les autres n'est que
partiellement elle-même. Elle ne penserait même pas
à le devenir tout à fait, si certains de ses représentants
n'avaient réussi, par un effort individuel qui s'est
surajouté au travail général de la vie, à briser la résis-
tance qu'opposait l'instrument, à triompher de la
matérialité, enfin à retrouver Dieu. Ces hommes sont
les mystiques. Ils ont ouvert une voie où d'autres
hommes pourront marcher. Ils ont, par là même, indi-
qué au philosophe d'où venait et où allait la vie ».
P. 275-276.
2275
RELIGION. THÉORIE DE H. BERGSON, CRITIQUE
2276
M. Bergson fait suivre ces considérations essentielles
de brèves remarques sur le problème du mal et la
survie. Il observe que la souffrance physique est due
bien souvent « à l'imprudence et à l'imprévoyance, ou
à des goûts trop raffinés, ou à des besoins artificiels »,
p. 279, que la souffrance morale souvent amenée par
notre faute ne serait « pas aussi aiguë si nous n'avions
surexcité notre sensibilité au point de la rendre mor-
bide », ibid., que l'humanité dans son ensemble juge
la vie bonne, puisqu'elle y tient et qu'il y a la joie
suprême du mystique. Quant à la survie, à la preuve
fournie par ses ouvrages précédents de l'indépendance
de l'âme par rapport au corps, surtout à propos de ia
mémoire, il ajoute ce fait de la participation de l'es-
sence divine par les mystiques, pour aboutir non pas
simplement à ce sujet, au peut-être? de L' évolution
créatrice mais à « une probabilité capable de se trans-
former en certitude. » P. 284.
2° Critique. — Presque tous les recenseurs du livre
sur Les deux sources de la morale et de la religion y ont
vu une des œuvres les plus marquantes de ce temps.
Ils y ont loué à peu près unanimement la puissance de
la synthèse, la finesse des analyses, un style qui suit
admirablement le mouvement même de la vie inté-
rieure.
Nous, chrétiens, devons être reconnaissants à
M. Bergson du témoignage qu'il a apporté à la trans-
cendance de notre religion en y montrant le type de
la religion supérieure et dynamique, différente par
nature des religions statiques, en élevant ses grands
mystiques bien au-dessus de ceux de la Grèce ou de
l'Inde, en proclamant Jésus comme le seul maître
ayant pleinement vécu la vie mystique, en montrant
dans la justice et la charité évangélique le seul vrai
remède à nos maux (ceci dans le dernier chapitre). Le
dédain de certains philosophes pour le christianisme,
du moins pour le christianisme historique, fait ressortir
l'heureuse originalité à cet égard de l'auteur des
Deux sources.
1. Objections injustifiées. — Il faut en plus de la
reconnaissance de ce mérite éminent écarter des ob-
jections injustifiées.
a) M. Bergson n'est pas panthéiste. Depuis une
lettre écrite par lui au P. de Tonquédec, le 12 juin 191 1
(voir Éludes, 20 février 1912, p. 515) on ne pouvait
plus en douter puisqu'il y disait : « Les considérations
exposées dans mon Essai sur les données immédiates
aboutissent à mettre en lumière le fait de la liberté;
celles de Matière et mémoire font toucher du doigt, je
l'espère, la réalité de l'esprit; celles de L'évolution
créatrice présentent la création comme un fait : de tout
cela se dégage nettement l'idée d'un Dieu créateur et
libre, générateur à la fois de la matière et de la vie, et
dont l'effort de création se continue, du côté de la vie,
par l'évolution des espèces et par la constitution des
personnalités humaines. De tout cela se dégage, par
conséquent, la réfutation du monisme et du panthéisme
en général. Mais pour préciser encore plus ces conclu-
sions et en dire davantage, il faudrait aborder des
problèmes d'un tout autre genre, les problèmes mo-
raux... » Or, c'est précisément dans Les deux sources
que ces problèmes sont abordés et nous y lisons sur la
nature de Dieu les précisions suivantes : Ce que le
mysticisme dit clairement «c'est que l'amour divin
n'est pas quelque chose de Dieu : c'est Dieu Lui-même
( c'est le Deus carilas est de saint Jean |. A cette indi-
cation s'attachera le philosophe qui lient Dieu pour une
personne et qui ne veut pourtant pas donner dans un
grossier aulhropomorphismc ». P. 270. (Le contexte
montre clairement que ce philosophe n'est autre que
M. Bergson lui-même.) Un peu plus loin, une autre
déclaration rend le menu- son nettement « personna-
liste d: « Des êtres ont été appelés à l'existence qui
étaient destinés à aimer et à être aimés, l'énergie
créatrice devant se définir par l'amour. Distincts de
Dieu, qui est cette énergie même, ils ne pouvaient
surgir que dans un univers et c'est pourquoi l'univers
a surgi. » P. 276. On a objecté que telle ou telle phrase
trahirait le panthéisme latent de M. Bergson, phrase
qu'on citait d'ailleurs en la détachant de son contexte.
Voici un des passages allégués dans ce sens. « A nos
yeux, l'aboutissement du mysticisme est une prise de
contact, et par conséquent une coïncidence partielle
avec l'effort créateur que manifeste la vie. Cet effort
est de Dieu, si ce n'est pas Dieu lui-même. » On a conclu
de ces derniers mots que Bergson identifiait Dieu avec
l'élan vital, c'est-à-dire le confondait avec le monde
lui-même. Or rien n'indique une telle identification
dans tout le reste du livre et de plus, c'est M. Bergson
lui-même qui nous l'a dit, si, dans la phrase incri-
minée, signifie puisque et non pas à moins que.
En somme, s'il doit y avoir en Dieu quelque chose (
qui lui permette d'agir sur notre durée, // n'est pas
dans notre durée. (Parole de M. Bergson à l'auteur.)
b) M. Bergson n'est pas subjectiviste. On a déduit ce
prétendu subjectivisme du fait qu'il a constamment
recours à l'expérience. Mais, s'il y a en effet une théorie
de l'expérience religieuse qui est du subjectivisme pur
(voir ici l'art. Expérience religieuse, t. v, col. 1786-
1868), il est une autre espèce et une autre doctrine de
l'expérience religieuse qui est de tradition catholique
certaine et constante. « Les personnes divines, écrit
saint Thomas, en imprimant en quelque sorte leur
sceau sur nos âmes y laissent certains dons... Il en ré-
sulte que cette connaissance est, d'une certaine façon,
expérimentale. Jpsge personse divinse quadam sui sigil-
latione in animabus noslris relinquunl quœdam dona...
Unde cognitio ista est quasi experimenlalis. » In ium
Sent., dist. XIV, q. xi, a. 2, ad 2um. Bemarquez que les
dons du Saint-Esprit dont parle saint Thomas ne sont
pas le privilège des seuls mystiques, mais la grâce
même de la confirmation, que normalement tous les
chrétiens doivent recevoir. « C'est un fait, dit Jean de
Saint-Thomas, un très pur thomiste, qu'on trouve
souvent cette connaissance mystique et affective chez
des hommes simples et sans culture qui, cependant,
ont un sens parfait des réalités spirituelles. Cette con-
naissance n'est donc pas fondée sur l'étude et la méta-
physique discursive, mais sur l'expérience. Constat
etiam multolies inveniri istam mysticam et afjeclivam
eognitionem in hominibus simplieibus et idiotis qui
tamen oplimc senliunl de spiritualibus : ergo ista cogni-
tio non fundatur in studio, et quasi metaphysico dis-
eursu, sed in experienlia. Opéra, éd. Vives, t. VI, p. 60.
Quiconque a lu saint Jean de la Croix sait que le mot
expérience est un de ses termes favoris, or Jean de la
Croix a été proclamé docteur de l'Église. Quant aux
modernes, voici une phrase significative de Scheeben :
» La connaissance contemplative et, pour ainsi dire,
expérimentale, est si peu identique à la science acquise
uniquement par L'étude, qu'elle peut subsister sans elle,
bien qu'elle marche ordinairement sous elle. » Hand-
buch ilrr kalhplischen Dogmatik, t. i, p. 412.
c) On a aussi reproché à M. Bergson un certain
biologisme qui ramènerait tout à la vie physique. On
a Invoqué en particulier, pour fonder ce reproche, le
passage suivant : « Si la société se suffit à elle-même,
elle est l'autorité suprême. Mais, si elle n'est qu'une
des déterminations de la vie, on conçoit que la vie qui
a dû déposer L'espèce humaine en tel ou tel point de
son évolution, communique une impulsion nouvelle à
des individualités privilégiées qui se seront retrem-
pées en elle pour aider la société à aller plus loin. Il
est vrai qu'il aura fallu pousser jusqu'au principe
même de la vie. Tout est obscur, si l'on s'en tient à de
simples manifestât ions, qu'on les appelle toutes ensem-
22 7 7
RELIGION. THÉORIE DE H. BERGSON, CRITIQUE
2278
ble sociales ou que l'on considère plus particulièrement
dans l'homme social, l'intelligence. Tout s'éclaire au
contraire, si l'on va chercher, par delà ces manifes-
tations, la vie elle-même. Donnons donc au mot biolo-
gie le sens très compréhensif qu'il devrait avoir, qu'il
prendra peut-être un jour, et disons pour conclure que
toute morale, pression ou aspiration, est d'essence
biologique. » Les deux sources, p. 102, 103.
Mais, remarquons-le, il s'agit d'un sens très compré-
hensif du mot biologie, sens qu'il n'a pas encore dans
le langage courant. Or ce sens fait penser à certains
textes où saint Paul donne une portée cosmique à l'in-
carnation et à la rédemption, et établit ainsi un lien
très étroit entre le monde physique et le monde spi-
rituel. « J'estime, écrivait l'apôtre aux Romains, que
les souffrances du temps présent sont sans proportion
avec la gloire à venir qui sera manifestée en vous.
Aussi la création attend-elle avec un grand désir la
manifestation des enfants de Dieu. La création, en
effet, a été assujettie à la vanité — non de son gré,
mais par la volonté de celui qui l'y a soumise — avec
l'espérance qu'elle aussi sera affranchie delà servitude
de la corruption, pour avoir part à la liberté glorieuse
des enfants de Dieu. Car nous savons que, jusqu'à ce
jour, la création tout entière, racaa r; xtîctiç, gémit
et souffre les douleurs de l'enfantement. » Rom., vin,
18-22.
Dans l'épître aux Colossiens «il y a non seulement la
création du monde par le Fils de Dieu, mais une créa-
tion en lui, une orientation du monde entier vers lui,
et une cohérence de toutes choses par sa médiation ».
€ol., i, 15-20. (Commentaire du P. Huby.)
2. Difficultés sérieuses. — ■ Ces objections injustifiées
écartées, restent des difficultés plus sérieuses.
a) L'exposé de M. Bergson ne tient pas compte de
l'existence de l'idée de Dieu chez les primitifs que nous
avons établie plus haut. — Nous avions exposé et criti-
qué la doctrine des Deux sources dans plusieurs articles
de la Semaine religieuse de Paris (25 juin, 9 et 10 juillet
1932); dans celui du 9 juillet nous écrivions : « On
s'étonne que M. Rergson, si attentif à tous les progrès
de la science, se taise sur ces orientations nouvelles de
l'ethnographie religieuse (étude des religions des divers
peuples). On peut conjecturer que, rattachant à la
religion statique le préanimisme [auquel il adhère en
ce qui concerne cette religion, d'accord en cela avec la
grande majorité des ethnologues non catholiques], et
réservant son intérêt à la forme supérieure et dyna-
mique de la religion, il n'a accordé que peu d'impor-
tance, en somme, aux idées de Durkheim [et des
préanimistes non Durkheimiens ] et en a pris congé
après leur avoir fait la politesse d'un examen sympa-
thique.
« En tout cas, l'Église catholique enseigne que l'hu-
manité a commencé par la foi en Dieu, impliquée dans
cet état de sainteté, et de justice où Adam avait été
établi. Concile de Trente, ive sess., can. 1 : Si quis non
con/itelur, primum hominem Adam, cum mandatum Dei
in paradiso fuissel transgressus, statim sanclilatem et
justiliam, in qua conslitulus fuerat, amisisse. On remar-
quera que par l'emploi de l'expression conslitulus, pré-
férée à celle de creatus, le concile a voulu éviter de
trancher la question de savoir si Adam avait été créé
dans l'état de justice et de sainteté ou élevé à cet état
après coup. Il n'est donc pas de foi que la connaissance
parfaite de Dieu résulte chez l'homme de l'état où il
aurait été créé dès le début. L'humanité divine dont
M. Bergson dit qu'elle « aurait dû théoriquement exis-
« ter à l'origine », p. 256, a réellement existé au début
ou presque au début. D'ailleurs, on peut trouver singu-
lier que notre philosophe ne l'admette pas. Dieu selon
lui (et selon la doctrine catholique), a créé l'homme
pour l'aimer et en être aimé et c'est à ce double amour
que tend tout l'élan vital, d'après les Deux sources. De
plus, M. Bergson estime que la création de l'homme
suppose un bond en avant, une mutation brusque où
cet élan vital a concentré ses énergies. Comment l'évo-
lution n'aurait-elle pas alors obéi plus que jamais à la
direction essentielle que lui avait imprimée le premier
amour et rapproché intimement Dieu et l'homme,
pour lequel, toujours au dire de M. Bergson, tout notre
monde existe et se développe? Des croyances élevées
ne devaient-elles pas répondre aux premières et fraî-
ches intuitions de la créature privilégiée? [Adam au-
rait été ainsi, du moins avant la chute, le premier des
grands mystiques]. Libre ensuite au penseur et à
l'ethnologue de s'arrêter aux ravages de l'animisme
[qui ne sont que trop certains] et même du préani-
misme; du point de vue de l'orthodoxie, nous ne ver-
rions rien à y objecter, attribuant cette dégénérescence
au péché originel. Mais, alors que toute chair avait
corrompu sa voie, comme dit la Bible (Gen., vi, 11-12)
de la période immédiatement antérieure au déluge :
« Or la terre se corrompit devant Dieu et se remplit de
« violence. Dieu regarda la terre et voici qu'elle était
« corrompue, car toute chair avait corrompu sa voie sur
« la terre », quelques âmes [Xoé et ses proches, nous
enseigne la Bible pour la période indiquée ] n'auraient-
elles pas pu garder la nostalgie du Paradis perdu? »
Op. cit., p. 39-10.
M. Bergson avait bien voulu lire les bonnes feuilles
de nos articles avant leur publication, et nous laissa
l'interroger dans une interview de deux heures sur son
ouvrage, interview qui parut dans La vie catholique, du
7 janvier 1932, après qu'il l'eût revue et qu'il eût rédigé
lui-même une notable partie de ses déclarations.
Aux craintes exprimées par nous qu'il n'eût systé-
matiquement laissé de côté les données fermes que
semblent établir les travaux récents d'A. Lang et du
P. Schmidt, M. Bergson répondit qu'il était au courant
de ces travaux, mais que les vues auxquelles ils abou-
tissaient lui semblaient insuffisamment fondées. Pour
sa part, il leur préférait les conclusions auxquelles
étaient arrivés les ethnologues : l'humanité primitive
aurait eu plutôt l'idée vague et grossière d'une force
diffuse dans le monde (mana), sur laquslle d'ailleurs
elle était incapable de spéculer. La connaissance du
Dieu personnel et unique a demandé sans doute un
certain temps de maturation de la pensée et de l'âme
humaines. Ce que nous avons dit plus haut du carac-
tère primitif de l'idée de Dieu montre l'insuffisance
de la réplique.
b) M. Bergson croit que pendant un certain temps
— ■ ce certain temps se chiffrant sans doute par des di-
zaines, peut-être des centaines de millénaires — l'huma-
nité n'aurait connu que la religion statique. — Au mo-
ment où il passe de la notion d'esprits à celle de dieux,
il fait la remarque suivante : « Nous croyons que, pour
pénétrer jusqu'à l'essence même de la religion et pour
comprendre l'histoire de l'humanité, il faudrait se
transporter tout de suite, de la religion statique et
extérieure dont il a été question jusqu'à présent, à
cette religion dynamique, intérieure, dont nous trai-
terons dans le prochain chapitre. La première était des-
dinée à écarter des dangers que l'intelligence pouvait
faire courir à l'homme : elle était infra-intellectuelle.
Ajoutons qu'elle était naturelle, car l'espèce humaine
marque une certaine étape de l'évolution vitale; là
s'est arrêté, à un moment donné, le mouvement en
avant; l'homme a été posé alors globalement, avec
l'intelligence par conséquent, avec les dangers que
cette intelligence pouvait présenter, avec la fonction
fabulatrice qui devait y parer : magie et animisme
élémentaire, tout cela était apparu en bloc, tout cela
répondait exactement aux besoins de l'individu et de
la société l'un et l'autre bornés dans leurs ambitions,
2 2 7!)
RELIGION. THÉORIE DE H. BERGSON, CRITIQUE
2280
qu'avait voulu la nature. Plus lard, et par un effort qui
aurait pu ne pas se produire, l'homme s'est arraché à
son t ournoiement sur place : il s'est inséré de nouveau,
en le prolongeant dans le courant évolutif. Ce fut la
religion dynamique, jointe sans doute à une intellec-
tualité supérieure, mais distincte d'elle. La première
forme de la religion avait été infra-intellectuelle : nous
en savons la raison. La seconde, pour des raisons que
nous indiquerons, fut supra-intellectuelle. C'est en les
opposant tout de suile l'une à l'autre qu'on les compren-
drait le mieux. Seules, en effet, sont essentielles et pures
ces deux religions extrêmes. Les formes intermédiaires
qui se développèrent dans les civilisations antiques, ne
pourraient qu'induire en erreur la philosophie de la
religion, si elles faisaient croire qu'on a passé d'une
extrémité à l'autre par voie de perfectionnement gra-
duel : erreur sans doute naturelle, qui s'explique par
le fait que la religion statique s'est survécue en partie
à elle-même dans la religion dynamique. » P. 197-198.
Notons aussi que, dans l'interview citée plus haut,
M. Bergson affirme la nécessité d'un temps de matu-
ration pour que notre « médiocre » humanité accède à
la religion dynamique. 11 y aurait donc eu une période
religieuse de « statisme » pur, ce qui implique, qu'on le
remarque bien, que pendant longtemps la religion a été
purement utilitaire, ne visant qu'à se servir des forces
invisibles supposées en œuvre dans la nature et nulle-
ment à entrer en rapport d'intimité quelque peu cor-
diale avec elles, et qu'aussi elle a été, pendant aussi
longtemps, un produit de l'hallucination fabulatrice,
et uniquement un tel produit.
Nous avons peine à le croire, car, alors même, il y
avait la poussée de l'élan vital qui devait aboutir à
tout autre chose, c'est-à-dire à une religion d'amour et
à l'expérience môme du Dieu véritable et il y avait
aussi ce Dieu, auquel croit M. Bergson. Et l'homme
poussé par cet élan et le Père céleste n'ont-ils donc ja-
mais pu se rencontrer dans la confiance et la miséri-
corde, dans la foi et la vérité pendant d'interminables
millénaires. Quand M. Loisy était encore dans l'Église,
il écrivait la belle page que voici :
« Il est certain que, dans les premiers temps, d'affreuses
ténèbres que les siècles n'ont fait que rendre plus épaisses
ont recouvert a peu près toute l'humanité. Mais qui oserait
soutenir et qui pourrait prouver que cette nuit sombre a
également enveloppé durant les siècles sans histoire tous les
représentants de l'humanité sur tous les points du globe où
ils étaient répandus? Les géologues essaient d'évaluer
approximativement ic temps qu'il a fallu à une couche de
terrain pour se former : quel philosophe se vantera de déter-
miner le temps qu'il a fallu à l'homme pour trouver Dieu?
La nature ne tient pas le même langage a tous les hommes,
et tous ne la regardent pas de la même façon. On veut nous
montrer l'humanité primitive dans un état d'effarement
perpétuel en face des éléments, comme si les cléments, tou-
jours et partout n'avaient pu que l'effrayer. ( [ci M. l.oisy a
en vue Renan, If. Bergson a une théorie plus nuancée que
la renanienne sur l'origine de la religion, même statique.)
N'y eut-il donc jamais un seul être humain qui, dans le
silence' d'une nuit sans nuages, leva tranquillement son
regard vers le ciel, sentit la pais universelle des choses entrer
dans sou âme, et, sous l'harmonieuse unité du monde visi-
ble, devina son invisible auteur? Fallait-il donc pour cela
beaucoup de syllogismes ou une connaissance approfondie
de la nature? [Il fallait même peut-être un moindre effort
d'imagination «pie pour croire aux fantômes créés par la
fonction fabulatrice.] El que savons-nous si, pendant que
quelques individus mieux doués in! ellecl uciucnl cl morale-
ment, placés dans des conditions d'existence relativement
supportables, observaient curieusemenl le monde et cher-
chaient Dieu, Dieu de son coté n'avait pas un regard de
préférence et ne les cherchait pas? En pareille conjoncture
il y a chance pour qu'on se trouve. Ernesi Renan historien
il' I -n II, dans Revue anglo-romaine, I. m, 1896, p. 260.
Curiosité de l'esprit, ou peut-être aussi cri d'appel
instinctif vers une Bonté suprême, au moins vague-
ment devinée ou pressentie, fait psychologique qui lui
aussi ne sciait pas plus compliqué que la création
subconsciente d'un fantôme sauveur.
Puis, si nous passons des conjectures aux faits,
rappelons tout d'abord que le caractère primitif de
l'idée de Dieu a été démontré plus haut [au sens relatif
que nous avons dit ), et qu'à lui seul il suffit à renverser
l'édifice si ingénieusement construit par M. Bergson,
traitant de la religion statique pure. De plus les primi-
tifs actuels, les seuls que nous connaissions, prient et
dans toute prière, même intéressée, il y a au moins une
ébauche d'intimité avec un être divin personnel. D'ail-
leurs l'être suprême des primitifs est assez généra-
lement un Père, et traiter Dieu comme un Père, c'est
avoir envers lui un élan de confiance qui fait sortir
du « statique » pur. Voici, par exemple, une touchante
prière de Pygmées de l'Afrique équatoriale et une
prière désintéressée, de pur hommage, lors de la consé-
cration de l'enfant mâle nouveau-né : « A toi le Créa-
teur, à toi le .Puissant, j'ofïre cette plante nouvelle,
fruit nouveau de l'arbre ancien. Tu es le Maître, nous
sommes tes enfants, à toi, le Créateur, à toi le Puis-
sant. » G. Babeau, Dieu, Paris, 1933, p. 50. LIciler, qui,
dans son livre sur La prière, trad. fr., Paris, 1931,
traite longuement de la prière primitive, la définit
comme la fréquentation d'un dieu vivant et présent
où l'homme « vide son cœur » et il estime que « toute
prière naïve — non pas seulement celle des multitudes
populaires, mais aussi celle des grands génies, des
prophètes et des saints, des poètes et des artistes —
n'est au fond que de la prière primitive ». P. 163.
M. Bergson reconnaît d'ailleurs qu'à partir de
l'introduction de la notion de dieu — supposée à tort
tardive — il n'y a plus statisme pur, surtout quand le
mysticisme grec ou hindou s'efforce de dépasser le
cercle des intérêts sociaux ou individuels. Qu'est-ce à
dire, sinon que la religion close ne l'est pas tout à fait,
et qu'avant même le saut en avant, la mutation brus-
que, la phase créatrice d'évolution créatrice qui devait
fonder la vraie religion dynamique, c'est-à-dire le
christianisme (ou du moins le mysticisme chrétien),
les religions antiques se montraient perméables à des
éléments étrangers à la forme primitive de la religion,
qui y produisaient inquiétude, aspiration vers un au-
delà, mouvement profond des âmes et donc une sorte
de prédynamisme.
c) Il n'y a donc pas eu de religion statique absolument
pure, il n'y a pas eu davantage de religion dynamique
pure, au moins au sens où l'entend M. Bergson.
D'ailleurs celui-ci constate le fait et en donne même
une explication et une certaine justification. Quand le
mystique « parle, il y a au fond de la plupart des hom-
mes, quelque chose qui lui fait imperceptiblement
écho », ainsi « la religion statique a beau subsister, elle
n'est déjà plus entièrement ce qu'elle était ». P. 228.
Une religion mixte se crée, où il arrive que des formules
presque vides font « surgir ici ou là l'esprit capable de
les remplir ». P. 229. Des éléments statiques subsis-
tent « mais magnétisés et tournés dans un autre sens
par cette aimantation mystique ». P. 230. Dans le
christianisme cette aimantation [et au fait il ne s'agit
que du christianisme ou de l'influence du christia-
nisme sur d'autres religions] est d'autant plus puis-
sante que le mysticisme n'est pas venu s'insérer, origi-
nal et ineffable, dans une religion préexistante, formu-
lée en termes d'intelligence, car d'une doctrinequi n'est
que doctrine sortira difficilement l'enthousiasme mys-
tique, mais a fourni l'élément incandescent qui par un
refroidissement savant s'est cristallisé en une doctrine
et une religion. De cette façon «tous peuvent obtenir un
peu de ce que possédèrent pleinement quelques privi-
légiés. Sans doute cela suppose qu'on a dû s'assimilei
et ce que la philosophie grecque avait construit et ce
2281
RELIGION. THÉORIE DE H. BERGSON, CRITIQUE
2282
que les religions antiques avaient imaginé. Mais il en
résulte une « vulgarisation noble » qui a permis une
participation approximative du mysticisme permet-
tant d'attendre sa pleine réalisation ». P. 255.
Mais nous croyons qu'il y a plus et mieux dans les
rapports entre le mysticisme et le christianisme histo-
rique, avec sa doctrine et ses rites et sa vie sociale
surtout, que doctrine et rites entretiennent pour une
bonne part.
a. — Il y a un mysticisme collectif, et d'une façon
générale une religion dynamique collective, qui exis-
tent à l'état complet, sinon parfait, dans le christia-
nisme, parce que l'Église est à la fois une société visible
et extérieure et une société invisible et intérieure.
D'une part elle a recours et elle doit avoir recours à
des moyens d'ordre matériel, à une discipline de nature
statique et conservatrice, pour adapter la religion aux
conditions de notre existence temporelle et terrestre.
Ce ne sont là que des moyens. D'autre part, en utili-
sant ces moyens qui sont nécessaires et de plus se trou-
vent bienfaisants pour qui les emploie « en esprit et en
vérité », l'Église réalise la communion des âmes par
une participation à une même vie qui est celle du
Christ. M. Bergson reconnaît que tout le mysticisme
chrétien vient de Jésus. Or ce mysticisme, cette vie
intime du Sauveur vient à toutes les âmes, y compris
celles des grands mystiques, non pas par conservation
statique, refroidissement, cristallisation, ni unique-
ment par action directe de personne à personne, mais
par la collaboration, la coopération, l'influence active
et dynamique de tous les membres de l'Église qui ne
sont pas délibérément séparés de Dieu. Tous, tant que
nous sommes, c'est-à-dire ceux dont l'influence paraît
au grand jour et les héros obscurs, les mystiques in-
connus auxquels M. Bergson rend hommage (p. 47) et
la grande masse même des médiocres, si à leur médio-
crité se joint quelque bonne volonté, nous faisons
vivre le Christ et en nous et dans la société spirituelle,
société vivante par tous ses membres en même temps
qu'éminemment par son chef toujours présent, animée
par eux de mouvement et de progrès. 11 ne s'agit plus
seulement de reploiement de l'élan vital sur lui-même
pour la défense du groupe et l'exercice de l'instinct de
conservation. C'est le dogme de la communion des
saints, entendu en un sens dynamique qui dépasse le
sens courant et surtout statique d'une mise en commun
de mérites. Plus de quatre siècles avant que la formule
en ait été introduite dans le Credo, saint Paul l'avait prê-
chée par sa doctrine du corps mystique dont Jésus est le
chef et chaque chrétien l'un des membres. Cf. I Cor.,
xn, 12 sq.
Sans doute il s'agit là d'un dogme qui, comme tel, ne
peut être présenté à titre d'argument à un philosophe
considéré lui aussi comme tel. Mais la communion des
saints est aussi un fait dans la mesure où elle se traduit
par des expériences religieuses collectives : par exem-
ple, la vie intense de ces communautés auxquelles
saint Paul prêchait la doctrine du corps du Christ,
celle des sociétés spirituelles groupant un petit nom-
bre de privilégiés, couvents et ordres religieux destinés
à conserver et continuer l'élan mystique «jusqu'au
jour où un changement profond des conditions maté-
rielles imposées à l'humanité par la nature permettrait
au côté spirituel, une transformation radicale », dont
parle M. Bergson lui-même, sans compter la vie liturgi-
que bien comprise et tous les groupements d'apostolat.
b. — Il y a des emprunts des mystiques à la société
religieuse. A la société, les mystiques empruntent
non seulement l'élan d'une collaboration des âmes,
mais encore une doctrine vivifiante et en particulier les
dogmes de l'incarnation et de la rédemption, ce qui va
contre l'assertion des Deux Sources sur un contenu
original du mysticisme, «indépendant de ce que la reli-
gion doit à la tradition, à la théologie, aux Églises ».
P. 268.
En effet, la foi au Dieu incarné et rédempteur, qui
est d'abord la foi de l'Église, est au cœur du mysticisme
chrétien, non pas élément statique dont il s'accommode-
rait vaille que vaille, mais inspiration et foyer de vie
profonde et de dynamisme spirituel. La médiation tou-
jours agissante du Sauveur hante la pensée et l'âme
des grands mystiques. C'est le cas de Paul qui déclare
que le Christ vit en lui. Gai., n, 19-21; cf. Phil.,1,21.
On a eu raison de dire qu'il était « un possédé » du
Christ et on ne peut pas concevoir un seul de ses états
mystiques, une seule même de ses prières d'où Jésus
ait été absent. Il a ainsi créé une tradition qui a passé
à tous les grands mystiques. Le c. xxn de la vie de
sainte Thérèse écrite par elle-même est intitulé : « Si
les contemplatifs veulent marcher par une voie sûre,
ils ne doivent pas se porter d'eux-mêmes aux choses
sublimes, c'est par l'humanité de Jésus-Christ qu'on
parvient à la plus haute contemplation. Erreur où elle
resta quelque temps à ce sujet. Ce chapitre est d'une
grande utilité. » Œuvres de sainte Thérèse, traduites par
les carmélites de Paris, t. i, p. 222. C'est un sujet qui
tenait grandement à cœur à la sainte, puisqu'elle y
revient longuement, à trois reprises dans le Château
intérieur (Tables du t. iv de la traduction précitée).
Saint Jean de la Croix, disciple de sainte Thérèse, est
du même avis. Quand il parle du rôle du Christ, écrit
un de ses plus pénétrants interprètes, «il atteint au plus
haut lyrisme. Il faut lire dans l'âpre texte espagnol les
pages où Dieu repousse celui qui exigerait de nouvelles
révélations. En Jésus nous trouverons la parole et la
révélation totales. Attendre de Dieu de plus rares se-
crets serait en quelque manière demander un autre
Christ. Toutes les réponses sont cachées en lui : mys-
tère de l'amour en ce fils obéissant jusqu'à la mort,
mystère de l'essence divine en un Dieu inaccessible qui
se révèle, mystère même de la vision corporelle en un
Dieu que nous découvrons se faisant homme. « Il est
« toute ma parole et ma réponse; il est toute ma vision
« et ma révélation. » Toute autre parole et toute autre
vision seraient trop littérales et trop empiriques ».
J. Baruzi, Saint Jean de la Croix et le problème de l'ex-
périence myrtique, 2e édit., Paris, 1931, p. 515.
M. Bergson y a peut-être pensé quand il fait des
grands mystiques chrétiens les continuateurs du
Christ (p. 236). Mais on aurait aimé à le voir expliciter
sa pensée, de façon à ce que l'on comprît bien que Jésus
n'est pas seulement pour ceux qui le continuent un
initiateur plus ou moins lointain, mais la vie même de
leur vie, l'âme même de leur âme.
c. — Enfin le mysticisme n'est pas la seule forme de
religion dynamique, de très grands saints l'ont ignoré.
Le cas de saint Vincent de Paul est significatif à cet
égard. II n'a eu que deux visions. Quant à son oraison
quotidienne faite en communauté, c'était la médita-
tion commune toute orientée vers l'action, sans les
caractères de la contemplation mystique et au sujet
de laquelle il recommandait de ne rechercher ni les
extases, ni les ravissements. P. Coste, Monsieur Vincent,
t. m, Paris, 1931, p. 407 sq. Et cependant qui niera le
dynamisme de sa vie? Les visions de Jeanne d'Arc
furent-elles des états mystiques? Une communion
fervente peut être génératrice de vertus héroïques,
sans créer une union mystique entre l'âme et Dieu. Et
dans l'ordre de la religion dynamique collective, de
pieux entretiens, un entraînement réciproque à l'apos-
tolat peuvent donner un grand élan à l'amour de Dieu
et du prochain sans relever du mysticisme, si du moins
on donne à ce dernier le sens précis qu'iladansles écrits
mêmes des mystiques et que lui maintient M. Bergson.
La prière liturgique peut bien, elle aussi, être un acte de
religion dynamique sans être mystique. « La commu-
2283
RELIGION. THÉORIE DE H. BERGSON, CRITIQUE
2284
nion des saintss'y dilate jusqu'aux extrémités du monde,
et chacun pour y participer renonce à ses absurdes prê-
tent ions de suprématie personnelle, à cette forme subtile
d'orgueil qui se glissedans ses relations avec Dieu:vou-
loirtraiteravecLuisans médiateur et sans consorts. Car
le croyant accepte volontairement toute une vie spiri-
tuelle qui lui est présentée par une autorité extérieure
et qui, débordant infiniment le cercle de sa vie propre,
l'associe pour une œuvre commune à toute bonne vo-
lonté. » La communion des saints, par Fr. V. Breton,
O. F. M., Paris. 1933, p. 163. Ainsi se réalise la société
spirituelle, rendue possible depuis que le christianisme
a distingué le spirituel du temporel, de telle sorte que
le social puisse être autre chose que la poursuite de
fins égoïstes, collectives ou individuelles, de telle sorte
qu'il y eût avec et par la religion dynamique une mo-
rale et une société ouvertes.
d) M. Bergson présente l'œuvre des grands mystiques
surtout comme une initiative héroïque de leur part et
une invention de l'ordre spirituel. — Sans doute il ne
nie pas les initiatives divines qui la suscitent, il les
suppose même, puisque les mystiques, à son sens, ne
font que reprendre à sa source même l'élan vital qui
« est de Dieu même ». Néanmoins il semble ne pas tenir
un compte suffisant du caractère absolument premier,
de l'absolue gratuité des grâces mystiques. Or, c'est là
un de ces points de convergence de l'expérience mys-
tique auxquels il attache tant de prix. Voici, à ce sujet,
une citation, uniquement à titre d'exemple. Sainte
Thérèse reconnaît que, dans les premières demeures
de l'âme, celle-ci est récompensée de sa bonne volonté
par des élans d'amour, mais, dans les autres degrés
d'oraison, «l'âme touche au surnaturel. De fait, quels
que soient ses efforts, il lui est impossible d'obtenir
par elle-même, ce dont il s'agit à présent ». Vie, c. xiv,
dans Œuvres, trad. citée, t. i, p. 179. Il ne faut pas
vouloir se procurer sur-le-champ l'oraison mystique,
ceci pour plusieurs raisons dont la cinquième, c'est
que « ce serait nous tourmenter en pure perte... Je veux
dire que nous aurons beau multiplier nos méditations,
nous pressurer le cœur et verser des larmes, tout sera
inutile. Ce n'est point la voie par laquelle arrive cette
eau. Dieu la donne à qui il le veut, et il le fait souvent
au moment où l'âme y pense le moins ». Château, dans
Œuvres, t. vi, p. 111-113.
e) La métaphysique de M. Bergson est fort incom-
plète. — Il le reconnaît d'ailleurs lui-même volontiers.
Nous écrivions, à ce sujet, dans la Semaine religieuse de
Paris du 16 juillet 1932, les lignes suivantes : « La voie
qui conduit M. Bergson à Dieu est magnifique, mais
beaucoup la trouveront bien longue, même réserve
faite de ce que l'âme peut aller plus vite que l'esprit et
qu'il faut moins de temps pour s'exprimer à soi-même
sa pensée que pour l'exposer au public. Sans doute, sa
théodicée tient en moins de vingt pages, seulement ces
pages supposent connues les patientes analyses de
l'Évolution créatrice et des Deux Sources. La majorité
des hommes même cultivés n'a ni le loisir, ni le génie
de telles recherches. Il y a, pour ceux-ci, et même pour
des penseurs différents de M. Bergson, d'autres voies
d'ascension spirituelle qui peuvent être plus courtes
et on regrette que celui-ci ne les laisse pas entrevoir.
L'Église catholique a pour l'homme une sympathie à
la fois confiante et condescendante. Elle estime, d'une
part, qu'il peut trouver assez rapidement, s'il a bonne
volonté et au cas où il l'aurait perdu ou ne l'aurait pas
aisément rencontré, le Dieu « dans lequel il a le inou-
« vement, l'être et la vie et qui n'est pas loin de nous »,
comme le prêchait saint Paul à l'Aréopage. D'autre
part, elle croit que ce Dieu même doit avoir, en sa
bonté, donné à tout homme les moyens de l'atteindre
par des chemins largement ouverts et qu'en somme les
difficultés d'ordre intellectuel qu'il peut y avoir à affir-
mer l'existence de Celui pour lequel nous avons été
créés, quoique réelles, sont moindres, dans la majo-
rité des cas où on doit se libérer de l'athéisme, que les
difficultés de l'ordre moral [difficultés qui peuvent
venir autant de l'orgueil que de la sensualité]. C'est
dans cet esprit qu'elle maintient et sans doute main-
tiendra toujours les preuves classiques de l'existence
de Dieu, d'ordre cosmologique et d'ordre moral. Cette
fidélité à une tradition antérieure même au christia-
nisme n'empêche pas d'ailleurs que ces preuves ne peu-
vent avoir d'efficacité pratique que chez les âmes de
bonne volonté. Elle ne signifie pas non plus que la pen-
sée philosiphique n'ait pas à les perfectionner sans
cesse, car il n'est aucune tradition, si vénérable qu'elle
se trouve, qui puisse nous accorder dispense de penser.
Il reste enfin certain qu'on doit toujours — même
dans l'enseignement élémentaire — parler de Dieu, en
évitant les matérialisations épaisses et les anthropo-
morphismes grossiers et ne jamais présenter Celui qui
est au-dessus- de tout nom comme un artisan ou un
législateur humain.
« Peut-être M. Bergson estime-t-il qu'on trouverait
l'équivalent de ces preuves classiques dans son exposé,
que, par exemple, le Dieu-Créateur qu'il affirme et le
Dieu Cause-première ne diffèrent pas radicalement
entre eux. Dans ce cas, on lui aurait été reconnaissant
d'indiquer les transpositions possibles, ne serait-ce
que par l'effet d'une « vulgarisation noble ». Les deux
sources, p. 255.
« De plus, notre philosophe paraît croire que
la certitude ne peut venir, en ce qui concerne Dieu,
que du rapprochement de l'expérience sensible et de
l'expérience mystique. Mais lui-même n'a-t-il pas
écrit que son Évolution créatrice, muette cependant
sur le mysticisme, « pose la création comme un fait »,
donnant ainsi raison au concile du Vatican, qui, s'ins-
pirant de saint Paul, enseigne que la lumière de la rai-
son humaine nous permet de connaître Dieu certaine-
ment au moven des choses qui ont été faites? » Op.cit.,
p. 78-79.
Quant au problème du mal et à la survie, nous écri-
vions dans le même article que, sur le premier point,
M. Bergson aurait été plus loin, « s'il avait manifesté
une foi plus ferme et plus précise aux destinées d'outre-
tombe, et s'il avait tenu compte de la chute originelle,
qui sans doute n'explique pas tout le mal et reste elle-
même un grand mystère, mais néanmoins donne des
conflits extérieurs et intérieurs où se débat l'humanité
une explication plus satisfaisante que la simple consta-
tation des obstacles que la matière oppose à la vie
de l'esprit ». Ibid., p. 79. Quant à la survie nous pen-
sions que M. Bergson aurait été plus loin, s'il « avait
tiré la conclusion (qui semble naturelle) de son idée
d'une création qui nous rend créateurs, c'est-à-dire, la
valeur infinie de la personne humaine, et si, parlant de
l'Amour qui nous donne l'être, il avait ajouté qu'un
véritable amour se donne sans repentance. Insistant
sur l'insuffisance des sanctions terrestres du bien et du
mal, dont il ne peut pas ne pas être convaincu [d'au-
tant qu'il est assez pessimiste sur l'état actuel de l'hu-
manité 1, bien qu'il n'en parle pas, il aurait aussi, sans
doute pénétré plus avant dans l'ombre lumineuse de
l'au-delà ». Ibid., p. 79-80.
Dans l'interview citée plus haut, M. Bergson nous a
donné quelques précisions, qui ne paraissent pas, de
son propre aveu, dirimer entièrement le débat.
En somme, .M. Bergson a eu grandement raison
d'établir qu'il y a deux types de religion, l'un inférieur
et l'autre supérieur, et qu'expliquer celui-ci par celui-là
est une méprise et une duperie. Mais, poussant plus
loin ses propres idées, il aurait pu marquer plus nette-
ment que la différence de ces deux types tient moins
au temps et à leur forme extérieure, individuelle ou
2285
RELIGION. ORIGINE, DOCTRINE DE L'ÉGLISE
2286
sociale qu'à l'attitude foncière des âmes capables de
transfigurer ou d'avilir les mêmes éléments (rites, doc-
trine, hiérarchie) : d'un côté égoïsme et reploiement
sur soi-même dans la recherche de fins temporelles, de
l'autre générosité, amour, rupture du cercle des inté-
rêts bornés et éphémères.
v. conclusion générale. — 1° Valeur du témoi-
gnage de la psychologie. — 1 . Incompétence foncière. —
Sur la psychologie, purement empirique du moins,
nous devons porter le même jugement que sur l'ethno-
logie : elle est incompétente pour résoudre le problème
de l'origine première de la religion.
Tout d'abord parce qu'elle ne nous révèle que les
activités psychiques de l'homme actuel, de même que
l'ethnologie ne nous révèle que la mentalité des « pri-
mitifs » actuels, assez différents des vrais primitifs. Or,
du point de vue de l'empirisme pur, de l'observation
positive qui s'abstient de rien ajouter à ses observations,
rien ne prouve que la religion existante aujourd'hui ait
existé en ces premiers temps de l'humanité que la
science positive ignore et sans doute ignorera toujours.
De son point de vue encore il reste possible que la reli-
gion ait apparu, à un moment donné de l'évolution
humaine, moment peut-être relativement tardif par la
mise en œuvre explicite de virtualités qui seraient
demeurées à l'état latent jusque là.
En second lieu la psychologie empirique est étran-
gère à toute affirmation transcendante. « Il importe de
ne pas attendre de la psychologie religieuse ce qu'elle
ne peut donner en aucune manière. Bien des auteurs
récents semblent se faire à ce sujet les plus funestes
illusions. A les entendre la psychologie religieuse jointe
à l'histoire des religions construite psychologiquement,
constitue toute la science de la religion. Ce « psycholo-
« gisme «est absolument faux. Assurément, la religion
est à certains égards un fait psychique. Mais elle recon-
naît comme objet des » réalités transcendantes » que
l'examen de leur aspect subjectif dans l'homme reli-
gieux ne peut atteindre, ni par conséquent garantir.
Quoi qu'en pensent certains théologiens protestants,
inquiets d'un dévergondage doctrinal qu'ils sont im-
puissants à endiguer, la psychologie ne remplacera ni
la philosophie de la religion, ni l'apologétique, ni sur-
tout l'étude objective du dogme et de la morale : elle
laisse intacts tous les droits et la nécessité impérieuse
de la théologie traditionnelle. » R. P. de Munninck,
0. P., dans la Semaine d'ethnologie religieuse, 11e ses-
sion, Louvain, 1913, éditée en 1914, p. 212. Or, sans
recours à des croyances transcendantes, nous le ver-
rons plus loin, aucune certitude n'est possible sur l'ori-
gine de la religion.
2. Indications et orientations données. — Ce décli-
natoire d'incompétence ne nous oblige pas à considérer
comme inutiles l'exposé et la discussion des systèmes
psychologiques sur la religion. En effet, il en résulte
d'abord une certitude négative, mais de première im-
portance : c'est qu'on échoue en psychologie aussi bien
qu'en ethnologie quand on tente d'expliquer la religion
par autre chose qu'elle-même : hystérie, psychasthénie,
besoins biologiques ou libido. De plus, en écartant, au
moins comme insuffisant, le recours au subconscient,
nous avons constaté que, pour donner au fait religieux
toute sa vérité, même simplement psychologique, il
faut s'élever vers les régions les plus lumineuses de
l'esprit. Enfin, quand nous avons abordé les théories de
Boutroux et de Bergson, nous sommes entrés en contact
avec un être transcendant, un au-delà intérieur,
parce que leurs psychologies étaient toutes pénétrées
de métaphysique, ce qui est parfaitement légitime, car
une étude synthétique de l'âme humaine ne saurait se
limiter à un pur empirisme. De plus ces philosophes en
montrant que la religion se rattache aux tendances les
plus profondes, les plus puissantes et les plus larges de
l'esprit, vont tout au moins à montrer qu'elle tient à sa
structure essentielle, or l'essentiel peut difficilement
ne pas être primitif. Cependant ce raisonnement n'a
pas chez eux une valeur absolument apodictique, sur-
tout chez M. Bergson, qui paraît bien croire à l'exis-
tence d'une seule religion, basée sur l'illusion de la
fonction fabulatrice, pendant des millénaires et ne se
rattachant pas à la plus haute vie spirituelle.
2° Recours nécessaire à la métaphysique. — Ce n'est
qu'en recourant directement à la métaphysique qu'on
peut établir l'origine première de la religion. Cette ori-
gine est en Dieu même.
La théodicée naturelle démontre — et nous y ren-
voyons — qu'en nous créant Dieu ne pouvait nous
donner d'autre fin dernière que lui-même. Agissant
autrement, il aurait manqué à ce qu'il doit à sa perfec-
tion et à sa sainteté, et il aurait trahi son amour en ne
donnant pas comme terme à notre destinée et à nos
efforts le souverain Bien qu'il est par essence. Il est
donc nécessaire qu'en créant l'âme humaine il l'ait
créée religieuse, apte à le connaître et à l'aimer et
orientée par ses dispositions les plus profondes vers
cette connaissance et cet amour. Il se devait — et ceci
n'est qu'un autre aspect de la vérité capitale que nous
venons d'exprimer — de nous imposer le devoir d'en-
trer en rapports avec lui, devoir qui n'est d'ailleurs
que la face morale de notre orientation foncière vers
lui et sa justice exigeait qu'il fournît à l'homme les
moyens d'accomplir ce devoir primordial.
Le Dieu de la théodicée naturelle est aussi le Dieu-
Providence. De ce point de vue il est difficile de croire
qu'il n'ait pas aidé l'intelligence et la volonté de
l'homme à l'accomplissement de son premier devoir, à
cause de sa débilité, et même malgré ses fautes.
3° Les enseignements de la foi. — Ces enseignements
sur l'origine de la religion sont contenus dans le concile
du Vatican. Constitutio dogmatica de fide calholica.
Cap. n. De reuelatione. —
Eadem sancta mater Ecclesia
tenet et docet, Deum rerum
omnium principium et linem,
naturali humana- rationis la-
mine e rébus creatis certo
cognosci posse; « invisibilia
enim ipsius, a creatura
mundi, per ea, qua- facta
sunt, intellecta conspiciun-
tur » CRom., I, 20); attamen
placuisse ejus sapientiae, alia
eaque supernaturali via se
ipsum ac œterna' volimtatis
sua; décréta humano geneii
revelare, dicente Apostolo :
« Multifariam multisque rao-
dis olim Deus Ioquens patri-
bus in prophetis; novissime
diebus istis loeutus nobis in
Filio » (Heb., i, 1 sq.)
Canon 1. — Si quis dixe-
rit, Deum unum et verum,
creatorem et Dominum nos-
trum, per ea, qua- facta
sunt, naturali rationis huma-
ns lumine certo cognosci
non posse : A. S.
Huic divina; revelationi
tribuendum, ut ea, qua: in
rébus divinis humanse ra-
tion i per se impervia non
Ch. ii. De la révélation.
— ■ La même sainte Église,
notre mère, tient et enseigne
que, par la lumière naturelle
de la raison humaine, Dieu,
principe et fin de toutes
choses, peut être connu avec
certitude au moyen des cho-
ses créées, «car depuis la créa-
tion du inonde, ses invisibles
perfections sont vues par
l'intelligence des hommes,
au moyen des êtres qu'il a
faits » (Rom., I, 20); que
néanmoins il a plu à la sa-
gesse et à la bonté de Dieu de
se révéler lui-même et les
éternels décrets de sa vo-
lonté par une autre voie, et
cela par une voie surnaturelle.
C'est ce que dit l'Apôtre :
« Après avoir parlé autrefois
à nos pères à plusieurs repri-
ses et de plusieurs manières
par les prophètes, pour la
dernière fois, Dieu nous a
parlé de nos jours par son
Fils. .
Canon 1. Anathème à qui
dirait que le Dieu unique et
véritable, notre Créateur et
Seigneur, ne peut être connu
avec certitude par la lu-
mière naturelle de la raison
humaine, au moyen des êtres
créés.
On doit, il est vrai, attri-
buer à cette divine révéla-
tion que les points qui, dans
les choses divines, ne sont
228;
RELIGION. ORIGINE, DOCTRINE DE L'EGLISE
2 2! s 8
sunt, in prsesenti quoque
generis humani condilione
ab omnibus expedite, firma
certitudine, et nullo admix-
to errore cognosci possint.
Non bac tamen de causa ré-
vélât io absolute neccssaria
dicenda est, sed quia Deus
ex inlinita bonitate sua ordi-
navit hominem ad finem su-
pernaturalem ad partici-
panda scilicet bona divina
quae humance mentis intel-
ligentiam omnino superant,
siquidcm « oculus non vidit,
nec auris audivit, nec in cor
bominis ascendit, quœ prse-
paravit Deus iis, qui diligunt
illum. » (I Cor., h, 9).
Canon 2. Si quis dixerit,
fieri non posse, aut non ex-
pedire, ut per revelationem
divinam homo de Deo cul-
tuque ei exhibendo docea-
tur : A. S.
Canon 3. — Si quis dixe-
rit, hominem, ad cognitic-
nem et perfectionem, quae
naturalem superet, divinitus
evehi non posse, sed ex se
ipso ad omnis tandem veri et
boni possessionem jugi pro-
fectu pertingere posse et de-
bere : A. S.
(Denz.-Banmv. n. 1765,
1806, 1786, 1807, 1808).
pas par eux-mêmes inacces-
sibles à la raison humaine,
puissent aussi, dans la condi-
tion présente du genre hu-
main, être connus de tous
sans difficulté avec une ferme
certitude et à l'exclusion de
toute erreur. Ce n'est pas
pourtant pour cette cause
que la révélation doit être
déclarée absolument néces-
saire, mais parce que Dieu
dans son infinie bonté a or-
donné l'hommea la fin surna-
turelle, c'est-à-dire à la par-
ticipation de biens divins qui
dépassent tout à fait l'intel-
ligence de l'esprit humain;
« car l'oeil n'a point ui, ni
l'oreille entendu, ni le coeur
de l'homme conçu les choses
que Dieu a préparées à ceux
qu'il aime » (I Cor., n, 9).
Canon 2. — ■ Anathème à
qui dirait qu'il ne peut se
faire ou qu'il n'est pas expé-
dient que l'homme soit ins-
truit par la révélation divine
sur Dieu et le culte à lui ren-
dre.
Canon 3. — Anathème à
qui dirait que l'homme ne
peut être élevé divinement à
une connaissance et à une per-
fection qui surpassent celle
qui lui est naturelle; mais
que de lui-même il peut et
doit par un progrès perpé-
tuel parvenir enfin a la pos-
session de tout vrai et de
tout bien. Traduct. Vacant,
dans Études théologiques sur
les constitutions du concile du
Vatican, 1. 1, p. 283 et p. 343.
C'est le traditionalisme, mais entendu au sens strict,
que le concile a voulu al teindre. Dans le schéma éla-
boré par la Députation de la foi il est dit, en effet :
• Quant à ce qui regarde le traditionalisme, il a paru suf-
fisant de poser un principe qui l'exclut efficacement. Ce prin
cipe est le suivant : dans la nature raisonnable de l'homme,
se trouve la puissance de connaître Dieu au moyen des créa-
tures. Si quelqu'un disait qu'il est complètement impossible
à l'homme, alors même qu'il posséderait la puissance de rai-
sonner sans entrave, d'arriver à une connaissance certaine
de Dieu, sans un enseignement positil transmis sur Dieu, il
nierait ce principe. Pour la question de savoir si une éduca-
tion est nécessaire pour que l'homme parvienne à l'usage de
sa raison, elle n'est pas touchée. Vacant, ibid., p. 286.
C'est de plus la possibilité mais non le fait de la
connaissance de Dieu par les lumières de notre raison
que le Concile enseigne. Une note jointe au Schéma
rédigé par la commission prosynodale le disait nette-
ment :
■ La question n'est pas une question de fait, il n'est pas
question do savoir si des indi\ idus I irent leur première con-
naissance de Dieu, de cette manifestation naturelle, OU s'ils
ne sont pas plutôt p< rtés à le chercher i >:i r ta révélation i
eux proposée, et s'ils n'apprennent pas son existence par
l'enseignement qui tour est donné. Mais ce qui est en cause
et ce que les Écritures affirment Immédiatement, c'esl le
pouvoir de la raison ; c'est que la manifestation objective de
Dieu par les créatures s'adapte a l'organisation de la raison
humaine, ei que celle-ci possède des ressources, grflee aux-
quelles elle peut connaître Dieu en vertu de ici te manifesta-
tion. » Ibid, p. 288.
De plus le canon dans le projet portait les mots ab
homine. Le '19e amendement demanda leur suppres-
sion : « On propose la suppression des mots ab homine,
de peur que nous ne semblions définir comme, un
dogme de foi, qu'il ne saurait jamais se rencontrer
d'homme adulte qui ignore Dieu invinciblement. On
pourrait ajouter le mot humaine au mot rationis. »
« L'observation parut juste. Mgr Casser demanda
l'adoption de cet amendement, au nom de la Députa-
tion de la foi. 1211e fut votée presque unanimement. »
Vacant, ibid., p. 290.
De quelle sorte de connaissance s'agit-il? Un Père
avait voulu qu'on parlât de connaissance par démons-
tration, proposant d'ajouter aux mots : « être connu»,
ceux de « être démontré », et demonstrari. Mgr Gasser
demanda le rejet de cet amendement, estimant, en
particulier, qu'il disait trop en affirmant « non seule-
ment que Dieu peut être connu avec certitude par la
lumière naturelle, mais encore que l'existence de Dieu
peut être prouvée et démontrée avec certitude. Bien
que connaître et démontrer expriment jusqu'à un cer-
tain point la même chose, cependant la Députation de
la foi préfère une formule adoucie, à celle un peu
dure qu'on vous propose ». Vacant, ibid., p. 198.
[Le serment anti-moderniste a repris le mot demons-
trari, qu'avait écarté le concile. Denz.-Bannw.,
n. 2145.]
Mais cette connaissance de Dieu, ne fût-elle pas
acquise par voie strictement et explicitement démons-
trative, est certaine. Par cette assertion le concile
visait les Encyclopédistes et la philosophie critique
allemande. Rapport de Mgr Gasser au nom de la Dépu-
tation de la foi. Vacant, ibid, p. 301. Et cette connais-
sance certaine, la raison humaine a été capable de l'ac-
quérir dès l'origine et a continué d'en être capable
malgré la chute, puisque saint Paul dit que « ce qui est
invisible en Dieu se découvre à la réflexion depuis la
création du monde par ses œuvres ». Rom., i, 20.
Ainsi est enseignée la capacité constante de la
raison humaine de connaître Dieu avec certitude;
mais, d'autre part, en ce qui concerne l'individu,
rien n'interdit de penser que cette capacité dépende
de l'éducation qui est nécessaire pour amener la
raison à son plein exercice; en fait cette capacité
peut n'aboutir point à une démonstration véritable
mais simplement aune sorte de raisonnement instinctif.
2. Rôle de la révélation. — ■ Il est double.
a) Pour la connaissance des vérités en soi accessibles
à la raison, elle n'est pas absolument mais moralement
nécessaire. — Sur ce point le concile du Vatican se
réfère à la doctrine de saint Thomas d'Aquin, puisque
la note 10 du schéma sur la doctrine catholique contre
les erreurs dérivées du rationalisme renvoie aux Ques-
tions sur la Vérité (q. xiv, a. 10), à la Somme contre les
Gentils (1. I, c. rv) et à la Somme théologique (IIa-IIœ,
q. il, a. 4). Voici comment Vacant résume saint Thomas
sur ce point : « Il y aurait trois inconvénients, dit le
grand docteur, à ce qu'on chercha ta connaître sans autre
secours que la raison, ces vérités qui lui sont accessibles.
« Le premier inconvénient, c'est que peu d'hommes
parviendraient ainsi à la connaissance de Dieu, soit
faute d'une intelligence suffisante, soit faute de loisirs,
soit faute de courage pour entreprendre et mener à
bonne fin cette étude.
« Le second inconvénient, c'est le petit nombre de
ceux qui pourraient arriver ainsi à cette connaissance,
n'y parviendraient qj'après un long temps, soit à
cause de la profondeur des vérités en question, soit à
cause des connaissances nombreuses que cette recher-
che présuppose, soit à cause que les jeunes gens n'ont
pas le calme et la sagesse qu'elle exige.
« Le troisième inconvénient, c'est qu'il se mêlerait
des erreurs à cette connaissance, de sorte qu'elle reste-
rail douteuse pour beaucoup d'hommes. Il était donc
nécessaire que nous fussions menés à cette connais-
sance par le chemin de la foi, de sorte que tous pussent
facilement participe] à la connaissance de Dieu, et cela
2289
RELIGION. ORIGINE, DOCTRINE DE L'ÉGLISE
2290
sans être exposés au doute et à l'erreur : Ut sic omnes
de jacili possent divinœ cognitionis participes esse et
absque dubitatione et errore. Sum. cont. dent., I. I, c. iv,
conclusion reproduite presque textuellement par le
concile. »
Mais il ne faut pas assimiler purement et simplement
la révélation des vérités naturelles et celle des vérités
surnaturelles, ce serait tomber dans le traditionalisme.
Les deux révélations diffèrent par leur mode comme
par le caractère de leur nécessité. « Rien n'empêche...
d'accorder aux traditionalistes, qu'en fait Adam a
reçu, au moment de sa création, la science infuse des
données de la religion naturelle. Mais ils se mépren-
nent, lorsqu'ils prétendent tirer de là cette conclu-
sion, qu'Adam et ses descendants ont cru à ces don-
nées, par un acte de foi fondé sur l'autorité de Dieu qui
révèle, et qu'ils n'y ont pas adhéré en s'appuyant sur
les lumières de leur raison.
« La science infuse donnée à Adam, suivant saint Tho-
mas et Suarez, n'était pas, en effet, l'objet d'une révé-
lation proprement dite, que Dieu impose de croire, à
cause de son témoignage divin. Non, cette science,
considérée en elle-même, ressemblait à celle que nous
acquérons par nos recherches et nos raisonnements
naturels. Seulement, pour épargner à notre premier
père le long détour de ces recherches et de ces raison-
nements, Dieu le constitua dans le même état d'esprit
où il se serait trouvé, s'il avait fait ces recherches et
ces raisonnements. Par rapport à l'existence de Dieu
et à ses attributs, cet état d'esprit consistait donc à
voir que cette existence et ces attributs sont établis
avec certitude par des démonstrations d'ordre naturel.
Cette science qui était infuse en Adam et qu'il commu-
niqua à ses descendants était donc fondée sur les prin-
cipes de la raison naturelle. Bien que donnée à Adam
d'une façon extraordinaire, elle avait donc pour fon-
dement l'évidence intrinsèque des vérités manifestées
à la lumière de la raison. » Vacant, ibid., p. 330-331.
b) La révélation est absolument nécessaire pour con-
naître les vérités d'ordre surnaturel. — Et ceci s'applique
à la révélation primitive. « C'est, en effet, doctrine
commune qu'il faut admettre la révélation primitive,
au moins intérieure, des vérités surnaturelles les plus
générales et les plus nécessaires au salut : la foi en
Dieu souverain Maître, rémunérateur et révélateur,
appelant l'homme à son amitié, à sa ressemblance, à
sa vie immortelle. Comme aussi, selon saint Thomas,
le salut par le Médiateur futur. Et saint Paul, en effet,
voit déjà au paradis [terrestre], dans l'institution du
mariage indissoluble, la figure du Christ et de l'Église.
Se rappeler aussi le Protévangile. » A. Verriele, Le sur-
naturel en nous et le péché originel, Paris, 1932, p. 149.
3. Transmission de la révélation. — Le concile du
Vatican ne parle pas de la transmission de la révéla-
tion primitive. Mais la foi catholique exige qu'à ce
sujet nous tenions compte de ce que la Genèse nous
apprend des premiers temps de la religion. Ce livre
ne nous donne d'ailleurs sur ces premiers temps
que des indications sporadiques, jusqu'à la nouvelle
alliance conclue par Dieu avec l'humanité après le
déluge, considérée dans la perspective de l'auteur sacré
comme un nouveau point de départ religieux. Nous
voyons, Gen., iv, 3, 4, Cain offrir à Dieu les produits
de la terre et Abel les produits de son troupeau. Au
sujet d'Énos, fils de Seth. fils d'Adam, il nous est dit
« que ce fut alors que l'on commença à invoquer le
nom de Jahweh », Gen., îv, 24, ce qui signifie que le
culte public prit naissance avec les premières sociétés
et que ce culte s'adressa d'abord au vrai Dieu, au moins
dans la lignée de Seth, différente de celle de Cain. Le
début du c. v revient sur Seth (indication d'un chan-
gement de source), nous y lisons au y. 3, qu'Adam en-
gendra un fils à sa ressemblance, selon son image;
comme au y. 2, on nous rappelle que « lorsque Dieu
créa Adam, il le fit à la ressemblance de Dieu », on
nous enseigne ainsi que le premier homme transmit,
tout au moins à une partie de sa lignée, la ress emblance
avec Dieu et donc une attitude religieuse. Le descen-
dant de Seth à la quatrième génération, Hénoch, « mar-
cha avec Dieu et on ne le vit plus, car Dieu l'avait
pris ». Gen., v, 24. Dans la descendance de Seth, Ma-
thusalem et Lamech sont seuls à séparer Noé d'Hé-
noch. Dès lors, les hommes avaient commencé à être
nombreux sur la terre, vi, 1, mais parmi eux Noé
trouva seul grâce aux yeux de Jahweh, y. 8, tandis que
« toute chair avait corrompu sa voie sur la terre »,
(y. 12). Somme toute, nous aurions dans ces premiers
chapitres de la Genèse un raccourci d'histoire où les
noms ont, au moins dans une large mesure, une valeur
typique et sont employés pour concrétiser un tableau
qui n'aurait pas été compris d'un peuple, encore dans
l'enfance, s'il avait été présenté en termes généraux
et abstraits. Ce qu'il faut surtout retenir c'est que la
vraie religion fondée — au moins à l'état rudimentaire
— à l'origine même de l'humanité s'est conservée dans
une élite, et que cette élite a été en se rétrécissant de
plus en plus, au point de se réduire à une seule famille
au moment du déluge.
Étant donnés ces enseignements et les limites où ils
se tiennent, on doit conclure que, du point de vue
dogmatique, on ne peut pas nier la possibilité de déca-
dences religieuses de l'humanité très profondes et, à
certaines époques, quasi universelles, si bien que, pour
ces époques, les chances de la science positive de décou-
vrir des éléments quelque peu supérieurs de religion
seraient à peu près nulles, pratiquement nulles. C'est
ce qui a permis à Mgr Leroy d'écrire les lignes sui-
vantes : « A supposer que le naturisme, l'animisme, la
magie, le fétichisme et le totémisme forment la base
des religions ou pseudo-religions des sauvages actuels
et même des plus lointains représentants de notre
espèce, la Bible — puisque c'est d'elle qu'il s'agit —
est ici hors de cause. Laiiible en effet nous dit bien que
le premier homme fut « créé à l'image de Dieu » et dès
lors vraisemblablement pourvu des premiers éléments
de ce qui s'est appelé la « révélation », mais elle ajoute
que, par suite de la déchéance originelle, ses descen-
dants se dispersèrent dans le vaste monde qui s'ouvrait
à leur activité, sujets à toutes les faiblesses physiques,
intellectuelles et morales de leur nature, privés désor-
mais des immunités exceptionnelles accordées à l'an-
cêtre et, à l'exception de quelques familles privilégiées,
bientôt livrés à toutes les divagations religieuses dont
l'homme est capable et que nous pouvons remarquer
aujourd'hui parmi les populations de culture infé-
rieure. C'est en cet état de dispersion, de dégradation
apparente et de vraisemblable dénùment intellectuel,
que la préhistoire retrouve aujourd'hui quelques-uns
de leurs représentants. » Art. Xaturûme, du Diclionn.
apolog., t. m, 191(1, col. 1067.
Le concile du Vatican ne parle que de la révélation
extérieure et, semble-t-il, publique, il suppose acquis
ce qui avant lui avait été enseigné par l'Église sur l'ac-
tion de la grâce dans toutes les âmes. 11 est bon néan-
moins de rappeler ici ces enseignements. Dieu veut que
tous les hommes soient sauvés. La « volonté salvifique
universelle » et la valeur universelle de la rédemption
du Christ sont des vérités qui, sans avoir été expres-
sément définies comme telles, sont à la base de l'ensei-
gnement actuel de l'Église. Cf. Conc. Trid., sess. vi,
c. il, Denz.-ljannw., n. 794 11 n'est pas semipélagien,
comme le prétendait Jansénius, de dire que Jésus est
mort absolument pour tous les hommes pro omnibus,
omnino Iwminibus (5e des propositions de Jansénius
condamnées le 31 mai 1653). Le Christ ne s'est pas
olïert en sacrifice pour les seuls fidèles (condamnation
2291
RELIGIONS. CLASSIFICATION D'APRÈS LE MILIEU
2292
d'erreurs morales, par le Saint-Office, le 7 décembre
1690, n. 4). Les infidèles eux-mêmes peuvent recevoir
la grâce suffisante, comme il résulte de la condamna-
tion de la proposition suivante : Pagani, Judsei, hsere-
tici aliiquc luijus generis nullum omnino accipiunt a
Jesu Christo influxum ideoque hinc recte infères, in
illis esse voluntaiem nudam et inermem sine omni gralia
sujjicienti. (Erreurs condamnées le 7 décembre 1690,
n. 5.) Denz.-Bannw., n. 1096, 1294, 1295.
Et cette « influence du Christ s'est fait sentir avant
comme après la rédemption (quoi qu'en aient dit les
augustiniens de stricte observance), moins abondante
sans doute, mais assez pour que nul n'ait été privé des
avances divines ; et ces avances, s'il y voulait répondre,
devaient avoir pour effet de le conduire à la justifica-
tion et au salut ». J.-V. Bainvel, Nature et surnaturel,
5e éd., Paris, 1920, p. 270. Far conséquent, là même où
la révélation positive et extérieure n'est pas parvenue,
la grâce divine agissant à l'intérieur peut créer la
religion ou aider sa création par l'âme.
Sans doute ces données de la foi ne s'imposent pas
du point de vue scientifique ou même philosophique,
du moins en ce qui concerne la révélation primitive.
Mais d'abord cette dernière concorde avec l'idée de la
Providence qu'inculque la simple métaphysique. Puis
l'incompétence de l'ethnologie et de la psychologie
empirique sur les origines les empêche d'y contredire.
Enfin plusieurs faits s'expliquent fort bien par cette
révélation primitive.
a) L'universalité dans le temps et l'espace du fait
religieux, très généralement reconnue aujourd'hui, ce
que l'on pourrait aussi appeler son universalité psycho-
logique, c'est-à-dire son emprise sur toute l'activité
psychique, étant donné le dynamisme profond qu'un
Boutroux et un Bergson y ont décelé, tout cela
s'éclaire au mieux par l'impulsion première donnée
par Dieu à la religion en vertu d'une intervention se
surajoutant ou plutôt se mêlant intimement aux ten-
dances naturelles de l'homme.
b) La religion revêt spontanément une forme tradi-
tionnelle. Ses éléments constitutifs sont transmis par
la société à l'individu non comme résultant d'une ini-
tiative de cette société, mais comme un héritage reçu
par elle et dont elle doit garder fidèlement le dépôt,
comme le patrimoine remontant aux origines du clan,
de la tribu ou de la cité. Et c'est ce caractère tradi-
tionnel, ce mas majorum que l'on invoque pour justifier
le caractère obligatoire des croyances et des pratiques.
Si la religion en question est une réforme datée, cette
réforme est rattachée à une révélation qui se transmet
ensuite par voie de tradition.
c) Cette forme traditionnelle de la religion tient au
caractère transcendant de l'objet de la religion qui fait
que pratiquement celle-ci doit être représentée comme
une révélation. « On ne peut, sans méconnaître l'élé-
ment original el spécifique de la religion dans la cons-
cience de l'homme religieux la ramener soit à une insti-
tution sociale, soit à un système individuel de senti-
ments, de croyances et de rites, soit même à un com-
posé d'initiatives personnelles et de réactions collec-
tives « ayant Dieu pour objet ». Car ce à quoi le fidèle
s'attache comme a l'essentiel de sa foi, ce n'est pas à
un objet, idée ou force dont il disposerait pour l'avoir
formée ou captée, c'est à un sujet, à un être non seu-
lement doué de vie, de volonté, mais encore mysté-
rieux, inaccessible aux prises naturelles de notre pensée
cl de notre action, ne se livrant donc que par grâce,
par le témoignage qu'il rend de lui-même et de sa
propre transcendance, par la lettre révélée nu prescrite
des dogmes el des pratiques qui mettent à notre por-
tée son incommunicabilité même : d'où l'idée essenl ici
lemcnl religieuse d'une tradit ion qui transmet la révé-
lation et le pacte d'alliance comme un dépôl sacré.
L'élément social ou individuel n'est que subordonné
comme un moyen ou une matière, ce n'est pas l'élé-
ment formel de la religion. Ainsi la religion dite « natu-
« relie » n'est qu'un extrait tardif, artificiel et dénatu-
rant de la religion qui, devant la conscience et l'his-
toire, apparaît toujours comme positive en tant qu'elle
s'apparaît à elle-même comme pénétrée d'éléments
surnaturels. Et quelles que soient les déviations ou les
inconséquences qui l'infléchissent, soit vers les formes
superstitieuses et la magie, soit vers un symbolisme
idéologique ou vers une statolàtrie, il importe de dé-
gager en sa pureté originelle et logique, le trait distinc-
tif de la religion, dont les explications philosophiques
(qu'elles soient psychologiques, métaphysiques ou
sociologiques) ne sauraient rendre un compte suffisant.»
Maurice Blonde) , art. Religion, dans le Vocabulaire
de philosophie d'André Lalande, t. il, p. 704.
En définitive l'origine de la religion est une colla-
boration première de l'homme et de Dieu à laquelle
Dieu est resté constamment fidèle malgré les multiples
infidélités dé l'homme.
IV. Classification des religions. — /. d'après
leurs milieux sociaux. — Voici l'application que
fait le P. Schmidt de la méthode cyclo-culturelle à
l'histoire de la religion.
1° « Dans la civilisation de la petite culture [civilisa-
tion primaire postérieure aux civilisations primitives
étudiées col. 2229 sq. ]. — La femme, qui s'est mise
à cultiver les plantes, a vu grandir son rôle économique
et sa fonction sociale. Ce changement a eu pour consé-
quence l'apparition d'un culte de la Terre-Mère et
d'une forme religieuse de la mythologie lunaire où la
lune est représentée comme une femme. De bonne
heure Terre-Mère et lune (féminine) sont mises en rela-
tion l'une avec l'autre.
«Sous cette influence l'Être suprême se mue souvent
lui-même en femme. Parfois on se contente de lui
adjoindre la Terre comme fille, sœur ou femme. La
Lune est censée donner le jour à deux jumeaux, la
Lune claire et la Lune sombre. La Lune claire repré-
sente tout ce qui est bon et beau. Nous la voyons, dans
la civilisation du boumerang, entrer en rivalité avec
l'Être suprême. Tantôt elle se combine avec lui et tan-
tôt elle le supplante. La Lune sombre représente tout
ce qui est obscur, haïssable et mauvais. Elle règne sur
le monde souterrain et sur les morts. Le culte des morts,
qui se célèbre au sein de sociétés secrètes organisées
par les hommes et pour eux seuls, donne l'essor à
l'animisme, lequel se révèle encore plus préjudiciable
à la religion de l'Être suprême.
« Le sacrifice végétal de prémices s'offre à la Terre-
Mère. Les offrandes d'aliments et de boissons, déposées
sur la tombe des morts, donnent naissance à une nou-
velle espèce de sacrifice, que conclut souvent un repas
sacrificiel. La force vitale, dont le sang est le siège, est
souvent utilisée pour l'accomplissement de rites ma-
giques de fécondité. Bientôt apparaît, dans ce contexte
magique, le sacrifice sanglant, en particulier celui
du cœur arraché tout vif, celui de la chasse aux
crânes, etc.
2° « Dans la civilisation de la grande chasse. — La
conscience de leur force s'accroît chez l'individu et
chez la tribu, du fait des progrès réalisés dans l'arme-
ment el dans l'art de conduire la chasse en groupe.
Cette assurance donne naissance à la magie active,
laquelle trouve dans la civilisation de la grande chasse,
son vrai terrain de développement.
" Une liaison s'établit, en des conditions qu'il n'est
pas encore possible de préciser, entre l'homme et le
soleil. Toute une mythologie solaire apparaît. Le Soleil
Y est représenté comme la source des énergies natu-
relles, de toute beauté, de vie éternelle.
« Il s'agit surtout du jeune Soleil matinal, auquel
2293
RELIGIONS, CLASSIFICATION D'APRÈS LA VALEUR
2294
étaient assimilés les jeunes gens au cours des céré-
monies d'initiation où étaient admis les seuls garçons.
« Le Soleil du matin, d'abord subordonné à l'Être
suprême comme son fils, en vint peu à peu à tenir le
premier rôle. Considéré comme vieilli et fatigué, l'Être
suprême fut assimilé au Soleil vespéral, qui n'a plus
de relations immédiates avec les hommes.
« Le sacrifice languit, étouffé par le développement
énorme des rites magiques, désormais sans grand inté-
rêt pour l'homme dont la confiance en soi n'a cessé de
s'accroître.
3° *Dans la civilisation des pasteurs nomades. — C'est
chez elle que la civilisation primitive de l'Être suprême
s'est le mieux conservée. Au-dessus des déserts et des
steppes où vivent les pasteurs, se déploie librement la
voûte immense du ciel. L'Être suprême, devenu pour
eux, le dieu du ciel, en vient à s'identifier ou presque
avec le ciel lui-même.
« Sur la base de la grande famille patriarcale, cette
civilisation développe toute une hiérarchie sociale. Le
dieu du ciel se trouve, à raison de sa grandeur même,
relégué loin des contacts humains. Au-dessous de lui
s'étagent des intermédiaires qui assurent la liaison
entre l'homme et l'Être suprême, dont le trône s'érige
au sommet des cieux.
« Le culte des ancêtres et des héros prend tout son
développement, tandis que la mythologie de la nature
et spécialement la mythologie astrale apparaissent.
■1° « Dans les civilisations secondaires et tertiaires. -
Ces différentes évolutions primaires s'accomplissent,
sur les points les plus divers du globe, en des mesures
différentes de vigueur et de pureté. Le grand dieu y
prend, en conséquence, des formes très diverses. C'est
bien autre chose encore, lorsque, les civilisations pri-
maires se combinant entre elles et avec les civilisations
primitives, apparaît toute la variété des cultures com-
posites, secondaires et tertiaires. L'ancienne religion
du dieu du ciel, prise dans ce tourbillon, subit, jusqu'à
en être parfois entièrement submergée, l'assaut des
mythologies astrales du fétichisme, de l'animisme, du
manisme et de la magie.
5° « Dans les religions de l'époque historique. - La
civilisation extérieure prend un brillant essor. La reli-
gion aussi développe largement ses formes extérieures,
multiplie les images de ses dieux et de ses démons,
dresse la magnificence de ses temples et sanctuaires,
de ses lieux sacrés, organise l'armée de ses clergés, dé-
ploie la richesse de son culte. Mais, dans le même temps,
s'accélère souvent le déclin de la pensée et du senti-
ment religieux authentiques. On en voit les consé-
quences sur le plan de la vie morale et sociale. 11 ne
s'agit plus seulement de déclin, mais d'une véritable
corruption, qui aboutit à la divinisation de l'immoral
et de l'antisocial. La source du mal est précisément la
substitution à l'Être suprême de l'infinité des dieux et
des démons.
« Cependant l'antique religion des premiers âges
persistait, avec les restes de la civilisation primitive,
chez des tribus refoulées aux extrémités de la terre et
réduites elles-mêmes a l'état de débris. Mais, au sein de
leur stagnation culturelle, de leur pauvreté, de leur iso-
lement, il était inévitable qu'elle perdît beaucoup de
sa force et de sa grandeur. L'état où nous la trouvons
présentement chez eux est évidemment bien différent,
de celui qu'elle connut aux temps primitifs. Pour re-
constituer sa vivante unité, nous en sommes réduit s a
recueillir péniblement ce qui subsiste de ses membres
dispersés. » P.-W. Schmidt, Origine et évolution de la
religion, p. 352-355.
il. D'APRÈS LEUR valeur. - 1° Remarque prélimi-
naire. — La précédente synthèse du P. Schmidt est
peut-être prématurée; elle a en tout cas l'avantage de
bien montrer la corruption croissante des religions an-
DICT. DE THÉOI.. CATHOL.
tiques et de tous les paganismes, qui s'étiolent en per-
sistant, pour l'ensemble de leur action, dans le sta-
tisme. S'il n'y a de religion véritable que sociale, par
contre la société a souvent détourné la religion de ses
fins idéales. Il est vrai qu'il s'agit de la société tempo-
relle, mais les formes religieuses dont nous parlons
ignorent la distinction du spirituel et du temporel.
C'est de ce type de religions que saint Paul a fait
une critique si sévère dans le premier chapitre de
l'épître aux Romains : il n'en connaissait pas d'autre
en dehors du judaïsme et du christianisme, au moins
d'une connaissance un peu intime. De là vient que les
théologiens ne voient généralement que des perver-
sions dans toutes les religions non-chrétiennes. Mais il
est un autre type de religions, évidemment supérieur,
et dont l'avènement, relativement tardif, a constitué
un progrès certain de l'ordre spirituel, ou, dans une
certaine mesure, un retour à la forme première et pure,
bien qu'imparfaite de la religion que le P. Schmidt dé-
crit. Il faut leur appliquer plus particulièrement les
sages réflexions que faisait il y a cinquante ans l'abbé
de Broglie et qui sont toujours valables : la négation
de tout bien moral, chez les païens, n'est nullement la
doctrine chrétienne, « c'est une opinion spéciale de cer-
tains hérétiques. La tradition catholique est toute
différente dans son enseignement. Cette tradition dis-
tingue deux ordres de bien moral, le bien naturel et le
bien surnaturel. Huile de Pie V, Ex omnibus affliclio-
nibus, 1567, Constitution d'Innocent XI, Cum occu-
sione, 1653; Constitution de Clément XI, Unigenilus.
1713. Le bien naturel existe chez les païens. Ils ont,
selon la parole de saint Paul, la loi de Dieu gravée
dans leurs cœurs. S'ils ont moins de secours pour pra
tiquer cette loi que les chrétiens, ils ne sont cependant
pas dans une totale impuissance à cet égard et nous
ne sommes nullement obligés de nier leurs vertus.
L'homme peut, sans la foi ni la grâce, connaître le bien
et le discerner du mal. Il peut, soit par l'effet d'une
antique tradition, soit sur le seul témoignage de sa
conscience, croire à la rétribution future, et trouver
dans cette croyance un mobile pour vaincre ses pas-
sions et réformer sa vie. Il peut mourir pour sa convie
tion, comme il meurt pour sa patrie et son drapeau.
Ce n'est pas tout : le bien surnaturel même ne lui est
pas inaccessible. En effet, suivant l'opinion de la
grande majorité des théologiens, Dieu veut sauver
tous les hommes, et sa grâce se répand, par des canaux
que nous ignorons et dans une mesure qui nous est
inconnue, sur toutes les âmes de bonne volonté. On
comprend dès lors qu'il puisse exister une certaine
ressemblance, même quant aux sentiments moraux cl
aux actes de vertu, entre le christianisme et les autres
cultes. » Problèmes et conclusions de l'histoire des reli-
gions, Paris, 1885, p. 249-250.
Sans doute l'abbé de Broglie parlait des possibilités
individuelles de bien et de salut qui existent même
pour les sectateurs des religions inférieures qui peuvent
se sauver malgré elles et en dépassant leur esprit ;
mais pour les religions supérieures il y a plus : elles
contiennent des parties excellentes qui, en dépit d'er-
reurs avoisinantes, sont pour les adeptes des moyens
de vie spirituelle véritable.
2° Les formes supérieures des religions de l'Inde.
Nous insisterons sur les formes supérieures des reli-
gions de l'Inde, parce que ce sont elles qui exercent le
plus d'attrait en Occident, au point que certains les
préféreraient au christianisme. Tout en reconnaissant
leurs mérites, nous verrons qu'elles ne surpassent, ni
n'égalent ce dernier. D'ailleurs elles ne constituent
qu'une partie de la religiosité hindoue.
Dans l'appréciation des religions de l'Inde nous dis-
tinguerons l'Inde « traditionnelle » ou théorique et
l'Inde populaire et véritable, avec le P. Allô, Plaies
T. — XIII.
73.
2295
RELIGIONS. CLASSIFICATION, CULTES DE I/INDE
229G
d'Europe cl baumes du (lange, Éditions du Cerf, 1931,
litre des chapitres m et vi.
La tradition hindoue est elle-même double, il s'y
trouve « une orthodoxie et une hérésie », en d'antres
termes le brahmanisme qui est lié et demeuré dans
l'Inde et le bouddhisme qui y est né aussi, mais que
l'autre a expulsé.
1. Le brahmanisme orthodoxe. — Chez d'autres peu-
ples, la religion n'est qu'une partie de la vie, chez
les Hindous tout est religieux ou du moins mys-
tique. Leur pensée entière a pour base une révélation
contenue dans des Écritures : Yédas, Brahmanas,
Aryanakas et Upanishads. C'est de plus « une mys-
tique, car elle ne repose pas sur les démarches de la
raison naturelle, celle-ci ne pouvant fournir que des
connaissances d'ordre inférieur ou même illusoire; une
mystique qui, dans telle école, se passera de Dieu
ou des dieux, mais une mystique quand même, ne se
transmettant que par une expérience personnelle, à
laquelle on se préparera en obéissant ponctuellement
à une tradition qu'il faut croire. » Op. cit.. p. 44.
La religion des Yédas apparaît comme un poly-
théisme à peu près pareil aux autres, avec ses dieux,
Varuna, Indra, Agni, Rudra en rapport avec les phéno-
mènes et les objets de la nature. .Mais au-dessus de ces
dieux plane une loi impersonnelle et toute-puissante,
les dieux rentrent facilement les uns dans les autres,
et une pensée philosophique s'ébauche dans les der-
nières hymnes du Hig-Véda qui pourra devenir un
panthéisme ou un monothéisme.
Puis viennent les Brahmanas, commentaires rituels
du sacrifice, monopole de la caste des brahmanes. Tout
dépend du sacrifice y compris les dieux : Rudra, Çiva,
Vishnou, etc. La force occulte mise en branle par les
rites sacrificiels est le Brahman, bientôt identifié avec
l'Alman, le souille, l'âme qui meut tous les êtres du
cosmos. Les dieux deviennent les ombres ou les sym-
boles d'une puissance diffuse, conçue en général comme
impersonnelle. Le panthéisme règne en même temps
que la magie : pour acquérir l'immortalité, on sacrifie
le plus que l'on peut et en observant scrupuleusement
les règles prescrites, sans offrir la victime ou le don
aux dieux eux-mêmes qui ne sont qu'auxiliaires ou
figurants du culte, et dans l'espoir de ne pas mourir
de nouveau dans l'autre monde (germe de la doctrine
du Samsara ou de la métempsycose).
En réaction contre ce magisme, des ascètes recher-
chent la possession du Brahman- Atman dans le recueil-
lement et les vertiges de l'extase provoquée. « L'Inde
alors, après la domination des sacristains, connut celle
des philosophes mystiques. » Op. cit., p. 49. Le Yoga
ou entraînement à des ravissements artificiels et épui-
sants est pratiqué par eux pour découvrir l'absolu au
fond d'eux-mêmes, non comme un hôte ou un principe
supérieur, quoique immanent, mais comme leur essence
même : Tu es cela, tu es le Tout. Ils pensent échapper
ainsi au karma où le poids de ses actes entraîne l'homme
d'existence en existence, car la métempsycose devient
un dogme défini. C'est bien le quiétisme, quoi qu'on ait
dit, où l'Absolu n'est que le fond « de l'Ame vide de
pensées et de désirs, affalée dans une cave d'obscurité
cl de silence, au-dessous de l'étage des choses réelles
qu'elle s'imagine dominer parce qu'elle les oublie ».
Ibid., p. 50-51. C'esl aussi le panthéisme, donnant la
même essence à toutes choses cl détruisant la vraie
notion de l'absolu, du Dieu immuable et infini.
« Sans doute, rien n'empêche de supposer parmi les
sages de l' Inde brahmanique qu'il ait pu se trouver des
hommes vraiment religieux, humbles e1 de bonne foi
qui aient eu quelque intuition du Maître intérieur au
milieu des équivoques d'une philosophie rudimentaire.
Mais, par lui-même, l'absolu du brahmanisme ne pou-
vait (pie faire des êtres inutiles aux autres <l a eux
mêmes, cherchant par leurs recettes une puissance
universelle et chimérique, rivale de celle du sacrifice
brahmanique, par la possession de la force imperson-
nelle pénétrant toutes choses. De là l'appauvrissement
des idées qui ne sont plus renouvelées au contact de la
vie, un égoïsme monstrueux faisant du moi un centre
absolu, l'ignorance de la prière, des extases relevant
trop souvent de la pathologie, les états vagues, indé-
finis et mortels d'une conscience vidée, caricature du
sentiment de l'Infini.
«Lue psychologie étrange a essayé de justifier ce qui
nous paraît à nous Occidentaux un suicide de l'âme.
Pour se dilater à la mesure de l'Infini, il faut échapper
aux conditions qui nous limitent; le rêve sera ainsi
supérieur à la veille et le sommeil au rêve. On atteint
ainsi à un étal de superconscience et de satisfaction
pleine, inexprimable en termes humains, parce que la
conscience de l'homme éveillé n'est que du manifeste
et du limité ». Ibid., p. 56-57. C'est en somme l'apologie
de la mentalité confuse du primitif, de l'enfant et de
l'homme ivre,- mais qui s'accorde trop bien avec la soif
de repos, la crainte de l'aventure et de la nouveauté,
la propension à vivre plus de sentiments que d'idées,
la faiblesse congénitale de l'esprit d'analyse qui carac-
térisent l'Indien en dépit de la noblesse de ses aspi-
rations vers l'unité suprême.
« De l'indifférence à tout ce qui n'est pas l'Absolu,
seul être véritable, découle la doctrine de la métem-
psycose. La réalité est une, donc toute diversité est illu-
sion, maya. Qui ne se libère pas de l'illusion par le
renoncement et la méditation est condamné à la subir
dans une nouvelle existence, et il peut résulter de cet
asservissement une série indéfinie de renaissances :
c'est la loi du karma à laquelle on n'échappe que par
un effort obstiné pour tuer en soi la volonté de vivre,
au moins comme individu. Et il ne s'agit pas là pour le
véritable Hindou, cultivé ou non, de je ne sais quelle
promenade sur des paliers métaphysiques d'existence,
en des mondes extra-terrestres. » P. 67. « Tous les
documents qui font autorité enseignent bel et bien
qu'on peut renaître, sur cette terre même, dans le
corps d'un autre homme, d'un tigre, d'un crocodile,
d'un moucheron ; et il serait bien difficile de le prendre
pour allégorie. » Ibid., p. 67.
Il y a bien une morale hindoue et minutieuse et dont
l'observation importe grandement pour échapper à la
loi du karma. Mais la morale n'est conçue que comme
le moyen d'abolir la vie illusoire et de parvenir à un
état de dépersonnalisation sans « aucune préoccupa-
tion du bien des autres pour eux-mêmes, du progrès,
de l'humanité en général et du règne de Dieu. De plus,
au moins chez Sankara et ses disciples, qui sont les
représentants les plus conséquents du Védania, à un
certain stade de l'ascension mystique le « Délivré-
« vivant » est au-delà du bien et du mal ».
2. Le. bouddhisme. — Dans le bouddhisme on peut
considérer la personne du fondateur, la réforme mo-
rale accomplie par ce dernier et la doctrine.
Le prince Siddartha de la famille des Çakyas, appelé
(iautamia ou le Sage et Çakya-Mouni (ou Çakya le
solitaire), devenu l'« illuminé », le Bouddha « fut puis-
sani en paroles et en actes, un vrai conducteur d'âmes,
cl un des grands caractères de l'humanité, à en juger
par la séduction qu'il exerça, par l'étendue et la durée
de son œuvre.
« Est-il — humainement comparable à notre Sau-
veur? Sa vie, comparée à celle de Jésus, pas plus qu'elle
n'en eut la brièveté, n'a rien de la même grandeur
tragique et surnaturelle. Çakya-Mouni ne s'est donné
ni pour un dieu, ni pour un envoyé des dieux, c'était
un sage, qui avait conscience d'être devenu assez par-
tait pour échapper à la transmigration, et qui eut la
générosité, au lieu de jouir de la paix dans une retraite
229;
RELIGIONS. CLASSIFICATION. CULTES DE L'INDE
2298
solitaire, à l'hindoue, d'encourir de nombreuses fati-
gues pour répandre dans le inonde la « lionne loi » qui
mérite à toute créature le chemin du repos. » Op. cit.,
p. 87.
« Il a été, et plus encore il a voulu être un réformateur
moral et non pas un fondateur de religion. Retiré dans
la forêt, il n'avait trouvé la paix du cœur ni dans la
méditation de l'Absolu, ni dans les mortifications exa-
gérées qui nourrissent la suffisance et l'orgueil. Rentré
dans le monde après avoir renoncé à entrer immédia-
tement dans le repos du Nirvana, il prêcha, pour guérir
la douleur qui vient de l'attachement à l'illusion du
moi, l'extinction du désirparles pratiques modérées du
yoga aux moines mendiants qu'il fonda et promit aux
laïques qui entretiendraient les moines et éviteraient
l'homicide, l'adultère, le vol, le mensonge et l'ivro-
gnerie des paradis d'une nature spirituelle de plus en
plus élevée qui les feraient aboutir au Nirvana al teint
du premier coup par les ascètes. C'est de l'hindouisme
ramené au bon sens par une » voie moyenne », mais
toujours au fond quiétiste, il s'y trouve toujours une
certaine saveur de néant, qu'on n'arrive pas à écarter,
si toute action consciente est censée nécessairement
jointe à la douleur et doit par conséquent finir là. »
Ibid., p. 98. Ainsi le bouddhisme « a donné en plein
dans la grosse erreur morale de l'Inde, la plus opposée
à toutes les tendances occidentales, et peut-on dire,
aux tendances les plus saines de l'humanité : la haine
et la terreur de l'action, même réduite au simple désir.
même exercée dans le paradis des dieux, avec une
conception de la seule véritable félicité comme d'une
immobilité impassible, dont l'image la moins impar-
faite, ressassée toujours, serait l'état du sommeil sans
rêve ». Ibid., p. 16. Sans doute, le Bouddha enseigne
que « les hommes doivent pourtant aussi se soucier les
uns des autres. Mais, ce n'est point, comme dans
l'Évangile, pour l'amour de Dieu, leur père commun,
c'est seulement — du moins le Bouddha n'en donnait
pas d'autre raison expresse — parce que bienveillance
et bienfaisance pratiquement exercées détruisent
l'égoïsme par lequel nous sommes rivés aux illusions
malfaisantes que nourrit l'attachement au moi. » Ibid.,
p. 96.
C'est à la réforme morale que s'est borné le Bouddha,
comme à la nécessité la plus urgente, et en dédaignant
toute espèce de spéculation sur la divinité et les lins
dernières. En effet, s'il ne fut sans doute pas un pur
agnostique et affirmait lui-même qu'il connaissait bien
des choses qu'il ne pouvait pas révéler, si ceux qui
définissent le Nirvana comme un pur anéantissement
sont devenus rares, si on doit y voir plutôt un absolu po-
sitif, bien qu'inconcevable pour qui n'y est pas encore,
et quelque chose de souverainement désirable, comme
négation complète de toute possibilité de douleur,
néanmoins l'« illuminé » s'est toujours refusé à donner
un enseignement sur la divinité. Sans doute son ensei-
gnement admet des dieux, sorte de génies ou de sur-
hommes engagés eux aussi dans le cours du Samsara,
mais « il ne parle point d'un Dieu, principe et gouver-
neur du monde, aidant les créatures à monter jusqu'à
Lui! Il ne montre à la prière personne de transcendant
à qui s'adresser; les dieux, les dévas hindous, peinent
bien vous rendre quelques services extérieurs de bons
camarades de voyage; mais, en réalité, chaque homme
doit être la cause efficiente première et dernière de son
salut, qu'il ne peut obtenir que par ses propres elTorts
méthodiques ». Ibid., p. 99.
Ce pragmatisme d'un bon sens trop étroit a eu de
fâcheuses conséquences : 1. la prédication du Bouddha
n'a eu, au moins pour les non-initiés à une doctrine
ésotérique possible, « aucune note directement reli-
gieuse », ibid., p. 100; 2. après elle la pensée hindoue est
restée livrée à la contradiction interne, ce quitouche
peu les gens de l'Inde, mais ce qui n'en est pas moins
un grave défaut, c'est ainsi, par exemple, qu'on promet
la délivrance sans pouvoir assurer que le moi subsistera
pour en jouir; 3. les écoles savantes" Petit »et« Grand
véhicule » ont abouti à un véritable nihilisme intellec-
tuel, leurs tenants ne « songeant qu'à spéculer sur des
choses très mal observées, des concrétions acciden-
telles qui leur tenaient lieu d'essentiels concepts, poul-
ies démolir à cœur-joie, et se reposer alors dans le sen-
timent de l'universelle « vacuité »; 4. n'étant pas frei-
nées par une dogmatique ferme, les superstitions, la
magie, la foi enfantine en la métempsycose vont
croissant.
On ne saurait nier que pour expliquer la persistance
et l'extension d'une religion qui sert de nourriture
spirituelle à quatre cents millions de civilisés, il ne
faille pas y discerner des éléments supérieurs. Son suc-
cès s'explique par le prestige du fondateur, par cette
voie du milieu qui la tient à l'écart des spéculations
abstruses des brahmanes >_•[ des extravagances des as-
cètes, par le souci d'une moralité spirituelle et non
rituelle, accessible aux hommes et aux femmes de
toute caste et de toute culture, par la tolérance, par
la recommandation de la sincérité avec soi-même et de
l'humilité. Mais il reste (pie le bouddhisme, comme le
brahmanisme, détourne de l'action cl comme tel est,
suivant le mot de Paul Oltramare, » une cruelle muti-
lai ion de l'homme ». Ibid., p. 109.
3. Développements cl expansions des religions de
l'Inde. Les vieilles orthodoxies que nous venons de
décrire et de juger sont mortes. Elles se sont profon-
dément transformées et ce n'est pas toujours à leur
avantage. D'une façon générale, on peut dire que
« cette métaphysique et cette mystique abstruses qui
enlèvent à l'âme tout air respirable n'ont jamais
réussi, d'une part, à étouffer le véritable sentiment
religieux. Mais de l'autre elles n'ont jamais voulu ou
pu corriger quoi (pie ce soit a ses déviât ions : les ido-
lâtries et les hystéries populaires ». Ibid., p. 1 fi.
a) L'hindouisme. — La science des religions, quand
elle parle de f Inde actuelle, n'emploie pas l'expression
« brahmanisme », car la religion, ou plutôt les religions
indiennes de notre temps ont superposé au vieux
brahmanisme, au point de le rendre souvent indis-
cernable, un chaos d'éléments hétérogènes et généra-
lement de basse catégorie. D'abord le paganisme do
mine, surtout avec les cultes de Yishnou, de Çiva et de
sa parèdre, la grimaçante et sanguinaire Kali. On
parle, pour désigner un ensemble hétéroclite, d'hin-
douisme, parce que le terme ne désigne rien de très
particulier.
Puis, sous la frondaison, digne de la jungle, de la
mythologie, on discerne trois courants principaux : la
religion de la connaissance; le monstrueux et immoral
tanlrisme; la dévotion ou bakhli.
a. La religion de la connaissance est pratiquée par
des intellectuels raffinés qui se perdent en méditations
abstruses sur les Écritures. Les yogis s'y adonnent
aussi, qui trouvent le sentiment de l'identité univer-
selle par des exercices d'aspiration et d'expiration, de
lavage intestinal, de fixation indéfinie du regard ou
l'ivresse produite par la fumée du chanvre. Les fakirs
enfin en relèvent mais pour l'exploiter par leurs
jongleries.
b. Le tanlrisme est un immonde magma de magie et
d'obscénité. Il s'agit d'arriver à l'un par le multiple et
à la réalité par l'illusion, la Maya. «Çiva la possède, elle
est sa puissance créatrice. Il a beau être en fin de
compte le Brahman absolu, il sait quand même inspirer
à ses lidèlcs, avec ses « destructions », son jeu, sa
« danse », l'enivrement de sa « coupe », un entrain en-
diablé à parcourir toutes formes d'existence et de
jouissance sensible. » Ibid., p. 123-124. La Maya, la
122!) 9
RELIGIONS. CLASSIFICATION, MAZDÉISME ET ISLAM
2300
Çakli (puissance créatrice) devient l'épouse de Çiva el
la « connaissance » devient la révélation des sec ici s
magiques qui procurent les voluptés dont elle dispose.
La Maya pour beaucoup de Çaktistes est la puissance
suprême qui supplante Çiva, la Dévi, la Durga, la Kali,
enfin, déesse la plus populaire du Bengale, la mort
génératrice de la vie, dont l'image, ceinturée de crânes
humains, est inondée du sang de victimes qui autrefois
étaient également humaines.
c. Par la bctkhli ou dévotion, au contraire, nombre
d'Hindous de l'élite spirituelle ont paru et paraissent
s'approcher de l'idée du vrai Dieu qu'on aime pour
lui-même et plus que soi-même.
C'est elle qui a inspiré la Baghavad-Gita, le chant du
Seigneur, le joyau de la littérature hindoue et l'œuvre
la plus populaire de l'Hindoustan même; « une âme de
religion monothéiste y fait crever de toute part l'enve-
loppe panthéiste. » Ibid., p. 130. Elle a conduit l'école
védantiste de Madhva (xiiie siècle) et Ramanuja
(xie siècle) jusqu'au monothéisme lui-même. Malheu-
reusement ce monothéisme n'a pas entièrement domi-
né le panthéisme, puisque, d'après ses tenants, il fait
émaner le monde par une nécessité de nature, d'un
Dieu qui en a besoin comme de son corps. Puis « le
Dieu qu'adorent les bakhla reste en plus d'une de ses
manifestations, cruel, sensuel et égoïste ». Ibid., p. 135.
A ce tableau il faut ajouter que les meilleurs parmi
les Hindous « ne songent pas à supprimer, à peine
osent-ils blâmer ce qui est le plus contraire â leurs
propres aspirations » (p. 137) et que, dans une grande
partie des classes instruites, la religion n'est plus qu'un
ensemble d'observances tout extérieures, maintenu
sous couleur de fidélité nationale, au dire même du
Mahatma Gandi.
b) Le bouddhisme. - Dès le début de notre ère, le
bouddhisme se scinda dans l'Inde, en deux grandes
branches, divisée chacune en de nombreuses sectes. Il
y eut le « Petit véhicule », le Hinayana (ainsi appelé
par ses adversaires) dont tout le culte consiste en la
vénération des reliques du Bouddha; nihiliste, agnos-
tique, athée, qui est responsable de la notion du
Nirvâna-anéantisscment attribuée trop longtemps au
maître. Le Mahayana ou « Grand véhicule » s'y op-
pose; il enseigne l'universelle « vacuité », mais au fond
professerait, disent ses adeptes d'aujourd'hui, une
sorte de panthéisme idéaliste. Surtout il revient à la
bakhti, ou dévotion, moyen d'union au principe su-
prême panthéiste, source de félicité, grâce â l'immor-
talité personnelle, au moins dans les paradis antérieurs
au Nirvana, culte du Bouddha ou des Bouddhas
célestes et surtout des Bodhisattvas, sauveurs qui
diffèrent d'être des Bouddhas (par l'entrée dans le
Nirvana) afin de secourir les hommes.
Le Mahayana (il « en principe ou en velléité sortir
du phénoménisme agnostique ou réaliste, où se bornait
le Hinayana et de cette morale de bienveillance froide,
où la charité ne sert que d'expédient pour échapper a
la souffrance vitale ». Allô, ibid., p. 143. Mais il laissa
par le culte, des Bouddhas cl des Bodhisattvas péné-
trer dans le bouddhisme la superstition el le paga-
nisme hindous.
On était loin de renseignement primitif, les théolo-
giens maintinrent les droits de la tradition en distin-
guant la vérité supérieure cl In vérité apparente. Au
xiic siècle le bouddhisme disparut de sa patrie d'ori-
gine, hormis Ccylan el le Népal, parce (pie le Petit
véhicule n'était plus une religion et que le Grand
avait trop emprunté à l'hindouisme pour ne pas être
réabsorbé par lui.
Les conquêtes faites par le bouddhisme hors de
l'Inde ont compensé pour lui la perte de ce pays. L'île
deCeylan.la Birmanie, le Siam, le Cambodge, onl héiité
«lu Petit véhicule cl de ses déficiences. Les sectateurs
laïques du bouddhisme, dans ces pays, sont des païens,
ce à quoi les bonzes ne mettent aucun obstacle, vivant
dans une pieuse et béate fainéantise.
Au nord, le bouddhisme s'est répandu depuis le Thi-
bet jusqu'au Japon en s'inspirant du Grand véhicule.
Deux traits l'y caractérisent : « la conception, plus
hindoue et védantique qu'autre chose, de l'Être unique
et absolu », qui flotte entre l'impersonnel et le person-
nel, ibid., p. 150, et puis le fait que partout il s'est
amalgamé aux paganisrnes locaux dont les dieux sont
devenus des Bouddhas. En Chine, il est tombé dans le
mépris, au Japon il a gardé ou repris une certaine vie;
au Thibct, où les prêtres possèdent tout, naturellement
il domine.
Dans toutes ces régions on constate ou retrouve les
trois courants signalés plus haut : 1. le quiétisme con-
templatif avec son horreur de l'action; 2. letantrisme,
surtout au Thibet où l'Église « rouge » des lamas tan-
tristes est tolérée par l'Église « jaune »; 3. la bakhli qui
a sa meilleure expression dans le culte d'Amida, en
Chine et surtout au Japon, où il groupe presque la
moitié de la population. Les sectateurs croient « à un
Dieu universel (sinon créateur), à un sauveur toujours
actif, à un paradis qu'on gagne par la foi et le repentir
pour y demeurer toujours ». Allô, ibid., p. 159.
Le médiateur Amida est accompagné d'une média-
trice toute miséricordieuse, Kwannon chez les Japo-
nais. Mais il y a la métempsycose, des superstitions,
des erreurs morales, comme la légitimité du suicide
pour gagner plus tôt le paradis, puis Amida et Kwan-
non ne sont que des produits de mythologie, le Nirva-
na, « la vacuité » à l'horizon, et enfin une sanctification
à bas prix. En Chine, tout l'amidisme est contrecarré
par une mentalité générale mêlée « au culte formaliste
des ancêtres, à la peur des esprits, et, au mieux, à un
vague déisme naturel étouffé d'ailleurs sous un amas
de superstitions ». Ibid, p. 162.
En somme, au bout de l'enquête on trouve : « la
mystique qui a voulu supprimer le monde au profit de
Dieu..., la rêverie d'identité et le quiétisme des Upa-
nishads. Çakya-Mouni,trop agnostique, ou trop timide
comme penseur, n'a pu enrayer cette marche à la
mort. » Allô, ibid., p. 164.
3° Mazdéisme et Islam. — Plus sobres, plus direc-
tement accessibles à l'ensemble des hommes que le
bouddhisme et le brahmanisme orthodoxes, mais
moins favorables, par eux-mêmes, aux formes les plus
élevées du mysticisme, l'islamisme et le mazdéisme
contiennent eux aussi des éléments d'infériorité.
1 . Le m izdcisme. — Au sein d'un polythéisme assez
semblable à celui que représentent les Védas dans
l'Inde, s'est produit en Iran -à quelle date on l'ignore,
bien qu'on penche de nos jours dans le monde savant
pour une époque tardive - - une réforme dont la gran-
deur est indéniable et qui ramène tout à la lutte que,
par la discipline morale et les rites, le fidèle mazdéen
doit mener avec Ormuzd pour le bien et la lumière
conlre Ahriman, les ténèbres et le mal. Mais cette ré-
forme n'a que très imparfaitement éliminé le naturisme
primitif, même dans les Écritures sacrées, l'Avesta;
elle fait trop peu de part au sentiment, au mysti-
cisme; l'ascétisme en est exclu pour la raison que tout
est bon dans le monde bon, la justice stricte y domine
et non l'amour; enfin son dualisme, bien que moins
absolu que celui du manichéisme (qui ne lui doitqu'une
pari ic de ses éléments), tend à parquer les êtres en deux
catégories ou ils sont fatalement enrôlés par leur prédé-
terminai ion originelle. C'est pourquoi le mazdéisme a
eu beaucoup moins de rayonnement (pie le bouddhisme
et le mahométisme qui lui sont philosophiquement
inférieurs.
2. L'Islam. Quant à l' Islam voici le jugement que
porte sur lui M. Loisy : « religion démarquée du ju-
2301
RELIGIONS. CLASSIFICATION, CULTKS DE MYSTÈRES
23CK
daïsme et du christianisme, moins près de celui-ci que
de celui-là, appropriée à l'esprit et aux traditions de
l'Arabie, médiocrement exigeante au point de vue mo-
ral, et dont le tempérament belliqueux de ses premiers
fidèles, encouragé par le précepte que le Prophète lui-
même a fait de la guerre sainte, a déterminé le succès.
La promesse d'immortalité y est aussi accentuée que
nulle part ailleurs, le paradis appartient à ceux qui
professent que Dieu est Dieu et que Mahomet est le
prophète de Dieu. Né surles frontières de la civilisation
méditerranéenne, l'Islam a paru s'orienter un moment
vers cette civilisation, mais il s'est vite immobilisé et
ses conquêtes religieuses dans les derniers siècles ont
été faites sur des demi-civilisés ou des non-civilisés,
auxquels on peut dire que sa simple croyance et sa
moralité un peu fruste agréent mieux que la théologie
plus savante et la moralité plus exigeante des confes-
sions chrétiennes. » La religion, Paris, 1917, p. 123.
Quand, principalement sous l'influence des Perses, des
philosophes voulurent lui donner un fondement ra-
tionnel plus large que la courte métaphysique de son
fondateur, des mystiques et de nouveaux prophètes y
développèrent le soufisme et le messianisme, on ne
tarda pas à voir que ces mouvements n'étaient pas
dans le sens de la réforme originelle et aujourd'hui
leurs tenants sont des schismatiques honnis des ortho-
doxes.
4° Les religions à mystères. On a voulu voir, bien
que ce soient des polythéismes, dans les religions des
mystères, des « économies de salut », comparables au
christianisme qui devrait son origine à la synthèse de
leurs croyances principales et même de leurs rites avec
le messianisme juif. La thèse a été soutenue par M. Loi-
sy, en particulier dans son ouvrage Les mystères païens
et le mystère chrétien, paru en 1919, mais en réalité
rédigé dès 1914. Les mystères païens étudiés par lui
sont ceux de Déméter et de Koré (à Eleusis), de Cybèle
et d'Attis, d'Isis et d'Osiris et de Mithra. Chez toutes,
le sacrifice immémorial par lequel agriculteurs et pas-
teurs aidaient à renaître, de printemps en printemps
ou de génération en génération, le vague esprit de la
germination ou de la fécondation, le dieu personnel
substitué à cet esprit mais mourant et ressuscitant
comme lui, seraient devenus principe et sacrement
d'immortalité. Les rites pratiqués pour l'initiation des
nouveaux membres de ces conventicules fermés que
formaient les « mystes » auraient tous eu le sens d'une
participation des initiés à la destinée d'un sauveur, à
sa mort et à sa résurrection.
L'analogie du christianisme avec ces croyances et
ces cultes serait « évidente ». L'histoire de Pâques, le
baptême, la cène sont nés dans une religion étroite-
ment nationale : le judaïsme. Puis les premiers prédi-
cateurs hellénistes de l'Évangile, Barnabe, Paul, Apol-
los, l'auteur de l'Épître aux Hébreux, celui ou ceux des
écrits johanniques auraient construit à l'aide de ces
éléments, spontanément d'ailleurs et dans l'entraî-
nement de leur foi, une religion universelle, conçue
inconsciemment à l'image des mystères païens, tout en
leur étant grandement supérieure. On s'unit à Jésus,
Seigneur et Sauveur, par les sacrements pour devenir
participant de sa résurrection après l'avoir été de sa
mort. (Résumé fait par nous-même dans La nouvelle
journée, 1er mai 1926, p. 452-453, sous le pseudonyme
de Philonoiis.)
Or ces rapprochements sont injustifiés soit en ce qui
concerne le type général des religions étudiées, soit
pour ce qui est de leur esprit.
Dans les mystères païens, il ne s'agit pas toujours de
dieux morts et ressuscites, on peut même dire que cette
conception ne s'y réalise jamais complètement. Mithra
n'est censé tel que dans la mesure où il se confond avec
le taureau du sacrifice: en tant que Dieu personnel, il
n'est pas présenté comme ayant triomphé lui-même de
la mort. Attis, dans tout un groupe de légendes, ne
subit que la mutilation des Galles (cf. M.-J. Lagrange,
Altis et le christianisme, dans Revue biblique, 1919,
p. 419-4X0). Koré-Perséphone, dans la légende d'Eleu-
sis, est ravie vivante aux enfers par Hadès et elle re-
vient chaque année dans les bras de sa mère Déméter.
Voilà un équivalent lointain d'une résurrection. « Za-
greus a été tué par les Titans qui l'ont dépecé et dévoré
sauf son cœur. Ce cœur fut avalé par Zeus ou par
Sémélé, en suite de quoi un second Dionysos prit nais-
sance, qui partagea le trône de Zeus, son père. Est-ce
là une résurrection? » P. Lagrange, Le sens du chris-
tianisme d'après l'exégèse allemande, Paris, 1918,
p. 289. Seul Osiris est incontestablement un type de
Dieu ressuscité, encore faut-il remarquer qu'« il a tou-
jours été un dieu de l'autre monde, dieu des morts,
triste avec son aspect de momie. Il se suivit comme
Dieu des vivants dans la personne de son fils Horus,
dieu de la lumière et vainqueur de Typhon. » Ibid.,
p. 291.
En second lieu et surtout quelle différence
d'esprit ! Dans les religions de mystères, le salut c'est
d'abord la délivrance de la mort : dans le christianisme
c'est d'abord la libération du péché. « Pour le paga-
nisme, l'immortalité consiste dans la continuation de
la vie présente; pour la religion de Jésus, de saint Paul
et de saint Jean, elle se définit comme la participation
définitive à une vie divine moralement supérieure à la
nôtre : il s'agit de se dépasser, île se transcender et non
pas simplement de survivre. La passion — si passion
il y a - d'un Osiris, d'un Attis, d'un Mithra est une
mort subie; celle de Jésus, la vraie passion, dont c'est
un abus de langage de donner le nom à des fables de
pure mythologie, est un sacrifice volontaire. Dans les
rites de mystères, l'initié meurt par anticipation à la
vie périssable, si vraiment il pense à une mort mys-
tique: dans le baptême, le néophyte meurt au pèche.
Dans la communion des sacrifices païens — si commu-
nion il y a les fidèles des dieux légendaires partici-
pent à une énergie vitale qui ne se distingue pas essen-
tiellement des obscures « vertus » de la végétation ou
de la génération que s'efforçait de capter la magie
préhistorique ; dans l'eucharistie le chrétien doit s'unir
tout d'abord à l'esprit du divin sacrifié et à ses sen-
timents d'abnégation, et ce n'est que par l'efficacité
de cette participation première que le sacrement lui
devient un gage d'immortalité bienheureuse. En un
mot, utilitaires comme les vieux cultes de tribus et de
nations, les mystères font vivre ou survivre l'homme
pour lui-même : le christianisme le fait vivre à Dieu. »
Philonoiis, ibid., p. 461. M. Loisy lui-même a reconnu
cette divergence profonde : « Ce que l'on pouvait ra-
conter de Jésus, de son enseignement, de sa vie, de son
altitude devant la mort, lui faisait une physionomie
digne du rôle salutaire qui lui était attribué. Sa morale
était pure et son existence avait été à la hauteur de sa
morale. Tout cela s'interprétait, s'élargissait dans le
mystère, mais donnait aussi au mystère une couleur
de haute moralité que n'avaient jamais eue, que ne
pouvaient jamais avoir les vieilles fables de Dionysos,
de Déméter, de Cybèle, d'Isis, de Mithra. Quel
contraste entre la passion d'Attis, même celle d'Osiris
ou celle de Dyonisos, et celle du Christ 1 » Les mystères
païens..., p. 344. Mais dans ces conditions on ne voit
pas comment le même auteur a pu écrire dans le même
livre : « Il est clair que le christianisme est une éco-
nomie de salut tout à fait analogue aux cultes des
mystères auxquels il a disputé la conquête du monde
païen et qu'il a vaincus. » P. 349.
C'est pourquoi MM. L. Gernet et A. Boulanger ont
écrit dans la conclusion de leur ouvrage sur Le génie
grec dans la religion, Paris, 1932 (Bibliothèque de syn-
2303
RELIGION
230^
thèse liistorique) : « Eu face de la religion grecque, telle
qu'elle apparaît au premier siècle de notre ère, le
christianisme reste pour nous quelque chose de spéci-
fique. Des deux principes caractéristiques du christia-
nisme paulinien : valeur expiatoire de la passion du
Christ, justification par la foi, c'est en vain qu'on
chercherait l'équivalent dans le monde hellénique. Le
christianisme a bénéficié de toute l'évolution religieuse
des trois derniers siècles antérieurs à l'ère chrétienne,
sans être le résultat de cette évolution. » P. 515-517.
D'ailleurs voilà déjà quelque temps qu'en Allemagne,
d'où nous viennent presque toutes les explications
rationalistes du christianisme, on renonce à commenter
le Nouveau Testament par un recours constant aux
religions de mystères et au syncrétisme de l'époque
hellénistique : l'école de l'histoire des religions a cédé
le pas à celle de la Form-Geschichte, ou étude des
formes de la tradition évangélique, qui, malgré ses
négations arbitraires en ce qui concerne l'historicité
des évangiles, a du moins le mérite de respecter la
vivante originalité du christianisme naissant.
5° Le judaïsme posl-biblique. — « Il reste le déposi-
taire de précieuses valeurs spirituelles. Il est animé
d'une foi ardente au Dieu unique, qui même après sa
scission d'avec le christianisme, a eu ses martyrs. Le
récit du supplice d'Aquiba (en 135) est une des plus
belles pages des littératures sacrées de tous les temps :
« Lorsqu'on fit sortir Aquiba de prison pour le mener
à la mort, c'était l'heure de la prière du Chema. On
brossa sa chair avec des brosses de fer, et il priait, pre-
nant sur lui le joug du royaume des cieux avec amour.
Et ses élèves lui dirent : « Assez, Rabbi, assez! » Et il
leur dit : « Chaque jour je me désolais sur le passage :
« Tu aimeras l'Éternel, ton Dieu, de toute ton àme »
(le passage fait partie de la prière quotidienne du
Chema) et je me disais : « Quand viendra ce moment? »
Et maintenant qu'il est venu, je n'accomplirais pas ce
que je souhaitais?» Et comme il disait : « L'Éternel est
un » il allongea ce mot : « Un », jusqu'à ce que sortît son
âme. Alors une voix du ciel se fit entendre disant :
« Bienheureux es-tu, Rabbi Aquiba, dont l'àme est
sortie en. criant mon unité, car tu es destiné à la vie
éternelle! » Mischni, traité Beraknth, Gl. Il serait
donc injuste de faire du judaïsme une religion de pure
crainte. « Plus grand est celui qui agit par amour que
celui qui agit par crainte », disait Siméon ben-Eléazar.
Traité Solah, 3. Très ferme aussi est restée la foi
d'Israël dans la vie future et ses rétributions, et si la
tendance se manifeste, en certains milieux juifs de nos
jours, à ne plus croire qu'à une immortalité de l'àme
fondée sur la philosophie, l'immense majorité des juifs
s'attache encore aux données bibliques sur l'au-d 'là,
y compris l'annonce de la résurrection.
La morale juive a cette force unique que l'impératif
de la conscience puise dans la croyance religieuse; elle
Favorise singulièrement la vie familiale, impose des
œuvres de charité et de miséricorde et invite ses te-
nants à être, dans leurs pays respectifs, de loyaux
patriotes. Le culte d'Israël, particulièrement le rituel
de la Pâque, est empreint d'une austère beauté.
Mais le souci trop exclusif de la jurisprudence et de
la casuistique avait exercé sur le judaïsme une In-
fluence desséchante dès le temps de Notre-Seigneur,
tandis que l'impatience du joug romain exaspérait ses
tendances nationalistes. Le judaïsme a m ilheureu-
sement continué dans cette voie. « En dépit des prières
officielles, personne n'attend plus le Messie Sauveur.
C'est Israël lui-même qui sera son propre Messie et
le rédempteur du monde. L'attachement à la loi
diminue, et la Torah est abrogée en des prescriptions
que l'on affirmait perpétuelles [le rituel des sacrifices].
Lentement mais sûrement, l'élément surnaturel dimi-
nue, la révélation se voit minimisée et rationalisée. Le |
judaïsme devient la simple expression d'un mono-
théisme qui observe la loi naturelle et, à part les obli-
gations ethniques qui maintiennent le lien national, on
ne voit plus trop ce qui sépare le juif fidèle d'un simple
théiste quelconque. Par contre, le nationalisme est
plus âpre que jamais, et dans ses prières comme dans
ses publications, il aflirme très haut qu'Israël est le
peuple élu et que c'est par lui que viendront dans le
monde les temps messianiques de vérité, de justice et
de paix. »
S'il en est ainsi c'est que le « christianisme constitue
l'épanouissement normal de la révélation de l'Ancien
Testament commun aux deux religions, tandis que le
judaïsme n'en est qu'une déviation nationaliste qui va
se minimisant de plus en plus ». E. Magnin, Corres-
pondant du 10 juin 1933, compte rendu de H. Vincent,
Le judaïsme, Paris, 1933, dont plusieurs passages sont
cités textuellement.
I. Études d'ensemble. — ■ Abbé de Broglie, Problèmes et
conclusions de l'Iiistoire des religions, Paris, 1885, œuvre d'un
précurseur; Religion et critique, œuvre posthume recueillie
par l'abbé C. Piat, Paris, 1906; G. Foucart, Histoire des reli-
gions et méthode comparative, Paris, 1912; René Dussaud,
Introduction à l'histoire des religions, Paris, 1914; A. Loisy,
La religion, Paris, 1917; H. Pinard de La Boullaye, S. .1.,
L'étude comparée des religions, Paris, 1929, deux volumes,
et Tables alphabétiques à part (3e édit.); c'est l'ouvrage
fondamental; G. Michelet, article Religion, dans Diction-
naire apologétique, t. IV, 1922;Baron Descamps, Le Génie des
religions, 2e édit., Paris, 1930; Gaston Rabeau, professeur
aux facultés catholiques de Lille, Apologétique, Paris, 1930;
Dieu, Paris, 1933, les deux dans la Bibliothèque catholique
des sciences religieuses; du même. Introduction à l'étude de la
théologie, Paris, 1931.
IL Ethnologie. — 1° En général. — .1. Bricout, Où en
est l'histoire des religions? 2 vol., Paris, 1911-1912 (en colla-
boration), t. i : Introduction, par J, Bricout, La religion des
primitifs, par A. Bros; J. Huby, Chrislus. Manuel d'histoire
des religions (en collaboration), 2e édit., 1916, c. i. L'élude
des religions, par le P. Léonce de Grandmaison, S. .T.; Pietro
Tacchi Venturi, Storia délie Religioni (en collaboration), 1. 1,
Turin, 1934, c. i. I.'indagine religiosa nella sua storia et nci
suoi metodi. (La recherche religieuse : son histoire, ses mé-
thodes), par Giuseppe Messina, S. J.; P. W. Schmidt, Origine
et évolution de la religion, trad. de l'allemand, Paris, 1931,
dans la collection La oie chrétienne; Dr J. Montaadon, prof,
à l'école d'anthropologie de Paris, La race el les races, Paris,
1933 ; du même, Traité d'ethnologie naturelle, Paris, 1934; Se-
maines d'ethnologie religieuse. Comptes rendus analytiques :
lre session, Louvain, 1912, Paris, 1913; 2e session, Louvain,
1913, Paris, 1914; 3e session, Tilbourg, 1922, Enghien (Bel-
gique i, 1923; 4' session. Milan, 1925, Paris, 1926; 5" session :
Luxembourg, 1929, Paris. 1931; A. Bros, L'ethnologie reli-
gieuse, Paris, 19215, nouv. édit. en 1937.
2° Critique de l'évolutionnisme linéaire. — H. Pinard de La
Boullave, L'élude comparée des religions, t. i, :îc édit., 1929,
p. 419-442, t. m, même édit., p. 196-241; Robert Lowie,
professeur à l'Université de Californie, Traité de sociologie
primitive, édit. française revue et complétée par l'auteur,
Paris, 1935, introduction, conclusion et ensemble de l'ou-
vrage.
:î" Lu méthode cyclo-culturelle. — IL Pinard, ibid. et sur-
tout 1. il, c. vi, (Mi entier, p. 243-304; Er. Grabner, pro-
fesseur à 15 nui. Méthode der Ethnologie, Ileidelberg, 1911 ;
P.-W. Schmidt, L'anthropologie moderne, en français et en
allemand, dans la revue Anthropos, 1906, t. i, tirage à
part, Salzbourg et Vienne, 1906, également en français el
en allemand; do même. Voies nouvelles en science comparée
des religions et en sociologie comparée, extrait de la Revue des
sciences philosophiques et théologiques, 1911, p. 46-74 (Kain,
Belgique). Voir même revue. 1913, p. 218-243, sur la Méthode
historico-cullurcllc.
1" Animisme. - Er. Bouvier, S. J., Animisme, préani
misme, religion, dans Recherches de science religieuse, t. Il,
1911, p. SI sq.; <;. Marsot, art. Animisme, dans Diction-
naire de Sociologie, 1933; voir dans ce môme dictionnaire
Animaux i culte des l,
.">" Sur lu magie. - Er. Bouvier, articles dans Recherches
de science religieuse, 1913, p. 100 sq., p. 393 sq.; Raoul
Allier, Magie et religion, Paris, 1935.
230;
RELIGION — RELIGION (VERTU DE;
2306
6° Sociologie. — 1. Exposé. — ■ E. Durkheim (1858-1917),
Lu détermination du fait moral, dans Bulletin de la Société
française de philosophie, avril et mai 1906; La définition des
phénomènes religieux, dans Année sociologique, t. n, 1898; Les
form"s élémentaires de la vie religieuse, Paris, 1912; H. Hu-
bert et M. Mauss, Mélanges il' histoire des religions, Paris,
1909. — 2. Critique. — - S. Deploige, Les conflits de la morale
et de la sociologie, Paris, 1912; Critiques des membres de la
Société française de philosophie, dans le Bulletin de cette
société : avril et mai 1906, mars 1913; A. Loisy, Sociologie
et religion, dans Revu* d'histoire el de littérature religieuse,
1913, p. 75 sq., article « fortement pensé », dit le P. Pinard de
La Boullaye (op. cit., t. r, p. 483, note 4); G. Michelet, art.
Religion, dans le Dictionnaire apologétique..., 1922; G. Ri-
chard. L'athéisme dogmatique en sociologie religieuse. Socio-
logie religieuse el morale sociologique, dans Revue d'histoire el
de philosophie religieuses (organe de la Faculté de théologie
protestante de Strasbourg , t. in, 1923, p. 125-137,229-201 ;
t. v, 1925, p. 244-261 ; O. Habert, L'école sociologique el les
origines de la morale, Paris, 1923; Entretiens de Juilly, m,
1931; Divers, Comment juger la sociologie contemporaine?
Marseille, Publiroc; Roger Bastide, Éléments de sociologie
religieuse, collection Armand Colin, Paris, 1935, l'auteur
fait une large place à l'inlluence de la société en matière
religieuse, mais sans admettre toutes les idées de Durkheim.
Visent à la fois Durkheim et Lévy-Bruhl :
Raoul Allier, La psychologie de la conversion chez les
peuples non civilises, Paris, 1925; du même, Les non-civilisés
el nous, Paris, 1927; O. Lerov, La raison primitive, Paris,
1927.
Sur la mentalité primitive, voir également : Divers,
L'àme des peuples à èoangèliser. Compte rendu de la sixième
semaine de musicologie de 1928, Louvain, 1929; Paul Des-
camps, Élal social des peuples sauvages, Paris, 1930, point
de vue de l'école de la science sociale.
7° Les idées du P. Schmidl. — Cf. ci-dessus, col. 2225.
III. Psychologie. — ■ 1" En général. — • H. Pinard de La
Boullaye, op. cit., t. i, c. ix, et t. n, c. vu; Léonce de Grand-
maison, La religion personnelle, Paris, 1927; F. Heiler, La
Prière, trad. de l'allemand, Paris, 1931. Depuis la publica-
tion de ce livre, M. Heiler est revenu au catholicisme qu'il
avait quitté pour le protestantisme; Revue des sciences phi-
losophiques et théologiques, Paris, Bulletins de philosophie,
psychologie religieuse.
2° Sur la mystique. — .1. Pacheu, L'expérience mystique et
1'aclivilé subconsciente, Paris, 1911; M. de Montmorand,
Psychologie des mystiques catholiques orthodoxes, Paris, 1920 ;
•T. Maréchal, Etudes sur la psychologie des mystiques, Bruges,
1921; Roger Bastide, Les problèmes de la vie mystique, Paris,
1931; et ici l'art. Mystique.
3° .Sur divers points. - G. Rabeau, La philosophie reli-
gieuse d" Mac-Schder, dans Vie intellectuelle, février 1929;
La psychologie religieuse de Karl Girgensohn, dans lie spiri-
luelle, juillet et septembre 1933.
IV. Les religions. — 1" Histoire des religions en général.
— ■ 1. Catholiques. — .1. Bricout, Où en est l'histoire des reli-
gions'.' Paris. 1911-1912, en collaboration; J. Huby, Chris-
lus. Manuel d'histoire des religions, en collaboration, 2e édit.
Paris. 1916; Piétro Tacchi Venturi, Sloriadelle Religioni, en
collaboration, t. i, Turin, 1934. - 2° Son catholiques. —
.1. Hastings, Encyclopœdia of Religion and Elhics, Edim-
bourg, 12 vol., 1908-1921 (collaborateurs catholiques et
non catholiques); Nathan Sôderblom, Manuel d'histoire des
religions (Manuel de L. P. Tiele, revu et augmenté), édit.
française par W. Corswant, Paris, 1925; Chantepie de La
Saussaye, Lehrbuch der Religionsgeschichle, 4e édit., en
2 vol., par A. Bertholet et F. Lehmann, Tubingue, 1925;
G. Clemen, Les religions du monde, en collaboration, trad.
de l'allemand par J. Marty, Paria, 1930. La première édi-
tion allemande est de 1921.
2" Chroniques d'histoire des religions dins : Revue des
silences religieuses de la Faculté de théologie catholique de
Strasbourg, par A. Vincent; Revue des sciences philoso-
phiques el théologiques des Dominicains du Saulchoir, par
les PP. G. Barrais, E. B. Allô, etc.; Recherches de science reli-
ffieuse, des PP. jésuites, par les PP. Bouvier, Huby, Conda-
min, Mallon. etc.; Revue apologéliqu-, chronique d'ethnolo-
gie, par Mgr A. Bros; Revue d'histoire des religions depuis
1880. rationaliste.
3° Lu préhistoire. — T. Mainage, O. P., Les religions de l<i
préhistoire. Le paléolithique, Paris, 1921; Georges Goury,
Origine el évolution de l'homme, Paris, 1927; L'Homme des
rites lacustres, Paris, 1932; L. Capitan, La préhistoire, réédi-
tion par Michel Faguet, préface de l'abbé H. Breuil, Paris,
1931.
4° Comparaison des religions non-chrétiennes avec le chris-
tianisme el l'Ancien Testament. — 1. Religions de l'Inde. —
E. B. Allô, O. P., Plaies d'Europe et Baumes du Gange, Édi-
tions du Cerf, Juvisy, 1931. — 2. Chine. — W. E. Soothill,
Les trois religions de la Chine, Paris, 1934 (Trad. de l'anglais,
conférences d'Oxford de 1921.) — 3. Perse. — M. J. La-
grange, Le Judaïsme, Paris, 1931. — ■ 4. Religions de mystère.
— ■ E. Magnin, L'œuvre exégétique et historique du R. P. La-
grange, dans Cahiers de la nouvelle journée, fasc. 28, 1935. —
5. Islam. — ■ Carra de Vaux, La doctrine de l'Islam, Paris,
1909; A. Vincent, Islam, Londres, Catholic Truth Society
1935. — ■ 6. Judaïsme post-biblique. — ■ A. Vincent, Le ju-
daïsme, Paris, 1932.
E. Magnin.
2. RELIGION (Vertu de). —Dans cet article
nous ne considérons plus le sentiment religieux en tant
qu'état psychologique, soit individuel, soit renforcé
parle milieu social, qui a donné naissance aux diverses
formes religieuses, longuement étudiées à l'article
précédent. Ce sentiment religieux, nous le regar-
dons en tant qu'il est l'un des ressorts, et non des
moindres, de l'activité morale de l'homme. Si la vertu
en effet doit se définir une disposition intérieure, ayant
quelque stabilité, et qui rend aisé l'accomplissement
d'« actes humains », il est clair que la religion est, en
beaucoup d'hommes, une vertu. Nous considérons ici
cette vertu au même titre que les autres dispositions
morales, dont l'étude constitue la tâche de la théologie
pratique. Comme les autres vertus morales, celle-ci
existe à l'état d'ébauche en toute conscience humaine;
elle peut, en dehors même de la vraie religion, se déve-
lopper, de manière à donner à telles ou telles âmes une
armature intérieure qui soutient toute leur vie. C'est
alors la vertu naturelle, la vertu morale de religion.
Dans ce dictionnaire qui n'est point de philosophie,
mais de théologie, nous n'avons point à nous arrêter
à cette forme très respectable, mais incomplète. Nous
considérons la vertu de religion en tant qu'elle est sur-
élevée, dans le chrétien, par la vie de la grâce, en
tant qu'elle est un organe de cette vie intérieure dépo-
sée en nous par la justification, à l'état de germe, s'il
s'agit d'enfants régénérés par le baptême, à un état
plus développé s'il s'agit d'adultes convertis. C'est de
cette vertu surnaturelle de religion que saint Thomas
a fait une étude extrêmement détaillée dans la Ila-II86
de la Somme théologique, q. lxxxi-c. Il se trouve,
d'ailleurs, que la plupart des questions qui s'y rap-
portent ont été ou seront traitées en détail à divers
endroits de ce dictionnaire. Il ne nous reste plus qu'à
donner ici le cadre qui permet de situer à la place
convenable, dans la systématisation théologique, ces
différents articles. I. Place du traité de la vertu de reli-
gion dans la systématisation. II. L'objet propre de
cette vertu. Son sujet. III. Ses actes. IV. Les actes et
les vices qui lui sont opposés.
I. Place du traité dans la systématisation
théologique. - 1° Il pourrait sembler, de prime
abord, que l'étude de la vertu de religion devraitvenir
en tête d'une morale théologique et particulièrement
d'une morale surnaturelle. Posée en effet la connais-
sance d'un Dieu, et d'un Dieu personnel, doué d'attri-
buts moraux et tout particulièrement de puissance et
de bonté, une disposition naît comme spontanément
dans l'àme, faite à la fois de révérence, de crainte
filiale et d'amour, qui n'est pas autre chose que la vertu
de religion à l'état d'ébauche. Une analyse plus poussée
de cette disposition y découvre un élément intellec-
tuel : la connaissance de l'infinie supériorité de Dieu,
un élément aussi qui relève de la volonté et de la sen-
sibilité, que rend assez mal le mot de crainte révéren-
tielle et qu'exprimerait au mieux, au dire de H. Bre-
mond, le mot anglais mue. C'est cette disposition, dont
les manifestations diverses constituent l'épanouisse-
2307
RELIGION (VERTU DE)
2308
meut de la vie religieuse et morale. Elle met en l'âme
la résolution d'accepter avec docilité et confiance les
enseignements qu'il plaira à la divine majesté de com-
muniquer à sa créature, la certitude confiante qu'elle
pourra, malgré les difficultés, aspirer vers ce Dieu et
aller à lui; surtout elle lui donne à l'endroil de cette
bonté paternelle l 'attitude d'un enfant à l'égard de son
père. Et voici donc la religion au point de départ de
la foi, de l'espérance, de la charité, de ces vertus dites
théologales qui s'adressent directement à Dieu.
Elle est aussi, semble-t-il, à la racine des vertus qui
règlent l'attitude morale de l'homme à l'égard de son
prochain en qui il reconnaît un frère; à l'égard de lui-
même enfin, puisqu'il doit respecter, soit en lui-même,
soit dans les autres, l'œuvre de cette divinité devant
laquelle la religion l'incline.
Ainsi l'étude du sentiment religieux et de la vertu de
religion, qui en est l'épanouissement, pourrait très bien
se concevoir comme formant l'introduction à une théo-
logie morale surnaturelle. Le premier commandement
de Dieu n'est-il pas : « Un seul Dieu tu adoreras et
aimeras parfaitement »? L'adoration, l 'amour ne sont-ils
pas précisément les deux actes essentiels de la religion?
2° En fait dans la Somme théologique, et pour des
raisons historiques qu'il n'est pas très difficile de dé-
duire, le traité de la religion, loin d'apparaître en tête
de la théologie morale, intervient à une place qui ne
laisse pas de surprendre d'abord.
La tradition scolaire en effet fournissait aux théolo-
giens du xme siècle deux groupes tout faits de « ver-
tus », groupes dont l'origine était tout à fait différente.
Le premier : « foi, espérance, charité », ce qu'on appel-
lera les vertus théologiques (nous disons aujourd'hui
théologales), était fourni directement par l'Écriture
(voir surtout I Cor., xm, 13); c'est autour de ces trois
chefs que saint Augustin avait systématisé lapratique
chrétienne. Cf. Enchiridion sive de fide, spe et chari-
tate. Les autres vertus morales dont l'Écriture procu-
rait de copieuses énumérations avaient été systéma-
tisées, au contraire, en partant des cadres fournis par
la philosophie grecque. Les quatre vertus d'Aristote,
avec leurs divisions etsous-divisions multiples, avaient
été étudiées avec beaucoup de soin par la philosophie
hellénistique, puis par les Latins, Cicéron en particu-
lier. A cette systématisation s'était rallié le très pra-
tique évêque de Milan, saint Ambroise. Son exposé de
la morale, dans le De oflîciis s'était fait autour des
quatre vertus cardinales, justice, force, prudence, tem-
pérance. La résurrection de l'aristotélisme au xme siè-
cle n'était pas faite, bien entendu, pour mettre en
échec ces idées, que les Sentences de Pierre Lombard
avaient rendues classiques. Saint Thomas dans le plan
tout nouveau de la Somme théologique leur fit grand
accueil. Les «quatre vertus principales «n'avaient dans
les Sentences qu'une distinction, 1. III, dist. XXXIII;
elles occupent la majeure partie de la Ila-II» du Doc-
teur angélique.
Or, Cicéron, à la suite de la philosophie hellénistique,
avait rangé la « religion », parmi les sous-divisions de
la «justice », avec la pî été (filiale), la reconnaissance,
la vengeance, l'estime ou le respect, la vérité, toutes
vertus où intervient en etîet l'idée d'un devoir à rem-
plir à l'égard d'autrui, d'une dette à acquitter, sans
qu'il y ait toujours égalité parfaite entre la dette elle
même et ce que l'on donne comme contre-partie. Saint
Thomas fit sienne cette idée, II*-II», q. i,xxx, a. unie,
ad lum; et c'est de la sorte que la IIa-II®, traité
des vertus particulières, après avoir fait une place dans
les 46 premières questions aux vertus théologales,
aborde avec la q. xi, vu, l'étude de la prudence, puis
celle de la justice, que suivra celle de la force et de la
tempérance. La justice a (fins (elle division de la
Somme la part du lion, q. i.vn cxxil, c'est parmi ses
« parties potentielles », comme dit l'École, c'est-à-dire
parmi les vertus annexes, que figure la vertu de reli-
gion, à qui le Docteur angélique réserve une place
considérable, q. lxxxi-c.
Cette disposition générale a fini par s'imposer aux
théologiens postérieurs. Suarez lui-même n'osera pas
rompre cet équilibre qui ne laisse pas de nous appa-
raître aujourd'hui comme un peu artificiel. Il recon-
naît, il est vrai, qu'en un certain sens la vertu de reli-
gion est à la racine des vertus théologales, aussi bien
que des vertus morales surnaturelles. S'appropriant
une remarque déjà faite par saint Thomas, Ila-II*,
q. lxxxi, a. 8, selon laquelle la religion s'identifie avec
la sainteté, il voit en elle le centre même de la vie
morale surnaturelle. Mais il ne se reconnaît pas le droit
de briser le cadre dans lequel ses prédécesseurs avaient
traité de cette vertu. De virtute religionis, tract, i,
1. III, c. ii. On remarquera néanmoins que cet auteur
parle de la religion aussitôt après avoir traité des
vertus théologales, et non point comme d'une vertu
annexe de la justice.
3° Au fait la question n'est que d'importance secon-
daire, pourvu qu'il soit bien entendu que, dans la vie
morale, la religion, prise dans son sens le plus compré-
hensif, est la source jaillissante d'où procèdent toutes
les autres vertus. Reste ensuite la question de savoir
— le problème mérite d'être posé — si la religion doit
être rangée parmi les vertus théologales ou parmi les
vertus morales.
La solution de ce problème de classification était im-
posée aux théologiens médiévaux parles diverses consi-
dérations historiques que nous avons dites. A l'art. .">
de la question lxxxi, saint Thomas se donne quelque
peine pour établir que la religion, encore qu'elle ail
Dieu comme objet (ce qui est la définition même des
vertus théologales) n'a pas Dieu comme objet au
même titre que la foi, l'espérance ou la charité. Et
Suarez n'est pas loin de dire qu'il y a bien quelque
subtilité en cette argumentation. Ibid., 1. III, c. n,
n. 1. Les modernes commentateurs de saint Thomas,
le P. Mencssier, par exemple, dans l'édition de la
Somme théologique de la Revue des jeunes, La religion,
t. i, p. 313 sq., quand ils s'efforcent de justifier par la
dialectique une division que l'histoire avait imposée,
attachent peut-être plus d'importance qu'il ne convient
à l'argumentation du Maître.
Cette argumentation la voici : « La religion rend à
Dieu le culte qui lui est dû. Il y a donc en elle deux
choses à considérer : ce qu'elle offre à Dieu, le culte,
qui joue le rôle de matière et d'objet de la vertu;
d'autre part celui à qui nous le devons, Dieu. Destina-
taire du culte qu'on lui rend, Dieu n'est point pour
autant atteint par nos actes d'hommage religieux, à la
manière dont nos actes de foi, s'adressant a lui, l'at-
teignent (cette sorte d'adhésion qui nous fait dire
que Dieu est objet de la foi, non seulement parce qu'il
est lui-même ce que nous croyons, mais encore celui à
qui nous donnons notre foi). Rendre à Dieu la dette de
son culte, c'est simplement accomplir en respect de
lui, certains actes qui l'honorent, telle l'offrande d'un
sacrifice ou quelque autre geste analogue. Il est donc
manifeste que Dieu n'est, relativement à la vertu de
religion, ni objet, ni matière, mais simplement fin.
Nous n'avons donc pas affaire ici à une vertu théolo-
gale ayant pour objet la fin dernière. La religion est
une vertu morale, regardant ce qui s'ordonne à cette
fin. » Traduct. Mencssier, op. cit., p. 38-39. En d'autres
termes la religion a seulement pour objet les actes du
culte, et c'est par ces actes du culte qu'elle atteint
Dieu. Mais ne pourrait-on pas dire la même chose des
trois vertus théologales; elles n'atteignent Dieu que
par les actes mêmes qu'elles font produire. Suarez a
1res bien senti la difficulté et, abordant la question par
2309
RELIGION (VERTU DE)
2310
un autre biais, il fait remarquer que, si la foi atteint
Dieu eu tant qu'il est la souveraine vérité, l'espérance en
tant qu'il est le souverain désirable, la charité en tant
qu'il est le bien en soi, la religion, de son côté, l'atteint
en tant qu'il est la majesté souveraine devant laquelle
doit s'incliner toute nature créée. Cette remarque judi-
cieuse ne l'empêche pas d'ailleurs de se joindre, en fin
de compte, au courant de la tradition. Ibid., c. n tout
entier. Retenons de cette discussion, qu'en rangeant
la religion parmi les vertus morales on fait droit à
cette idée fort juste qu'il n'est point « d'honnête
homme » qui ne soit religieux.
4° Il faut reconnaître d'ailleurs, et tout le monde ici
est d'accord, qu'il ne saurait être question de maintenir
entre les vertus des cloisons étanches, comme l'an-
cienne psychologie en maintenait entre les différentes
« facultés ». Il y a action réciproque des vertus théolo-
gales sur la vertu de religion et inversement. Il est
clair que, si la religion, à son état premier, nous engage
à accepter l'autorité du Dieu qui révèle, la foi à son
tour donne à l'âme, sur la majesté divine, des clartés
qui augmentent cette révérence en quoi consiste
essentiellement la religion; on en dira tout autant de
l'espérance et à plus forte raison de la charité. C'est
l'âme tout entière qui, à la fois, révère et croit, espère
et aime, et c'est en tout cela, en ces sentiments de foi,
d'espérance, d'amour, que consiste proprement ce
« culte en esprit et en vérité » que le Christ annonçait à
la Samaritaine. Joa., iv, 24. C'est bien ce qu'exprime
saint Augustin, au début de VEnchiridion : « Tu me
demandes, écrit-il à Laurent, de quelle manière on
rend un culte à Dieu. Et je réponds, c'est par la foi,
l'espérance et la charité. » P. L., t. xl, col. 231-232.
Si la religion engendre ainsi les vertus théologales et
en reçoit d'autre part sa perfection, elle entretient
aussi des rapports avec les vertus morales. Celles-ci,
on le sait de reste, ont pour fin de mettre de l'ordre
dans la vie intérieure et d'incliner l'homme à respecter
l'ordre général de l'univers. Or, il est trop clair que
tout autre sera le respect de cet ordre chez qui y voit
seulement la loi abstraite des choses et chez qui y voit
la volonté souverainement raisonnable d'un Dieu per-
sonnel devant laquelle il faut s'incliner avec révérence.
La morale de « l'honnête homme » et la morale du
chrétien peuvent extérieurement se superposer, elles
ne laissent pas d'être animées d'un esprit tout dilïé-
rent. Et c'est pourquoi saint Thomas, en dépit de sa
classification quelque peu laïque des vertus, n'hésite
pas à déclarer que la religion est préférable aux autres
vertus. Ibid., a. 6; cf. a. 8, où elle est identifiée avec
la sainteté. C'est déjà ce que déclarait l'Épître de saint
Jacques : « La religion pure et sans tache devant notre
Dieu et Père n'est pas autre qu'avoir soin des orphelins
et des veuves dans leur détresse et se préserver pur
des souillures de ce monde. » Jac, i, 27. Voir Suarez,
ibid., 1. III, c. n, n. 11, 12, 13; et c. m.
II. Objet propre de la vertu de religion. Son
sujet. — Tout en reconnaissant les rapports étroits
qu'entretient la vertu de religion soit avec les vertus
théologales, soit avec les autres vertus morales, il faut
déterminer d'une manière plus stricte son objet.
« Cet objet, dit saint Thomas, c'est de rendre hon-
neur au Dieu unique, sous cette unique raison qu'il est
le principe premier de la création et du gouvernement
des choses : ad religionem pertinet exhibere reverentiam
uni Deo secundum unam raiionem, inquantum scilicet
est primum principium creationis et gubernationis re-
rum. » Cet honneur rendu à Dieu, ce n'est pas autre
chose que le culte; culte qui peut demeurer intérieur, on
s'extérioriser en des actes. Question amplement traitée
à l'article Culte en général, t. m, col. 2404-2427.
Du fait de cette définition, on voit aussitôt en qui
peut et doit se trouver la vertu de religion. Saint Tho-
mas ne traite pas cette question; elle a attiré l'atten-
tion de Suarez, ibid., 1. III, c. i. Cet liabitus, dit-il, ne
peut exister que dans une créature; il ne peut figurer à
aucun titre parmi les attributs moraux de Dieu, tan-
dis que l'on peut et doit parler de la charité de Dieu,
de la justice de Dieu, etc. La raison en est obvie. Par
ailleurs toute créature raisonnable est susceptible de
cette vertu, et donc, en tout premier lieu, la sainte
humanité du Christ. Que celle-ci ait possédé dans le
degré le plus élevé la vertu de religion, c'est ce qu'il
est inutile de démontrer. C'est en union avec les senti-
ments religieux du Sauveur sur la terre que l'Église
nous engage à prier nous-mêmes : Domine, in unione
illius divinss intentionis qua ipse in terris laudes Deo
persolvisti, has tibi horas persolvimus, disons-nous au
commencement des heures canoniales. Et ce n'est pas
seulement en union avec les sentiments religieux pas-
sés du Sauveur, que nous sommes invités à prier, c'est
en union avec ceux que le Christ, dans la gloire céleste,
continue à entretenir, semper vivens ad interpetiandum
pro nobis, remplissant toujours les fonctions essen-
tielles de son sacerdoce, dont la première est de rendre
à Dieu le culte qui convient, tant en son nom propre
qu'au nôtre. C'est l'admirable doctrine de l'Épître aux
Hébreux, vm-ix. On sait tout le parti qu'en a tiré la
grande école de spiritualité française du xvne siècle.
Voir en particulier H. Bremond, Histoire littéraire du
sentiment religieux, t. III, La conquête mystique ; V École
française. Au même titre, encore qu'à un degré infi-
niment moindre, la vertu de religion existe chez les
anges, chez les bienheureux dans le ciel, dans les âmes
du purgatoire.
Cette religion au contraire ne saurait exister chez
les damnés; sans doute ces malheureux, anges ou
hommes, ont la claire perception de la souveraine
puissance divine dont ils éprouvent les justes rigueurs :
Et dœmones credunt et contremiscunt. Mais il n'entre
point dans leur sentiment cette révérence filiale qui
est de l'essence même de la religion.
On peut se demander encore si la religion persévère
dans le pécheur qui a gardé la foi et l'espérance. Non
évidemment, en tant que vertu infuse, puisque les
habitus infus sont le cortège même de la grâce sancti-
fiante, disparaissent avec celle-ci, reparaissent avec
elle dans la deuxième justification. Mais il est clair,
continue Suarez, que, même sans la grâce habituelle, on
peut avoir les actes de la « religion surnaturelle ». Seu-
lement ces actes, par lesquels l'âme pécheresse se dis-
pose à recouvrer la grâce sanctifiante, se font sous
l'influence d'un secours spécial de Dieu qui besogne
dans l'âme, encore qu'il n'y habite pas comme il le fait
par la grâce habituelle. Actus pro eo statu non fiunt
connalurali modo, sed sunt ab auxilio speciali Dei
operantis, nondum vero inhabitantis per sanctificantem
grattam. Ibid., n. 10.
III. Actes de la vertu de religion. — L'acte
essentiel de la religion c'est la reconnaissance du sou-
verain domaine de Dieu avec la volonté de lui rendre
le culte intérieur et extérieur qui correspond à cette
reconnaissance. C'est ce que nous appelons aujour-
d'hui l'adoration, tandis que dans les textes anciens ce
dernier mot signifie plutôt la manifestation extérieure
du sentiment intérieur.
Comme actes intérieurs de la vertu de religion, saint
Thomas signale d'abord la dévotion, qu'il définit ; la
volonté de se livrer promptement à ce qui concerne le
service de Dieu, q. lxxxii, a. 1, voir l'art. Dévotion,
t. iv, col. G80-IS85; puis la prière, qui fait l'objet de la
très longue question lxxxiii. Voir ici Prière, t. xm,
col. 169-244.
Les actes extérieurs comprennent : 1. l'adoration.
q. lxxxiv, entendue au sens restreint que nous venons
de dire; voir l'art. Adoration, t. i, col. 437-442, où
23 J I
KKI.KUON i'VERTU DE) — RELIQUES
2 312
l'on s'est très strictement tenu au concept de saint
Thomas: 2. les actes par quoi nous offrons à Dieu
quelque chose d'extérieur, c'est le cas des sacrifices,
oblations, prémices, dîmes, q. lxxxv-lxxxvii, voir
plus loin l'art. Sacrifice; les vœux rentrent, jusqu'à
un certain point, dans la même catégorie, q. lxxxviii,
voirl'art. Vœux; 3. dans ces divers actes l'homme offre
à Dieu quelque chose dont il lui abandonne le domaine :
en revanche en d'autres actes, religieux au premier
chef, l'homme emploie à son usage quelque chose qui
est plus spécialement à Dieu, de manière à commu-
niquer à ses actes à lui un caractère plus sacré; en un
sens les sacrements réalisent jusqu'à un certain point
ce concept, mais la Somme théologique se réserve de
leur consacrer des développements spéciaux, dans la
seconde moitiéde la III*; reste à considérer ici l'emploi
que fait l'homme du nom divin, soit dans le serment,
q. lxxxix, voir plus loin son article, soit dans l'adju-
ration, q. xc, voir art. Adjuration, t. i, col. 400-101.
Par un phénomène assez bizarre, saint Thomas traite
enfin de la louange de Dieu, spécialement dans le chant
ecclésiastique, dont on se serait attendu qu'elle fût
traitée en même temps que la prière publique. C'est
l'inconvénient de toutes les classifications.
Celle que propose Suarez est encore moins satisfai-
sante. Le traité n s'occupe des préceptes positifs rela-
tifs au culte de Dieu : 1. I. oblations, dîmes, prémices;
1. II, jours consacrés à Dieu; 1. III, lieux sacrés. Séparé
de celui-ci par un traité m, sur les vices contraires à
la religion, le traité iv discute avec abondance toutes
les questions relatives à la prière, soit mentale, soit
vocale, soit privée, soit publique: le traité v aborde la
question du serment et de l'adjuration : c'est aux vœux
qu'est réservé le très volumineux traité VI. C'est seu-
lement après que Suarez aborde dans un ouvrage spé-
cial qui ne comprend pas moins de deux gros volumes,
la question de l'état de perfection et de religion.
IV. Actes et vices opposés a i,a vertu de reli-
gion. — Leur énumération achèvera de préciser, par
contraste, la vertu à quoi ils s'opposent.
Fidèle à sa théorie, suivant laquelle la vertu morale
(et la religion est telle) se tient entre deux extrêmes,
saint Thomas distingue les actes dans lesquels la religion
excède, ou, si l'on veut, dévie, ceux au contraire où elle
fait défaut.
L'excès de religion c'est la superstition, au sens très
large du mot, qui est d'ailleurs le sens étymologique
( super -stare). Après avoir traité en général de la
superstition, q. xcii et q. xcm, pour faire comprendre
ce que peut être l'excès de religion — le sentiment
religieux s'égare sur des objets qui n'en sont pas dignes,
ou bien il honore Dieu mais d'une manière qui ne
convient pas saint Thomas étudie d'abord l'idolâ-
trie, où se révèle au mieux cette aberration du senti-
ment religieux, q. xciv, voir ici l'art. Idolâtrie,
t. vu, col. 602-669. La divination, q. xcv, voir l'art.
Divination, t. iv, col. 1 111-1 lf):"), esl au contraire la
manifestation d'un sentiment religieux perverti qui,
reconnaissant le souverain domaine de Dieu, cherche
a plier jusqu'à un certain poinl celle puissance à nos
fins propres par des moyens tout à fait dispropor-
tionnés. C'est aussi le cas des vaines observances.
q. xcvi. dont il a été traité partiellement ici à l'art.
Amulette, l. r, col. 1 121-1 125, et dont il sera plus
amplement question à l'article SUPERSTITION. On aura
remarqué que la magie, OÙ se réalise si nettement
l'idée de contraindre la divinité, de captiver la puis-
sance souveraine par îles procédés strictement exté-
rieurs, esl à peine étudiée par saint Thomas. Voir ici
l'art. Magie, t. i\. col. 1510 1550, et spéciale menl
col. 1511. où est fait le départ entre vaine observance
et magie. Suarez, et c'est un signe des temps, esl beau-
coup plus développé sur ces questions relatives a la
magie, auxquelles il consacre les c. xiv-xix du 1. II,
De superslitione et variis modis ejus, de son traité m.
On pèche aussi contre la religion par défaut; c'est
l'irréligiosi té, en tendue dans le sens fort, comme étant le
méprisdeDieuetnon pas seulement sa méconnaissance
pratique. Al'époqueoùilécrivait, saint Thomas n'avait
guère à s'occuper de cette dernière forme si courante
aujourd'hui d'irréligiosité. Voir l'art. Indifférence
religieuse, t. vu, col. 1580-1504. En fait de mépris
de Dieu, il mentionne d'abord celui qui s'attaque à
Dieu lui-même; le fait de le tenter, q. xcvn, le fait de
le prendre faussement à témoin dans le parjure,
q. xcviii. Le blasphème, dont on s'attendrait à trouver
ici l'étude, est rattaché par saint Thomas aux vices
contraires à la foi; aussi bien, consiste-t-il, d'après lui,
à attribuer à Dieu ce qui ne lui convient pas, ou à lui
retirer quelque chose qui lui convient; c'est ce qui en
fait une forme de l'infidélité. IIa-IIœ, q. xm, a. 1 et 3.
Moindre est évidemment le mépris qui s'attaque aux
choses sacrées et dont saint Thomas signale deux
variétés : le sacrilège d'une part, q. xcix, la simonie de
l'autre, q. c. Voir leurs articles respectifs.
Suarez a quelque peu transformé l'ordre de saint
Thomas; le traité ni, De vitiis religioni contrariis et
prseceptis negativis quibus prohibentur, s'ouvre par un
I. I sur l'irréligiosité et ses espèces : la tentation de
Dieu et le blasphème; le 1. II traite de la superstition
et de ses divers modes, idolâtrie, divination, magie; le
1. III est consacré au sacrilège, qui est très rapidement
traité; par contre le canoniste qu'est Suarez se donne
libre carrière dans le 1. IV consacré à la simonie et qui
se déroule sur près de 500 pages.
Même en faisant abstraction de tout le droit cano-
nique dont s'encombre chez ce dernier, et à un moindre
degré chez saint Thomas, l'étude de plusieurs des pro-
blèmes relatifs à la religion, on voit combien ample esl
la matière qu'offrent aux méditations des modernes les
théologiens de jadis. C'est en abordant ces divers aspects
du sentiment religieux, de ses épanouissements légiti-
mes, de ses contrefaçons, de ses aberrations aussi, qu'ils
ont donné maintes réponses aux divers problèmes qui
préoccupent les sociologues, les psychologues ou tout
simplement les philosophes et même les honnêtes gens,
tous ceux en un mot qui veulent tirer au clair ce phé-
nomène humain qui s'appelle le phénomène religieux.
É. Amann.
RELIQUES. 1. Définition. IL Dans la Sainte
Écriture (col. 2314). 111. A l'âge des persécutions
(col. 231 8). IV. Après letriomphe de l'Église (col. 2330).
Y. 1 (ans l'Église orientale (col. 2347). VI. En Occident,
au Moyen Age (col. 2351). VII. Au temps du Concile de
Trente (col. 23(>6). VII. A l'époque moderne (col. 2370).
I. DÉFINITION. On appelle ainsi tout ce qui reste
sur la terre d'un saint ou d'un bienheureux après sa
mort .
1" Étyinologiquemenl , le mot reliquiœ du latin ecclé-
siastique, tout comme le mot grec "ksL<\i>x\>at., signifie
o restes > ; l'un et l'autre, avant d'être pris dans leur
acception rituelle et technique, furent usités dans le
langage courant; ils désignaient tout ce qui peut sub-
sister d'un tout matériel ou moral; ainsi les Romains
du temps de Néron disaient : ciborum reliquias, vitSS
nostrte reliquias, e\ la Vulgate disait pareillement : Etdi-
miserunt reliquias suas parvulis suis, I>s. xvi, 14; ï'ulc-
ranl reliquias, duodecim cophinos fragment orum plenos.
Mat th., xiv, 20. Les auteurs de la Renaissance ont
bien essayé de parler des reliques d'une armée », pour
désigner simplement les bataillons qui avaient échappé
a une défaite; mais ces anachronismes de la langue
savante se heurtèrent aux susceptibilités du langage
chrétien el, en France, la langue populaire donnait,
depuis le xii'' siècle, au mot « reliques » un sens tout
ecclésiastique. Il est bien évident, par exemple, que,
2313
RELIQUES, LA SAINTE ÉCRITURE
2314
quand on parle des « reliques d'une personne aimée »,
on prend, par une extension légitime et fréquente,
dans une acception profane un vocable qui garde un
sens exclusivement religieux: il n'est pas jusqu'aux
écrivains modernes les plus étrangers aux idées chré-
tiennes qui n'empruntent à la doctrine et aux usages
catholiques une nuance de culte fervent quand ils
écrivent qu'« une armée a laissé sur le champ de ba-
taille des reliques sanglantes ».
Comme variantes des mots reliquiœ, ~kzifya.v<x, on
trouve dans les Actes des martyrs les expressions
ow|ia, corpus au sens de cadavre, ossa, membra, etc.
Les premiers auteurs ecclésiastiques utilisèrent natu-
rellement ces mots de la langue usuelle dans leur
acception courante : pour les fidèles d'Antioche et
ceux de Smyrne (en 156), comme pour leurs compa-
triotes païens, les dépouilles de leurs glorieux martyrs,
Ignace et Polycarpe, sont des reliquiœ, Xsî'jiava; ils
parlent des « os de Polycarpe qui avaient échappé aux
flammes du bûcher » ou des « parties plus dures du
corps d'Ignace qui avaient été abandonnées » par les
bêtes du cirque, dans des termes qui auraient pu être
employés par le grellier du tribunal. Mais, aux ive et
ve siècles, outre qu'on les accompagne d'épithètes
admiratives, sacra ossa, bealorum corpora, destinées à
en corriger la vulgarité originelle, on remplace volon-
tiers le mot reliquiœ par des synonymes plus imagés :
exuviœ, Irophœa, signa, crJ[i.6oXa, etc.
2° On appelle reliques, dans le langage de l'Église,
des objets sacrés qui ont été en contact réel avec le
Christ ou les saints, et qui nous rappellent leur sou-
venir, non pas comme les pieuses images, par une
simple représentation, non pas comme un vase sacre.
par une destination cultuelle, mais bien par un rapport
objectif avec le corps de .Jésus, dans sa vie humaine,
par une appartenance plus ou moins intime dans le
liasse avec les saints ou les bienheureux qui sont main-
tenant au ciel.
Au premier rang de ces reliques, à cause de la dignité
de leur objet, il faut mettre les instruments de la
passion du Christ, non pas que la doctrine théologique
qui les concerne soit sensiblement différente, mais
l'histoire de leur culte est assez spéciale et demande à
être traitée à part. Voir Choix (Adoration de la),
t. m, col. 2339-2363. Quant aux reliques des saints,
dont nous allons étudier le culte et la doctrine, il faut
qu'elles aient appartenu à un saint canonisé ou à un
bienheureux qui a droit aux hommages des fidèles. On
range sous ce nom, non seulement les restes de leurs
corps et leurs ossements, qu'on peut dénommer reli-
ques corporelles, mais encore les choses qui furent a
leur usage, durant leur vie terrestre, comme les vête-
ments dont ils se couvraient, les objets sacrés ou pro-
fanes dont ils se servaient dans leur vie quotidienne, et
surtout les intruments de leur pénitence, de leur capti-
vité ou de leur supplice, tout cela constituant encore
des reliques réelles; enfin — reliques dites représen-
tatives — leur tombeau même et les linges, étoffes ou
objets pieux mis au contact de leurs ossements, de
leur sépulcre ou simplement des lampes de leur sanc-
tuaire. Mille objets divers que la piété des fidèles ran-
gea sans hésitation dans le même culte.
13e cette simple énumération, il ressort que les reli-
ques, si diverses soient-elles, doivent être des objets
matériels qui ont été en relation immédiate ou médiate
avec un saint ou un bienheureux : le genre de relation
que ces objets ont eue avec la personne sainte fait la
qualité des reliques, et leur classification est basée sur
ce contact plus ou moins intime ou banal, transitoire
ou permanent : elle tient donc à l'histoire et à la
nature des choses. En relation avec une personne digne
d'un culte religieux, ces objets, si insignifiants parfois
en eux-mêmes, sont devenus sacrés et dignes d'un
culte, qui se rapporte d'abord au saint, au Christ, et
finalement à Dieu.
A ce titre, tout ce qui nous rappelle un saint et nous
le rend présent, à nos esprits comme à nos yeux, pour-
rait passer pour une relique vénérable, et, au premier
chef, les écrits des saints Docteurs et les lettres des
apôtres : on sait de reste combien les Saintes Écri-
tures étaient chères aux premiers chrétiens et singu-
lièrement aux fidèles d'Afrique du ine siècle, qui ver-
saient leur sang plutôt que de livrer les textes sacrés
aux persécuteurs : ils avaient pour les Saintes Écri-
tures un culte aussi ardent que pour la sainte eucha-
ristie ou pour les corps de leurs martyrs : c'est sans
doute qu'ils y voyaient la parole de Dieu, ou, comme ils
disaient, des lettres envoyées par le Christ lui-même;
mais, secondairement, ils y vénéraient, avec saint Jean
Chrysostome, « cette voix amie » des saints apôtres.
Cependant, les écrits des apôtres et des Pères de
l'Église, précisément parce que la relation qu'ils ont
avec leurs auteurs est trop abstraite et purement spiri-
tuelle, ne sont pas regardés comme de vraies reliques
des saints, à moins qu'ils ne soient conservés en auto-
graphes, dans les exemplaires qui ont été écrits de la
main des saints ou transcrits par eux, ce qui les met
avec eux dans le même rapport matériel que les autres
reliques.
II. Le témoignage de la Sainte-Écrituke. -
1" L'Ancien Testament. — 11 n'y a pas à faire fond, sans
discernement, sur les passages de l'Écriture que
l'Église utilise dans l'office des Reliques (Ex.. xm, 1(1 ;
IV Reg., xm, 21), mais sans préciser qu'elle les prend
au sens historique. On ne peut non plus arguer, sansles
expliquer, des anticipations de notre culte des reliques
que l'on peut trouvera première vue dans l'Ancien Tes-
tament; car, a côté de certains textes de la Bible qui
paraissent favorables à la thèse catholique, les protes-
tants en alignent deux ou trois autres, tirés parfois des
mêmes livres, qui semblent, sinon la condamner, du
moins la déconseiller.
La seule façon intelligente et respectueuse de lire
l'Ancien Testament, c'est, ici encore, de se rappeler
l'économie de la révélation juive. 11 faut donc recou-
rir à la méthode historique, c'est-à-dire mettre les
divers témoignages à leur époque et dans leur milieu, et
confronter, comme l'ont fait Notre-Seigneur et saint
Paul p )UT d'autres sujets, le plein établissement de la
loi mosaïque avec le système religieux qui l'avait pré-
cédée, et dont il reste assez de vestiges dans les plus
anciens livres historiques de notre Bible, Les pre-
mières mentions que l'on y trouve de ce qui deviendra
nos reliques des saints se réduisent en somme au culte
des morts. Les anciennes relations historiques de la
Genèse, i.. 12 et 20, et de l'Exode, xm, lit, citent avec
éloge ce fait qu'en Egypte dans ce pays où les corps
des rois et des ancêtres étaient l'objet d'un si grand
culte — les Israélites embaumèrent, selon les rites des
Égyptiens, les corps de Jacob et de Joseph, et trans-
portèrent le premier en grande pompe au lieu où Abra-
ham avait choisi sa sépulture de famille, à Hébron. en
Chanaan. Saint Etienne, accueillant une tradition
juive, parle d'un transport des restes des (ils de Jacob
à Sichem. Act., vu, lti. De cette fidélité à la sépulture
des ancêtres et des honneurs rendus à leurs ossements,
« nous sommes en droit de conclure, écrit A. Lods,
Israël, p. 204, que les tribus hébraïques ont dû avoir,
avant leur entrée en Chanaan, un culte des ancêtres, de
la famille et du clan régulièrement organisé. » Mais ce
culte des morts, par l'extension de ses bénéficiaires et la
restriction de ses fidèles — tous les ancêtres honorés
par leurs seuls descendants — n'est pas du tout celui des
reliques tel que l'Église le conçoit : s'il s'adresse bien
aux corps des défunts, il ne les met pas en relation avec
« le Dieu unique », mais avec le peuple, ou plutôt une
2315
RELIQUES. LA SAINTE ÉCRITURE
2316
toute petite partie du peuple : sa tribu, sa famille.
Pratique familiale, qui n'a plus d'attaehe avec le sys-
tème religieux mosaïque. « Il faut ajouter pourtant que
ce culte rendu aux ancêtres n'est pas la seule forme
qu'ait revêtue la vénération des morts chez les Hé-
breux : il y a une autre manifestation qui a de tout
temps tenu une place dans leur piété; c'est ce qu'on
pourrait appeler le culte des héros. Débora, sur la
stèle funéraire de qui on versait des libations, n'était
pas une ancêtre, non plus que Miriam enterrée dans le
lieu saint de Quadèsh; il faut en dire autant proba-
blement de Josué, de Gédéon, de Jephté, de Samson,
en tout cas de Samuel, dont on indique la sépulture,
d'Elisée dont les ossements accomplissaient des mi-
racles. » Lac. cit.
M. Lods ne s'embarrasse pas de nos préoccupations
dogmatiques, et il accumule tous les faits de l'Ancien
Testament qui peuvent dénoncer un culte quelconque
des héros d'Israël. Il faut pourtant bien, pour le pré-
sent sujet, que nous tentions de démêler le caractère
des honneurs ainsi rendus aux chefs du peuple de
Dieu. Pour les grands juges, chefs civils et religieux à
la fois, dont on indique intentionnellement le lieu de
sépulture, on pourra toujours épiloguer pour savoir si
on leur donnait la moindre marque de culte religieux.
Pour Débora, juge d'Israël, sur le tombeau de qui on
offrait des libations, et pour Miriam dont la sépulture
même était dans un lieu saint, les honneurs donnés
prennent un caractère religieux indubitable; mais y
a-t-illà une pratique exceptionnelle empruntée, par la
tribu locale, à la religion du pays? Cette pratique
a-t-ellc été tolérée par les organisateurs du culte mo-
saïque? Au premier abord, on serait porté à dire que ce
culte religieux d'un tombeau n'était pas admis officiel-
lement, puisque la législation de l'Exode et du Lévi-
tique ne lui fait aucune place, et que ses principes
mêmes semblent s'insurger contre le contact et la
vénération des morts. Pourtant, il y a le cas du
sépulcre d'Elisée : le cadavre d'un homme qu'on y a
jeté par mégarde reprend vie. IV Reg., xm, 21. Le
geste n'est point religieux, en lui-même, et témoigne
plutôt du peu de respect qu'on avait jusque-là pour
les ossements du prophète ; mais il y a le geste éclatant
de Dieu cjui vient réclamer pour l'homme de sa droite
sinon des libations ou des prières, du moins des mar-
ques nouvelles d'honneur en rapport avec le miracle
fait sur ses reliques. 11 faut noter aussi le prodige
opéré par le manteau d'Élie, IV Reg., il, 14 : à la
voix d'Elisée, il divise les eaux du Jourdain. Qu'en
faut-il conclure, sinon que, dans ce pays du grand pro-
phétisme, du moins pendant ces siècles reculés et jus-
qu'à la destruction du royaume d'Israël, on observa
un certain culte religieux pour les corps et les reliques
des grands prophètes?
D'ailleurs toutes ces notations de sépultures ou de
miracles sont intentionnelles : lorsque l'auteur sacré
désapprouve un usage chananéen ou égyptien, comme
les sacrifices humains et les pral iques magiques, il sait
bien marquer le désaveu de Jahvé; son silence au sujet
des honneurs donnés aux cendres des héros d'Israël
comporte donc une approbation tacite de cet usage,
qui avoisine de près notre culte des reliques des saints.
Si, plus tard, au dernier chapitre du Deutéronome, qui
rapporte la mort de Moïse, et qui donc a été rédigé
postérieurement, Dieu nous est montré soustrayant
le corps du grand législateur aux recherches et aux
honneurs des Israélites, cela lient à une évolution plus
rigide du culte mosaïque, supprimant par précaution
toute image et tout objet sensible de l'horizon cultuel
du judaïsme intégral. Jusqu'à Jésus-Christ, on en res-
tera fidèlement au simple souvenir ■■ des glorieux an-
cêtres dont les corps reposent dans la paix.» EcclL,
xliv, 14; cf. Sap., m, 3. Les théologiens ont donc rai
son de remarquer que « cela a été fait par Dieu pour
que le corps de Moïse ne fût pas adoré comme un Dieu
par les Juifs, très enclins à l'idolâtrie. » S. Chrysos-
tome, Homil. v in Matth.. cité par Billuart, De incur-
natione, diss. xxm, a. 4; ils ont même raison de dire
que cela ne comporte pas une réprobation définitive
par Dieu du culte des corps saints. Cependant ils ne
devaient pas espérer, après ce coup de barre, trouver
dans les derniers livres de l'Ancien Testament des
textes tout à fait en faveur des reliques des saints.
Rien de plus significatif à cet égard que les efforts que-
fait saint Cyprien, dans sa première lettre aux confes-
seurs en prison, pour tirera lui les textes de l'Écriture,
» ces célestes recommandations par quoi le Saint-
Esprit n'a cessé de nous exhorter à supporter les souf-
frances du martyre ». Epist., vi, édit. Hartel, p. 480 sq.
Il a beau appliquer à sa thèse le psaume cxv, f. 15:Pre-
tiosa in eonspeclu Domini mors justorum ejus, et aussi
le ps. xxx, f. 20 : Mullœ pressurie justorum... Custodil
Dominus omnia ossa corum, puis la Sagesse, m, 4-8, « à
l'endroit où la divine Écriture parle des tourments qui
consacrent et sanctifient les martyrs de Dieu : Et si
corum hominibus lormenta passi sunt, etc., • et enfin
le livre de Daniel, m, 16-18, avec le miracle des trois
enfants dans la fournaise; Cyprien y trouve bien des
paroles à la gloire des martyrs, mais rien en faveur des
reliques qu'ils laisseront après eux. Il n'est pas plus
heureux d'ailleurs avec les textes du Nouveau Testa-
ment, Joa., xn, 25; Matth.. x, 28; Rom., vin, 1G-18.
2° Le Nouveuu Testament . Ces écrits n'apportent,
en effet, que des éclairs passagers sur le culte chrétien
des reliques.
Le fait de l'hémorroïsse, qui touche la frange du vête-
ment du Christ et qui s'en trouve guérie (Matth., ix,
20-2 1 ), surtout la parole rie la miraculée approuvée par
Jésus : « Si je puis seulement toucher son manteau, je
serai guérie! », toute cette scène notée par l'évangé-
liste est assurément un de ces éclairs, et sa lumière
éclaira sûrement les premières manifestations du culte
naissant. Mais, en somme, ce n'était pas plus un mira
cle de reliques que la guérison des malades « par la vertu
qui sortait de Jésus et les guérissait tous », Luc, vi, 20,
ou celle ries aveugles et des muets avec de la boue et rie
la salive par le Sauveur avant sa passion. En tous cas
la prescription du Noli tangere, qui défendait tous les
corps morts de la profanation, en éloignait aussi les
honneurs religieux que les Juifs eussent été tentes de
leur donner. Les termes mêmes que saint Pierre em-
ploie au lendemain de la Pentecôte, Act., H, 25 sq.,
en parlant aux Juifs de « David, le saint de Dieu, qui
a vu la corruption du tombeau », cf. Ps., xv, 25, vont
dans le même sens. Aussi serait-il vain de chercher des
traces rie notre culte dans la première chrétienté hiéro-
solymitaine.
Que dire des guérisons opérées « par l'ombre rie
Pierre venant à passer dans les rues de Jérusalem ».
Act., v, 15, sinon (pie c'est un des nombreux miracles
opérés par les apôtres, iv, 12, mais non pas du tout un
miracle rie ses reliques? 11 aurait été pourtant com-
mode rie trouver le culte ries reliques dès la mort du
premier martyr, saint Etienne; mais la rédaction de
saint Luc, Act., vin, 2 : « Etienne fut enseveli par des
hommes pieux, qui lui firent rie solennelles lamenta-
tions », ne comporte rien rie plus, semble-t-il, que lis
solennités civiles alors permises pour les grands pn
sonnages juifs, par exemple saint Jean-Baptiste, à qui
ses disciples tirent également cle pompeuses funé-
railles. Marc, vi, 2». Du moins, ni pour l'un, ni pour
l'autre, l'Écriture sainte ne note ni prières des fidèles.
ni miracles.
On recueille un dernier écho rie celle circonspection
juive dans l'Apocalypse de saint Jean : il associe a
Jésus dans son triomphe les fidèles qui ont donné leur
2317
RELIQUES. L'AGE DES PERSÉCUTIONS
2318
vie en témoignage de leur foi; mais, dans ce cadre
céleste, où il fait figurer pourtant l'agneau immolé, ce
qu'il voit sous l'autel, « ce sont les âmes des tués pour
le Verbe de Dieu »; s'ils sont représentés vivants et
parlants, avec des vêtements blancs, s'ils rappellent
« leur sang versé par les persécuteurs sur la terre », ils
n'ont plus de traces de sang sur leurs vêtements, ni de
larmes dans leurs yeux; du moins aucun hommage
particulier n'est donné par saint Jean à ces vestiges de
leur martyre. Pour l'ensemble des fidèles défunts « qui
se sont endormis dans le Seigneur », Apoc, xi, 13, et
d'où les martyrs ne sont pas exclus, il paraît bien plu-
tôt donner la consigne divine de « les laisser se reposer
de leurs labeurs. » Ibid.
Mais, dans le monde gréco-romain, le culte des
apôtres et des martyrs n'est pas l'objet d'une si grande
défiance. Si Paul et Barnabe, juifs d'éducation, rap-
pellent les païens de Lystres au culte du seul Dieu
vivant, Act., xiv, 14, et refusent pour eux des hon-
neurs divins, trop semblables en tous cas à ceux que
recevaient les héros du paganisme, saint Luc, au
contraire, note avec éloges qu'à Éphèse « Dieu faisait
des miracles extraordinaires par l'intermédiaire de
Paul, au point qu'on appliquait sur les malades des
linges ou des mouchoirs qui avaient touché son corps,
et les maladies les quittaient et les esprits mauvais
étaient chassés ». Act., xix, 12. Usage transitoire sans
doute et même trop particulier pour qu'on y voie une
anticipation du culte des reliques proprement dites,
puisque l'apôtre saint Paul était encore vivant; mais
la notation qu'en fait l'auteur sacré dénonce la pensée
de l'Église naissante et prépare toute la doctrine catho-
lique sur le sujet : des objets ayant touché au corps de
l'apôtre sont reconnus comme instruments de miracles
de la part de Dieu, ils sont recueillis et honorés comme
quelque chose de sa personne et vraisemblablement
mis à part par les fidèles, comme souvenirs matériels
de l'apôtre. L'auteur des Actes, d'ailleurs, dans la lin
de ce même chapitre, met ses lecteurs en garde contre
toute interprétation magique de ces miracles par les
Juifs ou les païens d'Ephèse.
Mais, lorsque les premiers apôtres des Églises se fu-
rent éloignés ou furent morts dans les supplices,
pense-t-on que leur souvenir fut aboli avec leur dispa-
rition? Il faudrait, pour le croire, ne pas connaître
la ferveur de ces chrétientés primitives : dans cette
société religieuse naissante, plus que dans tout autre
milieu fermé, l'attachement à la personne des premiers
prédicateurs de la foi était tenace et quasi familial. De
même que les gens de Nazareth conservèrent jusqu'au
ne siècle, au rapport de l'apologiste Quadratus, des
socs de charrue travaillés, disait-on, par Jésus, on gar-
dait dans les Églises de Paul, de Pierre et de Jean, des
mémentos de leur passage; quand on ne pouvait se
glorifier, comme à Éphèse, à Corinthe et à Home, de
posséder une de leurs lettres ou leur tombeau, on
s'attachait aux menus objets qui avaient été à leur
usage. Ne sullisait-il pas, pour s'y sentir encouragés,
de lire dans les écrits du Nouveau Testament telle
confidence de Jésus que les évangiles de Marc, de
Matthieu et de Jean nous ont conservée à l'éloge de
Marie : « Elle a fait une bonne œuvre à mon égard : elle
a d'avance embaumé mon corps pour la sépulture. En
vérité, je vous le dis, partout où sera prêché cet Évan-
gile, dans le monde entier, on racontera aussi en
mémoire de cette femme ce qu'elle a fait. » Marc, xiv,
10-15; cf. Matth., xxvi, 9-12; Joa., xn, 7. Sans doute
serait-il à présent difficile pour le théologien de docu-
menter cette consigne apostolique, et ce n'est assuré-
ment pas dans la AiSoc/Y) ou dans la lettre de Barnabe,
pour bien des raisons, qu'il peut espérer en trouver des
traces. Qu'il compare seulement deux écrits distants
d'une trentaine d'années : l'épître aux Hébreux, qui
en appelle mystiquement « à cette innombrable nuée
de témoins » de l'Ancien Testament, qu'il faut rejoin-
dre par la foi, et l'épître de Clément Bomain aux Co-
rinthiens qui leur prescrit : « Fixons nos yeux sur nos
deux apôtres : Pierre et Paul, qui ont subi le martyre
pour la concorde. » La nuance nouvelle qui s'affirme
dans la dernière est toute en faveur d'un culte concret
pour les apôtres.
III. La. tradition catholique a l'âge des persé-
cutions. — 1° Tradition apostolique. — ■ Le théologien
conclura de ces incertitudes des saintes Écritures que
le culte des reliques ressort plutôt de l'enseignement
oral et d'une tradition apostolique exprimée ou en pa-
roles ou en actes : c'était déjà la conclusion de saint
Jean Damascène, De imaginibus, i, 23; n, 10, P. G.,
t. xctv, col. 1256, 1302. Dès les premières origines, en
effet, on voit l'Église l'accepter sans résistance, sans
surprise, non pas à la dérobée et par tolérance pour les
instincts païens de ses nouveaux fidèles, m lis comme
une preuve de piété filiale des plus fervents chrétiens
pour leurs ancêtres dans la foi, au point que plusieurs
dames romaines qui ont échappé aux supplices, telles
sainte Praxède et sainte Pudentienne, n'ont dû leur
renom d'héroïsme, puis leur auréole de sainteté, qu'à
leur vénération courageuse pour les corps des martyrs.
Sans avoir à interpréter des textes obscurs, on peut
être assuré que ces attitudes significatives marquent le
sentiment commun des chrétiens des premiers temps.
Sans doute, on pourrait supposer que l'Église se servait
des reliques comme mémorial des martyrs et qu'elle ne
les honorait point; mais les reliques ne comportent
pas, comme les saintes images, une distinction entre
l'usage et le culte, le seul fait de conserver d'une ma-
nière particulièrement honorable les restes des martyrs
dans les catacombes supposant déjà un culte exprès,
encore qu'inexprimé.
Sans doute on doit regretter l'absence de documents
contemporains concernant les reliques de la Passion
et du Cénacle, et môme les tombeaux des apôtres, dis
perses aux quatre coins du inonde; on peut croire
qu'ils ont été l'objet d'un culte, moitié humain, moitié
religieux, mais d'un culte localisé aux pays de leur
apostolat personnel et de leur sépulture. Et puis toutes
les âmes n'étaient peut-être pas disposées à s'abandon-
ner à un culte un peu trop extérieur, que la religion
juive avait tenu en suspicion et que leurs propres aspi-
rations mystiques laissaient de côté. Ainsi s'explique
le silence de saint Ignace d'Autioche, qui passe à
Éphèse pour aller à Rome : il désire « avoir part avec
les Éphésiens chrétiens, qui ont toujours été d'accord
avec les apôtres »; il veut, par sa propre mort, « quand
il entrera en possession de Dieu, suivre les traces de
Paul, son symmyste, qui a été sanctifié, martyrisé et
béatifié dignement », Eph., xi, 2; xn, 2; et malgré
cela il ne dit mot ni du tombeau de saint Paul à Rome,
ni de celui de saint Jean à Éphèse! Ignace n'a pas la
religion du pèlerin et ses yeux sont fermés aux choses
extérieures. Cependant c'est sous la plume de ce mys-
tique que l'usage - • sinon la doctrine - des reliques
des martyrs, va trouver sa première expression, furtive
et vague. Mais il fallait pour qu'il en parlât, que cet
usage fût déjà bien ancien et bien catholique : écrivant
de la ville de Smyrne aux Romains avec le respect que
l'on sait, il les supplie de ne pas chercher à le faire
échapper au martyre : « Flattez plutôt les bêtes [du
cirque], pour qu'elles me deviennent un tombeau, et
qu'elles ne laissent rien de mon corps, pour que, une
fois mort, je ne sois à charge à personne. » Rom., iv, 2.
Si son corps est dévoré par les lions, « par tous ses
membres, il deviendra une hostie à Dieu », un holo
causte où rien ne sera perdu, tandis que, s'il en reste
quelques débris, les fidèles de Rome penseront à leur
donner la sépulture et quelque pieux personnage qui
■j:u«i
RELIQUES. L'AGE DES PERSÉCUTIONS
2320
s'en chargera, en sera peut-être molesté. Qu'il entende
parler de sa sépulture, c'est évident : si simplifiée tût-
elle par les bêtes, elle comporterait un tombeau dis-
pendieux, offert par ces chrétiens, > qui ornaient déjà
les monuments des justes. » Origène, Epist. ad Julium
African., c. 9. Mais quand on sait le respect religieux
avec lequel cette même cité de Smyrne procédera à la
sépulture de son évêque. Polycarpe, cinquante ans
plus tard, on ne doit pas exclure de la perspective
d'Ignace l'idée d'honneurs religieux donnés à sa dé-
pouille. C'est d'ailleurs ce qui lui était réservé, comme
nous allons le voir.
2° Le Martyrium Polycarpi. — Les deux attestations
les plus anciennes concernant la notion catholique de
reliques des saints et le culte à leur rendre sont le
Martyrium Ignatii — qui se donne comme écrit de
Home par les fidèles d'Antioche aux environs de 110 —
et le Martyrium Polycarpi que constitue la lettre des
chrétiens de Smyrne à ceux de Philomélium et du
monde entier, écrite sur place et tout de suite après le
martyre de leur évêque (donc en 156 ou 157). Ces té-
moignages sont, tous les deux, très nets et assez
complets, et sont loin démarquer une innovai ion ou une
pratique locale. Si donc deux Églises importantes,
l'une capitale de la Syrie, l'autre [lambeau de l'Asie,
proclament à la face des Églises du monde romain leur
dévotion pour les restes dispersés de leurs pontifes, il
est à conclure que c'était là une pratique remontant à
l'âge subapostolique. Remarquons cependant que nous
ne pouvons nous fier absolument à tous les détails du
Martyrium Ignatii, même dans la version colbertine.
(Voir plus haut, au mot Ignace, t. vil, col. 711.)
Voici la fin de la relation du Martyrium Ignatii :
i Seules, les parties plus dures de ses restes saints
avaient échappé [à la dent des bêtes]; elles furent
enlevées et emportées à Antioche et déposées dans un
coffre comme un inestimable trésor; ainsi laissées à la
sainte assemblée des fidèles à cause de la grâce résidant
en le martyr. » Funk, Patres aposlolici, t. n, p. 284.
Le Martyrium Polycarpi rapporte ainsi l'épilogue du
supplice : « A la vue de l'agitation des Juifs, le centu-
rion fit placer le corps au milieu de la place, et, selon
leur coutume, le fit brûler. Ainsi nous ensuite, prenant
les ossements plus précieux que les gemmes de grand
prix et plus épurés que l'or, nous les avons déposés en
un lieu convenable. Là même, autant que possible,
réunis dans l'allégresse et la joie, le Seigneur nous don-
nera de célébrer l'anniversaire de son martyre, en
mémoire de ceux qui sont déjà sort is du combat, et pour
exercer et préparer ceux qu'attend le martyre. »
C. xvill, Funk, op. cit., t. i, p. 336. Nous avons ici un
texte d'importance capitale pour la question présente,
tant au point de vue du culte des reliques qu'à celui
de la doctrine catholique sur le sujet. Cf. J.-B. Walz,
Die Fûrbitte der Heiligcn. lune dogmatische Studie,
Fribourg-en-B., 1027. Nous possédons dans ces quel-
ques lignes, d'une authenticité absolue, une description
très suffisante de l'hommage religieux des fidèles d'une
Église apostolique pour les restes sacrés de leur évêque,
et en même temps une affirmai ion tranquille et mesu-
rée de la portée de ce geste, que nous ne retrouverons
plus si précise avant la fin des persécutions. Si nous
avons ainsi une apparition si précoce de la théologie
des saintes reliques, nous la devons en partie à la véné-
ration exceptionnelle dont bénéficiait saint Polycarpe,
niais pour une part aussi au fait que cette vénération
se heurta tout de suite aux calomnies des Juifs et par
la même aux raffinements de cruauté de l'exécuteur,
qui fit brûler son cadavre. En recueillant, en effet,
des corps décapités et en leur rendant les honneurs de
la sépulture, dans des tombeaux de famille ou de corpo-
ration, les chrétiens du rr siècle on pourrait du moins
le croire à un premier examen obéissaient à une
coutume ancestrale de piété pour les morts, coutume
attestée par l'histoire et permise par la loi romaine :
« Les corps des suppliciés, dit le juriste Paul au
nic siècle, doivent être délivrés à quiconque les de-
mande pour les ensevelir. » Dig., 1. XLVUI, tit. xxiv,
lex 3. Et un autre jurisconsulte, ancien préfet du pré-
toire, écrit pareillement : « Les cadavres de ceux qui
ont eu la tête tranchée ne doivent pas être refusés à
leurs parents; on peut recueillir sur le bûcher et dépo-
ser dans un tombeau les cendres et les ossements de
ceux qui ont été condamnés au feu. » Ulpien, ibid., 1.
Si donc, dans le geste des chrétiens de Smyrne, il n'y
avait eu autre chose qu'un acte de piété filiale, ensevelir
un vieillard supplicié aurait paru assez anodin à un
magistrat de l'empire; mais envers Polycarpe il y
avait une nuance de culte religieux, qui n'échappa
point aux Juifs de Smyrne, ni même au centurion qui
présidait au supplice, et moins encore aux fidèles du
saint évêque : « On voulait empêcher que son corps fût
enlevé par nous, bien que beaucoup désirassent lui
rendre cet honneur et avoir part à ce saint corps, xal
xoivojvvjcrai tw àyôto ocÙto<j aapx'.a). » xvn, 1. On remar-
quera le mélange de respect religieux et d'affection
filiale marqué dans le texte grec. « ...Là-dessus, les
Juifs de la ville s'imaginèrent que les chrétiens allaient
faire de Polycarpe un autre Christ et le centurion,
voyant que les Juifs s'agitaient, fit mettre le cadavre
au milieu, et comme c'est leur habitude, le fit brûler.
De la sorte, nous ensuite, [nous n'avons eu que | des
ossements ...à enlever et les avons déposés en un lieu
convenable. » Loc. cit.
Ainsi, par leur empressement suspect, les chrétiens
de Smyrne se virent refuser le bénéfice de la loi com-
mune. Ce refus n'était pas illégal : les magistrats char-
gés d'appliquer la loi étaient juges des cas particuliers.
Les fidèles auraient pu savoir que, si la sépulture des
suppliciés était de droit commun, les persécuteurs la
refusaient quelquefois : nonnunquam non permittilur,
dit Ulpien. Ibid. Nul doute que les magistrats n'aient
vu ici un semblant de magie et de culte illicite.
Mais ces précautions de la haine, en même temps
qu'elles aiguisèrent la sainte avidité des fidèles, les
amenèrent à justifier leur conduite aux yeux de toute
l'Église, par des considérations toutes neuves encore et
déjà très précises, sur le caractère subordonné du culte
qu'ils rendaient aux saints, et sur l'excellence quasi-
intrinsèque qu'ils reconnaissaient à leurs moindres
restes. Pourquoi, en effet, voulaient-ils sauver le
corps entier de leur évêque? Parce que, disent-ils, nous
y aurions retrouvé un disciple du Christ, mais avec
cette différence, que « Lui, nous l'adorons comme Fils
de Dieu; et les martyrs, comme disciples et imitateurs
du Seigneur, c'est à juste titre que nous les aimons, à
cause de leur éminent attachement envers leur propre
roi et maître. Et puissions-nous, à notre tour, devenir
leurs consorts et condisciples! » xvn, 3. Voilà tout
l'essentiel de la doctrine catholique sur notre sujet,
énoncé dès le milieu du il" siècle à la face de tout le
monde1 chrétien.
Voici qui dépasse même renseignement ordinaire:
car, en somme, comment peut-on reconnaître le grand
Polycarpe dans quelques os calcinés? « Ces ossements
sont pour nous plus honorables que les pierres pré-
cieuses et plus épurés que l'or », allusion peut-être a
1 Petr., i, 7, mais plus sûrement conviction acquise par
tradition de la dignité propre que le supplice du feu a
donnée aux moindres parties du corps du martyr.
Conséquence cuit uellc : » Nous les avons déposés en lieu
convenable. Et autour de ce sépulcre réunis, comme il
nous sera possible, dans l'exultation et la joie, le Sei-
gneur nous donnera de célébrer le jour anniversaire de
son martyre, tant pour faire mémoire de ceux qui ont
déjà affronté les combats (pie pour exercer ef préparer
2321
RELIQUES. L'AGE DES PERSECUTIONS
2 ' > 2 2
ceux qui attendent le supplice. > xvin, 3. Ce martyr,
qui est en même temps pour les chrétiens « un Docteur
insigne », pour quelques-uns peut-être un parent très
cher, pour les païens de la ville eux-mêmes un homme
vénérable et bon, ce martyr reçoit de ses fidèles un
hommage qui est expressément donné par eux comme
religieux et, si l'on peut dire, ecclésiastique. Il est reli-
gieux dans son motif et dans son but ; car il ne s'adresse
ni à l'homme vénérable, ni au parent très cher, mais
bien « au didascale » ce qui est déjà, dans la bouche
d'un chrétien, un terme technique, à signification
religieuse définie, et surtout « au martyr du Christ »,
« au disciple et imitateur du Seigneur ». Aussi est-ce
le Seigneur qui inspire cette réunion et qui est chargé,
pour ainsi dire, d'en < procurer la possibilité ». En
d'autres passages de la même circulaire, l'auteur pré-
cise la pensée commune : ■< Le martyr Polycarpe, s'est
montré en notre temps » — qui n'est plus celui des
prophètes et des apôtres — « un didascale apostolique
et prophétique, lui, l'évêque de l'Église catholique de
Smyrne », par tout son ministère et son enseignement
et à ce titre, il recevait de son vivant, un hommage de
vénération. Mais c'est précisément « parce que, luttant
dans la patience, il a vaincu l'injuste préfet, et qu'ainsi
il a reçu la couronne incorruptible, c'est pour cela qu'il
se réjouit avec les apôtres et tous les justes », xix, 2,
le martyre devenant une équivalence de l'apostolat.
Et son exemple qui sera évoqué « dans la réunion
joyeuse et enthousiaste » aura pour but espéré < de pré-
parer au martyre les chrétiens menacés et de rappeler
le souvenir des autres martyrs. » xvin, 3.
Cependant — et c'est ici que la note ecclésiastique
apparaît — « il sera seul commémoré par tous » les
fidèles de l'Église, «encore qu'il soit le douzième à avoir
souffert le martyre à Smyrne ». Ses compagnons pour-
ront recevoir des hommages de quelques-uns, chrétiens
ou païens; mais lui, Polycarpe, recevra des honneurs
officiels au nom de tous ses frères et de la part de-
toute la communauté catholique, et « à son jour de
naissance » pour le ciel, au jour anniversaire « de son
martyre à lui ». C'est déjà l'équivalent de l'inscription
au martyrologe. Elle n'est pas encore ouverte à tous
les chrétiens, même généreux et exemplaires, mais à
ceux-là seuls dont l'exemple mérite, par l'éclat de leur
témoignage, d'être « transmis aux frères des pays plus
lointains, parce qu'ils feront glorifier le Seigneur, qui
l'ait un choix — tov éxXoyàç Ttoioùvroc — qui cueille
une gerbe d'élus martyrs « parmi ses propres servi-
teurs ». L'auteur ne dit pas absolument que cet anni-
versaire se renouvellera d'année en année: mais l'in-
cise, « si le Seigneur le permet », laisse prévoir que
l'Église de Smyrne tiendra à le faire pour l'encoura-
gement de tous, et les Actes de saint Pionius nous
montrent cet anniversaire se perpétuant au iiic siècle.
Enfin ce culte ecclésiastique s'adresse bien aux reli-
ques du saint évoque : la réunion se fera « en l'honneur
du Christ gubernalori corporum » et se tiendra c là où
son corps est déposé ». On n'en indique pas l'endroit
exact, pour ne pas guider les poursuites de la haine
tenace des Juifs: mais cet endroit est ■ convenable » :
c'est déjà une église, un lieu officiel de réunion des
fidèles, où se fera la synaxe liturgique.
Quand on dit que le culte des reliques nous est venu
du paganisme, on oublie donc que des marques évi-
dentes de ce culte remontent au milieu du ne siècle, à
une époque où le christianisme persécuté nourrissait
une aversion éveillée contre les moindres usages païens.
Ce qu'il faut dire, au contraire, c'est que l'acharne-
ment même des persécuteurs contre des chefs d'Églises
déjà illustres pendant leur vie, les signala par là même
à la dévotion antagoniste des fidèles. Hien plus, les ri-
gueurs de supplices qui ne laissaient subsister de la
griffe des bêtes ou des flammes du bûcher que de
pauvres ossements déchiquetés fouettèrent le zèle des
chrétiens : ils les recueillirent avec une avidité qu'ils
n'auraient pas eu à déployer si le corps de leurs mar-
tyrs leur avaient été livrés intacts, geste spontané qui
les mit à même de méditer la dignité et la valeur reli-
gieuse de trésors si chèrement acquis et conservés.
Les premières formules de cette religion des martyrs
sont d'ailleurs remarquablement exactes, à cause de
l'accusation d'idolâtrie que les païens ne manquèrent
pas de lancer contre elle : Nous adorons le Christ
parce qu'il est Fils de Dieu, disent les chrétiens de
Smyrne en 157; quant aux martyrs, nous les aimons
à juste titre comme disciples du Seigneur et ses imi-
tateurs, à cause de leur dévouement pour leur roi et
leur maître. Puissions-nous devenir leurs consorts et
condisciples! » Martyrium Polgcarpi, xvn, 3, Funk,
Patres apostolici, t. i, p. 33b\
Grâce à cet enseignement si ferme et si accessible à
tous, le culte des reliques prit durant les siècles de
persécutions un essor rapide et universel, sans contes-
tât ions de la part des fidèles ni des chefs d'Églises; les
premières attaques vinrent seulement de Vigilant ius
aux approches de l'an 400, et attestèrent les progrès
de ce culte bien plus encore que les abus dont il deve-
nait l'occasion : il faut en effet remarquer que Vigilan-
tius, qui ne dit rien contre la présence des images clans
les temples, aurait pareillement laissé les martyrs en
repos si leur culte n'avait pas été si fervent autour de
lui.
3° Les Acta martijrum. — Durant l'ère des persé-
cutions, le culte des reliques est supposé dans les Acta
sincera par le soin qu'ils mettent presque tous à men-
tionner la sépulture des martyrs, mais les pratiques en
sont encore très discrètes, si discrètes (pion se de-
mande parfois si elles revêtent un caractère religieux.
Il faut sans doute que ces actes soient bien anciens
et bien résumés pour se borner, comme ceux de
Jacques de Jérusalem, à la sèche indication topogra-
phique du sépulcre. Eusèbe, Hist. ceci., 1. II, c. xxm,
18, P. G., t. xxii, col. 150.
La plupart des autres décrivent l'ensevelissement,
parfois furtif, toujours respectueux, des corps ou des
restes à demi-brûlés des martyrs. Cf. Acta S. Carpi,
S. Tarachi, S. Sergii, S. Mariai, S. Pamphili, Habib
diaconi, S. Montant, S. Eupli, S. Justini, dans Cabrol,
Monumenta Ecclesise liturgica, t. i, Reliquiœ liturg.
vclustiysimœ, Paris, 1902, n. 3864, 3869, 3883, 3X85,
31)1 1, 3922, 400."), 4066 et 4068, 4087.
Le caractère cultuel de celte sépulture transpire au
regret que témoignent les disciples de S. Pothin de
Lyon en 177, de n'avoir pu enterrer les cadavres »,
comme ils écrivent dans leur langage volontairement
vulgaire, loc. cit., n. 4054, et dans ['atroce précaution
que prenaient ainsi les persécuteurs. Eusèbe, llist. eccl.,
1. VIII, c. VI, 7. Il paraît encore mieux dans "les babils
blancs » et » précieux » dont les fidèles les couvrent,
op. cit., n. 3885 et 3922, à l'instar de la suggestion de
l'Apocalypse, VI, 1 1 ; dans le souci qu'ils ont d'ensevelir
tous les martyrs au même endroit, n. 4005, ou bien
comme ils disent « en un lieu vénérable, caché aux
persécuteurs », n. 4068 et 3869, parfois au lieu même
de leur martyre, n. 3883 « pour la gloire du Christ et la
louange de ses martyrs », n. 38(>4. Quant aux linges
qu'on place, en 258, devant le corps de S. Cyprien sur
le point d'être décapité, c'est un détail qui en dit long
sur le prix qu'on donnait à son sang; au contraire des
cierges et torches qui escortent son convoi, on ne sau-
rait dire si c'est l'appareil de funérailles civiles ou les
marques d'un vrai culte chrétien; en tous cas serait-il
bien amphibologique, op. cit., a. 3990. L'amphibologie
se dissipe quand, dans la même persécution, Montanus
se fait réserver avant sa passion, « une place au milieu
des martyrs pour ne pas être privé de partager leur
2323
RELIQUES. L'AGE DES PERSÉCUTIONS
T.Yl'i
sépulture », n. 4005, et quand, quarante ans plus tard,
» la matrone Pompeiana arrache au juge le corps
de saint Maximilien et le conduit « dans sa propre
litière », comme un hôte de marque, jusqu'à Carthage...
« près du tombeau du martyr Cyprien », n. 4008. L'hé-
sitation n'est plus possible mais nous sommes sous
Maximin, au début du ive siècle — quand nous voyons
des chrétiens d'Anazarba « demander à genoux à la
bonté divine de leur découvrir les restes des saints
martyrs » et « ensevelir les corps après avoir chanté
l'hymne très sainte et s'être réjouis devant Dieu du
grand honneur qui leur était acquis dans le Christ ».
Op. cit., n. 3868, 3869. Les rédacteurs de ces Acla
Tarachi, Probi et Andronici se croyaient tenus dé-
consigner « tout ce que Dieu avait fait en leur faveur
par le moyen des vaillants martyrs », n. 3860; mais,
comme ils ne disent mot de miracles ou de guérisons,
ils semblent bien voir ces bienfaits de Dieu dans le seul
fait de la découverte des corps saints et dans l'honneur
qui en rejaillit sur leur chrétienté, « les autres [fidèles
de Cilicie] louant Dieu de ce qu'il avait bien voulu
faire pour nous. »
Il y a moins de discrétion dans le récit de la sépul-
ture du diacre Euplus, en Italie, « où les bienfaits sont
dispensés à ceux qui touchent son sépulcre, où toutes
les maladies des infirmes sont guéries jusqu'au jour
actuel ». N. 4068. Mais, si le martyre du diacre remonte
à l'an 304, la rédaction de ses actes et cette profusion
de miracles n'est que du milieu du ive siècle. Même
remarque à faire sur les honneurs extraordinaires
accordés à la tombe du saint martyr Pamphile, sous
Dioclétien, à Césarée : les actes authentiques qu'Eu-
sèbe a eus en mains, notaient simplement que son ser-
viteur avait réclamé, en plein procès, « de pouvoir
confier à la terre le cadavre de son maître », n. 3904;
mais c'est Eusèbe, vingt ans plus tard, qui complète
ses documents d'après ce qu'il a maintenant sous les
yeux, la soudure restant visible : « Comme la provi-
dence divine avait gardé les corps intacts et entiers,
on leur donna l'honneur convenable et digne en les
confiant à la sépulture ordinaire, ifi auv/jOei 7rapsS60v)
TOtçTJ, voilà l'usage ancien noté souvent par Eusèbe
lui-même (Hisl. eccl., 1. VIII, c. VI, 7); et voici l'usage
récent : « déposés en des temples de très belle cons-
truction et livrés en de saints oratoires pour recevoir
en perpétuelle mémoire les honneurs du peuple de
Dieu, à la gloire du Christ, notre vrai Dieu. » Eusèbe,
Martyrs de Palestine, n. 17; Cabrol, op. cit., n. 391 1 .
Jusqu'à la fin du me siècle, dans ces Acla sinecra, on
ne trouve aucun honneur proprement liturgique don-
né aux corps des martyrs, mais seulement un soin
vraiment religieux à recueillir les moindres restes du
saint, et à leur donner une sépulture honorable, que les
chrétiens venaient visiter et près de laquelle ils se fai-
saient parfois ensevelir. On ne voit pas davantage
qu'ils se soient permis de diviser les corps saints.
Sans doute, les actes espagnols de saint Fructueux
(t 258) parlent de reliques sauvées du bûcher et par
t âgées entre les fidèles : prout quisque potuit, sibi vindi-
cavit, op. Cit. n. 4050; mais leur teneur actuelle décèle
des imitations répétées de la lettre des Smyrniotes
(voir plus haut) et aussi des emprunts à la liturgie du
ive siècle, si bien qu'on ne sait que penser de cette
apparition du saint à ces pieux receleurs de reliques
pour leur demander de les remettre en un même tom
beau : appariât fratribus et monu.it ut quod unus
quisque per carilalem de cineribus usur paverai, rcsii
tuèrent sine mora, unoque in loco simul condendos
curarent. Op. cit., a. 4051. Vraisemblablement les
rédacteurs du IVe siècle avaient constaté que « les
corps à demi-brûlés » étaient disposés dans les tombes
en plusieurs paquets séparés, et, prêtant à leurs an-
cêtres leurs habitudes nouvelles, ils crurent voir dans
cette division des reliques la conséquence de larcins
individuels, alors qu'elle provenait seulement de la
hâte que chacun avait mise à sauver ce qui lui tombait
sous la main pour recomposer, si possible, les corps
épars dans leur intégrité. Ainsi, on ne peut dire si les
fidèles de Carthage ont jamais osé distraire du tom-
beau de Cyprien « les linges qu'ils étendirent sous ses
pieds » lors de sa décapitation, op. cit., n. 3995, de même
que Prudence n'a jamais su si les disciples d'Hippo-
lyte n'avaient pas l'intention de joindre à son cadavre
« les lambeaux ensanglantés qu'ils recueillaient avec
des éponges ». Peristephanon, xi, veis 141-144. P. /..,
t. lx, col. 545.
A Spolète, à la veille de la pacification religieuse, on
surprend un détail curieux témoignant du respect
accordé aux corps saints : l'évêque saint Savin avait
été condamné à avoir les mains coupées; « une veuve
avait recueilli les mains amputées de son évêque, et les
avait embaumées dans un vase de verre ». On croirait
qu'elle les a conservées ainsi et ce serait le premier
exemple de reliques particulaires placées dans un reli-
quaire. Mais, loin d'elle cette pensée : quand le saint
eut été mis à mort, la pieuse femme s'empressa « de les
rapporter avec le corps et d'ensevelir le martyr près de
Spolète », in qno loco exubérant bénéficia Domini et
Salualoris noslri Jesu Chrisli. Op. cit., n. 4082.
Sans doute, faute de mieux, les chrétiens se conten
taient de sauver ce qu'ils pouvaient des saintes reli-
ques; mais ce petit fragment, ces gouttes de sang, on
n'osait les garder dans sa maison, et on les inhumait
selon la coutume ancestrale. Ainsi s'explique cette
inscription de Numidie, qui se date de la persécution
de Dioclétien : « Inhumation du sang des saints mar-
tyrs qui souffrirent dans la ville de Milève sous le
président Florus, aux jours de l'épreuve de l'encens. »
Bull, di archeol. crisliana, pi. m, n. 2. C'est en effet sous
la dernière persécution que la sépulture fut, en règle
générale, refusée aux martyrs et que les fidèles s'accou-
tumèrent à recueillir, ce qui n'était jusque-là que l'ex-
ception, les moindres restes des martyrs, à défaut de
leurs corps entiers. Sous ce rapport encore, la cruauté
des persécuteurs aiguisait le zèle ingénieux des chré-
tiens et éveillait leur dévotion pour des reliques de plus
en plus minimes. A Samosate, sous Maximien, les fidèles
se préoccupent des corps saints avant même la mort
des Sept frères martyrs : « Quand ils furent arrivés en
plein forum, un grand mouvement se produisit dans le
peuple, et toute la multitude se mit à crier à leur vue :
•> Le Dieu, en qui vous avez confiance vous rendra vos
« corps; en attendant, nous le prions, grâce à vos
« prières, de daigner nous prendre en pitié». Op. cit..
n. 4399. Après le supplice, voici que « de nobles
matrones, dont il est juste d'honorer la mémoire,
vinrent vers midi à l'endroit où les martyrs étaient
pendus; elles donnèrent aux gardiens un denier par
tête et obtinrent d'eux la permission d'essuyer avec
les éponges et les linges qu'elles avaient apportés, la
figure des martyrs pendant aux gibets, et de recueillir
le sang qui coulait de leurs membres lacérés. » N. 4400.
L'épilogue n'est pas moins caractéristique du culte
traditionnel : Un citoyen de Samosate, du nom de
Bassus, arrive au moment où l'on va jeter au fleuve
les corps des bienheureux martyrs; il court après les
licteurs hors de la ville, il leur offre sept cents deniers,
et demande les saintes reliques pour leur donner la
sépulture. Et, le plus vite possible, il les dépose dans
un sépulcre qui se trouve là, au lieu même du supplice.
N. 4401.
A plus forte raison ne trouve-t-on aucun exemple de
culte véritable pour des reliques représentatives avant
le milieu du ive siècle; car on peut élever des doutes
sérieux au sujet de « la chaire de saint Jacques, pre-
mier évêque de Jérusalem », dont parle Eusèbe, non
2325
RELIQUES. L'AGE DES PERSECUTIONS
2326
seulement pour son authenticité, mais pour la signi-
fication du culte dont « les frères honoraient par tradi-
tion », y.<xzà StaSoy/rjv, cette chaire épiscopale; ils
y voyaient sans doute un symbole de la succession de
leurs évêques hiérosolymitains, bien plutôt qu'une
relique du premier d'entre eux. Eusèbe, Hisl. eccles.,
1. VII, c. xix.
Sans doute, on sera plus circonspect pour ce mémo-
rial de Pierre et de Paul, qui se conserve encore ■ — c'est
Eusèbe qui parle, H. E., 1. II, c. xxv, 5-7 — dans les
cimetières de Rome; mais il restera toujours à prou-
ver, que ces tombeaux, « ces trophées », comme parle le
prêtre Caïus au début du me siècle (Eusèbe, toc. cit.)
ont été l'objet d'autre chose que d'un souvenir histo-
rique : le corps du saint apôtre qui y dormait était
entouré d'une vénération religieuse, dont le tombeau
portait des traces écrites — c'était donc une vraie
memoria ■ — mais la memoriu n'était pas honorée pour
elle-même.
Ainsi les Actes authentiques des martyrs attestent
chez les chrétiens des ne et 111e siècles une discrétion
étonnante dans l'expression de leur culte pour les corps
saints, discrétion qui contraste avec l'exubérance su-
bite des deux siècles suivants. 11 y aura plus tard excès
de zèle; il y a pour le moment indigence d'expression.
Il ne faut pas toutefois que cette discrétion nous donne
le change : elle se comprenait trop bien dans une am-
biance de persécution. Elle se comprenait à une époque
où les fidèles haïssaient à fond le paganisme persécu-
teur et auraient cru lui donner des gages, s'ils avaient
innové et risqué, en faveur de leurs héros chrétiens,
une pratique qui aurait pu passer pour une imitation
des errements païtns. Enfin, pour ces héros, qui seront
plus tard illuminés de l'auréole des ancêtres et des
athlètes de la foi, mais qui étaient pour eux des pa-
rents aimés, des amis bien connus, les contemporains
n'avaient d'autre ambition que de les laisser dormir
paisiblement au milieu de leurs frères, dans un tom-
beau semblable aux leurs. D'ailleurs ces Actes ne nous
disent pas tout : à côté des usages extérieurs qu'ils dé-
crivent d'un mot, ils ne nous laissent pas oublier la
ferveur contenue que mettaient tous les survivants à
honorer ces tombes communes : et de cette ferveur, les
inscriptions funéraires nous sont des témoins éloquents.
Enfin les Actes ne nous disent que les rites ordinaires
qui accompagnent les martyrs à leur sépulture; mais
les rites quotidiens ou solennels qui s'y perpétuent,
nous les trouvons dans les écrits des docteurs.
4° Les écrivains ecclésiastiques du 111e siècle. — - Au
premier rang de ces cérémonies officielles se placent
les « anniversaires des martyrs ». La seule description
complète que nous en possédions se trouve sur les
lèvres de saint Basile, mais elle se donne comme un
commentaire d'actes rédigés à l'époque des persécu-
tions; tel détail pouna paraître suspect, mais le carac-
tère religieux de ces rites funèbres est indéniable et
suffît à notre but : « On chante des hymnes, des
psaumes et des louanges à Celui qui voit toutes choses,
et l'on célèbre en mémoire de ces hommes l'eucha-
ristie, le sacrifice d'où est banni le sang et la violence.
L'odeur de l'encens n'y est point recherchée, ni non
plus le bûcher, mais une lumière pure qui suffit à éclai-
rer ceux qui prient. Il s'y ajoute souvent un repas
frugal en faveur des pauvres et des malheureux. »
S. Basile, In Gordium marlyrein, P. G., t. xxxi,
col. 489. On ne nous dit pas où ces rites s'accomplissent
mais, à l'époque primitive dont on nous parle, c'était
encore certainement un culte tout local et le rappel
du repas funèbre suffît à montrer que toutes ces céré-
monies avaient lieu au tombeau du saint, devant ses
reliques.
1. Les Africains. — Les mêmes anniversaires sont
rappelés maintes fois par les docteurs africains du
nlCT. DE THÉOL. CATHOI..
IIIe siècle. Tertullien, De corona, c. ni; Ad uxorem,
1. II, c. h, le fait en termes si banals qu'on peut être
sûr que ces rites y avaient une teneur traditionnelle.
L'Afrique se dénonce donc, par ses écrivains comme
par ses Actes de martyrs, comme la terre d'élection du
culte des reliques.
Saint Cyprien reconnaît que cet usage des anniver-
saires remonte à une époque bien antérieure à la
sienne : « L'aïeule de Célérinus a obtenu, il y a long-
temps, la couronne du martyre; de même ses oncles...
ont mérité par une glorieuse passion les palmes et les
couronnes du Seigneur. Nous continuons toujours,
comme vous vous en souvenez, à offrir pour eux des
sacrifices, chaque fois que nous célébrons en leur mé-
moire et à leur anniversaire les jours et les passions de
ces martyrs : Sacrificia pro eis semper, ut meminislis,
offerimus, quoliens nwrlyrum passiones et dies anniver-
saria commemorationc celebramus. » Epist., xxxix, n. 3.
Hartel, p. 583. L'évêque de Carthage note en passant
que l'anniversaire s'accompagne traditionnellement en
Afrique de la célébration du sacrifice de la messe
« pour eux », c'est-à-dire, comme précisera saint Au-
gustin, en leur honneur; il semble même dire que et1
sacrifice comporte l'éloge liturgique des martyrs :
Quanto majoris taudis et honoris est fieri in cœlesti
pnvdicalione generosum! Ibid. Cyprien, encourageant
l'usage de ces anniversaires, les met en relation avec
les corps saints; sans doute, dans son exil, il célèbre
l'eucharistie là où il se trouve réfugié, faute de mieux;
mais il attend le moment de la célébrer aux lieux
mêmes «le leur sépulture : « Tenez note, écrit Cyprien
de sa retraite, des jours où ils sortent de ce monde,
pour que nous puissions joindre leur mémoire à celles
des martyrs, encore que Tertullus ...ne manque pas
là-bas d'avoir soin aussi des corps de ces frères : il
m'a écrit, il m'écrit constamment et me fait connaître
les jours où nos bienheureux frères en prison passent et
s'en vont à l'immortalité d'une mort glorieuse. Et ici
sont célébrés par nos soins, des oblations et des sacri-
fices en leur mémoire; mais bientôt avec la protection
du Seigneur, nous les célébrerons là-bas avec vous. »
Epist., xii, n. 2, Hartel, p. 503. Cette gloire du mar-
tyre rejaillit de l'âme des confesseurs sur leurs corps :
> leurs membres sont sanctifiés par la confession de sou
nom! » Epist., vi, n. 1, p. 480. Le martyre est pour les
corps mêmes des saints comme un nouveau baptême;
mais il ne faut pas polluer « par la promiscuité un
corps qui était le temple de Dieu et des membres que
la confession du Seigneur avait sanctifiés davantage
et illuminés de nouveau ». Epist., xm, n. 5, p. 507.
Les saints corps des captifs consacrent même leurs
chaînes. « Pour des hommes consacrés à Dieu et affir-
mant leur foi avec un religieux courage, ces liens ne
sont plus des entraves, mais des ornements : ils ne
déshonorent point les pieds des chrétiens qu'ils atta-
chent, mais les glorifient pour la couronne. » Epist.,
i xxvi, n. 2, p. 829. Cette pensée fugitive donnée aux
chaînes des martyrs — fugitive, car les phrases sui-
vantes, malgré la traduction qu'on en fait souvent,
ramènent la pensée vers les corps des prisonniers :
O pedes féliciter vinctit — cette pensée pour les chaînes
des martyrs est une anticipation nette sur la dévotion
des \« et vie siècles pour les reliques d'instruments de
supplice, ou plus précisément pour les chaînes des pri-
sonniers chrétiens.
Enfin, pensant à sa profession de foi que ses fidèles
auront la consolation d'entendre, et aussi à son corps
qu'ils voudront conserver, Cyprien se décide à être
martyriséà Carthage : « Autrement, l'honneur denotre
Église sera frustré. » Epist., ixxxi, p. 811. En effet,
pour les martyrs morts dans les tourments, comme
pour les confesseurs qui succombent en prison, sine
testimonio passionis, Cyprien accepte de grand cœur la
T. — XIII.
7-1.
232 7
RELIQUES. L'AGE DES PERSÉCUTIONS
2328
consigne qu'il faut avoir grand soin « de donner la
sépulture aux corps des martyrs et des autres ; négliger
de le faire pour ceux à qui incombe ce devoir serait un
grand péril. Quiconque d'entre vous aura la moindre
occasion de remplir cet office, nous sommes certain
qu'il sera jugé [par Dieu] comme un bon serviteur ».
Epist. ,vm, n. 3, p. 488. Il n'empêche que saint Cyprien
ne connaît encore, dans son Afrique si fervente pour
ses martyrs, aucune des manifestations de piété qu'au
siècle suivant saint Optât et saint Augustin verront
se développer autour des corps saints. Au moment de
mourir, l'évêque de Carthage prévient même une mar-
que de dévotion qu'il juge intempestive : « Il arriva
en hâte, dit son diacre Pontius, jusqu'à l' atrium Sau-
ciolum : il était en sueur. Un soldat, jadis chrétien, lui
offrit des vêtements secs, dans la pensée sans doute de
garder ceux du martyr. Cyprien refusa, en lui disant
avec bonté : « Soyez tranquille, c'est un malaise dont
• je serai guéri avant ce soir. » Vila Cypriani, Hartel,
p. cvm.
Quant aux actes de piété individuels, même approu-
vés par l'autorité, il faut bien se résigner à en ignorer,
dans ces siècles reculés, la plupart des manifestations.
Quand quelqu'une d'entre elles transparaît dans les
lettres des Pères d'Afrique, elle fait l'impression d'une
chose admise par tous, du moins aux abords du
[\e siècle : ainsi saint Optât nous apprend qu'à la suite
de la persécution de Dioclétien une matrone de Car-
thage, avant de communier, baisait dévotement les
reliques de son martyr favori : le rite était courant,
mais le malheur c'est que le prétendu martyr n'avait
pas été vindicatus, reconnu par l'évêque, qui en fit à la
dame un blâme sévère. De schismale dmatislarum,
I. I, c. xvi, P. L., t. xi, col. 91()-<J17.
2. Les Alexandrins. — Parmi les écrivains ecclésias-
tiques du début du me siècle, les docteurs alexandrins
sont naturellement très réticents sur la vénération des
reliques. Non pas que ce culte fût inconnu, de leur
temps, dans l'Eglise d'Egypte et Djnys signale avec
éloge un diacre d'Alexandrie qui « ensevelissait, au pé-
ril de sa vie, les corps des bienheureux martyrs désor-
mais consommés en Dieu ». Dans Eusèbe, H. E., 1. VII,
c. xi, 24. Mais l'Egypte n'avait pas beaucoup soulïert
des premières persécutions et sous celle de Dècc,
l'évêque et les chefs du Didascalée avaient pris le parti
de la fuite. L'ambiance n'était pas à l'héroïsme. Quant
à l'enseignement, il négligeait systématiquement tout
ce qui concerne le culte extérieur. Aussi Clément, qui
bavarde de tout, ne trouve pas un mot à dire à ses
élèves du Didascalée sur les glorieux restes des héros
du Christ. Quant à Origènc qui aurait bien passé sous
silence les temples et les autels chrétiens, s'ils n'avaient
pas frappé les yeux des païens eux-mêmes — Contra
Celsum, I. III, c. xxxiv et 1. VI II, c. xvm — lui, qui
interprétait dans un sens tout spirituel la vision de
saint Jean sur les âmes des martyrs « près de l'autel
céleste », Exhorlatio ad mariyrium, n. 30, il se gardait
lui-même, comme d'un culte inférieur, de la vénéra-
tion d'objets matériels, « bons tout au plus pour aider
la faiblesse des chrétiens ignorants », Contra Celsum,
1. VII I, c. xxin, et mettait ses disciples en garde contre
l'adoration d'une créature, alors ([lie le Créateur sullit
à toutes nos prières. Exhorlatio, n. 7.
5° La messe, aux tombeaux dr.s martyrs. - Mais il
était une dernière manifestation de culte qui manquait
encore aux reliques des martyrs : c'était de les associer
au sacrifice liturgique. Cette innovation est à nu-tire
au compte, non du paganisme, mais de la persécution
romaine, n ne laul pas oublier que c'est à leur corps
défendant que les chrél lens en vinrent à célébrer leurs
assemblées dans les catacombes qui n'étaient pas des
églises. Si les cimetières de la Home souterraine furent
ainsi utilisés, c'est que le culte des morts était une des
rares activités sociales qu'il fût loisible de pratiquer
librement, et en vue de quoi il fût permis de posséder
des immeubles. Or qui ne voit comment la présence,
dans ces galeries souterraines, de loeuli étages où se
faisaient ensevelir les fidèles, donnait au culte chrétien
primitif un caractère funéraire prononcé"? Comment
surtout la disposition des tombes les plus nobles, celles
des pontifes et des martyrs, dans des chambres moins
étroites que les couloirs, les désignaient pour les réu-
i.i )iis liturgiques aux jours anniversaires de leur mort,
sans préjudice des troisième, septième et trentième
jours, où les Romains avaient coutume de faire leurs
repas mortuaires? C'est, en ellet, sous cette forme de
réunions funéraires que nous apparaît d'abord à Rome
le culte des martyrs, le culte des reliques par consé-
quent, puisque ces réunions se faisaient à leurs tom-
beaux. Selon toute vraisemblance, ces réunions remon-
tent aux premières années de la chrétienté romaine; et
l'on en a des attestations pour le ne siècle, si bien que
l'on a pu dire : « Les anniversaires des martyrs remon-
tent jusqu'au iie siècle. » L. Duchesne, Origines du
eulte chrétien, 4e édit., p. 290. En la plupart des pays,
cette commémoraison des principaux martyrs avait
dès lors un caractère officiel : la chose est attestée pour
saint Polycarpc à Smyrne dès la moitié du ne siècle, et
pour l'Afrique au milieu du ine : quolies martijrum
passiones et dics anniversaria commemoratione cele-
bramus. Cyprien, Epist., xxxiv, n. 3, Ha.tel, p. 583.
Mais à Rome, soit que ces anniversaires fussent laissés
d'abord à la dévotion des amis et des proches, soit
qu'ils aient été entravés durant les persécutions de
Marc-Aurèle, « les plus anciens calendriers de Rome
ignorent les martyrs du ne siècle, tels que le pape
Télesphoreet saint Justin ; les plus anciennes épitaphes
négligent d'indiquer le jour de la mort; ce n'est qu'au
ine siècle, selon toutes les vraisemblances, que la com-
mémoration des anniversaires a été célébrée à Rome ».
A. Dufourcq, Diclionn. d'histoire et géogr. eccl., t. i,
col. 405.
La liste de ces anniversaires s'allongea peu à peu
dans les diverses Églises, et fut libellée manifestement
d'apris celle des anniversaires profanes. « Les monu-
ments funéraires contenaient, habituellement, en effet,
un tableau des repas célébrés aux anniversaires de nais-
sance des donateurs, et ces fêtes étaient toutes éga-
lement désignées par une formule analogue à celle-ci :
VIII. ht. Mur. Nalali Cœscnni palris; xill. K. Sept.
Nu[lale Cœse]nni Siluani jralris; xix. K. lan. N[alale
Cees\enni liu/i pali[oni] », cité par Fouard, Saint
Pierre, p. 435, note 2. Quand on rapproche de cette
inscription romaine profane le calendrier romain chré-
tien de 336, recueilli par le chronographe de 354, on
constate que les anniversaires chrétiens sont tous
uniformément annoncés par le même mot Natale, qu'il
s'agisse de la date commémorât ive de l'inauguration
d'un pontificat, telle que Natale Pétri de Cathedra, ou
de l'anniversaire de la passion d'un martyr. On a
simplement transféré au jour de la mort le mot que les
païens appliquaient à la naissance terrestre : « Quand
vous entendez parler du jour de naissance des saints,
natalem sanclorum, explique saint Pierre Chry-
sologue à ses convertis de Ravcnne, « ne pensez pas
« qu'il s'agisse du jour où ils naissent de la chair pour
« la terre, mais de la terre au ciel. » Serm , cxxxix.
/'. /.., t. lu, ccl. 555. « L'anniversaire des jours où les
martyrs ont été couronnés au ciel, dit la Passion de
saint Saturnin de Toulouse, nous le solennisons par
dis vigiles et par la messe. »
Les assemblées funèbres se tenaient le plus près pos-
sible des saints tombeaux; et cela sullit pour être assu-
ré qu'elles s'adressaient bien aux reliques des martyrs.
Ii où il existait de vastes cimetières souterrains,
comme à la catacombe de Domitillc, les réunions se
2329
RELIQUES. APRÈS LE TRIOMPHE DE L'ÉGLISE
2330
faisaient en présence des reliques. » Wieland, Mensa et
con/essio. Mais parfois, comme pour sainte Agnès, le
domaine où le saint avait été enseveli n'avait aucun
cimetière souterrain, et l'on devait faire la réunion
chrétienne dans la catacombe la plus proche. Cf. Du-
chesne, Liber Ponlificalis, 1. 1, p. 196. Plus tard, après la
paix de l'Église, on construisit, et cette fois sur le lieu
même de la sépulture, de petites églises, des cellœ en
plein air, telles celle de Saint-Sixte, les trois sanctuaires
de la voie Latine, ou de la Salaria nova, les deux églises
du cimetière de Prétextât, etc. Ibid., p. 51! 1-522.
Alors on n'était plus devant la tombe, mais au-dessus
ce qui, d'ailleurs, n'importe guère au sens du culte : il
est avéré que les corps saints, durant les trois premiers
siècles, furent le centre d'un culte de prières et d'hom-
mages religieux aux anniversaires de leur martyre.
Si l'on avait tant de latitude pour fixer une simple
réunion funéraire, il est à croire que les réunions litur-
giques du dimanche, avec célébration de la messe,
• n'avaient lieu que très exceptionnellement dans les
cimetières» suburbains. ""' '~~ J
Mais, même en ces lieux pleins de reliques de saints,
a-t-on tenu à célébrer l'eucharistie exactement sur
leurs tombeaux? C'est une question très controversée.
Peut-on avancer a priori avec dom Leclercq, qu' « un
intime rapprochement s'était opéré dès la fin du i8r siè-
cle entre la commémorais m du Christ et celle des mar-
tyrs •? Que « l'autel du sacrifice leur était commun; le
corps du Christ se consacrant sur la pierre qui conte-
nait les reliques des saints »? Agape, dans Dictionn.
d'arche'ol. t. i, col. 816. De même Fuak écrit : « Il est
établi pour les ne et me siècles que, sur les tombes, on
célébrait l'eucharistie au jour anniversaire des défunts.»
Didascalia, 1905, p. 376. Au contraire Wieland pré-
tend que « ni par les monuments, ni par la littérature
des trois premiers siècles, on ne peut prouver qu'on ait
utilisé un tombeau comme autel; il faudra bien en
convenir». Mensa und Con/essio, 1906, cité par Raus-
chen. Eucharistie et Pénitence, trad. française, p. 86,
Dans les églises domestiques « on dressait une table
pour chaque sacrifice, que l'on ôtait ensuite. Cette
table ne contractait pas une bénédiction, ni une signi-
fication particulière ». Pareillement <• dans les cryptes
souterraines, on n'offrait pas le saint sacrifice sur le
corps des martyrs; mais on célébrait à l'occasion sur
des tables placées à côté des sépultures; ainsi le voit-
on pratiqué à S ùnt-Calixte, aux Saints-Marc-et-Mar-
cellin ». C'est bien un autel-table que nous présentent
toujours les fresques des Catacombes. Cependant ces
mêmes fresques eucharistiques encadrent parfois les
tombes des grands martyrs romains:» le tombeau prin-
cipal, parfois unique • de telle chambre sépulcrale,
comme celui de la Capella grœca, <■ creusé dans le tuf, se
trouve abrité sous la voûte de Varcosolium qui le do-
mine. Sur la cloison de briques qui forme le couvercle
de l'auge de pierre, contenant les restes du confesseur
de la foi, une dalle de marbre était scellée, ou simple-
ment glissée dans les rainures pratiquées à ses extré-
mités pour la recevoir; et elle servait ainsi de table à
l'oblation du sacrifice eucharistique ». A. Prczct, dans
Lilurgia, p. 160. Entre les deux opinions, nous n'avons
pas à prendre parti; mais, fùt-il local et transitoire, cet
usage ne tarda pas à se répandre dès la fin du me siè-
cle, car il ne faisait que traduire en actes le rapproche-
ment qui flotte dans la pensée des anciens auteurs,
« ad gloriain Chrisli et laudein martyrum ejus ». Acla
Carpi et sociorum, dans Cabrol, Monum. eccl. lilurgica,
n. 3864.
Pour en finir avec cette question, constatons qu'à
l'âge suivant, au iv» et au \e siècle, on en arriva, en
effet, à célébrer la sainte messe de préférence sur les
tombeaux (évidemment déplacés) des confesseurs de
la foi, et ce lien établi officiellement entre l'eucharistie
et le corps des martyrs, mettait à son tour en un relief
concret l'union du Christ avec ses membres glorieux
« qui l'ont aimé durant leur vie, et imité dans leur
mort : même esprit et même foi en eux tous ». Bréviaire
romain, iç. 2, Commune plur. martyrum. C'était déjà le
trait le plus significatif du culte des reliques et le re-
cours à la doctrine du corps mystique du Christ qui le
justifie d'une façon si parfaite à nos yeux, t C'est avec
convenance, dira saint Maxime de Turin, et en raison
d'une certaine communauté qu'on ensevelit le corps
des martyrs là où tous les jours on célèbre la mort du
Seigneur. En elïet, ceux qui sont morts pour glorifier
sa mort doivent reposer dans le mystère de son sacre-
ment. Il est juste, dis-je, en vertu d'une certaine com-
munauté de placer le corps de celui qui a été immolé
là où sont déposés les membres du Seigneur mort
aussi, afin que ceux qui ont été joints ensemble dans
une même passion soufferte avec le Christ, soient
unis par un sentiment religieux dans un même lieu. »
Serm , lxxvii, P. L., t. lvii, col. 690. L'évcque italien
pense que c'est l'aute du sacrifice qui a attiré les
tombes des martyrs; on peut toutefois se demander si,
parfois, ce n'est pas plutôt le corps d'un martyr plus
célèbre qui aurait attiré les autres sépultures et loca-
lisé la commémoration de la mort du Christ.
6. La prière aux tombeaux des martyrs. — Les tom-
beaux des martyrs attirèrent très vite les sépultures
des fidèles. Dès avant la fin des persécutions, les
épitaphes parlent de défunts inhumés près des corps
saints : les inscriptions : ad martyres, inter limina mar-
tyrum, ad sanclos, ad sanclum Cornetium, etc., ne se
comptent pas dans les catacombes de Rome. Par ail-
leurs, cette dévotion a laissé des traces en Orient, en
Afrique, en Espagne, dans les Gaules. Cf. Dictionn.
d'arclu'ol., aux mots Ad sanclos et Martyrs, 1. 1, col. 488,
et t. x b, col. 2450 sq. C'est dans ce geste et dans les
inscriptions qui les mentionnent que les épitaphes
des v» et vie siècles nous donneront en lin un témoi-
gnage explicite du culte des corps saints : Sancli
Pelre, Marcelline, suscipile vestrum alumnum. Car pour
le iue siècle, les simples demandes de prière ou d'inter-
cession font souvent abstraction du corps du saint
et parfois s'adressent à des personnes qui ne sont ni
martyres, ni saintes. Loc. cit., col. 2448.
IV. Après le triomphe de l'Église. — La prati-
que de vénérer les ossements, les cendres ou les linges
des martyrs se répandit surtout au moment du triom-
phe de l'Église, et dès le début du ive siècle. Les écrits
des saints docteurs en font foi : les plus illustres
d'entre eux, Basile et Jean Chrysostomechez les Grecs,
Ambroise et Augustin chez les Latins, prononcèrent
d'éloquents panégyriques devant les tombeaux des
saints, et, par leur enthousiasme et la précision de
leur doctrine, contribuèrent à éclairer et développer le
culte des reliques parmi leurs fidèles.
1° Apologie du culte des reliques au IV siècle. — Le
culte, nouveau dans son expansion, suscita des objec-
tions de divers côtés aussi bien en Orient qu'en Occi-
dent.
En Orient, Eusèbe raconte qu'il fallut détromper
les païens, qui se persuadaient que les fidèles n'éri-
geaient des tombeaux aux martyrs qu'afin de leur
rendre un culte divin. Hisl. eccles., 1. V11I, c. vi, 7. En
Occident, le principal adversaire fut le prêtre Vigilan-
tius, prêtre toulousain et homme distingué, qui, cho-
qué des abus qu'il voyait dans le culte populaire, se
répandit en invectives vers 403. Lui non plus ne
voyait, dans les honneurs donnés aux martyrs, qu'une
« pure idolâtrie ». Ces objections avaient été soutenues,
avec de vraies brimades officielles à l'appui, par l'em-
pereur Julien. Cf. Cyrille d'Alexandrie, Contra Julia-
num, l. VI, P. G., t. lxxvi, col. 812.
1. Dans ces attaques, il y avait des objections de
2331
RELIQUES. APRKS LE TRIOMPHE DE L'ÉGLISE
2332
principe sur l'objet même du culte des martyrs; il y
avait aussi des critiques de détail sur les pratiques po-
pulaires de ce culte. Sur les premières, nous ne nous
étendrons pas, car elles tiennent à la question plus
générale du culte des saints. Vigilance, par exemple,
écrivait pesamment : « Non seulement vous les hono-
rez, mais vous les adorez; oui, ces baisers aux tom-
beaux sont une adoration; c'est en les adorant que
vous les baisez! » Jérôme, Contra Vigilantium, c. i\.
P. L., t. xxm, col. 342; Jérôme distinguait mieux :
Honoramus autem rcliquias marlyrum, ut Eum cujus
sunl martyres adoremus; honoramus servos ut honor ser-
vorum redundet ad Dominum. Epist., cix, 2. Julien
disait de même que c'était revenir au culte des héros,
et de héros peu recommandables parfois : à quoi saint
Cyrille d'Alexandrie répondait : «Les saints martyrs,
nous ne les disons pas dieux, nous ne les adorons pas
comme tels (XocTpeuTlXÛç) : nous les révérons seule-
ment par l'affection et par l'honneur (cr/enjeûç xod
-n,[i.7)Tt.xwç). Nous les couronnons plutôt des suprêmes
honneurs à titre de courageux athlètes de la vérité. »
Loc. cit., col. 812. C'est la même distinction foncière
que faisait saint Augustin au manichéen Fausle :
« Autre chose est le culte de latrie dû à la divinité,
autre chose le culte d'amour et de communion que les
chrétiens adressent aux martyrs. » Contra Faustum,
1. XX, c. xxi, P. L., t. xlii, col. 384. On voudra bien
remarquer la rencontre de pensée et d'expressions
entre le grand docteur africain et les humbles rédac-
teurs de l'antique Marlyrium Polycarpi. Puis il donne
à sa démonstration un développement qu'il faut lire en
entier.
2. Voilà comment se tranchait, en quelques mots
faciles à saisir, la question fondamentale du culte des
saints. Parmi les pratiques de ce culte, la plus caracté-
ristique était d'élever des églises sur leurs tombes; il
faut la traiter à part, parce qu'elle concernait leurs
reliques et qu'elle engageait la responsabilité des évê-
ques : c'était une pratique officielle. L'empereur Ju-
lien en faisait un grief spécial aux chrétiens. Juliani
opéra, édit. Neumann, p. 226. Saint Augustin, que
nous venons de voir si net à distinguer le culte de dulie
du culte de latrie, déclarait catégoriquement que
« nous n'élevons pas de temples aux saints ». Serm.,
cclxxiii, P. L., t. xxxviii, col. 1251. Il insista encore
plus tard sur cette distinction importante : « Pour
nous, les martyrs ne sont pas des dieux. A nos martyrs,
ce ne sont pas des templa que nous construisons comme
à des dieux, mais bien des mémorise comme à des hom-
mes. » De civil. Dei, 1. XXII, ex, P. /.., t. xi.i, col. 772.
Mais à coup sûr il avait contre lui le langage courant, et
le vocabulaire bien approuvé de ses plus éminents col-
lègues. Prudence, saint Jérôme et saint Paulin admet-
tent sans hésiter l'expression : basilica marlyrum. Il
aurait pu l'adopter lui-même, en se bornant à observer,
comme il le faisait quelques lignes plus loin, que, dans
ces temples, l'adoration s'exprimait par le sacrifice de
l'autel et que « ce sacrifice ne s'y offrait ni à Pierre ni à
Paul, ni à Cyprien, mais à Dieu qui a couronné ses
saints, près des restes de ceux qu'il a couronnés ». Loc.
cit. Mais voilai c'étaient les corps saints qui avaient
occasionné la construction de ces basiliques et qui y
attiraient les foules 1 Elles continuèrent à dire : l'église
de Cyprien, et Paulin de Noie continua à célébrer sa
« basilique de Félix ». Bien rares furent ceux qui adop-
tèrent le langage nuancé de saint Augustin. Pure ques-
tion de vocabulaire, où l'usage était maître.
3. Mais dans ces « temples des martyrs », à côté des
messes olîertcs i en l'honneur des saints », il était
d'autres formes de culte moins officielles, où le peuple
aurait une action décisive, presque exclusive, d'au-
tant que la prière aux martyrs était une de celles qui
convenait le mieux aux païens convertis. Du jour où ce
culte deviendrait populaire, et ce fut dès le milieu dn
ive siècle, il était inévitable qu'il perdît de sa discré-
tion première. En elïet, les masses qui se ruèrent vers le
christianisme avant et après l'édit de Milan entraient
dans l'Église avec leurs habitudes ancestrales de dévo-
tion et elles n'avaient pas toujours assez d'instruction
pour saisir la différence que l'Église mettait entre les
reliques de ses martyrs et le corps des morts illustres
ou les trophées des héros antiques; à peine donc pou-
vaient-elles comprendre qu'on leur interdît défaire aux
tombeaux des saints les mêmes gestes qu'elles faisaient
devant les statues des dieux. Le fait est indéniable, et
saint Paulin, si délicat, le mettait sur le compte de
celle rusticitas adsueta diu sacris servire projanis (Car-
mina, xxvn, vers 549). Chaque jour il l'avait sous les
yeux à la basilique de son cher saint Félix; mais il
l'excusait chez cette foule néophyte. Elle ne marchan-
dait pas, en effet, aux reliques les démonstrations de sa
piété, et sous les formes les plus diverses. Les tom-
beaux des martyrs constituaient par eux-mêmes un
rendez-vous de prière, et ceci ne peut pas faire diffi-
culté après ce que saint Augustin a dit; mais on en
baisait le seuil, on en touchait la pierre ou le métal, on
y déposait des offrandes, on y accrochait des ex-voto
sous formes d'inscription ou de fac-similé de membres
guéris; on y allumait des cierges et des lampes, en
signe de joie ou de reconnaissance; à certains jours
d'anniversaires, on y faisait des festins. Comme ces
pratiques se développaient concrètement auprès des
saintes reliques, nous noterons seulement l'attitude
diverse des chefs de l'Église à propos de quelques-unes
d'entre elles.
Voici, par exemple, l'usage des cierges. Il était cri-
tiqué par Vigilantius : « C'est là un rite païen, que
vous avez introduit dans les églises sous prétexte de
religion 1 » Il faut bien dire que les anciens cultes
païens en avaient fourni l'exemple ; dès lors, au lieu d'y
voir une forme respectable de l'instinct religieux, Lac-
tance avait déjà remarqué que « le vrai Dieu n'a pas
besoin de tout cet éclairage ». Divin. Inslil., 1. VI, c. il.
Saint Jérôme fut d'emblée du même avis et, fougueux,
il nia l'usage : « Tu mens, dit-il à Vigilance, quand tu
nous accuses d'allumer des cierges en plein jour; nous
ne les allumons que pour tempérer les ténèbres de la
nuitl » Contra Vigilantium, c. vu, P. L., t. xxm,
col. 345. Mais les faits étaient là : il finit par les cano-
niser. « Soit, reprend-il, nous faisons ce que font les
païens, mais ce qui était détestable quand il s'agissait
des idoles, est une chose excellente dès qu'il s'agit des
martyrs... De ce que nous adorions les idoles, est-ce que
nous ne pourrions plus adorer Dieu, sous prétexte que
nous aurions l'air de lui rendre un culte qui ressemble
à celui des idoles? » « Là est la vraie justification de
certaines pratiques du culte des reliques. Inévitable-
ment les signes les plus simples de la piété se retrou-
vent dans la vraie religion aussi bien que dans les
fausses. Et la ressemblance en pareil cas n'est pas
toujours une marque de dépendance. » Vacandard,
Éludes de critique et d'histoire, t. in, p. 152.
D'autres pratiques étaient, sans conteste, d'origine
païenne, mais sans signification religieuse; elles pou-
vaient donc s'implanter dans les temples des saints.
surtout quand ils devaient remplacer des temples
d'idoles. On a beaucoup disserté sur les ex-voto des
saints guérisseurs d'Aboukir ou d'ailleurs. Cf. Dele-
haye, Analccta I.ollandiana, t. xxx, p. 122. Mais
Théodoret n'était nullement gêné de découvrir dans
les basiliques chrétiennes ces àva0aT7)[A(XT!x qui rappel-
lent la guérison : des yeux, des pieds, des mains, en or
ou en argent ; ces emblèmes n'avaient en somme rien
d'idolâtrique, rien d'obscène; et ils ne faisaient point
oublier les fruits de sanctification qu'on recueillait
au contact des saints. Car ils sont « médecins du corps
2333
RELIQUES. APRÈS LE TRIOMPHE DE L'ÉGLISE
2334
et de l'âme ». Théodoret, Grse?ar. affectionum curatio,
c. vm, P. G., t. lxxxiii, col. 1032, In psalm. lxvii,
y. 11, t. i.xxx, col. 1381; De martyribus, t. lxxxiii,
col. 1012. Aux premiers siècles de l'Église, ces usages et
bien d'autres, marqués au coin du paganisme, auraient
fait horreur aux convertis, qui se séparaient violem-
ment de toutes leurs habitudes anciennes. Aussi ne les
a-t-on point rencontrés dans les Actes des martyrs, ni
dans les écrits des docteurs du me siècle, qui n'avaient
pas besoin d'en détourner leurs fidèles. Mais au ive et
au ve siècle, la clientèle païenne qui en raffole se fait
chrétienne : il était du devoir des chefs des Églises de
christianiser ces coutumes et d'en faire un instrument
d'apostolat. « A l'aide d'une pratique ancienne, dont
la religion nouvelle se bornait à changer l'objet et à
purifier l'intention, il semblait que le peuple, toujours
esclave de ses anciennes habitudes », et toujours sensible
aux pompes extérieures, « se laisserait plus facilement
attirer du culte païen des mânes au culte chrétien des
martyrs ». Et des hommes comme saint Grégoire le
Thaumaturge (De Vita Gregorii,P. G., t. xlvi,co1. 953),
saint Paulin de Noie (Carmina, xxvn, 553), saint
Augustin (Episl., xxix, n. 5), s'applaudissent de cette
espèce de douce surprise et de contrainte innocente
exercée au profit de la foi sur les souvenirs mêmes et
sur les usages du paganisme. » R. Rochette, cité dans
Yacandard, op. cit., p. 149. Mais d'autres saints doc-
teurs étaient moins optimistes, soit que leurs fidèles
fussent plus ignorants, soit qu'eux-mêmes fussent
plus sévères : « Autre chose est ce que nous enseignons,
autre chose ce que nous tolérons; il y a des choses que
nous sommes obligés de supporter, mais nous ne ces-
sons de travailler à les amender jusqu'à ce que l'amen-
dement s'ensuive. » Contra Faustum, 1. XX, c. xxi,
P. L., t. xlii, col. 384. Question d'opportunité, dont
chaque évêque était juge, et qui ne suscita entre eux
aucune controverse.
4. Il est bien sûr qu'à côté de ces pratiques univer-
selles, qu'il suffisait de bien interpréter, la dévotion
aux martyrs ensevelis a donné lieu à des abus indénia-
bles, qui ont soulevé des protestations plus ou moins
violentes, chez les païens et même chez les Pères de
l'Église. Là encore nous ne citerons qu'un exemple :
les repas servis aux tombeaux des martyrs. Ces aga-
pes, qui curent sans doute à l'origine un caractère
grave et religieux, dégénérèrent au ive siècle en orgies.
A Carthage, le culte de saint Cyprien donna naissance
à des réunions bruyantes et dansantes, que l'évêque
Aurélius dut interdire. « L'ivresse est chose si com-
mune en notre Afrique, écrit le Pseudo-Cyprien, que
c'est à peine si on se la reproche. Ne voyons-nous pas
aux tombeaux des martyrs le chrétien forcer le chré-
tien à s'enivrer? » De dupl. mari., 25, P. L., t, rv
(1844), col. 895. Augustin s'élève également contre
ces banquets Episl., xxn, n. 6, P. L., t. xxxin, col. 92.
Pareillement saint Ambroise, qui y voit une reprise des
parentalia des païens, et qui supprime cette déforma-
tion du culte des reliques. Cependant, puisque ces
grossièretés n'étaient rien auprès des turpitudes du
paganisme, il ne faut pas se scandaliser de voir certains
évèques les tolérer chez les chrétiens nouvellement
convertis : saint Paulin les avait supportées aux portes
de Rome, Carmina, ix, vers 567, et saint Grégoire le
Grand devait les permettre aux Anglo-Saxons, pour ne
pas heurter de vieilles habitudes. Episl., 1. IX, n. 71.
P. L., t. lxxvii, col. 1215.
2° Origine des reliques. — 1 . En Orient. — Il faut, sur
ce point, noter une différence entre la pratique de
l'Orient et celle de l'Occident. En Orient, on n'éprouva
aucune répugnance à tirer de leurs tombeaux les corps
des martyrs, et même à les démembrer pour la diffu-
sion de leurs reliques. Constantinople, ville nouvelle,
n'avait pas de corps saints ensevelis en son sol; elle
voulut, à l'instar de Rome et d'Antioche, avoir son
trésor de reliques : sous l'empereur Constance, en 356,
il s'y fit une translation solennelle des reliques de saint
Timothée et, l'année suivante, on apporta d'Alexandrie
celles de saint André et de saint Luc; durant le ve siè-
cle, on en adjoignit beaucoup d'autres. De même, dans
tout l'Orient, les grandes métropoles s'enrichirent aux
dépens des Églises apostoliques. A Antioche encore, et
cette fois pour faire tomber le centre idolâtrique de
Daphné,le césar Gallus, en 351, fit transporter le corps
de saint Babylas, dont la présence fit taire désormais
l'oracle d'Apollon.
De local qu'il était, le culte des reliques tendit ainsi
à devenir universel. Constantin qui, d'ailleurs ne con-
naissait guère de son Empire que les grandes villes,
dans son Oratio ad sanclum cœtum, 12, Heickel, p. 171,
suppose le culte des reliques comme une forme partout
existante de la vie religieuse des contemporains. Cela
est encore plus net chez Julien l'Apostat, qui reproche
aux Galiléens de remplir tout l'empire de mémorise en
l'honneur des martyrs. Juliani librorum contra chris-
lianos quœ supersunt, Neumann, 1880, p. 226, 237 sq.
Comment faisait-on pour se procurer des martyrs à
transférer? Les grandes Églises d'Orient, nous l'avons
dit, comme les deux Césarée, Antioche, Nicomédie,
Alexandrie, la Palestine, avaient des martyrs dont les
tombeaux, autour des villes, étaient connus et vénérés
par les pèlerins ; mais elles les gardaient jalousement. Il
y avait bien la Thrace et autres régions occupées par
les Barbares : on y fit de fructueuses expéditions. Mais,
au fond de l'Egypte, on en était réduit à chercher des
reliques sur la foi d'un vieux récit ou d'un songe :
« Vraiment ils se trompent, s'écriait le moine Schnoudi,
ceux qui s'ancrent dans une pensée mensongère et
disent : des martyrs nous sont apparus; ils nous ont
appris où étaient leurs ossements! ou bien : il nous est
arrivé, pendant que nous creusions la terre, de trouver
des ossements de martyrs! » E. Amélineau, Œuvres de
Schnoudi, Paris, 1907, p. 212. Schnoudi n'est pas le der-
nier qui se soit élevé contre les fausses reliques! Il
était encore préférable de porter de vrais corps de
martyrs authentiques aux endroits où la foule les récla-
mait. Ainsi fit saint Cyrille pour Aboukir : « A douze
milles, à l'est d'Alexandrie, un bourg du nom de Mé-
nouthis était célèbre au Ve siècle par son oracle. Non
seulement les païens y affluaient, mais nombre de
chrétiens ne pouvaient se défendre d'y recourir. Pour
mettre un terme à ce concours idolâtrique, saint Cyrille
fit transporter solennellement à Ménouthis les corps
des saints Cyr et Jean, qui avaient reposé jusque-là
dans l'église Saint-Marc à Alexandrie. Cette transla-
tion eut son effet immédiat : le nouveau sanctuaire
devint en peu de temps l'un des plus fameux de
l'Egypte chrétienne. » Yacandard, op. cit., p. 171,
d'après Duchesne.Le sanctuaire d' Aboukir, dans Bulle-
tin soc. arch. d'Alexandrie, 1910, et Delehaye, Les saints
d' Aboukir, dans Analecla Bollandiana, 1911, p. 448.
Mais on pouvait toujours regretter de dépouiller
ainsi un vieux sanctuaire de son trésor de reliques : il
fallait trouver un autre moyen de faire des heureux.
Au ive siècle déjà, on prit le parti de diviser les corps
saints. C'était, semble-t-il, pratique ancienne en
Orient où la loi romaine était moins strictement ob-
servée. Saint Basile raconte que les quarante martyrs
de Sébaste, respirant encore, furent livrés aux flam-
mes et leurs cendres jetées dans le fleuve, et malgré la
recommandation contraire des martyrs (Testament
der 40 Marlyrer, Bonwestch, 1897, p. 76), «les voilà,
dit l'orateur, qui occupent notre contrée et qu'ils sont
un honneur pour beaucoup de nos villages...», P. G.,
t. xxxi, col. 521. Grégoire de Nazianze « en possède
une part et fait ensevelir ses parents près des reliques ».
Homil. in SS. XL Martyres, P. G., t. xlvi, col. 784.
2335
RELIQUES. APRÈS LE TRIOMPHE DE L'ÉGLISE
2336
Dans tout l'Orient au v« siècle, cette subdivision du
corps des saints est devenue un fait ordinaire que cha-
cun peut constater, et que les historiens de l'Église
orientale admettent sans aucune réserve, puisqu'au
demeurant leurs âmes sont bien vivantes. « Les âmes
courageuses des triomphateurs, écrit Théodoret, se
meuvent à l'aise dans le ciel, mêlées aux chœurs des
[anges] incorporels; pour leurs corps, ils ne sont plus
cachés chacun dans son tombeau, mais des villes et des
villages se les sont partagés... Oui, le corps est divisé,
mais indivise reste la grâce ; et si petit et si menu qu'en
soit le résidu, il détient la même vertu que le martyr
non encore partagé. » Grœc. affection, curalio, c. vm,
P. G., t. lxxxiii, col. 1012 A. Le même auteur regrette
pourtant que sur « de si petites reliques, af/txpo-rà-
tuv Xei^âvcov » on ne puisse plus parfois mettre un
nom. Théodoret, Epist., cxxx, édit. Schultze, t. iv,
col. 1218.
2. En Occident. — Ces usages suspects ne furent pas
tolérés dans l'Église romaine et son patriarcat d'Italie,
du moins pendant les trois grands siècles qu'elle vécut
à l'ombre de l'Empire. C'est qu'en effet, la loi romaine
édictait des peines rigoureuses contre toute profanation
d'un tombeau, et le Code Théodosien, 1. IX, tit. xvn,
maintint la prohibition « de troubler le repos d'un
mort, ne fût-ce qu'en déplaçant son sarcophage, et la
défense surtout de porter sur ses restes une main sacri-
lège ». La suite du texte s'applique aux translations et
divisions de reliques, et les interdit aux chrétiens.
Aussi c'est par le fait de circonstances exceptionnelles
que s'expliquent les translations de reliques à Rome
antérieures au vne siècle. On comprend bien, par
exemple, celles des martyrs morts en exil, Pontien et
Hippolyte,lepape Corneille. Mais les translations clan-
destines opérées par les novatiens sont appelées des
vols par la Deposilio marlyrum de 354.
La plus ancienne translation de martyrs à l'intérieur
de Rome est celle des saints Prime et Félicien, qui, en
648, furent transportés de la voie Nomentane à
l'église Saint-Étienne-lc-Rond; on connaît ensuite
celle des saints Faustin et Béatrice en 682. « Quand on
parle auparavant de reliques transférées, on entend
des objets ayant touché aux ossements des martyrs
ou de la poussière de leurs tombeaux. » L. Duchesne,
Liber Pont., 1. 1, p. 321 et 334. Ainsi avaient dû faire
le pape Damase (366-384) pour la dédicace de Saint-
Laurent in Damaso, Innocent Ier (401-417) pour celle
des saints Gervais et Protais, et le pape Simplicius
(468-483) pour la basilique de Saint-André et de Saint-
Étiennc dont nous venons de parler. Au vu» siècle, on
ne compte guère que trois translations de corps saints
à Rome; mais, au vin8, l'ancienne discipline se perdit :
en 757, c'est une grande quantité de reliques que le
pape Paul Ier fit transporter pour consacrer l'église
Saint-Sylvestre in capile, et Pascal I" (817-824) reprit
le courant des translations que le pape Hadrien Ier
avait essayé d'entraver : il fit transporter dans l'inté-
rieur de Rome 2 300 corps et les répartit dans les diffé-
rentes basiliques, à la grande satisfaction despèlerins.
A Milan, au temps de saint Ambroise, la dédicace
des églises s'accomplissait sans déposition de reliques,
Mcrcati, Antiche rcliquie liturgice, p. 10, et ce n'est
que pour complaire à ses ouailles cosmopolites qui lui
demandaient : « Dédiez la basilique (des saints Gervais
et Protais) comme à Rome! » que le grand évêque leur
répondit : « Je le ferai si je trouve des reliques. » Epist.,
xxi, P. L., t. xvi (1845), col. 1019. On sait comment là-
dessus en 386, il trouva les corps des saints martyrs,
inaugurant ainsi dans la Haute-Italie l'usage romain
qui exigeait des reliques dans tous les autels.
Dans le nord de l'Italie, on était moins riche et sur-
tout moins renseigné sur les saints martyrisés et ense-
velis à la hâte ou en cachette. L'invention des corps
des saints Gervais et Protais, puis celle de saint Na-
zairc, dont on ignorait les lieux de sépulture, fut un
événement considérable dans la vie religieuse de l'Ita-
lie du Nord et des pays transalpins, plus dépourvus en-
core de martyrs. L'évêque de Milan vit soudain se
tourner vers lui les regards de ses collègues dans l'épis-
copat; et, afin de satisfaire leurs pieuses convoitises,
il se permit, comme on le faisait en Orient, de partager
les rcl iques des saints Gervais et Protais entre un grand
nombre de villes de l'Italie, de la Gaule et de l'Afrique.
Saint Gaudence de Brescia en demanda, saint Martin
de Tours en reçut, saint Victrice de Rouen également.
L'histoire de ces saints évêques nous instruit sur le
culte des reliques dans les Églises italiennes et gallo-
romaines du ive siècle. Nous y voyons que Gaudence.
avant d'être évêque, avait parcouru la Palestine, la
Syrie et la Cappadoce à la recherche des reliques des
apôtres et des martyrs dont il dota son église de Bres-
cia, consacrée sous le vocable de Concilium sanclorum.
Serin., xvn, P. L., t. xx, col. 962. Saint Martin lutta
bien contre les faux martyrs et les fausses reliques:
mais il était heureux d'en recevoir d'authentiques.
Quant à saint Victrice de Rouen (f 409), il inaugura en
termes enthousiastes, le culte fervent que devaient
garder les Églises du Moyen Age pour les reliques des
saints : « Voici qu'une grande partie de la milice céleste
daigne visiter notre cité, de sorte que désormais il nous
faudra habiter parmi des foules de saints. » De laude
sanclorum, c. i, n. 2, P. L., t. xx, col. 443. Sainte Rade-
gonde (f 587) obtint de l'empereur Justin des reliques
de la Vraie Croix et du patriarche de Jérusalem un
doigt de la main de saint Mf-mmas.
3. Les* pignora sanclorum ». — Mais ces multiplica-
tions de reliques aux vie et vne siècles, en Gaule et dans
la Haute-Italie, s'expliquent aussi par une nouvelle
forme du culte des reliques : si en Orient on divise les
corps saints, si à Rome on consent enfin à des transla-
tions, en Occident, en dehors des anciennes métropo-
les, on se contente de reliques représentatives, c'est-à-
dire d'objets mis en contact avec le tombeau du saint .
On les désigna sous le nom de brandeum, bénéficia,
palrocinia, pignora, sancluaria. Tantôt ce fut de
l'huile des lampes que l'on allumait devant le tombeau
dans le sancluarium, tantôt la mousse, la « manne »
qui se produisait sur la pierre recouvrant le sarco-
phage, tantôt l'eau ou le baume qui s'échappait du
tombeau et que l'on recueillait avec des linges, tantôt
même la poussière des dalles du martijrium. D'autres
fois ce furent des vêtements ou des étoffes que l'on
avait déposés sur le tombeau. On apprécia particuliè-
rement ceux de ces vêtements qui avaient été posés
sur le tombeau de saint Pierre à Rome; ce furent les
palliola ele la confession de saint Pierre, qui sont deve-
nues le pallium des archevêques, mais qui, jusqu'au
vme siècle, furent des reliques à tout usage représenta-
tives de saint Pierre. On a conserve les ilineraria des
pèlerins de Rome en quête de ces reliques, et le trésor
de Monza garde les étiquettes attachées aux lampes
des martyrs, dont saint Grégoire avait fait cadeau à la
reine Théodolinde. Pendant des siècles, et en somme
jusqu'à Charlcmagne, les catholiques d'Occident se
contentèrent de ces reliques représentatives des mar-
tyrs, comme l'attestent une lettre du pape Hormisdas
à l'empereur Justinien, Epist. lxxvii dans Thiel,
Epist. roman, pont if., p. 873, et la réponse de saint Gré-
goire le Grand à l'impératrice Constantine, femme ele
Maurice. Elle lui avait demandé le chef de saint Paul
pour sa nouvelle église de Constantinople; le pape
s'excuse de ne pouvoir accéder à cette demande : « Des
exemples récents montrent à quels dangers s'exposent
ceux qui troubleraient les restes sacrés des saints apô-
tres et martyrs. Ainsi le tombeau de saint Laurent
ayant été ouvert par mégarde, tous ceux qui avaient
2337
RELIQUES. PREMIERS ESSAIS DE THÉOLOGIE
2338
jeté les yeux sur le saint corps, même sans avoir eu la
témérité d'y porter la main, étaient morts dans les dix
jours. Sache donc Votre Majesté que ce n'est pas la
coutume des Romains d'oser toucher quelque chose
de leurs corps, quand ils donnent des « reliques » des
saints. Tout ce que nous faisons, c'est d'envoyer dans
un coffret de buis, une pièce de soie ou de linge, après
qu'elle a été posée sur les corps sacrés. On porte ce
brandeum à l'église qui doit être consacrée et on l'y
ensevelit avec toute la vénération que l'on doit. Et
grande est la vertu de ces sortes de reliques : ainsi au
temps du pape Léon, de sainte mémoire, les Grecs
ayant émis quelque doute au sujet de ces reliques, le
pontife se fit apporter des ciseaux, coupa le brandeum
et le sang s'échappa de l'endroit où l'incision avait été
faite. » Le pontife propose donc à l'impératrice de lui
envoyer de la limaille des chaînes de saint Faul. Epist.,
1. IV, n. 29, P. L., t. ixxvii, col. 702. Ces reliques
par contact pouvaient donc faire fonction des corps de
martyrs, et servaient pour la dédicace des églises.
4. Les reliques des confesseurs. — Il y avait désormais
pour les Églises d'Occident en quête de reliques une
autre équivalence facile à exploiter : c'étaient les
reliques des saints non-martyrs, évêques ou moines.
L'origine de leur culte, qui remonte à la fin du ivc siècle
et s'est développé simultanément en Orient et en Occi-
dent, laisse à penser qu'ici et là on a agi sous l'influence
d'une idée commune : n'ayant plus de martyrs on a
admis que ces saints confesseurs s'égalaient aux mar-
tyrs des premiers siècles, par la patience et le dévoue-
ment pour le Christ qu'ils avaient montrés durant leur
vie. Quant à leurs reliques, si elles n'étaient pas déco-
rées des stigmates du martyre, elles gardaient, à n'en
pas douter, une part de puissance sanctificatrice et
miraculeuse. C'est d'ailleurs envers leurs reliques que
la piété des fidèles pour ses saints se manifesta dès
l'abord et sous des formes singulières. Pour posséder
des reliques si précieuses, on ne reculait pas quelque-
fois devant la ruse, le recel, le vol. Un disciple d'Hila-
rion avait ainsi dérobé, à grands risques, le cadavre
de son maître mort en Chypre et l'avait emporté à
Majuma en Syrie. C'est par suite d'un rapt un peu
plus excusable que les habitants de Tours rentrèrent
en possession du corps de leur évêque saint Martin.
On déposait ces saints confesseurs, canonisés d'avance,
dans une confessio, imitée du marlyrium; et sur cette
tombe glorieuse, s'élevait très vite une église. C'était
le commencement d'un culte posthume pour ces saints
non martyrs, saints évêques ou saints ascètes. Là se
renouvelaient, avec une égale ferveur, les scènes de
vénération et de guérison que nous avons vues se pro-
duire sur les tombeaux des martyrs.
3° Culte des reliques. — Il se manifeste, en Orient et
en Occident, sous forme liturgique de translations et
sous forme populaire de pèlerinages.
1. Translation. — Inaugurées au vne siècle, les trans-
lations des corps saints se continuèrent durant tout le
haut Moyen-Age, avec un redoublement de solennités,
notamment chez les Celtes : on en eut un exemple
quand il s'agit des restes de saint Cuthbert. Ces céré-
monies étaient précédées, dans ces régions, d'une vigile
dont notre cérémonial de la dédicace a gardé le sou-
venir. Elles s'achevaient le lendemain par la lumulatio
solennelle, rite terminal copié de près sur le dispositif
romain de translation que le P. Grisar a restitué, Rome
et les Papes, t. n, p. 184. Cet ensemble composite a
constitué le fonds primitif de notre actuel cérémonial
romain de la consécration des autels et des églises.
Nous sommes beaucoup moins informés sur le rituel
assurément triomphal des translations en Orient.
2. Pèlerinages. — Dans les pays orientaux, les pèle-
rinages aux saints tombeaux vidaient, à certains jours,
des villes comme Antioche et Jean Chrysostome les
compare, sans trop d'exagération, aux migrations d'un
essaim d'abeilles. In Ccidium martyrem, P. G., t. xxxi,
col. 4i9. Grégoire de Nysse nous assure qu'à certains
sanctuaires le mouvement des foules se poursuivait
tout le long de l'année : Le Theodoro martyre, P. G.,
t. xlm, col. 745 D. Les pèlerinages aux tombeaux des
saints Apôtres à Rome et des saints Martyrs de Milan
entraînaient peut-être moins de monde en Occident
aux vie et vnc siècles, mais ils attiraient et de plus
loin, les visiteurs les plus illustres et les plus repré-
sentatifs.
3. Autres manifestations. — Les translations solen-
nelles de martyrs et les expressions populaires d'en-
thousiasme dont les pèlerinages étaient l'occasion
marquent certainement le caractère dominant du
culte des reliques du i\e au vme siècle, et suffisent
à en montrer la continuité dans l'Église. Mais il y en
a d'autres manifestations plus intimes et, pour ainsi
dire, plus dogmatiques, en particulier l'usage, qui se
répandit peu à peu, de dire la messe sur les corps saints.
Au lendemain de la paix de l'Église, on continua
un moment de célébrer sur des autels mobiles, au voisi-
nage des tombeaux. « Dans les donations faites par
Constantin aux basiliques romaines, les autels sont
d'argent ; ils sont rangés parmi les calices et les lampes
comme des meubles, et ils sont distingués des confes-
sions de bronze ou de porphyre où, sans doute, on ne
célébrait point le sacriiiee.
« ... C'est saint Grégoire qui disposa les confessions
de saint Pierre et de saint Paul de manière à ce qu'on
pût dire les messes super corpus » (et non plus seule-
ment ad corpus, selon l'expression consacrée par les
anciens documents). F. Jubaru, Sainte Agnès, append.
n, p. 318.
En dehors de la messe, les chrétiens faisaient des
saints tombeaux le centre de leurs réunions de prière
canoniale. C'est même pour assurer le service régulier
et digne des martyrs, que « l'on n'eût pu obtenir du
seul clergé paroissial », que les papes des ve et vie siè-
cles fondèrent tant de monastères basilicaux à pioxi-
mité des églises de Rome et des basiliques suburbaines.
Cf. L. Duchesne, Liber Ponlificalis, t. i, p. 236, 241,
327, 347, 520, etc. Les papes des âges suivants les multi-
plièrent et, pour bien marquer que les moines étaient
avant tout les serviteurs du saint patron, ils eurent
soin de mettre, à côté des saints orientaux, des moines
grecs, lbid., p. 410, 423, 441, 521, et p. 481, 522, etc...
Les moines célébraient près des corps saints « des vi-
giles festivales chaque jour mais le prêtre de semaine
y disait des messes seulement aux jours anniversaires »
de tel ou tel saint enseveli dans la basilique. Loc. cit.,
p. 423. Le service entier passa plus tard à des chanoines
réguliers, puisa des chanoines séculiers. Loc. cit., p. 410.
4° Théologie des reliques des saints chez les Pères. —
Une fois résolues contre les païens et les hérétiques les
objections de principe contre le culte des reliques, il
restait encore aux docteurs de l'Église à constituer
un enseignement qui pût rejoindre la pratique cou-
rante des fidèles avec les données de la foi chrétienne;
car, là surtout, la dévotion générale précédait la doc-
trine savante, et cherchait sa justification.
Saint Jérôme, avec sa verve accoutumée, avait indi-
qué l'essentiel dans sa dispute contre Vigilance en 406.
Il soulignait le témoignage des fidèles, des princes et
des évêques; en d'autres termes, il faisait appel à la
tradition des Églises, en même temps qu'au signe divin
du miracle et aux principes déposés dans l'Écriture
sainte. « Ainsi nous sommes des sacrilèges, quand nous
entrons dans les basiliques des Apôtres 1 Sacrilège
aussi l'empereur Constantin qui a fait la translation
des reliques d'André, de Luc et de Timothée à Cons-
tantinoplel Près de ces saints corps, voilà les démons
qui rugissent, et qui attestent qu'ils sentent, eux, la
2339
RELIQUES. PREMIERS ESSAIS DE THEOLOGIE
2340
présence de ces saints! » L'autorité de Dieu est donc
engagée dans ces grandes manifestations; mais aussi
l'autorité de l'Église enseignante et la foi commune des
fidèles de Byzance : « Et tous les évêques » présents à
ces translations, « il faut les regarder comme des sacri-
lèges, bien mieux, il faut les prendre pour des fous,
d'avoir porté des choses viles, des cendres en dissolu-
tion dans des étoffes de soie et des vases d'or. Fous
également les peuples de toutes les Églises, qui vinrent
au-devant des saintes reliques, et les reçurent en
grande liesse, comme s'ils avaient vu le prophète vi-
vant! Ah! tu crois que ces saints-là sont morts, en
quoi tu blasphèmes. Lis donc l'Évangile : « Le Dieu
« d'Abraham, le Dieu d'fsaac, le Dieu de Jacob n'est
« pas le Dieu des morts, mais le Dieu des vivants. » Ce
texte de Matth., xxn, 32, ne prouve pas absolument
le pouvoir des reliques : voici qui s'applique mieux aux
corps des saints: «Tu dis dans ton libelle quï...les mar-
tyrs, par leurs supplications, n'ont pu obtenir que leur
sang fût vengé? (Cf. Apoc, vi, 10.) Pourtant si les
apôtres et les martyrs encore chargés de leurs corps
ont pu prier pour les autres, tandis qu'ils étaient encore
inquiets pour eux-mêmes, combien plus maintenant
qu'ils sont couronnés, vainqueurs et triomphants!
Paul l'Apôtre, après qu'il a reçu sa consommation
avec le Christ, c'est alors qu'il aura la bouche fermée
et qu'il cessera d'intercéder pour ceux qui ont cru à
son évangile de par le monde entier? » Contra Vigilan-
tium, n. 5 et 6, P. L., t. xxm, col. 343.
L'effort de défense de l'Église était achevé; les
Pères désormais s'appliquent à éclairer paisiblement
la foi des dévots sur la dignité des corps saints qu'ils
honorent et, pour cela, à bien établir la relation entre
les saints eux-mêmes et leur dépouille terrestre. Elle
pouvait se baser : 1. Soit sur le culte même des fidèles,
qui voyaient dans les reliques la personne du saint ;
2. Soit sur l'état où elles se trouvaient, le sang des
martyrs nous prêchant le courage;
3. Soit sur les miracles opérés par les reliques
comme par des objets divinisés;
4. Soit enfin sur l'idée plus humaine que les reliques
sont des souvenirs de nos amis les saints, qui sont les
amis de Dieu.
1. La plupart des Pères, du moins dans leurs ser-
mons aux fidèles, semblaient partager les vues sim-
plistes de ceux-ci : pour eux comme pour leurs audi-
teurs, les corps saints sont les saints eux-mêmes en-
core vivants et agissants. Écoutons saint Éphrem, au
fond de la Mésopotamie, vers 365 : « Voici la vie dans
les ossements des martyrs : qui voudrait dire qu'ils ne
vivent pas? Voici des tombeaux vivants : et cj ni aurait
le moindre doute là-dessus? Ce sont des citadelles inac-
cessibles... Celui que rongent l'envie et la perfidie,
poison qui tue les âmes, en reçoit secours et le poison
s'en va inoffensif . » Sermones exegelici, in Isaiam, xxvi,
10, Assemani, Ephrm.n opéra, t. n, p. 349. Théodoret
de Cyr répétera au siècle suivant : « Les villes et les
villages qui se sont partagé les reliques des saints les
appellent « sauveurs et médecins des âmes et des
» corps o, et les vénèrent comme défenseurs et gar-
diens; ils se servent d'eux comme d'ambassadeurs près
du Dieu maître de tout, et par eux obtiennent les dons
divins ». (Irœcar. affecl. curatio, c. vm, /'. G., t. lxxxiii,
col. 1012. A l'autre extrémité du monde chrétien, en-
tendons Victrice, évoque de Rouen, féliciter ses fidèles
de l'arrivée des reliques saintes : « Voici une multitude
de saints qui viennent à nous. Que personne ne déserl e
l'étendard du Sauveur! Il a donné l'exemple, il envoie
des secours. I,a victoire est certaine, quand on combat
avec de tels compagnons d'armes et avec le Christ
pour imperater. >• De laude sanclorum, c. xu, P. L.,
I. xx, col. 151-155.
Évidemment ce langage éloquent ne trompait per-
sonne. Encore fallait-il ne pas exagérer le rôle sancti-
ficateur des saints présents dans leurs reliques : à
entendre Victrice, on croirait qu'il leur attribue un
pouvoir sacramentel : Remiltite delicla ! « C'est à eux,
observe-t-il, que le Seigneur a dit : Les péchés seront
remis à ceux à qui vous les remettrez et ce que
vous lierez sera lié ! » Op. cit., c. vi et vu, ibid.,
col. 448-449. Mais il faut se souvenir du sens large
donné à cette formule par l'ancienne exégèse : Origène
avait déjà étendu ce texte à l'invocation des saints
Apôtres, De oratione, c. xiv, P. G., t. xi, col. 464; Ter-
tullien l'avait appliqué à l'intercession des martyrs,
Ad martyres, c. i, et saint Grégoire devait l'étendre à
la prière des saints moines. Dialog., 1. II, c. xxm,
P. L., t. lxvi, col. 180. La même exagération se
trouve chez saint Ambroise, ensevelissant son frère
Satyre dans la crypte de saint Nazaire : « Les effluves
du sang sacré, en pénétrant les dépouilles toutes
proches, les purifieront. » Cf. De Rossi, Inscript, chris-
lianœ Urbis Romœ, t. i, p. 162, n. 2. Mais les mêmes
docteurs surent, quand il le fallait, nuancer leur pen-
sée, et brider l'intempérance du zèle des chrétiens pour
assiéger les tombeaux des martyrs : saint Damase, qui
célébra si éloquemment la puissance des saintes reli-
ques, se lit ensevelir délibérément loin d'elles, et sur sa
tomba, l'archidiacre Sabinus prévenait les visiteurs
que le voisinage des saints ne dispense pas de mener
une vie sainte : « Sanclorum meritis optima vita prope
est. » Cf. Vacandard, op. cit., p. 76.
En somme, on voulait dire que les martyrs avaient
été saints durant leur vie et que leurs corps eux-mêmes
en avaient été sanctifiés. Et, à ce titre, ils étaient pro-
mis à la gloire de la résurrection finale : c'est un nou-
vel aspect de la doctrine que saint Maxime de Turin se
plait à faire comprendre, au temps de Pâques. Voir par
exemple le sermon lxxxvi, P. L., t. lvii, col. 703 sq.
2. D'autres docteurs, plus réalistes, regardent les
corps saints avec leurs yeux, et y découvrent les héros
de l'âge précédent, rigides désormais dans la mort,
mais pour nous modèles de courage jusque dans leurs
tombeaux. Pour saint Jean Chrysostome, l'excellence
propre des reliques et la justification de leur culte
réside dans cet exemple efficace : « Vous voyez bien
comme la voix de ces corps muets est plus puissante
que celle des prédicateurs? Ils n'ont pas attendu
comme nous sur le bord de la piscine : ils se sont jetés à
l'eau sans rien dire! C'est pour cela que Dieu nous a
laissé leurs corps, leurs cadavres : ils ont vaincu depuis
longtemps, mais ils n'ont pas encore part à la résur-
rection, et cela à cause de vous, pour votre bien : ils
sont devant vos yeux en tenue d'athlètes pour vous
entraîner dans la course... » De sanclis martyribits, n. 2,
P. G., t. l, col. 648-649. Voir du même Père, Expositio
in Psalm. CXV, n. 5, et In II Cor., hom. xxv, n. 5,
P. G., t. lv, col. 326, et t. i,xi, col. 582. Tout cela n'est
guère que de belle rhétorique sur ce thème : le corps
saint, c'est le saint lui-même, mais mort pour sa foi.
Saint Basile commente clans le même sens moral le
mot du psalmiste : Preliosa in conspeclu Domini mors
sanclorum ejus. In Psalm. CX.V. Par où l'on voit que
les reliques agissent à distance, remarque Jean Chry-
sostome, « à la manière d'une source d'eau vive, comme
une racine, comme un parfum. Le corps de votre mar-
tyr est en Thracc, vous n'y êtes jamais allés, vous en
c'Ics bien loin; pourtant vous sentez d'ici l'odeur de ses
exploits! » /.oc. cil., P. G., t. i., col. 600-601. Le saint
n'était pas prophète : l'attirance de saint Babylas était
si forte pour lis Ant iochiens que, quelques années plus
tard, ils se décidèrent à l'aller chercher, pour ne pas le
laisser aux mains des Barbares,
Cependant saint Maxime de Turin voit une raison
providentielle à ce que les reliques des martyrs soient
ainsi dispersées par tout le monde et bien à portée des
2341
RELIQUES. PREMIERS ESSAIS DE THEOLOGIE
2342
chrétiens : « Les bienheureux martyrs... nous ont laissé
un exemple : l'exemple de la vertu en vivant bien,
l'exemple du martyre, en supportant courageusement
les supplices. Et c'est pour cela que le Seigneur a voulu
que les martyrs souffrent en divers lieux et finalement
par tout l'univers, pour que, témoins idoines, s'il en
fût, ils nous encouragent par un exemple concret et
présent » — leurs reliques — « rappel de leur confes-
sion de la foi: pour que l'humaine faiblesse, qui a peine
à croire à la prédication de N.-S. — la distance est
trop grande! — croie du moins par le témoignage ac-
tuel de ses yeux au martyre de ces bienheureux! Il
faut donc honorer avec grande dévotion tous les mar-
tyrs; mais spécialement nous devons vénérer, nous
autres, ceux dont nous possédons les reliques. Ils nous
sont familiers, ils demeurent en effet avec nous; plus
précisément, ils nous gardent durant notre vie, ils nous
reçoivent à la mort; vivants, ils nous préservent de la
tache des péchés ; morts, ils nous font échapper à l'hor-
reur de l'enfer. Car c'est dans ce but que nos ancêtres
ont pris soin de faire voisiner nos corps avec les osse-
ments des saints : le Christ les éclaire, loin de nous les
lénèbres! » Homil., lxxxi, P. L., t. lvii, col. 428.
De cette prudente doctrine, on ne pouvait pas abu-
ser. Aussi saint Maxime fait bien remarquer que la
sainteté des reliques ne peut sauver que ceux qui imi-
tent les saints. Ibid., col. 430.
3. Les miracles sont, en faveur de ces humbles dé-
pouilles des martyrs, le sublime panégyrique de Dieu.
A une époque où les prodiges de toutes sortes étaient
recherchés par les âmes en crise de conversion, les
champions de l'Église ne pouvaient pas se taire davan-
tage sur les miracles opérés par les reliques des saints.
« On leur octroie des honneurs et des fêtes brillantes,
constate saint Grégoire de Nazianze; par eux les dé-
mons sont chassés et les malades guéris; ils sont l'oc-
casion d'apparitions et de prédictions; leurs corps
par eux seuls sont aussi puissants que leurs âmes sain-
tes, quand on les touche ou qu'on les vénère; quelques
gouttes de leur sang et les pauvres souvenirs c/'j[x6oXa
de leurs souffrances sont aussi puissants que tout
leur corps. «Oral. IV contra Julianum, P. G., t. xxxv,
col. 589. Cependant on s'étonne que Grégoire le Théo-
logien se borne à une théologie aussi fragmentaire des
reliques saintes : elles guérissent, elles punissent ; il ne
sort guère de ce cercle si spécial de considérations.
C'est que la doctrine en question, qui avait paru indi-
gne d'intérêt pour Origène comme pour Athanase,
était en somme assez complexe, et se rattachait d'assez
loin aux grands mystères christologiques; de plus les
discussions des ariens et les pratiques suspectes de
beaucoup d'entre eux envers les saints dissuadaient les
grands docteurs d'insister sur la consécration que leurs
souffrances avaient donnée à leurs membres, et sur la
résurrection glorieuse qui leur était assurée. On remar-
quera que saint Grégoire de Nazianze attribue les pro-
diges opérés par les reliques aux saints eux-mêmes.
Au reste les miracles opérés par les reliques des mar-
tyrs ne sont contestés par personne au ive siècle. Nous
venons d'entendre Grégoire de Nazianze en appeler à
leur témoignage; saint Basile fait de même. D'autres
grands esprits, en Occident, comme Paulin de Noie,
Ambroise, Augustin, attestent la réalité des nombreuses
guérisons obtenues par les reliques d'un saint Félix,
d'un saint Gervais, d'un saint Etienne, etc. S. Ambroise,
Episl., 1. I, xxn ; S. Paulin, Xalale, xi et vi; S. Augus-
tin, De civ. Dei, 1. XXII, c. vm, n. 2; Serm., c.ccxx-
cccxxiv. Cf. Delehaye, Analeclu bollandiana, 1910,
]). 427-434. Chose curieuse pour nous, aucun de ces
docteurs latins n'a basé sur les miracles une théologie
des saintes reliques. Le premier peut être, saint Vic-
trice de Rouen, et cela pour authentiquer la vertu de
ses reliques subdivisées, développe une théorie assez
nouvelle encore : « L'Esprit divin anime les saints dans
le ciel et leurs corps sur la terre. Leur sang, même
après le martyre, demeure tout imprégné du don de la
divinité... Soyons bien persuadés que ces restes sacrés
des apôtres, si menus soient-ils, lias minulias, contien-
nent la vérité de toute leur passion corporelle. S'il
en est ainsi, nos apôtres et nos martyrs sont venus à
nous avec toutes leurs vertus. » De laude sanclorum ,
c. ix, x, P. L., t. xx, col. 451. Et les faits miraculeux
étaient pour tous une preuve de la valeur des reliques :
« Qui guérit vit, dit l'évèque gaulois: et qui guérit [par
les reliques] est dans les reliques. » Ibid., col. 453.
A l'autre extrémité du monde chrétien, en Asie, où
l'on divisait aussi les reliques, Théodoret dit de même :
« Les saints que nous conservons sont les médecins des
corps et les sauveurs des âmes; leurs corps sont divi-
sés, mais la grâce de Dieu demeure entière. » Grœcar.
affection, curatio, c. vm, P. G., t. lxxxiii, col. 1012.
Parole qui, légèrement appuyée, a été remployée par la
liturgie ancienne de l'office des reliques : Sanctorum per
orbem in cineribus portio seminatur; manet lamcn inté-
gra in virtutibus pleniludo. On pourrait voir une allu-
sion aux reliques glorifiées par Dieu dans plusieurs
sermons de saint Léon : « Tout cela a servi à l'honneur
de son triomphe, jusqu'aux instruments de son sup-
plice. Réjouissons-nous donc dans le Seigneur, qui est
admirable dans ses saints, en qui il a constitué pour
nous un appui et un exemple. » In natali S. Laurentii.
Il semble bien que le pape, qui parle dans la basilique
de saint Laurent, fait remonter à Dieu la gloire des
miracles qui s'y opèrent de son temps : nous avons là
une doctrine bien théocentrique des reliques des saints.
Plus volontiers, les Pères qui s'adressent à l'imagi-
nation de leurs peuples, attribuent cette « admirable
puissance » aux reliques mêmes, et font des guérisons
et de la délivrance des possédés une lutte victorieuse
a du corps saint sur le diable ». « Les ossements des saints
arrêtent les démons et les mettent au supplice, s'écrie
saint Jean Chrysostome; et, pour autant, ils délivrent
de leurs terribles liens ceux qui en sont captifs. Est-il
une chambre de tortures plus terrible [que nos sanc-
tuaires ]? On ne voit personne qui harcèle le démon: el
voilà des cris, des déchirements, des coups, des gémis-
sements, des mot s en flammés qui s'entendent :1e démon
ne peut supporter ce pouvoir étonnant. Oui, ce sont les
saints qui ont porté des corps, ce sont eux qui l'em-
portent sur les puissances spirituelles. C'est de la
poussière, des os, de la cendre qui déchirent ainsi ces
natures invisibles... Voilà bien la force des saints jus-
qu'après leur mort. » In II Cor., hom. xxv.
Quant à la valeur historique de ces récits de guéri-
sons, elle relève entièrement de la critique historique,
et saint Augustin ne prétendait pas autre chose en ins-
tituant son enquête sur les miraculés de saint Etienne.
La question a été traitée de nos jours par le bollandiste
H. Delehaye en différents articles et ouvrages cités à la
bibliographie. L'historien de la théologie remarquera
seulement que les docteurs des ive et Ve siècles conçu-
rent plus exactement que leurs successeurs les devoirs
de l'hagiographie et accordèrent moins de droits à
l'édification. Il suffira de comparer les trois sermons
de Cyrille d'Alexandrie In translalione reliquiarum
SS. martyrum Cyri et Joannis, P. G., t. lxxvii,
col. 1100 sq., avec le récit déjà fort embelli de
Sophrone du VIe siècle : Narralio miraculorum SS. Cijri
et Joannis, P. G., t. i.xxxvii, col. 3424 sq. Ou encore les
libelli miraculorum de saint Etienne recueillis par les
soins de saint Augustin auprès des miraculés eux-
mêmes avec les Dialogues de saint Grégoire le Grand
deux siècles plus tard : pour le bon pape, les reliques
opèrent les plus grandes merveilles et même des résur-
rections; ses interlocuteurs se pâment d'admiration et
d'une sainte avidité : Miracula quo plus bibo, plus sitio,
2343
RELIQUES. PREMIERS ESSAIS DE THÉOLOGIE
2344
Ce n'est pas pourtant que Grégoire ne les mette en
garde contre l'illusion de tout attendre des saintes reli-
ques et de les traiter comme des fétiches à pouvoir ma-
gique. Dialog., 1. I, c. x.
Cette doctrine de la vertu des reliques fondée, non
plus sur la sainteté du personnage, mais sur les signes
miraculeux que Dieu opérait en leur faveur, est assez
différente de celle qu'avaient esquissée dès 156 les fidè-
les de saint Polycarpc. Elle avait dû, en effet, être
adaptée aux changements survenus, en l'espace de six
siècles, dans l'état et l'usage des reliques. Maintenant
que ces objets de dévotion sont devenus des parties
séparées d'un corps en poussière, on sent le besoin de
marquer plus fortement la puissance créatrice deUieu
qui fait des merveilles avec les plus petits instruments;
et l'on remarque ici un effort méritoire pour dévelop-
per la doctrine primitive. Maintenant que l'on connaît
de moins près les grands martyrs qui ont enrichi les
sanctuaires de leurs reliques, on est porté à attribuer à
celles-ci une veitu intrinsèque, puisqu'elles retiennent
depuis si longtemps leur pouvoir miraculeux; et il y a
là peut-être un glissement ■ — glissement fatal des es-
prits faibles — vers le paganisme et la magie. Mainte-
nant que les sanctuaires sont assiégés de malades et de
pénitents, on fait à leur usage des notices des miracula
sanclorum, où les fruits de grâce et de conversion ne
sont certes pas omis, mais où trop souvent les faveurs
matérielles sont mises en un relief excessif et gênant.
4. Cependant la distinction élémentaire entre le
saint et ses reliques avait aussi été étudiée par deux
esprits philosophiques, chacun à sa manière : par saint
Grégoire de Nysse chez les Grecs, et par saint Augus-
tin chez les Latins. « Pourquoi venez-vous ainsi en
foule, peuple chrétien, des villes et des campagnes?
s'écriait le premier. Qui vous a donné le signal pour
venir en ce saint lieu? Est-ce que le saint martyr aurait
pris la trompette militaire pour vous convoquer au
lieu où il repose?» De Theodoro martyre, P. G., t. xlvi,
col. 736. Voilà le problème posé; mais la réponse n'est
pas facile à l'orateur, à cause de son système philoso-
phique : « Voyons pourtant l'état actuel des saints sur
la terre, conlinue-t-il : qu'il est beau et magnifique 1
Leurs âmes sont montées là-haut et reposent en leur lieu
propre et, délivrées du corps, vivent aveckurs sembla-
bles; mais leurs corps, instruments vénérables et imma-
culés de leurs âmes, dont ils ont respecté l'incorrupti-
bilité, en les tenant loin des vices et des passions, les
voici ornés et honorés dans le saint lieu. Gages chers et
de grand prix, réservés au temps de la palingénèse,
bien différents des autres cadavres touchés par la mort
vulgaire et commune : on ne peut les y comparer, bien
qu'ils soient faits de la même matière qu'eux. Les au-
tres dépouilles sont en horreur à la plupart des gens;
ici au contraire tout attire le fidèle : le temple magnifi-
que, les peintures qui rappellent les prouesses et les
souffrances du martyr, le tombeau dont le contact est
pour chacun une source de sanctification et de béné-
diction, la poussière même de la sépulture, qui est
regardée comme une chose de grand prix. Quant aux
reliques mêmes, les toucher est l'objet du désir et des
prières de tous. Comme si le corps était encore vivant
et florissant de santé, on le regarde, on le baise, on lui
joue des instruments de musique... » L'antithèse se
poursuit, mais la réponse à la question se fait attendre,
parce que les théories anthropologiques de l'auteur
lui masquent la dignité humaine de ces restes inani-
més; et quand elle arrive, c'est un simple appel a la
foi, mais à la foi des simples, qui a raison ici des hési-
tations du platonicien 1 « Le corps mort d'une mort
vulgaire est rejeté comme chose vile; celui du martyr
est agréable à tous. Cela nous avertit de dépasser les
choses qui se voient et de croire aux invisibles. L'om-
bre qui descend de ces augustes réalités nous montre
leur grandeur !.. . Paul l'a armé, les anges l'ont oint pour
le combat, le Christ l'a couronné après sa victoire 1 »
De Theodoio martyre, P. G., t. xlvi, col. 740.
Il était réservé à saint Augustin de se poser plus pré-
cisément ces deux questions : quel rapport y a-t-il
entre les reliques et le saint, et finalement entre les
reliques et Dieu? Voici comment il la résout : « Il ne
faut pas mépriser et rejeter sans honneurs les corps des
défunts, et surtout des justes et des fidèles, ces corps
dont I'Esprit-Saint usa comme d'organes et d'instru-
ments pour les bonnes œuvres. En elîet, le vêtement
d'un père, son anneau, d'autres objets de ce genre, sont
d'autant plus chers aux enfants que ceux-ci avaient
pour leurs parents une plus grande affection. Il ne
faut donc point mépriser les corps qui nous sont à
nous-mêmes beaucoup plus familiers et unis que n'im-
porte quel vêtement, et qui tiennent à la nature même
de l'homme que nous sommes. »De civ. Dei, 1. I, c. xm,
P. L., t. xli, col. 27. Cette considération porte, il est
vrai, sur le corps des fidèles plutôt que sur les restes
sacrés des saints et elle devait rester inaperçue des
disciples mêmes de saint Augustin; mais chacun peut
voir combien elle s'applique à ceux-ci, et saint Tho-
mas utilisera ce texte précieux : il en tirera deux consi-
dérations distinctes, plus ou moins mêlées dans l'es-
prit de saint Augustin : 1. les corps des saints, qui leur
ont été si unis, et même tous les objets qui leur ont été
chers doivent être chers également aux fidèles qui les
aiment; 2. ces mêmes corps, qui ont été unis à Dieu
dans les bonnes œuvres et le martyre, sont donc saints
et sanctifiants. Comme le saint docteur traite en général
du corps des simples chrétiens, il ne peut faire état de
miracles de Dieu en leur faveur, ni de gages assurés de
résurrection. Mais, quand il parlera des martyrs, il fera
appel à ces deux motifs nouveaux, comme on va le
voir.
Saint Augustin aux prises avec le scepticisme
des manichéens, tint à préciser le sens exact et les
avantages à attendre du culte des reliques : Les
saints ne sont pas des génies tout-puissants, mais bien
des intercesseurs auprès de Dieu : « Ils sont sortis de ce
monde si parfaits qu'ils ne sont pas nos protégés, mais
nos avocats. » Serm., cclxxxvi, n. 5, P. L., t. xxxvm,
col. 1295. Les saints sont aussi nos modèles, et «le peu-
ple chrétien entoure les mémorise des martyrs d'une
solennité religieuse, pour s'exciter à l'imitation [de
leur courage], pour s'associer à leurs mérites et être
aidé de leurs prières ». Contra Fauslum, 1. XX, c. xxi,
t. xui, col. 384. Pour le moment, les fidèles n'honorent
que les corps des martyrs, et les occasions de les imiter
se font rares; mais cette consigne d'imitation, com-
bien sera-t-elle plus pratique quand ils auront com-
mencé à vénérer leurs grands évêques, comme Martin,
comme Augustin lui-même, qui furent l'objet d'un
culte public au lendemain même de leur mort (400,
430), et leurs grands moines, comme Hilarion et An-
toine, dont saint Jérôme et saint Athanase avaient
déjà divulgué les vertus admirables. Sur ces traces
plus accessibles, les chrétiens pouvaient s'élancer :
« ut eorum vestigiis adhsereamus. » Tract, in Joanncm.
c. lxxxiv, P. L., t. xxxv, col. 1847.
5. Les derniers Pères. — Les successeurs de saint Au-
gustin se bornent à reproduire sa doctrine; mais le peu
de soins qu'ils mettent à l'approfondir montre bien
que c'est désormais une doctrine universelle. « Les corps
des saints, et singulièrement les reliques des bienheu-
reux martyrs, ditGennade (vers 470) dans son exposé
des dogmes, nous croyons qu'il les faut honorer en
toute sincérité comme les membres du Christ... Si
quelqu'un s'élève contre cette définition, ce n'est pas
un chrétien, mais un sectateur d'Eunome et de Vigi-
lance. » Liber ecclcsiaslicorum dogmatum, c. xxxv, P.L.,
t. LVin, col. 996; édit. Turner, Journal oftheol. Studies.
2345
RELIQUES. PREMIERS ESSAIS DE THÉOLOGIE
234fS
190G, p. 96. Cet Eunome, que nous voyons apparaître
ici en compagnie de Vigilance, n'est pas autre que
l'arien du ive siècle, dont le rationalisme s'exerçait
aussi bien contre les pratiques du culte que contre le
mystère de la Trinité.
Saint Victrice, évêque de Rouen, que nous avons
déjà cité, a une doctrine remarquable, qui, sans être
très originale, a le mérite d'appliquer aux nouvelles re-
liques parcellaires les divers enseignements des Pères
de l'âge précédent : 1. ces fragments sont encore les
saints eux-mêmes : « Partout où il y a quelque chose
d'eux, les saints défendent, purifient, protègent pareil-
lement ceux qui les honorent. » De leude sanclorum,
c. xi; 2. ils nous sont en exemples tout aussi bien
que des corps entiers, car « ces gouttes de sang dessé-
chées ont été, nous le savons, les domicilia passionum,
c. il, les points précis de leurs souffrances et de
leurs mérites; 3. elles sont en récompense des instru-
ments de miracles divins : Sanguis autan posl marly-
rium prsemio divinilatis ignescit. C. vm.
Le témoignage du pape saint Grégoire le Grand, si
favorable par ailleurs au culte des saints, son témoi-
gnage en faveur des reliques est aussi discret que celui
de ses lettres au sujet des saintes images : il demande
de se défier des fausses reliques. Episl., I. XI, n. lxiv,
P. L., t. lxv, col. 1193. Il réprouve la superstilion des
dévots qui ne croient leur saint présent et bienfaisant
que dans le lieu où son corps repose. Dialog., 1. II,
c. xxxviii, P. L., t. lxvi, col. 204 : « Là où les saints
martyrs sont couchés dans leurs corps, il n'est pas
douteux qu'ils puissent faire éclater de nombreux
miracles, et ils le font ; et ceux qui en recherchent d'une
âme pure rencontrent des prodiges sans nombre. Mais,
parce que des esprits faibles pourraient douter de la
présence des martyrs pour les exaucer, là où il est
évident que leurs corps ne sont pas, c'est là justement
qu'il leur est nécessaire de faire de plus grands mi-
racles, là où un esprit faible pourrait mettre en doute
leur présence. » Évidemment le bon pape encourage
les martyrs, s'ils veulent qu'on les laisse tranquilles
en leurs tombeaux, à faire des heureux dans toutes les
églises où on les invoque; mais il pousse aussi les dé-
vots à ne pas se trop fatiguer en pèlerinages : « Ceux
qui ont leur esprit fixé en Dieu, continue-t-il, ont une
foi d'autant plus méritoire qu'ils savent bien que le
corps de leur saint n'est pas là, et qu'il ne laissera pas
pourtant de les exaucer... Si je ne leur retire pas mon
corps, avait dit Notre-Seigncur, ils ne comprendront
pas l'amour spirituel. »
Toute la doctrine des Pères latins sur les reliques se
trouve excellemment résumée dans ces lignes de saint
Isidore de Séville, où l'on reconnaîtra les propres paro-
les de saint Augustin et de saint Jérôme : « Nous hono-
rons donc les martyrs de ce culte d'amour et de com-
munion que nous accordons dès cette vie aux saints
hommes de Dieu; mais, quand nous vénérons leurs
reliques, nous y mettons d'autant plus de dévotion
que nous le faisons avec plus de sécurité, leur combat
étant achevé glorieusement... » De eccles. officiis, 1. I,
c. xxxv, n. 1-6, P. L., t. Lxxxm, col. 770. La doctrine
sur ce sujet se rétrécit symptomatiquement, en passant
dans les Églises des royaumes barbares : leurs évêques
n'ont plus d'yeux que pour les miracles que procurent
les saints martyrs, surtout pour les prodiges à jours
fixes ou à jet continu qui se manifestent à leurs tom-
beaux. Grégoire de Tours dans son livre De gloria mar-
tyrum est un bon exemple du genre nouveau : Saint
Nicolas de M yre l'intéresse uniquement pour « la liqueur
qui coule de son corps et l'huile qui suinte de son tom-
beau »; pareillement « l'apôtre saint André fait un
grand miracle au jour de sa fête : c'est une manne en
manière de farine et une huile à odeur de nectar qui
s'écoule de sa tombe : tout cela ne se fait point sans
miracle, ni sans bienfait pour les populations assem-
blées ». De gloria marlyrum, C. xxxi, P. L., t. lxxi,
col. 731.
5. Doctrine officielle sur les reliques cl leur culte du iv*
au vue siècle. — La tradition catholique notée dans
les Actes des Martyrs, dans les écrits des docteurs et
dans les coutumes des clercs et des fidèles, a pris vi-
gueur en des documents solennels de l'autorité ecclé-
siastique. 1. le canon 20 du concile asiatique de Gan-
gres s'exprime ainsi : « Si quelqu'un par orgueil, et
se croyant parfait — allusion aux réserves faites par
les docteurs d'Alexandrie — dédaigne les réunions qui
se font aux lieux et églises des martyrs, s'il y trouve à
redire, ou croit qu'il faut mépriser les oblations qui s'y
célèbrent et faire peu de cas des mémorise des saints.
qu'il soit anatlume. »
2. Le canon 14 (15) du Ve concile de Cartilage (401) :
« Les autels qui sont constitués de tous côtés par les
champs et les routes, à titre de mémorise des martyrs
et qu'on constate ne contenir aucun corps ni reliques
de martyrs ensevelis, qu'ils soient détruits par les évê-
ques de l'endroit, autant que faire se peut. Que si la
chose est impossible, à cause des tumultes populaires *
— on remarquera l'attachement des foules africaines
à la diffusion du culte des martyrs, avec ou sans reli-
ques tandis que la hiérarchie t ient à la présence de
corps saints — « que les gens soient avertis de ne plus
fréquenter ces lieux, de peur que la rectitude de leur
foi y soit prise dans les liens de la superstition. Et (pie.
de toutes façons, aucune memoria de martyrs ne soit
approuvée ou acceptée que là où un corps, ou bien des
reliques certaines sont conservés, ou encore là où une
tradition d'origine bien assurée place anciennement
une habitation [d'un martyr] ou sa propriété ou le
lieu de sa passion. Car pour tous ces autels constitués
de tous côtés par voie de songes et de vaines révéla-
tions soi-disant arrivés à tel ou tel, » — et c'était sou-
vent une réclame déguisée pour de fausses reliques —
« nous les réprouvons absolument ». Les abus mêmes
que le concile prévient supposent un culte très popu-
laire. Texte dans Vllis/ ana, P.L., t. lxxxiv, col. 212.
3. Les canons de Martin de lîraga résument, dans un
latin obscur, pour l'Église suève du vi« siècle, les dé-
crets des synodes grecs : voici le dernier canon (can. 68)
concernant les clercs : « Il ne faudrait pas que des
clercs ignorants prennent sur eux de porter les mys-
tères sur les monuments [funéraires?) dans les cam-
pagnes, ou d'y distribuer les sacrements; mais c'est
dans une église ou dans une basilique où sont placées
des reliques des saints — positœ, sans doute par suite
d'une translation de reliques parcellaires ou représen-
tatives — c'est là que doit être ofTerte l'oblalion pour
les morts. » Mansi, ConciL, t. ix, col. 206.
4. Au siècle suivant, à l'usage de l'Église wisigo-
thique, VHispana résumait le canon de Martin en ces
mots plus clairs : « Défense de dire la messe sur les
tombeaux » des morts, et donc sans reliques. P. L.,
t. lxxxiv, col. 583. En 675, le IIIe concile de Braga
(can. 5) mettait en garde les évêques contre un abus
spécial dans le culte espagnol des saintes reliques,
ou plutôt, à vrai dire, dans le cérémonial des évêques
du pays : « Nous avons appris que certains évêques,
quand ils arrivent à l'église dans les fêtes de martyrs,
suspendent les reliques à leur cou, pour se parer aux
yeux des gens d'un faste plus glorieux, et, comme s'ils
étaient eux-mêmes l'arche des reliques, ils se font
porter sur une sedia par des clercs revêtus d'aubes.
C'est là une présomption détestable, qui doit être
abrogée entièrement, de peur que, sous une fausse
apparence de sainteté, ce soit la vanité [des évêques ]
qui seule y trouve son compte»; on voit bien que le
concile n'a rien à redire contre l'honneur dû aux
reliques; bien au contraire, il les met au-dessus des
2347
RELIQUES. L'EGLISE ORIENTALE
2348
évêques. « On a tort de ne pas laisser à chaque ordre
son rang et sa révérence ; aussi faut-il en revenir à l'an-
cienne et solennelle coutume, qui veut qu'aux fêtes et
aux jours où l'on doit porter I' « arche du Seigneur »
avec les reliques, ce ne soient pas les évêques, mais
bien les lévites qui la portent sur leurs épaules, comme
c'était prescrit aux lévites de l'Ancienne Loi. Que si
l'évêquc veut lui-même porter les reliques, qu'il ne se
fasse pas porter en litière par les diacres, mais qu'il
aille plutôt à pied avec le peuple en procession aux
saintes assemblées, et que les saintes reliques de Dieu,
sanclse Dei reliquiee, soient portées par le même
évèque. » lbid., col. 589.
5. Avec le 11e concile de Nicée (787), nous voyons la
querelle iconoclaste se fermer sur une affirmation très
sûre de sa possession séculaire du culte des corps saints,
singulièrement des guérisons opérées par eux : « Notre
Sauveur nous a laissé les reliques qui continuent à
répandre sur les malades des bienfaits de toutes
sortes... Ceux donc qui osent mépriser ou jeter les
saintes reliques de martyrs, qu'ils soient anathèmes. »
Mansi, ConciL, t. xin, col. 380 B.
V. Dans l'Église orientale du viic siècle a nos
jours. — 1° Le culte. — Le culte des saintes reliques
devait prendre en Orient des développements d'autant
plus considérables, aux vie et vne siècles, que la divi-
sion des corps saints s'y pratiquait sans aucune rete-
nue. Sur ces restes sacrés on a construit de magnifiques
basiliques où les honneurs les plus grands leur sont pro-
digués par les peuples et par les empereurs. On se sou-
vient des consignes de Jean Chrysostome : « Les
sépulcres des serviteurs du Crucifié sont désormais plus
splendides que les cours royales; ce sont des édifices
plus vastes, plus beaux, car ils l'emportent déjà à ce
point de vue sur les palais; mais, ce qui est bien mieux,
ils sont plus fréquentés. Celui-là même qui est revêtu
de la pourpre [impériale ] se rend à ces tombeaux, pour
y poser ses lèvres; il rejette son faste, et se tient en sup-
pliant pour prier les saints de lui être secourables près
de Dieu; pour qu'un faiseur de tentes et un pêcheur,
nioits depuis longtemps, lui servent de patrons, l'em-
pereur prie, ceint du diadème!... Cela se passe à Rome,
mais on peut le voir aussi à Constantinople. Ici, en effet
le fils même de Constantin le Grand a pensé faire à son
père un grand honneur en déposant sa dépouille dans
le vestibule du Pêcheur. Les empereurs ont leurs janis-
saires, dans leurs palais; mais ici les empereurs sont les
portiers du Pêcheur. » In Episl. II ad Cor., hom. xxvi.
2° Doctrines des iconoclastes. — Il faut noter d'ail-
leurs que le courant des controverses iconoclastes a
fait porter les discussions bien plus sur le culte des
images que sur le culte des reliques. Léon l'Isaurien et
les premiers briseurs d'images ont laissé les moines et
les fidèles en possession tranquille de leur dévotion
traditionnelle pour les corps saints, dévotion qu'ils
continuaient à partager eux-mêmes, sans se soucier de
leur illogisme, sans demander aux orthodoxes des apo-
logies qui eussent semblé oiseuses. Il en résulte que les
théologiens semblent faire plus de cas des images que
des saintes reliques. Il suffit pourtant de considérer le
t on des prédicateurs et l'attitude des dévots pour cons-
tater que, dans la conscience de cette Église orientale,
une hiérarchie de dignité se maintient fidèlement entre
le culte des saints eux-mêmes, de leurs reliques, de leurs
images. El c'est justement parce que ce dernier culte
était la dernière dérivation de la religion et la plus
sujette aux abus, qu'elle a concentré sur elle les atta-
ques des théologiens de cour et les réponses triom-
phantes de ceux qui lisaient mieux dans l'âme des
croyants. Voir l'art. IcONOCLASME.
Pourtant le fils de Léon l'Isaurien, Constantin V
surnommé Copronyme, voulut aller plus loin ; il s'atta-
qua, non seulement aux images, mais encore aux
reliques des saints. Seulement les trois cent trente-huit
évêques du concile de Hiéria ne voulurent pas le suivre
dans sa lutte contre les reliques; ils osèrent même
glisser dans leurs anathèmes un désaveu formel de ses
erreurs, et sur ce dernier point, le second concile de
Nicée devait, en 787, réunir trois cent trente-sept
membres, et assurer, une fois de plus, que « nous ado-
rons respectueusement les images de la croix et les
reliques; que nous recevons, saluons, embrassons et
adorons d'un hommage d'honneur les images des
saints ». La nécessité d'une réhabilitation des icônes
obligeait les Pères du concile à accentuer les déclara-
tions en leur faveur. De telles déclarations ne pou-
vaient qu'encourager les orthodoxes à user des images
dans le service liturgique : en 804, Michel le Bègue
signale que des prêtres « célèbrent la messe dans des
maisons privées en se servant d'une image comme
autel, l'icône en pareil cas tenant lieu de relique ».
Mansi, ConciL, t. xm, p. 422.
3° Théologie de saint Jean Damascène. — ■ Saint Jean
Damascène résume la doctrine des Pères grecs sur le
sujet : « Notre-Seigneur Jésus-Christ nous a donné les
reliques des saints comme des sources de salut, d'où
découlent de nombreux bienfaits et un onguent
d'agréable odeur. Que personne ne se montre incrédule ;
car, si, par la volonté de Dieu, l'eau a jailli dans le
désert d'une pierre raboteuse et dure, et aussi de la
mâchoire d'un âne pour désaltérer Samson, pourquoi
serait-il incroyable qu'un onguent d'agréable odeur
jaillisse des reliques des martyrs? La chose n'est nulle-
ment incroyable à ceux qui connaissent la puissance de
Dieu et l'honneur qu'il rend aux saints. » De fide
ortliodoxa, I. IV, c. xv; P. G., t. xciv, col. 1165. Au
premier aspect, on dira que le scolastique grec — ■ qui
ne brille pas d'ailleurs par un excès de critique histo-
rique— met trop d'insistance, beaucoup plus que n'en
mettra plus tard saint Thomas d'Aquin, à appuyer sa
thèse des reliques sur le fait des miracles opérés par
Dieu par leur moyen. Mais y voir un argument exclusif
serait l'illusion créée par une lecture hâtive et la néces-
sité où se trouvent les manuels de théologie de donner
des citations écourtées. Quand on lit au contraire avec
attention l'ensemble de la démonstration du Damas-
cène, elle apparaît assez complète; en particulier dans
les pages qu'il a consacrées précédemment à ce qu'il
appelle sans plus le culte des saints, il est évident qu'il
entend parlâtes saints dansle ciel, mais aussi les saints
se survivant sur la terre après leur mort, et donc dans
leurs reliques : « Ceux qui s'en approchent avec foi
(des corps saints) reçoivent l'objet de leur de-
mande, soit que le serviteur demande cela au roi, soit
que le roi accueille l'honneur et la foi de celui qui
demande à son serviteur. » Op. cit., col. 1165. Or Jean
Damascène, dans ce chapitre, expose les raisons théo-
logiques données jadis par Basile et Grégoire de Na-
zianze, les mêmes qui seront un jour résumées par
saint Thomas : « Il faut honorer les saints en tant
(pi 'amis du Christ, en tant que fils et héritiers de
Dieu... L'honneur que l'on témoigne à de bons servi-
teurs est une preuve de bienveillance à l'égard du
Maître commun. Les saints ont été, dans leurs âmes
d'abord, puis dans leurs corps qui nous restent, des
demeures pures de Dieu; car Dieu dit: « J'habiterai
oen eux, je marcherai et je serai leur Dieu.» Lev.,xxvi,
11-12. La Sainte Écriture dit : « Les âmes des justes
« sont dans la main de Dieu, et la mort ne les touchera
lias. » Sap., m, 1. Mais Dieu habite aussi par l'Esprit
dans les corps des saints; c'est ce que nous dit l'Apôtre:
i Ne savez- nous pas que vous êtes le temple de Dieu et
« que l'Esprit de Dieu habite en vous? » I Cor., m, 16.
...Pourquoi n'honorerait-on pas les temples vivants de
Dieu, ses tabernacles vivants? Lorsqu'ils étaient en
vie. ils marchèrent en présence de Dieu avec confiance.»
2349
RELIQUES. L'EGLISE ORIENTALE
2350
De fide orthodoxa, loc, cit. col. 1161-1165. Ces
trois dernières phrases visent, à n'en pas douter, le
culte des reliques. Dans ses discours polémiques en fa-
veur des images, saint Jean Damascène étend encore
sa démonstration du culte des saints au culte des reli-
ques des martyrs et des confesseurs : « Les saints
étaient remplis de l'Esprit divin. Après leur mort, cette
grâce demeure attachée, non seulement à leur àme,
mais à leur corps enseveli dans le tombeau, à leur nom,
à leurs saintes images. » P. G., t. xcv, col. 311. On
voudra bien considérer le bel ordre que le polémiste
assigne à la descente de la grâce de la personne sainte,
dans ses reliques d'abord, et enfin dans ses simples
images : l'àpreté de la controverse en faveur des ima-
ges ne l'empêche pas de mettre les saintes reliques en
première place. Et c'est assurément à cette rémanence
de la grâce dans les corps saints qu'il attribue la vertu
miraculeuse, dont il faisait état dans son exposé de la
« foi orthodoxe ».
Quel genre de culte faut-il accorder aux reliques?
Là encore, Jean Damascène fait les distinctions obli-
gées entre les différents objets de notre culte : « Il faut
d'abord honorer, rpoay.'jvsïv, ceux en qui Dieu, qui
seul est saint, s'est reposé. Or Dieu s'est reposé dans
les saints comme dans la sainte Mère de Dieu et dans
tous nos saints. Les saints se sont efforcés de devenir
semblables à Dieu, par l'effort de leur volonté et
par le secours de Dieu habitant en eux. Les saints sont
donc « adorés » en tant que loués par Dieu, et parce que
c'est par Dieu qu'ils sont devenus terribles à leurs
adversaires et bienfaisants à ceux qui s'en approchent
avec foi. » Les mots mêmes du Damascène montrent
que « l'adoration » due aux saints est cette TTpoaxû-
vyjo'.ç tiu,y]tixyj « qu'on rend à tout ce qui est revêtu de
quelque dignité » (Discours, ni, 40), et non la XotTpstoc
réservée à Dieu. La direction toute théocentrique de sa
doctrine montre que le culte des saints et de leurs reli-
ques n'est qu'une arnpliation de la religion due à Dieu ;
les méandres enfin de sa démonstration en faveur des
images et des reliques marquent bien que, pour lui, ces
dernières prennent toute leur dignité de la sainteté de
la personne vivante, et, comme le dira saint Thomas,
qu'elles ne comportent qu'un culte relatif.
4° Théologie des docteurs orthodoxes. — Les Orien-
taux entendent d'ailleurs le mot « culte relatif » dans
un autre sens que les Latins : pour eux, tout culte est
relatif, sauf celui qui se rapporte à Dieu, et à Jésus-
Christ, consubstantiel au Père; ainsi donc le culte
des saints, en eux-mêmes, est déjà un culte relatif,
quia sancti propter Deum coluntur. M. Jugie, Theologiu
dogmalicu chrislianorum orienialium, t. il, p. 715,
note 2. Seul, Dosithée, Conjessio fidei, resp. îv, admet,
par une assertion assez singulière, cjue les saints
peuvent être honorés de deux manières : ttocotov jjtèv
xarà tt]v 7rpôç ©sov àvaçôpav xai y.aO' auToùç, oti
stxôvsç Çcoctoc. toG Qeoù. A plus forte rasion pro-
fessent-ils unanimement que les restes mortels et les
tombeaux de ces mêmes saints ne méritent qu'un
culte secondaire par rapport à Dieu. Us sentent bien
que cette vénération d'un corps de martyr se rapporte
au martyr lui-même; pourtant la distinction entre le
culte du saint et celui de ses reliques n'a jamais été
bien élucidée par les théologiens byzantins. Cela tient
à ce que, dans leur esprit comme dans celui des foules,
la relique ne fait qu'un avec le saint; et ils approu-
vaient tous, avant et après le concile de Constantino-
ple de 1084, qui l'a authentiquée, la formule de saint
Théodore Studite : « Une est la vénération du saint en
lui-même et celle de ses reliques. » Entre les deux, le
rapport était si étroit, qu'il n'exigeait pas d'explica-
tions.
5° Doctrine de V Église orthodoxe. — Depuis la fête de
l'orthodoxie (11 mars 843), dans laquelle l'Église by-
zantine a célébré son triomphe définitif sur les icono-
clastes, le culte des reliques lui-même n'est plus atta-
qué en Orient que par des sectes alliées au mani-
chéisme, comme le paulicianisme et le bogomilisme et,
plus tard, par les docteurs teintés de protestantisme.
Pourtant, l'orthodoxie ancienne et moderne a montré
moins de dévotion active pour les reliques, toujours en
honneur, que pour les saintes icônes: cela tient à la
recrudescence de la dévotion pour les images consé-
cutive aux persécutions du vme siècle, et, pour une
part aussi, aux dispositifs nouveaux des églises byzan-
tines : alors que le cancel s'élevait jusqu'à devenir
(xive-xve siècle) l'iconostase couverte d'images peintes
qui captaient l'attention des fidèles, il leur voilait l'au-
tel, où le petit sachet des reliques devenait tout à fait
invisible et se faisait oublier. On s'explique ainsi que
les icônes aient été indéfiniment multipliées, tandis
que les reliques, étant donné la rareté des canonisa-
tions byzantines, se soient réduites, dans les nouveaux
sanctuaires, à quelques fibres de linge ou à une pous-
sière d'ossements.
A l'autre extrémité du monde chrétien, à Egabra, en
Espagne, on relève les traces d'une Église schismatique
qui niait, au ixe siècle, le culte des reliques, et qu'un
concile de Cordoue de 839 condamna sous l'appellation
d'acéphales; encore qu'on puisse y voir un groupe exilé
de monophysites orientaux, analogue à cet hérétique
syrien condamné par le concile de Séville de 619, il est
plus probable qu'elle n'avait de commun que le nom
avec les acéphales d'Egypte et de Syrie, et que c'était
plutôt une petite Église affiliée à la secte manichéenne,
qui se faisait remarquer, comme plus tard les albigeois,
par l'étrangeté de ses pratiques cultuelles et discipli-
naires. Cf. Hifele-Lcclercq, Histoire des < onciles, t. iv a,
p. 104-105,
Au contraire, « dans les anciennes Églises monophy-
sites d'Orient, les saintes reliques sont l'objet d'une
grande vénération, et aux tombeaux des saints se font
fréquemment de pieux pèlerinages, Dans le calendrier
liturgique, bien des solennités sont affectées à la trans-
lation des corps saints, et on en lit le récit dans toutes
les églises, avec mention des miracles qui s'y sont
accomplis ». Il a fallu attendre quelques sectes armé-
niennes, prénontiatrices de la Réforme du xvie siècle,
pour constater quelque faible opposition à ce culte tra-
ditionnel : on se rappellera, à ce propos, que les empe-
reurs iconoclastes et leurs troupes de choc étaient
arméniens. Ainsi « les thondrakiens rejettent les reli-
ques; ils furent amplement réfutés par la plume des
docteurs et par l'insurrection des fidèles >. Jugie, op.
cit., t. v, p. 574. L'Église nestorienne, par sa prudence
même en matière de culte des saints, a su maintenir
sans excès le culte des reliques : > Nous honorons les
ossements des saints, dit le docteur Isaïe, P. O., t. vu,
p. 40. Mais à Dieu ne plaise que nous entendions par là
l'adoration, qui n'appartient qu'à Dieu. Ce serait un
sacrilège d'adorer d'un culte de latrie les os de ces
hommes illustres. »
Dans toutes ces Églises orientales, qui s'anathéma-
tisent mutuellement sur les titres de la Mère de Dieu,
la doctrine des reliques s'est conservée, dans le respect
des mêmes attitudes de vénération et des mêmes for-
mules de prières. Il n'y eut aucun approfondissement
doctrinal, aucun développement poétique ou homiléti-
que digne d'être signalé, durant toute la fin du Pas
Empire. Il n'y eut quelque activité au xvn« et au
xvme siècle, que dans les centres intellectuels de By-
zance et de Russie atteints par les attaques des pro-
testants allemands et de leurs adeptes orientaux,
comme Cyrille Lucar; alors seulement on vit des théo-
logiens orthodoxes traiter avec quelque originalité la
question des reliques. Ainsi Etienne Javorsky, dans
sa Pelra fidei en 3 livres, a consacré le premier traité
2351
RELIQUES. L'OCCIDENT MEDIEVAL
2352
au culte des images, le deuxième à celui de la sainte
Croix, et le dernier au culte des saintes reliques. Jugie,
op. cit., t. v, p. 258-294.
VI. Dans les églises d'Occident au Moyen
Age. — 1° Origine des reliques. — Le culte des reliques,
déjà si actif au vn° siècle, s'épanouit encore au Moyen
Age parce que les reliques s'y multiplièrent, par voie de
division, à l'occasion des transferts de corps saints, et
aussi, il faut le dire, par invention de fausses reliques.
Tout d'abord les Églises des Gaules et de Germanie
se donnèrent une grande liberté pour le déplacement
des corps saints. Cette pratique fut imposée et favo-
risée au ixe siècle par les invasions normandes : les
religieux prenant la fuite emportaient avec eux les
reliques de leurs fondateurs pour les soustraire à la
profanation : au sanctuaire qui avait offert un refuge
on laissait toujours une part du trésor. Les conciles
eurent beau y mettre des restrictions, les abus conti-
nuèrent de se produire. Ajoutons que, déjà sous les
Mérovingiens, le transfert des reliques de saint Vin-
cent à Paris, avait été très remarqué. Charlemagnc et
ses successeurs demandèrent aussi aux papes des corps
de martyrs pour les nouveaux évêchés et monastères
de Germanie : on voulut avoir des reliques venues de
Rome, et non seulement les brandca dont parlait saint
Grégoire, mais de vrais ossements de martyrs. Ce fut
l'occasion de translations solennelles, en pleine paix
et dans l'enthousiasme des foules. D'autres Églises
furent mises à conti ibution ou plutôt en firent recette.
« L'exportation prit les proportions d'un commerce
régulier, avoue dom Baudot; on se faisait gloire de
posséder quelque relique rare que d'autres n'avaient
pas. »
Les croisades et la prise de Constantinople en 1204
amenèrent en Occident une abondante provision de
corps saints et de souvenirs des lieux saints. Ce furent
alors les anciennes métropoles d' Antioche et de Jérusa-
lem, d'ÉJesse et de Myre qui furent les pourvoyeuses
forcées des nouvelles métropoles de Gaule et de Ger-
manie; quant à Byzance, qui les avait jadis spoliées,
les seigneurs français et flamands y firent une vraie
rafle de reliques de toutes sortes. En Palestine, tout
leur semblait sacré, et quelques pincées de poussière de
Nazareth ou d'Hébron étaient décorées du titre ré-
sumé : e lacle Virginis Mariée, qui ne trompait sans
doute pas les heureux destinataires, mais était pris au
pied de la lettre par les pieux pèlerins.
Car toutes ces richesses d'aloi divers étaient versées,
avec les anciennes reliques beaucoup plus authenti-
ques, dans les trésors célèbres des cathédrales et des
grands monastères : Cologne et Trêves, Chartres et
Paris, Cluny et Saint-Hubert curent leurs listes de
reliques soigneusement mises à jour. Barbier de Mon-
tault, Œuvres, t. XII, p. 175 sq.
« On trouve dans les anciennes chroniques d'Occi-
dent le cas de moines s'emparant, par ruse ou par
force, du corps de certains saints. L'ardeur à se pro-
curer un trésor de ce genre fit considérer comme une
œuvre de dévotion le vol des restes d'un saint; on
n'en avait aucun scrupule, surtout quand il s'agissait
de tirer ces restes de l'oubli. Ainsi s'expliqua, dès le
vne siècle, le fait des reliques de saint Benoit cl de
sainte Scolastique apportées en France quand le Mon t-
Çassin eut été dévasté par les Lombards. » G. Baudot,
art. Reliques, dans Dictionn. pral. des connaiss. relig.,
t. v, col. 117k.
• Dans cette atmosphère d'illégalité, plus ou moins
colorée, on vit se multiplier Us reliques douteuses : des
gens ne se faisaient pas scrupule de prendre pour le
corps d'un martyr ou d'un confesseur tout reste hu-
main découvert accidentellement dans le voisinage
d'une église ou dans les catacombes de Rome. En
beaucoup de cas, on en vint à écarter l'hypothèse
d'une fraude délibérée : on se persuadait qu'une bien-
veillante Providence envoyait ces précieux gages,
pignora sanclorum, à des clients qui méritaient pareille
faveur. Ainsi des reliques fausses purent allluer jusque
dans les trésors des églises médiévales. » Ibtd,
« Sans doute l'autorité ecclésiastique, mise en éveil,
s'appliqua à prémunir les fidèles contre la déception.
On tenta d'établir l'authenticité d'une relique par des
signes d'ordre surnaturel, on en appela au miracle. Par
exemple, en 979, Egbert de Trêves voulant constater
l'authenticité du corps de saint Celse, fit envelopper
d'un linge la phalange d'un doigt et la fit jeter dans
un encensoir... Les synodes portèrent des décrets pra-
tiques à ce sujet : Quivil, évêque d'Exetcr en 1287,
confirma la prohibition du concile général de Lyon
en 1274 : Défense de vénérer les reliques récemment
découvertes tant qu'elles n'auront pas été approuvées
par le pontife romain. » Ibid.
2° Culte des reliques. — Une fois les reliques trouvées
et acceptées pour authentiques, quelle place leur
réservait-on'?
1. D'abord on leur garda leur place traditionnelle,
le plus près possible de l'autel du sacrifice : soit sous
l'autel, dans une crypte faite pour elles, soit sui le sol
au-dessous de la table d'autel, soit dans la table même
de l'autel, soit enfin derrière l'autel. Ces pratiques suc-
cessives se développèrent en fonction de la dévotion
croissante des fidèles ; mais elles répondaient à la même
idée : ainsi, quoique d'une façon plus artificielle qu'aux
catacombes, les tombeaux des saints furent considérés
comme les autels du Christ. De là, sans nul doute, est
née la pratique de sceller des reliques dans la pierre de
l'autel au moment de sa consécration. Ce n'est que
plus tard, au ixe siècle, qu'on permit de laisser des reli-
ques sur la table de l'autel pendant un temps considé-
rable.
Les corps saints, en efTet, n'étaient plus ensevelis à
même le sol comme dans les catacombes, ni même,
comme dans les antiques basiliques, dans des confes-
sions étroites et inabordables, enfouies en terre et gar-
dées par des barreaux épais. On voulait désormais voir
et toucher les tombeaux des évêques et des martyrs I Si
quelques églises célèbres avaient voulu garder le sou-
venir de leur antique confessio, on l'avait élargie en
forme de crypte, qui s'étendait sous une grande partie
de l'église et ménageait, sinon toujours la lumière, du
moins la place pour les défilés des pèlerins : c'est la pra-
tique habituelle dans les églises carolingiennes ou roma-
nes. Mais souvent on avait trouvé cette place trop
humble pour le saint protecteur : on avait <■ élevé » ses
reliques et on les avait déposées dans une t châsse »
précieuse, qui eut, dans les églises gothiques, sa place
d'honneur, bien en vue au haut des marches de l'autel,
sous la table du sacrifice. Quand on n'avait pas de
corps saint, on se contentait de prélever une relique
d'un martyr que l'on enfermait dans la table ou le bloc
de l'autel. En certaines églises plus dévotes ou plus
traditionnelles, on eut l'idée de maintenir dans le même
autel progressivement développé, les trois modes suc-
cessifs d'y déposer les reliques : il y en avait un pre-
mier trésor dans sa «planlalio », un autre dans la table,
et un dernier entre les pieds de l'autel, si bien que cet
autel unique en contenait pour ainsi dire, trois :
c'était un autel « trinitaire ». (Saint-Hiquicr, Saint-
Martin d'Utrecht, etc..)
Dans la suite, pour différents motifs et en vue de
satisfaire et d'accroître la dévotion des fidèles, on prit
l'habitude de placer les châsses au-dessus des autels
dans une anfractuosité de la muraille, ou bien encore
derrière les autels, en des arrangements provisoires et
variés suivant les fêtes : c'est l'origine des retables de
bois peint. Cette pratique fut discutée : des reliques
qu'on avait placées ainsi sont retournées d'elles-mêmes
2353
RELIQUES. L'OCCCIDENT MÉDIÉVAL
2354
obstinément, disent des chroniques, à l'endroit qu'elles
occupaient d'abord sous l'autel. Et quand on n'avait
que des reliques peu volumineuses, on se permit, vers
le ixe siècle, de les placer sur l'autel même, à côté des
Évangiles, qui étaient seuls admis autrefois, et entre
les chandeliers, qui venaient de conquérir, eux aussi,
cette place honorable.
Le culte rendu aux reliques au Moyen Age s'explique
par l'idée très haute qu'on en avait : « Un corps saint,
pour une population, avait une importance dont nous
ne trouvons pas aujourd'hui l'équivalent. Le corps
saint faisait de l'église un lieu inviolable; il était le
témoin muet dû tous les actes publics, le protecteur du
faible contre l'oppresseur; c'était sur lui que l'on prê-
tait serment; c'était à lui qu'on demandait la cessation
d'un fléau, de la peste, de la famine; lui seul avait le
pouvoir d'arrêter souvent la main de l'homme violent ;
quand l'ennemi était aux portes, sa châsse paraissait
sur les murailles, donnait courage aux défenseurs de la
cité. » Viollet-le-Duc, Dictionnaire du mobilier fran-
çais, t. i, p. 64. Il fallait citer dès l'abord cette vue
générale d'un historien libre-penseur; elle résume une
foule de documents incontestés du Moyen Age, bien
qu'elle confonde les usages et les dates. Il n'est pas de
notre rôle ici de les débrouiller; mais le théologien
devra noter que c'est l'idée religieuse concernant
le respect du corps saint qui, en se modifiant, a amené
la modification partielle des pratiques de dévotion;
pour le haut Moyen Age, comme pour l'antiquité chré-
tienne, le corps saint est inamovible; ce n'est guère
qu'au ixe siècle et dans les Églises barbares qu'on se
risque à transporter les reliques.
2. Au ixe siècle comme, au vie, en règle générale, le
corps saint restait encore sur place, et, pour venir l'ho-
norer, de grandioses pèlerinages s'organisaient au jour
de sa fête, parfois même à différents jours de l'année.
Certains de ces pèlerinages eurent une célébrité mon-
diale comme celui des saints apôtres Pierre et Paul à
Rome, et celui de saint Jacques à Compostelle, qui
duraient, en somme, toute l'année, celui de saint Nico-
las à Bari, celui de saint Benoît à Fleury-sur-Loire, qui
se renouvelait au moins deux fois l'an.
;Les pèlerinages aux saintes reliques donnaient lieu
à des manifestations religieuses telles que processions
des corps saints, veillées des malades dans les églises,
chants populaires en dehors des offices des moines ou
des clercs, etc.. Ils favorisaient aussi les échanges de
nouvelles de toutes sortes, la dill'usion de dévotions
locales et d'idées venues de loin, enfin la vente d'arti-
cles exotiques, en rapport parfois avec l'origine du saint
patron ou des possessions de son église. Mgr Duchesne
signale que les basiliques des saints Apôtres à Rome,
ayant surtout leurs dotations en Orient, « les adminis-
trateurs de ces basiliques devaient mettre ces produits
rares et recherchés : papier, lin, nard, baume, etc..
dans le commerce local. Et c'est une chose intéressante
que de voir les églises vénérées des apôtres Pierre et
Paul servir d'intermédiaires pour le commerce des
épices. Ceci n'est du reste qu'un épisode de l'histoire
du grand commerce pendant le Moyen Age, en un
temps où les foires œcuméniques se tenaient à l'occa-
sion des fêtes des saints et près de leurs reliques ». Du-
chesne, Liber Ponlificalis, t. i, introd., p. cl. Rappe-
lons aussi les influences artistiques et littéraires qui
se répandirent sur toute la route du pèlerinage à saint
Jacques de Compostelle : disposition générale des
grandes basiliques, détails d'ornementation maures-
que, chansons de geste; cf. É. Mâle, L'art religieux au
XIIe siècle. Vraiment on peut dire que le culte des reli-
ques fut un élément important de la civilisation du
Moyen Age.
Jusqu'ici on voit les reliques inamovibles et les
dévots vont pieusement les chercher dans leur retraite.
Mais la pitié catholique voulait avoir ses saints patrons
plus près d'elle. La première attestation de corps saints
portés habituellement en procession — en dehors de
leur primitive translation — nous vient de l'Église
wisigothique du début du vu8 siècle : en effet le troi-
sième concile de Braga (675), ci-dessus, col. 2346, donne
comme « une coutume antique de faire porter à cer-
taines fêtes, l'arche du Seigneur avec les reliques sur
les épaules des diacres revêtus d'aubes, comme c'était
prescrit dans l'Ancienne Loi ». (Canon 5.) Le respect
pour les reliques est encore si ombrageux que le concile
ne permet pas à l'évêque de suspendre ces reliques à
son cou et de se faire porter par ses diacres en sedia;
mais il pourra les porter lui-même à la main et en res-
tant humblement à pied. Un autre concile tolétain du
même temps parle contre « les danses honteuses » aux-
quelles les foules espagnoles se livraient durant ces pro-
cessions. Cité par le Décret de Gratien, De consecralione,
dis t. III, c. 2. Mais l'habitude était prise de donner aux
fêtes patronales et aux fêtes de dédicace, par consé-
quent aux pèlerinages de reliques un déploiement de
solennité extraordinaire.
3. Puis voici des pratiques nouvelles rendues pos-
sibles par la subdivision des corps saints et leur « élé-
vation » dans ou sur les autels : on les place dans
des châsses ouvragées de dimensions de plus en plus
restreintes et on les porte en procession dans toute
l'étendue du diocèse, parfois même au delà, d'abord
dans les calamités publiques, pour obtenir la cessa-
tion du fléau par cette visite personnelle du saint pro
tecteur : telles furent, à Paris, les processions de la
châsse de sainte Geneviève, à Tours, celles du corps
de saint Martin, etc.; puis à toutes les processions
de pénitence, aux Rogations, enfin dans toutes les fêtes
solennelles.
Avec l'invasion de l'usage du serment féodal, au
xie siècle, on prit l'habitude de jurer sur les reliques
des saints. Tous les actes importants de la vie civile se
concluaient devant les reliques et les annales du Moyen
Age, surtout les chroniques normandes, sont remplies
de ces serments, tenus ou non, sur des reliques vraies
ou fausses. Un acte de ce genre est à la base des reven-
dications de Guillaume le Conquérant sur l'Angle-
terre. Dès le ve siècle en Orient, et dès le temps de
saint Martin et de saint Maximin en Gaule, on trouve
des exemples de cet usage, qui se vulgarisa, et fut
sanctionné par une loi de Childéric, par l'exemple de
Pépin à Compiègne en 758 et par un capitulaire de
Charlemagne de l'année 803. Charlemagne lui-même
portait comme talisman dans ses guerres une parcelle
de la vraie croix en un beau reliquaire; et cet usage,
mentionné par Grégoire de Tours dès le vi« siècle, avait
été, nous l'avons vu, concédé en Espagne aux évêques
sous certaines conditions que précise le concile de
Braga de 675; il fut autorisé par la suite et se trouve
authentiqué par le Codex juris canonici, can. 1288.
Enfin, les églises qui possédaient plusieurs corps
saints ne se contentèrent pas des offices à jours fixes
dédiés à chaque saint: elles se mirent à célébrer cha-
que année une fête comnune en leur honneur, fête
des saintes reliques avec un office et une messe spé-
ciale. Certains diocèses ont cette messe soit le qua-
trième dimanche d'octobre, soit l'un des jours dans
l'octave de la Toussaint. L'ordre bénédictin a choisi la
date du 13 mai, anniversaire de la dédicace du Pan-
théon et de la fête de Sainte-Marie ad Martyres. Les
textes de ces offices seront étudiés plus loin, avec les
autres témoignages des liturgies.
Les reliques insignes, ainsi divisées et transportées
dans tous les royaumes de la chrétienté, donnèrent
lieu à l'érection de sanctuaires magnifiques, conçus en
fonction de la relique qu'ils devaient abriter : ainsi la
basilique du Saint-Sang à Bruges, la Sainte-Chapelle
23 55
RELIQUES. L'OCCIDENT MÉDIÉVAL
2356
bâtie par saint Louis, dans la Cité à Paris, pour rece-
voir la sainte couronne d'épines, etc.. On se rappelle
que cette dernière relique, qui faisait l'ornement d'une
église de Constantinoplc, avait été cédée en gage aux
Vénitiens par le roi Baudouin, alors assiégé par les
Turcs; saint Louis, voulant éviter qu'elle ne fût ven-
due, paya la dette du roi Baudouin et fit transporter
la sainte Couronne à Sens d'abord (11 août 1230) puis
à Paris, dans les asiles provisoires de Saint-Antoine-
des-Champs, de Notre-Dame et de Saint-Nicolas-du-
Palais; enfin dans la Sainte-Chapelle, où elle demeura
jusqu'à la Révolution française. Elle revint à Notre-
Dame de Paris, le 10 août 1806.
3° Enseignement des docteurs du IXe au XIIe siècle. —
Il ne manifeste aucun progrès notable chez Bède, ni
chez Alcuin.
La querelle des images eut son retentissement, on le
sait, en Occident au temps de Charlemagne et de Louis
le Pieux au ixe siècle. Claude de Turin, dans ses com-
mentaires de l'Ancien Testament qu'on vient de retrou-
ver, mais qui ne sont pas encore publiés, s'élève contre
le culte des corps saints. Agobard, évêque de Lyon,
étend lui aussi sa méfiance jusque contre les saintes reli-
ques : sa thèse, d'ailleurs, porte plutôt sur les abus de
ce culte : « Non seulement c'est mal de rendre un hon-
neur divin à qui on ne le doit pas, mais il est repré-
hensible d'honorer ambitieusement les mémorise des
saints, pour en tirer gloire près du peuple. » Agobard
s'appuie sur un commentaire de saint Jérôme sur
Matth., xxiii, 29 : Vse vobis, scribse et pharisœi hypo-
crilœ, qui œdificalis sepulchra prophetarum ; mais il est
manifeste que Jérôme ne condamne que l'intention
orgueilleuse qui préside au geste des pharisiens. L'évê-
que de Lyon cite également comms un témoignage de
toute l'Église, la lettre des Smyrniotes sur le martyre
de saint Polycarpe; mais il n'a pas voulu comprendre
que les fidèles de Smyrne distinguent entre l'adora-
tion de Dieu et le culte des reliques de leur évêque.
Agobard, De imaginibus sanclorum, P. L., t. civ,
col. 213.
Il faut bien avouer que, dans le camp orthodoxe, on
faisait flèche de tout bois, tant on était sûr d'avoir la
Sainte Écriture avec soi. Cela donna lieu à une passe
d'armes qu'il faut ici rappeler; car l'un des textes atta-
qués concerne en fait une sorte de relique. En effet,
dans sa Lettre à Constantin VI et à Irène en faveur des
images, le pape Hadrien donna une place importante
aux exemples tirés de la Bible. Jaffé, n. 2248. Avant
lui, Léonce de Chypre avait écrit un livre dont de co-
pieux extraits furent lus au second concile de Nicée.
Mansi, Concil.,t. xm, col. 44-53. Or ce livre, que le pape
avait sans doute connu et mis à profit, observait que
Jacob avait baisé, en l'arrosant de ses larmes, la tuni-
que de son fils : il s'agissait bien plutôt d'une relique
que d'une image sainte. Mais le pape corsa sa réponse
de ce texte controuvé. Les livres carolins, parus trois
ans après Nicée et composés par Alcuin sous le nom de
Charlemagne, relevèrent assez durement la m prise :
« Les hommes de ce concile ont prétendu à tort auto-
riser l'adoration des images par le texte suivant, qui,
du reste, ne se trouve pas dans [a traduction sur l'hé-
breu : Jacob suscipiens a filiis suis vestem labe/actam
Joseph, osculatus est cum lacrimis. » Libri carolini,
I. I, c. xn, P. L., t. xcvm, c:>!. 1032. Mais ces livres,
témoins de la discrétion des évoques francs pour la
diffusion des statues et images dans leurs églises, se
gardent de rien dire expressément contre la présence
des reliques, qui cont inuaient plus que jamais d'y être
honorées.
Malgré le soin des évêques, de fausses reliques furent
parfois honorées : sans parler des supercheries ancien-
nes, tout le Moyen Age retentit du bruit de certains
faussaires. Raoul Glaber, Historia, I. IV, c. m; Guil-
laume de Newbury, Historia, 1. IV, c. xx; S. Anselme,
Episl., 1. III, ep., xv, et d'autres. Plusieurs prélats,
non contents de surveiller de près ces supercheries,
s'opposèrent par leurs écrits aux abus environnants.
Nul ne le fit avec autant d'àpreté que Guibert, abbé
de Nogent (f 1124) dans son livre De pignoribus
sanclorum, P. L., t. clvi, col. 607-680. Son éditeur,
dom d'Achery, a bien soin de faire remarquer que
Guibert est loin de nier le culte des reliques, et il
n'a pas de peine à nous convaincre; mais il note
aussi que l'abbé de Nogent-sous-Coucy exige un culte
« religieux, selon la science et spirituel ». Dans le
Ier livre, il convient que « nous devons honneur et
révérence aux reliques des saints, pour imiter leur
exemple et obtenir leur protection »; cependant ce
culte est à ranger parmi « les choses que l'Église ob-
serve et prêche, mais dont beaucoup ont pu se passer
et se passent encore : tels sont les corps des saints et
leurs pignora, c'est-à-dire les objets qui ont été à
leur usage ». On voit comment, dès le début de son
ouvrage, l'auteur se met à l'aise avec la doctrine et la
pratique de ce culte. Avant de rendre des honneurs à
une relique, il faut être assuré : 1° de la sainteté du per-
sonnage; 2° de l'authenticité de la relique. Sur la pre-
mière question, qui sort de notre sujet, il a des remar-
ques pertinentes et caustiques. Il exagère pourtant
quand il déclare que, « pour être assuré de la sainteté
d'un homme, il faut une révélation divine : definimus
ul nullus pro sancto facile habeatur, nisi quoquo paclo ex
divina revelatione probetur. Col. 666. Sur les fausses reli-
ques, il cite des cas de supercheries évidentes, comme
le boniment de celui qui le prit un jour à témoin qu'il
avait dans son reliquaire du pain mastiqué par Notre-
Seigneur. Dans le second livre, il prétend d'ailleurs
qu'il ne peut exister aucune relique du corps de Jésus,
puisqu'il nous a laissé comme seule relique l'eucha-
ristie qui le contient tout entier, dans l'intégrité de son
corps glorieux et « en mémoire de lui », par conséquent
pour suppléer à tout mémorial corporel. Col. 630. Dans
le livre suivant, il argue de la résurrection du Christ où il
a repris son corps entier, et de la nécessité de la foi, qui
ne s'exercerait plus si notre adoration portait sur des
objets visibles! L'argumentation vaut ce qu'elle vaut.
Les conclusions ne laissent pas d'être intéressantes :
elles portent contre l'authenticité de la dent de Notre-
Seigneur que les moines de Saint-Médard prétendaient
posséder, loc. cit., col. 651, aussi bien que contre la
conservation du lait de la Sainte Vierge, que l'on mon-
trait à Laon dans un vase de cristal. Loc. cit., col. 659.
Pour les reliques des saints, Guibert ne peut être aussi
absolu; mais il plaisante au sujet des reliques en dou-
ble exemplaire : « Sans parler des gens qui n'ont d'au-
tre autorité qu'eux-mêmes, par conséquent aucune, il
y en a d'autres qui ont une confiance certaine dans
leurs reliques. Mais là encore, l'erreur est partout.
Ainsi les uns disent qu'ils ont telle relique, et les autres
prétendent avoir la même: par exemple les gens de
Constantinoplc disent qu'ils ont la tête de saint Jean-
Baptiste, et les moines de Saint- Jean-d'Angély affir-
ment que ce sont eux qui l'ont I Quoi de plus ridicule
sur le compte de ce grand saint que de dire qu'il eut
deux tètes? Parlons sérieusement : il est évident que les
uns ou les autres se trompent lourdement. » La même
difficulté se répète entre Godefroi, évêque d'Amiens,
et les moines de Saint-Denis à propos du corps de
saint Firmin : ils ont tous deux un corps, ceux de
Saint-Denis ont en plus une inscription; l'évêque
d'Amiens en fait faire une, qui plus lard fera autorité
pour le moine Nicolas de Soissous; cf. ibid., col. 1028.
Conclusion de (luibert : « Ceux qui honorent des reli-
ques qu'ils ne connaissent pas, même si elles étaient
d'un saint, ne sont pas sans s'exposer à un grand dan-
ger. S'ils les savenl fausses, ils commettent un énorme
2357
RELIQUES. L'OCCIDENT MÉDIÉVAL
2 358
sacrilège : qu'y a-t-il, en effet, de plus sacrilège que de
vénérer comme divin ce qui ne l'est pas? Ce qui a rap-
port avec Dieu est divin ; et qu'y a-t-il de plus attaché
à Dieu que les saints qui font un seul corps avec lui? »
Guibert revient, il est vrai, un peu en arrière :
« Quelques-uns demandent, écrit-il, s'il est pernicieux
d'honorer une relique pour une autre, ou un saint pour
un autre. Je crois que non : parce que le Seigneur a dit
des saints « qu'ils soient un comme nous sommes un »
(Joa., xvn, 22), et que tous les saints ensemble, sous le
Christ, leur tête, constituent comme un corps identi-
que, parce que « l'esprit qui adhère à Dieu est un avec
«Dieu », et donc honorer les reliques d'un saint pour un
autre saint, ce n'est pas une erreur, puisque tous sont
membres ensemble du même corps. C'est un peu dans
le même sens que la liturgie romaine honore sous le
nom des Quatre couronnés cinq autres martyrs. »
Col. 628. Si même on vénère de bonne foi des reliques
qui n'en sont pas, la prière profite tout de même au
croyant. Col. 629. Mais ces erreurs n'arriveraient pas,
pense Guibert, si on ne tirait pas les corps des saints
de leurs sépultures, si on ne les transportait pas, si on
ne les divisait pas : « cela ne plaît ni à Dieu, ni aux
saints de subir des affronts que les païens eux-mêmes
leur avaient épargnés. Et le pape Grégoire est bien de
cet avis ». Col. 627-628. Les miracles, fussent-ils indé-
niables, ne prouveraient pas toujours l'authenticité
d'une relique : « Le miracle peut se produire par le
mérite d'un autre saint dont c'est la relique, ou même,
si ce n'est pas la relique d'un saint, c'est la foi des
croyants qui exige ce qu'ils espèrent. Mulla enim Jieri
possunt, non lam ejus merilo per quem privrogatur, quam
illius cui impendilur. » Col. 663. Enfin, les reliques
même authentiques, ne doivent pas être placées froide-
ment «dans ces pyxides d'ivoire ou d'argent, »col. 627;
à plus forte raison, ne faut-il pas « enlever les saints à
leur repos pour l'amour des offrandes quotidiennes »,
ni les livrer aux processions et ostensions continuelles
dans une atmosphère de mercantilisme, sinon de char-
latanisme. Col. 621 et 666. Tel est ce traité des reli-
ques, si inégal, plein de justes remarques et de considé-
rations qui le sont moins, à qui son outrance même
enleva une bonne part de son influence.
Les mêmes critiques eurent plus d'écho, du moins
dans les monastères, quand elles furent reprises par
saint Bernard contre les abus des clunistes : « Les
reliques recouvertes d'or en mettent plein les yeux,
saginantur oculi, et ouvrent les porte-monnaie! On
fait l'ostension d'un beau saint, d'une belle sainte,
et on la croit d'autant plus sainte qu'elle est mieux
peinte ! Voilà les gens qui s'empressent à baiser la
relique : on les invite bien à adorer, mais ils songent
plutôt à admirer l'œuvre d'art qu'à vénérer des
choses sacrées. » Apolog. ad Guillelmum abbal., P. L.,
t. clxxxii, col. 915. La théologie ne doit rien de cons-
tructif à saint Bernard ; mais nous avons un vrai traité
sur ce sujet, un long sermon dogmatique, de son anta-
goniste, l'abbé de Cluny, Pierre le Vénérable. Serm.,
iv, P. L., t. clxxxix, col. 998-1006. Il le prend sans
doute de trop haut : du geste de Marie-Madeleine, il con-
clut : « Le Sauveur, en approuvant Madeleine, a fermé
la bouche aux fous, il a montré par l'exemple de son
corps, qu'il faut honorer les corps des saints. » Mais la
suite de son argumentation mérite l'attention : c'est
déjà une thèse scolastique. Première preuve, de raison:
d'abord quoi d'étonnant que la chair unie à l'esprit,
en unité de personne, pour servir le Créateur, doive
être vénérée même après le départ de l'âme, puisque
les habits eux-mêmes, les vêtements de la chair, nous
paraissent vénérables? Voilà l'énoncé de la thèse.
Deuxième preuve, de tradition : « C'est la coutume de
l'Eglise de les entourer de cette pieuse affection ; et quand
elle ne peut avoir de reliques des corps saints, elle exerce
DICr. DE THÉOL. CATHOL.
sa dévotion sur des fragments de leurs vêtements. Elle
console ainsi son désir, elle qui aspire de toute la fer-
veur de son âme à la société des saints, elle trompe un
moment sa faim avec leurs habits et leurs souvenirs. »
On remarquera ici une pensée, bien rare au Moyen Age,
et voisine de celle de saint Augustin : les reliques ina-
nimées, ne sont pas uniquement des parties de la per-
sonne du saint, elles sont pour les dévots des souvenirs
de lui. « Tout cela », ajoute-t-il pour répondre à une
objection de superstition, « tout cela se rapporte à la
gloire de Dieu. D'ailleurs l'Église épouse en tout le
jugement de Dieu; or elle s'étudie à honorer de mille
manières sur la terre ceux qu'elle croit glorifiés par
Dieu même dans les cieux ». Vient ensuite la preuve
d'Écriture : « Et pour que tout ce qui est dit ici reçoive
confirmation de l'oracle divin, écoutez, sur ce sujet, la
Sainte Écriture qui ne trompe personne » : il cite alors
Luc, vin, 46 et xx, 38, Actes, xix, 12. Mais c'est avec
réserve qu'il utilise l'Ancien Testament, IV Reg., n, 14.
« Pour montrer le mérite éminent d'Élie, Dieu a montré
sa puissance par un miracle éclatant opéré par son man-
teau. » Col. 1002. Il arrive ainsi à la preuve dernière :
« par les miracles innombrables que Dieu fait en leur
faveur, il montre bien que nos saints sont vivants ».
Col. 1003. Voici la conclusion de ce petit traité : « Donc
les vêtements et toutes autres reliques des saints sont
vénérables, non pour elles-mêmes, mais pour l'honneur
des saints eux-mêmes, tout ainsi que les saints, non
par eux-mêmes mais par la grâce de Celui qu'ils ont
servi, sont devenus grands au ciel et sur la terre. »
Col. 1002. Les fruits de la dévotion aux saintes reli-
ques, sont l'exemple et la protection des saints, pourvu
qu'on les prie « dans la charité ». Col. 1004. L'abbé de
Cluny réfute également Pierre de Bruys qui niait le
culte des reliques.
4° Enseignement officiel du i.\e au xme siècle. —
1. Les conciles généraux du Latran n'eurent rien w
ajouter à la doctrine du IIe concile de Nicée; la doc-
trine des reliques n'était d'ailleurs pas attaquée; mais
le culte donnait lieu à des abus criants. Le IVe concile
du Latran (1215) se fait l'écho de ces préoccupations :
can. 62 : « Les reliques nouvellement trouvées, qu'on
ne les honore qu'avec la permission de l'évêque. Quant
aux prélats, que désormais ils ne laissent plus ceux qui
viennent par dévotion à leurs églises se faire tromper
par des inventions vaines ou de faux documents,
comme on en a pris l'habitude en beaucoup d'endroits,
occasione quseslus, par l'appât du gain. » Mansi, Loncil.,
t. xxn, col. 1049-1050.
2. L'expression la plus haute du magistère de
l'Église à cette époque du Moyen Age, ce fut la litur-
gie : liturgie romaine et liturgies locales.
La liturgie romaine n'avait pas de fête des reliques
proprement dite, mais le sacramentaire envoyé par le
pape Hadrien à Charlemagne et adopté, avec des addi-
tions, par les Églises de l'Empire franc, portait au
13 mai la messe de Sancla Maria ad Martyres, qui com-
mémorait la dédicace du Panthéon de Rome et qui
était un office aux reliques des martyrs. D'autres
oraisons du Sacramentaire grégorien ont peut-être
connoté originairement la présence des saints tom-
beaux : Processi et Marliniani gloriosis confessionibus
circumdas et prolegis (2 juillet): Quos in apostolicœ
confessionis pelra solidasti (28 juin); mais elles ont à
coup sûr perdu très vite ce sens local et matériel.
L'ordinaire de la messe romaine nous a conservé
dans ses enclaves les plus anciennes, l'écho de la dévo-
tion des Églises du Moyen Age pour les reliques des
saints placées dans l'autel du sacrifice. Dès que le
prêtre monte à cet autel — c'est-à-dire puisque les
prières préliminaires furent à l'origine d'usage privé —
dès qu'il commence la messe, avant même de saluer les
fidèles du Dominus vobiscum, il salue les reliques de
T.
XIII. — 75.
2359
RELIQUES. L'ENSEIGNEMENT DE L'ÉCOLE
23G0
l'autel. Autrefois sans doute - - et aujourd'hui encore
l'évèque à l'office pontifical il baisait en ce moment
le livre des Évangiles. Quand il a baisé les reliques de
l'autel, vers le vi° siècle, il a dû d'abord ne prononcer
aucune prière; comme il le fait encore au Vendredi
saint : le geste suffisait pour marquer le culte tradi-
tionnel. Depuis le XIIe siècle au moins, il récite la for-
mule : Oramus le per mérita sanctorum, quorum reli-
quim hic suni, ut indulgere digneris omnia peccata mea,
qui a l'avantage de proclamer le caractère de sacra-
mental que l'Église reconnaît au baiser des reliques.
Avant d'en venir à cette formule stéréotypée, dès le
xe siècle, les Eglises germaniques utilisaient des foi-
mules de sens équivalent. Lebrun, Explication des
prières de la messe, édit. 1829, p. 1 13.
Dans la suite de l'avant-messe, avant la collecte,
avant l'offertoire, se maintient, pour le prêtre, la
conjonction entre le baiser de l'autel et le Dominus
oobiscum, c'est-à-dire comme une certaine préséance
fin salut aux reliques sur le salut au peuple. A la fin
de l'offertoire du missel de saint Pie Y a pris place
une autre prièie, venue sous diverses formes du bas
Moyen Age : Suscipe, sancta Trinitas, où un regard est
donné aux saints présents par leurs reliques : et islo-
rum et omnium sanctorum. Plus aucune allusion à
notre culte dans la partie ancienne du canon romain :
c'était à prévoir.
L'office canonial, dans sa partie psalmique, et de
même L'antiphonaire et le lectionnaire de la messe,
enchaînés au texte des psaumes ou des livres sapien
tiaux, ont du se contenter de très rares allusions aux
reliques des saints. Trop heureux de trouver dans
l'Ecclésiastique, xliv, 11, la phrase. Ccrpora sanctorum
in puce sepultu sunt et vivent nomina corum in genera-
tionem et genendionem, ils en ont fait un usage répété :
antienne 3 et répons du commun actuel de plusieurs
marlyrs, Alléluia de la messe Jntret, etc. La piété
s'exprimait plus à l'aise dans des pièces que l'Église
romaine a tolérées longtemps sans les admettre dans
son office : les Actes anciens et nouveaux des martyrs
et les homélies des docteurs du Ve siècle, enfin et sur-
tout les hymnes triomphales des ixe et x"1 siècles.
Dans ces hymnes mêmes, comme dans le reste de
l'office, il faut se garder de prendre les accents de
triomphe pour les martyrs comme des professions de
piété pour leurs reliques : c'est le cas, dans l'hymne
ambrosienne Rex gloriose marlyrum pour les mots :
Trophma sacra pangimus, Ignosce quod deliquimus.
Mais il y avait une hymne célèbre qui chantait sans
aucune amphibologie les gloires de la relique de la
Passion : le Vexilla régis de Fortunat, avec cette stro-
phe : 0 crux une! spes unica. Hoc Passionis tempore.
Auge piis juslitiam, Reisque doua veniam. Sur quoi
saint Thomas fait celle réflexion : « Nous donnons à
la croix un culte de latrie, puisqu'en elle nous plaçons
notre salut... Nous lui rendons la même adoration
qu'au Christ lui-même : c'est pourquoi nous nous
adressons à la Sainte Croix et nous la prions comme
le crucifié en personne. » Sum. thcol., [II», q. xxv, a. I.
D'ailleurs la liturgie avait d'autres expressions que
des textes revenant a jours fixes. La place des reliques
dans les autels et sur les autels était une prescription
officielle très significative d'un culte liturgique; celle
d'enlever les reliquaires portatifs au moment du sacri-
fice ou de les voiler en présence de la sainte hostie,
marquait sagement les limites OÙ devait s'arrêter un
culte de dulie
La translation des reliques dans l'autel était une
cérémonie rare, mais très expressive: elle constituai!
la partie essenl [elle et très solennelle de la consécration
de l'autel et de l'église. La partie rituelle de la céré-
monie rappelle au théologien actuel la grande véné-
ration que professa toujours l'Église catholique pour
les reliques parfois bien minimes qu'elle met à la place
d'honneur dans la pierre du sacrifice. Autrefois les
Églises gallicanes réservaient plutôt la solennité pour
le tombeau où elles prenaient les sancluaria destinés
au nouvel autel : on y célébrait des vigiliœ, avant la
dédicace, selon le témoignage de Grégoire de Tours.
Dans les Or, Unes romani anciens, la pompe liturgique
ne comportait pas de vigiles, mais commençait avec
la procession de translation. La liturgie romano-galli-
cane, depuis Charlemagne, a fusionné les deux rites,
accumulant ainsi les marques d'une dévotion non
équivoque. Mais à cette époque, elle jouait plutôt un
rôle modérateur et permettait à tous de s'instruire aux
accents d'une liturgie si sûre de ses enseignements jus-
que dans son enthousiasme, et si prudente à maintenir
au culte des reliques son caractère relatif et theocen-
trique : « Ébranlez-vous, Saints de Dieu, de vos de-
meures; hâtez- vous vers les lieux qui vous sont pré-
parés... Levez-vous, Saints de Dieu, de vos demeures-
sanctifiez les lieux, bénissez le peuple, et nous, hommes
pécheurs, gardez-nous en paix. Met lez-vous en marche.
Saints de Dieu, entrez dans la cité du Seigneur: car une
église neuve vous a été édifiée, où le peuple doit adorer
la majesté divine, etc. » La procession, précédée de la
croix, la civière des reliques portée par des prêtres, et
faisant le tour de l'église, à l'imitation de l'arche
d'alliance, les onctions de saint chrême à l'intérieur et
à l'extérieur du sépulcre destiné à recevoir ces saintes
reliques, le souvenir enfin que, chaque année, la litur-
gie ramène de ses sanctuaires, lot sanctorum decorari
reliquiis, tout cela maintenait dans le peuple la commu-
nion des âmes avec leurs modèles célestes et avec
Jésus-Christ leur chef.
5° L'.nseignement des théologiens scolastiques. — En
présence d'une doctrine bien établie dans la cons-
cience de l'Eglise enseignante et d'un usage passé
dans la pratique des fidèles, les premiers sommistes
auraient dû faire une étude philosophique de la ques-
tion. Mais Piene Lombard ne lui ayant pas donné
place dans ses Sentences, ses commentateurs se sont
bornés à stigmatiser les abus dans le culte et à marquer
le caractère relatif du culte en question. Ainsi saint
Bonaventure, qui pourtant ne donne pas de nom spé-
cial à ce culte : « Aux images donc et aux reliques est
due aliqua reverentia sibi competens; mais à Dieu seul
est réservé le culte de latrie ». De seplem donis Spirilus
sancti, édit. Vives, t. vu, p. 604. Dans le même traité,
il énumère volontiers les reliques des saints avant les
saintes images, respectant la hiérarchie que l'Eglise
d'Occident avait maintenue. C'est aux seules images
qu'il reconnaît un caractère purement relatif. Non
enim adpratur signum secundum quod res, sed solum
ipsum signatum; mais il n'ose être aussi catégorique
pour les reliques, auxquelles les chrétiens attachent
une importance intrinsèque : elles se réfèrent aux
saints sicut ad [inem, mais non sicut ad objectum, étant
en elles-mêmes objet de culte. In Sentent.. 1. 111,
dist. XXVII, a. 2, q. IV, éd. Vives, t. iv, col. 619.
Saint Thomas d'Aquin, qui n'avait donné que des
remarques de détail sur ce sujet, dans son Commentaire
des Sentences, comme dans son Compendium theologiiv,
s'est décidé, dans la Somme théologique, à lui donner
une place à part dans le traité de l'incarnation, place
conservée depuis dans tous les traités systématiques.
Sum. thcol.. III', q. xxv, a. 6.
Dans cet article, après la preuve d'autorité résumée
dans le Sed contra, il y a, comme l'a bien observé
Cajétan, in hune locum, comme trois parties qui se com-
plètent l'une l'autre, et qui embrassent toutes les vues
fragmentaires de la pensée chrétienne, ancienne et
récente : la première est la preuve essentielle, démons-
tration propter quid, (pli s'étend à tout le défini, qui
s'applique à toutes les reliques, quelles qu'elles soient,
2361
RELIQUES. L'ENSEIGNEMENT DE L'ÉCOLE
2362
même simplement représentatives : toute relique est
pour nous un mémorial des saints, aliquid ad sanclos
perlinens; la seconde est une raison plus intime encore,
si l'on peut dire, mais qui ne s'applique qu'aux reliques
réelles : les corps saints ont été sanctifiés, ils sont ali-
quid sanclorum: enfin la troisième partie, simple
appendice de la démonstration, n'est qu'une preuve
quia : Dieu fait des miracles devant les reliques des
saints, qui pour autant se manifestent comme aliquid
Dei. Tout l'article va à démontrer que les reliques sont
en relation avec les saints, avec le Christ et avec Dieu;
mais les réponses de saint Thomas sont différentes,
comme il se doit, selon qu'il envisage les reliques en
général en rapport avec les fidèles, les corps des saints
en rapport avec les saints eux-mêmes, et ces mêmes
reliques en rapport avec Dieu.
a) La première preuve prend résolument son point
de départ dans le vif du sens humain : « Celui qui est
affectionné pour quelqu'un, vénère aussi les choses que
cette personne a laissées d'elle-même après sa mort »;
vue profondément humaine, qui était sous-jacente à la
pensée des anciens docteurs, pour lesquels la relique
était le saint lui-même, mais que saint Augustin avait
mise en lumière; pour lui, comme pour saint Thomas,
la relique est un intermédiaire sans doute, un succé-
dané, mais concret et permanent de l'être aimé; bien
loin de faire écran, elle maintient le contact avec lui.
Aussi est-ce cette bL'lle pensée de saint Augustin, De
Civit. Dei, 1. I, c. xm, que nous voyons reparaître
après un long oubli, dans la théologie des reliques.
Sans doute le saint docteur retendait à toutes les
relations d'amitié, aussi bien au culte familial des
défunts qu'au culte religieux des saints; et c'est bien
ainsi que la prend saint Thomas, qui en fait la majeure
de son raisonnement. « Or, continue-t-il, nous devons
avoir de la vénération pour les saints de Dieu », pour
quatre raisons qui se commandent l'une l'autre : ce
sont des membres du Christ, et donc les fils de Dieu,
fils de Dieu et donc les amis de Dieu, amis de Dieu et
donc intercesseurs près de Dieu pour nous. C'est,
mise en ordre plus théologique, l'énumération que le
Damascènc avait faite des titres des saints. Ceux-ci
donc sont les vrais objets de notre vénération; leurs
reliques ne sont que l'occasion, l'excitant et le signe
de cette vénération. Nous devons donc, en souvenir
d'eux, vénérer dignement tout ce qu'ils nous ont laissé. »
Il y a bien une relation réelle — ■ puisque c'est une vraie
relique — entre cet objet et le saint qui nous l'a
laissé, et c'est cette relation qui nous permet de
l'atteindre en lui et par 'ui. Cependant cette relation
n'ayant pour but que de rappeler le souvenir du saint
à notre pensée, est conçue ici par saint Thomas comme
purement morale. Il ne suppose aucune sanctification
de la relique, il ne lui reconnaît aucune dignité intrin-
sèque. Aussi n'a-t-il pas jugé utile de reprendre l'as-
sertion du pseado Augustin, que « les chaînes de saint
Pierre eussent été sanctifiées au contact de ses mem-
bres, o II suflit que la relique ait eu un rapport, aussi
lumsitoire et banal qu'on voudra, avec le saint qu'on
honore : elle sera efficace dès lors « pour exciter à
l'aimer et pour signifier l'amour qu'on a pour lui ».
Suarez, Opéra omnia, édit. Vives, t. xvm, p. (355. Celte
relation se retrouve donc dans les reliques les plus
parcellaires et dans les simples reliques représentatives,
c'est-à-dire « dans toute espèce de reliques », reliquias
quidescumque. Et quel culte rendrons-nous à ces reli-
ques? Honore congruo venerari debemus. Saint Thomas
ne précise pas plus que saint Honaventure; mais la
portée de cette première preuve ne revendique pour
elles qu'un culte relatif, comme le rôle qu'elles tiennent
à notre égard, qui est celui d'un miroir ou d'un mémen-
to; notre vénération ne s'arrête donc pas à elles, et
cependant pas;e par elles: elles ne la reçoivent en
quelque sorte que pour la transmettre aussitôt aux
saints dont elles tiennent la place et « nous rappellent
le souvenir ».
b) La seconde preuve de saint Thomas est d'ordre
plus strictement objectif : elle est prise de la réalité
physique de certaines reliques, et va à leur reconnaître
une dignité et sainteté intrinsèques; mais elle n'est
appliquée expiessément qu'aux corps des saints. Cette
dignité propre aux corps des martyrs était une chose
entendue depuis longtemps, quoique obscurément, par
la dévotion populaire, et elle avait été revendiquée par
saint Augustin déjà, dans le texte cité, mais plutôt
par une considération a fortiori : « Si le vêtement d'un
père est cher à ses enfants qui ont pour lui de l'atta-
chement, ils ne doivent aucunement mépriser son
corps même, qui lui fut, à lui, beaucoup plus familier
que toute espèce de vêtements; son corps fait partie
en effet de sa propre nature d'homme. » La pensée
du docteui africain se tournait insensiblement des
rapports d'amitié des enfants pour leurs parents, aux
rapports d'unité des hommes avec leurs propres corps.
Saint Thomas reprend la même direction de pensée, et
considère les reliques corporelles en elles-mêmes; mais
sa démonstration est d'autant plus neuve qu'il analyse
plus profondément la part nécessaire du corps des
saints dans la sainteté des saints en tant que tels :
« Nous devons surtout honorer leurs corps qui furent
les temples et les organes du Saint-Esprit habitant et
opérant en eux, et qu'au corps du Chiist ils doivent
être configurés par la glorieuse résurrection. » Temples
et instruments de l'Esprit-Saint dans leur personne
tout entière, dans leur âme principalement, et appelés
ainsi à la gloire future, ils le sont secondairement dans
leurs corps restés sur la terre. C'est dire implicitement
que ces corps eux-mêmes, que ces reliques de premier
ordre, ont reçu et conservent une sanctification intrin-
sèque, et donc que \'lwnor congruus qui leur est dû de
ce chef, s'arrête en partie à ces corps saints, à cause de
leur éminente dignité. Bien plus que la bénédiction de
l'Église, ils ont reçu la sanctification de Dieu. Il y a là
une considération particulière aux reliques réelles, qui
leur assure une place plus haute dans notre estime
que toutes les images des saints : et c'est là ce qui
justifie le rang privilégié que les docteurs du Moyen
Age ont toujours assigné, du moins en Occident, au
culte des reliques au-dessus de celui des images. Saint
Thomas voit-il dans cette sainteté des reliques corpo-
relles le fondement d'un culte absolu quoique infé-
rieur à celui que nous devons au saint lui-même? Il y
aurait moins répugné assurément pour les reliques que
pour les saintes images; car, pour lui comme pour le
peuple chrétien, les corps saints, même considérés ul
res, étaient aliquid sancti et aliquid sanctum. Peut-être
aurait-il admis la distinction de saint Honaventure :
les reliques corporelles sont l'objet d'un certain culte,
sans en être la fin. Sans doute, à l'article 3 de la même
question, il enseigne que « la révérence n'est due qu'à
la créature raisonnable », et à l'article 5, il dit que « les
créatures insensibles sont incapables d'être vénérées
pour elles-mêmes »; à la solution 2 du présent article, il
précisera bien que le culte chrétien ne peut s'arrêter
finalement à un corps inanimé, mais bien à l'âme des
saints et à Dieu, leur maître. Or ces principes vont à
dire que l'excellence des saints est la raison première
et la fin du culte rendu à leurs reliques. Mais celles-ci
ne peuvent-elles être vénérées avec le saint lui-même,
comme on honore d'un même culte le roi et son vête-
ment? En fait, saint Thomas ne s'est pas posé, comme
pour les saintes images, cette question précise : doit-on
rendre aux saints et à leurs reliques le même culte
spécifique? Mais le principe qu'il énonçait plus haut :
le culte s'adresse toujours à la personne, peut se com-
pléter par cette mineure : or les corps des saints sou-
2363
RELIQUES. L'ENSEIGNEMENT DE L'ÉCOLE
2 304
tenaient jadis avec leur pei sonne un rapport d'iden-
tité; ils doivent être englobés dans le même culte. Delà
une conclusion, non exprimée, que le corps saint mérite
d'être honoré pour lui-même: il est l'objet partiel,
quoique très secondaire, du culte que l'on rend aux
saints.
c) La troisième preuve est présentée comme une
conséquence de la précédente : Unde et ipse Deus hujus-
modi reliquias convenienter honorai, in corum prœsenlia
miracula faciendo : l'intervention de Dieu en faveur des
reliques est un simple signe, mais irréfragable, de leur
dignité. On remarquera d'un côté l'assurance avec
laquelle l'auteur fait appel à ces miracles, admis par
tous, d'un autre côté, la réserve qu'il met à en expli-
quer la causalité : puisque ce sont des miracles, ils sont
opérés par Dieu; puisqu'ils sont faits « en présence des
reliques », celles-ci en sont l'occasion, mais peut-être à
cause de la dévotion des fidèles et de leurs prières au
saint du lieu; saint Thomas ne dit pas que les reliques
soient la cause instrumentale des miracles.
d) Les trois réponses aux objections précisent les
caractères du culte des reliques : 1. culte d'honneur,
culte de dulie et non de latrie, « comme, dit-il, celui que
les païens rendaient à leurs morts » (?). 2. Culte dû à
des corps inanimés, « non à cause d'eux, mais à cause
de l'âme qui leur fut unie jadis et qui maintenant jouit
de Dieu, et à cause de Dieu, dont l'âme et le corps
furent les serviteurs ». "Voilà pourquoi, Dieu étant
l'objet final de cette vénération, saint Thomas tolère,
sans bien la comprendre, l'expression si fréquente chez
les docteurs grecs : adoration des reliques; et c'est à
cause de ce respect qu'il a de la tradition grecque qu'il
ne donne pas une réponse tout à fait négative à sa
question liminaire : « Les reliques des saints doivent-
elles être de quelque manière adorées? » 3. Culte qui
unit dans la même vénération le saint et tout ce oui
appartient à sa personne : son corps vivant autrefois
et son corps inanimé maintenant : voilà bien la portée
lointaine de la deuxième partie de la thèse ; mais elle se
heurtait à une objection métaphysique. « Un corps
mort n'est pas de même espèce que le corps vivant?
Il n'est donc pas numériquement le même. On ne doit
donc pas, après la mort d'un saint, vénérer son corps. »
La difficulté est sérieuse et exige une réponse, si la
relique corporelle doit être objet de culte. Voici la
solution un peu trop résumée de saint Thomas' : «Le
corps mort d'un saint est le même que son corps vi-
vant... du point de vue de l'identité de la matière,
laquelle doit être à nouveau réunie à l'âme, sa pre-
mière forme. » Nous dirions : le corps saint a perdu son
principe vivant, mais il reste tout de même constitué
par les mêmes molécules de matière, qui furent jadis
sanctifiées par l'âme et qui seront un jour revivifiées
par elle.
Dans l'article 4 de la même question, saint Thomas
étudie le cas d'une relique d'une excellence particu-
lière : la vraie croix de Notre-Seigneur. 11 y explique
mieux encore et le caractère relatif qu'il reconnaît au
culte des reliques et à celui îles images et la supériorité
des premières sur les secondes. ■ L'honneur ou révé-
rence n'est dû qu'à la créature raisonnable; et ce n'est
qu'à cause d'elle que l'on honore la créature insensible.
On le fait d'ailleurs pour un double motif : soit parce
qu'elle représente la nal lire raisonnable, soit parce
qu'elle lui est jointe de quelque façon, in quantum ri
quoeumque modo conjungilur. Pour le premier motif,
les hommes ont coutume de révérer l'image d'un roi;
pour le second, ils vénèrenl son vêtement. A ces deux
sortes d'objets insensibles les hommes rendent le
même honneur qu'au roi lui-même. • On saisit déjà
comment le culte des images et celui des reliques
prennent leur racine dans le sens humain, et Comment
la raison formelle des unes et des autres est diverse;
mais elles se trouvent réunies dans la croix de la
passion : « Si nous parlons de la croix même sur la-
quelle le Christ a été crucifié, elle nous est vénérable
des deux manières; premier motif, parce qu'elle nous
représente la figure du Christ étendu sur elle » : voici
son rôle d'image; et voilà son rôle de relique : « Second
motif, parce qu'elle a touché aux membres du Christ
et qu'elle a été toute inondée de son sang. Aussi d'une
façon comme de l'autre, la vraie croix est adorée d'une
rm me adoration avec le Christ. Et à cause de cela
aussi, nous nous adressons à la croix et nous la prions
comme le Crucifié en personne. » Sum. theol., IIIa,
q. xxv, a. 4. Pour saint Thomas donc, qui étudie tou-
jours les choses du point de vue le plus formel, la rai-
son de relique est distincte absolument de la raison
d'image : celle-ci représente son prototype à l'esprit,
elle en retrace la figure, tandis que celle-là en conserve
sinon la forme, du moins les éléments matériels. Mais,
si cette forme matérielle de la relique peut fournir à
l'esprit un rappel du saint qui l'a laissée, ce qui était
relique peut prendre raison d'image. Et l'on voit que
saint Thomas n'exige pas une conformité plastique,
puisque, pour la vraie croix, son seul aspect <• repré-
sente » à l'imagination « l'image du Christ qui fut
étendu sur elle ». A ce titre, on pourrait même dire
que toute relique a plus ou moins raison d'image, non
pas par origine exemplaire, et similitude de figure, mais
par similitude de matière et par origine naturelle.
La raison formelle de relique est expliquée éga-
lement par saint Thomas dans toute sa généralité par
ces mots : alio modo in quantum ei quoeumque modo
conjungilur. Cette conjonction, il l'entend d'une rela-
tion réelle, non seulement exemplaire et représenta-
tive comme pour l'image, mais physique, par contact,
par habitation, etc., pour constituer « une conjonction
de quelque façon ». Mais l'exemple qu'il prend du
vêtement du roi explique bien que cette jonction peut
être naturelle ou artificielle, habituel le ou momentanée.
Et les deux choses se réalisent pour la relique de la
vraie croix : 1° Ex conlaclu ad membra Chrisii, contact
passager, et 2° Ex hoc. quod ejus sanguine est perfusa,
contact permanent. C'est la justification applicable à
toute relique dite « représentative », linge imbibé du
sang d'un martyr, ou objet ayant touché réellemert,
à son corps. Bien entendu, la relation serait beaucoup
plus intime si la relique, réelle celle-là, avait appartenu
à la personne du saint ; comme le remarque saint Tho-
mas, toujours à propos de la vraie croix : « Bien qu'elle
n'ait pas été unie personnellement au Fils de Dieu »,
par exemple comme le Saint-Sang, « la croix du Christ
lui fut cependant unie d'une certaine manière di lié-
rente, à savoir [par représentation et] par contact : et
pour ce seul motif on lui doit la vénération.» Ibid.,
ad 2"m.
La solution suivante, dans le même article, montre
bien comment saint Thomas envisage la relation de
relique par contact, aussi bien à propos des saints que
de Notre-Seigneur : il suffit que le contact soit réel et
local; mais, par le fait même, les exemplaires de ces
reliques ne sont pas indéfiniment multipliâmes par
voie d'imitation, comme pour les saintes images, qui
peuvenl être une image d'image. « Quant à cette raison
de contact avec les membres du Christ , nous adorons
non seulement la croix, mais aussi tout ce qui a été
[en relation réelle | avec le Christ. C'est pourquoi le
Damascène écrit au IVe livre [De la foi orthodoxe,
c. ii ] : « Le bois précieux [de la croix ), parce (pie sanc-
tifié par le contact du corps sacré et du sang, doit être
adoré dignement, mais aussi les clous, les vêtements,
la lance; «le même les saintes demeures où le Christ a
séjourné. » Mais ces dernières reliques ne représentent
pas l'image du Chrisl comme la croix, qui est appehe
dans l'Écriture « le signe du Fils de l'homme qui appa-
2365
RELIQUES. APRÈS LE CONCILE DE TRENTE
2366
raîtra dans les cieux », comme il est dit, Matth., xxtv,
30. Ainsi pour le saint Docteur, en conformité avec le
sentiment chrétien, la croix a raison de relique du
Christ, mais aussi d'image, tandis que d'autres reliques
du Christ, comme la sainte lance ou les clous de la
passion n'ont pas raison d'image; aussi des clous
imités des clous authentiques ne sont plus de vraies
reliques, et ce ne sont point des images du Christ;
tandis que des croix quelconques sont encore de vraies
images dignes de culte. « Aussi rendons-nous un culte
de vénération à toute représentation de la croix du
Christ en quelque matière qu'elle soit, mais non à des
imitations des clous ou d'autres instruments de la pas-
sion. » Ibid, ad 3um. Cette distinction entre la Sainte-
Croix et la Sainte-Lance font supposer que, pour saint
Thomas, il y a pareillement des reliques des saints qui
en sont aussi des images, tandis que d'autres n'en sont
pas. Ce sera toujours la différence que la saine dévotion
catholique mettra entre un corps saint, une relique
insigne, qui représentent parfois le saint si vivement,
et une poussière d'os qui ne dit rien aux yeux.
Saint Thomas fait une brève mention, d'un ton
presque détaché, Summ. theol., IIIa, q. Liv,a. 2, ad3um,
« du sang du Christ qui est conservé comme relique
dans quelques églises », par exemple à l'église du Saint-
Sang de Bruges, célèbre par ses pèlerinages. La réserve
avec laquelle il s'exprime sur l'origine de ce sang et son
authenticité parfois discutable es'- à re.narq 1er. Cela
ne l'empêche pas d'y voir des reliques dignes de véné-
ration : « Ce sang est conservé dans certaines églises
comme reliques; mais il n'a pas coulé du côté du
Christ : c'est par miracle qu'il a coulé, dit-on, dicitur,
de certaine image du Christ frappée » par des juifs ou
des impies. Dans le culte des reliques, dit-il encore, il
faut se garder des pratiques superstitieuses, soit par
des excès dans les marques de vénération, soit par
« quelque vaine observance, qui ne va pas à la révé-
rence de Dieu et des saints. » IIa-IIœ, q. xcvi, a. 4,
ad 2um. Suarez y verra « matière à sacrilège ». Opéra
omnia, édit. Vives, t. xm, p. 617.
Sauf les commentateurs de saint Thomas, les autres
théologiens scolastiques des xive et xve siècles n'envi-
sagèrent guère la question des reliques que du point
de vue moral, se bornant à reproduire sans les appro-
fondir, les raisons dogmatiques, traditionnelles désor-
mais dans l'École. Voici, qui les résume assez bien, une
page du compilateur Denys le Chartreux : « Comme
l'avoue Pierre d'Ailly dans son livre De ecclesiaslica
poleslale, la vérité de la foi catholique tient le milieu
entre deux erreurs opposées. Sur ce sujet de la véné-
ration des reliques, il y a également deux excès à
éviter : les uns, en effet, Eunome et Vigilance après lui,
prétendent qu'il ne faut donner aucune révérence aux
reliques des saints. Les autres, à leur égard, se montrent
superstitieux, pensant honorer les saints par des pra-
tiques qui leur déplaisent, comme des usages extra-
vagants ou charnels, des pompes exagérées, des ori-
peaux curieux, des beuveries sans frein et des excès
de tous genres. Tout cela est contraire à la loi natu-
relle comme à la loi divine. » Dionys. Carlus. opéra
omnia, t. xxxvi, p. 201. L'auteur résume honnêtement
les raisons données par saint Thomas; mais aux mi-
racles de Dieu en faveur des reliques, il ajoute cette
variante : « Enfin les âmes des saints, qui jouissent
maintenant de Dieu dans la béatitude, aiment leurs
propres reliques, les honorent et viennent les visiter;
ils accordent de nombreux bienfaits aux villes et aux
hommes qui les conservent respectueusement et les
honorent comme ils le doivent. » Loc. cit., p. 202.
« Contre les précédents abus, le Corpus juris a ful-
miné », continue-t-il et le Chartreux cite pêle-mêle les
vrais conciles et les Fausses Décrétales, d'après le
Décret de Gratien.
VII. Le concile de Trente et les théologiens
postérieurs. — 1° Le déc-el du concile de Trente. — ■
Les précurseurs de la Réforme avaient, dès le xive siè-
cle, protesté contre le culte rendu aux saintes reliques,
unissant dans une même réprobation des abus trop
certains et des pratiques d'une incontestable légiti-
mité. Devant leurs attaques l'Église n'était pas de-
meurée à court.
Parmi les erreurs de Jean Huss, le concile de Cons-
tance, session xliv, note que celui-ci accuse les prêtres
catholiques « de penser en infidèles de... la vénération
des reliques »; et il demande d'interroger les suspects
« s'ils croient qu'il soit licite aux fidèles de vénérer
les reliques des saints », et de les questionner, si c'est
l'usage du pays « par serment sur les reliques des saints
ou sur le crucifix ». Mansi, t. xxvn, col. 1197; Denz.-
Ban iw., n. 679.
Ces négations et ai Mit renouvelées de Wiclefî; elles
furent reprises au siècle suivant par tous les réformés;
le culte des reliques était, pour Luther, une invention
lucrative de l'Église romaine et se dénonçait comme
contraire à la parole de Dieu dans l'Écriture. Calvin
s'élève contre les fausses reliques, pai exemple les
exemplaires multiples d'un même saint. Contre ces
novateurs, le concile de Trente, session xxv, porte le
décret suivant, qui se tait sur l'argument scripturaire,
mais fait appel à la tradition apostolique, à l'usage uni-
versel, aux condamnations antérieures et aux deux
principales preuves de raison développées depuis long-
temps par les Pères et dans l'École : « Le Saint Concile
mande aux évêques et à tous autres ayant fonction et
charge d'enseignement, selon l'usage de l'Église catho-
lique et apostolique, reçu dès les premiers temps de la
religion chrétienne, d'instruire avec soin les fidèles sur
l'honneur dû aux reliques..., leur montrant que les
corps saints des martyrs et autres saints qui vivent
avec le Christ, qui furent des membres vivants du
Christ et le temple du Saint-Esprit... par lesquels [corps
saints] de multiples bienfaits sont accordés par Dieu
aux hommes, doivent être vénérés des fidèles. » Puis
passant à la condamnation, le concile ajoute aussitôt :
« De telle sorte que ceux qui affirment qu'aux reliques
des saints n'est due ni vénération ni honneur, ou que
ces reliques et les autres monuments sacrés sont inuti-
lement honorés des fidèles, et qu'on fréquente en vain
les mémorise des saints, dans l'espoir d'en obtenir
secours, tous ceux-là doivent être absolument condam-
nés, comme l'Église les a condamnés depuis long-
temps et les condamne encore présentement. » Denz.-
Bannw., n 984, 985.
Encore que le décret ait une allure disciplinaire, qui
le distingue à première vue des habituelles définitions
dogmatiques du concile — la hâte avec laquelle ont été
rédigés ces derniers décrets y est pour quelque chose —
il ne laisse pas néanmoins de mettie in tulo une vérité
qui s'appuie sur des considérants d'ordre doctrinal : la
légitimité et donc la licéité du culte des reliques. Le
concile n'a pas entendu préciser le genre de culte qui
leur était dû ni les raisons qui le fondent; au fait il y
avait sur la matière d'assez amples discussions parmi
les théologiens scolastiques. Ces disputes, après le
concile, vont reprendre; elles sont pour les docteurs
une occasion d'arriver à d'utiles distinctions.
2° Les théologiens postérieurs au concile. — Les pre-
miers polémistes antiluthériens avaient signalé, vaille
que vaille, les réponses topiques à opposer aux argu-
ments des réformateurs. Il faut descendre jusqu'à Sua-
rez, In Sum. theol., disp. LV, éd. Vives, t. xvm,
p. 654 sq., pour trouver un exposé d'ensemble, qui
fasse appel aux divers lieux théologiques, et une dis-
cussion proprement scolastique.
Visiblement les textes scripturaires empruntés à la
Genèse c. l et à l'Exode, c. xm (translation des corps
236?
RELIQUES. LES THEOLOGIENS RECENTS
2368
des patriarches), aux Actes, c. vm (sépulture honorable
donnée au diacre Etienne), ne viennent ici que connue
un modeste appoint. Ni sont d'ailleurs à peine discutés.
Après un bon article sur la tradition ancienne des
grandes Églises de Rome, d'Antioche, de Constant i-
nople et de. Milan, Suarez inaugure la série des saints
Pères par les Clémentines, 1. VI, c. xxx, et les Consti-
tutions apostoliques, qui ne prouvent (pie pour le
ive siècle. Les miracles de Dieu en faveur des reliques,
que saint Thomas avait prudemment donnés comme
'■ opérés en leur présence », Suarez les donne comme
« faits par les reliques, tamquam per divina organa • :
c'est une nuance d'idée conforme à la tournure prise
par l'enseignement ordinaire. A la série des définitions
conciliaires citées plus haut, l'auteur ajoute un concile
de Mayence, can. 51, et surtout le concile de Trente,
sess. xxv, decr. 2, que nous venons de donner. Les
raisons théologiques du commentateur sont celles
de la Somme, avec quelques modifications plus ou
moins intentionnelles : en tète de la démonstration, la
preuve tirée de la dignité intime des corps des saints,
i qui furent les temples des saintes âmes »; puis, le
motif augustinien remployé par saint Thomas et com-
plété ainsi par Suarez : « conserver des reliques est un
signe d'amour pour les saints, et elles excitent à ce
même amour à leur égard ». L'analogie de la foi fournil
à Suarez une considération nouvelle : ' Les reliques
des saints ont avec eux une relation plus étroite que
les images, et » — même comme simples mémorise
« elles les représentent mieux. Or les images saintes
ont droit à notre culte... » Parmi les objections clas-
siques de Suarez, une seule est à retenir; la dernière de
celles de saint Thomas; celui-ci l'avait posée sur le
terrain métaphysique, mais Suarez la ramène délibé-
rément sur le terrain moral : « Dans les reliques, dit-on,
il ne reste plus [du corps du saint] que la matière
première, et tout au plus la même quantité avec quel-
ques accidents. Réponse : cette difficulté ne doit pas
être traitée métaphysiquement, mais plutôt mora-
lement : ce rapport [que l'on cherche entre les reliques
et le saint] n'est pas une chose physique, ni une rela-
tion réelle, mais une relation de raison, une certaine
dignité morale. » Loc. cit., p. fi5(i. (.'est ici une de ces
positions intermédiaires que le jésuite espagnol affecte
de prendre dans les discussions théologiques : après
avoir mis en tête de sa démonstration l'argument
métaphysique : corpora sanclorum juerunl lempla ani-
marum sanclorum, dont saint Thomas pourtant n'avait
fait qu'un à côté de son article de la Somme, Suarez
propose que l'on remette dans l'ombre cette « chose
physique » qu'est la sanctification des corps saints par
leur « relation réelle avec l'âme », ou mieux, comme,
écrivait saint Thomas, avec le Saint-Esprit. S'il
croyait cette position métaphysiquement intenable, il
aurait mieux fait de laisser tomber la première de ses
preuves; mais, en le faisant, il risque d'abandonner un
lambeau de la théologie traditionnelle; il garde donc
cet argument, qui parle tant à l'imagination et à l'es-
prit de foi, mais, pour lui, l'âme ne donne aux corps
des saints (prune « dignité morale ». Quant au second
argument, le motif d'édification, il fait remarquer
sagement (pie les reliques ne peuvent nous faire ris
souvenir des saints que si elles demeurent reconnais
sables, quamdiu rrs sul> ttili forma conservatur, et (pic,
réduites à quelques grains de poussière, il y aurait, a
vouloir les conserver. < quelque indécence dont il faut
se garder ». Enfin Suarez note, à piopos du danger des
fausses reliques, (pie pour honorer prudemment une
relique neemajor eerliludo exigenda est quam ad aliarum
virtulum acius, nempe privaium lestimonium. Ibid.,
]>. 058.
Parmi les théologiens scolastiques de l'époque mo-
derne, plusieurs avaient fait un choix assez exclusif
entre les raisons données par saint Thomas pour le
culte des reliques, les uns disant qu'elles étaient véné-
rables en elles-mêmes, mais d'un culte inférieur à celui
que l'on doit aux saints, et les autres disant qu'elles
méritent exactement le même culte que leurs proto-
types, culte de dulie mais relatif, quand il s'agit des
reliques, absolu quand il s'adresse directement aux
saints dans le ciel. Bellarmin pose assez exactement le
problème dans le De Hcclesia triumphanti, n, 3, op.
omnia, t. ni, p. 203-211.
Rilluart, De incarnatione, dissert. XXIII, a. 4, pour
accorder les uns et les autres, renvoie à la distinction
qu'il avait faite, loc. cit., a. 3, à propos des images.
« L'image peut être considérée de trois manièies .
1. Matéiiellement, ut est res quœdam... Piise ainsi,
l'image n'a droit à aucune vénération ». Ce premier
point de vue est difficilement applicable aux reli-
ques. 2. Elle peut être considérée très formellement,
in actu exercilo, comme faisant son rôle d'image, qui
est de présenter actuellement l'exemplaire dont elle
tient la place... c'est l'exemplaire même in esse reprœ-
sentalivo, bien que comme objet matériel, elle ait sa
matière, sa figure à elle. 3. L'image peut être envisagée
d'une façon intermédiaire, en tant que chose sainte
destinée au culte des saints, et qui a aussi la vertu de
les signifier : c'est encore, disent certains théologiens,
l'image formellement considérée, non pas toutefois in
actu exercilo, mais in actu signato, non pas comme
représentant actuellement, mais comme représentative
du prototype, à qui elle emprunte une certaine sancti-
fication et quasi-consécration, un peu comme... les
reliques des saints sont dites saintes à cause de la
relation avec la réalité sacrée, qu'est la personne du
saint. »
» Ce point de vue est celui de Suarez, de Sylvius et
d'autres. Kien que saint Thomas, à cet article 3 de la
Somme n'en ait pas fait mention, il en reconnaît ail-
leurs le bien fondé, lia-Il16, q. xcix, a. 3, où il énu-
mère l'ordre de ces réalités saciées : 1. La personne
sainte. 2. Les sacrements, puis, « en seconde place les
vases sacrés pour la réception des sacrements, et les
images saintes et reliques des saints, dans lesquelles
d'une certaine manière les personnes mêmes des saints
sont honorées. »
Rilluart pouvait donc, en bon thomiste, appliquer
sa distinction aux reliques des saints : « Si les reliques
des saints sont saisies d'un même regard avec le saint
dont elles sont les reliques, comme un seul objet total,
le tout est honoré d'un même culte : le saint primario
et propler se, les reliques secondairement et à cause du
saint. De même, dit le saint docteur, nous vénérons
du même respect le roi et son vêtement : d'où il conclut
qu'une cioix quelconque est adorée d'un culte de
latrie, bien entendu latrie respective, comme nous
l'avons expliqué ci-dessus pour les images; la même
raison existe pour les reliques considérées en ce sens.
Si au contraire on les considère précisément dans la
relation qu'elles ont avec le saint dont elles sont les
reliques, en tant qu'elles furent quelque chose de lui
ou qu'elles l'ont touché, comme nous l'avons dit des
images considérées au troisième point de vue, alors ces
reliques sont honorées d'un culte inférieur qui n'appar-
tient qu'analogiquement et reduclive au genre du
culte [de dulie | donné au saint lui-même. C'est exac-
tement la même solution que pour les saintes images
considérées de la troisième façon ». Billuart, De incar-
natione, disp. XXIII, a. 4.
Pour se rendre un compte exact de cette doctrine, il
faut se dire que le théologien applique non pas maté-
riellement mais formellement aux reliques sa judi-
cieuse distinction concernant les images. Or le rôle
formel de la relique est de conserver un reste matériel
du saint, et non pas simplement d'en représenter la
2369
RELIQUES. LITURGIE MODERNE
2370
pensée. Donc : 1. Si l'on prend la relique au sens le plus
formel, c'est-à-dire in actu exercilo, dans son office
actuel de relique, qui est de conserver quelque chose
du saint et d'en tenir lieu, sous cet aspect tout à fait
formel de conserver matériellement, elle ne se distingue
du martyr vivant et mourant que par le mode d'être
mort et immobile, comme d'ailleurs l'image diffère de
son prototype par la matière et la couleur. Ainsi la
relique, reduplicalive ul reliquiœ, est une même chose
avec le saint qui nous l'a laissée après soi: elle forme
avec lui, objectivement et sans aucun travail d'ima-
gination de notre part, un seul objet total, un seul
terme de vénération. Qui dit relique dit restes d'un
saint; quand on pense au vêtement du roi on honore
le roi. Notre culte est donc le même pour le saint et
pour la relique; mais il atteint le saint in recto, prima-
rio et propler se, et la relique in obliqua, secundario et
propler sanctum; ainsi le culte du saint est un culte de
dulie absolu, et celui de la relique est bien un culte de
dulie mais relatif, et, pour cette raison, inférieur au
culte donné à la personne du saint. Et même, comme
le fait remarquer Billuart à propos des saintes images,
le culte de dulie ainsi accordé à la relique, par le fait
qu'il est indivisiblement le même que la vénération
donnée au saint, ne tient cependant pas de la relique
même cette dignité, mais bien du prototype; tout ainsi
que le même acte de vision béat i tique qui embrasse
Dieu et les créatures, n'est pas formellement béati-
fique du fait qu'il se termine aussi aux créatures, de
même l'acte qui englobe la relique dans le culte du
saint est un acte de dulie malerialiler lantum seu speci-
[icaiive. 2. Mais on peut aussi considérer la relique
•> d'une façon intermédiaire »; comme s'exprime Bil-
luart, et cette fois en elle-même, et pour sa propre
excellence, non pas matériellement certes, comme un
ossement vulgaire ou un morceau de toile, mais formel-
lement déjà, comme un objet sacré destiné à honorer
le saint dont elle nous vient, et apte à en conserver
quelque trace jusqu'à nous : la relique est bien consi-
dérée formellement dans son rôle de conservation,
mais non in actu evercilo, sed in actu signalo, non pas
comme une dépendance actuelle du corps vivant du
saint — cet ossement desséché en est si différent! —
mai* comme une chose sainte qui a été jadis unie avec
la personne du saint si c'est une relique réelle, comme
un objet sacré qui a touché son tombeau, s'il s'agit
d'une relique représentative. De ce contact ou de cette
union, il est permis de croire que la relique a reçu et
détient une certaine sanctification immanente. De
plus elle a reçu les hommages de l'Église et est restée
durant des siècles affectée à son culte. Tout cela fait
que la relique peut être honorée pour elle même: beau-
coup plus facilement que pour l'image, nous pouvons
regarder la relique dans sa dignité propre. Sans doute
nous disons-nous que cet objet, parfois minuscule, doit
toute cette dignité au fait qu'il a été en relation réelle
avec un saint; mais enfin nous le vénérons en lui-
même, comme détenant une consécration particulière,
dérivée originairement de la personne du saint. Dès
lors la relique est honorée d'un culte inférieur à celui
du saint, et qui ne peut être appelé dulie que par ana-
logie. Ainsi l'honneur donné à l'uniforme du roi, quand
le roi est absent, est-il très différent de celui qu'on
donne à sa personne présente. Par cette distinction
dans les points de vue, Billuart explique assez bien les
deux opinions qui divisaient les anciens scolastiques et
les nouveaux théologiens, contemporains du concile de
Trente, comme Sanderus, Catharin et Bellarmin. Il
rend compte également des attitudes diverses des
Pères de l'Église, les uns passant, pour ainsi dire, direc-
tement de la relique au saint qu'elle personnifiait, et
les autres s'arrêtant à considérer en eux-mêmes ces
restes sanglants. Nous avons dépassé largement l'épo-
que du concile de Trente. Mais il fallait réunir tous
ces théologiens spéculatifs et nous avons entendu avec
Billuart un bon résumé de l'enseignement de l'École.
VIII. Les saintes reliques a l'époque moderne.
— 1° La liturgie. — Ni le missel, ni le bréviaire ro-
mains dans leur état présent n'ont d'office spécial pour
les saintes reliques; mais les divers diocèses ont fait
place dans leur calendrier à une fête destinée à célébrer
ensemble les diverses reliques conservées dans la
circonscription diocésaine. L'ordre bénédictin, qui la
place le 13 mai, au temps pascal, utilise simplement
l'office des saints martyrs lemport paschali; la congré-
gation de France a maintenu à son propre cinq an-
tiennes, dont deux tirées de l'Écriture, Cuslodit Do-
minus, Ps. xxxm, 21, et Corpora sanctorum, Eccli.,
xliv, 15; deux autres reproduisent des textes patris-
tiques : Isti vero nobis jamiliares sunt, nobis autem
commorantur, cf. Maxime de Turin, ci-dessus, col 2341,
et Sanctorum per orbem in cincribus portio seminalur ;
manel lumen intégra in virtulibus plenitudo, cf. Théodo-
ret, ci-dessus, col. 2342.
Les Églises qui fêtent les reliques en novembre ou
du moins aux alentours de la Toussaint ont des pièces
propres beaucoup plus nombreuses : à Paris et dans
les diocèses de France, les répons du 1er nocturne utili-
sent au sens mystique Gen., iv, 10; Ex., xm, 19, et II
Reg., xm, 21 ; les suivants, au sens historique Act., v,
15 et xix,12etausensfiguréDan.,xn,3:Ez.,xxxvii, 12.
La collecte de la messe, colligée au xixe siècle : Auge
in nobis resurrectionis [idem, tout en faisant état des
« merveilles opérées par les reliques », fait appel à la
foi : foi bien établie dans la résurrection glorieuse « des
cendres vénérées », foi destinée à affermir chez les
fidèles l'espérance de leur propre résurrection.
Les deux hymnes 0 vos unanimes et Adesle, sancti,
plurimo, toutes deux de Santeuil, sont plus dignes d'at-
tention. La première est un bon résumé de la doctrine
catholique, la première strophe donnant les noms poé-
tiques de ces reliques, la deuxième expliquant que les
saints ont mérité aussi par leurs corps, pwnarum sociis
ossibus, la troisième marquant la protection de Dieu
sur les reliques, et la quatrième l'honneur que leur fait
l'Église en disant sur elles la messe, la dernière rap-
pelant les fruits de ce culte. La seconde hymne marque
le contraste entre l'humilité des restes sacrés et les
hommages qu'ils reçoivent des fidèles et la vertu que
Dieu leur assure pour guérir les malades et chasser les
démons.
Un des derniers spécimens de la littérature litur-
gique, c'est l'hymne de Santeuil Ad sanclos cineres, que
l'Église de Paris utilise pour les matines de la fête de
saint Denys. Rien de bien neuf dans cette autre compo-
sition : la première strophe s'adresse aux martyrs
prédicateurs de la foi, la seconde rappelle les hommages
des rois à leurs tombeaux, la suivante leur adjoint
les confesseurs, quos sensere bonos rébus in arduis, et la
dernière résume les miracles, sceau de Dieu en leur
faveur: Hic quoi prodigiis se Deus asseril! L'autre
hymne de la même fête : O inuidenda Marlyrum,
applique aux reliques mêmes et à contre-sens le mot de
Tertullien : semen est sanguis christianorum. « Les
ossements sont confiés à la terre, et arrosés des larmes
des fidèles, ils deviennent une bonne semence, qui
donnera en son temps une ample moisson! »
Mais il ne faut pas oublier que la liturgie romaine,
par sa fixité, joue dans l'Église le rôle d'un régulateur :
ainsi l'ancien rituel de la dédicace est toujours officiel,
et que les antiennes en l'honneur des corps saints et le
transfert solennel des reliques est toujours la partie
essentielle de la consécration de l'autel et de l'église.
Le culte des saintes reliques, qui languit un peu dans
le peuple chrétien, et même dans le clergé, n'a pas
de guide plus sûr que ces pages du Pontifical.
2371
RELIQUES. DOCTRINE ACTUELLE
2372
2° Le sort des reliques. — Les corps saints avaient
traversé sans trop de dommages les désordres du
Moyen Age, à cause de la dévotion générale qui veillait
sur elles, et qui, au pis aller, enrichissait toujours un
nouveau sanctuaire des dépouilles du premier. Mais, à
l'époque moderne, où les railleries des Réformés, de
Voltaire et des Encyclopédistes avaient refroidi la foi
d'un grand nombre, les reliques ont eu beaucoup à
souffrir des guerres et des révolutions de l'Europe.
Sans parler des guerres de religion, où les protestants
français pillèrent et brûlèrent tant de trésors d'églises
dans le midi et le centre de la France, la Révolution
française, confisquant les reliquaires d'or et d'argent
pour la monnaie, ceux de. cuivre pour l'armement des
troupes, dispersa beaucoup de reliques. Quelques-unes,
comme le corps de sainte Marguerite-Marie à Paray-
le-Monial, furent mises dans de vulgaires caisses en
bois et cachées dans des greniers; elles reprirent leur
place dans les églises dès le retour de la paix religieuse.
D'autres restèrent bien plus longtemps à la garde de
pieuses personnes, comme celles de beaucoup de
cathédrales et de grands monastères de France, qu'on
prit le soin d'authentiquer par la suite. Mais la Révo-
lution fit aussi des martyrs, et bien que les exécuteurs
des hautes œuvres eussent pris soin de supprimer les
reliques ou de jeter les corps des condamnés à la fosse
commune, les églises s'enrichirent ainsi de souvenirs
bien vénérables, d'autant plus émouvants qu'ils ve-
naient de martyrs récents et connus : Nobis /amiliares
sunl, nobis enim commoranlur. Le pèlerinage aux
îles d'Aix et les pieuses visites à l'église des Carmes à
Paris renouvellent à dix siècles d'intervalle les gestes
des fidèles de France en l'honneur de leurs martyrs.
L'expansion des missions en pays païens au xixe siècle
a fait aussi des martyrs, parmi les missionnaires et
leurs néophytes, dont les reliques sanglantes enrichis-
sent les maisons religieuses de France et de tous les
vieux pays catholiques. Il faut adjoindre à ces saintes
reliques celles des bienheureux et des saints canonisés
en si grand nombre depuis une centaine d'années. O
vere beala mater Ecclesia, quam sic honor diuinse digna-
tionis illuminât! Floribus ejus nec rosœ nec lilia désuni!
Bède le Vénérable, Sermo xvm, de Sanctis. La guerre
européenne, elle-même, qui a obligé plusieurs grandes
églises envahies à mettre pour un temps leurs reliques
en sûreté à l'étranger, a eu comme résultat inattendu
d'occasionner des restaurations de sanctuaires dévas-
tés, et les travaux entrepris à la cathédrale de Reims
ont amené inopinément la découverte du corps de
saint Albert.
Mais l'invention de nouvelles reliques au xixe siècle
est duc surtout aux progrès de l'archéologie chrétienne
et aux fouilles intelligentes entreprises à Rome dès le
début de ce siècle, à Carthage et dans l'Afrique chré-
tienne depuis l'occupation française, à Jérusalem de-
puis la fin du même siècle, en France même et dans
les pays danubiens depuis la fin de la grande guerre.
3° Authenticité des reliques. — De 1800 à 1840, beau-
coup de reliques douteuses provenaient des catacombes
fie Rome avec la permission plus ou moins expresse
des Congrégations romaines. « Avant De Rossi, écrit
le P, Delchayc, bollandiste, la plupart des érudits qui
s'engagèrent dans les catacombes romaines sans avoir
des critères assez sûrs pour discerner les centres de
culte, crurent découvrir des corps saints dans une
foule de tombes devant lesquelles les pèlerins des temps
;intiques n'avaient jamais songé à s'arrêter. Ces ieli
ques, pour le moins douteuses, lurent vivement recher
chées... L'exemple le plus connu est celui de sainte
Philomène, dont l'insignifiante épitaphe : lumena
Paxlecumfl a suggéré les combinaisons les pins ingé
nieuscs... On en arrive aujourd'hui à constater que le
corps que l'on a trouvé en 1802 n'est pas celui de
Philumcna inscrite sur l'épitaphe; ce n'est pas celui
d'une martyre, mais d'une personne ayant vécu
probablement au ive siècle et en pleine paix. » Dele-
haye, Légendes hagiographiques, p. 97, et Analecla
bollandiana, 1905, p. 120.
« On trouvera peut-être que l'autorité ecclésiastique
aurait dû protéger, mieux qu'elle ne l'a fait, la foi des
simples contre de pareils égarements... Quiconque aie
souci de la pureté du culte des saints ne peut, en effet,
que regretter de voir ainsi la piété des fidèles se trom-
per d'objet. Mais il en est de cet abus comme de tant
d'autres : il est beaucoup plus facile de le signaler
que de le déracinei. » Vacandard, loc. cit., p. 143.
Voilà pourquoi l'Église romaine, qui a toujours eu
soin de dégager sa responsabilité en matière d'authen-
ticité des reliques, laisse à la surveillance des évêques
et aux discussions des savants catholiques le soin de
discerner les reliques vraies de celles qui sont certai-
nement fausses, et de celles qui, sans être assurément
authentiques, sont cependant respectables et tradi-
tionnellement vénérées. Dans une lettre restée célèbre,
Mabillon, au xvne siècle, proposait les cinq règles sui-
vantes : a) on conclura à l'authenticité si l'objet en
lui-même est digne de vénération ; b) pareillement, si
les évêques du temps où les reliques ont été exposées
n'ont rien dit, on suppose qu'ils n'ont pas autorisé
sans fondement la vénération de ces reliques ; c) l'ob-
jet étant supposé vénérable, il y a peut-être lieu
d'émettre un doute sur la vérité de la relique; d) dans
ce dernier cas, qu'on ne se laisse influencer que par des
preuves claires, certaines, évidentes; e) et même, avec
de telles preuves contre la vérité des reliques, il faudra
voir si la suppression ne causerait pas plus de mal que
la tolérance de l'abus. La première et la troisième de
ces règles sont fondées sur la notion d'authenticité
relative suffisante pour en faire l'objet d'une vénération
relative également; la deuxième et la quatrième font
état, peut-être à l'excès, de la force de la tradition
cultuelle, possession locale, perpétuelle et active; la
dernière règle s'inspire de l'enseignement catholique
sur le culte des reliques, qui, en définitive, s'adresse au
saint lui-même.
Au xvne siècle également, une œuvre hagiogra-
phique considérable fut entreprise par Bollandus et
ses continuateurs : les Acta Sanclorum. Bien que leur
attention se porte principalement sur l'édition critique
des anciennes vies des saints, et l'examen des faits
qu'elles rapportent, les préfaces qu'ils donnent dans
chaque cas mentionnent les principaux gîtes des reli-
ques du saint et souvent cherchent à fixer l'origine et
la valeur de la tradition.
4° Doctrine concernant les saintes reliques. — 1. La
documentation positive. — ■ A l'époque actuelle, c'est
surtout la doctrine positive du sujet qui a retenu
l'attention des savants catholiques ou même protes-
tants Et encore faut-il constater qu'elle a été abordée
indirectement à propos de recherches archéologiques
ou hagiographiques. En effet De Rossi, dans son
Bulletin d' archéologie sacrée, et ses continuateurs, Le
Blant, Allard, Marucchi, Grisar, etc., en conclusion
des notices qu'ils ont rédigées sur les inscriptions
chrétiennes, sur les catacombes, sur les monuments
du Moyen Age, n'ont pas été sans risquer quelques
synthèses sur le développement du culte des reliques à
ces mêmes époques. Ces études fragmentaires ont don-
ne a l'abbé Vacandard, à rencontre d'un pamphlet
de Saintyves : Les saints successeurs des dieux, l'occa-
sion de résumer les formes successives de ce culte dans
l'antiquité chrétienne. De même, le P. Dclehaye, dans
ses recherches sur les légendes hagiographiques, côtoie
à chaque instant l'histoire des reliques. Les uns et les
autres ont éclairé les usages populaires par des em-
prunts aux sermons et aux livres des Pères du ive et du
2373
RELIQUES. DROIT ACTUEL
23 7 4
ve siècle. Cependant ces œuvres n'ont jamais été uti-
lisées parfaitement pour mettre en relief les nuances de
la doctrine qu'ils décèlent; nous avons conscience
d'avoir été nous-mêmes très incomplet dans les pages
précédentes. Il faudrait relire, à ce point de vue, tous
les panégyriques des saints, les histoires de toutes les
translations, etc. Les notes copieuses de dom Leclercq
dans ses articles : Ad martyres et Martyrs du Diction-
naire d'archéologie ont laissé de côté presque toute la
documentation patristique.
2. La doctrine spéculative sur noire matière a fait, il
faut l'avouer, peu de progrès depuis les derniers sco-
lastiques. En ce qui regarde les motifs de ce culte, on
insiste moins aujourd'hui sur la première raison don-
née par saint Thomas : l'attachement à tout ce qui
nous vient des saints, laquelle raison s'étend si bien, à
tout le défini, et quand on le fait, on ne se garde pas
toujours assez de la lointaine analogie tirée du culte
des héros et des ancêtres. On s'attache plutôt aux trois
raisons données par le Concile de Trente en faveur des
corps saints : ce sont des membres de Jésus-Christ, des
temples du Saint-Esprit, des corps appelés à la résur-
rection glorieuse. Dans le développement de la première
raison, la tentation serait d'insister trop sur l'idée du
corps du Christ, qui consiste avant tout dans l'union
des âmes des saints avec la sienne, et qu'on ne saurait
étendre qu'avec précaution à l'union physique avec le
corps du Christ des corps saints que nous honorons.
Qu'ils aient été les temples du Saint-Esprit, c'est ce
que l'on démontre par les vertus héroïques que les
saints ont déployées avec le secours de leurs corps :
les martyrs en supportant les supplices dans leurs
membres, les confesseurs et les vierges en les domptant
par la pénitence, la tempérance, les œuvres de charité.
Sous ce rapport, il semble que le culte des reliques de-
vrait profiter des progrès et de la diffusion des notions
historiques concernant la vie des saints anciens et
modernes. Ces deux motifs sont, en somme, fondés sur
l'influence de la grâce qui se fait sentir de l'âme des
saints sur leurs corps en vertu de l'unité naturelle et
substantielle entre les deux : le retour à la philosophie
thomiste ne peut que faciliter cette démonstration. La
troisième preuve, qui s'appuie sur la résurrection fu-
ture des corps saints, dans leur identité primitive,
trouve de vraies difficultés dans la philosophie scienti-
fique moderne; le cardinal Billot a donné dans son
traité De novissimis des principes qui peuvent servir
à étayer notre doctrine des reliques, selon les indica-
tions de saint Thomas, IIla, q. xxv, a. 6, ad 3um.
Mais, au cours du développement des trois preuves,
on s'aperçoit qu'elles ne concernent, comme le concile
de Trente l'avait déclaré, après saint Thomas, que les
reliques au sens propre du mot, les restes corporels;
les efforts que l'on fait pour montrer que « le corps des
saints sanctifie ses vêtements et les objets à son
usage », ne vont pas sans quelque exagération dange-
reuse, la consécration de ces objets inanimés ne pou-
vant se comparer à la sanctification des sacrements par
Jésus -Christ, ni même à la consécration d'un vase
sacré par la bénédiction de l'Église et l'usage qu'elle en
fait. La sanctification d'un vêtement par un saint, est
tout à fait à la dernière zone de son influence, comme
saint Thomas le note, II^II*, q. xcix, a. 3. On ne
néglige assurément pas les miracles opérés devant les
reliques, mais on a raison de ne pas insister sur ce
motif.
L'exposé des preuves amène les théologiens à se
demander si les reliques ont une excellence surnaturelle
intrinsèque, susceptible de motiver un culte absolu, ou
comme on dit, direct. C'est l'ancienne controverse de
Bellarmin et de Billuart qui se perpétue. Quelques
théologiens affirment cette excellence propre, et il faut
bien dire que la préférence que l'on donne aux preuves
intrinsèques et physiques ne peut que faire pencher
l'opinion théologique dans ce sens. Cependant, après
Lugo, Jungmann la nie et Pesch également. Jung-
mann, De Deo homine, 1901, n. 394; Pesch, De Verbo
incarnalo, 1922, n. 665 sq.
L'enseignement courant de la prédication s'attache
beaucoup plus à montrer les avantages divers du culte
des reliques : développement de la foi qui retrouve
l'âme sainte et prédestinée dans un fragment de son
corps, exemples de charité, de zèle des âmes, de pa-
tience héroïque que nous donnent ces souvenirs d'une
vie sainte : Horum inluentes conversationem imilamini
fidem, dileclionem; motif d'espérance en la résurrection
glorieuse, cujus in eorum cineribus pignora veneramur.
(Collecte.)
Voici, pour conclure, une bonne définition des
saintes reliques par Franzelin : « C'est à peu près de la
même manière que des images qu'on doit parler des
reliques et autres objets sacrés à honorer en relation
avec Dieu, le Christ rédempteur et les saints, si ce n'est
que la relation ici ne consiste pas en une pure repré-
sentation, mais dans une spéciale conjonction (réelle),
soit dans le passé, soit dans le présent, soit dans l'ave-
nir, entre ces reliques et la personne qui est l'objet ab-
solu d'adoration ou de culte. » Franzelin, De Verbo
incarnalo, th. xlv, p. 459.
4° Droit canonique concernant les reliques. — 1. Défi-
nition. — Au sens large, les reliques sont tous les
objets ayant eu quelque relation avec le saint : vête-
ments, objets familiers, cercueil...; au sens strict « les
reliques sont le corps ou les parties du corps ». Parmi
ces reliques, l'Église nomme » reliques insignes » : le
corps, la tête, le bras, l'avant-bras, le cœur, la langue,
la main, la jambe (mais pas le tibia, S. C. Rit., 1234,
ad 2um) ou la partie du corps dans laquelle le saint a
soulïert le martyre pourvu qu'elle soit entière et pas
petite. Cari. 1281, § 2; S. C. Rit., 1333 ad M"m; 1334
ad 3lm.
2 Authenticité. Même dans les églises exemptes,
on ne peut proposer au culte public des fidèles que des
reliques dont l'attribution authentique est reconnue
par un document écrit, officiel, d'un cardinal, ou bien de
l'Ordinaire du lieu. Can. 1283. Le pouvoir de délivrer
des « authentiques » appartient à l'Ordinaire du lieu,
revêtu ou non du caractère épiscopal, can. 198, § 1 et
2; les vicaires généraux ne peuvent sans délégation
spéciale certifier l'authenticité des reliques, can. 1283,
§ 2, ni non plus un évèque qui ne serait pas « Ordinaire »,
car le terme « Ordinaire du lieu » est strict. Par
contre, cette faculté peut être attribuée par induit
apostolique à n'importe quel « ecclésiastique ».
Cette mesure sévère a été prise pour éviter d'honorer
des reliques douteuses ou superstitieuses. La piété des
fidèles n'a rien à perdre à l'amour de la vérité, ni au
progrès des sciences historiques. Les Ordinaires doi-
vent donc prudemment retirer les reliques quand ils
sont certains de leur non-authenticité, can. 1284; plu-
sieurs fausses reliques ont été retirées à Rome même,
et une des sources du canon 1284 est une décision de
la S. Congrégation des Rites de 1697 qui interdit l'ex-
position de reliques de Melchisédech et de la « Pierre
où N. S. s'est assis pour composer l'Oraison Domi-
nicale », S. C. Rit., 1977. L'exposition publique d'une
fausse relique, connue pour fausse, scienter, ferait
encourir ispo facto l'excommunication réservée à
l'Ordinaire du lieu. Can. 2326.
Par contre l'Église attache une grande importance
à la tradition : une relique qui est l'objet d'un culte
ancien jouit d'une présomption de droit et il faut des
arguments certains pour en nier l'authenticité,
can. 1285, § 2, d'autant que le culte rendu, la dévotion
exercée envers le saint, les faveurs spirituelles peut-
être obtenues, ont pu conférer un certain caractère
2375
RELIQUES
REMI D'AUXERRE
2376
sacre en dehors de toute question d'authenticité (Ver-
meersch). .Si le certificat d'authenticité d'une relique a
dispara, dans des troubles civils ou pour toute autre
cause, il faut avant d'honorer cette relique d'un culte
public une permission de l'Ordinaire du lieu (et pas
seulement du vicaire général), can. 1285, § 1, qui
délivre un nouveau certificat après une enquête sé-
rieuse sur les vicissitudes subies.
Enfin les Ordinaires ne doivent pas permettre,
surtout dans la prédication ou dans les livres de
caractère édifiant et pieux, de traiter irrévérencieu-
sement de l'authenticité des reliques, ou de la nier
sur de pures conjectures, sur des arguments simplement
probables ou des préjugés. Can. 1286. L'Église veut
éviter le scandale des faibles et s'opposer aux irrévé-
rences et aux moqueries. Mais, dans les publications de
caractère scientifique, elle reconnaît et encourage l'in-
tervention prudente de la saine critique historique.
3. Aliénation el garde des reliques. — Les reliques non
insignes peuvent être gardées même dans les maisons
privées ou être portées par les fidèles, pourvu qu'on
leur rende les honneurs convenables. Can. 1282, § 2.
Les reliques insignes sont l'objet d'une réglementation
plus sévère : on ne peut les conserver dans une demeure,
privée ou même dans un oratoire privé, can. 1188, § 2,
3°, sans une autorisation expresse de l'Ordinaire du
lieu. Can. 1282, § 1. On ne peut les aliéner validement,
ni les transporter à titre perpétuel dans une autre
église sans une permission du Saint-Siège. [Les reliques
qui jouiraient d'une grande vénération auprès des
fidèles de quelque lieu sont en ce point assimilées aux
reliques insignes. Can. 1281, § 1.
La vente de toute relique est interdite, can. 1289,
§ 1, et il peut même y avoir simonie. Can. 727-730.
Aussi les Ordinaires et en général ceux qui ont charge
d'âmes doivent éviter qu'à l'occasion d'héritage, de
vente de biens..., des reliques, et surtout des reliques
de la vraie croix, ne soient vendues ou ne tombent
aux mains de personnes non-catholiques. La vente de
vraies reliques, la fabrication et la distribution de
fausses reliques est punie ipso faclo de l'excommuni-
cation réservée à l'Ordinaire. Can. 2326. Les reliquaires
peuvent être vendus pour leur valeur intrinsèque ou
comme objets d'art; après qu'on en a retiré les reliques ;
mais il faut éviter de les vendre à des non-catholiques
ou de les faire servir à des usages profanes.
4. Culte liturgique. —Ce culte est lié à l'office litur-
gique et à la messe en l'honneur du saint dont on pos-
sède des reliques. La présence de reliques insignes d'un
saint comporte le Credo aux messes festives de ce
saint. Sauf induit, les reliques des bienheureux ne peu-
vent être exposées ni portées en procession, que dans
les églises où le Saint-Siège leur a concédé un office
et une messe propres. Can. 1287, § 3. Aucun reliquaire,
même de la vraie croix, ne peut ni être placé dans le
tabernacle, ni servir de socle à un tabernacle, ni être
exposé immédiatement devant la porte du tabernacle,
ni être exposé au temps où le Saint Sacrement est
exposé. 11 faut exposer les reliques dans des reliquaires
clos et scellés par le prélat qui délivre l'authentique :
pour l'exposil ion des reliques, il faut allumer deux
cierges. S. C. Iiif ., 2067, ad 9oœ, 3029-3204. On porte les
reliques en procession, sans dais, la tête découverte,
mais le clergé reste couvert. On n'est pas obligé de
donner la bénédiction, avec les reliques, mais si on le
fait, tous s'agenouillent.
Le cérémonial des évêques indique que l'on peul
convenablement disposer des reliquaires sur la table
de l'autel, soit au pied de la croix, soif de part el
d'autre en les alternant avec les chandeliers : il parle
de tabernacula, terme qui peut s'appliquer à des
monstrances ou à des coffrets de dimensions modestes.
Les grandes châsses ne sont pas employées sur l'autel.
mais sur des retables ou en d'autres places honorables.
Les reliques de la vraie croix sont honorées de ma-
nière spéciale parce qu'elles ont droit, d'une manière
relative, au culte de latrie dû à N.-S. Jésus-Christ.
Can. 1255, § 2 et 1256. On ne peut les conserver, ni les
exposer que dans des reliquaires spéciaux, can. 1287,
§ 2, et jamais réunies aux reliques des saints. La relique
exposée est saluée d'une génuflexion et, si on célèbre
la messe devant cette relique, on observe les rubriques
de la messe célébrée devant le Saint Sacrement ren-
fermé dans le tabernacle. S. C. Rit., 2722. On peut les
porter en procession sous le dais, avec encensements;
tous ont la tête découverte et, après la procession, on
doit bénir l'assemblée avec la relique. Le célébrant
encense la relique étant debout, mais fait une génu-
flexion avant et après. S. C. Rit., 2324. On peut faire
baiser la relique aux fidèles, même le "Vendredi saint.
S. C. Rit., 4350. Les reliques de la vraie croix, placées
dans la croix pectorale d'un évêque reviennent, à sa
mort, à son église cathédrale qui les transmettra à son
successeur. Can. 1288.
5. Reliques dans les autels. — Enfin, une marque du
culte de l'Église pour les reliques des saints est la
nécessité de leur emploi pour la consécration des autels
soit fixes, soit portatifs Le prélat consécrateur doit
placer des reliques de saints dans une cavité creusée
dans la pierre, can. 1200 , § 2 : pour !a validité, il faut
des reliques certaines de plusieurs saints, ou au moins
d'un martyr. Le sépulcre qui contient les reliques doit
être fermé d'une pierre cimentée que le prélat scelle
habituellement de son sceau. Can. 1198, § 4. Si les
reliques sont ôtées ou le couvercle enlevé, l'autel perd
sa consécration.
Ami du cUrgé, 1900, p. !)13 sq.; Cabrol-Leclercq, Monu-
menta Ecclesiœ litwgica, Paris, 1902, n. 3800 à 4090;
Leclercq, Dictionnaire d'archéologie et de liturgie, aux mois
Ad Sanclos, t. i, col. 488 sq.; Martyrs, t. x, col. 2450 sq.;
H. Delehaye, S. .T., Origines <lu culte des martyrs: Légendes
hagiographiques et Analecta bollandiana, t. xxx sq.; I.. Du-
chesne, Origines du culte chrétien, 4* édit.; Liber Pontiflca-
lis, introduction p. r.vi et notes; A. Dufourcq, art. Anniver-
saires, dans Dictionnaire d'histoire et de géographie ecclésias-
tiques, (. i, p. 405; Grisar, Home et les Papes, t. n, p. 184 sq.;
De Rossi, Inscriplioncs chrislianœ urbis Romœ, Rome, 1880,
c! Bulletin d'archéologie chrétienne; "fixeront, Histoire des
dogmes, 'A vol., Paris; .Jugic, Théologia dogmaticu christiann-
rum orientalium, t. n et v; Vacandard, Éludes de théologie
positive, t. n, Culte des reliques des saints; Walz, Die liirbitte
der Hciligcn. Eine dogmatische Studie, Pribourg-en-Br.,
1927.
P. SÉJOURNÉ.
RELLIO François, frère mineur de la régulière
observance du xvnc siècle. Originaire de Cavan. en
Irlande, il appartint à la province de Rurgos en Cas-
tille. Il est l'auteur d'un Cursus philosophicus ad men-
tem Docloris sublilis, Pompeiopoli, 1651, en 2 vol.in-4°.
.1.-1 1. Sbaralea, Supplemenlum ad scriptores ord. minorum,
Rome, 1908, t. i, p. 298; Hurler, Nomenclaior, .!• éd.,
I. ni, col. 965.
A. Teetaert.
REMI D'AUXERRE appartient à la dernière
partie de ce i.\e siècle, qui fut à tant de points de
vue un siècle de renaissance et qui produisit dans
l'ordre théologique des œuvres dignes d'être étudiées.
Moine à Saint Germain d'Auxerre, il fut le disciple de
Ihiiic et par delà ce maître fameux, il se rattache à
Loup de Ferrières et à Jean Scot. Il succéda à Heiric
comme écolâtre d'Auxerre et il eut à cœur d'y main-
tenir la tradition créée par le maître. En 893, il fut
appelé avec Ilucbald, son ancien condisciple et ami,
à enseigner à Reims, fendant les dernières années de
sa vie il enseigna à Paris, où il eut pour élève Odon,
qui devait être le second abbé de Cluny. Il mourut
vers 908.
2377
REMI D'AUXERRE
REMI DE' GIROLAMI
2:;ts
Son activité de professeur et d'écrivain fut grande,
aussi bien dans l'ordre de la théologie que dans le
domaine plus profane de la philosophie et de la gram-
maire. Toutefois l'étude de son œuvre présente une
difficulté particulière du fait que dans l'ensemble du
rayonnement de cette école auxerroise, qui fut à cette
époque fort brillante, on a de la peine à discerner ce
qui lui revient à lui personnellement. Ces Auxcrrois se
copient les uns les autres, semblant avoir mis chari-
tablement en commun toute leur fortune intellectuelle.
D'autre part, beaucoup de leurs travaux étant des
gloses inter ou intra-linéaires d'auteurs étudiés en
classe, nous sont parvenus en manuscrits anonymes,
un grand nombre d'ailleurs encore inédits. Il n'existe
pas d'édition complète des œuvres de Rcmi : Migne
en a publié quelques-unes au t. cxxxi de la P. L.
Nous devrons nous tenir dans cette notice à ce qui
paraît certain.
Son œuvre théologique comprend d'importants
commentaires sur la Genèse et sur les Psaumes.
D'autres commentaires lui sont attribués mais on ne
peut dire avec certitude s'ils sont de lui, d'Haimon ou
de quelque autre Auxerrois. A la suite, P. L., t. cxxxi,
col. 843 sq., Migne donne un Traclatus de dedicatione
Ecclesiœ, d'après Martène, et quelques homélies sur
des textes de saint Matthieu. Pour VExposilio missœ, il
renvoie aux œuvres d'Alcuin parmi lesquelles elle se
trouva en effet confondue de bonne heure. Elle cons-
titue le chapitre xl d'un De divinis officiis, P. L.,
t. ci, col. 1246, attribué à Alcuin et qui en réalité est
une compilation de morceaux divers. Cf. dom Wil-
mart, art. Expositio Missse dans Diclionn. d'archéol.,
t. v, col. 1026, et P. Moncelle, art. Alcuin, dans
Dictionn. d'histoire, t. n, col. 38.
A ces œuvres théologiques il faut joindre un com-
mentaire des Opuscula sacra de Boèce. Cf. dom Cap-
puyns, Le plus ancien commentaire des Opuscula sacra
dans Recherches de théologie ancienne et médiévale,
juillet 1931. On trouvera, dans le même article, de
très utiles indications concernant les leçons de Rémi
sur diverses parties du Trivium et du Quadrivium,
spécialement la grammaire et la dialectique. Il se
présente comme un disciple de Jean Scot mais beau-
coup moins hardi que son maître et toujours soucieux
de l'orthodoxie. Ses gloses sur Boèce, sur Martianus
Capella, sur Donat, etc. constituent un chaînon
important de la transmission de la culture antique
jusqu'au Moyen Age.
Dom Cappuyns, op. cit., nombreuses références aux par-
ties publiées des œuvres de Rémi; du même, Jean Scol
Érigène, Louvain, 1933; Laistner, Thnuqht and Letters in
Western Europe, A. D. 500-900, p. 212; Manitius, Geschichle
der tatein. Liter. des M. A., t. i, 1911, p. 504-519 (étudie sur-
tout l'œuvre grammaticale de Rémi); du même, une notice
dans Neues Archiv, t. xlix, 1932, p. 172-183; Silk, Sieculi
noni in Boetii consolationem philosophiœ commenlarius,
Rome, American Academy, 1935.
H. Peltier.
REMI DE' GIROLAMI (1235-1319), théo-
logien et philosophe dominicain. Né à Florence, il
appartenait à la noble famille Chiaro de' Girolami :
d'où les deux noms de Clari ou de Hieronymei sous
lesquels il fut jadis parfois désigné. Il fit ses études à
Paris, où il suivit les leçons de saint Thomas, dont il
devait rester le disciple fidèle. Toute sa carrière
s'écoula dans sa patrie, au couvent de Santa Maria No-
vella, dont il devint deux fois prieur (1294-1313), mais
où il se distingua surtout dans l'enseignement et eut
l'honneur de compter le jeune Dante parmi ses élèves,
non sans prendre part, à l'occasion, par la parole et
la plume à la vie de la cité. Ses œuvres furent consi-
dérables autant que variées, mais sont restées inédites.
La bibliothèque de Florence conserve aujourd'hui les
manuscrits du couvent de Santa Maria Novella qui en
contenaient, au moins en majeure partie, la collection.
Outre des poésies religieuses, en langue soit latine
soit italienne, on y trouve trois longues séries de ser-
mons, où brillent également l'éloquence et la piété. 11
subsiste encore de lui des Postillee super Cantica canti-
corum, où l'on relève cette déclaration qui indique son
tempérament : Majus enim dampnum pâli videtur
moderna Ecclesia ex solliciludine et cura lemporalium
quam passa fuerit Ecclesia primiliva ex perseculione
impia tyrannorum.
Des quœsliones par lui consacrées à divers sujets de
métaphysique et de théologie il existe, composée,
croit-on, par ses propres soins, une Quœdam extraclio
ordinata per alphabelum. Elle se complète par plusieurs
dissertations spéciales, dont un Tractatus de modis re-
rum et deux Quodlibeta comprenant une trentaine
d'articles. Sa Determinatio de uno esse in Christo a été
publiée par M. Grabmann, dans Miscellanea Thomista,
Barcelone, 1925, p. 257-277. Le système thomiste y
est partout suivi et, au besoin, défendu.
Plusieurs de ses ouvrages portent sur des points de
doctrine morale ou sociale. Ainsi deux opuscules De
misericordia et De justitia; un plus étendu De contra-
rielate peccati et un autre De peccalo usurœ, avec un
supplément sur les mercationes ad terminum; un vaste
commentaire du décalogue intitulé De via paradisi.
Quelques-uns touchaient à des questions politiques
d'actualité : notamment son De bono pacis et, plus
encore, son De bono communi, où il soutient jusqu'au
paradoxe la prépondérance de la collectivité, civile ou
ecclésiastique, sur l'individu.
Son traité le plus curieux est le Contra falsos Eccle-
siœ professores, Cod. 940 C 4, fol. 154-196, synthèse
apologétique originale, voire même parfois bizarre, où
l'auteur s'efforce de retrouver allégoriquement dans
l'Église, en 99 chapitres, les caractères éminents de
toutes les sciences et arts humains. Au passage, il y
expose abondamment, avec de larges appels à la philo-
sophie d'Aristote, sa conception des rapports entre
l'Église et l'État. En démontrant combien l'Église est
magna auctorilale, c. 6 sq., Rémi soutient, c. 18, quod
auctoritas papœ excédai omnes hujus mundi auctoritatis.
Principe dont il précise ensuite la portée : comme celle
de l'Église, la juridiction du pape en matière tempo-
relle ne doit pas s'entendre principaliler et directe,
c. 19 sq., mais bien indirecte et in communi, c. 37,
c'est-à-dire, explique-t-il en cours de route, seulement
ralione delicti vel defeclus judicis principalis. L'auteur
va plus loin quand il s'agit de l'empereur. Tant que
celui-ci est en fonction, dès là que les deux pouvoirs
sont distincts et viennent chacun de Dieu, le pape ne
peut étendre sur lui son autorité si ce n'est indirecte
quodammodo et médiate. Il en est autrement lorsque le
souverain fait défaut. Ce qui peut arriver, non seu-
lement par la mort, mais per jusliliœ subtractionem vel
dilalionem, per causai ambiguitalem vel diffîcullatêm,
propler connexilalem ad causant ecclesiaslicam, propler
suspicionem judicis, sans oublier la coutume et les
privilèges consacrés pai le droit. Dans tous ces cas, et
il est aisé de voir qu'ils sont aussi souples que mul-
tiples, le pouvoir spirituel peut intervenir directe pour
suppléer d'office le temporel.
Malgré cette immense extension donnée à la puis-
sance pontificale, Rémi de' Girolami se tient plutôt
sur la ligne modérée de son maître saint Thomas, sans
aller, au total, jusqu'aux thèses extrêmes qui carac-
térisent la théorie du pouvoir direct.
Notice dans Quétif-Échard, Scriptores ordinis Prœdicato-
rum, Paris, t. i. col. 1719. D'autres plus modernes sont rele-
vées dans U. Chevalier, Répertoire, col. 3927, mais qui ne sont
pas davantage au point. Seules méritent de compter les
études faites sur les sources : V. Finesclii, Vila di Fra
2379
REMI DE' GIROLAMI
REMI DE REIMS
2380
Remigio Girolami, dans Memorie storiche, Florence, 17<S(),
p. 157-267; B. Hauréau, Rémg de Florence, dans Histoire
lillérairp de la France, t. xxvi, Paris, 1873, p. 556-558;
G. Salvador! et V. Fcderlci, / sermoni d'occasione, le se-
quenze e i rilmi di Remigio Girolami Fiorentino, dans Scrilti
pari di ftlologia dedicall a Erneslo Monaci, Rome, 1912;
J, Taurisano, deux articles dans Rosario. Memorie dome-
nicane, Florence, 1913, p. 430-117, et 1915, p. 25 3S; résumé
dans S. Tommaso d'Aquino, Rome, 192!, p. 139-115, où une
monographie par A. Matmanefli est annoncée comme en
préparation; M. Grabmann, Fro Remigio de' Girolami, O.P.,
discepolo di S. Tomaso d'Aquino e maestro d; Dante, dans
Scaolu eattolica, t. lui, 1925, p. 267-281 et 347-368, avec en
appendice les titres des chapitres pour les traités suivants :
Quodlibeta, De modis rerum, Contra pesliferos (sir pour fid-
sos) Ecclesise prof essores; mémoire de même titre, avec ce
sous-titre : Die Wege non Thomas von Aqnin zu Dante, dans
Deulsches Dante Jahrburh, t. ix, 1925, p. 1-35; résumé dans
Mittelalterliches Geisteslcben, t. 1, Munich, 1926, p. 361-369.
- Ftudcs spéciales de sa doctrine politique : M. Grabmann,
Remigio de' Girolami non Florenz, dans Studien abcr den
Einfluss der aristotelisehen Philosophie auf die M. A. Theo-
rien iiher das Verhâllnis von Kirche and Slaat, Munich, 1934,
p. 18-33; R. Egenter, Die soziale Leitidee im « Traeiatus
de hono communit des I'r. Remigins "on Florent, dans Scho*
lastik, t. ix, 1934, p. 79-92. — Étude de sa théologie de la
foi : M. Grabmann, Die Lehre von Glauben, Wissen und Glan-
bensivissenschafi bei Fra Remigio de' Girolami, dans Mittel-
alterliches Geislesleben, t. 11, 1936, p. 530-541.
J. Rivière.
REMI DE LYON. — Rémi succéda à Amo-
lon sur le siège archiépiscopal de Lyon, très proba-
blement en 854. Il prit une part importante à la que-
relle prédestinatienne : toutefois les ouviages qui lui
étaient jadis attribués doivent selon toute vraisem-
blance être restitués à Florus. Cf. dom Wilmart, Une
lettre sans adresse écrite vers le milieu du / Xe siècle, dans
Revue bénédictine, t. xlii, 1930, p. 149-162; et dom
Cappuyns : Jean Scot Érigène, Louvain, 1933, p. 117.
Il faudrait rectifier dans ce sens les indications de
Migne au t. c.xxi, et de Hefclc-Leclercq, Histoire des
conciles, t. iv. C'est sous sa direction que se tint le
concile de Valence, en 855 ; il intervint activement aux
conciles de Langres et de Savonnières en 859, de Thu-
zey en 800, qui mit fin à la querelle sans résoudrelepro-
blème. Rémi n'a aucune sympathie pour la personne de
Gottschalk, mais il estime qu'Hincmar s'est montré
à son égard d'une excessive sévérité, et que, du point
de vue doctrinal, qui dépasse de beaucoup la personne
du moine rebelle, l'archevêque de Reims est infidèle
à la pensée de saint Augustin sur la « double prédesti-
nation », des justes, au salut, des impies, non pas à leur
péché, mais à la peine qu'ils méritent par leurs péchés.
Voir l'art. Pri destination, t. xn, col. 2916, 2922, 2926,
2929.
H. Peltier.
REMI DE REIMS (SAINT), évêque de cette
ville de 459 à 533 environ. Saint Rémi tient une très
grande place dans l'histoire de l'Église de France à
cause du rôle qu'il a joué dans la conversion de Clovis,
mais il ne compte pour ainsi dire pas dans l'histoire
de la pensée chrétienne et de la théologie. On ne
s'attendra donc pas à trouver ici une notice dévelop-
pée à son sujet. Nous possédons deux rédactions de la
vie de saint Rémi, l'une fort courte, attribuée à tort
à Fortunat, Mon. Germ. hist,, Auct. antiq., t. iv b,
p. 64; l'autre beaucoup plus étendue, qui est l'œuvre
d'Hincmar de Reims et dans laquelle les éléments
légendaires tiennent une place des plus importantes,
Mon. Germ. hisl., Script, merov., t. m. p. 210 (/'. /-.,
t. cxxv, col. 1129-1188). Flodoard dans son Historia
Eccl. Rhemensis, 1. 10, /'. /... t. cxxxv, col. 43 sq.,
reproduit assez brièvement les récits qui circulaient
de son temps.
Saint Rémi naquit vers 137 à Laon d'une famille
distinguée. A l'Age de vingt -deux ans, il fui élevé sur
le siège épiscopal de Reims, en remplacement de
Bennagius. Il exerça ses fonctions, au dire de saint
Grégoire de Tours, De gloria conf., 78, pendant
soixante-dix ans ou davantage et il mourut vers 533,
laissant après lui un très grand souvenir. Nous avons
pourtant assez peu de détails précis sur son épiscopat.
Vers 474, saint Sidoine Apollinaire lui adressa une
lettre, Epist., ix, 7, dans laquelle il parle avec beau-
coup d'éloges de ses declamalionum volumina; aucune
trace ne nous est restée de ces morceaux de rhétorique
ou de ces sermons et les quatre lettres que nous avons
de lui sont assez quelconques du point de vue littéraire.
De ces lettres, deux sont adressées à Clovis. La pre-
mière est assez souvent datée de 481, date à laquelle
Clovis devint roi des Francs à Tournai. Si cette date
est exacte, la lettre exprime assez bien les sentiments
qui pouvaient animer un évêque déjà avancé en âge
et en expérience en présence d'un très jeune roi dont
on cherchait à gagner la confiance. II s'y trouve un
curieux mélange de familiarité et de respect qui ne
laisse pas d'être assez touchant. Pourtant, il n'est pas
exclu que la lettre soit plus tardive. Cf. A. Hauck,
Kirchengeschichle Deutsc.hlands, 4e éd., Leipzig, 1904,
t. 1, p. 595 sq. ; M.-M. Gorce, Clovis, Paris, 1935,
p. 49 sq. La seconde est postérieure à la mort d'Albo-
flède, sœur de Clovis : elle exprime de pieuses condo-
léances pour le départ de la princesse qui est sans
doute admise auprès de Dieu, mais aussi des encou-
ragements au prince qui ne doit pas perdre de vue les
hauts devoirs de sa charge royale.
On connaît par saint Grégoire de Tours, Histor.
Francor., n, 27, l'épisode célèbre du vase de Soissons :
l'historien n'indique pas le nom de l'évêque qui aurait
été mêlé à l'aventure; mais Pseudo-Frédégaire, ni, 16,
rattache cette histoire à saint Rémi de Reims, et la
chose, sans être certaine, garde une assez haute vrai-
semblance. Par contre, on peut tenir pour assuré que
saint R'-mi baptisa à Reims le roi Clovis le 25 décem-
bre d'une année qui doit être 498 ou 499. Les tenta-
tives faites pour rattacher le baptême de Clovis au
sanctuaire de Saint-Martin de Tours se heurtent à des
témoignages formels qu'on n'a pas le droit de rejeter.
Voir en dernier lieu l'étude très détaillée de L. Lcvil-
lain, La conversion et le baptême de Clovis, dans Bévue
d'histoire de l' Église de France, t. xxi, 1935, p. 161-192.
On peut croire que le rôle joué auprès du roi en cette
circonstance par l'évêque de Reims fortifia son auto-
rité et qu'il devint le conseiller ecclésiastique le plus
écouté du monarque franc.
Des deux dernières lettres de saint Rcmi, l'une datée
de 512 est adressée à trois évêques gaulois, Héraclius,
Léon et Théodose, qui avaient blâmé leur collègue de
Reims de sa sévérité à l'égard d'un prêtre coupable,
Claudius, l'autre a pour destinataire l'évêque Falcon
de Tongres-Maestricht, qui avait inauguré son épis-
copal eu s'annexant la paroisse de Mouzon. Cette
lettre est sans doute de peu postérieure à la mort de
Clovis (511) : à ce moment, Tongres était échue à
Clotaire et Reims à Thierry: de là peut-être le conflit.
I.. Duchesne, Fasies épiscnpaux de l'ancienne Gaule,
I. m, Paris, 1915, p. 189.
En dehors des quatre lettres dont nous avons parlé,
nous connaissons par Hincmar trois vers que saint
Rcmi aurait composés pour les faire graver sur un
calice. Ce calice dit être vendu au temps même
d'Hincmar, afin do racheter des captifs à la suite
d'une invasion normande. Les vers de saint Rémi sont
1:11 témoignage de sa foi à la présence réelle :
llauriat hinc populus vitam de sanguine sacro
[njecto seternus quem tudit vulnere Christus
RemigiuS reddit Domino sua vota sacerdos.
Il faut enfin ajouter ([lie le testament de saint Rcmi
2381
REMI DE REIMS
RENAUDOT (EUSÈBI-;
2382
nous a été conservé en deux versions différentes. La
plus longue, citée par Flodoard, i, 19, est sûrement
interpolée; la seconde, donnée par Hincmar, peut être
authentique dans l'ensemble, bien que le texte tel
qu'Hincmar le transcrit ait été altéré en plus d'un
endroit. Cependant B. Kruseh, dans un article du Nettes
Archiv, t. xx, 1895, p. 538 sq., combat même l'authen-
ticité de la recension brève. Ce testament n'est pas sans
intérêt pour l'histoire de la propriété ecclésiastique aux
temps mérovingiens. Il n'ajoute pas grand'chose à
notre connaissance de la physionomie spirituelle de
saint Rémi.
Au temps d'Hincmar, on croyait connaître une
lettre du pape Hormisdas à saint Rémi, lettre par
laquelle le pape instituait l'évoque de Reims son vi-
caire pour la Gaule. Jaffé, n. 866. Cette lettre, destinée
à favoriser les prétentions de 1 Église rémoise n'a pas
de valeur historique : ce n'est pas au moment où saint
Césaire d'Arles venait de voir reconnues, dans une
certaine mesure, les prérogatives de son siège, que
l'évêque de Reims aurait pu obtenir pour lui-même
un privilège encore plus étendu.
Saint Rémi mourut en 533, laissant une très grande
mémoire. Sa fête est marquée au 1er octobre dans le
martyrologe hiéronymien : elle n'a pas cessé d'être
célébrée à Reims et dans l'Église de France.
Acla sanctorum, octobre t. i, Paris, 1866, p 88-196. Les
lettres et le testament de saint Rémi figurent P. L., t. lxv,
col. 963-975 ; une nouvelle édition des lettres a été donnée
par W. Gundlach, dans Mon. germ. hisi., Epist., t. m,
p. 112-116.
G. Bardy.
RENAUDOT Eusèbe (1648-1720), né à Paris, le
22 juillet 1648, était (ils du médecin Eusèbe Renaudot
et petit-fils de Théophraste Renaudot, fondateur de
La Gazelle de France; il lit ses études à Saumur et
entra d'abord à la congrégation de l'Oratoire; il étudia
les Pères et les langues orientales et fut professeur à
Juilly; mais il quitta bientôt l'Oratoire et revint dans
sa famille. Tout en s'occupant avec son père de la
Gazette de France, il poursuivit ses études sur les
langues orientales. Grand ami de Bossuet, qu'il encou-
iagea à combattre Richard Simon, il fut en relation
étroite avec Boileau, Racine, La Bruyère et entra à
l'Académie française en 1689 et a l'Académie des Ins-
criptions et Belles Lettres en 1691. Ami des bénédic-
tins, des théologiens de Port-Royal, il fut le conclaviste
du cardinal de Noailles, en 1700. Après l'élection de
Clément XI, qui l'exhorta vivement à poursuivre ses
études, il resta à Rome jusqu'en septembre 1701. Il
revint à Paris, où il mourut, le 1er septembie 1720,
laissant aux bénédictins de Saint-Germain-des-Prés,
tous ses ouvrages imprimés et manuscrits. Renaudot
fut un ardent partisan du gallicanisme, un ami des
jansénistes, en particulier d'Arnauld et de Nicole, et
plus tard du cardinal de Noailles et de Quesnel.
Eusèbe Renaudot fut un travailleur extraordinaire :
sorti de l'Oratoire, le 1er avril 1672, épuisé de fatigues
et âgé seulement de vingt-cinq ans, il collabora à La
perpétuité de la foi, qu'Arnauld et Nicole avaient pu-
bliée en 1663. Le pasteur Claude avait répliqué parla
Réponse aux deux traités intitulés : La perpétuité de la
foi de l'Église catholique touchant l'eucharistie, Paris,
1665, in-8°. Pour réfuter l'ouvrage du ministre Claude,
Arnauld et Nicole firent appel à Renaudot, qui leur
fournit la traduction de plusieurs documents orien-
taux; Arnauld, dans la préface du t. m, fit un grand
éloge de la traduction et du traducteur. Le grand ou-
vrage fut terminé par Renaudot en 1713 : c'est un
recueil précieux de théologie positive sur les sacre-
ments et, en particulier, sur l'eucharistie. Parmi les
écrits de Renaudot, il faut citer aussi le Jugement du
public et particulièrement de M. Renaudot sur le Dic-
tionnaire critique de M. Bayle, in- 4", Rotterdam, 1697,
publié par Jurieu, et auquel Bayle répondit par des
Réflexions sur un imprimé qui a pour titre : Jugement du
public; Jurieu, réfuta l'écrit de Bayle dans une Lettre.
— Défense de la Perpétuité de la foi contre les calomnies
et les faussetés du lit>rc intitulé : Monuments authentiques
de la religion des Grecs, Paris, 1708, in-8°, dirigé contre
Bayle et contre Aymon, prêtre dauphinois qui apos-
tasia en Hollande (Journal des savants du 31 mai 1709.
p. 220-229). Renaudot publia, peu après, une partie
des pièces justificatives de ce travail sous le titre :
Gennadii patriarchœ Conslanlinopolilani Homeliœ de
sacramenlo eucharisties, Mclelii Alexandrini, Neclarii
Hierosoltjmitani, Melelii Stjrigi, et aliorum de eodem
argumenta opuscula, grœce et latine, sett appendix ad
acla quie circa Grcccorum de transsubstantiatione [idem
relata sunt in opère de Perpeluilale [idei, Paris, 17(19,
in-4° (Journal des savants du 6 janvier 1710, p. 3-11).
En 1711, Renaudot publia le t. iv de la Perpéiuilé de
la foi, pour donner des suppléments à l'œuvre d'Ar-
nauld et de Nicole, et en 1713,1e t. v sur les sacrements.
Cet écrit termine l'œuvre apologétique entreprise par
Arnauld. La meilleure édition est celle de 1781-1782.
Renaudot continua ses travaux par Hisloria palriar-
charum Alexandrinorum, jacobitarum a D. Marco usque
ad finem sœculi xn I, cum catalogo sequentium palriar-
charum et collectaneis historicis ad ullima tempora spec-
tantibus, Paris, 1713, in-4°. — Anciennes relations des
Indes et de la Chine de deux voyageurs mahomélans qui
y allèrent dans le i Xe siècle, traduites de l'arabe, avec des
remarques sur les principaux endroits de ces relations.
Paris, 1718, in-8°. Le P. Prémare, jésuite, dans les
Leltres édifiantes de 1724, t. xxi, p. 448-482, releva plu-
sieurs erreurs élans ces Relations. Sur tous ces écrits,
voir Villien, L'abbé Eusèbe Renaudot, p. 124-145.
Mais l'œuvre capitale de Renaudot est son œuvre
liturgique, qu'on trouve dans l'écrit intitulé Liturgia-
rum orienlalium collectio, Paris, 1715-1716, 2 vol. in-4°.
Ce travail fut attaqué dans le Journal littéraire de
La Haye de 1717, t. ix, p. 217-240, par une Lettre
envoyée de Cologne, datée du 27 janvier 1717 et sans
signature: elle était intitulée Défense de la mémoire de
M. Ludolf. Renaudot réplieiua par une Défense de
l'histoire des patriarches d'Alexandrie et de la Collection
des liturgies orientales, Paris, 1717, in-12. L'Europe
savante, t. x, p. 231-280, et t. XI, p. 28-69, attaqua les
affirmations de Renaudot sur la liturgie éthiopienne;
de même, le savant Assémani dans sa Bibliothèque
orientale, mais seulement sur epjelques points de détail;
cf. Villien, ibid., p. 182-256. Renaudot avait aussi
rédigé un assez grand nombre de monographies sur les
rites orientaux, touchant les sacrements; ciuelques-
unes ont été publiées par Henri Denzingcr, professeur
à l'université de Wurtzbourg : Ritus orienlalium, cop-
torum, syrorum, armenorum in adminislrandis sacra-
menlis ex Assemanis et Renaudotio, 2 vol. in-12,
Wurtzbourg, 1863-1864. De nombreuses dissertations
théologiques, restées manuscrites, se trouvent à la
Bibliothèque nationale, nouv. acquisitions, n. 7456-7.500
(voir Inventaire sommaire des manuscrits de Renaudot,
par H. Omont, Bibliothèque de l'Ecole des Chartes,
1890, p. 270-297). Benaudot avait de très nombieux
corresponelants et la plupart de ses lettres sont restées
inédites, en particulier à la Bibliothèque nationale plu-
sieurs ont été publiées dans la Correspondance de
Lossuel, édil. Urbain et Levesque, et l'abbé Fr. Albert
Dullo a édité trois volumes de correspondance avec le
cardinal Fr. Marie de Médicis, Paris, 1915-1926, in-8".
Michaud, Biographie universelle, t. xxxv, p. 410-412;
Hœfer, Nouvelle biographie générale, t. xli, col. 997-999;
Moreri, Le grand dictionnaire historique, t. ix, p. 129-131 ;
Gros de Boze, Notice sur Renaudot, dans l'Histoire de l'Aca-
démie des Inscriptions, t. v, p. 384 sq.; Journal littéraire
^:!x:i
RENAUDOT (EUSÈRE) — RENÉ DE MODÈNE
2'AH'
de La Haye, t. ix, x, et xi; L'Europe savante, t. vi, x et xi;
Journal des savants, années 1689, 1700 à 1710; Le Mercure
île France, janvier 1731 ; Cerveau, Nécrologedes pluscélèbres
<léfenseurs et confesseurs de la vérité pendant le XVIIIe siècle,
lr" part., 1760, p. r>9-61 ; Labelle, Xécrologe des appelants cl
apposants à la bulle Unigenitus, s. 1., in-12, p. 140-154;
Barrai, Dictionnaire littéraire et critique, t. iv, p. 91-94;
I.advocat, Dictionnaire historique et bibliographique, t. m,
p. 283-284; Desessarts, Les siècles littéraires, t. v, p. 372-
374; Niceron, Mémoires pour servir « l'histoire des hommes
illustres, t. xn, p. 25-29; llurt t, Nomenclator, t. iv, col. 974-
977; Kirchenlexicon, t. x, col. 1054-1055; A. Villien, L'abbé
Eusèbe Renaudot, Essai sur sa vie et sur son œuvre liturgique,
Paris, 1904, in-12.
J. Carreyre.
RENÉ DE COLOGNE, frère mineur capu-
cin de l'ancienne province rhénane. Entré dans l'ordre
le 16 février 1087, il s'y distingua comme prédicateur
et polémiste. Envoyé en Bohème avec le comte de
Globen vers 1724 pour y prêcher la parole de Dieu, il
mourut le 18 mars 1730 dans le château du comte. Il
est l'auteur de plusieurs ouvrages, dont le principal
est sans conteste : Refutatio Jubilœi lutherani, ubi
latherana dogmata ut nova ideoque a Christi et Ecclesiœ
doctrina aberrantia demonslrantur, Rastadt, 1717. Il
édita au«i en langue allemande, du moins d'après
Bernard de Bologne : Nemus spirituelle, Mayence,
1715; Liber precum prn plèbe rustica, ibid., 1715;
Hisloria de locis nb prodigia insignioribus B. Virginis,
ibid., 1716. Chargé par ses supérieurs de publier les
écrits et extraits laissés par le célèbre capucin Martin
de Cochem (r 1712), le P. René compléta et édita, à
I >illingen, en 1715, le 1. IV de l'ouvrage du 1'. Martin :
Bas auserlesene Hislorij-liuch. Il est l'auteur enfin de
Marianischer Gnaden-Flusz, abgetheilt in 31 geislliche
Bàchlein (îollund Mariam,die Himmels-Kônigin, nach
dem Exempel der Heiligen, tâglich zu verehren, qui eut
plusieurs éditions, dont la 2e à Mayence, en 1752,
in-16, 144 p.; puis en 1768, in-16, x-220 p.; la 11',
ibid., 1775, in-16, x-228 p.
Bernard de Bologne, Bibliolhcca scriptorum ord. min.
capuccinorum, Venise, 1747, p. 222-223; lliérothéc de
Coblentz, Prootncia rhenana /r. min. c ipuccinorum a fun-
daltonis SUse primordiis usque ad an. 17. )0 in quinque libris
fideli narralione vulgala, Heidelberg, 1750, p. 116 et 121;
Hurtér, Nomenclalor, 3° éd., t. iv, col. 1048; A. Jacobs,
Die Rheinischen Kapuziner (1611-1725). Ein Beilrag zur
Gesch. d. kathol. Rejorm, dans Reformationsgesch. Studien
n. Texte, fasc. 62, Munster-en-W., 1933, p. 71, n. 97; le
même, Toienbuch der Rheinisch-Weslfàlischen sowie der
friiheren Rheinischen und Kôlnischen Kapu:inerprovinz,
Limburg, 1933, p. 82; .1. Chr. Schulte, P. Martin von Co-
chem ( 11)34-17 v: ). Sein l.cben and seine Schriften, Fribourg-
cn-B., 1910, ]>. 90 et 119.
A. Teetaert.
RENÉ DE MODÈNE, frère mineur capucin
de la province de Bologne, qui se convertit du judaïsme
au catholicisme. A son baptême, où il eut pour parrain
César d'Esté, duc de Modène et de Beggio, il prit le
nom de ce dernier. César, en y ajoutant celui de
François. Le 1'. Bcné fut-il rabbin avant sa conversion,
comme le soutiennent François de Modène, dans ses
Annali dei cappuccini délia provincia di Lombardia,
t. i, an. 1533-1634, édiles par le 1". Cyrille Mussini de
Bagno, Memorie storiche nui cappuccini Emiliant
(1525-1629), 2'- éd., t. i, l'arme, 1912, p. 1 15-151, et
le P. Maxime Bertani de Valence, dans ses Annali
dell'ordine de'frali minori cappuccini, t. m, 3e part.,
Milan, 1711, p. 39? Aucun document absolument pré-
cis, écrit le 1'. Edouard d'Alençon, ne vient confirmer
la narration de nos chroniqueurs, mais tout ce que
l'on sait de certain sur le 1'. René est plus (pie suffisant
pour en tirer une conclusion affirmative. Voir Éludes
franciscaines, t. xxix, 1913, p. 132-131. Après sa
conversion, César-François se relira dans la maison
d'un chevalier de la famille Carandini de Modène et là
il écrivit en latin un ouvrage Contra Judœos. Peu après,
reçu chez les capucins, il fit profession au couvent de
Bavcnne en 1012. Ordonné prêtre, comme il possédait
une instruction talmudique plus que commune, il fut
chargé d'enseigner l'hébreu et des religieux des pro-
vinces voisines venaient suivre ses leçons. Plusieurs
années après sa conversion, sur la demande du duc de
Modène, il fut chargé par le tribunal de l'Inquisition
de Modène de reviser les livres dont se servaient les
Israélites du duché. Il faut toutefois restreindre
l 'office de censeur, exercé par le P. René, aux seuls
États du duc de Modène, et c'est une exagération du
P. Maxime de Valence, op. cit., p. 40, et récemment
encore d'A. Mercati, Noliziola su P. Renalo da Modcna.
dans BolletlilW francescano storico-bibliografico, t. i,
1930, p. 191, que de le montrer comme recevant ses
fonctions du Tribunal suprême en Cour de Borne pour
l'Italie entière. Le P. Bené affirme en effet lui-même
dans la dédicace au duc César d'Esté de son Index
varielatum expurgandarum, composé en 1626 : Cum
ab officia Sanctissimse Inquisilionis Mutinas (sic te
mandante Screnissimc Princeps) mensibus elapsis mini
demandatum fuerit onus recognoscendi libros Hebrseo-
rum in tua ditione el dominio commoranlium. Ce texte
est clair et rend superflu tout commentaire ultérieur.
Que le P. Bené se soif acquitté avec zèle et prudence
de ses fonctions de censeur, nous en avons un double
témoignage. Le premier est une bible hébraïque enri-
chie de commentaires, conservée aujourd'hui à la biblio-
thèque Laurentienne de Florence. Montfaucon, dans
sa Bibliolheca bibliothecarum manuscriplorum nova,'
Paris, 1730, 1. 1, p. 144, dit qu'à la fin du manuscrit
on lit cette annotation : Alessandro Scipione reveditor.
Ego F. Renalus a Mutina ordinis capuccinorum correxi,
an. 1626; une main postérieure ajouta cette remarque:
Isle fr. Renalus fuit neophylus, qui relicta judaïca
superslitione, christianam religioncm suscepil, et una
cum Abrahamo Jaghcl hebrœos codices mullos recensuit
el expurgavil. Voir A. -M. Biscioni, Catalogus biblio-
lheca; hebraicœ grœcœ F'iorenlinœ, Florence, 1757, p. 160.
.1. Bartolocci, cistercien, dans sa Bibliolheca rabbinica,
t. iv, Rome, 1693, p. 78, affirme avoir vu un exem-
plaire imprimé du Séphcr Milzcvoth ghadol (Liber
f/rteceplorum magnus) du rabbin Moses lien Jacobi
Mikotzi, avec la mention de la revision faite par Abra-
ham Jaghel en 1620 et par le P. René de Modène,
capucin en 1626. L'autre témoignage est un ouvrage
composé par le P. Bené de Modène en 1626 et con-
servé dans le ms. Barber, orient. 53 de la Bibl. Vati-
cane : Index varielatum mullarum expurgandarum a
libris Hebrœorum, prsecipue in tribus glosis, nempe
caldaica, hicrosolimitana ac babilonica, nec non in
omnibus commenlariis rabbinorum, collectas a R. P. F.
Renalo sacerdote Mutinense ord. min. S. Francisci
capucinorum, oceasione sumpla in diclorum librorum
correctione fada. Aruw Domini 1626. Dans l'épitre
dédicatoire au duc César d'Esté, le P. René dit avoir
composé ce recueil pour rendre plus facile aux catho-
I iques la connaissance des erreurs des Juifs, erreurs qui
sont en contradiction avec la loi de Moïse elle-même,
cl par suite, pour qu'il leur soit plus facile de les com-
bat tic; puis encore pour instruire les Juifs eux-mêmes
cl enfin pour faciliter le travail aux correcteurs. Quant
à l'auteur d'un ouvrage écrit en hébreu : Séphér Zik-
kuk, Liber purgalorius, quo nimirum supra 480 Ebrœo-
ru/n libri a menais, erroribus el execralionibus in
christianis conjeclis expurgantur, conservé dans le
ms, Yalic. liebr. 273, qui aurait été rédigé par un
capucin à Mantouc en 1590 (ou 1090 d'après plusieurs
historiens et d'après quelques catalogues des mss. hé-
braïques du Vatican) et qui par le P. Apollinaire de
Valence est attribué au P. Bcné de Modène, lui-même,
le P. Edouard d'Alençon démontre qu'aucun argument
2385
RENÉ DE MO DE NE
RÉORDINATIONS
2386
sérieux ne peut être apporté pour prouver que
l'auteur de cet ouvrage ait été un capucin, et encore
moins le P. René de Modène. Art. cité, p. 136-138. La
cause de cette attribution devrait être cherchée, d'après
le même P. Edouard, dans une confusion de ce recueil
avec l'Index varielalum expurgandarum, qui est vrai-
ment du P. René de Modène. Le P. Edouard écrit
toujours à tort : Index vanitatum.
Quant au sort échu à l'ouvrage Contra Judœos, cité
plus haut, que René de .Modène avait composé après
sa conversion, avant d'entrer chez les capucins, voici
le récit qu'en fait le P. Edouard d'Alençon, art. cit.,
p. 135. En allant au noviciat à Ravenne, le P. René
laissa son manuscrit chez son ami et protecteur Caran-
dini. Une fois profès, ses supérieurs l'envoyèrent au
couvent de Sassuolo et en s'y rendant il passa par
Modène, où il visita Carandini, qui lui remit son ma-
nuscrit. Le volume sous le bras, il entra au couvent de
Sassuolo, où il rencontra le Père gardien, qui, soit pour
punir son sujet d'avoir repris ce manuscrit sans per-
mission, soit pour mettre à l'épreuve son obéissance,
lui commanda de le jeter au feu; ce que le religieux fit
aussitôt. On ne peut qu'admirer la vertu du P. René,
tout en blâmant l'imprudence du gardien. Que
contenait ce manuscrit? Nous ne le saurons jamais. Le
P. René mourut en 1628 au couvent de Reggio en
Emilie.
Massimo Bertani du Valenza, Annali dell'ordine de' fr.
min. cappuccini, .Milan, 171 '.. t. m, 3e partie, p. 39-40;
t Mussini, Memorù storich: sut cappuccmi I nulii n ( lzï-a
1629), t. I, 1" éd., Parme, 1908, p. 190-192; 2» éd., Panne,
1912, p. 145-151; Tiraboschi, Biblioteca Modenese, t. iv,
Modène 178'?, p. 222 sq.; Edouard d'Alençon. De la syna-
gogue au couvsnt. Noies bio-bibliographiques sur le I'. René
de Modène, d'abord rabbin, puis capucin, dans Études fran-
ciscaines, 1913, t. xxix, p. 131-139; A. Mercati, Notiziola
su I'. Reiialo da Modena, dans Bollctlino francescano slorico-
bibliografico, 1930, t. i, p. 193-19 1.
A. Teetaert.
RÉOROINATIONS. — Le concile de Tronic
a défini, sess. vu, can. 9, que « le baptême, la confir-
mation et l'ordre impriment dans l'âme de qui les
reçoit un caractère, c'est-à-dire un signe spirituel indé-
lébile, et que, dès lors, ces sacrements ne peuvent
être réitérés ». Denzinger-Bannwart, n. 852. Parlant
d'une manière plus spéciale de l'ordre, il définit que
« ce sacrement imprime un caractère et que, dès lors,
celui qui a été prêtre ne peut redevenir laïque ».
Sess. xxiii, can. 1, Denzinger-Bannwart, n. 96t. Par
ailleurs, il enseigne encore, à la sess. vu, que la validité
d'un sacrement ne dépend ni de la dignité intérieure
du ministre (peu importe qu'il soit ou non en état de
grâce), ni même de la rectitude de sa foi, can. 12. Dès
là qu'un ministre investi des pouvoirs nécessaires a
posé les actes essentiels du sacrement avec une inten-
tion (au moins générale et implicite) de faire ce que fait
l'Église, can. 11,1e sacrement est validement conféré et
sort tous ses effets, dans la mesure, bien entendu, où
les dispositions du sujet qui le reçoit n'y mettent pas
obstacle. Denz.-Bannw., n. 854, 855.
Si, négligeant la question du baptême et de la confir-
mation, on applique ces définitions générales au sacre-
ment de l'ordre, on arrive aux résultats suivants :
l'ordination conférée à un sujet d'ailleurs idoine par
un évêque même hérétique, même schismatique, à
plus forte raison par un évêque qui m serait qu'indi-
gne, donne à ce sujet tous les pouvoirs de son ordre, à
condition que soit respecté par cet évêque le rituel
essentiel de l'Église et que cet évêque ait par ailleurs
l'intention de faire ce que fait l'Église. C'est en vertu
de cette doctrine, qui nous paraît être sinon de foi dé-
finie, au moins théologiquement certaine, que l'Église
romaine reconnaît sans ambages la validité des ordi-
nations des diverses Églises orientales. Que si un su-
jet ordonné diacre, prêtre, évêque dans l'une de ces
Églises revient à l'unité catholique, il n'a point, pour
exercer validement son ministère, à se soumettre à une
nouvelle ordination. Si l'Église romaine n'a pas cru
pouvoir reconnaître de la même manière la validité des
ordinations anglicanes, c'est faute d'avoir constaté
dans les premiers fondateurs de l'« Église établie », qui
furent la source directe de tout l'épiscopat et de tout
le sacerdoce anglican, cette < intention de faire ce que
fait l'Église », déclarée absolument indispensable par
le concile de Trente. Cf. l'art. Ordinations angli-
canes.
Ainsi la doctrine catholique, telle qu'elle se formule
depuis le concile de Trente, prohibe absolument toute
réordination. Le concile d'ailleurs n'a fait que cano-
niser une doctrine courante des théologie). s de l'âge
classique. Mais force est bien de reconnaître (pic celte
doctrine n'a pas toujours revêtu un caractère aussi
tranché. Non seulement l'histoire ecclésiastique signale
des cas assez nombreux où ont été pratiquées des réité-
rations de l'ordre que nous n'hésiterions pas à consi-
dérer aujourd'hui comme des réordinations au sens le
plus strict du mot; elle montre aussi, qu'au moins à
une certaine époque, des théories ont été échafaudées
pour défendre le bien-fondé de pratiques que nous
considérerions aujourd'hui comme abusives. A un
moment donné, deux théories ont été nettement en
conflit; c'est l'une d'elles qui a triomphé avec les
grands scolastiques et le concile de Trente; mais
l'autre avait été imaginée et soutenue par dis car.o-
nistes et des théologiens qui n'étaient point Us pre-
miers venus.
Toutefois, il faut bien se garder de faire plus grand
que de raison l'hiatus entre ces deux doctrines. Ceux-
là mêmes qui étaient favorables à la pratique et à la
doctrine des réordinations n'entendaient pas dire que
l'ordination régulièrement conférée pût être réitérée; en
d'autres termes ils n'auraient pas nié la doctrine du
caractère sacramentel, laquelle, dans ses précisions,
est de date postérieure. Ce sur quoi ils différaient
d'avec nous c'était sur l'explication de ces mots :
« régulièrement conférée ». Ce qu'ils affirmaient, c'était
que, pour conférer validement l'ordination, un en-
semble de conditions était exigé dans le ministre qui
se ramenaient en dernière analyse à l'appartenance à
l'Église. Ces conditions n'étant pas remplies, même si
les cérémonies extérieures de l'ordination avaient été
strictement observées, le sacrement était nul; celui qui
l'avait reçu demeurait en réalité un laïque; que si
l'Église voulait ultérieurement l'utiliser comme clerc,
elle devait le soumettre à une ordination qu'il fallait
bien se garder d'appeler une réordination. Ainsi, agis-
sait autrefois saint Cyprien dans la question du bap-
tême des dissidents; il se défendait énergiquement de
rebaptiser les hérétiques, il leur administrait pour la
première et dernière fois l'unique baptême, la cérémonie
à laquelle ils avaient été soumis, lors de leur initiation
à une secte dissidente, n'ayant été qu'une parodie
sans efficacité.
L'histoire de la pratique et de la doctrine des réor-
dinations touche, on le voit d'abord, à plusieurs points
essentiels de la dogmatique des sacrements : condi-
tions de validité, dispositions du ministre, dispositions
du sujet. Elle a été faite avec une extraordinaire maî-
trise par L. Saltet, Les réordinations. Élude sur le
sacrement de l'ordre, Paris, 1907, auquel nous aurons
fréquemment l'occasion de nous référer, encore que
nous nous écartions parfois de lui.
I. Les réordinations dans l'ancienne Église (jusqu'au
vie siècle). IL Pratique des réordinations dans le haut
Moyen Age (du vu" au ix* siècle) (col. 2399). III. Pra-
tique et doctrine des réordinations au début de l'âge
scolastique (du xie au xme siècles) (col. 2411).
2387
BÊOHDINATIONS. AVANT NICÉE
2388
î. Les réordinations dans l'ancienne Église
jusqu'au vic siècle. — 1° L'époque de la controverse
baptismale; 2° Le concile de Nicée; 3° La tradition
grecque entre le concile de Nicée et le Quini-Sexte.
1° La formation de la théologie occidentale. 5° L'atti-
tude de la curie romaine.
1° L'époque, de la controverse baptismale (milieu du
me siècle). — Cette controverse, relative à la valeur du
baptême conféré en dehors de l'Église catholique et
qui mit aux prises saint Cyprien de Cartilage et le
pape saint Etienne, voir art. Baptême, t. n, 219 sq., n'a
touché qu'indirectement à la question de la validité
des ordinations conférées par des dissidents et du
traitement à imposer aux clercs ordonnés dans la
dissidence et revenant à l'Église catholique. Toutefois
elle soulevait un problème général qui domine le cas
particulier : Que valent des sacrements administrés en
dehors de la Catholica par des personnes ayant jadis
reçu dans celle-ci le pouvoir de les administrer et qui
sont, pour quelque raison que ce soit, de leur plein
gré ou contraintes, séparées d'elle?
Or, il est bien remarquable que, dès ce moment,
s'affrontent deux conceptions : l'une est fort explici-
tement formulée par Cyprien, sur la pensée duquel au-
cun doute n'est possible, l'autre se déduit, avec plus
ou moins de certitude, de certaines expressions du
pape Etienne, rapportées par ses adversaires, d'ailleurs,
et sur l'exactitude absolue desquelles on voudrait être
plus au clair.
La conception de Cyprien, indéfiniment reprise dans
les lettres relatives à cette question, formulée expressé-
ment dans les divers conciles tenus à Cartilage entre
254 et 256 séduit d'abord par son apparente logique :
'Les sacrements, rites de sanctification intérieure, ont
été confiés par Jésus-Christ à l'Église, intermédiaire
obligée entre Dieu et les hommes (cette dernière thèse
s'est imposée à l'esprit de Cyprien lors des schismes
qui ont accompagné et suivi la persécution de Dèce).
Seule l'Église a le pouvoir de faire servir des rites
extérieurs à la sanctification des âmes. Celui-là donc
qui, abandonnant l'Église ou abandonné par elle, ne
peut plus être considéré comme faisant partie de
l'Église, n'a plus aucun pouvoir sur les sacrements.
Avec quelque exactitude qu'il pose les rites tradition-
nels, les cérémonies qu'il accomplit ne sont que des
parodies sacrilèges, qui n'ont absolument aucune va-
leur. » Telle est, à n'en pas douter, la pensée essen-
tielle de Cyprien; tous les arguments qu'il apporte de
surcroît, dans une controverse où il s'est passionné
plus que de raison, sont secondaires au regard de celui-
ci, dont il faut bien que l'on reconnaisse la valeur.
Si l'on essaie de dégager — ce qui ne va pas sans
difficulté — la pensée du pape Etienne, on aboutit à
une conception diamétralement opposée. Les sacre-
ments ont, pour ainsi parler, une valeur en soi, une
efficacité qui tient à eux-mêmes. Que l'on nous passe
l'expression, ils agissent un peu à la manière d'un
talisman. Qui en a le secret, qui prononce avec l'exac-
titude désirable, dans les conditions prévues par le
rituel, les formules qui les constituent, en faisant les
gestes prévus, leur fait rendre immédiatement leur
effet principal. Le prêtre, l'évêque, régulièrement or-
donné dans la Catholica et qui abandonne celle-ci.
emporte avec soi, dans son exode, le pouvoir de poser
des rites sacramentels qui ne sont pas sans une cer-
taine efficacité.
L'application de l'une et de l'autre de ces doctrines
au baptême est obvie (on ne perdra pas de vue qu'à
cette date il n'est pas encore question pour e baptême
d'autre ministre que de l'évêque et secondairement du
prêtre ou du diacre). Pour Cyprien, le cas du baptême
administré chez les novatiens c'est d'abord autour de
celui-ci (pie la question fut soulevée ce cas est d'une
simplicité parfaite. Le ministre du baptême peut être
un évêque, un prêtre jadis ordonné dans la Catholica.
En quittant celle-ci, il a perdu tout pouvoir d'admi-
nistrer un baptême valide; il faut donc, à ceux qui
ont été baptisés par lui dans la dissidence, conférer le
baptême quand ils se présentent à l'Église catholique.
A plus forte raison cette solution s'impose-t-elle, si le
ministre de ce pseudo-baptême a été ordonné dans la
dissidence par un évêque en rupture avec la Catholica.
Ce dernier n'a pu conférer à son client qu'une pseudo-
ordination, qui ne lui donne que de pseudo-pouvoirs.
Que s'il s'agit non plus seulement de la secte nova-
tienne, mais de sectes séparées depuis plus longtemps
de l'Église, marcionites, valentiniens et autres, chez
lesquels le schisme s'aggrave d'hérésies essentielles, il
est trop clair que l'on chercherait vainement en ces
convcntieules l'ombre d'un effet salutaire produit par
les sacrements qu'on prétend y administrer. On notera
pour terminer que le même principe de Cyprien vaut
contre la validité de l'eucharistie célébrée chez les
dissidents, quels qu'ils soient, et l'évêque de Carthage
n'a pas manqué d'expliciter cette conséquence.
Pour le pape Etienne au contraire et pour ceux qui
se rallient à lui, le principe posé par eux veut que soit
reconnue, d'une manière générale, et quoi qu'il en
soit de certaines applications de détail, l'efficacité des
sacrements administrés dans la dissidence par des
ministres ayant reçu le pouvoir de les conférer. On
reconnaît donc la validité du baptême des dissidents,
posilis ponendis, celle de leur eucharistie (selon toute
vraisemblance). Pour le rite correspondant à la confir-
mation nous ne saurions être aussi afTirmatif ; il y a ici
un problème assez délicat, sur lequel ce n'est pas le
lieu d'insister en cet article.
Reste la question de la validité des ordinations
conférées dans la dissidence, qui est proprement notre
problème. Pour saint Cyprien, aucune hésitation n'est
possible. L'évêque qui abandonne, volontairement ou
contraint, l'Église catholique perd tout pouvoir de
faire un acte valide de ministère. Si les baptêmes qu'il
feint de conférer sont invalides, à plus forte raison ses
ordinations. Et ceci, observons-le, n'est pas vrai seu-
lement des évêques qui de leur plein gré. par brigue,
par prurit de nouveauté, abandonnent l'Église. C'est
le cas de ceux que l'Église rejette de son sein de ma-
nière explicite ou même en vertu de ce que nous appel-
lerions aujourd'hui une sentence latse scntenliœ. C'est
par exemple le cas de l'évêque d'Assuras, Forlunatien,
qui, au su de tous, a apostasie en 250, et prétend con-
tinuer à exercer ses fonctions, Epist., lxv, Martel,
p. 723; à plus forte raison est-ce celui des évêques
espagnols, déposés par leurs collègues pour diverses
raisons et spécialement pour leur lâcheté dans la persé-
cution. Epist., i.xmi, p. 757 sq. Le cas de tous ces gens
est équiparé à celui des novatiens; leur déposition
régulière les prive de tous leurs pouvoirs. Telle était
aussi l'opinion de Firmilien de Césarée. Cf. Cypriani.
Epist, i.xxv, 22, Hartel, p. 824.
S'il est exact, comme le pape Etienne le prétendait,
que le principe antagoniste soutenu par lui se réclamait
dans l'Église romaine d'une tradition immémoriale et
remontant aux apôtres, on devrait s'attendre à voir
cette Église reconnaître sans ambages la valeur des
ordinations célébrées en dehors d'elles, pourvu qu'un
ministre ayant les pouvoirs nécessaires eût posé de
manière convenable les rites traditionnels. Et, de fait,
la reconnaissance de la validité du baptême conféré
chez les dissidents implique, jusqu'à un certain point
étant donnée la pratique courante qui ne permet
pas à des laïques d'administrer (validement) le bap-
tême — la reconnaissance chez les dissidents d'une
hiérarchie ecclésiastique faisant des actes sacramentels
valides. Mais il faut se garder de transposer d'emblée
2389
REORDINATIONS. LE CONCILE DE NICÉE
2390
notre logique de théologien en ces problèmes d'autre-
fois. La manière dont parle le pape Corneille (prédé-
cesseur d'Etienne) de l'ordination épiscopale de Nova-
tien, Eusèbe, Hist. eccl., 1. VI, c. xliii, P. G., t. xx,
col. 620, est bien faite pour donner à réfléchir. Nova-
tien, déjà prêtre, a été ordonné évèque par deux évê-
ques de la banlieue romaine, en des circonstances que
Corneille rapporte de manière pittoresque. Pour le
pape cette imposition des mains est vaine, eiy.ovixrl
xal [ioCTOÛa ; elle n'a pu donner à Novatien les pouvoirs
nécessaires, rîjv [xtj SoOsïoav aù-rtô àvwOsv è7ucxo7T7;v.
Encore qu'il convienne de ne pas prendre à la lettre
tous les termes d'une lettre, où trop visiblement Cor-
neille se laisse entraîner par la passion, voir art. Nova-
tien, t. xi, col. 829 au bas, il fallait signaler ce texte;
il paraît montrer que ce que l'on a nommé un peu
trop vite la «théologie romaine des sacrements » était
encore à l'état d'ébauche. Évitons ici toute générali-
sation prématurée.
Quant à des réordinations au sens propre du mot,
nous n'en pouvons signaler dans cette période archaï-
que. S'ils avaient été entièrement logiques, les tenants
de la « pratique romaine » se seraient interdit d'en
faire. Mais nous sommes réduits sur ce point à des
conjectures; qu'il y ait eu à divers moments des re-
tours à l'Église catholique de clercs ordonnés dans la
dissidence, c'est très vraisemblable; il nous est pour-
tant impossible de dire à quelles conditions ils y furent
admis et si on leur permit sans plus l'exercice de leurs
ordres, après les satisfactions convenables. C'est seu-
lement au concile de Nicée que sont données, à notre
connaissance, des solutions à ce problème.
Quant à saint Cyprien et aux tenants de la « pra-
tique africaine », leurs principes les auraient conduits à
réordonner des clercs ainsi ordonnés dans la dissi-
dence. Mais, à vrai dire, pour l'évêque de Carthage,
cette question ne pouvait pas se poser. Il est trop
persuadé des qualités morales que doit posséder un
clerc, pour admettre que l'on puisse faire d'un dissi-
dent, même contrit, un clerc de la véritable Église.
Qu'il suffise aux pseudo-clercs en provenance de chez
les hérétiques ou de chez les schismatiques de prendre
rang, chez les catholiques, parmi les laïques. Episi.,
lxii, 2, Hartel, p. 777.
En résumé, le problème des réordinations ne s'est
pas posé à l'époque archaïque; il reste pourtant que
deux « théologies » tendent alors à se former; l'une
irait à reconnaître la valeur, pusitis ponendis, des or-
dinations reçues en dehors de l'Église catholique et
prohiberait dès lors toute réordination. L'autre, atten-
tive surtout au fait que le ministre d'un sacrement doit
d'abord appartenir à l'Église, dénie toute valeur aux
hiérarchies constituées en dehors de la Catholica; elle
serait donc portée à prescrire, si les circonstances ren-
daient la chose souhaitable, de « réitérer », au sens que
nous avons dit, des ordinations conférées dans la
dissidence.
2° Le concile de Nicée. — Si l'on essaie de répartir
géographiquement les zones d'influence de ces deux
« théologies », on peut dire, en gros, que la romaine, au
moins pour ce qui est du baptême, s'est imposée
d'assez bonne heure à l'ensemble de l'Occident. Le
concile d'Arles de 314, représentation générale de
l'Église latine, la canonise; les Africains abandonnent
alors leur pratique trop absolue du baptême des dissi-
dents, quels qu'ils soient. Les autres Occidentaux
reconnaissent par contre qu'il faut montrer quelque
circonspection dans la réception des dissidents.
L'Orient, de son côté, a conservé, à l'endroit des
sacrements conférés en dehors de l'Église, une partie
des défiances de Cyprien de Carthage et de Firmilien
de Césarée. La théologie « africaine » a la faveur d'à
peu près toutes les Églises de langue grecque. Mais il
DICT. DE THÉOL. CATHOL.
faut ajouter que les plus modérés évitent les générali-
sations hâtives. On ne saurait, pensent-ils, rejeter en
bloc tous les sacrements de tous les dissidents; il faut
distinguer les cas d'espèce, faire un départ entre les
diverses sectes séparées de la Catholica. Ceci constitue
d'ailleurs une atteinte fort grave au principe posé par
Cyprien qu'il est nécessaire d'appartenir à l'Église pour
conférer un sacrement valide. Par là on rejoint presque
■ — il faut bien le dire ■ — la doctrine qui s'est mani-
festée au concile d'Arles. Que ce soit par une extension
fort naturelle du concept d'Église, que ce soit par une
compréhension plus exacte de ce qu'est le sacrement,
peu importe. Ce qu'il faut retenir, c'est que la nécessité
s'imposera de plus en plus, au moins en ce qui concerne
le baptême, de faire le départ entre les diverses caté-
gories de dissidents. Ce sera chose faite à la fin du
ive siècle.
Mais cette nécessité est déjà comprise au concile de
Nicée. Trois mesures d'ordre disciplinaire y ont été
prises qui concernent la réception dans l'Église de
trois catégories d'hétérodoxes ou de schismatiques :
les novatiens, les paulianistes, les méliciens; elles inté-
ressent de très près la question des réordinations.
1. Les paulianistes, can. 111, Mansi, Concil., t. n,
col. 676. Ce sont les disciples de Paul de Samosate,
cf. ici, t. xii, col. 46 sq., qui, après la condamnation de
cet hérétique, ont continué à former, sous la direction
de celui-ci d'abord, puis des successeurs qu'il s'est
donnés, une secte qui, en 325, se maintient encore à
Antioche :
A l'égard des paulianistes qui veulent revenir ;i l'Église
catholique, il faut observer l'ordonnance qu'ils doivent tire
rebaptisés (àvaéauTc'îealJat). Si quelques-uns d'entre eux
étaient membres du clergé, ils seront ordonnés par l'évêque
de l'Église catholique après qu'ils auront été rebaptisés
(y.iy.;y.~-'.^<)ii--.: ^eipOT&veifffltoffav)), à la condition tou-
tefois qu'ils aient une réputation intacte et qu'ils n'aient
pas subi de condamnation. Si l'enquête montre qu'ils sont
■ndignes, on doit les déposer. Trad. Saltet, op. cil., p. 37.
Le sens est très clair. Pour des raisons que nous
n'avons pas à discuter ici — elles tiennent plutôt à la
doctrine professée par les « paulianistes > qu'aux insuf-
fisances de leur rituel baptismal — le concile rejette la
validité du baptême qui a été conféré dans la secte. Ce
rejet implique — la chose vaut d'être signalée -
le rejet de la validité des ordinations revues par les
soi-disant clercs du parti. En faveur de ceux d'entre
eux que l'on veut admettre dans l'Église, on se relâche
de la sévérité des prescriptions dont Cyprien s'était
fait l'écho. Les clercs paulianistes pourront devenir
clercs catholiques, mais à condition de recevoir et le
baptême et l'ordination des mains d'un évèque catho-
lique. On ne peut guère parler de réordination qu'au
sens matériel du mot, la première ordination ayant été
notoirement invalide, et pour toutes sortes de raisons,
dont la première est L'invalidité du baptême qui l'a
précédée.
2. Les novatiens, can. 8, ibid. — C'est exclusivement
le cas des clercs novatiens qui est ici visé; le cas des
laïques ne comportait point de difficulté, car leur
baptême étant considéré désormais comme valide, en
dépit des exclusives formulées par Cyprien, il n'y avait
qu'à leur appliquer la règle imposée jadis par le pape
Etienne. Mais comment traiter les clercs?
Au sujet de ceux qui s'appellent eux-mêmes les cathares
(les purs), le concile décide que, s'ils veulent entrer dans
l'Église catholique, on doit leur imposer les mains et ils
resteront ensuite dans le clergé (yeidciÔetoluÉvouc kOtoùç
fjLEveiv o -1 t t, i r Èv tû y.'/.r.Çit, ) — (suivent les conditions mises
à cette admission, en particulier la reconnaissance théorique
et pratique de l'enseignement ecclésiastique) — Par con-
séquent, lorsque dans des villages ou des villes il ne se
trouve, en fait de gens ordonnés, que des leurs, les gens en
question resteront dans leur situation antérieure (i'vOa ait
T. — XIII. — 76.
2391 RÉORDINATIONS. L'ANCIENNE TRADITION GRECQUE 2392
ovvjràvreç cÏtî èv x(ô|xac;, sïtz êv n6Xe<xcv aùrol povoi eûpiff-
xotvro xeipoTovïjBevTeç, o( svpurxôp.evoi èv t(5 xXrjpto ïaovTai
èv T(ï) aJTiji i7Vf||iaTi) ; mais si un prêtre ou un évèquc
catholique se trouvait au milieu d'eux, il est évident
que l'évoque de l'figlise catholique doit conserver la di-
gnité épiscopale, tandis que celui qui a été décoré du titre
d'évêque par lesdits cathares n'aura droit qu'aux honneurs
réservés aux prêtres, à moins (pie l'évèque (catholique) ne
trouve bon de le laisser jouir du titre épiscopal. S'il ne le
veut pas, qu'il lui donne une place de chorévêque ou de
prêtre, afin qu'il paraisse faire réellement partie du clergé
et qu'il n'y ait pas deux évoques dans une ville.
L'exégèse d'ensemble de ce texte ne fait pas diffi-
culté, seule une expression a besoin d'explication.
Avant d'être intégrés dans le clergé catholique, les
clercs novatiens reçoivent une imposition des mains,
XeipoOsTOOjiivouç. Cette imposition des mains doit-
elle être équiparée à l'ordination? A la confirmation?
Au rite pénitentiel? Il n'est pas facile de décider entre
ces trois sens. En d'autres textes x£ip°0ST£w se dit
de l'action d'imposer les mains pour l'ordination. Ici,
il est vrai, pour désigner ceux qui ont reçu l'ordination,
le canon emploie, quelques lignes plus loin, l'expression
XeipoTovY)6îVT£ç. Le verbe ^eiporoveiv est le terme tech-
nique pour désigner le fait d'ordonner. Si le concile
avait voulu dire que les clercs novatiens doivent être
soumis à une ordination, il semble qu'il aurait dû
l'employer dans la partie essentielle de son dispositif
au lieu de /eipoôsTsIv. (On remarquera d'ailleurs que
Gélase de Cyzique,dans sa transcription des canons,
emploie aux deux endroits le verbe ^sipoOsTsîv.
Hist. ceci, 1. II, c. xxxn, édit. Lœschcke, p. 114.)
D'autre part, il est certain qu'aux laïques novatiens
rentrant dans l'Église, on imposait les mains, pour leur
donner la confirmation qu'ils n'avaient pas reçue, pa-
raît-il, dans leur secte. Il est tout indiqué de songer
pour les clercs à un rite de même signification. A moins
encore — ce qui va être dit des méliciens éclairera notre
hypothèse — qu'il ne s'agisse, pour les clercs novatiens,
d'une sorte de rite de complément et de sécurité,
donnant toute garantie à la validité de leur ordi-
nation.
3. Les méliciens. — Il s'agit des clercs ordonnés de
façon irrégulière par Mélèce de Lycopolis, voir son
article ici, t. x, col. 531. Leur cas n'est pas traité dans
les canons, mais dans une lettre adressée par le
concile à l'Église d'Alexandrie et que Socrates nous a
conservée, Hist. eccl., 1. I, c. ix, P. G., t. lxvii, col. 80.
Il fut décidé que Mélèce continuerait à porter le titre
d'évêque, mais le titre seulement, car on lui retirait
la faculté d'ordonner. Quant aux clercs antérieure-
ment ordonnés par lui, ils continueraient à exercer
leurs fonctions mais après avoir été, comme dit le
grec : p.ua-nxwT£pa ^sipOTOvia (^auoOévTeç.
On a beaucoup discuté sur la signification précise de
ces trois mots. La vieille traduction latine insérée dans
la Tripartile lit : mystica ordinatione ftrmatos liabere
Iwnorem. P. L., t. lxix, col. 932; simple décalque du
grec. On a traduit : sanction ordinatione confirmati,
qui n'est pas beaucoup pi us clair. Il reste que, avant
d'entrer en fonction, les clercs méliciens doivent rece-
voir une confirmation de L'ordination irrégulière qu'ils
ont reçue, faute de quoi il semblerait qu'il manque
quelque chose à leur pouvoir; ils doivent être «vali-
dés », si l'on peut dire, cl cela par une cérémonie
rituelle, dont le nom, v_apoTOvla, est proprement
celui de L'ordination, encore qu'il désigne, au pied de
la lettre, une imposition des mains. Celle cérémonie
esl dite i plus mystique ». Faudra-t-il simplement tra-
duire » mystique » par» secrète »? Ne pas trop insister
sur le comparatif? El dire, par conséquent, que celle
cérémonie, pour ne pas déconsidérer les ayants-cause,
se passera privément. Nous n'en sommes pas très
assuré. Que si l'on traduit par ■ plus sainte », ce ne
peut être que par comparaison avec la première, reçue
des mains de Mélèce, qui, elle, l'était moins, ou ne
l'était pas. On voit toutes les difficultés que soulèvent
ces quelques mots. En tout état de cause, les clercs
méliciens passent par une cérémonie, dont la signi-
fication n'apparaît pas clairement aux yeux du théo-
logien moderne et qui rectifie ce qui a pu manquer à
leur ordination initiale. Peut-être convient-il de dire
la même chose des clercs novatiens dont nous avons
discuté le cas. Bien qu'il faille écarter l'idée moderne
d'une rénovation sous condition et ad cautelam, il reste
que, dans la pensée du concile, quelque incertitude
plane sur la validité de l'ordination première des
dissidents, qui a besoin d'être régularisée. On voit la
prise qu'une telle attitude pourra fournir ultérieu-
rement aux partisans des réordinations.
3° La tradition grecque entre le concile de Nicée et le
Quini-Sexte (325-692). — A la vérité, cette défiance à
l'endroit des sacrements en général et de l'ordination
en particulier, quand ils sont conférés dans la dissi-
dence, ira- s'atténuant dans l'Église grecque. Peu à
peu se fera sentir le besoin d'établir — comme déjà
le concile de Nicée l'avait fait — des distinctions entre
les sectes, d'examiner plus attentivement et leur
Credo et leur rituel, avant de prendre des décisions
relatives à leurs sacrements.
1. La littérature canonique soi-disant apostolique,
c'est-à-dire les Constitutions apostoliques et les Canons
des Apôtres qui en dépendent, semble avoir été com-
pilée, dans son état actuel, en Syrie, dans la seconde
moitié du ive siècle. Elle est nettement hostile à la
validité des sacrements donnés par les dissidents. Les
canons 46 et 47 rejettent et leur baptême et leur
offrande (Ouata); le canon 68, leur ordination dont il
déclare expressément qu'elle doit être renouvelée.
Voir les textes grecs d'après Beveridge, avec les com-
mentaires des grands canonistes grecs dans P. G.,
t. cxxxvn, col. 129 et 173.
S'agit-il de tous les hérétiques sans distinction?
Pour le savoir, il suffit de se reporter aux Constitutions
apostoliques, 1. VI, c. xv, éd. Funck, t. i, p. 337, dont
les Canons ne font que résumer la doctrine. Or, il ne
semble pas qu'il soit fait ici de distinction entre les
hérétiques : « Est valide le seul baptême donné par un
prêtre irrépréhensible au nom du Père, du Fils et du
Saint-Esprit... Ceux qui ont reçu la souillure des impies
participent à leur condamnation, car ceux-ci ne sont
pas prêtres, ainsi ceux qui sont baptisés par eux ne
sont pas initiés, mais sont souillés. » On croirait en-
tendre saint Cyprien. Il va de soi que, s'ils n'ont pas le
sacerdoce, les ministres dissidents ne sauraient le
transmettre.
Mais cette rigidité devra céder au moment où les
grandes controverses, trinitaires ou christologiqucs,
amènent en Orient diverses séparations, les unes passa-
gères, les autres plus tenaces, d'autres enfin défini-
tives. La littérature pseudo-apostolique ne visait en
somme que les vieilles sectes : montanistes, valen-
tiniens, quartodécimans, novatiens, etc., sur les ori-
gines desquelles on n'était pas très au clair au ive siè-
cle; les manichéens aussi qui étaient à peine des chré-
tiens. Les évêques du IVe et du vf siècle qui voient se
former sous leurs veux les schismes et les dissidences,
savent à quoi s'en tenir sur les origines de tel grou-
pement, sur la signification de tel autre; ils ont eu à
travailler à des réconciliations de certains dissidents
avec l'Église; ils réalisent mieux ce qui sépare ceux-ci
de la Catholica; ils sont amenés dés lors à juger avec
moins de défaveur les sacrements (pli s'administrent
chez eux. Ceci est d'abord vrai du baptême, et ne
s'étendra (pie peu à peu à l'ordination. D'où les hési-
tations que nous serons amenés à constater et qui sont
parfois très sensibles.
2393 RÉ0RDINAT10NS. L'ANCIENNE TRADITION GRECQUE 2394
2. Les distinctions faites en Asie et à Anlioche aux
IVe et Ve siècles. — -Les Pères du ive siècle, un Athanase,
un Basile, un Épiphane ont, à l'occasion, des paroles
sévères pour les baptêmes et les ordinations des ariens,
mais qu'il ne faudrait pas toujours prendre à la lettre;
ce sont parfois expressions de polémistes.
Il faut attacher plus d'importance à certaines con-
sultations canoniques, celles, par exemple, que donne
saint Basile dans les deux lettres clxxxvih et cxcix,
à son collègue Amphilochius d'Iconium, dans P. G.,
t. xxxii. Le canon 1, col. 664 sq., s'il est très explicite
pour ce qui est de l'admission ou du rejet du baptême
des diverses sectes, ne contient qu'une indication
fugitive sur les ordinations des dissidents. Basile
distingue ceux-ci en trois classes : les hérétiques, qui
diffèrent des catholiques par des dissentiments sur des
points essentiels de la foi et dont le baptême est rejeté;
les schismatiques, dont les dissentiments sont de moin-
dre importance et dont le baptême est reconnu; enfin
les membres de « conventicules », séparés de l'Église
pour des raisons surtout personnelles; «quand ces
derniers viennent à nous, on les reçoit sans plus, et
même ceux qui étaient dans les ordres, avant la séces-
sion, rentrent chez nous avec leur ordre. » Cette simple
incise soulève, on le voit, d'assez lourds problèmes.
Ceux qui ont été ordonnés dans un conventicule après
la sécession voient-ils leur ordination confirmée ou
infirmée? Les clercs schismatiques, s'ils veulent rester
en fonction, doivent-ils être réordonnés? Aucune ré-
ponse précise n'est faite à cette question. Mais, si l'on
songe à la défiance générale que Basile professe — ■ il
est bien en ceci l'héritier de Firmilien — à l'endroit de
ceux qui se séparent de la Catholica, on est porté à
croire que les solutions sévères n'étaient pas pour
l'effrayer. S'il ne poussait pas à bout, à propos du
baptême, les conséquences des principes posés jadis par
son prédécesseur et qu'il rapporte ici même, c'était
pour des raisons d'opportunité qui laissent perplexe le
théologien d'aujourd'hui.
Mais voici, à quelque temps de là un autre son de
cloche qui se fait entendre, cette fois en Syrie. C'est
vraisemblablemînt en effet d'un milieu antiochien,
peut-être apparenté à Diodore de Tarse, qu'est sorti
un lot de pièces pseudonymes mises sous le nom de
Justin Martyr avec qui elles n'ont certainement rien
à faire et qui sont rassemblées dans P. G., t. vi,
col. 1181 sq. Dans l'une d'entre elles, les Quiestiones et
responsiones adorthodoxos, q. 14, ibid., col. 1261, on lit :
Q. : Si le baptême donné par les hérétiques est faux
et vain, pourquoi les orthodoxes ne baptisent-ils pas l'héré-
tique qui revient à l'orthodoxie et le laissent-ils dans la
souillure de son baptême? Et môme si l'hérétique se trouve
avoir reçu l'ordination chez eux, les orthodoxes la reçoivent
comme valide. Gomment celui qui est ainsi reçu et ceux qui le
reçoivent sont-ils à l'abri de tout reproche?
Rép. : Quand un hérétique revient à l'orthodoxie son état
malheureux (i^àXiJLa) est rectifié de la manière suivante :
l'erreur de sa pensée, par son changement d'opinion; son
baptême, par l'onction du saint chrême, et son ordination,
par l'imposition des mains (rf,: hk ^EîpoTOVt'aç rîj vecpoôsaia).
Il ne reste donc plus rien à délier.
Laissons de côté la « rectification » du baptême par
la chrismation (est-ce la confirmation? Est-ce un sim-
ple rite de réconciliation?) Pour ce qui est de l'ordre,
il est clair que l'auteur anonyme admet la valeur de ce
sacrement conféré dans la dissidence et qu'en pra-
tique, autour de lui, on reçoit à l'exercice de leurs
fonctions les clercs ainsi ordonnés : « les orthodoxes
reçoivent cette ordination comme valide. » Il est non
moins clair que, avant d'admettre les clercs dissidents
à exercer, on les soumet à une /eipoOsaîa, cérémonie
qui est à l'ordination ce que la chrismation est au
baptême. N'est-ce p >i il là précisément ce que le
concile de Nicée avait prescrit pour les clercs novatiens
(Xeipo0£Tou(j.svot., ci-dessus, col. 2391) et, semble-t-il
aussi, pour les clercs méliciens (p:o<ynxa>Tépa X^P0-
Tovia (3ï6ouco6évTe<;)?
Il n'y avait pas, d'ailleurs, que dans les milieux
antiochiens que l'on agissait ainsi. Presque à la même
date, Théophile, patriarche d'Alexandrie, interprétant
le canon 8 de Nicée, expliquait à un évêque, qui l'avait
interrogé sur la réception des clercs cathares (nova-
tiens), qu'il fallait leur donner l'imposition des mains,
XstpoTovsïaOai. toùç 7rpoaep/o|iivo'jç. P. G., t. cxxxvm,
col. 912. Seulement, comme on le voit, le patriarche
ne fait pas la différence que fait si nettement le
Pseudo-Justin entre ysipoOsatoc et yeiporovla. Il y a
dans cette confusion des termes, chez Théophile, un
indice de la confusion qui règne dans les idées. Sur
les clercs ordonnés dans la dissidence se pratique une
cérémonie dont l'essentiel est une imposition des
mains; de dire s'il s'agit là d'une nouvelle ordination
(qui supposerait l'invalidité de la première) ou d'un
rite de rectification ou de complément, voici qui
embarrasserait beaucoup plusieurs de ces Orientaux.
On comprend, dans ces conditions, le sens de la
consultation demandée au patriarche de Constantinople
par le titulaire d'Antioche, Martyrius (159-471), à une
date qu'il n'est pas possible de préciser plus exacte-
ment. Nous avons la réponse de Constantinople, sous
la forme un peu extraordinaire d'un canon apocryphe
(le 7e) du concile de 381. Sur ce phénomène voir Beve-
ridge, PandecUe canomim, t. il, annot. p. 100. Pour ré-
pondre aux questions de Martyrius sur la réception
dans l'Église catholique des hérétiques, soit laïques,
soit clercs, le patriarche de la ville impériale distingue
deux catégories de dissidents : d'abord ceux que nous
pourrions appeler les hérétiques mineurs : ariens (c'est-
à-dire homéens de la confession de Rimini-Séleucie),
sabbatiens (variété de novatiens), novatiens, quarto-
décimans, apollinaristes; puis des hérétiques majeurs,
si l'on ose dire : eunomiens (c'est-à-dire anoméens),
montanistes, sabelliens, sans compter beaucoup d'au-
tres qui ne sont pas nommément désignés. Le cas des
membres de cette deuxième catégorie est des plus
clairs : « s'ils veulent revenir à l'Église, nous les rece-
vons comme s'ils étaient des païens, àtç, 'EXXîjvaç 8r£Ô-
pisOa », en d'autres termes, nous ne reconnaissons au-
cun des sacrements reçus chez eux. Toute différente
l'attitude à l'égard des membres du premier groupe :
« pour admettre les laïques, nous leur demandons de
souscrire une profession de foi, puis nous les confir-
mons (o"9paYiÇ6%u,evoi); s'il en est qui sont prêtres,
diacres, sous-diacres, psalmistes, lecteurs, nous les
traitons comme de pieux laïques et nous les ordonnons,
wç ff7rou8aïoi Xoeïxol yeiporovoûvrat èxeivoi ot yjaav
Ttap' aoToù; tô Trpo-rspov zïzz upsaou-repoo, sire S'.âxovoi,
eÏte ÛTroStàxovoi., site '.{«xXtou, eÏte àvayvtôaTai. « Le
texte est clair cette fois; visiblement, on a interprété,
à Constantinople, d'une véritable ordination la yzi-
PQÔscroc imposée aux clercs novatiens par le canon 8
de Nicée, la (i.uaTi.xa)-repa xstpoTovLa qui doit être
donnée aux méliciens, on a généralisé cette pratique
à l'endroit de toute une catégorie de clercs dissidents;
ils sont traités en simples laïques.
3. L'époque des schismes christologiqu.es. — La con-
sultation adressée à Martyrius ne fait pas encore état
des hérésies ou des schismes engendrés par les contro-
verses christologiques. Sans doute est-elle antérieure
aux premières grandes séparations.
La question du retour à l'Église orthodoxe de clercs
nestoriens ne s'est guère posée; il n'y eut jamais, dans
l'Empire, de communautés nestoriennes, il n'est pas
établi que l'on ait considéré dès l'abord comme « nes-
toriennes » les Églises de l'Empire sassanide.
Mais, dès le dernier tiers du v siècle, les monophij-
sites ont formé des Églises dissidentes au sens propre
2395 RÉOUDINATIONS. FORMATION DE LA THÉOLOGIE OCCIDENTALE 2396
du mot. 11 est possible de préciser quelle fut leur atti-
tude par rapport aux ordinations des membres de
l'Église d'État chalcédonienne, des melkites. et inver-
sement l'attitude de l'Église impériale par rapport à
leurs clercs.
Sans doute il y eut parmi les « monophysites » des
passionnés sans formation théologique, qui n'hési-
taient pas à considérer comme nulles les ordinations
des melkites et à les réitérer à l'occasion. Mais Sévère
d'Antioche (f 538), le grand théologien du parti, s'est
nettement opposé à la réordination des chaleédoniens
qui passaient au monophysisme. Voir deux lettres de
Sévère dans E.-W. Brooks, The 6t>> book of selected let-
lers of the li. Severus, trad., p. 171» sq., 295 sq. Sévère
critique avec beaucoup d'exactitude la théorie de
Cyprien et lui reproche de ne pas faire les distinctions
nécessaires entre les différentes catégories de dissidents.
En face de ce sens théologique de Sévère, il est péni-
ble de constater que les chaleédoniens ont souvent
raisonné sur les cas particuliers sans précision et sans
principes. On sait comment la vigilance de Justinien
qui avait interné aux abords de Constantinople les
évèques monophysites, pour en finir avec le schisme,
fut trompée par l'ingéniosité de ceux-ci et la conni-
vence de l'impératrice Théodora; comment, en parti-
culier, Jacques Baradaï put reconstituer subrepti-
cement l'épiscopat monophysite en Syrie et en
Egypte. Sous le successeur de Justinien, Justin II
(565-578) une vigoureuse campagne fut entreprise par
les autorités civiles et religieuses pour venir à bout de
cette nouvelle Église jacobite. Sur cette campagne voir
les récits du monophysite Jean d'Asie, dans J.-M.
Schœnfelder, Die Kirchengeschichte des Johannes von
Ephesus, Munich, 1802. Le patriarche orthodoxe de
Constantinople. Jean le Scolastique (565-577) se mon-
tra particulièrement ardent ; pour disqualifier les jaco-
bites, il imposait la réordination aux clercs, aux
prêtres, même aux évêques ordonnés par des prélats
monophysites. C'est ainsi que Paul d'Aphrodisias,
amené à Constantinople, y fut dûment chapitré, ren-
voyé dans sa ville épiscopalc, pour y être solennel-
lement déposé, puis réordonné, par un évêque catho-
lique et ce, malgré toutes ses protestations. Cf. V. Gru-
mel, Les regestes du patriarcat de Constantinople, vol. i,
fasc. 1, n. 258; comparer, n. 256 et 257. Des entre-
prises analogues tournèrent mal et l'empereur interdit
de formuler pareilles exigences. Le patriarche dut re-
culer; il se borna à exiger une imposition des mains
purement cérémonielle, cette ysipoOeatoc, dont parlait
Pscudo- Justin et que semble supposer le canon 8 de
Nicéc. Il ne réussit pas complètement à généraliser
cette pratique.
On le voit, il y a, dans la théorie et dans la pratique
de Constantinople, qui de plus en plus donne le Ion à
l'Église d'Orient, d'extraordinaires hésitations, qui
semblent s'être prolongées plus que de raison. Faute
d'une théologie sérieuse des sacrements, on reste li\ré
aux improvisations et aux solutions particulières.
4. Abandon par l' Église grecque îles réordinations.
Le moment approchait toutefois où l'on allait aboutir
sinon à une théologie bien définie, du moins à une
pratique uniforme.
Au début du vu1' siècle, le prêtre Timothéc, qui
occupe à Constantinople une si i nation officielle- il est
skeuophylax — écrit un De rcceplione hseretirorum qui
fournit, des diverses sectes hérétiques ou simplement
dissidentes, un catalogue fort complet. /'. G., l. Lxxxvia
col. 11 sq. Il répartit les dissidents en trois catégories :
ceux qui. pour rentrer dans l'Église, ont besoin du
baptême; ceux (pie l'on ne rebaptise pas. mais (pie l'on
oint seulement du saint chrême; ceux enfin que l'on
ne baptise ni ne confirme cl auxquels on demande
seulement une abjuration. C'est eu somme la même
classification que celle proposée deux siècles plus tôt à
Martyrius d'Antioche. Mais il est bien remarquable
que, tandis que le patriarche du Ve siècle s'empressait
d'ajouter que les gens que l'on reconfirmait devaient,
s'ils étaient clercs dans la dissidence, être traités dans
la Catholiea comme des laïques et donc être réordonnés,
Timothée, au vne siècle, ne fait absolument aucune
mention pour les clercs de cette exigence. Cette omis-
sion ne saurait être l'effet du hasard.
On en est tout à fait assuré quand on voit le texte
de la consultation à Martyrius devenir le canon 95 du
concile Quini-Sexte, mais à cette différence près — elle
est énorme — que l'incise relative au traitement des
clercs venant de ces hérésies que nous avons appelées
mineures est purement et simplement supprimée.
Lire le texte dans Beveridge, op. cit., t. i, p. 270;
cf. P. G., t. cxxxvn, col. 840. Si l'on veut bien se
reporter aux explications données à l'article Quini-
Sexte, ci-dessus, col. 1593, sur l'effort de codification
du droit oriental que représente ce concile, on sera
frappé plus encore de l'importance de cette omission.
Après avoir tiop longtemps hésité, après avoir inter-
prété de manière contradictoire les décisions discipli-
naires de Nicée, l'Église grecque rejetait, sans éclat
peut-être, mais de manière très déterminée la pratique
des réordinations et la doctrine que supposait cette
pratique. Cet abandon, il faut l'ajouter immédiate-
ment, ne devait pas être sans retour.
4° La formation de la théologie occidentale. — En
Occident, c'est de meilleure heure que s'était constituée
une doctrine formellement hostile aux réordinations.
On sait que le schisme donatiste est né, ou du moins
a pris consistance, d'une théorie sur les sacrements
étroitement apparentée à celle de saint Cyprien. Pour
se séparer de Cécilien, l'évêque légitime de Cartilage,
le parti de Majorin (qui deviendra le parti de Donat) a
fait état de ce que Cécilien avait été consacré par un
évêque « traditeur ». Le crime soi-disant commis par
Félix d'Aptonge lui ayant fait perdre ipso facto ses
pouvoirs d évêque et son pouvoir d'ordination en par-
ticulier, Félix n'a rien pu transmettre à Cécilien. C'est
autour de ce fait, l'ordination de Cécilien par un pré-
tendu traditeur, et autour de la doctrine qui servait à
l'interpréter, que pendant tout un siècle les discussions
vont s'éterniser en Afrique. Voir l'art. Donatisme,
t. iv, col. 1701 sq.
Il a fallu quelque temps aux catholiques africains,
un peu hypnotisés, il faut le dire, par le souvenir de
saint Cyprien, pour se faire une religion sur la question
de droit : un évêque pécheur public perd-il de ce chef
ses pouvoirs sacramentels? La discussion a surtout
roulé sur la question de fait : Félix d'Aptonge a-t-il
été vraiment traditeur? Un esprit aussi résolu qu'Op-
tât de Milève reste encore hésitant sur certaines appli-
cations de la question de principe. S'il est très ferme
pour déclarer que les sacrements conférés chez des
dissidents, simplement schismatiques, ont la même
valeur que ceux qui se donnent dans la Catholiea :
t'arcs credimus et uno sigillo signati sumus, nec aliter
baptizali quant vos nec aliter ordinati quam vos, 1. III,
c. ix, éd. Ziwsa, p. 94, il insiste tellement sur la néces-
sité, chez le ministre des sacrements, d'une foi correcte,
qu'il semble bien rejeter la valeur des rites qui ont été
conférés par les hérétiques. I.. Y, c. iv, tout entier.
Cette hésitation à tirer de la doctrine sacramentelle
toutes ses conséquences, n'est pas, d'ailleurs, abso-
lument spéciale à l'Église d'Afrique. Au lendemain des
apostasies qui ont suivi le concile de Himini, les ortho-
doxes intransigeants déclarent (pie les évêques faillis
sont indignes d'exercer leur charge, qu'il faut les
réduire à la communion laïque. Les plus animés d'en-
tre eux déclarent même (pie les prévaricateurs ont
perdu leurs pouvoirs sacerdotaux; que les baptêmes,
2397
REORDINATIONS. L'ATTITUDE DE ROME
2398
les ordinations conférés par eux sont invalides. Il y
eut certainement des baptêmes renouvelés, on ne sau-
rait dire s'il en fut de même pour les ordinations. Le
schisme luciférien n'est pas autre chose qne le groupe
de ces exaltés. Voir l'art. Lucifer de Cagliari, t. ix,
col. 1032. Une déclaration très explicite du pape
Libère coupa court aux tentatives de renouveler le
baptême aux néophytes baptisés par les évêques préva-
ricateurs. Voir son article, t. ix, col. 636; cf. Denz.-
Bannw., n. 88. Le Siège apostolique maintenait ainsi la
pratique qu'il prétendait déjà imposer au me siècle.
Mais l'on voit que, même en Occident, même après le
concile d'Arles, il restait des hésitations.
Elles vont être levées par l'intervention de saint
Augustin. Pour l'ensemble de son argumentation, voir
l'art. Augustin (saint), t. i, col. 2417. On sait que
c'est principalement autour du problème du renou-
vellement du baptême qu'Augustin a fait porter l'elïort
de la discussion. Mais la considération des sacrements
en général et de celui de l'ordre en particulier ne lui
demeure pas étrangère. Un passage du Contra episto-
lam Parmeniani, 1. II, c. xm, 28, P. L., t. xliii, col. 70,
est fort net au point de vue de l'inamissibilité des pou-
voirs d'ordre. Les donatistes, tout en reconnaissant que
le ministre sacré qui quitte l'Église « ne perd pas son
baptême », déclaraient qu'il perdait le droit de donner
ce sacrement : Baptismum non amillit qui recedit ab
Ecclesia, sed jus dandi amittit. « Non pas, rétorque
Augustin. On ne voit aucune raison pour laquelle celui
qui ne peut perdre le baptême pourrait perdre le droit
de le donner : utrumque enim sacramentum est. »
Utrumque, entendons et le baptême et l'ordination,
qui donne le droit de le conférer. (N'oublions pas
qu'Augustin, quoi qu'il en soit de ses sentiments sur
la validité du baptême administré par un laïque, rai-
sonne d'après l'opinion courante qui ne reconnaît
comme valide que le baptême conféré par un ministre
sacré.) « L'un et l'autre, continue-t-il, est donné à
l'homme par une certaine consécration, le premier
quand il est baptisé, le second quand il est ordonné, et,
dès lors, dans l'Église catholique, il n'est permis de
réitérer ni l'un ni l'autre. En fait, nous voyons quel-
quefois l'Église, pour le bien de la paix, recevoir des
clercs schismatiques revenant à l'unité et les admettre
sans aucune ordination nouvelle à exercer l'office
qu'ils avaient dans le schisme : sicut baptismus in eis,
ila ordinatio mansit intégra. Et quand l'Église ne juge
pas à propos d'agir ainsi à l'égard de clercs qui se
convertissent, non eis ipsa ordinationis sacramenta
detrahuntur sed marient super eos : Aussi ne leur
impose-t-on pas les mains, ne non homini sed ipsi
sar.rummto p.at injuria. »
On ne saurait être plus clair, du moins quand il
s'agit des ordinations revues dans le schisme. On peut
seulement regretter que ce qui est dit des schisma-
tiques ne soit pas étendu, positis ponendis, aux héré-
tiques. Il faut regretter aussi — car les controverses
ultérieures sur la pensée d'Augustin auraient été ren-
dues par là impossibles — que l'évêque d'Hippone
n'ait pas songé à mentionner expressément les autres
prérogatives du pouvoir d'ordre, celle de sacrifier et,
quand il s'agit des évêques, celle d'ordonner. Du jour
où se sera généralisée la doctrine qui reconnaît la
validité du baptême administré par un laïque, les par-
tisans de l'amissibilité du pouvoir d'ordre pourront
tourner le texte d'Augustin à leur fâcheuse théorie.
Augustin, pourront-ils dire, ne reconnaît explicitement
dans celui qui quitte l'Église, que la permanence du
pouvoir de baptiser, jus baptizandi. Son silence sur les
autres pouvoirs (de sacrifier, d'ordonner) n'est-il pas
significatif? Etcette façon de raisonner, nous le ver-
rons, n'est pas demeurée confinée dans le domaine de
la théorie.
5° L'attitude de la curie romaine. — L'hésitation des
théologiens et des canonistes postérieurs à prendre
dans toute leur ampleur les paroles d'Augustin s'ex-
plique d'autant mieux que des textes émanant de la
curie romaine et séparés de leur ambiance étaient bien
faits pour jeter le discrédit sur les ordres des dissidents.
Ces textes sont discutés avec beaucoup de détail par
L. Saltet, op. cit., p. 68 sq.
Le pape Innocent Ier (402-117) a été amené à s'occu-
per à plusieurs reprises d'ordinations faites par des
hérétiques et aussi de réordinations pratiquées par des
évêques catholiques sur des clercs ordonnés par des
hérétiques. Voir Jafïé, Regesta pontif. rom., n. 299,
P. L., t. xx, col. 519; n. 303, ibid., col. 526-537, cette
dernière lettre est spécialement importante; il en fau-
drait discuter le contenu point par point. Tout bien
considéré, elle ne tranche pas le point essentiel de la
nécessité d'une réordination pour les clercs ordonnés
par un hérétique (dans l'espèce, Bonose, voir son art.,
t. n, col. 1027). pas plus qu'elle n'enseigne l'illégitimité
d'une telle pratique. Mais les expressions très énergi-
ques qu'elle contient sur l'impossibilité pour un prélat
hérétique de donner ce qu'il n'a pas, ont fait grande
impression sur les canonistes ultérieurs. Innocent fait
sien de manière explicite l'axiome formulé par cer-
tains évêques qui avaient pratiqué des réordinations :
Is qui honorent amisit, honorem dure non potest, voilà
pour le prélat consécrateur et voici pour l'ordinand :
Xihil accepit quia nihil in dante erat quod ille possei
accipere. Loc. cit., col. 530 ('., et encore : qui nihil a
Bonoso acceperunt rei sunt usurpatse dignitatis... atque
id se putaverunt esse quod eis nulla juerat rcgulari
ratione concessum. Col. 535 A. Mêmes idées et mêmes
expressions dans la lettre Jafïé, n. 310, ibid., col. 550.
Ces « décrétâtes » d'Innocent ont été transmises aux
gens du haut Moyen Age par les collections canoniques,
Diongsiana et Hispana.
A côté de ces expressions d'Innocent Ier si dures
pour les ordres reçus dans l'hérésie, on a pu citer aussi
des formules oratoires du pape saint Léon Ie1 (1 10-461),
décrivant dans sa lettre, Jafïé, n. 532, P. L., t. liv,
col. 1131, les troubles causés à Alexandrie par l'intru-
sion de Timothée Élure à Alexandrie : celte intrusion,
dit le pape, amène dans la ville la cessation de tout sa-
crement valide : intercepta est sacrificii oblalio, dejecil
chrismatis sanctificatio et parricidalibus manibus im-
piorum omnia se sublraxere mysteria. Rhétorique qu'il
ne faudrait pas prendre pour argent comptant!
En d'autres conjonctures - il s'agit du schisme
acacien à la lin de ce même v° siècle -- le pape
Anastase II (496-498), reconnaît la validité des bap-
têmes et des ordinations conférées par Acace. en
s'appuvant sur les principes théologiques qu'Augustin
avait mis en lumière. Cf. Jafïé, n. 711. Mais cette
politique conciliante d'Anastase fut mal vue dans
l'entourage pontifical; le Liber pontificalis dans sa
notice sur ce pape voit dans la mort prématurée
d'Anastase un châtiment divin. Cf. éd. Duchesne, t. i,
p. 253. Plusieurs écrivains du Moyen Age se laisseront
influencer par cette appréciation.
Sous le pape Pelage l,r (556-561), pour protester
contre la condamnation par Home des Trois-Chapitres,
les métropolitains de Milan et d'Aquilée font schisme.
Macédonius d'Aquilée étant venu à mourir, son
successeur Paulin se fait consacrer par Yitalis, l'ar-
chevêque schismatique de Milan. Pelage Ier proteste
vigoureusement : Non est consecralus sed exsecratus,
écrit-il, is qui cum in universali consecrari detrectet
Ecclesia, c.onsecratus dici vel esse nulla poterit ratione.
Jafïé, n. 983. Quand le même pape sollicite contre un
autre évêque schismatique l'appui du bras séculier, il
engage les magistrats à ne pas s'arrêter devant la
sainteté des sacrements célébrés par le coupable :
2399
REORDINATIONS. LE HAUT MOYEN AGE
2100
Non est enim Christi corpus quod schismaticus confic.it;
schismatici, quia Spiritum non habent, corpus Christi
sacripcium habere non possunt. JafTé, n. 904, P. L.,
t. lxix, col. 412. Outrance verbale, où Cyprien se
serait reconnu, qui n'exprime pas, à coup sûr, la
« théologie romaine », mais qu'il est facile d'exploiter
contre la validité des ordinations des dissidents. Les
canonistes du xi" siècle ont en effet connu ces textes.
Si l'on veut entendre, au contraire, une doctrine
ferme et indépendante des polémiques personnelles, il
faut s'adresser au pape Grégoire le Grand (590-604).
Il écrit à Jean de Ravenne : Sicut enim baplizatus bap-
lizari iterum non débet, ita qui consecralus est semel in
eodem ordine iterum non valet consecrari. Epist., 1. II,
n. xlvi, P. L., t. lxxvii, col. 585. Augustin ne disait
pas mieux.
En résumé, si l'on conserve à Rome le souvenir de
la théologie augustinienne sur la matière, si, de fait, du-
rant cette période, on n'y a jamais pratiqué de réor-
dinations, il reste néanmoins que le discrédit jeté de
façon trop énergique sur les sacrements des dissidents
a pu donner lieu à des interprétations incompatibles
avec une saine théologie.
D'ailleurs, durant cette même période, on peut
relever en Occident des faits qui semblent bien établis
de réordination. Nous en constatons dans les lettres
d'Innocent Ier, Jafîé, n. 299 et 303, signalées plus
haut; les évêques de l'IUyricum en ont pratiqué sur
des prêtres ordonnés par Ronose, même antérieu-
rement à sa condamnation. On sera plus hésitant sur
le sens des prescriptions du concile d'Orléans de 511,
qui prescrit que les clercs ariens ofjicium quo eos epis-
copus dignos esse censuerit cum impositœ manus bene-
dictione suscipiant. Can. 10, dans Mon. germ. hist.,
Concil. merov., p. 5; cette bénédiction, cette imposition
des mains à laquelle on les soumet est-elle une ordi-
nation au sens propre du mot? Ou simplement un rite
de complément? On ne saurait le dire. Par contre, il
nous paraît certain que le concile de Saragosse en 592,
qui organise en Espagne la liquidation de l'Église
arienne, prescrit la réordination des prêtres dissidents :
accepta denuo benedictione preshyterii, sancte et
pure ministrare debent. Mansi, Concil., t. x, col. 471.
Tous ces textes, véhiculés tant bien que mal par
les collections canoniques et les quelques ouvrages
d'histoire que l'on se transmet, ne manqueront pas, en
dépit de la théologie Augustinienne, d'avoir un reten-
tissement à l'époque suivante.
II La pratique des rkordinations dans le haut
Moyen Age (vn°-ixe siècle). ■ — 1° En Angleterre.
2° Au temps du pape Constantin IL 3° Les ordinations
faites par les chorévêques. 4° L'affaire des clercs
d'Ébon. 5° Les ordinations du pape Formose.
Loin de faire progresser la doctrine, cette période
voit plutôt se produire dans l'Église occidentale une
régression par rapport aux principes posés par saint
Augustin. Un nombre assez considérable de réordina-
tions nettement caractérisées se peut établir; cela ne
contribuera pas, étant donné surtout le caractère de
plusieurs, à clarifier les idées théologiques.
1° Réordinations dans l'Angleterre du vu" siècle. —
Nous n'avons pas à dire ici comment et pourquoi
l'évangélisation de l'heplarchic anglo-saxonne par les
missionnaires romains, au début du vne siècle, amena
un conflit assez grave de ceux-ci avec le clergé celte de
la partie occidentale de la Giande-Rrctagne. La ques-
tion nationale contribua beaucoup à envenimer des
discussions relatives à la différence des usages, discus-
sions qui nous paraissent aujourd'hui futiles, la plus
grave divergence entre Romains et Celtes étant celle
du comput pascal. Cf. art. Pâques, t. xi, col. 1966 sq.
Après plus d'un demi-siècle d'hostilités, le concile de
Whilby, en 664, mit fin aux controverses. Voir Rède,
Hist. eccl.,\. III, c. xxv, P. L.,t. xcv, col. 158.fEn 669
le Siège apostolique nommait directement au siège
primatial de Cantorbéry un personnage grec de langue,
originaire de Tarse en Cilicie, Théodore. Chose inté-
ressante à noter, c'est ce Grec qui va introduire en
Grande-Rretagne la pratique des réordinations, au
moment même où son Église d'origine commençait à
s'en détacher.
Il est très certain par exemple que Théodore réor-
donna comme évêque de Lichtfield le Rreton Ceadda.
Celui-ci avait d'abord été consacré comme archevêque
d'York, au détriment de l'Anglo-Saxon Wilfrid. Théo-
dore avait commencé par restaurer Wilfrid sur son
siège archiépiscopal. Ceadda s'était retiré de bonne
grâce, semble-t-il, dans un monastère, d'où Théodore,
connaissant ses vertus, le tira pour en faire l'évêque
de Lichtfield; mais auparavant, dit le biographe de
Wilfrid, Théodore per omnes gradus ecclesiaslicos ad
sedem prœdiclam plene eum (Ceaddam) ordinavit. Vita
Wilfridi, c. xv, dans Eer. brilann. Medii JEvi scriptores,
Hist. of thé Church of York, t. i, p. 23. Rède est non
moins formel : Ille (Theodorus) audiens humililatem
responsionis ejus (Ceaddœ) dixil non eum episcopatum
dimiltere debere sed ipse ordinalionem ejus denuo catho-
lica ralione consummavit. Hist. eccl., 1. IV, c. n,
col. 174 C. La raison de cette procédure est donnée par
la Vita Wilfridi : Ceadda avait été consacré par des
« quartodécimans » (en dépit de l'histoire, les Anglo-
Saxons appelaient ainsi les Rretons partisans de l'an-
cien comput pascal romain, gardé par ceux-ci, tandis
qu'il était tombé en désuétude sur le continent). On
n'oubliera pas que, d'après la consultation adressée à
Martyrius, les quartodécimans figurent parmi les héré-
tiques mineurs, dont les laïques revenant à la Catholica
sont confirmés, dont les clercs sont réordonnés. Ci-
dessus, col. 2394. Le Grec Théodore s'en est souvenu.
Une seconde raison est donnée de l'invalidité de l'ordi-
nation de Ceadda : il avait été consacré in sedem alte-
rius, c'est à savoir de Wilfrid, archevêque régulière-
ment installé d'York.
Il ne faudrait pas penser que ce fait soit demeuré
isolé. La littérature pénitentielle qui se rattache à
Théodore, cf. art. Pénitentiels, t. xn, col. 1166,
contient très explicitement la prescription suivante: Si
quis ab hsereticis ordinatus fueril iterum débet ordinari.
Dans Schmitz, Bussbùcher, t. n, p. 242, et les canons
suivants, dirigés contre les « quartodécimans » ne
laissent aucun doute sur l'identité des hérétiques visés.
On comparera à ce texte un autre du même cycle dans
P. L., t. xcix, col. 932 : Qui ordinati sunt a Scotorum et
Britonum episcopis, qui in Pascha et tonsura catholiese
non sunt adunali Ecclesise, iterum a caiholico episcopo,
manus impositione conprmentur. Peut-être s'agit-il seu-
lement ici de ce rite de complément indiqué par le con-
cile de Nicée pour les méliciens (et pour les novatiens).
Non moins révélatrice de l'état d'esprit qui s'est
formé en Angleterre au vine siècle est une réponse
d'Egbert, archevêque d'York de 734 à 766, dans son
De inslilulione catholica dialogus, P. L., t. lxxxix,
col. 436-437. Il s'agit de la valeur des actes ministé-
riels de prêtres accusés de fautes graves et condamnés.
La question est nettement posée : Quid habemus de
sacris minisleriis quœ ante damnationem presbyter
corruplus percgil, vel quœ postea damnatus inconsulte
usurpavit? La réponse est non moins nette : « Avant
que le jugement ait été rendu, les fidèles qui ont eu
recours au ministère de ce prêtre n'ont pas à se faire
scrupule. Le jugement prononcé, au contraire, la par-
ticipation aux rites accomplis par le coupable ne sau-
rait être génératrice de grâce : la raison est obvie et
nous l'avons déjà entendue : quia nihil in dante erat
quod ipse (se. particeps) accipere posset. Par ses rites
détestables le coupable ne peul communique? aux
2401
RÉORDINATIONS. 1/ÉPOQUE CAROLINGIENNE
2402
autres que sa condamnation. » Il vaut d'ailleurs la
peine de signaler la restriction importante qui concerne
le baptême : Sed hoc de baptismo accipi fas non est, quod
iterari non débet. L'auteur n'en est que plus ferme pour
proclamer l'invalidité des autres sacrements adminis-
trés par le condamné : Reliqua vero ministeria per
indignum data minus firma videnlur.
Le grand missionnaire Boniface, un Anglo-Saxon
lui aussi, ne laisse pas d'être touché par cet état d'es-
prit. On le voit anxieux au sujet de la validité de cer-
tains baptêmes donnés par des prêtres adultères et
indignes, P. L., t. lxxxix, col. 525; le pape Grégoire II
est obligé de lui rappeler qu'il est interdit de rebapti-
ser; ce que fait encore 'e pape Zacharie en 744. Ibid.,
col. 929. Si Boniface raisonnait ainsi pour le baptême,
en dépit même des considérations que nous venons de
lire dans Egbert, quels ne devaient pas être ses senti-
ments au sujet des ordinations conférées par ces
évêques aventuriers et gyrovagues qui troublèrent si
souvent son ministère?
Il n'était pas sans intérêt de signaler ces pratiques
insulaires; quand l'on songe à ce que la première
renaissance carolingienne doit aux Anglo-Saxons et
aux Scots, on ne peut s'étonner de la faveur que vont
rencontrer sur le continent les errements suivis en
Grande-Bretagne.
2° Au temps du pape Constantin II (767-769). —
On a dit à l'art. Constantin II, t. m, col. 1225, dans
quelles conditions irrégulières se firent l'élection et la
consécration de ce pape, les circonstances qui ame-
nèrent la chute de cet « usurpateur », son remplacement
par Etienne III, les représailles enfin dont il fut la
victime. Ce qui nous intéresse ici, c'est la façon dont
le concile, rassemblé à Borne au printemps de 769
(12 avril et jours suivants) régla la question des ordina-
tions faites par Constantin durant son bref pontificat.
Celui-ci, en eflet, avait ordonné huit évêques, huit
prêtres, quatre diacres. Aux yeux des contemporains
que pouvaient valoir ces ordinations, dont la validité
est, à nos yeux, absolument incontestable?
Cette validité ressort pour nous du fait que la consé-
cration même de Constantin, quelque irrégulière
qu'ait été son élection, était certainement valide. Sans
doute, au moment de sa prétendue élection il était
simple laïque; l'évêque de Préneste lui avait prompte-
ment conféré la cléricature pour qu'il pût être élu; au
lendemain de son élection, le même évêque de Préneste
l'avait ordonné sous-diacre et diacre ; c'était le 29 juin,
fête des saints apôtres; puis le dimanche suivant, 5 juil-
let, le même prélat, assisté des évêques d'Albano et de
Porto, avait conféré au diacre Constantin la consécra-
tion épiscopale. On voudra bien noter qu'à cette
époque où il arrivait très souvent que les archidiacres
fussent promus à l'épiscopat, soit à Borne, soit ailleurs,
on ordonnait directement le diacre évêque, sans lui
conférer d'abord la prêtrise. Sur ce point voir l'art.
Ordre, t. xi, col. 1388. Ainsi la validité de la consécra-
tion épiscopale de Constantin apparaît aux théolo-
giens et aux canonistes modernes comme au-dessus de
toute contestation. Nous n'avons non plus aucune rai-
son de mettre en doute la validité des ordinations ou
consécrations conférées par lui. A la vérité elles se
firent, comme nous dirions aujourd'hui, extra tempora;
la date régulière des ordinations à la prêtrise et aux
ordres inférieurs était alors le samedi des Quatre-
Temps d'hiver. (Pour ce qui est des consécrations épis-
copales elles se faisaient toujours un dimanche. Nous
ne savons si les consécrations épiscopales administrées
par Constantin furent faites en bloc, ou au fur et à
mesure des besoins des Églises qui ressortissaient
immédiatement de Borne.) Mais quel est le canoniste
actuel qui, pour ce fait, jetterait la plus légère sus-
picion sur une ordination?
Cette circonstance fut cependant invoquée pour
attaquer la validité des ordinations conférées par Cons-
tantin. Mais à côté de ce grief, après tout secondaire,
les conciliaiies de 769 invoquèrent un autre chef
d'accusation : l'invalidité de la consécration même de
« l'usurpateur » : Il n'avait pas été élu canoniquement;
d'autre part il était, comme l'on disait alors, néophyte.
Voir ce mot, t. xi, col. 67. A en juger par ce qui nous
reste des délibérations du concile ce fut particulière-
ment cette dernière exception qui fut soulevée.
Le concile qui eut à connaître de tout cela présentait
une physionomie assez particulière. C'était bien le
« synode romain », lointain prédécesseur de nos consis-
toires, et tel que les papes le rassemblaient fréquem-
ment, en faisant appel aux évêques italiens, suffra-
gants directs du Siège apostolique. Mais à ce personnel
ordinaire du synode romain, on avait adjoint, pour
corser la représentation épiscopale, des prélats tant de
la province de Bavenne que de celle de Milan. Surtout
on avait convoqué d'outre-monts une imposante dépu-
tation d'évêques francs. Sitôt installé, en effet,
Etienne III avait adressé au roi Pépin et à ses deux
fils Charles et Carloman, une ambassade, chargée de
demander l'envoi à Borne d'un certain nombre d'évê-
ques « instruits dans les divines Écritures, érudits et
très habiles en fait d'institutions canoniques ». En son
désarroi, l'Église romaine voulait s'aider des lumières
de l'Église franque. Betardée par la mort du roi Pépin
(25 septembre 768) et les formalités de la prise de pou-
voir de ses deux fils, Charles et Carloman, la déléga-
tion épiscopale franque ne se mit en route qu'au prin-
temps de 769 : elle avait à sa tête Wilchaire de Sens,
« archevêque de la province des Gaules », et se compo-
sait de douze autres évêques de l'empire franc. Bien
entendu, il ne nous est pas possible de dire quelle part
d'influence exerça au concile cette délégation. Il faut
penser néanmoins, étant donné qu'elle représentait les
deux puissants souverains francs, protecteurs attitrés
de l'Église romaine, que ses avis ne passèrent pas ina-
perçus. Et l'on n'oubliera pas, pour fixer complète-
ment les idées, que les « pénitentiels insulaires »
avaient vulgarisé dans les Gaules l'idée de réordina-
tion. Pour achever de donner la physionomie de
l'assemblée on se rappellera enfin que les séances furent
présidées par le pape Etienne III en personne.
Ce qui nous intéresse dans cette assemblée, c'est
moins le récit des débats — - ils furent orageux et l'on
oublia plus que de raison l'axiome juridique res sacra
reus — que les décisions qui furent prises relativement
aux actes de Constantin, et en particulier aux ordina-
tions conférées par lui. Le principe général fut posé :
tous les actes ecclésiastiques de l'intrus étaient décla-
rés nuls et devraient être renouvelés à l'exception du
baptême : quœ... in sacris officiis isdem Constantinus
peregil prœler lanlummodo baplismum omnia ilerentur.
Texte conservé par Bathier de Vérone dans le Libetlus
cleri Veronensis..., P. L., t. cxxxvi, col. 480-481. (Le
Liber ponlificalis, éd. Duchesne, t. i, p. 476, 1. 22,
semble mettre le sanctum chrisma sur le même pied que
le baptême : la confirmation ne serait donc pas renou-
velée.) La conséquence en ce qui concerne les ordina-
tions était expressément formulée :
> Nous décidons d'abord que les évêques consacrés par lui
(Constantin), s'ils étaient antérieurement prêtres ou diacres,
seront rétrogrades dans leur fonction antérieure ; après quoi,
leur élection (en qualité d'évèque) s'étant faite de la manière
accoutumée, qu'ils reviennent au Siège apostolique, avec
le peuple (qui les a élus) ou le procès-verbal d'élection, pour
s'y faire consacrer, et qu'ils reçoivent ainsi la consécration
du Seigneur apostolique (le pape), comme s'ils n'avaient pas
été ordonnés du tout.
Quant aux prHres et diacres qu'il a ordonnés pour le ser-
vice de l'Église romaine, qu'ils reviennent a leur rang de
sous-diacre ou de l'autre ollice qu'ils remplissaient ; et Votre
2403
RÉORDINATIONS, L'ÉPOQUE CAROLINGIENNE
2404
Sainteté aura ensuite le pouvoir soit rie les ordonner, soit
d'en disposer comme il lui plaira. « Texte do Pi ithier, ibid.
Le Liber pontificalis, qui donne un résumé précis
des Actes et supplée à une lacune du texte, ajoute qu'il
avait été également décidé que ces clercs perdraient
tout espoir de s'élever plus haut dans la hiérarchie:
ceux que le pape réordonnerait diacres demeureraient
diacres, les prêtres resteraient prêtres, nul ne pourrait
arriver à l'épiscopat. C'était une manière de montrer
l'horreur que l'on avait des actes accomplis par l'intrus.
Le pape Etienne déclara d'ailleurs que, pour son
compte, il ne ferait pas usage de la faculté que lui
laissait le concile à l'égard des clercs romains ordonnés
par Constantin. Il en agit autrement à l'endroit des
évêques : rétrogrades par le concile, ils rentrèrent en
leurs Églises, s'y firent élire à nouveau et revinrent
chercher à Rome la consécration épiscopale.
Ces décisions prises dans un concile présidé par le
pape en personne ne seraient pas de nature à faciliter
la besogne des théologiens et des canonistes de l'avenir.
La publicité que le Liber pontificalis leur donna per-
mettra d'invoquer bien souvent, par la suite, ce très
fâcheux précédent. Les partisans des réordinations ne
s'en priveront pas.
3° Les ordinations données par les chorévêques. — ■
Sous le nom de chorévêques, c'est-à-dire d'évêques de
la campagne, on désigne, soit en Orient, soit en Occi-
dent, dès la fin de l'époque antique et dans le haut
Moyen Age, des clercs qui semblent bien avoir été
revêtus du caractère épiscopal mais qui se distinguent
des évêques proprement dits par l'absence d'un titre
permanent (ils ne sont pas évêques de telle ou telle
cité), par le fait aussi qu'ils ne sont consacrés que par
un seul évêque, au lieu de l'être par trois, comme les
évêques résidentiels. Laissant de côté l'évolution de
cette institution en Orient, nous nous occuperons seu-
lement de son devenir en Occident au vmeet ixe siècles,
où elle prend un assez grand développement. Véritables
évêques auxiliaires, on les voit se multiplier au cours
du vine siècle, où certains évêques les utilisent de façon
judicieuse. Il ne faudrait pas les identifier sans plus à
ces évêques sans siège, aventuriers et vagabonds, contre
lesquels Boniface le grand réformateur dut mener la
lutte. Ces derniers appartiennent à ces missionnaires
scots fort nombreux alors sur le continent ; on sait que,
dans les régions celtiques, le caractère épiscopal était
donné à un très grand nombre de clercs, sans toujours
assez de discernement.
Mais les mêmes plaintes, qu'au milieu du vine siècle
Boniface exprime contre les évêques gyrovagues, se
font entendre au IXe siècle, contre les chorévêques. Ce
n'est pas seulement aux abus de pouvoir dont quel-
ques-uns ont pu se rendre coupables, que l'on s'en
prend, c'est à l'institution elle-même. Elle a le tort en
effet de faciliter au pouvoir séculier certains empiéte-
ments, dont on commence à se plaindre fort, tout au
moins dans le royaume de Charles le Chauve. L'exis-
tence du chorévêque permet à l'autorité royale soit de
se débarrasser d'un évêque résidentiel gênant, sans
paralyser la vie religieuse des diocèses, soit de prolon-
ger les vacances des sièges épiscopaux, dont les revenus
sont alors perçus par l'administration royale. Pour ces
deux raisons l'épiscopat en titre voit souvent d'assez
mauvais ail l'institution; un effort va être tenté par
lui pour arracher aux chorévêques une partie de leurs
pouvoirs d'ordre; nous voyons déjà comment la ques-
tion des réordinations va s'insérer ici.
1. Les décisions du concile de Meanx (846) cl la
consultation de Raban Maur. Le concile commencé à
Meaux en 845 et qui se continue à Paris en 846 eut une
grande importance. Au lendemain des troubles civils
qui ont suivi la mort de Louis le Pieux (840) el ont
alunit i au traité «le Verdun (843), il essaie de restaurer
dans le royaume de Charles le Chauve la discipline
ecclésiastique fortement compromise.
Précisant, entre autres, les droits et devoirs des
évêques, il traite, can. 44, de la question des choré-
vêques.
Le chorévêque doit garder la place que lui assignent tes
saints canons; qu'il ne tente pas de donner le Saint-Esprit,
ce qui est réservé aux seuls évêques selon les décrets d'Inno-
cent; qu'il ne consacre pas les églises , qu'il ne donne pas les
ordres ecclésiastiques qui se confèrent par l'imposition des
mains et donc pas au-dessus du sous-diaconat, et encore
(ne confércra-t-il les ordres inférieurs) que sur l'ordre de
l'évêque et dans les lieux que désignent les canons. Pour ce
qui est de l'imposition de la pénitence (publique) ou de la
réconciliation des pénitents dans le diocèse (parochia) qu'il
s'en tienne aux ordres de l'évêque. Mansi, Concil., t. xi\,
col. 82e.) Mon. Genn. hitl., Capital., t. i, p. 4')9.
La signification de ce canon reste douteuse; du fait
que le concile interdit aux chorévêques et la confirma-
tion et les ordinations majeures, s'ensuit-il qu'il déclare
invalides les sacrements en question conférés par eux?
Ne se contenterait-il pas de les déclarer illicites?
On notera d'abord que nos concepts actuels de vali-
dité et de licéité ne doivent pas être transposés sans
précaution à cetlte époque, où il ne semble pas —
l'affaire de Constantin II nous l'a montré — que l'on
fit nettement le départ entre ces deux idées. En
matière sacramentelle tout au moins, un acte interdit
par la loi était aisément considéré comme un acte
invalide. Pour ce qui est du cas particulier, on peut
l'éclairer, à la suite de L. Saltet, en faisant appel à une
consultation donnée à Drogon « archevêque » de Metz,
par Raban Maur, alors dans la retraite. P. L., t. ex,
col. 1195-1206. Drogon a rapporté à son correspondant
que, dans la Francie occidentale, certains évêques réor-
donnaient ceux qui, sous leurs prédécesseurs, avaient
été ordonnés prêtres ou diacres par des chorévêques;
il ajoutait, d'ailleurs, qu'il n'y avait pas unanimité
et que d'autres reconnaissaient et la confirmation et
les ordinations conférées par les chorévêques. A quoi
Raban répond en défendant les pouvoirs de ces auxi-
liaires. Il invoque le précédent des évêques Lin et Clet
(Anaclet) qui furent, au sens propre, les chorévêques
de Pierre. « Je suis donc persuadé, continue-t-il, que
les chorévêques ont le droit de donner les ordinations. »
Et de rappeler les textes canoniques qui justifient son
point de vue : le 12e canon d'Ancyre, qui défend aux
chorévêques d'ordonner des prêtres ou des diacres sans
l'ordre de l'évêque résidentiel; le 10e canon d'Antioche,
qui reconnaît explicitement que les chorévêques ont
reçu « l'imposition des mains des évêques et ont été
consacrés comme évêques ». Ce point de vue de Raban
Maur finira par prévaloir définitivement en Germanie;
dans la France'de Charles le Chauve, au contraire,
l'opposition ne fera que croître et amènera la déroute
de l'institution.
2. Les pouvoirs des chorévêques dans la littérature
pseudo-isidorienne. — Cette littérature apocryphe,
qui comprend surtout Vllispana d'Autun, les Faux-
Capitulaires de Benoît Lévite, et les Fausses-Décré-
lales du pseudo-Isidore, a certainement vu le jour,
entre 8 17 et 852. dans le royaume de Charles le Chauve,
soit dans la région mancellc, soit dans le diocèse de
Reims. Un des principaux desseins des faussaires
étant de relever l'autorité des évêques dans leurs dio-
cèses, on peut s'attendre à ce que soit mis en échec le
pouvoir des chorévêques.
Déjà dans VHispana d'Autun, premier et timide
essai, ligure une lettre apocryphe du pape Damase aux
évêques de Numidie condamnant sévèrement l'insti-
tution des chorévêques. Vacuum est, est censé écrire le
pape, quidquid in preedicto sacerdotii summi egerunt
minislerio. Tout ce qu'ils ont tenté de faire est irriltun:
aussi bien ne peuvent-ils donner ce qu'ils n'ont pas :
2405
REORDINATiONS. L'EPOQUE CAROLINGIENNE
2406
quod non habenl dare nequaquam possunl. Discutant le
texte si clair du 10e canon d'Antioche, la décrétale
supposée le vide de tout son sens. Chose plus grave elle
prescrit la réitération des actes ministériels faits par
eux : illud reilerari necesse est quod légitime aclum aut
collatum minime approbalur. Cette décrétale est repro-
duite dans la collection isidorienne. Hinschius, Décré-
tâtes pseudo-isidorianse, p. 509-515; P. L., t. cxxx,
col. 668-673.
Dans les Faux-Capitulaires l'autorité séculière vient
à la rescousse. Signalons au moins 1. III, 260, P. L.,
t. xcvn, col. 830: Charlemagne a reçu des plaintes au
sujet de clercs ordonnés par les chorévèques; ni le
clergé, ni les laïques ne veulent les reconnaître. Charles
a donc consulté le pape Léon III. Cette question,
répond le pape, a été tranchée à plusieurs reprises : les
actes des chorévèques sont nuls; ce qui a été fait par
eux doit être réitéré par des évêques canoniquement
ordonnés : omnia a canonice ordinatis episcopis debere
rite peragi et in meliorem statum reformari, quia quod
non ostendilur gestum ratio non sinil ut videatur ilera-
tum. Les chorévèques, continue le pape, doivent être
exilés. Le roi adoucit cette sentence : ils seront seule-
ment rétrogrades au rang des prêtres. Cf. aussi 1. II,
121, 369; 1. III, 394, 402, 423, 424. On a remarqué que
le texte cité insiste sur le fait qu'il ne s'agit pas dans les
cas visés de réitération d'un sacrement, la première
cérémonie ayant été sans efficacité. Même idée dans
les autres capitulaires cités.
Les Fausses-Décrétales ne pouvaient manquer de
revenir sur la nullité des actes épiscopaux faits par les
chorévèques. On y retrouve la lettre pseudo-dama-
sienne qui figurait déjà dans V Hispana frelatée, P. L.,
et Hinschius, loc. cit.; l'idée exprimée par le pseudo-
Damase est reprise dans une décrétale de saint Léon de
privilegiis episcoporumad universos Gallise et Germaniœ
episcopos, ibid., col. 880; p. 028, et dans une décrétale
de Jean III, col. 1081 ; p. 715, qui, chose curieuse, a été
composée à l'aide de la « consultation » de Raban iMaur,
dont elle prend très exactement le contre-pied.
Ces faux isidoriens ont été utilisés de très bonne
heure après leur apparition, au moins en France. La
situation des chorévèques se trouva vite extrêmement
menacée. Sans que nous puissions donner de précision,
il est certain que plusieurs ordinations faites par eux
furent réitérées, et ceci malgré les efforts en sens
contraire de la curie romaine. Une lettre du pape Nico-
las Ier, adressée à l'archevêque de Kourges, Rodolphe,
interdit de réordonner ceux qui ont été ordonnés par
les chorévèques, lesquels ont vraiment caractère épis-
copal. Jaffé, n. 2765; P. L., t. cxix, col. 884. Il n'em-
pêche que, vingt ans plus tard, en 888, un concile de
Metz, s'appuyant sur les textes du pseudo-Damase et
du pseudo-Léon, prescrit de consacrer à nouveau des
églises dédiées par des chorévèques. Mansi, Concil.,
t. xvui, col. 77. Encore que le texte ne le dise pas
expressément, il est bien à croire que les ordinations
données par des chorévèques étaient traitées de la
même manière que les dédicaces d'églises, car le concile
dit expressément que les chorévèques iidem sunl qui et
presbijleri.
4° L'affaire des « clercs d' Ébon ». — Il s'agit de clercs
ordonnés par Ébon, l'ex-archevêque de Reims entre
840 et 841, dans les conditions suivantes. Lors de la
révolte de Lothaire contre son père Louis le Pieux,
Ebon s'était gravement compromis pour le fils rebelle.
Quand l'empereur, après la pénitence de Saint-Médard
de Soissons, eut été restauré, Ébon paya ses complai-
sances à l'endroit de Lothaire. A Thionville, au carême
de 835, Ébon, avec plusieurs autres prélats, fut déposé
par ses pairs. Mais, en 840, sitôt après la mort de Louis
le Pieux, un décret de Lothaire rendait à Ébon son
siège; ce décret fut contresigné par l'épiscopat rallié
autour de Lothaire, l'archevêque Drogon en tête,
encore qu'il ne s'agisse nullement d'une action syno-
dale. Ébon rentre dans sa métropole le 6 décembre.
Au cours de l'automne 841, l'armée de Charles le
Chauve, en lutte contre Lothaire, s'étant rapprochée
de Reims, Ébon s'enfuit, pour ne plus revenir. Le siège
de Reims demeurera vacant jusqu'en 845, date à
laquelle Hincmar y fut promu. Pour Ébon il obtint,
par la protection de Louis le Germanique, en 847, le
siège d'Hildesheim, où il mourut en 851. Mais sa
mort ne fera pas le silence autour de lui. Vingt ans plus
tard on parlait encore des « clercs d'Ébon », c'est-à-dire
de personnes ordonnées par lui durant sa restauration
provisoire de 840 à 841. Étant donné qu'Ébon avait été
régulièrement déposé par le concile de Thionville et
qu'il n'avait pas été restauré par un concile régulier,
il avait perdu sa juridiction, ce qui rendait les ordina-
tions susdites au moins illicites. N'avait-il pas perdu
aussi de ce chef ses pouvoirs épiscopaux, et les ordina-
tions conférées par lui n'étaient-elles pas invalides?
Nous n'hésiterions pas aujourd'hui à alfirmer leur
validité. Juridiction et pouvoir d'ordre sont deux
choses distinctes; Ébon avait perdu l'une, il ne pou-
vait perdre l'autre, et les ordinations données entre
840 et 841 étaient certes inataquables. Mais les cano-
nistes du ixe siècle ne connaissaient pas ces distinc-
tions, pas plus que ne les avaient connues les conci-
liaires de 769 qui déclarèrent nuls les ordres conférés
par le pape intrus Constantin. Il ne faut pas prononcer
trop vite à leur sujet et spécialement au sujet d'Hinc-
mar l'accusation de mauvaise foi.
1. Le concile de Soissons de 853. — C'est en effet
Hincmar qui eut d'abord à apurer cette question. Très
peu après son installation à Reims, à ce concile de
Meaux dont nous avons déjà parlé, les consécrateurs de
l'archevêque attirèrent son attention sur les « clercs
d'Ébon » et l'engagèrent à ne pas reconnaître les ordi-
nations qui leur avaient été conférées. Docile à l'avis
de ses anciens, Hincmar enjoignit à ces clercs de s'abs-
tenir de faire les fonctions de leur ordre. Telle est du
moins l'explication qu'il donnera vingt-deux ans plus
tard dans son mémoire justificatif adressé au pape
Nicolas 1er en 807. Epist., xi, P. L., t. cxxvi,
col. 84 A B. Ces clercs respectèrent l'interdit porté
contre eux; ils ne laissèrent pas de s'agiter pour en ob-
tenir la levée. Leur affaire vint enfin devant le concile
de Soissons, en 853, où les clercs susdits présentèrent
un mémoire concluant à leur réintégration. Hincmar,
à tort ou à raison, vit dans cette démarche une
manœuvre qui risquait de remettre en question la
légimité de son élection au siège de Reims. Si les
clercs avaient été validement ordonnés, c'est donc
qu'Ébon en 841 était évêque légitime de Reims; nulle
sentence ne l'avait à l'automne de cette année dépos-
sédé de son siège, qui demeurait donc occupé quand
Hincmar y avait été promu. On comprend l'importance
que ce dernier devait attacher à la constatation par le
concile de la nullité des ordinations d'Ébon. Tout ceci
est dans la logique du droit canonique de l'époque.
Le concile de Soissons de 853 fut un triomphe pour
l'archevêque de Reims. Non seulement il reconnut la
régularité de la promotion d'Hincmar; mais il déclara
l'invalidité des ordinations faites par Ébon en 841.
L'évêque de Noyon, Imon, démontra péremptoire-
ment au concile qu'Ébon, n'ayant pas recouvré sa juri-
diction sur Reims, n'avait rien pu communiquer à ceux
qu'il avait prétendu ordonner; il rappela le mot fameux
d'Innocent Ier ci-dessus, col. 2398 :ab eo, quod idem non
habuil nemo accipere poluii; il fit allusion à la procé-
dure dirigée par le concile romain de 769 contre l'intrus
Constantin II, que l'on connaissait par le Liber pon-
tiftcalis. Le concile se rallia à ces conclusions. Voir les
textes, assez mal conservés d'ailleurs, dans Mansi,
2407
REORDINATLONS. L'ÉPOQUE CAROLINGIENNE
2 408
Concil., t. xiv, col. 977. En punition de leurs alléga-
tions mensongères, le concile prononça même l'excom-
munication contre les clercs susdits ; la rigueur de cette
sentence fut cependant adoucie à la demande du roi.
La décision du concile de Soissons ne doit pas sur-
prendre. Elle est tout à fait conforme aux idées qui
circulaient alors en de nombreux milieux. Une sentence
analogue fut rendue à Hildesheim après la mort
d'Ébon; déposé à Thionville, il avait perdu, disait-on,
ses pouvoirs épiscopaux, qui ne lui avaient jamais été
régulièrement rendus. Il fut décrété que les ordina-
tions et consécrations d'églises faites par lui seraient
réitérées. Voir V Annalisla Saxo, dans Mon. Germ. hist.,
Script., t. vi, p. 575.
2. Le concile de Soissons de 866. — Il est bien remar-
quable que ce soit la curie romaine qui ait contraint
Hincmar et ses partisans à revenir en arrière et à
accepter finalement la validité des ordinations des
« clercs d'Ébon ».
C'est là une histoire extrêmement compliquée, où,
de part et d'autre, les questions personnelles ont joué
un rôle aussi grand que les questions de doctrine.
Hincmar avait essayé d'obtenir du Saint-Siège la
confirmation de la sentence de 853. Pour diverses rai-
sons, le pape Léon IV (847-855) avait différé cette
approbation; Benoît III l'avait enfin accordée, en 855,
cf. Jafïé, Regesla, n. 2664. C'est à la suite des démêlés
de Rothade, évêque de Soissons, avec Hincmar, son
métropolitain, que l'affaire du concile de 853 revint sur
le tapis; à la suite aussi des manigances de Charles le
Chauve, qui avait décidé d'élever au siège de Bourges,
l'un des « clercs d'Ébon », Wulfade. Un nouveau
concile, tenu à Soissons en 866, sur l'injonction du
Siège apostolique et à la demande du roi, s'occupa de
ventiler à nouveau la question. Textes assez lacuneux
dans Mansi, t. xv, col. 703-737.
Hincmar, qui peut-être sentait plus ou moins vague-
ment que ses conclusions de 853 étaient en porte-à-
faux — ne nous hâtons pas de pailer avec Schroers,
suivi par L. Saltet, de sa « duplicité » — s'était ménagé
une ligne de retraite. Dans un des mémoires qu'il lut
au concile (texte dans P. L., t. cxxvt, col. 55 sq.), il
penche encore pour l'invalidité des ordinations en
cause, mais, quand il s'agit de donner des autorités
canoniques à l'appui, il est assez peu ferme; en face
des textes qui inviteraient à conclure à l'invalidité, il
cite par exemple le précédent d'Anastase II (ci-dessus,
col. 2398). Il n'insiste pas d'ailleurs sur la question d'in-
validité et appuie seulement sur celle de l'illégitimité.
Fidèle aux suggestions de son président, le concile
adopta une motion qui ne correspondait ni à l'une ni
à l'autre de celles que préconisait la curie. Rome aurait
voulu ou la restauration pure et simple, extrajudi-
ciaire, de Wulfade et consorts, ou le règlement de cette
affaire par le concile. Hincmar crut habile de proposer
une solution qui lui paraissait éviter au concile de se
déjuger : Le concile maintenait sa sentence de 853;
mais, non seulement il reconnaissait au pape le droit
de faire grâce aux condamnés, il lui conseillait même
de prendre cette mesure : Rome voulait s'immiscer à
nouveau dans une question que le Siège apostolique
avait déjà terminée; que Rome la ventilât donc elle-
même, sans vouloir faire endosser à d'autres des res-
ponsabilités qu'elle pouvait prendre seule. Telle est la
position décrite par VEpislola sijnndica, portée à Rome,
par l'archevêque de Sens, Kg il on, Mansi, t. xv, col. 728;
on comparera les instructions remises par Hincmar à
ce même pré lai. P. L., t. CXXVI, col. (il sq. La curie, où
prédominait pour l'instanl L'influence d'Anastase, le
futur bibliothécaire, et celle de son père Arsène, prit
très mal le biais imaginé par l'archevêque. Voir les
diverses réponses adressées à Charles le Chauve, aux
conciliaires de Soissons, à Hincmar lui-même, Jafîé,
n. 2824, 2822, 2823, pour lesquelles il y a intérêt à
consulter l'édition récente des lettres de Nicolas Ier,
Mon. Germ. hisl., Episl., t. vi, p. 414-431. Quoi qu'il
en soit des divers griefs faits à Hincmar et de leur
légitimité, il reste que, sur le fond, la curie n'admettait
pas la thèse de l'invalidité : les condamnés de 853
seraient incontinent remis en possession de leurs ordres
et offices. Après cette satisfaction donnée à Vexceptio
spolii, Hincmar aurait licence, dans le délai d'un an,
de fournir la preuve que les clercs avaient été canoni-
quement déposés; faute d'une nouvelle instance, le
rétablissement des clercs serait acquis et ils pourraient
même être promus à un ordre supérieur (c'était d'ail-
leurs chose déjà faite pour Wulfade, qui, peu après le
concile de Soissons de 866, avait, d'ordre de Charles le
Chauve, été installé et consacré comme archevêque de
Bourges). Ainsi la doctrine canonique proposée par
Hincmar était-elle mise en échec en fait et en droit :
quoi qu'il en fût des sentences épiscopales ou pontifi-
cales quiavaient frappé Ébon — ■ il paraît certain que
le pape Sergius II l'avait réduit à la communion
laïque en 844, cf. Jaffé, t. i, p. 327-328 — il demeurait
entendu que les ordinations données par lui ne pour-
raient être attaquées. Ceci dirimait, au moins provi-
soirement, un point de doctrine sur lequel l'accord était
loin d'être fait.
Il est d'ailleurs intéressant de remarquer que l'arche-
vêque de Beims cherchera plus tard à faire la théorie
de la réconciliation des clercs ordonnés de façon irrégu-
lière. C'est dans un traité que Bernold de Constance au
xie siècle, s'est approprié en le démarquant. Le traité
de Bernold, De excommunicalis vilandis et de reconci-
lialione lapsorum, dans P, L., t. cxlviii. col. 1181,
cf. Mon. Germ. hisl., Libelli de lile, t. il, p. 112-142,
n'est pas autre, en effet, que le De variis capilularibus
ecclesiasiicis d'Hincmar. Sur ce traité d'Hincmar, son
titre exact, sa restitution, cf. Saltet, op. cit., append. i,
p. 395-402. Il faut prendre le mot varias dans son sens
le plus fort : « discordant. » Les prescriptions sur les
clercs lapsi, fait observer Hincmar, sont en effet dis-
cordantes., les unes sévères, les autres plus miséricor-
dieuses; c'est qu'en effet l'Église peut dispenser de la
rigueur de ses lois. Hincmar détermine ensuite la
nature de l'imposition des mains qui, selon les vieilles
prescriptions canoniques, réconcilie les clercs ordonnés
dans le schisme ou l'hérésie. Est-elle une véritable
réordination? Hincmar ne le pense plus maintenant;
elle est ad psenitenliam, tout de même que l'imposition
des mains accordée à ceux qui, baptisés dans l'hérésie,
reviennent à l'Église et qui ne saurait être une « con-
firmation » renouvelée. On voit l'importance de ce
traité où commence à s'ébaucher une doctrine qui
finira par s'imposer.
5° Les ordinations du pape Formose. — Pour assurée
que semble la doctrine de la curie romaine sur le point
qui nous intéresse dans la seconde moitié du ixe siècle,
il s'en faut qu'elle ait toujours été constante avec elle-
même.
1. Variations de la curie romaine. — Dans la lutte
du Saint-Siège contre Photius, il est certain que les
expressions employées à plusieurs reprises par les
rédacteurs des lettres apostoliques tendraient à mettre
en cause non pas seulement la légitimité de l'ordina-
tion conférée à Photius et des ordinations faites par
lui, mais encore la validité même de ces actes. Voir
l'art. Photius, t. xn, col. 1573, 1579, 1597. De son côté
Photius a bien pu prendre des mesures à rencontre des
clercs ordonnés par Ignace, durant la restauration de
celui-ci, après 867. Il n'est pas impossible qu'il y ait eu,
lors du second patriarcat de Photius, sinon des réordi-
nations, du moins des réconciliations par imposition
des mains des clercs ordonnés par Ignace. On a dit
combien longtemps avait duré la querelle, même après
2409
RÉORDINAT10NS. L'ÉPOQUE CAROLINGIENNE
2410
la deuxième déposition de Photius, entre ignaciens soit
de stricte observance soit plus ou moins ralliés, d'une
part, et les membres du clergé ordonnés par Photius et
ses créatures, de l'autre. Sollicitée d'intervenir, la curie
romaine n'a pas donné, on l'a dit aussi, de réponses
uniformes. Voir Photius, col. 1595 sq. Tout ceci aurait
besoin d'une enquête nouvelle, et il convient de ne pas
s'en rapporter aveuglément aux conclusions d'Her-
genrôther.
Ces hésitations de la curie romaine en une question,
disciplinaire à la vérité mais qui ne laissait pas de
toucher à la doctrine, se remarquent mieux encore à
propos de faits qui se sont passés en Occident. Celui
de la réordination de l'évêque Joseph comme titulaire
d'Asti, sur l'ordre du pape Jean VIII, est particuliè-
rement caractéristique.
Pour ses désobéissances aux ordres du pape, Ans- •
pert, archevêque de Milan, a été excommunié par
Jean VIII. Cf. Jafïé n. 3305, 3306. Or, après son
excommunication, Anspert a consacré comme évêque
de Verceil un prêtre nommé Joseph. Averti, Jean VIII
dépose consécrateur et consacré ; il veut bien être misé-
ricordieux à l'égard de Joseph en le rétrogradant sim-
plement à l'ordre sacerdotal, mais il est entendu que
sa consécration épiscopale est de nul effet : cum prœ-
dictus Ansperlus... essel regulariter cxcommunicalus,
aliquam vel minimorum in Ecclesia Dei consecralionem
graduum facere nullomodo potuil, quia quod non habuit
dare profecto nequivit (c'est toujours la fameuse
expression d'Innocent Ier, ci-dessus, col. 2398). Aussi
Jean VIII nomme-t-il lui-même et consacre-t-il un
autre évêque pour Verceil. Dans la suite, Anspert se
réconcilia avec le pape; restait à régler la situation de
l'évêque Joseph. En concile romain il fut décidé qu'il
pourrait être élu évêque d'une autre église que Verceil,
et qu'il serait ensuite réordonné : et eligeretur et, sicut
QUI NIHIL AB ORDINATORE PRIUS ACCEPERIT, in episCO-
pum crearetur. Ainsi fut fait; élu évêque d'Asti, il fut
consacré à nouveau par Anspert et une lettre très
explicite de Jean VIII approuva complètement cette
procédure, en faisant bien remarquer qu'il s'agissait
ici non d'une réordination, mais d'une ordination, la
première ayant été sans valeur : Hanc (crealionem) et
nos approbatam admitlimus et ab omnibus admitlen-
dam esse mandamus, quia quod non ostendilur per impo-
silionem manus illius, qui tempore su.e ligationis
quod dare visus est, ut ila dixerim, non habuit gestum,
ratio non sinil ut videatur ileralum. Jaffé, n. 3334; Mon.
Germ. hist., Epist., t. vu, p. 239. Si les partisans des
réordinations aux xie et xne siècles ne se sont pas em-
parés de ce texte qui allait si bien à leur thèse, c'est
que la partie du registre de Jean VIII qui contenait
cette lettre avait disparu à leur époque, pour ne se
retrouver qu'ultérieurement. Cf. art. Jean VIII,
col. 613.
2. La question des ordres conférés par le pape Formose.
— ■ Cette hésitation de la curie romaine — ■ on notera
que Jean VIII déclare nulle la consécration de Joseph
au moment même où il « reçoit » les ordinations faites
par Photius — explique fort bien comment, les passions
aidant, furent données les solutions les plus contradic-
toires à la question des ordres conférés par le pape
Formose. Voir son article.
Évêque de Porto, Formose a été déposé par le
pape Jean VIII dans le synode romain tenu au Pan-
théon le 19 avril 876; cette sentence, à la demande
expresse du pape, est confirmée au concile gallican de
Ponthion, à l'automne de cette même année; puis
renouvelée à Troyes en août 878, dans un concile que
préside Jean VIII en personne. Lors de ce dernier,
Formose vient en grand mystère trouver le pape, qui
consent à l'admettre à la communion laïque, à condi-
tion que l'ex-évêque fera serment de ne jamais rentrer
en Italie. A peine Jean VIII est-il mort que Formose
reprend le chemin de la péninsule; le pape Mai in lui
fait bon accueil, le délie de son serment de Troyes et
peu après le remet en possession de son évêché. C'est en
cette qualité d'évèque de Porto que Formose procède à
la consécration épiscopale du pape Etienne V, le
deuxième successeur de Marin, en 885. A la mort de
ce dernier, 891, Formose est élu pour le remplacer sur
le trône pontifical, mais ceci en violation de la loi for-
melle qui interdisait la translation d'un évêque d'un
siège à un autre et par le fait l'élection d'un évêque
comme pape (cette prescription venait de subir une
première entorse par l'élection de Marin Ier, voir son
article). Il ne semble pas que, sur le moment, des pro-
testations se soient élevées contre cette grave irrégu-
larité.
Sur les instances de Guy de Spolète, couronné empe-
reur par son prédécesseur, le pape Formose donne, peu
après son élévation, la couronne impériale au fils de
Guy, Lambert. Mais en même temps il multiplie sous
main les avances au roi de Germanie, Arnoulf, qu'il
couronne finalement empereur le 22 février 896. Tan-
dis que le nouvel empereur allemand est obligé par la
maladie de regagner son pays, Formose meurt le
4 avril 896. Faute de pouvoir se venger de lui, vivant,
l'empereur Lambert assouvit ses rancunes sur Formose
défunt. En janvier 897, le « synode cadavérique », pré-
sidé par le pape Etienne VI, outrage la dépouille de
Formose et prononce la nullité des actes ecclésias-
tiques faits par lui. Il semble bien que le moyen invo-
qué ait été l'irrégularité de la promotion de Formose au
Siège pontifical. Que décida-t-on en cette lamentable
réunion au sujet des ordinations faites par lui? Il n'est
pas facile de le dire. Il paraît bien qu'au début on n'osa
pas les déclarer nulles, mais on déposa au moins les
clercs romains qui avaient été ordonnés par le feu
pape. Les deux premiers successeurs d'Etienne VI
(assassiné en juillet 897), qui ne font d'ailleurs que
passer sur la chaire de Pierre, prennent quelques
mesures de réparation; en particulier les clercs ordon-
nés par Formose sont réintégrés dans leurs fonctions.
Cette mesure est maintenue sous les papes .Jean IX
(898-900) et Benoît IV (900-903). Mais en 904 arrive
au trône pontifical Serge III, qui avait été évincé
en 898, par Jean IX. Il s'inscrit en très vive réaction
contre tous les actes de ses prédécesseurs. Antiformo-
sien déclaré, il fait reprendre, en concile romain, le
procès de Formose. Les clercs réhabilités par les pré-
décesseurs de Jean IX sont réduits à l'état laïque; s'ils
veulent conserver leurs charges, ils doivent se faire
réordonner. Un certain nombre se prêtent à cette céré-
monie. Bientôt l'agitation se répand hors de Home,
dans toute l'Italie. Un bon nombre d'évêques ont été
consacrés par Formose; leurs consécrations sont décla-
rées nulles, et dès lors aussi les ordinations de tout
genre qu'ils ont conférées. La validité des sacrements
— en dehors du baptême — est mise en question dans
une bonne partie de l'Italie. Jamais pareille confusion
n'avait existé.
Deux hommes, par qui nous connaissons les détails
de cette abominable histoire, le clerc Auxilius, fixé à
Naples, et le grammairien Vulgarius, de la même
région sans doute, entreprirent d'éclairer l'opinion
ecclésiastique. Sur leur activité littéraire voir outre
Saltet, op. cit., p. 156 sq., D. Pop, La défense du pape
Formose (thèse), Strasbourg, 1933. Auxilius dans deux
traités : In defensionem sa"rœ ordinationis papœ For-
mosi (édité par E. Dùmmler, Auxilius und Vulgarius,
Leipzig, 1864), De ordinationibus papœ Formosi, dans
P. L., t. cxxix, col. 1059 sq., et dans le dialogue Infen-
sor et defensor, ibid., col. 1074, rappela, à une époque
où la théologie connaissait une nouvelle éclipse, les
principes généraux qui dominaient la question. S'ap-
2 4 l L
RÉORDINATIONS. L'AGE PREGREGORIEN
2412
puyant sur les textes patristiques, surtout augusti-
nieus, il montra qu'on ne pouvait réitérer ni le bap-
tême, ni l'ordre; il contesta le précédent du concile
de 769; puis, venant au fait même de Formose, il dis-
cuta le cas, tant de la translation de celui-ci de Porto
à Rome, que de la restauration, par la sentence du
pape Marin, de son ordination épiscopale. Pendant ce
temps, Vulgarius prenant la question d'un autre biais,
établissait dans le De causa formosiana libcllus (édité
par Dummler) et dans le De causa et ncgolio Formosi
papa;, P. L., t. cxxix, col. 1103 sq., que le sacerdoce,
une fois reçu était inséparable de l'âme; cf. surtout
col. 1108. C'était en somme étendre au sacrement de
l'ordre la doctrine du caractère que saint Augustin
avait si nettement établie pour le baptême.
3. Les ténèbres du Xe siècle. — ■ Mais cette doctrine
correcte était encore loin de prévaloir. On s'en aper-
çoit, par exemple, en étudiant les actes et les écrits
d'un des personnages les plus savants du milieu du
Xe siècle, Rathier évèque de Vérone et de Liège. Voir
son article. Nommé à Vérone, par le roi Hugues, dès
931, expulsé et remplacé à diverses reprises, il y rentre
en 961, quand Othon Ier vient chercher le titre impé-
rial. Il entrepiend,on 9«5,de réordonner les clercs véro-
nais qu'avait créés l'évêque intrus Milon. Voir P. L.,
t. cxxxvi, col. 477. Devant les vives résistances qu'il
rencontre, il consulte le pape, en août 965, ou plus
exactement lui demande d'approuver son entreprise.
En dehors des textes canoniques déjà cités, il fait valoir
la réponse de Nicolas Ier au sujet des ordinations con-
férées par Photius et le fait de la réitération des
ordres conférés par Constantin II. Nous ne savons si
Rome répondit. Au fait la plus grande confusion y
régnait : en décembre 963, le pape Jean XII avait été
déposé, d'ordre de l'empereur; Léon VIII lui avait été
substitué; mais, dès que Jean XII était redevenu le
maître à Rome, le concile romain de février 964 avait
cassé les actes de l'usurpateur; la réordination des
sujets promus par lui aux divers ordres avait été pres-
crite et exécutée. Voir le détail et les textes aux articles
Jean XII, col. 625, et Léon VIII.
Par compensation on entend à la même date Liut-
prand, évêque de Crémone et apologiste d'Othon Ier,
donner dans son Anlapodosis une doctrine fort cor-
recte sur l'impossibilité de réitérer les ordres. Il écrit,
à propos des ordinations de Formose, réitérées sur
commandement de Serge III : Denediclio quse minis-
tris Christi impendilur, non per eum qui videlur sed qui
non videlur sac.erdotem (entendons le Christ) impendi-
lur. Op. cit., 1. I, a. 30, P. L., t. cxxxvi, col. 804. C'est
la pure doctrine de saint Augustin ; elle n'est pas encore
près de triompher.
III. Pratique et doctrine des réordinations au
début de l'âge scolastique. — ■ 1° Jugement sur les
ordinations simoniaques au début de la réforme ecclé-
siastique. 2° La réforme grégorienne. 3° Les conflits
d'idées au xue siècle.
1° Jugements sur les ordinations simoniaques au début
de la réforme ecclésiastique. — (Test à propos des ordi-
nations simoniaques que va s'instituer, dans l'Église
romaine, un vrai débat sur le problème qui nous occupe,
celui des réordinations.
1. La simonie; son extension. — On sait que, durant
les premiers temps de la réforme ecclésiastique «lu
xie siècle, c'est d'abord contre la simonie, plus encore
peut-être que contre le nicolaïsme, que sont dirigées
les al laques des réformai cuis. Aussi bien, depuis que
la féodalité a pris, au ix" siècle, ses caractères spéci-
fiques, la simonie qui a toujours sévi peu ou prou aux
âges précédents, est-elle devenue Le grand fléau de
l'Église, Ce que recberchenl avant tout nombre de
gens c'est le bénéfice ecclésiastique qui leur donne le
moyen de vivre. Ce bénéfice ne peut être donné qu'à
ceux qui ont reçu l'ordination; on va donc trafiquer
de l'ordination elle-même. Les hauts dignitaires ecclé-
siastiques n'ont obtenu trop souvent leurs prélatures,
évêchés ou abbayes, qu'en les achetant à beaux deniers
comptants aux souverains, lesquels pratiquement en
disposent. Tel l'officier ministériel de nos jours qui a
acheté cher son étude de notaire ou d'avoué, le prélat '
cherche à faire rendre à sa charge tout ce qu'il est pos-
sible d'en tirer. Élu par simonie, souvent consacré par
simonie, il exercera à son tour la simonie en vendant
(le mot n'est pas trop fort) aux clers inférieurs les
ordinations qui leur sont nécessaires — ce n'est pas
toujours la prêtrise — ■ pour obtenir telle paroisse, telle
chapellenie, tel bénéfice. Il est clair qu'à leur tour les
clercs ainsi ordonnés entendront rentrer dans leurs
débours et ne se priveront pas de trafiquer des sacre-
ments, des offices, des services dont ils ont l'adminis-
tration. Le mal règne du haut en bas de l'Église, depuis
le Siège pontifical, hélas! trop souvent objet de mar-
chandages, jusqu'au plus humble des bénéfices. La
conscience chrétienne, qui a d'abord semblé accepter
cet universel commerce des choses saintes, finit, au fur
et à mesure qu'elle se réveille et s'affine, par se révolter
contre lui. Du mépris pour les simoniaques, acheteurs
et vendeurs des choses saintes, elle passe au mépris
des sacrements administrés, vendus souvent, par eux.
Elle se demande quelle valeur sacrée peuvent garder
ces rites objets de marchandage; que vaut la messe
célébrée exclusivement pour de l'argent? Que vaut
l'ordination payée deniers comptants? Ces gens, qui
administrent les choses saintes comme l'on fait une
exploitation agricole, sont-ils vraiment prêtres, évo-
ques, papes? On comprend que, du jour où. ces ques-
tions se posent, des doutes surgissent dans la cons-
cience des fidèles, dans celle aussi des ecclésiastiques
qui, venus, sous des influences diverses, à une plus
saine conception des choses, veulent libérer l'Église
de cette honte. A ces ecclésiastiques, malheureusement,
et si haut placés qu'ils soient dans la hiérarchie, il
manque trop souvent une solide formation théolo-
gique. Les réformateurs les plus zélés ne sont pas tou-
jours les plus savants. Il est facile de voir comment
leur zèle a emporté plusieurs d'entre eux, réguliers et
séculiers, au delà des bornes. Sur la simonie ils jettent
l'anathème, et ils ont raison; ils dénoncent les ordi-
nations simoniaques comme la grande pitié de l'Église;
ils ont raison encore. Ils ne l'ont plus quand ils dé-
clarent, et à grand fracas en certaines circonstances,
que ces ordinations sont invalides et qu'aux soi-disant
clercs qui ont été ordonnés ainsi il faut imposer, si
L'on veut les remployer après résipiscence, une vraie
réordination.
2. Les premières diseussions. — Cela commence par
des doutes, au début du xie siècle. En 1008-1009, un
archevêque de Sens interroge à ce sujet un homme qui
passe pour une lumière, Fulbert, évêque de Chartres.
Celui-ci répond d'une façon correcte, Epist., xm,
P. L., t. cxi.i, col. 207. Le prêtre ordonné par simonie
sera dégradé, soumis à la pénitence, puis à une cérémo-
nie de réconciliation; on lui remettra dans l'ordre nor-
mal les « instruments et les vêtements » qui caracté-
risent chacun tics degrés de la hiérarchie, avec une
formule appropriée : Reddo tibi gradum ostiarii, etc.
Mais il ne faudrait pas que l'on se trompât sur le sens
de la cérémonie; il ne s'agit nullement ici d'une réitéra-
tion du sacrement, « car les canons interdisent aussi
bien les rebaptisations que les réordinations », rebapti-
zationes et reordinationes péri canones vêtant. On pour-
rait se demander où Fulbert a pris cette idée d'une céré-
monie de réconciliation, qui a bien un peu l'apparence
d'un recommencement de l'ordination. Est-ce une
invention personnelle? Est-ce au contraire un usage
qu'il a vu pratiquer? Ceci n'est pas clair; il reste que.
2413
RÉ0RDINAT10NS. L'ACxE PREGREGOHIEN
2414
en dépit de la doctrine correcte de Fulbert, une céré-
monie de ce genre, si l'usage s'en est quelque peu
répandu, a pu donner à des personnes de petite doc-
trine l'idée que c'était d'une réordination qu'il s'agis-
sait.
Sur un autre point, en effet, on entend, à quelque
temps de là, une affirmation fort nette de la nullité
-des ordinations simoniaques. C'est dans une lettre de
Guy d'Arezzo, à l'archevêque de Milan, Héribert,
lettre qui passa bientôt pour une œuvre de Paschase
Radbert, puis d'un Pascalis, que l'on identifia au pape
Pascal Ier. Texte dans Muratori, Antiq. ital., t. vi,
p. 217; dans Mon. Germ. hist., Libelli de lite, t. i,
p. 5-7 ; cf. aussi P. L., t. cli, col. 637. (Ce dernier est une
forme brève; le texte en effet est assez divergent dans
les divers mss., et il est assez difficile de dire quelle est
la forme primitive.) Quoi qu'il en soit, d'ailleurs, le
texte parle d'une « hérésie simoniaquc », du sacrifice
invalide offert par les prêtres ordonnés simoniaque-
ment; croire que ces gens-là sont vraiment prêtres
c'est une erreur : quns quidem sacerdotes esse saltem
credcre omnino errare est. P. L., t. cli, col. 040. Une des
additions refuse clairement aux simoniaques le pou-
voir de consacrer le corps et le sang du Christ : paten-
ter ostenditur quia nihil sacrœ ordinationis in hac pro-
motione percipitur. S'ils n'ont rien reçu des pouvoirs
sacrés, une conclusion s'impose; avant d'employer ces
sujets, s'ils viennent à résipiscence, il faut leur confé-
rer l'ordination.
Il semble bien que, dans la pratique, des réfor-
mateurs zélés aient tiré cette conclusion; mais cette
conclusion, insuffisamment inspirée par la doctrine, a
souvent manqué de logique. On a fait, par exemple,
la distinction entre les clercs ordonnés gratuitement,
mais par un évêque simoniaque, et ceux qui l'avaient
été pour de l'argent. Les premières de ces ordinations
étaient déclarées valides, les secondes proclamées
nulles. En ne considérant ici que les dispositions du
sujet de l'ordination sans tenir compte aussi de celles
du ministre, on se jetait dans d'inextricables difficultés.
Et puis le mot « évêque simoniaque » n'était pas clair.
S'il s'agissait seulement d'un prélat qui, d'ordinaire,
vendait les ordinations, on comprend que le sujet
ordonné par lui sans simonie pût être considéré comme
validement investi de ses pouvoirs. Mais, si l'évêque
était dit simoniaque pour avoir lui-même acheté sa
charge et sa consécration, il aurait fallu, en bonne
logique, considérer comme invalides et sa consécration
à lui et, par voie de conséquence, toutes les ordinations
qu'il aurait conférées. Dans l'ardeur de la lutte contre
la simonie, on perdit souvent de vue ces distinctions
essentielles.
3. Au temps de saint Lion IX. — La curie pontificale
elle-même n'était pas à l'abri de cet emballement.
D'une part, le pape Léon IX n'arrivait pas à se faire
sur le point donné une opinion arrêtée; autour de lui,
d'autre part, deux théories s'affrontaient ouvertement
l'une favorable, l'autre hostile aux réordinations.
a ) Réordinations pratiquées par Léon IX. — On a
contesté le fait; pourtant il est absolument certain,
attesté qu'il est tout aussi bien par les amis que par les
adversaires du grand pape réformateur.
Pierre Damien, partisan pour son compte de la
validité des ordinations simoniaques, ne laisse pas de
rapporter l'objection que l'on pouvait tirer contre sa
thèse de la pratique de Léon IX. C'est ce qu'il dit
clairement, cinq ans après la mort du pape, en 1059,
alors qu'il discute à Milan de la réconciliation des
clercs simoniaques. Nos non pnelerit quod borne memo-
rive nonus Léo papa plerosque (traduire plusieurs) simo-
niacos et maie promolos lanquam noviter ordinavit.
Dans Actus Mediolanen., § De reconciliandis hieret.,
P. L., t. cxlv, col. 93. Il n'y a pas de doute qu'il faille
I traduire comme le fait L. Saltet, op. cit., p. 181 :
« Le pape Léon a ordonné comme pour la première fois
un certain nombre de simoniaques et d'irrégulière-
ment promus. » Les restrictions apportées par ce
même auteur, dans l'appendice p. 408, ne nous
paraissent pas fondées.
A côté de ce témoignage d'un ami de Léon IX, voici
des dépositions d'adversaires. On sait que le pape
fut amené à sévir contre l'hérésie eucharistique de
Béranger. Celui-ci en conçut une vive irritation et, dans
son De sacra coma, il accumule les griefs contre son
juge. Il l'accuse en particulier d'avoir réordonné des
évêques, dont il cite les noms, ceux de Limoges, de
Rennes, l'abbé de Redon. Édit. Yischer, p. 40. Ce
même passage témoigne d'ailleurs des hésitations de
Léon IX : au concile de Yereeil (1050), il avait promis
de ne plus pratiquer de réordinations; mais plus tard,
retombé à Rome sous la coupe des partisans de la
réitération, spécialement du cardinal Humbert, il
revint aux anciens errements. Si, comme le pense
L. Saltet, dans l'appendice, les réordinations en ques-
tion n'avaient consisté qu'en une cérémonie de réinves-
titure par la traditio baculi, on ne comprendrait pas
l'argument de Béranger. Attaqué dans sa science
théologique, l'écolàtre contre-attaque à son tour et se
gausse de l'ignorance théologique de son juge.
L'évêque d'Angers, partisan de l'hérétique, fait le
même grief à Léon IX dans une lettre adressée au
cardinal Humbert et connue par la réponse de celui-ci.
« Léon, écrivait-il, a réordonné des évêques et condam-
né le livre de Jean Scot (il s'agit du traité de Ratramne
sur l'eucharistie). » Humbert ne songe pas à contester
le fait; il déclare seulement — et tous les partisans des
réordinations en sont là — que la première cérémonie
ayant été invalide, il ne saurait être question d'un
« renouvellement ». Texte dans Xeues Archiv, t. vu,
p. 013.
Il paraît donc incontestable que le pape Léon IX a
réitéré la cérémonie de l'ordination à un certain nom-
bre d'évêques consacrés de manière simoniaque (nous
disons un certain nombre, et fion la plupart, comme
traduit L. Saltet; c'est le sens régulier de plerique, et
depuis longtemps, dans le latin ecclésiastique), qu'il
penchait certainement pour cette pratique, quoi qu'il
en fût de ses hésitations. Ses hésitations se compren-
nent d'autant mieux qu'à la curie même deux théories
s'opposaient ouvertement sur le problème susdit.
b) Deux théologies contradictoires à la curie. — La
doctrine de la validité des ordinations simoniaques est
représentée par un réformateur qui est en même temps
un savant et un saint. Dans son Liber gratissimus,
dédié à l'archevêque de Ravenne en 1052, Pierre Da-
mien prend nettement position. Texte dans P. L.,
t. cxlv, col. 99-156; et mieux dans Mon. Germ. hist.,
Libelli de lite, t. i, p. 15-75. Il a bien compris que le pou-
voir d'ordre est un pouvoir ministériel : le ministre
du sacrement est un canal qui transmet la grâce. Sans
doute Pierre Damien n'est-il pas encore très au clair
sur la question de savoir jusqu'à quel point est requise
dans le ministre et le sujet l'orthodoxie de la foi en
la Trinité; cf. op. cit., c. xxm, col. 135 B. Mais il est
très assuré que les simoniaques ne sont pas des héré-
tiques, au sens vrai du mot, quoi qu'il en soit des
expressions violentes employées dans la polémique.
Si quelques-uns des textes qu'il apporte, d'ailleurs, ne
sont pas incontestables, il reste qu'il fait valoir, avec
beaucoup de raison, le trouble que jetterait dans la
chrétienté la pratique des réordinations.
C'est à Pierre Damien qu'il semble bien que réponde
le cardinal Humbert dans son traité Advcrsus simonia-
cos, P. L., t. cxliii, col. 1005-1212. Avec sa fougue
coutumière, ce Lorrain intransigeant ne se lasse pas
de développer ce syllogisme : les ordinations faites par
2 4 1 5
REORDINATIONS. L'AGE GRÉGORIEN
2416
les hérétiques sont nulles; les sitnoniaques sont héré-
tiques; leurs ordinations sont donc nulles. Il va si
loin qu'il semble remettre en question la validité du
baptême donné par les hérétiques, et il est nettement
d'avis qu'à ceux qui ont été baptisés en dehors de
l'Église catholique la confirmation est indispensable
pour faire revivre ce qu'il appelle la forma sacramenti.
Du moins a-t-il le mérite de mettre sur pied une théo-
rie qui rende compte de l'invalidité des ordinations
simon iaquement conférées. Quand un évêque catho-
lique veut procéder moyennant finance à une ordi-
nation, son pouvoir d'ordre est immédiatement lié, il
n'est plus dès lors qu'une marionnette, statitnculus,
dont les actes sont sans valeur.
On peut se demander laquelle de ces deux théologies
l'emportait à la curie. Nous avons vu que celle d'Hum-
bert avait influencé Léon IX; il semble pourtant que
ce soit finalement Pierre Damien qui ait eu le dernier
mot. Quand, en 1059 (c'est-à-dire cinq ans après la
mort du pape alsacien), il règle à Milan le sort des
simoniaques repentis, Pierre se contente d'imposer à
ceux-ci une pénitence. Il est vrai que, dans son rap-
port adressé à la curie (en fait au cardinal Humbert),
il présente sa manière de faire comme une sorte de
dispense qu'il donne en vertu d'une délégation du
Siège apostolique et qui produit, quasi-sacramentel-
lement, une sanatio in radice. L'appel qu'il fait à la
légende de l'ordination impromptu de saint Apolli-
naire par saint Pierre jette un jour assez curieux sur la
manière dont il se représentait les choses. « Ceux,
écrit-il, à qui est rendu le droit d'administrer les sa-
crements, ne sont pas remis en possession de l'oflice
perdu en vertu de leur ancienne ordination criminel-
lement achetée, mais bien plutôt en vertu de l'autorité
très efficace du bienheureux prince des apôtres, auto-
rité dont celui-ci a fait usage si soudainement à l'en-
droit de saint Apollinaire : « Lève-toi, lui a dit Pierre,
« reçois le Saint-Esprit et en môme temps l'épiscopat. »
Actus Mediolanen., c. v, P. L., t. cxlv, col. 08 C. Des
canonistes se rencontreront plus tard pour développer
cette idée d'un pouvoir absolument discrétionnaire du
pape sur les sacrements. En voici une première amorce.
Par ailleurs, si le concile romain de 1060, présidé par
Nicolas II, se montre extrêmement sévère à l'égard des
clercs ordonnés simoniaquement, ou même des clercs
ordonnés gratuitement par des prélats connus comme
simoniaques — tous ces clercs seront déposés, Jalïé,
Regesta, n. 4 431 a — du moins ces ordinations ne
sont-elles pas considérées comme nulles, quoi qu'il en
soit des interprétations qui furent données en divers
lieux des décisions du concile. Cf. Mansi, Concil.,
t. xix, col. 875-876, les n. 8 et 9. Somme toute donc la
théologie de Pierre Damien semble devoir l'emporter;
ce ne sera pas d'ailleurs sans des alternatives de recul
et d'avance qu'il reste à faire connaître.
2° La réforme grégorienne. — Léon IX et ses prédé-
cesseurs ou ses successeurs immédiats — les prégré-
goriens, comme on les appelle — ont tourné leur acti-
vité réformatrice contre la simonie d'abord, puis contre
le nicolalsme (incontinence du clergé). Grégoire VII
(1073-1085) va s'attaquer à la racine de ces deux abus :
l'investiture laïque. De ce chef il amïne dais beaucoup
d'Églises, spécialement en Allemagne, un mouvement
de réaction très violent. Sommés de choisir entre les
volontés du pape et celles de leurs souverains, nombre
d'évêques n'hésitent pas à se détacher de leur chef
spirituel et font bloc autour de l'empereur ou du roi.
Henri IV, dans sa lutte contre Grégoire VII et ses
successeurs, n'aura pas de plus ferme soutien que ses
évèques d'Allemagne et d'Italie. Le schisme régnera à
l'état endémique jusqu'au concordai de YVonns ( 1 122).
Pour les partisans de la réforme un nouveau problème
va se poser : que valent les actes ecclésiastiques, tout
spécialement les ordinations, posés par ces schisma-
tiques? Comment se comporter à l'égard des clercs
ordonnés par eux et qui, soit isolément, soit même avec
leurs évêques, se réconcilient avec la papauté?
1. A l'époque de Grégoire VII. — 'Deux théologies
continuent à s'affronter tant à la curie qu'en Alle-
magne.
a) A la curie, les idées de Pierre Damien sont repré-
sentées par Atton, cardinal de Saint-Marc, auteur
d'une Defloratio canonum (publiée par A. Mai', Script,
vet. nova collectio, t. vi b, p. 60 sq.), et par Anselme
de Lucques, canoniste plus fameux encore. L'un et
l'autre affirment la validité des sacrements adminis-
trés en dehors de l'Église. La thèse d'Humbert, de son
côté, trouve des défenseurs non moins célèbres, en par-
ticulier le cardinal Deusdedit, soit dans la Collection
canonique qu'il dédie en 1086 à Victor III (édit. Wolf
von Glanvel, Paderborn, 1005), soit dans son Libellus
contra invasores et simoniacos, qui est un peu plus tar-
dif, P. L., t. cxlix, col. 455-476 (où il est à tort passé
au compte d'Anselme de Lucques); mieux dans Libelli
de lite, t. n, p. 300-340. On voit, d'après le titre, que
Deusdedit ne s'en prend plus seulement aux simo-
niaques, mais aux bénéficiaires de « l'investiture
laïque », et aux schismatiques. Les sacrements admi-
nistrés dans le schisme, explique-t-il, sont nuls : in
eorum sacrificio non accipitur Chrisli corpus, sicut in
baptismale Spiritus Sanctus. Les ordinations simo-
niaques sont certainement nulles; et si l'Église jugeait
à propos de prendre à son service des gens ordonnés de
la sorte, il faudrait les réordonner. Mais l'Église ne le
fera pas. Un peu avant l'époque où Deusdedit donnait
ces directives si formelles, on avait vu un légat du
Saint-Siège, Aimé, évoque d'Oloron, réaliser dans la
pratique les mêmes idées. Au concile de Gérone, en
1078, il prescrit formellement la réitération des
consécrations d'églises et des ordinations faites, même
gratuitement, par des évêques simoniaques. Can. 11,
Mansi, Concil., t. xx, col. 519-520.
b) En Allemagne, même heurt d'idées. Bien enten-
du, les impérialistes n'admettent pas que l'on con-
teste la valeur de leurs actes ecclésiastiques. Mais, dans
le camp même des « pontificaux », que de divergences
dans les idées et la pratique et qui relèvent davantage
de l'improvisation que de la saine théologie I Quelques
théoriciens s'efforcent bien de discuter les divers as-
pects de la question. Bernard d'Hildesheim, interrogé
par Adalbert de C instance et Bernold de Cjnstance,
établit entre les révoltés ou schismatiques, quand il
s'agit de la validité de leurs ordinations, des distinc-
tions qui nous étonnent un peu : si le crime et la
condamnation ne sont pas connus, les sacrements
administrés sont valides; ils sont invalides au cas
contraire. Et à l'appui de sa thèse, Bernard d'invoquer,
aussi bien le texte d'Innocent Ier, qu'une lettre du
pape Pascal Ier (il s'agit, en fait, de la lettre de Guy
d'Arezzo, ci-dessus, col. 2413) et que les précédents
fournis par les conciles de 769 et de 964, qui avaient
condamné les ordinations de Constantin II et de
Léon VIII. Texte de Bernard dans P. L., t. cxi.vm.
col. 1143 sq.
Cotte solution donnée par Bernard est attaquée par
Bernold de Constance, P. L., ibid., col. 1166 sq. Cet
auteur n'a pas de peine à montrer les inconséquences
de la thèse de Bernard, et les divergences entre les
témoins de la tradition. Pour concilier celles-ci, Ber-
nold propose une théorie de la forma sacramenti. qui
n'est jias sans analogie avec celle que le cardinal Hum-
berl avait proposée pour expliquer la reviviscence du
baptême conféré par les hérétiques et qui finira par
avoir quelque fortune. Ceux, dit-il, qui ont été ordon-
nés par un hétérodoxe ne reçoivent aucune consécra-
tion, mais seulement la « forme de la consécration i
241
RÉORDINATIONS. L'AGE GREGORIEN
2418
sans aucune sanctification : Ordinali ab hseretico non
consecrationem aliquam acceperunt sed solam formam
consecrationis absque virlute sanctificalionis. Col. 1177-
1 178. Cette forme (il faut entendre, sans doute, quelque
chose d'extérieur, qui n'entre point dans l'âme), le con-
sentement de l'Église peut l'accepter et y adjoindre
(Bernold ne dit pas comment et par quoi) une virtus
sanctificalionis; ou bien elle peut être éliminée par une
réitération. L'Église a procédé de l'une et de l'autre
manière; d'où les divergences constatées au cours des
âges. Comme on le voit, on ne saurait être plus conci-
liant.
Bernold revint un peu plus tard sur la question dans
le De sacramentis excommunicatorum, P. L., t. cxlviii,
col. 1061 sq. S'inspirant d'un texte de saint Augustin,
col. 1084 D, il distingue le sacramenlum et l'e/Jectus
sacramenti qui est proprement la liberatio a peccatis
et la cordis rectitudo; ceci lui permet de donner une
doctrine qui se rapproche davantage de la nôtre que
la précédente.
Mais cette doctrine est loin d'être commune en
Allemagne. Au synode de Quedlinbourg, 20 avril
1085, les évêques fidèles au pape, réunis autour du
légat OJon de Ctiatillon (le futur Urbain II), pro-
clament la nullité de l'ordination de Wézilon, arche-
vêque intrus de Mayence et de toutes les ordinations
et consécrations faites par les excommuniés « selon les
décrets des saints Pères Innocent, Léon, Pelage et de
son successeur Grégoire ». Voir le commentaire que
donne Bernard de Constance, Liber canonum contra
Henricum IV, c. xlvi, dans Libelli de lite, t. i, p. 515.
Ce n'est pas seulement en Allemagne et en France
que l'on agit ainsi; l'Italie a connu certainement, sinon
au temps même de Grégoire VII, du moins dans les
années qui suivent immédiatement, des réordinations.
Voir Bonizon de Sutri, Decreti excerpta, dans Mai,
Nova Patrum bibliotheca, t. vu c, p. 2.
2. A l'époque d'Urbain II (1088-1099). -- Avec
Urbain II nous arrivons au moment où la curie ro-
maine tente de mettre une certaine uniformité dans
la pratique, pour la question étudiée, et cherche aussi
à se faire à elle-même une doctrine. Cette doctrine est
assez complexe et ne recouvre que très imparfaitement
nos thèses classiques; c'est le mérite de L. Saltet de
l'avoir bien débrouillée en l'éclairant par un certain
nombre de théories antérieures ou contemporaines.
a) Théories encours. — a. — La première, sur laquelle
on arrivait, vers les années 1090, à un certain accord,
était celle de la valeur reconnue à Vordinatio catholica.
Elle consiste à mettre une différence entre les sacre-
ments conférés par un ministre dont l'ordination a
été certainement valide et les sacrements donnés par
un ministre ordonné en dehors de l'Église. Pour fixer
les idées, un évêque, régulièrement consacré dans
l'Église, vient à quitter celle-ci; il emporte avec lui,
lors de sa sécession, ses pouvoirs d'ordre; les ordi-
nations conférées par lui sont encore valides; mais,
c'est au moins l'avis de certains, l'évêque consacré par
lui ne peut plus ordonner validement d'autres sujets,
car son ordination n'est pas faite dans l'Église, n'est
pas une « ordination catholique ». Il s'ensuit que, en
•cas de retour de ce second évêque à l'Église, il n'y a
pas lieu de lui renouveler la consécration, mais on la
renouvellera (au moins de l'avis de certains) au troi-
sième évêque qu'il aurait consacré, comme l'ordination
aux prêtres qu'il aurait ordonnés. Pour compliquée
dans l'application que nous apparaisse la théorie, elle
ne laisse pas d'avoir une certaine logique interne, qui
a séduit nombre de canonistes de la fin du xne siècle.
On la trouvera clairement exprimée dans le Commen-
taire sur saint Jean de Brunon de Segni (évêque de
1079-1123), P. L., t. clxv, col. 533. Ajoutons, pour
préciser, que Brunon, lui, considère les ordination s
simoniaques, comme n'étant pas « catholiques »; ceux
qui ont été ordonnés simoniaquement, l'ont été extra
Ecclesiam, et dès lors, quidquid faciunt vanum est et
inutile. Ajoutons enfin que, si tout le monde, ou à
peu près, s'accorde pour faire un traitement de préfé-
rence aux « ordinations catholiques », on ne s'entend
plus aussi bien sur la valeur des ordres conférés par des
évêques consacrés en dehors de l'Église; encore qu'ils
soient toujours jugés plus ou moins défavorablement,
ils ne sont pas considérés par tous comme nuls.
Or, cette doctrine de l'ordination catholique se re-
trouve dans la correspondance d'Urbain II. Répon-
dant à Anselme de Milan, le pape fait valoir, pour
justifier la validité reconnue aux messes de schisma-
tiques précédemment ordonnés dans l'Église, l'autorité
des Pères. Jaiîé, n. 5387. Il est vrai que dans le texte,
d'ailleurs lacuneux, il n'ajoute rien sur la validité des
messes célébrées par des ministres ordonnés extra
Ecclesiam. Dans une autre lettre adressée à Gebhard
de Constance, son légat en Allemagne, il déclare
remettre au concile général, qu'il se propose de tenir
bientôt, la décision définitive en la matière; il recon-
naît d'ailleurs nettement la validité d'ordinations
célébrées, mais sans simonie, par des évêques excom-
muniés, mais jadis catholiques. Jafïé, n. 5393. Le
texte essentiel dans P. L., t. eu, col. 298 A.
b. — Une seconde théorie est celle-là même que nous
avons lue sous la plume de Bernold de Constance; elle
est relative à la forma sacramenti. Elle a pris son point
de départ dans une phrase de saint Léon sur la néces-
sité de confirmer ceux qui ont été baptisés dans l'hé-
résie : Con/irmandi sunt, quia formam tantum baptismi
sine sanctificalionis virtule sumpserunt. Epist., eux,
P. L., t. nv, col. 1139 A. Cette idée a été étendue à
l'ordination conférée par les hérétiques ou les gens
séparés de l'Église.
Or nous entendons aussi Urbain II faire siennes ces
formules. Dans une lettre adressée au prévôt Lucius
de Pavie, Jafïé, n. 5743, texte dans P. L., t. cli,
col. 529 sq., voir surtout col. 531D, il répond à cette
question : Faut-il employer (et donc reconnaître
comme valides) les sacrements et les ordinations de
ces gens (séparés de l'Église)? Urbain distingue entre
ministres coupables de fautes graves, mais non
schismatiques, dont les sacrements sont valides (bien
que l'Église, depuis quelque temps ait interdit d'y
participer, sauf le cas de nécessité), et ministres qui,
par schisme ou hérésie, sont en dehors de l'Église.
Pour les sacrements donnés par ces derniers : formam
quidem sacramentorum, non aulem virtutis effectum
habere profitemur, nisi cum ipsi vcl eorum sacramentis
initiali, per manus impositionem ad catholicam
redierinl unitatem.
Bernold de Constance ne disait pas comment, par
quoi s'ajoutait à la forma sacramenti la virtus sancti-
ficalionis (dans le cas de l'ordination). Nous apprenons
d'Urbain II que c'est par une imposition des mains, et
une autre lettre nous donne des détails sur la céré-
monie. Jafïé, n. 5378; P. L., ibid., col. 358 B. « Pour
réconcilier les clercs ordonnés par les excommuniés, il
faut les placer parmi les ordinands, les soumettre à
l'imposition des mains et effectuer sur eux tous les
rites de l'ordination, sauf l'onction. » Il ne s'agit
évidemment que de prêtres ou d'évêques. (On remar-
quera, en passant, l'importance qui est ici accordée à
l'onction, dont on semblerait faire l'essentiel du
sacrement.) Quant aux ordres qui ne comportent pas
d'onction, le diaconat et les ordres inférieurs, Urbain II
ne prescrit rien ici; mais des faits incontestables
montrent comment il entendait alors que l'on procé-
dât. Popon, archidiacre de Trêves, a été élu évêque de
Metz; Urbain consent à sa consécration; mais, comme
Popon a été ordonné diacre simoniaquement, on devra
2 \ 1 9
RE0RDJNAT10NS. L'AGE GRÉGORIEN
2420
lui réitérer celte ordination : ut eosdcm ordines (dia-
conat et ordres inférieurs) ab aliquo sorliatur episcopo
catholico prœcipinws. Jafïé, n. 5442; P. L., ibid.,
col. 327 D.
En une circonstance analogue, Urbain ordonne lui-
même comme diacre Daibert, qu'il a nommé évèque
de Pise, mais qui, ayant été ordonné diacre par Wézi-
lon, archevêque schismatique de Mayence, doit voir
son diaconat restauré par une nouvelle cérémonie. A
ceux qui s'en étonnent le pape explique qu'il s'agit
non d'une réitération de l'ordre, mais d'une sorte de
restitutio in integrum. Jaffé, n. 5383. La partie intéres-
sante du texte manque dans P. L., t. cm, col. 294-
295 A : quod non reileralionem exisiimari censemus sed
tanlum integham diaconii dalionem. Ce texte si impor-
tant est passé dans Yves de Chartres, P. L., t. ci.xi.
col. 1148, qui l'a transmis à Gratien, Causa I, q. vu,
c. 23 (24). Il n'a pas été sans influence sur les théolo-
giens et les canonistes postérieurs.
b) Les mesures ordonnées par Urbain II. — L'exis-
tence de ces diverses théories, qui se complètent plus
qu'elles ne se combattent, permet de comprendre les
variations du pape Urbain.
Il semble bien qu'au début, faisant sienne la théorie
de Vordinatio catholica, il ait mis une différence entre
les sacrements conférés par un ministre ordonné
« catholiquement » et sans simonie : sacrements va-
lides et complets, et les sacrements administrés par
une personne ordonnée extra Ecclesiam : sacrements
valides mais incomplets. Il ne s'est pas arrêté pourtant
à cette distinction où Vordinatio catholica jouait un
rôle. Dans un second temps, il l'abandonne. Tous les
sacrements administrés extra Ecclesiam — que le mi-
nistre ait été ordonné ou non « catholiquement » —
sont valides, mais incomplets ; ils confèrent la forma
sacramenli, mais non la virlus. Cette dernière, quand il
s'agit de l'ordination, est obtenue par une réitération
de tous les rites de l'ordre, sauf l'onction.
Le concile de Plaisance, mars 1095, le plus impor-
tant, avec celui de Clermont, de tous ceux qui ont été
tenus par Urbain, devait traduire tout ceci en dispo-
sitions générales. Or justement les textes conciliaires
portent la marque évidente des hésitations que nous
venons de signaler. Pour les éclairer il faut faire appel
à une consultation qui a été demandée antérieurement
au concile et à ce que nous savons de l'exécution des
mesures prescrites.
Légat du Saint-Siège en Allemagne, appelé de ce
chef à jouer au concile, qui devait traiter de la pacifi-
cation de ce pays, un rôle important, Gebhard, évêque
de Constance, n'a pas cru pouvoir mieux s'éclairer
qu'auprès du savant Bernold, son diocésain. Le titre
même donné par Bernold à sa consultation en donne
le sens : De reordinatione vitanda, dans Libelli de lite,
t. ii, p. 150-150. Bernold y maint ient le point de vue que
nous avons déjà signalé : si l'on reçoit à la pénitence
les gens qui ont été ordonnés chez les excommuniés,
que ce soit sans réordination, quoi que pensent et que
disent certaines gens. La théorie de Vordinatio catho-
lica a disparu, on le voit, et Bernold lui donne un coup
en passant : ce sont des siw.plf.ces, des nimium zelotes,
ceux qui n'hésitent pas à souffler sur les sacrements
reçus dans l'excommunication : sacramenta in excom-
municatione usurpata peniius exsufflare non dttbitant.
Du concile de Plaisance nous n'avons point les actes
qui permettraient de savoir comment fui débattue la
question, mais seulement les décrets qui demeurent
quelque peu ambigus. Cf. Mansi, ConciL, I. xx,
COl. 804 sq. Les uns concernent les ordinations faites en
dehors de l'Église, par l'antipape Guibert (créature de
l Icnri IV), après son excommunication parGrégoireV 1 1,
et par les évêques ordonnés par lui après celle date
(can. 8); celles qui ont été faites par des prélats nom-
mément excommuniés, ou intrus (can. 9). Ces ordina-
tions sont déclarées irritœ. Elles sont assimilées, somme
toute, aux ordinations simoniaques, visées aux ca-
nons 2, 3, 4. Le canon 10, au rebours, vise les ordi-
nations faites par des évêques, jadis ordonnés catho-
liquement, mais qui, durant le schisme, se sont séparés
de l'Église romaine. Ceux qui les ont ainsi reçues,
quand ils reviendront à l'unité, pourront les conserver,
si toutefois leur vie est convenable.
Laissant de côté ces dernières, il faut se demander ce
que signifie, aux canons 8 et 9, le mot irritus appliqué
à des ordinations données par des évêques consacrés
extra Ecclesiam (le cas de Guibert lui-même est un cas
spécial; sans doute il a été ordonné jadis catholi-
quement, mais une sentence expresse l'a mis hors de
l'Église). A première impression on serait tenté de le
traduire par «invalides », «nulles ». C'est ainsi que
l'ont fait des canonistes postérieurs, qui ont vu clai-
rement ici la théorie de Vordinatio catholica appliquée
dans toute sa rigueur. La discussion convaincante,
quoique un peu subtile, que L. Saltet institue sur les
textes, op. cit., p. 249-251, voir surtout la note 1 de la
p. 250, nous paraît bien montrer qu'irritus n'a pas
ici ce sens, mais bien celui de «frappé d'opposition ».
En fait, alors que le concile admet que les clercs ordon-
nés par des prélats « catholiquement consacrés » seront
reçus dans l'Église avec leurs ordres, il déclare ne pas
admettre ceux dont les créateurs ont été des évêques
« non catholiquement ordonnés ». Ces ordinations ne
sortiront pas leurs conséquences; elles demeureront de
simples « formes », sans efjectus. Jamais, comme il est
dit dans le canon 2 (qui traite en général de la simonie),
elles n'auront leur valeur (complète) : quidquid (simo-
niace) adquisitum est, nos irrilum esse et nullas un-
quam vires oblinere censemus En d'autres termes le
concile décide de ne point user, à l'endroit tant des
ordinations simoniaques que de celles qui ont été don-
nées par des prélats consacrés extra Ecclesiam, de la
condescendance qu'il montre à l'égard des autres.
Aussi bien ne faudrait-il pas penser que ces derniers
(les clercs ordonnés par des évêques catholiquement
consacrés) aient pu rentrer sans autre forme de procès
dans l'Église. Il est tout à fait vraisemblable qu'on
leur a demandé de se soumettre à cette imposition des
mains, à cette cérémonie rectificatrice, à laquelle fai-
sait allusion la lettre d'Urbain, Jaffé, n. 5378 (ci-dessus
col. 241 8 aubas). C'est ce que montre unelettre du même
pape, Jaffé, n. 5694 ; P. L., t. cli, col. 500 B. Des prêtres
ordonnés, mais malgré eux, par des évêques schisma-
tiques, créatures de Guibert, seront admis (par excep-
tion aux canons 8 et 9 de Plaisance) à reprendre leurs
fonctions; mais on leur imposera une pénitence et ils
devront, au cours d'une ordination générale, recevoir
l'imposition des mains : ipsos autem inter eos quibus
ordinandis manum imponis, dum oraiionum (ordina-
tionum? ) solemnitas agitur, interesse pnveipito.
Nous avons la description d'une cérémonie de ce
genre, pratiquée à Goslar, un peu plus tard, en 1105,
par le légat Gebhard de Constance. Dans Annales
Palhcrbrunnenses publiées par Scheffer-Boichorst, Ins-
pruck, 1870, p. 110. Au cours de l'ordination générale,
célébrée aux Quatre-Temps de la Pentecôte, Gebhard
place parmi les ordinands et réintègre par l'imposition
des mains un certain nombre de clercs, ordonnés par
des évêques qui étaient séparés du Saint-Siège au
moment où ils ont conféré lesdites ordinations. Mais,
chose intéressante à noter, parmi ces « réconciliés », les
uns participent à la cérémonie sine albis (nous dirions
in nigris); les autres ont revêtu l'aube et les divers
ornements de leur ordre. C'est que la situation de tous
ces clercs n'est pas la même : diverses ont été les cir-
constances de leur ordination. Les uns avaient des
excuses que n'avaient pas les autres, ils reçoivent seu-
2421
REORDINATIONS. LE XII* SIECLE
2422
lement, placés au milieu des ordinands, l'imposition
des mains ; tandis que leurs camarades se voient renou-
veler toutes les cérémonies, à l'exception de l'onction.
Cette cérémonie illustre fort bien les décisions de Plai-
sance et montre que les idées d'Urbain ont reçu une
application pratique.
3° Les conflits d'idées au XIIe siècle. — Lorsque le
concordat de Worms met Fin en 1122 à la première
querelle du Sacerdoce et de l'Empire, il s'en faut, nous
l'avons vu d3 reste, que soit élucidée complètement la
question des réordinations. Le xie siècle en a connu des
cas incontestables puis, devant certaines protestations,
des scrupules se sont manifestés au sujet de la légiti-
mité de cette façon de faire. Mais une grande indécision
règne encore, tant dans le domaine de la pratique que
dans celui de la doctrine. Avec le second tiers du
xne siècle commence, dans un milieu rasséréné au
point de vue politique, la discussion plus tranquille,
entre techniciens. Dans les deux grands centres intel-
lectuels, Bologne, Paris, canonistes et théologiens vont
reprendre le problème.
Mais avant de suivre leurs débats, il faut signaler
quelques isolés, qui, dans la première moitié du siècle,
émettent, trop souvent encore, sous la pression des
circonstances, des idées plus ou moins superposables
à la doctrine actuelle. On peut dire, en effet, d'une
manière générale que subsiste la méfiance à l'endroit
des ordinations conférées en dehors de ['Église. Alger
de Liège (t 1131), dans son Liber de misericordia et
justifia, fait plus grande que de raison l'importance de
la foi du ministre pour la validité des sacrements,
cf. III, 8, P. L., t. ci.xxx, col. 930, et comme les simo-
niaques sont des hérétiques, leurs sacrements ont tout
juste le minimum de valeur que l'on ne peut refuser
aux sacrements des ariens. Plus sévère encore est
Hugues d'Amiens, archevêque de Rouen de 1130 à
1164, qui consacre un de ses dialogues à la question
générale des sacrements administrés par les hérétiques.
P. L., t. cxcii, col. 1191 sq. Pour lui tout sacrement,
donné par un ministre déposé ou excommunié est nul.
Cf. col. 1204. A Hildebert de Lavardin, évèque du
Mans de 1096 à 1125, les ordinations simoniaques pa-
raissent douteuses sinon nulles. Episl., xlviii, P. L.,
t. clxxi, cpl. 273. Le fougueux Gerhoch de Reichers-
berg (1093-1169) prend violemment parti contre la
validité de l'eucharistie célébrée par des prêtres excom-
muniés ou hérétiques, P. L., t. cxciv, col. 1375 sq., et
s'efforce de mettre de son côté le pape Innocent II et
saint Bernard. Somme toute, ces divers théologiens
représentent un courant qui reste défavorable aux
sacrements conférés en dehors de l'Église. Dans les
deux plus fameuses écoles de la chrétienté occidentale,
quelque chose va survivre de cet esprit.
1. L' Lcole de Bologne. — Elle est essentiellement une
école de canonistes, encore qu'à côté de l'école de droit
fonctionne aussi un enseignement théologique, dont
les premiers maîtres, Roland Bandinelli, par exemple,
ont subi l'influence d'Abélard.
Le travail des canonistes, depuis Denys le Petit, a
consisté principalement à rassembler des textes pou-
vant faire autorité, textes conciliaires, décrétâtes des
papes. Ce rassemblement, commencé dans la Dionij-
siana, puis dans l'Hispana, continué à l'époque caro-
lingienne, s'est fait avec fièvre à l'époque de la grande
réforme du xie siècle, dont les canonistes ont été, pour
une grande part, les inspirateurs et les directeurs. Au
milieu du xne siècle on se trouve en présence d'une
masse considérable de textes de ce genre. Mais les ju-
ristes sont, autant qu'aux textes juridiques, attachés
aux « précédents ». Ces précédents ils les trouvent soit
dans les textes conciliaires ou pontificaux eux-mêmes
qui font très souvent allusion à des faits, soit dans
quelques actes des conciles assez parcimonieusement
PICT. DE THÉOL. CATHOL.
conservés, soit dans des livres historiques entre les-
quels le Liber ponti ficulis prend une importance toute
spéciale.
Or, sur le point précis qui nous occupe, toute cette
documentation ne laissait pas que d'être passablement
incohérente : les textes mêmes qui devaient avant tout
« faire foi », les documents pontificaux en particulier,
étaient souvent contradictoires. On ne saurait donc
s'étonner de l'incertitude qui, pendant quelque temps
encore, va peser sur la doctrine.
D'autant que le Décret de Gratien, qui en très peu de
temps va s'imposer comme livre de texte, n'est pas
arrivé sur la présente question à dégager une opinion
ferme. On sait que l'idée de fond du moine bolonais
— et c'est ce qui le différencie de ses prédécesseurs
avait été d'aboutir à la concordance des canons discor-
dants : concordia discrepantium canonum. Sa bonne
volonté fut mise en échec devant la masse des textes
relatifs à la valeur des sacrements administrés en de-
hors de l'Église; devant leur masse et aussi devant
leur discordance. Gratien n'arriva pas à les dominer;
il ne réussit ni à les faire accorder (ce qui était impos-
sible), ni à les ramener à l'unité en écartant purement
et simplement un certain nombre d'mtre eux.
Il faut chercher sa pensée sur notre problème dans
la Cause I, relative aux ordinations simoniaques, et
dans la Cause IX, qui traite des ordres conférés par
les excommuniés. <>r la q. î, de la Cause I ne contient
pas moins de 129 canons, mais si adroitement balancés
que la question finalement demeure dans l'incertitude
et qu'il est à peu près impossible de se représenter
quelle était l'idée exacte de Gratien. Là même où l'au-
teur cherche à dégager sa pensée personnelle, dans le
Dictum Gratiani qui suit le canon 97, il le fait de telle
manière que de son texte on peut tirer les deux théo-
ries opposées qui vont partager l'école de Bologne,
l'une favorable à la validité des ordinations conférées
par les hérétiques (et l'on n'oubliera pas que sous ce
vocable alors très élastique rentrent les simoniaques
et même les simples schisma tiques), l'autre n'admet-
tant cette validité qu'avec de très curieuses restric-
tions. Commençons par celle-ci.
a) Opinion défavorable à la validité. — Elle prend
généralement la forme de la théorie de l'ordinalio
catholica que nous avons entendu formuler par Ur-
bain II, mais avec une précision relative aux consé-
quences qui n'existait pas, vraisemblablement, dans
la pensée de celui-ci
Pour qu'une ordination soit valide, dit cette opinion,
il faut qu'elle soit donnée in forma Ecclesiœ (c'est-à-dire
suivant notre langage actuel en usant de la matière et
de la forme convenables), par un évèque ayant reçu la
consécration dans i fùjlise. Même si cet évèque quitte
l'Église, il emporte dans sa sécession, son pouvoir
d'ordonner, mais ce pouvoir s'arrête immédiatement
après. L'évêque ordonné « catholiquement » et devenu
hérétique, ordonne encore validement: mais l'évêque
consacré par lui ne pourra plus ordonner : son pouvoir
d'ordre est lié. Il est donc impossible de fonder une
Église schématique ayant des chances de durée, puis-
qu'à la deuxième génération s'éteint le pouvoir sur les
sacrements. Pour ce qui est du remède à apporter en
cas de retour à l'Église, nos canonistes tirent d'ordi-
naire la conséquence qui s'impose : celui qui a été
ordonné par un évèque n'ayant pas Yordinatio catho-
lica doit être réordonné, tout aussi bien que celui qui
a été ordonné extra formam Ecclesiœ. Et d'ordinaire
aussi on étend cette conséquence à l'eucharistie et cela
de manière très explicite : les prêtres ordonnés par des
évêques n'ayant pas V ordinatio catholica ne consacrent
pas réellement.
Cette doctrine, avec des nuances diverses, est repré-
sentée d'abord par Roland Bandinelli (le futur pape
T.
XIII.
77.
2423
UEORDINATIONS. LE XlJe SIÈCLE
2424
Alexandre III) à la fois canoniste et théologien et dont
le Liber sentenliarum, édit. Gietl, 1891, a exercé une
grosse influence, comme aussi sa Summa Decreti, édit.
Thaner, 1874. Voir les textes qu'il serait beaucoup trop
long de transcrire ici dans L. Saltet, op. cit., p. 298-
307. — Elle l'est ensuite par Ru fin de Bologne dont la
Summa Dccrelorum, composée entre 1157 et 1159,
développe les idées de Roland et donne au système un
aspect cohérent. Édit. H. Singer, Paderborn, 1902.
Rufin est tout ce qu'il y a de plus explicite sur la réor-
dination de ceux qui ont été ordonnés par des héré-
tiques, non catholiquement consacrés : si l'on a besoin,
dans l'Église, de tels sujets, in Ecclesia ordinabunlur
ex novo; ils n'ont reçu ni virtus sacramenli, ni executio
ordinum, ni ipsum sacramentum. Ils diffèrent donc de
ceux à qui l'ordination a été conférée par un ministre
actuellement hérétique, mais qui avait reçu la consé-
cration apud Ecclesiam; ceux-ci ont reçu le sacramen-
tum ordinis, mais non Yexecutio ordinis, ni à plus forte
raison la virtus sacramenli. Pour les leur donner, s'ils
reviennent à l'Église, on ne leur réitère pas l'ordre,
mais une confirmation per benediclionem sacerdotis et
inuocalionem Spiritus saneti. P. 205-208. Ces textes de
Rufin sont clairs à souhait. — La Summa super Décréta
de Jean de Faënza (Faventinus), composée entre 1171
et 1179, n'est qu'un plagiat de celle de Rufin. — - Voici,
dans une Summa Decretalium composée entre 1191 et
1198, par Bernard évêque de Pavie, l'expression très
claire de la doctrine.
De ordinatis ab haereticis vel schismaticis sic tenere sole-
mus. Distingue utrum ordinator accepit ultimam mantis
imposilionem in Ecclesia aut non.
Si fuit quondam catholicus episcopus, factus hsereticus
vel schismaticus, dat ordinem sed non ordinis executio-
nem.
Si non accepit ultimam manus impositionem in Ecclesia,
id est si nunquam fuit catholicus episcopus, nec ordinem
dat, nec executionem; unde ab eo ordinatus ex dispensa-
tione poterit ordinari ;id eundem ordinem, tanquam qui
nihil ah eo accepit ut Caus. I, q. ultima ( q. vu), can. Dai-
bcrlum. Édit. T. Laspeyres, Ratisbonne, 1851, p. 215-216.
Cette doctrine ne reste pas confinée dans l'école;
elle passe dans la pratique; on trouve encore à la lin
du xne siècle des exemples de réordinations et même de
réordinations célébrées par des papes. Il est assuré-
ment curieux que l'on n'en puisse trouver qui aient été
faites par Alexandre III (Roland Bandinelli) durant
son long pontificat (1159-1181). Son successeur Lu-
cius III (1181-1185) sera moins réservé. Le canoniste
Huguccio de fisc en est témoin dans sa Summa Decreti,
inédite. Il y fait remarquer que le pape Alexandre III,
lors des réconciliations qui suivirent la paix de Venise,
avait observé la pratique de l'Eglise qui interdit les
réordinations ; mais le pape Lucius, à ce qu'il a entendu
dire, a fait réordonner les gens ordonnés par les évêques
qui avaient été consacrés en dehors de l'Église. Et Hu-
guccio exprime son élonnement de ce que les cardinaux
aient laissé faire le pape, 'texte et référence dans Sal-
tet, op. cit., p. 329. Huguccio, nous allons le dire, est
en effet un adversaire des réordinations; Bernard de
Pavie, comme nous l'avons vu. en est partisan-, et il
allègue, à l'appui de sa thèse, la pratique du pape
Urbain 111(1 185-1187). C'est dire que la curie romaine
n'était pas encore absolument lixée sur la question.
b) Opinion favorable à la validité des ordinations
faites extra Ecclesiam. — Le grand nom de Roland
Bandinelli n'a pas suffi à assurer la prépondérance
absolue à l'opinion qui regarde comme invalides les
ordinations, même faites in forma Ecclesia-, mais par
des évêques consacrés extra Ecclesiam.
Tout dépendant qu'il soit de Roland en ses ouvrages
( Abbrcvialio Decreti; Senlenlise), Ognibene, profes-
seur à Bologne, évèque de Vérone en 1157, mort en
1 185, se sépare nettement de son maître sur la question
de la validité des sacrements et il enseigne la doctrine
actuelle : hœretici et schismatici baplizant et ordinant et
consecranl corpus Chrisi. — Mais c'est surtout Gan-
dolphe de Bologne, lequel a professé un peu plus tard,
vers 1170, qui contribue à ramener l'école vers la doc-
trine augustinienne pour lors si compromise. Il cri-
tique avec force la thèse qui refuse à l'hérétique le pou-
voir d'ordre, Yexecutio, et il a un mot particulièrement
heureux pour indiquer que, posilis ponendis, l'ordre se
transmet indéfiniment : ordo est ambulalorius usque in
infinitum. Voir Saltet, p. 320. En d'autres termes, il
n'y a pas de différence entre la première génération de
dissidents et la seconde; rien ne permet d'empêcher la
constitution d'une hiérarchie stable chez les dissidents.
Si l'on objecte à Gandolphe que divers textes officiels
déclarent irrilœ les ordinations en question, il répono
avec une exégèse quelquefois un peu trop énergique,
que l'adjectif irrilus veut seulement dire illégitime.
Ceux qui ont reçu ces ordinations ne peuvent légiti-
mement faire usage de ce pouvoir. Comme le dit un
autre canoniste : si exsequunlur, ad damnalionem suam
faciunt. — Une attitude analogue se retrouve chez le
cardinal Laborans, un des auxiliaires d'Alexandre III,
encore qu'il ne semble pas toujours assez ferme dans
ses conclusions. — Celui au contraire qui va mettre en
valeur et faire triompher la saine doctrine, c'est
Huguccio de Pise, professeur à Bologne vers la fin du
xii« siècle, puis évêque de Ferrare. Dans sa Summa
Decreti, où il pose nettement le problème, il le résout
dans le sens de la validité de toutes les ordinations des
hérétiques et c'est dans ce sens qu'il interprète les déci-
sions de Plaisance de 1095. Il écarte définitivement
renseignement de Bufin et de Jean de Faënza, lequel,
ajoute-t-il, est peut-être celui de Gratien. Cette opinion,
dit-il, est réprouvée par les décisions d'Urbain II au
concile de Plaisance.
Cette doctrine d'Huguccio s'impose de plus en plus
à Bologne dans les premières années du xme siècle, au
détriment de l'opinion adverse, que l'on voit souvent
critiquée dans des Sommes anonymes de cette date.
Une d'entre elles, composée vraisemblablement entre
1191 et 1198, prononce même — ■ la chose vaut d'être
relevée — le mot de « caractère ». A cette question :
« L'ordination faite par des excommuniés est-elle
valide? » le sommiste commence par répondre que
l'affirmative, est la doctrine de l'Église : /7a lenet
iiodie Ecclesia, à condition, bien entendu, que le sacre-
ment ait été conféré in forma Ecclesise. Il critique
ensuite l'opinion de Jean de Faënza et il ajoute : Non
lenet hoc Ecclesia quia a quocumque habenle ordinem
episcopalem ordinatus ordinem recepil, dummodo in
forma Ecclesiœ, sed executionem non. Ralio est quia
effeclus dicitur ciiaiiacter ordinis qui animœ impri-
mitur, unde non polesl per inhibitionem alicui auferri,
unde eliam deposilus, si conficiat, confeclum est. Texte
dans Saltet, p. 337-338.
On remarquera les derniers mots de cet exposé si net.
Ce qui est dit de l'évêque qui se sépare de son propre
gré de l'Église par le schisme ou l'hérésie s'applique
aussi à celui que l'Église retranche de la hiérarchie par
la déposition. Aucune « inhibition » — ce mot est admi-
rablement choisi — ne peut empêcher le fonctionne-
ment du pouvoir d'ordre une fois reçu.
Le plus grand canoniste du xine siècle, saint Ray-
mond de Pcùafort, à qui Grégoire IX (1227-1241)
confie le soin de donner la collection officielle des Dé-
crétales, va porter le dernier coup à l'opinion adverse.
D'un mot il écarte, dans sa Summa de psenitentia et
matrimonio la doctrine de Jean de Faënza : Regularila
teneas, écrit-il, quod episcopi et sacerdotes, sive sint
èxcommunicati, sive hœretici, sive depositi, vera confe-
runt sacramenla, dum tamen in forma Ecclesiœ. L. I,
2425
RÉORDINATIONS. LE XII^ SIÈCLE
2426
c. De hœreticis et ordinatis ab eis, § 9, édit. de Paris,
1720, p. 38.
Il semblerait donc, dans ces conditions, que la doc-
trine de l'inamissibilité du pouvoir d'ordre ait à cette
date définitivement cause gagnée au moins dans le
monde des canonistes. Or, on demeure assez surpris de
constater que l'Apparalus in Décrétâtes du pape Inno-
cent IV (1243-1254), publié après 1245, expose une
théorie qui est une aggravation des doctrines de Bo-
logne. Pour les canonistes comme Roland, Jean de
Faënza et les autres, qui distinguaient entre l'ordre et
Yexecutio, cette execulio, cette licentia ordinis exequendi,
se trouvait retirée, ipso facto, par l'hérésie ou le schisme.
Innocent IV — disons plus exactement le canoniste
Sinibald Fiesco, car c'est le cas ou jamais de faire le
départ entre le souverain pontife et le docteur privé —
propose, lui, une théorie assez différente, mais abou-
tissant au même résultat : « Le pape, dit-il, pourrait
lier, par un acte déterminé, d'une manière complète,
non seulement le pouvoir d'ordre des évèques et des
prêtres, leur retirer le droit d'ordonner ou de consa-
crer validemenl, mais encore le pouvoir qu'a tout
homme de baptiser. » Apparalus, 1. I, Décrétai.,
c. Quanlo, de consuetudine. Innocent s'appuie sur le
fameux texte : Quodcumque ligaveris super lerram erit
ligaturn et in cselis. C'est un exemple remarquable de
l'extension qu'a prise, chez les canonistes du xme siècle,
la conception du pouvoir pontifical. Cette idée, qui est
d'un canoniste plus que d'un théologien, ne sera pas
retenue par la théologie postérieure.
2. L'École de Paris. — Pendant que les idées évo-
luaient à Bologne dans le sens de l'abandon progressif
de la vieille thèse défavorable aux ordinations célébrées
extra Ecclesiam, un mouvement analogue s'accomplis-
sait à Paris qui devait aboutir à la thèse classique.
Si Bologne est la grande école canonique, Paris est la
grande école théologique et, à ce titre, son action est
plus importante encore à étudier. Il convient pourtant
de remarquer que la présente question — on en dirait
autant de beaucoup d'autres relatives aux sacrements
— est surtout traitée à Paris par les canonistes, par les
« décrétistes » comme l'on disait. Même quand les
théologiens s'en occupent, es qualités, ils ne manquent
pas de faire observer que c'est proprement une queeslio
decretalis, nous dirions une affaire juridique. D'autre
part, quand cette question est soulevée par les senten-
tiaires (commentateurs des Sentences de Pierre Lom-
bard) elle l'est encore du point de vue des « autorités ».
La théologie du xne siècle, en elfet, reste toujours pré-
occupée d'aligner les textes qui plaident pour et contre
telle ou telle solution; et quand ces « autorités » sont
contradictoires, ce qui arrive fréquemment, elle reste
assez souvent embarrassée devant la conclusion
à tirer. On notera enfin qu'une véritable circulation
s'établit entre les deux écoles de Bologne et de Paris, qui
amène l'interpénétration des idées. Roland Bandinelli
a été en dépendance d'Abélard, mais par contre Pierre
Lombard, qui est né à Novare et qui a étudié à Bologne
vient professer à Paris et aura par son recueil des Sen-
tences l'influence que l'on sait. Or, l'on a montré en
quelle dépendance se trouvaient les Sentences par rap-
port au Décret de Gratien. Il est donc inévitable que
nous retrouvions à Paris les diverses opinions qui
s'affrontaient en Italie.
a) L'altitude de Pierre Lombard. — • La discussion
est amenée, dans les écoles de droit canonique, par
l'explication du Décret de Gratien, dont on a dit ci-
dessus les tendances. Dans celles de théologie elle naît
autour de deux « distinctions » du 1. IV des Sentences.
La distinction XIII, qui termine les problèmes relatifs
à l'eucharistie, posait cette question qui se rapporte
indirectement à celle que nous avons soulevée : « Les
hérétiques et les excommuniés confectionnent-ils vrai-
ment l'eucharistie? »; en d'autres termes leur messe
est-elle valide? Après avoir fait remarquer que certains
pécheurs consacrent véritablement, parce qu'ils sont
encore de l'Église, par le nom et le sacrement (reçu :
l'ordre), encore qu'ils ne le soient guère par la vie, le
Lombard continue : « Mais ceux qui sont excommuniés
ou hérétiques notoires (de hœresi nolali) ne semblent
pas pouvoir réaliser ce sacrement, bien qu'ils soient
prêtres, parce que nul, à la consécration, ne dit : «Sei-
« gneur je vous offre », mais bien : « nous vous offrons »,
au nom de l'Église. Et dès lors, bien que les autres
sacrements puissent être célébrés en dehors de l'Église,
cela ne paraît pas s'appliquer à l'eucharistie. » Et après
avoir cité un texte d'Augustin (manifestement apo-
cryphe) : « On en tire, dit le Lombard, que l'hérétique
retranché (expressément) del'Église catholique ne peut
point réaliser ce sacrement : ex liis colligitur quod hœre-
ticus a calholica Ecclesia prœcisus nequeat hoc sacramen-
lurn conficere. » En dehors de l'Église, en effet, l'ange du
sacrifice n'est pas là pour porter son offrande. [Pour
comprendre ces derniers mots qui éclairent tout le
texte, il faut se rappeler que les théologiens du xne siè-
cle ne connaissent pas les doctrines plus récentes sur
la « forme » de l'eucharistie, réduite aux purs et simples
mots de l'institution. Ce qui fait le sacrement, ce qui
rend présent le corps et le sang du Christ sur l'autel,
c'est tout l'ensemble de ï'actio, depuis le Ilanc igilur
jusqu'à la fin du Supplices te rogamus. Cette dernière
prière avait aux yeux des théologiens une particulière
importance; à la demande de l'Église l'ange porte sur
l'autel céleste les éléments de l'oblation, qui, par leur
contact avec cet autel céleste, assimilé au corps ressus-
cité du Christ, deviennent en réalité corps et sang du
Sauveur. Tout à l'heure Pierre Lombard disait des
mots : offerimus qu'ils étaient des mots de la» consécra-
tion »; qui est en dehors del'Église, ne peut requérir en
son nom l'ange du sacrifice; ses oblats ne peuvent être
portés sur l'autel céleste : il n'y a donc point de consé-
cration. ]
La dist. XXV, à la fin des questions relatives à
l'ordre, se rapporte plus directement à notre problème :
De ordinatis ab hœreticis. Il s'agit des hérétiques
condamnés par l'Église et retranchés de son sein. Peu-
vent-ils donner les ordres? Ceux qui sont ordonnés par
eux, s'ils reviennent à l'Église, doivent-ils être réor-
donnés?
La question est compliquée, répond Pierre Lombard,
et à vrai dire presque insoluble, à cause des différences
d'opinion des docteurs. Et l'auteur de passer en revue
ces opinions. Il est bon de le faire avec lui, pour se
rendre compte de la difficulté qu'ont eue les scolas-
tiques du siècle suivant à tirer au clair ce problème.
« Certains paraissent dire que les hérétiques ne
peuvent donner les saints ordres et que ceux qui sont
soi-disant ordonnés par eux ne reçoivent pas la grâce. »
Ceci est démontré par les expressions du pape Inno-
cent Ier (ci-dessus, col. 2398), un texte de saint Grégoire,
divers textes dis saints Cyprien, Jérôme, Léon (se
reporter à l'édition de Quaraechi). Ces témoignages et
d'autres semblent établir que les sacrements et surtout
ceux du corps et du sang du Christ, de l'ordination et
de la confirmation ne peuvent être administrés (vali-
dement) par les hérétiques.
En face de cette négation absolue, une affirmation
absolue : « Les hérétiques, même retranchés de l'Église,
peuvent donner (validement) les saints ordres, tout
comme le baptême; les clercs donc qui reviennent de
chez les hérétiques ne doivent pas être réordonnés, i
Ce que démontrent les textes tout à fait pertinents de
saint Augustin, de saint Grégoire que nous avons allé-
gués ici même, i Ces autorités semblent affirmer que
chez tous les impies, même chez les hérétiques retran-
chés et condamnés, les sacrements demeurent avec le
2427
RE0RD1NATI0NS. LE XII« SIÈCLE
2428
droit de les donner; ceux donc à qui ils ont administré
le sacrement de l'ordre ne doivent pas être ordonnés à
nouveau. »
D'autres distinguent entre les divers sacrements.
« Les hérétiques qui ont reçu l'onction sacerdotale ou
épiscopale, quand ils quittent l'Église, conservent le
droit de donner le baptême, mais non la faculté de
donner les ordres ou de consacrer le corps du Seigneur,
après qu'ils ont été retranchés et condamnés, tout de
même que l'évêque dégradé n'a plus le pouvoir de
donner les ordres, encore qu'il ne perde pas la faculté
de baptiser. » Les auteurs qui se rangent à cet avis
écartent les autorités alléguées ci-dessus, en faisant
remarquer qu'elles visent les hérétiques avant leur
retranchement notoire (aille manifestant prœ isioncm).
Elles ne prouvent rien pour les hérétiques <• après que.
par un jugement de l'Église, ils ont été retranchés et
condamnés, ce qui leur enlève le droit d'ordonner et de
consacrer, comme cela arrive aussi pour les dégradés et
les excommuniés. »
Le développement qui suit, dans Picirc Lombard,
n'introduit pas une nouvelle opinion; il fait seulement
remarquer que, pour être valides, les sacrements admi-
nistrés par les hérétiques et les excommuniés (prœci-
sis) doivent l'être secundum formant Ecclesise; encore
faut-il mettre cette restriction que, si les sacrements
ainsi donnés sont vera et rata en eux-mêmes, ils ne pro-
duisent pas néanmoins la sanctification. Ceci apporte
une restiiction qui n'est pas sans importance à la
deuxième et à la troisième opinion qui accordent la
validité de tous les sacrements (2e op.) ou de certains
(3e op.) que confèrent les gens retranchés de l'Église.
Une quatrième opinion est enfin relatée, c'est celle
que nous avons appelée la thèse de Vordinalio calho-
lica, elle est très clairement exposée : « Certains décla-
rent que les hérétiques qui ont été ordonnés dans
l'Église gardent, même quand ils ont été séparés, le
droit d'ordonner et de consacrer; mais ceux qui, cons-
titués dans le schisme ou l'hérésie, ont été ordonnés et
oints par ceux-ci n'ont pas ce droit. »
Reste l'application au cas des simoniaques : « ils
sont des hérétiques, mais pourtant, avant qu'ait été
portée contre eux une sentence de dégradation, ils
ordonnent et consacrent (validement). Quant à ceux
qui ont été ordonnés par eux — entendons, semble-t-il,
avant cette sentence — s'ils connaissaient le caractère
simoniaque de leur consécrateur, leur consécration est
irrita (il faut traduire évidemment comme ci-dessus,
col. 2420, «frappée d'opposition »); s'ils l'ignoraient,
leur ordination misericordiler sustineliir (l'expression,
on le voit, éclaire parfaitement par opposition le sens
du mot irrilus). Le Lombard ne dit pas ce qu'il faut
penser des ordinations faites par les simoniaques
condan nés; mais il est évident que leur cas se confond
avec celui des hœretici prsecisi étudié au cours de la dis-
tinction.
Ayant ainsi mis en présence les diverses opinions
le Maître des Sentences ne « détermine » pas; il ne
tranche pas le débat : c'est dire qu'il laisse à eux-mêmes
tous les bacheliers en théologie qui, au cours des âges
suivants, auront à s'escrimer sur son texte. Ce pro-
blème, en effet, abordé exclusivement par la méthode
des auctoritates, telle qu'on la pratiquait au xne siècle,
était insoluble; on ne pouvait s'en tirer que par une
étude critique des auctoritates, dont l'époque était
Incapable, ou par une étude dialectique, serrant de près
le concept du sacrement, de son efficacité et de sis
conditions; c'est seulement un peu plus tard que l'on
s'engagera dans celte voie.
Si l'on veut maintenant préciser ce en quoi le Lom-
bard se distingue de l'École bolonaise, il suffira de
remarquer, d'abord, qu'il ne cite qu'en passant, et
sans paraître y attacher une importance capitale, la
thèse, si chère aux Bolonais, de Vordinalio catholica;
ensuite qu'il s'at lâche surtout à mettre en lumière le
• retranchement de l'Église ». Prsecisus, degradatus sont
nettement assimilés. Or l'on n'oubliera pas que la
dégradation, surtout avec les cérémonies impression-
nantes dont elle s'accompagnait — on les trouve encore
dans le Pontifical actuel — - avait tout l'air d'une
« désordination », si l'on ose dire. Expressément l'on
retirait au condamné les pouvoirs, les ornements, les
insignes, les instruments de son ordre, dans l'ordre
inverse de celui où ils avaient été reçus. Comment
acteurs et témoins de cette cérémonie n'am aient-ils
pas eu l'impression que l'on retirait au coupable son
caractère sacré? Un siècle après Pierre Lombard,
l'évêque de Paris, Guillaume d'Auvergne enseigne
encore que la dégradation enlève au condamné les
pouvoirs et le caractère même de l'ordre.
b) Les décrétistes. — Il nous faut maintenant suivre
très rapidement, soit dans les écoles de Décret, soit dans
les écol-es de théologie, la manière dont on a discuté sur
les textes de Giatien et de Pierre Lombard aux der-
nières décades du xnc et aux premières du xnie siècle.
;i. — Etienne de Tournai, né à Orléans vers 1120-
1130, est mort évêque de Tournai en 1203, après avoir
étudié à Paris (peut-être à Bologne) et avoir enseigne
à Chartres et à Orléans; il est l'auteur d'une Summa
Deereli publiée par F. Schulte, Giessen, 1891. Plus
résolu que ses maîtres, il prend position dans notre
problème par une série de distinctions. Que penser de
ceux qui ont été ordonnés in forn.a Ecclcsiœ par des
simoniaques ou des hérétiques? II faut distinguer,
répond Etienne, suivant que ceux-ci sont ou non tolé-
rés par l'Église. 1. S'ils sont tolérés, leurs créatures ont
une véritable ordination; 2. s'ils ne le sont point il y a
lieu à une nouvelle distinction; a) les prélats qui
ordonnent sont seulement excommuniés, mais non
déposés (exauctorati ), alors les ordinands qui se sont
adressés à eux, connaissant leur situation, seront dépo-
sés, aussi bien n'ont-ils reçu que le nomen o/j'eii et que
l'ordre, mais sans l'effet de la grâce : ordinem sine
effectu gratite; si les ordinands, au contraire, ignoraient
cette situation, ils doivent être « confirmés » dans leur
ordre par imposition des mains. — b) si les prélats en
question étaient non seulement excommuniés, mais
déposés (exaueto nli = depositi, aul degradali ) l'ordi-
nation donnée par eux est nulle. Ceux qui l'ont reçue
de leurs mains, ignorant cette situation, seront réor-
donnés, car ils n'ont rien reçu dans leur première ordi-
nation; on réordonnera de même ceux qui, connais-
sant cette situation illégitime, ont été contraints de
recevoir les ordres des mains de ces indignes et qui, dès
qu'ils le peuvent, reviennent à résipiscence. Mais pas
de pitié pour ceux qui sont venus d'eux-mêmes deman-
der l'ordination. Ces conclusions valent pour les simo-
niaques et hérétiques condamnés non par sentence
particulière mais par sentence générale, rendue en
synode. Une telle sentence équivaut en elîet à l'exauc-
loratio. lui. citée, p. 122 sq.
Mêmes conclusions et appliquées avec rigueur à la
validité de l'eucharistie dans une Somme parisienne du
Décret, un peu postérieure : le prêtre régulièrement
déposé nihil consecrat. Textes dans Saltct, op. cit.,
p. 346-348.
b. — On ne saurait d'ailleurs donner cet enseigne-
ment comme la doctrine ne varietur de l'école pari-
sienne, car des auteurs presque contemporains ou de
peu postérieurs ne s'y tiennent pas. Une Somme iné-
dite, contenue dans le Monacensis lalinus 16 0S4, mais
certainement oeuvre française, s'en tient à la question
de savoir si l'ordination a été faite oui ou non in forma
Ecclssiœ, et elle écarte expressément la doctrine de
Vordinalio catliolica. «La distinction signalée par Ru fin,
dit-elle, ulrum ab co ordinurclur qui ultimam manus
2429
RÉORDINATIONS. LA SOLUTION DÉFINITIVE
2430
imposilionem acceperit [in Ecclesia] an non, cette dis-
tinction, il vaut mieux en faire abstraction. » Saltet,
p. 349.
Prévostin de Crémone, chancelier de l'Église de
Paris de 1206 à 1209, après avoir discuté l'opinion
adverse (celle des vieux maîtres de Bologne), lui
oppose la doctrine de saint Augustin : hœrcticus onmia
sacramenta habct, dummodo in forma Ecclesiœ facial et
polestalem habeal. Et ce pouvoir n'appartient pas seu-
lement à celui qui a reçu dans l'Église la « dernière
imposition des mains », mais à celui qui l'a reçue de
lui, et ainsi de suite ad infmitum; c'est l'écho du mot
de Gandolphe de Bologne, ci-dessus, col. 2424. Texte
dans Saltet, p. 351.
Même doctrine, bien qu'accompagnée parfois d'idées
singulières, chez Robert de Flamesbury, pénitencier de
Saint-Victor, au début du xmc siècle, encore que, dans
la pratique, il se montre hésitant et renvoie au pape les
cas douteux. Même doctrine aussi, mais avec une note
plus ferme, chez un légat pontifical, le cardinal Robert
de Courçon, qui voit dans la doctrine affirmant la vali-
dité des ordres donnés en dehors de l'Église une règle
absolue : inconcussa régula el compago lotius christianse
religionif; quod virlus sacramenlorum non pendel de
meritis ministrorum. Saltet, p. 352.
On peut dire, en somme, que, chez les décrétistes de
l'école de Paris, se remarque la même évolution que
nous avons constatée à Bologne : les thèses défavo-
rables, selon des degrés divers d'ailleurs, à la validité
des ordinations hérétiques cèdent peu à peu la place à
une doctrine toute voisine de la nôtre.
c) Les senlenliaires. — Un mouvement analogue se
constate chez les théologiens qui commentent les Sen-
tences de Pierre Lombard.
Simon de Tournai, au début du xme siècle, s'en tient
encore au point de vue de la vieille école de Bologne et
de Vordinatio calholica, dans sa Summa de sacramentis
inédite. Saltet, p. 353.
Au contraire, Guillaume d'Auxerre (t 1231), qui
enseigne lui aussi à Paris, se prononce nettement en
faveur de la doctrine de la validité des sacrements
administrés en dehors de l'Église, pourvu qu'ils le
soient in forma Ecclesiœ. Expressément il rejette les
distinctions faites entre les diverses catégories de dissi-
dents dans le Livre des Sentences. C'est là, dit-il, une
solution qui n'en est pas une : sed quod solulio sit nulla,
probatur : qu'ils soient ou non prœcisi, les hérétiques
donnent de vrais sacrements. Summa aurea in IV
libros Sentenliarum, fol. 284 v°.
Roland de Crémone, le premier des dominicains qui
obtienne à Paris la licenlia docendi, en 1229, rapproche
avec beaucoup d'à-propos le baptême et l'ordination :
« Tous les saints (entendons les Pères) disent que les
hérétiques baptisent vraiment; pour la même raison,
ils célèbrent validement la messe (vere conficiunl) , ils
ordonnent validement. Aussi saint Grégoire dit-il que,
de même que l'on ne rebaptise pas ceux qui ont été
baptisés parles hérétiques, de même ne réordonne-t-on
pas ceux qui ont été ordonnés par eux. » Peu importe
que l'hérétique ait été ou non prœcisus. Dès là qu'il
use de la matière convenable et des paroles de l'Église,
les sacrements administrés par lui sont valides. Il n'y
a pas de distinction à faire entre le baptême, sacrement
indispensable pour le salut — et dont tout le monde
reconnaissait la validité, quel qu'en fût le ministre —
et l'eucharistie ou l'ordre. Nous touchons à la doctrine
qui va bientôt s'imposer.
C'est le moment où les docteurs franciscains et domi-
nicains commencent à devenir à l'Université de Paris
les émules des séculiers. Quand, vers 1245, le jeune
Thomas d'Aquin arrive comme étudiant à Paris, la
doctrine qui tient pour la validité, positis ponendis,
des sacrements, et en particulier de l'ordre, conférés
par les hérétiques, la doctrine qui écarte dès lors les
réordinations, cette doctrine semble bien être devenue
la doctrine commune tant chez les canonistes que chez
les théologiens. Le jour où il devra, comme bachelier,
expliquer les Sentences, Thomas d'Aquin, on 12.") 1,
n'aura pas de peine à prendre parti là où Pierre Lom-
bard demeurait hésitant. Voir son explication In IV"m,
dist. XXV, reproduite dans le Supplément de la Somme
q. xxxviii. a. 2. Thomas d'Aquin y classe les diverses
opinions du Maître dans un ordre à lui et il déclare que
la 3e opinion (selon sa compilation), celle qui reconnaît
la validité des ordres conférés par les hérétiques est
l'opinion vraie. Voir ce qu'il dit Sum. theol., IIIa,
q. lxxxii, a. 7 et 8, sur la consécration valide, à la
sainte messe célébrée par les hérétiques et les dégra-
des eux-mêmes. L'affirmation de la doctrine du carac-
tère amène le Docteur angélique à être très ferme sur
ce dernier point (la question des ecclésiastiques dégra-
dés) où, nous l'a,vons dit. des contemporains hésitaient
encore.
Sur ce mèm? point Alexandre de Halès, ou l'auteur
quel qu'il soit de la Somme théologique qui porte son
nom, fournit un enseignement analogue, et des plus
fermes Quod degradalus habct potestatem consecrandi...,
sicul enim charactere non potest privari, nec sic polestate
conficiendi. P. IV, q. x, memb. 5, a. 1, § 6. Ce qui est dit
ici permet de supposer ce que l'auteur aurait dit sur le
problème de la validité des ordinations des hérétiques
(la Somme est inachevée, et ne traite pas les questions
relatives à l'ordre). Car à l'endroit cité qui concerne les
effets de la dégradation, la Somme dit clairement : Si
episcopus degradalus ordinaret aliquem, est ordinatus. Et
quod dicilur quod non habct potestatem largiendi ordines
intclligilur de polestate execulionis : quasi dicerel : ligata
est potestas quantum ad executionem. Mais il est bien
remarquable qu'ici les mots ordo et potestas execulionis
n'ont plus la signification que nous avons vue plus
haut, col. 2423. Sans aller jusqu'à dire que cette dis-
tinction recouvre exactement la nôtre entre valide et
licite, on peut affirmer que c'est dans ce sens que
s'oriente l'auteur de cette remarquable Somme théolo-
gique.
Conclusion. — Il ne faudrait pas s'imaginer que
l'histoire ultérieure n'a connu aucun retour offensif de
la doctrine des canonistes bolonais, laquelle, en somme,
exigeait dans le prélat qui consacre ou ordonne, en
même temps que le pouvoir d'ordre, une sorte de pou-
voir de juridiction susceptible d'être lié par l'autorité
compétente. Quand, au moment du Grand Schisme,
ce problème de la juridiction va se poser dans les deux,
puis dans les trois obédiences entre lesquelles se par-
tage l'Église catholique, on entend de-ci, de-là, des
reviviscences de la théorie que les théologiens sem-
blaient avoir fait définitivement reculer. Chose cu-
rieuse! on voit même le pape de Rome, Bonifacc IX
(1389-1404), se prêter à une demande qui lui est faite
par un évoque de recevoir, comme complément d'une
consécration qu'il avait reçue dans l'obédience adverse,
ce rite réconciliateur prescrit jadis au temps d'Ur-
bain II pour les prélats schismatiques d'Allemagne.
Bulle de Boniface IX publiée par Eubel, dans liô-
mische Quarlalschrifl, t. ix, 189G, p. 508. Mais ces sin-
gularités, qu'il est toujours intéressant de collection-
ner, ne doivent pas faire oublier que la thèse des
grands scolastiques avait définitivement triomphé: le
concile de Trente l'a définitivement consacrée. Quand
se posera la question de la validité des ordinations des
Églises schismatiques d'Orient, ce n'est point de ce
biais que le problème sera abordé. C'est à l'absence de
la forme et de la matière considérées comme essen-
tielles dans l'Église latine que feront appel les adver-
saires de cette validité. On sait comment Morin est
intervenu à temps pour empêcher la curie de s'engager
2431
REORDINATIONS — RÉPARATION
2432
dans une impasse; mais ceci n'est plus de notre sujet.
Pas davantage la question des ordinations anglicanes,
voir l'article, où seuls ont été invoqués comme moyens
de preuve le défaut d'intention et les lacunes du rituel
qui manifestaient ce défaut. Les nombreuses ordina-
tions de clergymen anglicans passés au catholicisme
— Newman et Manning, par exemple — n'ont aucun
droit de figurer dans cette étude sur les réordinations.
De cette étude il convient seulement de retenir
qu'une thèse fondamentale de la théologie sacramen-
taire a mis fort longtemps à s'établir et que, pour
s'imposer, elle a dû triompher de sérieux adversaires
qui prenaient leur point d'appui et dans la dialectique
même et dans les autorités C'est seulement quand
eurent été précisés les concepts du sacrement, de la
causalité sacramentelle, du ministre véritable, du pou-
voir de l'Église, etc., que la « raison théologique » put
déduire la doctrine qu'il nous paraît si naturel d'ad-
mettre aujourd'hui.
Le travail si neuf et parfois si exhaustif de L. Saltet four-
nira une bibliographie abondante. Il resterait à le compléter
en étudiant de plus prés les commentateurs de Pierre Lom-
bard aux débuts de la scolastique et à faire sur eux les
mêmes recherches minutieuses qui ont été si bien faites par
l'auteur sur les commentateurs de Gratien.
Avant lui la question avait été étudiée par : Morin, Com-
menlarius de sacris Ecclesiiv ordinaiionibus, Paris, 1655, cet
auteur a réuni, à sa coutume, un très grand nombre de faits,
peut-être a-t-il eu le tort de proposer pour les expliquer une
théorie unique; I.. Hahn, Die I.ehre non den Sàkramenten
in ihrer geschiclitliclien Enlwickelung, Breslau, 1864; Her-
genrôther, Die Reordinalionen der alten Kirche dans Oester-
reicliische Vierteljahresschrifi fur kalholischc Théologie, 1. 1,
1862, p. 207-252, 387-457, la 1" partie est reproduite dans
Pholius, t. il, p. 321-376; B. Jungmann, Disscrtdlioncs
sélectif in historiam ccclesiasticam, t. iv, Ratisbonne, 1884,
p. 110-134; B. Gigalski, Bruno, Bischof von Segni, Munster,
1898, p. 184-205; du même. Die Slellung des Papsles Ur-
bans II. zuden Sakramenlsliandlungen der Simonisten, Schis-
maiiker und Tl'iretiker, dans Theologische Quarlalschrifl,
t. lxxix, 1891, p. 218-258, ces deux études ne concernent
que des points de détail de la question.
Au moment du concile du Vatican, la question a été sou-
levée, dans l'intention que l'on devine, par les adversaires
de l'infaillibilité personnelle du pape; les faits de réordina-
tions données ou autorisées par certains papes ont été exploi-
tés par divers auteurs, spécialement par Janus (de Dollin-
ger); les réponses des « infaillibilistes » n'ont pas toujours
eu le sang-froid nécessaire, il faut bien reconnaître que les
faits signalés sont exacts et que le théologien doit en faire
usage pour délimiter le privilège de l'infaillibilité; c'est ce
qu'a perdu de vue le P. Michacl, S. .T., dans un article en
réponse aux Geschichlsjabcln de Dollinger, publié dans la
Zeitschrifl fur kaliiolische Théologie, t. XVII, 1893, p. 193-230.
É. Amann.
RÉPARATION. — Nous donnerons : I. Une
notion générale, étudierons, II. la réparation des biens
du corps, III. de la violation de la virginité IV. de
l'adultère, et V. Des autres biens.
I. Notion générale. — On distingue ordinairement
quatre catégories principales de biens : ceux de l'âme,
ceux de la vie et des membres, ceux de la renommée
ou de la dignité, enfin ceux de la fortune. Lessius,
De justifia cl jure, 1. II, c. ix, dub. 23; Laymann, Theo-
logiu muralis, 1. III, tract, m, part, i, c. VI, n. 2;
Sporer-Bierbaum, Tlieol. nwr., tract, iv, n. C3 sq.;
Lacroix, Theologia moralis, I. III, part, il, De restilu-
lione, n. 299; Lugo, Disputation.es scolasticss et morales.
De jusliiia et jure, disp. IV, sect. 1, a. 5. S'il a été porté
atteinte ;i ces biens e( aux droits qui y corresponde it,
la justice exige que réparation soit faite par l'auteur de
cette atteinte. Quand il s'agit de certains de ces biens,
ceux de 1 1 fortune toui spécialement , l'égalité peut êlre
rétablie entre la perte subie et la réparation. Biens
enlevés, biens rendus sont du même ordre et il est
possible d'arriver à l'égalité parfaite. C'est alors la
restitution, il en sera traité dans un article ultérieur.
Quand il s'agit de biens d'ordre dilTérent, soit infé-
rieur, soit supérieur, ou même de biens du même genre
qui ne peuvent être mesurés à égalité entre eux, telle
que la vie ou la mutilation du corps, de nombreuses
difficultés se présentent. Il ne saurait être question de
justice commutative proprement dite, car il n'y a pas
ici de restitution ad œqualitalem qui soit possible.
Lorsqu'un préjudice est causé, la réparation est cepen-
dant nécessaire. S.Thomas, IIa-IIae, q. lxii, a. 2, ad lum
et2«>"; Scot, InlV^nSeiit., dist.XV, q. m, n. 6; Reif-
fenstuel, Theologia moralis, tract, iv, dist. III, q. iv,
n. 54; Lugo, loc. cit., disp. IV, sect. 1, n. 4; Lacroix,
toc. cit., et d'autres enseignent que même pour la vie
qui a été enlevée ou pour un membre mutilé et autres
biens dont nous parlerons en cet article, une certaine
restitution est h faire, malgré qu'elle soit d'un genre
dilTérent et d'un ordre divers de bien.
Sans doute, on ne peut pas rendre ad œqualitalem,
mais on peut compenser. Voici sur ce point la pensée
de saint Thomas : In quibus non polest recompensari
œqulvalens, sufpcil quod ibi recompenselur quod possi-
bile est...; et ideo quando id quod est ablalum, non est
restituibile per aliquid œquale, débet fteri recompensalio,
qualis possibilis est, puta cum aliquis alicui abslulit
membrum, débet ei recompensare, vel in pecunia, vel in
aliquo honore, considerata conditione ulriusque perso-
nœ secundum arbiirium boni viri, II*-II», q. lxii,
a. 2, ad lum, de même que celui qui n'est pas à
même de rendre cent francs, alors qu'il peut en donner
cinq est au moins tenu de verser cette somme. Cette
comparaison, il est vrai, est imparfaite, car nous
sommes dans des biens de même ordre, mais elle est
une indication. Scot partage aussi l'avis de saint
Thomas, quand il écrit : Qui nec tantam restitutionem
velil facere, non potesl omnino esse immunis a restitu-
tione, sicul quidam falui faciunl, qui absolvunt homi-
cidas, non eis oslendentes restitutionem necessario
incumbenlem, quasi facilius possil transire homicida,
quam (ut dicam) canicida vel bovicida quia si quis
occidissel bovem proximi sui vel canem, non absolveretur
sine restitutione, lenelur ergo ad restitutionem spiritua-
lem sequivalenlcm vitse, quam abslulit, sicut polest
œquivalentia. In IVam Sent., dist. XV, q. m, n. 6.
De cette compensation il est déjà question dans la
sainte Écriture et dans le droit ancien. Dans l'Exode
nous lisons, en effet : Si rixati juerinl viri et percusserit
quis mulierem prœgnanlem, et aborlivum quidem feceril,
sed ipsa vixerit, subjacebit damno quantum maritus
mulieris expetierit, et arbilri judieaverinl. Ex., xxi,
22; voir aussi xxi, 26 : Si percusserit quisquam oculum
servi sui aut ancillœ, et luscos feceril, dimitlel eos liberos
pro oculo, quem eruil.
La loi civile antique ordonnait aussi cette compensa-
tion pour réparer les dommages commis : Lex « Pnvlor
ait », Digeste « De his qui effuderint, » § 5 « Cum liber
homo periil, damni œslimalio non fit in duplum, quia in
homine libero nulla corporis œslimalio fieri polest, sed
quinquaginla aureorum condemnalio fil. »
Saint Alphonse de Liguori est d'un avis différent :
il n'accepte pas que l'on puisse compenser par un bien
d'ordre inférieur la perte d'un bien supérieur. Il ne
saurait donc être question pour lui de restitution. 11
écrit, en effet : Jusliiia commulativa obligat ad resti-
tuendum juxta œqualitalem damni illati. Ubi autem
reslilulio facienda sil in génère diverso, nulla adest
œqualilas, nec ulla erit unquuni compensatio damni. per
quameumque enim pecuniam damnum minime repara-
bilur, neque in lolo neque in parte. Et sic respondclur
opposiur sentenlise. Theol. mot., 1. III, n. 627. Par
ailleurs, un droit strict a toujours trait à quelque chose
de nettement déterminé. Puisque celte détermination
isl impossible quand il s'agit de biens d'ordre divers,
vu qu'il n'y a pas entre eux de commune mesure, la
2433
RÉPARATION DES BIENS DU CORPS
2434
restitution est impossible; cf. Wouters, Manuale
theologise moralis, t. I, n. 980; sur cette question voir
Priimmer, Manuale theologise moralis, t. n, p. 204;
Vermeersch, Theologise moralis principia, 2e éd., t. n,
n. 587.
Au point de vue théorique, la conception de saint
Alphonse de Liguori et de ceux qui le suivent est, à
coup sûr, préférable. La renommée, par exemple, ne
s'estime pas à prix d'argent. Quand elle est lésée, elle
est à proprement parler vénalement irréparable. L'opi-
nion de saint Thomas paraît cependant tenir un
meilleur compte des faits pratiques, si bien que certains
théologiens n'hésitent pas à l'appeler plus probable.
Voir Tanquerey, Synopsis theologiœ moralis el paslo-
ralis, t. m, n. 565, Paris, 1931. Quoi qu'il en soit de ces
divergences conceptuelles, tous les auteurs recon-
naissent le bien fondé des amendes pécuniaires, impo-
sées à titre pénal, par l'autorité judiciaire à ceux qui
ont causé des torts qui ne sauraient être réparés ad
œqualilalem.
Pour arriver à donner une solution aux cas qui vont
être envisagés, et de tous ceux analogues, qui se pré-
sentent dans la vie courante, il faudra, à propos de
chacun d'eux, analyser les dommages avec leurs élé-
ments essentiels, bien distinguer ce qui est réparable
et ce qui ne l'est pas et dans ce qui est réparable
discerner la part de responsabilité et de volonté. (Voir
sur ce point les développements apportés dans l'art.
Restitution, § Conditions.)
II. RÉPARATION DES BIENS DU CORPS. 1° Ce qlli
est irréparable; 2° Ce qui est réparable; 3° A qui
incombe la réparation et 4° Envers qui?
1° Ce qui esl irréparable. — C'est la perte de la vie
ou d'un membre ou de la santé et spirituellement, pour
celui qui a été assassiné, la privation de la grâce des
derniers sacrements.
2° Ce qui est réparable. — S'il y a culpabilité de sa
part, l'homicide ou celui qui a causé la mutilation doit
réparer les dommages spirituels et temporels qui sont
la conséquence de son acte et qu'il a pu prévoir
au moins confusément, car il en est la cause efficace.
1. Les dommages spirituels encourus sont à com-
penser. C'est pourquoi les auteurs s'accordent pour
demander au confesseur d'imposer au criminel, au for
interne, des peines spirituelles, des sacrifices, des
prières, des messes, etc., à appliquer à l'âme du
défunt.
2. Les dépenses matérielles occasionnées par le crime.
— L'injuste et volontaire homicide, l'auteur de la
mutilation sont tenus de payer toutes les dépenses
raisonnablement faites par celui qui a été lésé, mais
qui n'est pas mort aussitôt, ou par celui qui n'a été que
mutilé, pour assurer l'alimentation extraordinaire,
pour les honoraires des médecins et gens de l'art, pour
les médicaments, pour les pansements et autres choses
nécessaires aux soins. Naturellement ce que le sujet
aurait eu à dépenser pour sa nourriture ordinaire, s'il
n'avait pas subi l'accident, est à déduire. S. Alphonse
1. III, n. 630-631.
Le coupable doit aussi compenser les pertes de gains
ou de bénéfices, subies par celui qui est blessé, pendant
tout le temps que celui-ci ne vaque plus à ses occupa
tions. Ibid., 1. III, n. 639.
Il en est de même des dommages extraordinaires
causés éventuellement par l'acte délictueux; telle se-
rait la difficulté que rencontrerait, pour se marier, une
jeune fille, déformée par une mutilation. [Nous n'avons
pas à examiner ici la mutilation ou la mort survenue
dans le cas de légitime défense. Lessius, 1. II, c. ix,
dub. 21 ; Laymann, 1. III, tract, m, part, m, c. vi, n. 5;
Molina, De juslitia cl jure, tract, m, disp. 82; Sporer,
loc. cit., n. 116 ; Lacroix, I. III, part, n, n. 305;
Lugo, dis]). XI, n. 51, 59; S. Alphonse, 1. III, n. 637].
Les dépenses pour les funérailles de celui qui a été
mis à mort ne sont pas à supporter par le criminel, car
elles auraient été faites également en cas de décès
naturel. Cependant si le crime avait été commis loin
du domicile de la victime, les frais supplémentaires
nécessités de ce fait pour le transport du cadavre sont
à compenser.
3° A qui incombe la réparation? — A l'homicide
coupable. Par la mort pénale que le juge porte contre
lui, celui-ci n'est pas libéré en rigueur de droit de
l'obligation de réparer le dommage temporel qu'il a
causé. La peine extéiieure dont il est frappé satisfait
en effet, à la justice publique et vindicative, mais non
à la justice commutât ive.
Pratiquement cependant il est excusé de la répa-
ration, ainsi que ses héritiers, car ceux qui ont été
lésés se contentent de la peine extérieure et ne se sou-
cient pas, au moins en général, d'exiger davantage.
Ceux qui recueillent la succession du condamné sont
donc censés avoir obtenu la condonation. S. Alphonse,
1. III, n. 705.
On considère, en effet, que la sentence de mort est
définitive de toute la cause; nulle mention de compen-
sation ou de restitution n'est faite dans le jugement
porté par l'autorité responsable. La collectivité en est
satisfaite aussi bien que la partie qui a été offensée.
Molina, loc. cit., disp. 84, n. 8; Lessius, loc. cit., dub. 22,
n. 119; Lugo, loc. Cil., disp. XI, n. 49. Les tribunaux
n'accordent d'ordinaire à la ■ partie civile », comme
dommages-intérêts, que le franc symbolique. Mais,
si la rémission des dommages tempcrels n'est pas
accordée, l'obligation de les réparer passe aux héritiers
de l'homicide, car les biens qu'ils reçoivent sont grevés
en quelque sorte de cette charge.
4° Envers qui doit se faire la réparation ? — Si la
réparation du dommage n'a pas été faite à celui qui a
été lésé pendant qu'il vivait, elle est à faire à ses héri-
tiers : 1. nécessaires: 2. non nécessaires et 3. à ses
créanciers.
1. Les héritiers nécessaires. — Ce sont les enfants,
l'épouse et, vraisemblablement, les parents, qui se
trouvent dans le rayonnement naturel de celui qui a
été lésé. Ils ont droit à la réparation des dommages
qui leur sont causés, vu que celui qui leur procurait la
subsistance a disparu, et avec lui tout gain ou bénéfice
nouveau. Ces préjudices s'estiment d'après les espoirs
que la famille de celui qui a été tué ou mutilé pouvait
légitimement nourrir. S. Alphonse, 1. III, n. 631 ;
Lehmkuhl, Theologia moralis, t. i, n. 1179; voir aussi
Noldin-Schmitt, Théol. mor., t. n, p. 466; Tanquerey,
Synopsis, t. m, p. 566. Bien des auteurs (Lessius, De
juslitia et jure.]. II, C. ix, dub. 29, n. 155 ; Lugo, disp. XI,
n. 78), n'acceptent pas cette opinion, car il faudrait
établir que l'homicide fut véritablement une injustice
à l'égard de ces personnes. Puisque ceci est souvent
difficile à prouver, il ne saurait être question de resti-
tution. Celle-ci se limite ordinairement à ce que repré-
sente la subsistance alimentaire et vestimentaire dont
les héritiers nécessaires sont privés par la mort de leur
soutien naturel.
Celui qui est mort, à la suite d'un crime, n'a pas
pouvoir pour remettre, avant son décès, la réparation
due à ses héritiers nécessaires pour les aliments et le
vêtement, car ceci leur revient directement. Lugo,
disp. XL n. 63. Remarquons-le cependant, cela n'est
vrai que si, de fait, le défunt leur donnait la nourriture
et leur fournissait l'habillement, et s'il voulait par
ailleurs continuer de le faire. Lehmkuhl, loc. cit.,
n. 1181. Aussi la rémission de la réparation doit-elle
toujours être considérée en dépendance des circons-
tances concrètes dans lesquelles elle se réalise.
La réparation du manque à gagner est en général
plus problématique que celle de la subsistance, parce
2435
HÉ PA RATION
2436
que ce droit n'existe pas dans le patrimoine légué. Cet le
opinion du P. Vermeersch, loc. cit., n. 617, qui s'inspire
uniquement de la justice, demande dans la pratique,
à être nuancée pai les inspirations de l'équité et de la
charité.
La difficulté est encore plus grande quand il s'agit
de déterminer la quantité de la réparation. Pour arri-
ver à une solution acceptable il est indispensable, la
plupart du temps, de recourir à la composition ou à
l'arbitrage judiciaire en cas de désaccord.
2. Les héritiers non nécessaires. — ■ Ce sont les frères
cl les consanguins. Sauf le cas où ceux-ci auraient été,
de par sa propre volonté ou en vertu d'un jugement
porté par l'autorité compétente, à la charge de celui
qui a été tué ou blessé, il semble peu probable que
réparation leur soit due, car ils n'y ont pas un droit
strict. S. Alphonse, 1. III, n. 632; Lehmkuhl, n. 1180.
3. Les créanciers. — - Les auteurs ne sont pas d'accord
pour déterminer ici le devoir de la réparation. Le cou-
pable, mais à la condition expresse qu'il ait prévu ce
préjudice, au moins confusément, et l'ait voulu, est
tenu de restituer ce que doit sa victime, car les créan-
ciers ont le droit de ne pas être privés par la vio-
lence d'une tierce personne du paiement des dcltes
qui leur sont dues. Molina, loc. cit., disp. 83, n. 8;
Laymann, loc. cit., c. vi, n. 4; Lugo, disp. XI, n. 74,
n. 77; S. Alphonse, 1. III, n. 634; Vermeersch, loc. cit.,
n. 616, 5 et 6. Encore faudrait-il établir, pour que le
devoir de la réparation soit certain, que l'intention
volontaire ait été véritablement cause efficace du dom-
mage et non pas seulement accidentelle. Voir art. Res-
titution; Piscetta-Gennaro, Elemenla thcologiœ mora-
lis. t. m, p. 494-495.
De ce qui précède il est clair que les pauvres et les
œuvres pies, bénéficiaires des largesses de celui qui a
été tué, ne sauraient exiger de réparation, car ils n'y
avaient pas un droit strict de justice. Voir art. Resti-
tution, § Conditions.
Du fait également que l'homicide n'est pas une ac-
tion injuste contre les sociétés d'assurance ou les insti-
tutions qui doivent verser une rente à la veuve et à ses
enfants, à la suite du décès du mari et du père, le
criminel et ses héritiers ne sont pas tenus, semble-t-il,
à réparer le dommage subi par ces collectivités. Ver-
meersch, loc. cit., n. 618.
Aucune réparation n'est due non plus en justice, si
l'homicide ou la mutilation ont été causés dans un
duel, car il y a eu acceptation réciproque du danger
et de ses funestes conséquences éventuelles. Certains
théologiens, imposent cependant la restitution à celui
qui a provoqué le duel. S. Alphonse, 1. III, n. 638;
Lugo, disp. XI, n. 66; Xoldin-Schniitt, op. cit., t. n,
p. 468 I).
III. Réparation de la violation de LA VIRGINITÉ
(stupkum). — ■ Tout péché d'impureté commis avec
une tierce personne contient, dans l'immoralité qui lui
est inhérente, une violation de la justice à l'égard du
prochain, violation que le libre consentement ne fait
pas disparaître. Le droit violé est inaliénable aux yeux
de Dieu. C'est vrai pour le sluprum el Vadulteriuni. Le
stuprum (viol) est la violation de l'intégrité virginale
ce qui est une perte irréparable. Xous étudierons :
1" Qui doil réparer. 2" A l'égard de qui doit s'exercer
la réparation.
1° Qui doit réparer? - Pour fixer ce point, il im-
porte de savoir si la faute a été commise de plein
accord mutuel, ou si l'un des complices a été conduit
au péché par la crainte ou par des moyens frauduleux
qui diminuent en lui la liberté el ne font de lui (prune
cause seconde, tandis que l'autre est agent principal
de l'acte mauvais, ou enfin si la femme a été amenée à
la fornication par la promesse du mariage.
Le préjudice temporel, qui n'existe que lorsque la
faute devient publique, a trait d'abord à la fortune, à
l'honneur et à la réputation : c'est ce qui constitue le
dommage principal dénommé souvent la difficulté
pour la femme de se bien marier.
Il affecte également l'enfant illégitime qu'il faut
élever et parfois la famille de la femme et les établis-
sements hospitaliers.
2° A l'égard de qui doil se faire Ici réparation? — La
réparation doit être faite : 1. A la personne avec qui
la faute a été commise; 2. A l'enfant né de la faute;
3. A la famille et 4. Éventuellement aux établisse-
ments hospitaliers.
1. A l'égard de la personne avec qui la faute a été
commise. — Si les deux sont coupables, la femme n'a
pas en justice un droit strict à la réparation des dom-
mages temporels, sauf le cas où le séducteur en serait
venu à manifester publiquement un péché resté jusque-
là secret. Il en est ainsi, car scienli et consenlienti non
fil injuria ncque dolus. Régula 27, de regulis juris in VI0.
Voir aussi S. Alphonse, 1. 111, n. 641, dub. 2; Lessius,
1. Il, c. x, n. 9; Molina, loc. cit., disp. 106, n. 10.
Si la liberté de la femme a été amoindrie par des
causes diverses, par des demandes importunes et répé-
tées, par la crainte, par la violence, par la ruse, et à
plus forte raison si elle a été annihilée, le criminel
doit compenser tous les préjudices temporels subis par
sa complice, à condition qu'ils aient été prévus d'une
façon au moins obscure. 11 en est, à coup sûr, la cause
injuste et efficace.
A la difficulté de se marier, qui est le préjudice
principal causé à la femme il est obvié ordinairement
ou par une dotation ou par un mariage entre les deux
pécheurs. Sur ce point l'Exode, xxn, 16, 17, mani-
feste déjà des prescriptions qui sont l'expression de
l'équité naturelle : Si seduxeril quis virginem needum
desponsat im dormieriique cum ea, dolabil eam el habe-
bil eam uxorem. Si palcr virginis dare nolueril, reddet
pecuniam juxta modum dolis, quam virgines accipere
consueverunt; cf. Deut., XXII, 29.
Longtemps les auteurs ont déduit de ces paroles
l'obligation de doter et d'épouser la complice du péché.
Peu à peu cependant une discrimination s'est établie :
celle-ci s'est formulée en cette règle de droit : In aller-
natiins debitoris sit electio, et su/ficiat allerum impleri.
Régula 70, de regulis juris in VI"; voir discussion de
L'alternative dans Pirhing, Jus canonicum, tit. De
adulleriis el stupro, n. 54; Schmalzgrueber, Ad jus
ecclesiasticum uniuersum, tit. De adulleriis et stupro,
n. 46, n. 30; Lugo, disp. XILsect. 1. n. 11-12; Lessius,
1. II, c. x, n. 11-12, 15; RcilTenstucl, Jus canonicum,
1. IV, tit. i, n. 83, 87,89, 93; Molina, loc. cit., tract, m,
disp. 106.
Si le séducteur ne peut pas épouser sa complice, à
cause de difficultés insurmontables, d'origine diverse,
il doit pourvoir à sa situation et augmenter sa dot de
manière qu'elle puisse s'établir aussi bien que si elle
n'était pas tombée.
Si, de son côté, la femme ne veut pas épouser son
complice, celui-ci n'est pas libéré, semble-t-il, de son
devoir de réparation; il doit donner à celle qu'il a
séduite la même possibilité de se marier qu'elle avait
auparavant. — ■ Wouters, Manuale theol. mor., t. i,
n. 10 10, p. 6,S,S. et d'autres se prononcent pour la libé-
ral ion complète. — Enfin, si la femme préfère le ma-
riage à la dotation, l'homme n'est pas lié par cette pré-
férence. La dot qu'il constitue ramène l'égalité des
situations. S. Thomas, Suppléai., q. xi.vi, a. 2, ad 2um
cl 4'"»; S. Alphonse, 1. III, n. 611. dub. 2.
Mais quelle solution faut-il adopter lorsque le péché
a clé commis avec la promesse de mariage? Si la pro-
messe même sérieuse a été simplement une promesse,
clic constitue un contrat assez probablement invalide,
car elle porte sur une matière honteuse. Le séducteur,
2437
RÉPARATION DE L'ADULTÈRE
2438
en stricte justice, ne serait donc tenu à rien, bien que
la complice ait apporté sa part. Voir S. Alphonse,
1. III, n. 712; Gousset, Théologie morale, Paris, 1845,
n. 1015; Prùncr. Bibliothèque catholique, t. n, Paris,
1880, p. 76.
Mais si la promesse du mariage a été posée comme
condition sine qua non et que l'action criminelle ait
été accomplie, le séducteur doit s'exécuter. Voir
S. Thomas, Supplem.,q. xlvi, a. 2, ad 4"m; S. Alphonse,
1. III, n. 642; Homo aposlol., De seplimo pra'cepto
Decalogi, punct. 6, n. 93; Yermeersch, op. cit., t. n,
n. 632; Wouters, op. cit.. n. 1040, 3.
Des raisons légitimes excusent parfois cependant
de l'accomplissement de ce devoir. Par exemple le
trop grand écart de fortune ou de situation sociale, ou
le fait que l'homme a été trompé par la femme, soit
qu'elle ait affirmé être vierge alors qu'elle était déjà
corrompue, S. Alphonse, 1. III, n. 646, soit qu'elle ait
manqué à la parole donnée en péchant avec un autre,
ibid., n. 644; ou de graves difficultés opposées par les
familles à cause de l'honneur, de la dignité, ibid.,
n. 647; ou s'il est prévu que le mariage ne sera pas heu-
reux. Le vœu de chasteté et tout autre empêchement
canonique pour lequel des dispenses sont accordées ne
sont pas des motifs suffisants pour refuser le mariage
promis. S. Alphonse, 1. III, n. 649-650; Homo aposlol.,
n. 97.
Ainsi donc, semble-t-il, le mariage n'est pas toujours
exigible. Si celui-ci ne se fait pas, le dommage doit
être compensé par une dotation. La dot à fournir varie
suivant les qualités du délinquant et de sa complice,
compte tenu de leur culpabilité respective et des
circonstances concrètes de temps et de lieu. Toutefois
le fornicateur ne sera tenu à rien ou seulement à une
compensation partielle, si la jeune fille qu'il a corrom-
pue fait un aussi bon mariage que si elle était demeu-
rée vierge, ou si elle n'avait jamais pu ni voulu se
marier. S. Alphonse, 1. III, n. 641; Vermeersch, t. n,
n. 632.
2. A l'égard de l'enfant. — Quand la faute est coin
mune, l'entretien, l'éducation et l'instruction de l'en-
fant incombent solidairement au père et à la mère.
Certaines dispositions législatives imposent parfois
cette obligation d'abord au père et subsidiairement
à la mère. Mais, exceptionnellement, la femme qui
s'adonne à la prostitution, doit réparer avant l'homme,
vu qu'elle est censée, en recevant le paiement de sa
complicité, prendre sur soi tous les dommages qui
surgiraient. Lorsque l'homme est le coupable principal,
son devoir est de subvenir aux frais.
3. A l'égard de la famille. — Le viol a souvent de
graves répercussions sur l'honneur et la fortune de la
famille des délinquants. S'il y a un seul coupable,
celui-ci est obligé en justice de réparer. Si, au contraire,
il y a eu accord et plein consentement entre les deux
complices, aucune partie n'est lésée dans son droit
strict. Bien qu'il y ait faute contre le respect, l'amour
et l'obéissance, on ne saurait parler de restitution
proprement dite, car il n'y a pas eu violation de la
justice. Cela n'empêche pas d'apporter aux parents
les satisfactions désirables et de compenser le mieux
possible. S. Alphonse, 1. III, n. 640 sq.
4. A l'égard des établissements hospitaliers. — Y a-t-il
lieu de réparer, lorsque l'enfant a été déposé dans un
institut hospitalier? Saint Alphonse, 1. III, n. 656, le
nie, car selon lui, ces établissements ont été fondés non
seulement pour venir en aide aux pauvres, mais aussi
pour permettre aux riches, exposés à l'infamie, de ne
pas donner dans les crimes de l'avortement et de
l'infanticide.
D'autres moralistes, avec plus de raison, semble-t-il
font aux parents, à moins que ceux-ci ne soient
pauvres, un devoir de restituer aux établissements
hospitaliers les frais nécessités par l'enfant jusqu'à
l'âge où celui-ci se suffit par son travail, ou jusqu'au
jour de son décès, s'il est mort prématurément. Pra-
tiquement il est de l'élémentaire équité pour les
parents riches de s'acquitter de ces frais. Yo.r la doc-
trine exposée ici à l'art. Parents (Devoirs des), t. xi,
col. 2013.
IV. Réparation de l'adultère. — L'adultère est
la violation du droit conjugal, ce qui est irréparable,
et une offense injurieuse à l'égard de l'époux demeuré
fidèle à ses engagements, ce qui peut être compensé.
Ici nous envisagerons surtout la réparation des dom-
mages causés aux enfants et à l'époux légitimes, dans
leurs biens de fortune, par l'introduction dans la
famille de l'enfant adultérin. A moins que le mari
n'ait consenti à l'adultère, il est lésé, car étant pré-
sumé le père de l'enfant légitime, il est tenu de l'entre-
tenir et de l'élever. Les enfants légitimes el autres
héritiers subissent aussi un dommage dans leur héri-
tage paternel et maternel et dans les donations diver-
ses, vu que leur part est réduite par ce qui est livré
au fils illégitime. Ceci étant, nous étudierons : 1° Qui
doit réparer; 2° Ce qu'il faut réparer; 3° Comment et
quand il faut réparer.
1° Qui doit réparer? — ■ Trois hypothèses sont à
envisager : 1. L'enfant est certainement illégitime:
2. Il est doutcusement illégitime; 3. La paternité de
l'enfant illégitime est douteuse.
1. L'enfant est certainement illégitime. — Si l'homme
et la femme sont également coupables, et que le péché
ait été commis en vertu d'un accord complet, tous les
deux sont tenus solidairement et au même degré pour
ainsi dire à la réparation des préjudices qu'ils portent
en introduisant un enfant illégitime dans la famille.
Ils en sont, en effet, causes également principales,
efficaces cl totales. Si l'un se refuse ;i ses obligations,
l'autre est tenu à le suppléer pour le tout, quitte à se
faire dédommager par l'intervention du pouvoir judi-
ciaire. S. Alphonse, I. III, n. 651: Lacroix, 1. III,
part. il. n. 336; Lugo. disp. XIII, n. 11. Mais si un
complice a eu recours à la violence ou à la force, sup-
primant ainsi la culpabilité de l'autre, il est cause
principale du dam et le devoir de la réparation lui
incombe entièrement. Menu- s'il fait défaut, l'autre ne
doit rien. Ce dernier ne serait obligé de satisfaire aux
dommages causés que s'il était intervenu, comme
cause seconde, avec une responsabilité certaine, mais
diminuée par la crainte ou la fraude, et uniquement
dins l'hypothèse où la cause principale se déroberait.
S. Alphonse, 1. III, n. 659.
Quand il y a deux coupables, il y aurait lieu, dans la
théorie, de séparer l'enfant de la famille, mais cela est
prat iquement impossible à cause des circonstances, car,
il ne faut pas l'oublier, le principe est foimel : Pater est
quem nuptise demonstrant. Selon la législation cano-
nique, l'homme marié légitimement est présumé être
le père de tous les enfants qui nali sunl saltem post sex
menses a die celebrali matrimonii, vel inlra decem
menses a die dissolutœ vilœ conjugalis, can. 1115, § 2, à
moins que la preuve du contraire ne soit évidente, ce
qui est pratiquement très difficile à établir. Can 1115,
§ 1. Par ailleurs, des aveux faits par la femme entraî-
neraient des inconvénients graves pour l'honneur de
la famille sans écarter les dommages relatifs à la for-
tune. C'est pourquoi, il est en général imprudent de
presser la coupable et son complice de dévoiler leur,
faute : il vaut même mieux ne pas le leur permettre.
2. L'origine de l'enfant est douteuse. — Les uns
affirment qu'alors l'adultère est tenu à la réparation
au prorata du doute, car il n'est pas juste que le mari
légitime subisse une charge dont il n'est pas respon-
sable. Carrière, Preelecliones theologicœ majores de jus-
tifia et jure. Paris, 1839-1844, 1. III, n. 1385. Les
2439
REPARATION — REPROBATION
2440
autres, avec S. Alphonse, disent qu'il n'y a lieu à
aucune restitution, à moins qu'on ne puisse établir
avec certitude que l'enfant est adultérin. Dans le doute
celui-ci est présumé être né du mariage légitime.
Lugo, op. cit., disp. XIII, n. 27; Théologiens de Sala-
manque, De reslilulione, c. ni, n. 30, Venise, 1704;
Lacroix, 1. III, part, n, n. 335; S. Thomas, II»- II*,
q. lxii, a. 7; S. Alphonse, 1. III, n. 658.
3. La paternité de l'enfant illégitime est douteuse. —
L'enfant est né certainement d'une union adultère,
mais la mère a eu des relations criminelles avec plu-
sieurs, si bien que la paternité est douteuse. D'après
quelques théologiens, chaque complice doit participer
à l'entretien de l'enfant, au moins au prorata du doute.
Molina. op. cit., disp. 103, n. 3. Toutefois, remarquons-
le, lorsqu'il en est ainsi, la paternité ne doit pas èlre
présumée. Le dédommagement ne saurait dès lors être
imposé avant qu'il n'y ait eu une sentence judiciaire.
Mais s'il y a eu accord entre les complices, ils sont
solidairement responsables et tenus en conséquence à
la réparation. S. Alphonse, 1. III, n. 658.
2° Les dommages à réparer. — Il faut dédommager le
père putatif de toutes les dépenses nécessaires pour
l'entretien et l'éducation de l'enfant illégitime, mais en
déduisant les apports que celui-ci est à même de faire
par son travail.
Étant donné également que l'héritage des enfants
légitimes est diminué injustement par la part que
prendra celui qui est illégitime sur le patrimoine du
père, il y a lieu de réparer.
Quant à l'héritage maternel, le droit des enfants
légitimes peut seulement être lésé dans les biens qui
concernent la réserve légale. Pour la partie disponible,
la mère en dispose librement. Sans doute les articles 908
et 762 du Code civil ne permettent pas d'en faire béné-
ficier les enfants adultérins, mais cette défense ne con-
fère aucun droit à ceux qui sont légitimes. En aucun
cas il ne saurait donc ici être question de dédommage-
ment.
Enfin les donations faites par des tierces personnes,
qui voulaient ainsi se montrer libérales à l'égard
d'enfants qu'elles cioyaient légitimes, doivent aussi
être restituées. Mais les complices n'y sont obligés que
dans la mesure où ils ont pu prévoir ces générosités
comme une suite certaine et probable de leur péché.
Lugo, op. cit., dis]). XIII, n. 39-40; d'Annibale, Summ.
théol.mor., t. n, n. 280.
3° Comment faut-il réparer? — Pratiquement, la
réparation de l'adultère doit toujours être faite pru-
demment, de façon à ne pas divulguer une faute
demeurée secrète.
Si la mère est seule pour assumer l'entière réparât ion
ou une grande partie, les moralistes lui donnent divers
conseils. Elle compensera les dommages causés par son
péché, en disposant des biens propies, qu'elle possé-
derait, en faveur de son mari et de ses lils légitimes,
en apportant flans l'administration de son intérieur
une plus grande diligence pour faire de sérieuses éco-
nomies, ou en s' adonnant à un travail rémunérateur de
manière à augmenter ainsi le patrimoine familial. Par-
fois il lui sera même recommandé d'amener sagement
son époux à favoriser davantage les enfants légitimes.
Ces moyens sont à préférer à la révélation du péché.
Car Celle-ci serait en général trop onéreuse et n'appor-
terait dans le lover que brouille cl désordre,
S. Alphonse, 1. III.' n. 652-653; Lugo, disp. Mil,
n. 67.
Si la réparation incombe au complice, le meilleur
expédient pour réparer les préjudices commis est d'a-
voir recours à une donation ou à un legs ou d'agir
avec l'aide d'une tierce personne dont la discrétion est
certaine.
Enfin l'enfant illégitime, qui n'a pas le droit de
revendiquer ce qui ne lui appartient pas, n'est obligé
de se dénoncer comme tel, que s'il a des arguments
manifestes; car à personne n'incombe le devoir de
témoigner contre soi-même. Si la preuve de l'illégiti-
mité était faite au for externe, il devrait rendre tout ce
qu'il aurait reçu injustement, par suite de l'erreur sur
sa naissance. S. Alphonse, 1. III, n. 654. Dans cette
hypothèse les fils légitimes pour obtenir la réparation
des dams subis dans leurs biens de fortune peuvent en
appeler au jugement des tribunaux.
4° Quand réparer? — Si les frais d'éducation et
d'entretien de l'enfant illégitime ont déjà été payés ou
si l'héritage a été reçu, la restitution intégrale doit se
faire aussitôt. (Voir art. Restitution, § Circonstances).
Si les dommages n'existent pas encore, mais se pré-
senteront nécessairement plus tard, la restitution, à
moins qu'il n'y ait des raisons sérieuses de la différer
jusqu'à un moment plus opportun, s'exécute aussitôt,
s'il y a une nécessité urgente, par exemple si l'adultère
est sur le point de mourir. Cependant pour que les fils
légitimes ne s'enrichissent pas indûment, au cas où
l'enfant adultérin décéderait, il est licite de réparer
d'une manière approximative et aléatoire, en tenant
compte des diverses circonstances concrètes, appré-
ciées d'après le sentiment des hommes sages. Le cou-
pable s'acquitterait donc conformément à la justice,
s'il versait, entre les mains d'une personne sûre, une
somme d'argent avec charge d'une part de couvrii les
préjudices effectivement causés par la présence de
l'enfant adultérin dans une famille et d'autre part
d'employer ce qui resterait suivant des indications
déterminées. Voir Aertnys-Damen, Theologia moralis,
Tournai, 1919-1920, n. 825.
V. RÉPARATION DES AUTRES DOMMAGES. Pour la
réparation des dommages causés à la renommée et à
l'honneur par la calomnie, la diffamation et la médi-
sance, voir articles Calomnie, col. 1369-1376; Diffa-
mation, col. 1300-1306; Médisance, col. 487, 494.
I.a bibliographie complète est donnée à la suite de l'art.
Bestiti'tion, où le lecteur est prié de se reporter pour
l'indication exacte des ouvrages et de leurs diverses éditions.
N. Iuno.
RÉPROBATION. — C'est le jugement par
lequel Dieu exclut un pécheur du bonheur éternel.
Ceux qui sont l'objet de ce jugement sont dits les ré-
prouvés. Cette sentence peut être envisagée à deux
moments; à celui où elle est portée (jugement général
ou particulier), elle vise alors l'état de culpabilité de la
créature raisonnable qui comparaît devant le tribunal
de Dieu. Cette sentence ne peut être prononcée que
selon la souveraine justice de Dieu; et la théologie ne
suscite ici aucune difficulté.
Mais ni dans la connaissance divine, ni dansle vou-
loir divin on ne saurait envisager des moments succes-
sifs, 'fout est contemplé par la souveraine intelligence
de Dieu, tout est arrêté par sa volonté souveraine dans
un éternel présent. La sentence en question a donc été
portée de toute éternité. Le problème théologique qui
se pose est de savoir sur quoi est fondée cette sentence
prononcée de toute éternité (motifs de la réprobation)
el ce qu'elle implique (nature de la réprobation).
Nous rejoignons ici le problème plus général de la
prédestination. Ce dernier mot, par l'étymologic, doit
s'appliquer au jugement éternel porté par Dieu sur le
sort final, heureux ou malheureux de toutes les créa
turcs raisonnables. Quand les théologiens du ix"1 siècle
parlaient de la « double prédestination », ils traitaient
de la prédestination des élus à la gloire et de la prédes-
tination des réprouvés à la mort éternelle, en d'autres
termes de ce que nous appelons plus strictement de la
prédestination et de la réprobation. C'est même sui
tout à piopos de la réprobation que les controverses
ont fait rage.
2441
RÉPROBATION — RÉSERVE
2 442
I] n'y a donc pas lieu de repiendre ici d'une
manière spéciale le problème de la réprobation : anté-
cédente ou conséquente, positive ou négative. Il a
été étudié aux diverses phases de son histoire; surtout
à l'époque de saint Augustin, durant la controverse
soulevée par les imprudences de Gottschalck, et aux
époques ultérieures. Voir art. Prédestin atiox, t. xn,
col. 2809-3022. La doctrine a été précisée spécialement
dans la partie proprement dogmatique de l'article,
col. 2989 sq. et spécialement col. 2994-2996. Quant à la
solution des difficultés on la trouvera col. 2996-3000.
On se reportera aussi aux col. 3007 et 3013 où est
envisagé plus spécialement le problème de la réproba-
tion, de sa nature et de ses motif";.
RESCHINGER Pierre, frère mineur allemand,
distingué à tort par "Wadding de Paul Resinget et
appelé Pierre Keschinger par Panzcr, Annales lypo-
graphici, t. vi, 175. 7. Il composa Clavis theologiœ
seu Reperlorium in « Summam » Alexandri de Haies,
publié à Bâle, en 1502 et à Lyon, en 1517.
L. Wadding Scriptores ordinis minorum, Rome, 1906
p. 183 et 192: .1.-11. Sbaralea, Su.pplemen.tum ad scriptores
ordinis minorum, Rome, 1921, t. n, p. 3'4 ot MY.i; H. llur
ter, Nomenclator, :',' éd., t. n. col. 259.
A . Teetaert.
RÉSERVE. CAS RÉSERVÉS. — Nous par-
lerons d'abord brièvement de la réserve en général et
de ses diverses applications dans le droit actuel de
l'Église. Nous insisterons davantage sur la question des
cas réservés, qui intéresse plus spécialement le théo-
logien. I. De la réserve. IL Des cas réservés.
I. La réserve. — 1° Notion. — Le mot réserve
(re-serualio) évoque l'idée de mise à part, de sauve-
garde, de conservation. En droit ecclésiastique, il
désigne l'acte par lequel un supérieur retient pour lui
un pouvoir, un droit dent il pourrait céder l'exercice à
un inférieur.
Le souverain pontife, étant investi de l'autorité
suprême et de la juridiction souveraine sur toute
l'Église, a incontestablement le droit de connaître de
toutes les affaires ecclésiastiques. Si, normalement, il
en confie ou en laisse l'expédition à ses collaborateurs
plus ou moins immédiats : cardinaux, archevêques,
évêques, il peut aussi se réserver en certaines causes
particulièrement importantes l'exercice plénier de ses
pouvoirs. Bien plus, certaines affaires lui sont réser-
vées en raison même de leur nature, parce que leur
solution fait entrer en jeu un privilège personne] et
incommunicable : l'infaillibilité; telles sont les déci-
sions dogmatiques, can. 1323, ou bien les causes qui
touchent à un fait dogmatique, par exemple les canoni-
sations de saints; celles-là sont causes majeures per se
et essenlialiler. Cf. Cavagnis, Inslituliones juris publici
ecclesiaslici, t. ri, 4e éd., p. 119. Mais le plus grand
nombre des causes majeures sont réservées au souve-
rain pontife en vertu du droit positif, can. 220; celles-
là ne sont donc majeures que per accidens, car de leur
nature elles pourraient être confiées aux évêques ou
prélats inférieurs.
Les évêques ne sont pas de simples vicaires du pape ;
leurs pouvoirs ordinaires doivent être sauvegardés;
ils le sont, même si, dans quelques cas extraordi-
naires, leur juridiction se trouve limitée err vue du bien
commun. Eux-mêmes, d'ailleurs, ont la faculté, recon-
nue par le droit, de restreindre à leur profit les pouvoirs
des simples pasteurs dans l'exercice de leur juridiction,
surtout au point de vue pénitentiel. Le Code a même
prévu, pour le bon ordre, que certaines fonctions, dites
paroissiales, seraient réservées au curé : administra-
tion dir baptême solennel, port public de la sainte
eucharistie aux malades, port du saint viatique aux
mourants, administration de l'extrême-onction, publi-
cation des bans de mariage et d'ordination, etc.,
cf. can. 462.
En fait, les réserves pontificales sont de beaucoup
les plus nombreuses. Pour leur histoire, nous renvoyons
à l'article Causes majeures, t. rr, col. 2040, car les
causes majeures sont éminemment des causes réser-
vées, et le plus grand nombre des canonistes modernes
les groupent sous l'appellation commune de réserves.
2° Les réserves dans le droit actuel. — Elles s'étendent
dans les domaines doctrinal, disciplinaire et adminis-
tratif ou bénéficiai.
1. Réserves doctrinales. — ■ C'est à la Congrégation du
Saint-Office, dont le pape est préfet, qu'est confiée la
garde suprême de la foi et des mœurs. Can. 247. C'est
par ce même intermédiaire que le Saint-Siège juge
exclusivement des cas relatifs au privilège paulin et
aux empêchements de disparité de culte et de reli-
gion mixte, parce que la foi y est intéressée. La même
Congrégation a encore la charge de veiller sur les livres,
écrits, publications, de les examiner et de dénoncer
ceux qui seraient jugés pernicieux. Enfin elle seule esl
compétente dans une question disciplinaire qui touche
au dogme de la présence réelle ; le jeûne eucharistique
des prêtres.
Outre les définitions dogmatiques, can. 1323, qui
appartiennent en propre au souverain pontife et au
concile universel, et les canonisations de saints,
can. 1999, qui sont causes majeures depuis le xne siècle
(voir CANONrsATroN), le Saint-Siège s'est réserve posi-
tivement les causes de béatification (voir ce mot),
encore que l'infaillibilité n'y soit pas engagée.
Can. 1999. Seul le pape peut convoquer un concile
général et confirmer ses décrets. Can. 222, 227.
L'érection canonique des universités catholiques est
encore une affaire réservée au Saint-Siège, can. 1376;
c'est lui seul encore qui veut prendre soin de toutes les
missions en pays infidèles, can. 1350, § 2, et qui peut
prohiber des livres ou écrits condamnables pour l'en-
semble de l'Église. Can. 1395.
2. Réserves disciplinaires. — Au point de vue légis-
latif, seul le Saint-Siège peut faire des lois qui obligent
l'Église universelle; seul aussi il peut en dispenser di-
rectement ou par délégation. Can. 81. La conclusion
des concordats est aussi réservée au pape ou à ses
représentants qualifiés. Cf. can. 3.
Dans l'ordre judiciaire, le souverain pontife se
réserve le droit de juger en personne : les chefs d'État,
leurs fils et leurs filles ou les héritiers présomptifs du
trône; les cardinaux; les légats du Saint-Siège; les
évêques même titulaires, en matière criminelle. D'au-
tres causes sont aussi réservées aux tribunaux du
Saint-Siège, can. 1557, S 2, dételle sorte que les autres
tribunaux sont absolument incompétents. Can. 1558.
C'est encore au Saint-Siège et à l'organisme spéciale-
ment désigné par le pape, que le canon 1962 réserve le
jugement des causes matrimoniales des princes. A ces
mêmes princes, aucune peine ne peut être infligée si
ce n'est par le souverain pontife. Can. 2227.
L'octroi des dispenses de mariage non-consonuné
est réservé au pape seul après enquête et avis de la
S. Congrégation des Sacrements; c'esl elle qui habilite
les juges inférieurs pour instruire des procès de ce
genre. Can. 1963. Nul ne peut, hormis le souverain
pontife, établir des empêchements dirimants de
mai iage, ni les abroger, ni y déroger en quoi que ce soit ;
il en est de même pour les empêchements prohibants
qui revêtent un caractère universelou perpétuel. Quant
à la dispense de tous ces empêchements, elle est réser-
vée au Saint-Siège, lequel peut communiquer ses
pouvoirs soit par une disposition générale du droit
commun, soit par induit spécial. Can. 1(139-1040.
L'autorité suprême dans l'Église a seule qualité
pour établir des irrégularités ou empêchements per-
2443
RESERVE EN GÉNÉRAL
2444
pétuels à la réception des ordres, soil ex defectu, soit
ex delieto. Can. !i<S3. La dispense de ces mêmes irrégu-
larités appartient normalement au seul Siège aposto-
lique; les Ordinaires ou simples confesseurs ne sont
compétents que dans les cas urgents spécifiquement
déterminés par le droit. Can. 990.
La réserve pontificale joue encore en matière de
vœux. Sont réservés au Saint-Siège tous les vœux
publics émis dans un institut de droit pontifical. Parmi
les vœux privés, sont réservés de la même manière : le
vœu de chasteté parfaite et perpétuelle, le vœu d'en-
trer dans une religion à vœux solennels, pourvu que
l'une et l'autre promesse aient été faites de façon abso-
lue et après dix-huit ans. Can. 638-640; can. 1309.
En matière pénale, seul le souverain pontife est qua-
lifié pour infliger aux chefs d'État, à leurs enfants ou
aux héritiers présomptifs du pouvoir, une peine ecclé-
siastique quelconque, ou pour déclarer publiquement
qu'une peine lalœ senlenliœ a été encourue par ces
mêmes personnages. Can. 2227, § 1.
Nous parlerons plus loin des cas (péchés et censures)
réservés au Saint-Siège.
3. Réserues administratives. Elles concernent sur-
tout l'érection ou la suppression de certaines personnes
morales ou de certains offices, ainsi que la nomination
des titulaires de bénéfices importants. Il faut signaler
en outre que le Saint-Siège continue de se réserver
exclusivement l'organisation de la liturgie et l'appro-
bation de tous les livres liturgiques. Can. 1257. C'est
aussi à lui qu'il faut recourir pour obtenir la permis-
sion de célébrer habituellement la sainte messe dans un
oratoire privé ou chapelle domestique, can. 1195, et
pour y conserver la sainte eucharistie, can. 1265, § 2;
de même pour permettre l'usage habituel de l'autel
portatif, can. 822, et célébrer deux messes par jour
(binage). Can. 806.
En dehors des conciles généraux dont la convocation
et la présidence appartiennent de droit au pape,
can. 222, les conciles pléniers ne peuvent se réunir
sans l'autorisation du souverain pontife; celui-ci
désigne un légat pour convoquer le concile et leprésider
en son nom. Le concile plénier achevé, ses actes,
comme aussi ceux du concile provincial, doivent être
transmis au Saint-Siège qui les fait examiner par la
S. Congrégation du Concile aux fins d'approbation et
de promulgation. Can. 281, 291.
Le droit actuel réserve encore au Saint-Siège tous les
actes importants concernant certaines personnes phy-
siques ou morales dans l'Église : l'érection, la délimi-
tation, la division, l'union ou la suppression des pro-
vinces ecclésiastiques, diocèses, abbayes ou prélatures
nullius, vicariats et préfectures apostoliques dans les
pays de mission. Aucune fondation d'institut religieux
ne peut être entreprise sans l'avis préalable du Saint-
Siège; c'esi à lui également qu'appartient la suppres-
sion ou extinction de toute congrégation religieuse, fût-
elle seulement de droit diocésain et n'eût-elle qu'une
seule maison, ainsi que l'attribution des biens de la dite
congrégation. Can. 492-493. Est encore réservée au
Saint-Siège, la division en provinces d'un institut de
droil poid iflcal, l'union, la suppression ou une nouvelle
délimitation de provinces déjà constituées, ainsi que
la créât ion de provinces nouvelles. L'intervention de la
même autorité est requise pour séparer d'une congré-
gation monastique un monastère sui juris el l'unir a
nue autre congrégation. Can. 19 1. Seul enfin le Siège
apostolique peut accorder aux religieux le privilège tle
l'exemption de l'autorité des Ordinaires. Can. 500.
C'est le souverain pontife qui choisi i et nomme libre-
ment les cardinaux, can. 232, et, dans l'Église latine ;
les métropolitains, can. 272; les administrateurs apos-
toliques, can. 312; les abbés el prélats nullius, ou du
moins il les confirme cl leur confère l'institution cano-
nique, can. 320; les évêques, can. 329; les coadjuteurs,
can. 350 et leur donne l'institut ion canonique, can. 332.
Est réservée au Saint-Siège la constitution ou
érection des chapitres des cathédrales ou collégiales, de
même que leur rétablissement, transformation ou sup-
pression. Can. 392. Dans ces mêmes chapitres, seul le
Saint-Siège peut ériger des dignités. Can. 394, § 2.
Le souverain pontife, par lui-même ou par l'organe
de la S. Pénitencerie, est l'administrateur souverain
des trésors spirituels de l'Église et le collateur suprême
des indulgences. Il accorde à des collateurs inférieurs
le pouvoir ordinaire de donner certaines indulgences,
mais il se réserve à lui seul : a) la faculté de déléguer à
d'autres le pouvoir d'accorder des indulgences;
b) d'accorder des indulgences applicables aux âmes du
purgatoire, c) De plus, tout collateur inférieur ne peut
attacher de nouvelles indulgences à un acte, à un objet,
à une association déjà enrichis d'indulgences par le
souverain pontife, à moins de prescrire en même temps
de nouvelles conditions à remplir pour gagner ces
faveurs supplémentaires. Can. 913.
En matière d'administration de biens d'Église,
c'est une règle générale que seul le Saint-Siège peut
procéder à une réduction, modération ou commutation
de dispositions provenant de dernières volontés en
faveur des œuvres pics. Si, en des cas déterminés par
le droit, l'Ordinaire peut diminuer les charges deve-
nues impossibles à remplir, il est spécifié que la réduc-
tion des messes est toujours réservée au Siège apos-
tolique. Can. 1517. Sous peine d'invalidité, la permis-
sion du Saint-Siège est requise pour toute aliénation,
soit de choses précieuses (c'est-à-dire ayant une valeur
notable au point de vue matériel, artistique ou histo-
rique; cf. S. C. du Concile, 12 juillet 1919, Acla ap.
Scdis, t. xr, p. 419), soit de dons votifs (présents
offerts par les fidèles à un sanctuaire ou à une image
de saint, quelle qu'en soit la valeur, même si cette
valeur est inférieure à mille francs-or, ou même si le
donateur consent spontanément à l'aliénation, S. C. du
Concile, 14 janvier 1922, Acta ap. Sedis, t. xiv, p. 160),
soit enfin de biens meubles ou immeubles dont la
valeur vénale dépasse trente mi lie francs-or. Can. 1530-
1532. Aux termes du canon 1281, il faut encore une
autorisation formelle du Saint-Siège pour aliéner ou
transférer définitivement dans une autre église cer-
tains objets tels que reliques insignes, images pré-
cieuses, ou même de simples reliques ou images qui
sont l'objet d'une grande vénération dans une église
déterminée.
4. Réserues bénéficiâtes. — Elles tinrent une grande
place dans le droit ancien ; on les appelait aussi « réser-
vât ions apostoliques ». On désignait ainsi l'acte (rescrit
ou mandat) par lequel le pape retenait pour lui la
collation de certains bénéfices lorsqu'ils viendraient à
vaquer. Les droits des électeurs ou collateurs habituels
se trouvaient ainsi suspendus en vertu d'une disposi-
tion de droit positif, sous peine de nullité de la colla-
tion.
Ces réserves pouvaient être perpétuelles, lorsque le
souverain pontife avait conservé le droit de collation
di' certains offices dans tous les cas et pour toujours;
(Luis ce cas elles étaient mentionnées dans le droit
commun. Souvent aussi, la i éserve n'avait qu'un carac-
tère temporaire, ou bien elle n'affectait qu'un office
en particulier à cause d'une circonstance spéciale.
Cl. Schmalzgrueber, Jus eccl. unioersum, 1. III, tit. v,
n. 210-211.
La légitimité du droit de réserve en matière d'offices
et de bénéfices ecclésiastiques ne saurait être mise en
doute ; le pape possède en effet un pouvoir « suprême,
entier, universel, vraiment épiscopal, ordinaire et
immédiat sur foules les églises et sur chacune d'elles,
sur Ions et chacun des pasteurs et des fidèles ». Can. 218.
2445
RESERVE EN GENERAL
2446
Cf. Concile de Vatican, Const. Pastor œternus, sess. iv,
c. 1 et 3, Denz.-Bannw., n. 1824, 1826. L'institution de-
là réserve a été dictée par des motifs de bien public :
a) pour mettre un frein à la simonie de certains col la-
leurs inférieurs; b) afin de soustraire les offices et béné-
fices ecclésiastiques à l'ambition et à la mainmise des
princes ou des grandes familles qui les considéraient
trop souvent comme des fiefs à occuper par leurs en-
fants, c) Les réserves fournirent également aux papes
un moyen commode de donner aux ecclésiastiques
qu'ils vouk.i nt favoriser une subsistance honnête et
aux personnes de mérite ou de qualité auxquelles ils
s'intéres^aie it des bénéfices honorables.
On ignore l'époque précise où les réserves commen-
cèrent à être en usage. Nous trouvons dans le Sexte une
décrétale attribuée au pape Clément IV (1265-1208),
qui, invoquant une ancienne coutume, fait une réserve
générale et absolue de tous les bénéfices qui vien-
draient à vaquer en cour de Rome : Licet ecclesiarum.
personaluum, dignitatum aliorumque benefteiorum eccle-
siasticorum plenaria dispositio ad Iiomanum noscatur
Pontificem pertinerc : eollalionem lumen ecclesiarum.
pernonaluum, dignitatum et benefleiorum apud Sedem
aposiolicam vacantium specialius cœteris untiqua con-
sueludo Romanis ponti/icibus reservuvil. L. III, tit. iv,
c. 2, in Sexto.
Un peu plus tard, Boniface VIII, en 1295, renouvela
cette réserve des bénéfices vacants in curia, voulant
que ces bénéfices fussent conférés à des sujets capables.
personis conferantur idoneis. Extravag. coin., 1. III,
tit. n, c. 1. Clément V, par un nouveau décret daté
de Bordeaux 0300), rendit ces réserves plus absolues,
spécialement dans la province bordelaise. Ibid., c. 3.
Benoit XII, successeur de Jean XXII à la cour
d'Avignon, prit des mesures plus radicales encore. A
peine monté sur le trône pontifical (1335). il se réserva
la provision non seulement de tous les bénéfices qui
vaqueiaient in curia, mais aussi de tous ceux qui
viendraient à vaquer par la privation des bénéficiers
ou par leur translation à un autre bénéfice. Furent en
outre réservés : tous les bénéfices remis une fois entre
les mains du pape, ainsi que ceux des cardinaux, légats,
nonces, trésoriers des terres de l'Église romaine, et
des clercs qui, se rendant à la cour pontificale ou en
revenant, mourraient à moins de deux journées de
marche de cette cour. Extrav. com., I. III, tit. n, c. 12.
Ce n'est pas le lieu ici d'exposer toutes les réserves
particulières que l'on trouve dans les constitutions des
divers pontifes romains. En se multipliant, les réserves
se compliquèrent : il y eut les réserves des bénéfices
devenus vacants durant les mois dits « papaux »,
menscs papules (neuf mois sur douze); on y ajouta celle
des bénéfices conférés à des hérétiques, schismatiques,
simoniaques. intrus, rebelles, violateurs de séquestres,
etc.. Plusieurs des fameuses Règles de Chancellerie,
dont le premier recueil remonte à Jean XXII (1316-
1334), sont consacrées à la question des réserves béné-
Rciales. Cf. Wernz, Jus decrelalium, t. u, p. 113. 14.
La collation des bénéfices réservés donnant lieu
habituellement à la perception d'un impôt (sous le nom
de servilia, annalœ, fruclus medii lemporis) au profit du
Saint-Siège, on glissa tiès vite dans l'abus; ce qui
visait à être un remède devint bientôt pour la curie
un moyen commode de se procurer de l'argent en même
temps qu'une source de complications pour la collation
des bénéfices. Voir G. Mollat, La collation des bénéfices
ecclésiastiques sous tes papes d'Avignon, Paris, 1921.
Des protestations s'élevèrent de la part des gou-
vernements civils et la conclusion des concordats de
Worms (1448) avec l'Allemagne, de Bologne (1516)
avec la France amena une atténuation notable des
réserves.
Le Code canonique actuel réserve au Siège aposto-
lique l'union extinctive des bénéfices telle qu'elle est
définie par le canon 1419 ; de même leui suppression ou
leur démembrement opéré sans érection d'un bénéfice
nouveau. Il appartient encore uniquement au Saint-
Siège d'unir un bénéfice religieux à un bénéfice sécu-
lier, ainsi que de transférer, diviser et démembrer
de quelque façon que ce soit un bénéfice régulier.
Can. 1422.
En matière de collation, le canon 1431 rappelle le
droit que possède le pontife romain, en vertu même de
la constitution de l'Église, « de conférer les bénéfices
dans toute la chrétienté et de se réserver la collation
de ces mêmes bénéfices », s'il le juge opportun. Toute
collation de bénéfices réservés au Saint-Siège, accom-
plie par un inférieur, est de plein droit invalide.
Can. 1434.
On trouve, au canon 1435, rémunération de tous les
bénéfices dont la collation est actuellement réservée
au Saint-Siège, même s'il est vacant. Ce sont :
a) Tous les bénéfices consistoriaux, c'est-à-dire les
évêchés, abbayes et prélatures nullius, habituellement
conférés en consistoire et dont l'érection est également
réservée, d'après le can. 141 1.
b) Toutes les « dignités » des églises cathédrales et
collégiales : archidiacre, doyen ou président du cha-
pitre, archiprètre, primicier, etc.. Cette réserve géné-
rale est une innovation du Code; avant lui. seule la
première dignité était réservée. Cf. IVe règle de Chan-
cellerie; Reitïenstucl, Jus canon icum universum,\. III,
tit. v.
e) Tous les bénéfices, même comportant charge
d'âmes, qui viendront à vaquer par la mort, la promo-
tion, la renonciati ni la translation soit des cardi-
naux, soit des légats, soit des officiers supérieurs de la
curie romaine, soit enfin de tous ceux qui étaient de la
famille du pape (camériers, prélats domestiques), même
à titre honorifique, au moment de la vacance du béné-
fice qu'ils occupaient.
d) Les bénéfices, même situés en dehors de la curie
romaine, dont les titulaires mourront dans Rome, soit
qu'ils y soient venus traiter une affaire, soit qu'ils y
fassent un pèlerinage de dévotion. C'est la plus an-
cienne réserve du Corpus juris.
e) Les bénéfices dont la collation a été invalide pour
vice de simonie. Cette réserve revêt un caractère
pénal.
f ) Enfin, tous les bénéfices sur lesquels le souverain
pontife a « mis la main », c'est-à-dire à propos desquels
il a eu à intervenir par lui-même ou par son délégué
selon un des modes suivants : soit qu'il ait eu à déclarer
nulle l'élection au dit bénéfice; soit qu'il ait interdit
aux électeurs de procéder à l'élection; soit qu'il ait
accepté lui-même la renonciation du titulaire ou qu'il
ait promu, transféré ce titulaire à un autre poste; soit
qu'il l'ait privé de son bénéfice; soit enfin qu'il lui ait
donné un bénéfice en commende.
Il est entendu que, dans tous les cas ci-dessus énu-
mérés, la réserve ne joue pas, sauf déclaration expresse,
s'il s'agit de bénéfices manuels, c'est-à-dire amo-
vibles ou révocables ad nutum, Can. 1 135, § 2.
En résume, la législation actuelle concernant la
réserve demeure comme un souvenir de dispositions
canoniques autrefois beaucoup plus strictes, bien que
déjà considérablement adoucies par le droit concorda-
taire. Ce qui en subsiste est, en même temps qu'un legs
du passé, un rappel du droit universel du pape sur tous
les bénéfices ecclésiastiques, non moins qu'un témoi-
gnage de la déférence due à sa personne. Si, dans quel-
ques cas, ces réserves sont une source de gène pour les
inférieurs, ceux-ci ne devront pourtant jamais oublier
que le recours au Saint-Siège s'impose sous peine
d'invalidité de la collation du bénéfice. Can. 1434. Nul
doute que la connaissance et l'observation des règles
2447
RÉSERVE. CAS RESERVES, ORIGINE
2448
établies par le Code ne leur fasse éviter un certain
nombre d'actes juridiquement nuls.
II. Les cas réservés. — 1° Généralités. — 1. No-
lion de la réserve. — En matière pénitentielle, la réserve
est l'acte par lequel le supérieur compétent évoque à
son tribunal certains cas (péchés), limitant ainsi le
pouvoir qu'ont les inférieurs d'absoudre. Cette défi-
nit ion, dont les termes essentiels sont empruntés au
canon 893, restitue à la réserve son véritable caractère.
Celle-ci n'est pas, comme certains l'avaient pré-
tendu, par elle-même et principalement une peine; elle
est avant tout une restriction ou limitation de juridic-
tion, qui affecte directement le confesseur et seulement
de façon indirecte le pénitent. Voilà pourquoi les
étrangers sont soumis aux réserves particulières
concernant les péchés, dans le territoire où ils sont de
passage; les confesseurs de ce territoire sont en effet
dépourvus de toute juridiction à l'égard des péchés
réservés dans le diocèse où ils exercent. Corn, interprél.
du Code, 24 novembre 1920, Acla ap. Sedis, t. xn, 1920,
p. 575.
La dénomination de cas réservés est par elle-même
assez vague et se prête en fait à une signification assez
élastique. Chez la plupart des auteurs, moralistes ou
canonistes, elle est synonyme de péchés réservés. Mais,
parce que les péchés peuvent être réservés par eux-
mêmes ou en raison de la censure qui y est annexée,
l'expression a bientôt englobé sous son extension les
censures réservées aussi bien que les péchés réservés.
Cf. Vermeersch-Creusen, Epilome juris canonici, t. n,
n. 175. Le Code lui-même n'ignore pas cette manière de
parler : définissant, au canon 893, la réserve des cas, il
nomme explicitement les censures aussi bien que les
péchés, encore qu'il renvoie aussitôt après au 1. V
pour ce qui concerne la réserve des censures. Dans les
autres canons de ce c. n (1. III, tit. iv), l'appellation de
cas réservés ne vise que les péchés selon le titre
même donné au chapitre : De reservatione peccatorum.
Cf. can. 897, 899 § 3, 900 et 883.
2. Bul de la réserve. — Il est avant tout disciplinaire
et médicinal.
Disciplinaire, en ce sens que la réserve vise à extir-
per des abus; en obligeant les coupables à recourir aux
supérieurs qualifiés pour les absoudre, l'Église a pensé
que ces confesseurs privilégiés seraient plus à même
de juger des moyens les plus aptes à faire disparaître
les fautes en question.
Médicinal aussi, et plutôt préventif que curatif, car
les fidèles s'éloigneront avec plus de soin de péchés dont
ils savent qu'ils obtiendront plus difficilement l'abso-
lution. Le but pénal que certains auteurs veulent
attribuer à la réserve, cf. Tanquerey, Synopsis Iheol.
moralis, De pœnilentia, n. 447, c'est à-dire l'intention
de punir une faute déjà commise, apparaît moins dans
la réserve des péchés que dans celle des censures. Pour
ces dernières, qui sont des peines, la réserve constitue
une aggravation de la punition, four les péchés, la
réserve joue dans un territoire particulier, même si la
faute n'a pas élé commise dans ce territoire ; si la
réserve élail une peine, elle serait injuste, car le délit
n'ayant pas été commis sur le territoire du supérieur
qui a porté la réserve, m par un de ses sujets, il n'aurait
aucun titre à lui infliger une peine. Si donc le législa-
teur a recherché un effet pénal, c'est seulement in
obliquo; son intention a été avant tout d'évoquer à un
tribunal, supérieur à celui qui fonctionne d'ordinaire,
les cas les plus graves et Les plus pernicieux pour les
faire disparaître le plus sûrement et le plus rapide-
ment possible.
3. Division des cas réservés. - l.es cas réservés
peuvent l'être soit au souverain pontife, soit aux
Ordinaires (évêques ou supérieurs religieux).
Quant au mode, les cas peuvent réservés de quatre
façons : a) en raison du péché lui-même et sans cen-
sure, ralionc sui et sine censura, par exemple le péché du
prêtre qui absout indûment les partisans del' «Action
française » ; b) en raison du péché et avec censure, ratione
sui et cum censura, par exemple la fausse dénonciation
d'un confesseur, outre qu'elle est un péché réservé au
Saint-Siège, est encoi e frappée d'une excommunication
spécialement réservée au même Saint-Siège, can. 893,
2303; c) ratione censurée, en raison seulement de la
censure, c'est-à-dire lorsqu'un péché est frappé d'une
censure qui empêche la réception des sacrements
(excommunication et interdit personnel), « la réserve
de la censure, dit le canon 2246, § 3, implique la
réserve du péché auquel elle est annexée ». La réserve
n'atteint donc le péché qu'indirectement et seulement
par l'intermédiaire de la censure; parce que celle-ci
(excommunication, interdit personnel) empêche le
coupable de recevoir l'absolution et que cette barrière
ne peut être enlevée que par un supérieur compétent,
le péché se trouve lié indirectement; e) enfin un péché
peut être frappé d'une censure même réservée, mais
qui n'empêche pas la réception des sacrements. Dans
ce cas, le péché pourra être absous par tout confesseur
muni de pouvoirs ordinaires, la censure seule subsis-
tant, firma censura, dit le canon 2250 ; si cette censure
est réservée, il faudra recourir, pour la faire lever, au
supérieur compétent ou à un confesseur privilégié.
On peut voir, d'après cette division, que la réserve
des péchés et celle des censures, bien que pouvant por-
ter sur un seul et même objet, jouent cependant d'une
façon différente.
L'une et l'autre ont leurs conditions particulières et
suivent leurs lois propres. Voilà pourquoi, pour plus de
clarté, nous parlerons successivement des péchés réser-
vés (ratione sui), puis des censures réservées, ainsi que
fait le Code; si les deux réserves atteignent la même
faute, on appliquera les règles formulées pour l'une et
l'autre. Faute d'avoir fait cette distinction, et pour
avoir voulu appliquer au péché des notions qui ne conve-
naient qu'à la censure, beaucoup de moralistes ont
confondu les conditions requises pour qu'un péché
(commis) tombe sous la réserve, avec les conditions
imposées par le Code pour qu'un péché puisse être
réservé dans le droit particulier (anle (actum et spécu-
lative loquendo ) .
2° Péchés réservés. — 1. Aperçu historique. — Nous
laisserons de côté les affirmations de ceux qui ne vou-
draient voir dans la réserve des péchés, qu'une phase
de la lutte entre les curés et les évêques, ceux-ci sous-
trayant certaines fautes à la juridiction des curés, afin
de mieux affirmer la prédominance de leur ancien
pouvoir épiscopal . La réalité apparaît tout autre si l'on
veut bien se rappeler que le pouvoir des curés et des
autres prêtres relativement à l'absolution des péchés
dérive des concessions épiscopales: l'évêque fut origi-
nairement le premier confesseur de son diocèse et même
durant quelque temps l'unique ministre de l'absolution.
Lorsqu'il communiqua aux prêtres chargés des églises
ou des paroisses, ses pouvoirs de juridiction, il était
tout naturel qu'il n'inclût pas dans cette communica-
tion la faculté d'absoudre certaines fautes particuliè-
rement graves et scandaleuses, dont l'amendement
intéressait le bien public.
S'il faut en croire l'historien Socrates, llisl. ceci., 1. Y,
c. xix, P. G., t. lxvii, col. 614, dès le temps de la per-
sécution de Dèce, les évêques établirent dans leurs
églises des prêtres pénitenciers pour recevoir la confes-
sion et imposer la pénitence aux apostats qui furent
nombreux en ce temps.
Mais, quel (pie fût le rôle de ces prêtres « péniten-
ciers », la pénitence publique fut, durant les cinq ou
six premiers siècles, administrée exclusivement par les
évêques ou par les prêtres qu'ils déléguaient à cet effet
2449
RÉSERVE. CAS RÉSERVÉS, ORIGINE
2450
durant leur absence ou durant leurs maladies. Voir
art. Pénitence, t. xii. col. 796 sq., 801-809, et passim.
Lorsque la pénitence publique tomba en désuétude,
l'évèquc continua à se réserver l'absolution des crimes
particulièrement énormes, surtout s'ils avaient été
publics et avaient fait scandale : Presbyleri de ignolis
causis, episcopi de notis excommun icare est, ne episcopi
vilescat potestas, dit le IIe concile de Limoges (1031).
Hefele-Leclercq, Hist. des conciles, t. iv b, p. 958. La
peur de laisser s'avilir leur autorité porta souvent les
évêques à multiplier à l'excès les réserves. L'abus était
particulièrement criant dans certains ordres religieux,
au témoignage de Benoît XIV : cum sœculi x 7 initia
nimium excreveril casuum reservatio, cl prœlerea abbales
Curlhusienses eousque devencrinl, ul omnia suorum sub-
diiorum peccala gravia sibi reservaverirL De simodo
diceces., 1. V, c. v, n. 2.
Les iéserves épiscopales apparaissent moins dans
l'histoire comme une diminution du pouvoir apparte-
nant aux prêtres, que comme un reste de l'ancienne dis-
cipline qui réservait à l'évèque la réconciliation des
pénitents.
Pour les réserves pontificales, la question se pose de
façon un peu différente. D'après le sentiment de
Benoit XIV, c'est dès le ixe siècle que l'on envoyait a
Borne les grands pécheurs, les homicides en particulier,
pour qu'ils fussent absous par le pape; on les munis-
sait à cet effet de lettres indiquant leurs méfaits; par-
fins même le prêtre-confesseur allait lui-même à Borne
pour mettre le Saint-Siège au courant du cas, De sijnodo
diceces., 1. V, c. iv, n. 3. Il semble qu'au début on ne
distingua pas les cas réservés aux évêques et les cas
réservés au pape.
C'est vers le même temps que l'on voit des évêques
envoyer eux-mêmes des pénitents à Borne pour y rece-
voir l'absolution; celte manière de procéder était consi-
dérée soit comme une aggravation de la peine, soit
comme une pénitence supplémentaire qui devait
rendre le coupable plus digne d'indulgence, soit enfin
comme un moyen de partager les responsabilités sur
les conditions à imposer pour l'absolution. Le bruit
s'étant ainsi répandu que le pape accordait la remise
de fautes graves et même d.e crimes énormes, il est
probable que, plus d'une fois, certains pénitents s'en
allèrent spontanément à Borne chercher, avec une
absolution assurée, peut-être des conditions plus aisées.
Le concile de Seligenstadt (1023) le constate déjà en
son 18e canon : « Beaucoup sont assez insensés pour
refuser la pénitence imposée à la suite de leurs fautes
capitales, et préfèrent aller à Borne dans l'espérance
que l'Apostolique (le pape) leur pardonnera toutes leurs
fautes. Le concile ordonne d'accomplir d'abord la
pénitence imposée; ils iront ensuite à Borne, s'ils le
veulent, avec une lettre de leur évêque. » Hefele-
Leclercq, op. cit., t. iv, 2e part., p. 924. Le concile de
Limoges (1031) estime blâmable ce procédé.et se plaint
de ce que de grands coupables, excommuniés, soient
allés se faire absoudre à Borne en contrebande! Sans
doute le pape répondit-il en se plaignant à son tour de
n'avoir pas été averti et d'avoir été trompé; c'est
pourquoi le concile décida que les pénitents n'iraient
pas se faire absoudre à Borne sans avoir prévenu leurs
évêques, mais que ceux-ci à leur tour avertiraient le
pape : Nam, inconsulto episcopo suo, ab Aposlolico
pœnitentiam et absolulionem nemini acciperc liect. Har-
douin, Conciliorum collectio, t. vi, col. 891. Cf. Hefele-
Leclercq, op. cit., t. iv, 2e partie, p. 959. Voir aussi
l'art. Pénitence, col. 895-899.
Jusqu'ici et dans beaucoup de textes semblables,
même d'époque postérieure, on voit que ce sont les
évêques qui envoient à Borne les coupables chargés
des crimes les plus énormes, ou bien ce sont les péni-
tents eux-mêmes qui s'en vont trouver le pape pour
recevoir de lui l'absolution. Cf. Thomassin, Ane.
et nouv. discipline, Ire partie, I. II, c. xm, n. 6-10. Mais
ce n'est pas la réserve papale proprement dite, c'est-à-
dire révocation faite par le souverain pontife de cer-
tains cas à son tribunal, avec limitation de la juridiction
des inférieurs. Nul doute cependant que ces recours à
Borne dans les cas graves ou difficiles n'aient servi de
fondement aux réservations pontificales dont on voit
des exemples dès le xue siècle.
Le premier texte officiel et certain en ce sens est le
fameux canon 15 du IIe concile du Latran (1139), qui
passa dans le Décret de Gratien, caus. XVIII, q. iv,
c. 28 : Item placuit ul si quis, suadente diabolo, hujus
sacrilegii reatum incurril, quod in clericum vel mona-
chum violentas manus injecerit, anathematis vinculo sub-
jaceat : et nullus episcoporum illum prœsumat absoloere,
nisi mortis urgente periculo, donec aposlolico conspeclui
prœsenlelur, et ejus mandalum suscipiat... C'est, à
quelques mots près (moins le urgente mortis periculo),
le texte même du canon 10 du concile de Clermont
de 11 30, repris pai le concile deBeimsde 1131 (can. 13).
Cf. Hefele-Leclercq, op. cil., t. v a, p. 698-699; 730-
731. Quelques années après, un concile de Londres
(1143) réservait également au pape l'absolution de
ceux qui useraient de violence envers les églises, les
cimetières et les clercs. Hardouin, Conc. collectio,
t. vi b, col. 1233.
On peut noter que, jusque là, ce qui était visé par la
réserve, c'était peut-être moins le péché en lui-même
que le délit contre l'ordre social de l'Église et l'excom-
munication encourue. Le principe cependant était
posé : le pape s'était réservé à lui-même l'absolution de
certains cas. Le nombre de ces cas s'augmenta aux
siècles suivants, à tel point que certains conciles et les
assemblées du clergé du x\i° siècle demandèrent au
pape de rendre aux évêques les pouvoirs d'absoudre de
l'hérésie et de réconcilier les hérétiques nombreux en
France à cette époque. Thomassin, op. cit., Ir« part.,
1. II, c. xm, n. 8.
Pour rencontrer une réserve du péché pour lui-même,
a l'exclusion d'une censure, il faut attendre la lin du
xvi« siècle. Sixte V, par la bulle Sanclum et salutare,
5 janvier 1589, s'était réservé l'absolution du péché de
simonie commis dans la promotion aux ordres. La
réserve fut rapportée par Clément VIII, 28 février
1596, dans la bulle Romanum Pontificem. Ce n'est qu'au
milieu du xviii« siècle que Benoît XIV frappa de
réserve le péché des personnes qui accusent fausse-
ment un confesseur du crime de sollicitation, bulle
Sacramenlum psenitentiee, 1er juin 1741, réserve qui
subsiste encore aujourd'hui. La S. l'énitencerie y a
ajouté le 16 novembre 1928 le péché des confesseurs
qui absolvent indûment les partisans obstinés de
1' « Action française ».
Signalons enfin qu'une instruction du Saint-Office,
en date du 13 juillet 1916, est venue modérer les
conditions dans lesquelles les Ordinaires peuvent se
réserver des péchés. Les règles et dispositions conte-
nues dans ce document sont passées à peu près inté-
gralement dans le Code.
2. Auteur de la réserve. — Le pouvoir qu'ont les chefs
de l'Église (le limiter la juridiction pénitentielle de
leurs prêtres, en ne leur accordant pas le droit d'ab-
soudre certaines fautes, ne saurait faire l'objet d'aucun
doute. Le concile de Trente s'est exprimé clairement
sur ce point, sess. xiv, c. 7, Denz.-Bannw., n. 903. Il a
même défini comme de foi le droit de réserve des
évêques : Si quis dixeril episcopos non habere jus
reservandi sibi casus, nisi quand cxtvrnam politiam,
atque ideo casuum reservationem non prohibere que-
minus sacerdos a reservatis vere absolvat, A. .S'. Ibid.,
can. 11, Denz.-Bannw., n. 912.
Le Code spécifie que « ceux qui dans l'Église ont le
2 S ."» I
RÉSERVE. CAS RÉSERVÉS, ÉNUMÉRATION
2452
pouvoir ordinaire d'accorder la juridiction pour en-
tendre les confessions ou celui de porter des censures,
peuvent aussi, sauf disposition contraire du droit, se
réserver à eux-mêmes le jugement de certains cas ».
Can. 893. Il s'ensuit que le souverain pontife a pouvoir
de réserver des péchés pour l'Église universelle; nous
verrons qu'il n'use de ce droit que d'une façon très
discrète. Au dessous du pape, les Ordinaires, au sens
le plus large du mot, cf. can. 198, jouissent du même
pouvoir mais seulement dans le ressort de leurs juri-
dictions respectives; le vicaire capitulaire. ainsi que
le vicaire général non muni d'un mandat spécial, sont
cependant formellement exceptés.
Quant aux Ordinaires religieux, le canon 89(> pré-
cise (à rencontre de l'ancienne discipline et de la
doctrine communément admise avant le Code), que,
dans une religion cléricale exempte, seul le supérieur
général, et, dans les monastères indépendants (sui
juris), l'abbé seul peuvent, de l'avis de leur conseil,
réserver les péchés de ceux qui sont leurs sujets.
Encore est-il que l'efficacité de cette réserve est limi-
tée par les dispositions des canons 518 et 519 : le droit
actuel oblige chaque maison cléricale exempte à possé-
der plusieurs confesseurs munis du pouvoir d'absoudre
des péchés réservés dans la religion; de plus, tout
confesseur approuvé par l'Ordinaire peut, sans pou-
voirs spéciaux, absoudre tout religieux qui s'adresse à
lui, même des péchés ou censures réservés dans l'ins-
titut auquel appartient ce religieux.
Aux Ordinaires des lieux, comme aux supérieurs
religieux, le Code donne des règles de sagesse el de
discrétion quant à la réserve des péchés. Il va de soi
que cette réserve devra toujours avoir caractère
impersonnel, ne limitant pas les pouvoirs de tel ou tel
individu, sinon elle serait odieuse. De plus, les Ordi-
naires ne l'établiront qu'après avoir discuté la ques-
tion en synode; s'ils prennent cette mesure hors sy-
node, ils prendront l'avis du chapitre et de quelques
prêtres des plus prudents et des plus appréciés parmi
ceux qui ont charge d'âmes. Cette consultation faite,
ils ne porteront la réserve que si elle apparaît comme
nécessaire ou utile. Can. 895-896,
3. Péchés réservés au Saint-Siège. — a) D'après le
droit général, un seul péché est, pour lui-même et
indépendamment de la censure qui y est annexée,
réservé au Souverain Pontife : c'est la dénonciation
mensongère par laquelle on accuse, auprès des juges
ecclésiastiques, du crime de sollicitation ad turpia, un
prêtre innocent. Can. 891.
Cette discipline ayant été maintenue sans modifi-
cation depuis son instauration par Benoît XIV
(1er juin 1741), c'est à la constitution de ce pape qu'il
faudra se reporter pour interpréter le droit actuel.
D'après ce document (Sacramentum pssnitentise), il
n'rsl pas nécessaire, pour (pie la réserve soit encourue.
que l'accusation soit portée par le dénonciateur lui-
même devant les juges ecclésiastiques; le texte vise
également ceux qui dénoncent par intermédiaire : vel
scelestr procurando ut ab aliis (denunciatio ) fiât. .Mais
cette dénonciation elle-même devra revêtir certaines
formes : elle devra être laite à un juge ecclésiastique
qualifié pour mener une enquête de ce genre et dans
une l'orme qui puisse servir de base à une action judi-
ciaire. En l'espèce, sont qualifiés pour recevoir une
telle dénonciation : le Saint-Office, l'Ordinaire du lieu
ou son d'.ltgu; (chanceliii vicaire forain, cuii disign:
à celte lin; ceux-ci doivent sur-le-champ consigner par
écrit la dénonciation, si elle est faite de vive voix, et
la transmettre à l'Ordinaire, can. 1936). Cf. Inslr.
S. OJlcii, 20 lévrier 1866, '2<> juillet 189(1, (lasparri.
Fontes fur. can., t. iv, n. 990, 1123. Il n'y aurait donc
pas de réserve, si l'affaire étail portée devant des laïcs
OU devant un piètre non délégué par l'Ordinaire. OU
même devant l'Ordinaire par lettre anonyme ou à
titre de simple relation privée. En aucune circons-
tance cette dénonciation ne saurait être considérée
comme une accusation (au sens juridique du mot) ou
action criminelle; celle-ci ne saurait être admise de la
part de personnes privées : le droit la réserve au seul
promoteur de la justice. Can. 1934. Mais la dénon-
ciation pourra servir de prétexte à une enquête, d'où
pourra sortir une accusation criminelle soulevée par
le ministère public.
Péché réservé ralione sui, la fausse dénonciation est
en outre frappée ipso facto d'une excommunication
spécialement réservée au Saint-Siège. Can. 23(i3. Cette
dernière sanction est une nouveauté ajoutée par le
droit du Code. A noter que l'ignorance, assez faci-
lement concevable, de cette censure, en excuserait
conformément aux règles du canon 2229, mais cette
ignorance ne supprimerait nullement la réserve du
péché. D'autre part, la censure une fois encourue, sa
réserve ne cesserait pas dans les cas où, aux termes
du canon 900, cesse la réserve du péché. Commission
d'interprétation, 10 novembre 1925, Acla a p. Sedis,
t. xvii, p. 583.
b) Outre cette réserve de droit général, une seconde
réserve de caractère tout spécial et qui intéresse sur-
tout la France, a été portée le 16 novembre 1928 par
la S. Pénitencerie, sur l'ordre exprès du souverain
pontife, qui a approuvé et confirmé l'acte. Cette
réservation vise à briser l'acoutumace de certains
confesseurs qui, au mépris des instructions et décla-
rations du Saint-Siège, continuent à absoudre les
adhérents obstinés et impénitents de l'Action fran-
çaise. Voici le texte de cet important document qui
fait date dans l'histoire de la réserve par les dispo-
sitions singulières qu'il contient.
Etsi serio dubitari nequeat, post iteratas Sacra; Pa-ni"
tentiariae apostolicae resolutiones et declarationcs circa
damnatam in Gall a factionem vulgo l'Action Française,
qnin mortaliter peccent confessarii sacramentalem absolu-
tionem impertientes hu.jus factionis sociis aut quomodo-
curuque eidemactu adhaerentibus, nisi antea cam, ex animo
penitus repudiaverint; non desunt tamen ibidem sacerdotes
qui, uti ex certis fontibus constat, propria; conscient ia>
fucum facientes, tam gravi facinore sese fœdare non verean-
tur.
Ad horum, ne pereant, pervicaciam [rangendam, cuin
liortamenta, monita, mina? niliil profeccrint, hancta Sedes,
ecclesiastica' disciplina1 custos et vindex, ad remédia gra-
viora manus apponere, a-gre quidem sed necessario com-
pellitur.
Quare de expresso Ssmi Domini Nostri mandata coque
adprobante et confirmante. Sacra Psenitentiarla statirit ac
decemit peccatum confessariorum sacramentaliter absol-
ventium quos quomodocumque noverint factioni « L'Action
française » actu adhérentes quique ab ipsis. uti tenentur,
nioniti, ab ea se retrahere renuant, Sanctse apostolica: Scdi
reservari.
Hujus réservations ea vis est ut in illis quoque casibus,
in quitus jùxta canonicas dispositions quaevis reservatio
cessât, omis adluic remaneat pra'dictis sacerdotibus ad
S. Pœnitentiariam recurrendi, sub pœna exconinninicationis
specialiter Sanctse Sedi réservât», intra mensem a die
obtentse sacramentalis absolutionis, vel postquam conva-
luerint si a'groti, et standi ejus mandatis. .le. a u.p. .S<<h ,
1928, t. xx, p. 398-399.
Le document se termine par une recommandation
pressante, adressée aux Ordinaires et supérieurs reli-
gieux, de porter aussitôt ce décret à la connaissance
de leurs prêtres, afin qu'ils ne puissent alléguer de
leur ignorance.
faisons simplement les remarques suivantes : a. Le
péché ici visé, et la réserve dont il est frappé, n'est
lias le péché des partisans de l'Action française, mais
le péché des confesseurs qui coopèrent formelle ment à
leur révolte <n les absolvant indûment. — b. Pour que
cette coopération existe, il faut que le confesseur sache
l\:>:\
RESERVE. CAS RESERVES, ABSOLUTION
2^5
que son pénitent est présentement (acla) adhérent à
la faction condamnée (par exemple par le versement
d'une cotisation, la lecture assidue du journal, la
diffusion de tracts, l'attache obstinée aux erreurs du
parti, la révolte contra l'autorité ecclésiastique); peu
importe le mode par lequel le confesseur aura acquis
cette connaissance, quomodocumque noverit : il arrive
en effet que des partisans de l'Action française ne
s'accusent pas de leur révolte contre l'Église; si le
confesseur en a connaissance par ailleurs, ou si le
pénitent en fait spontanément l'aveu, le prêtre devra
avertir le coupable (au besoin l'interroger) et lui
demander de quitter le groupement condamné. S'il
refuse, il y a obligation de refuser l'absolution, sous
peine de péché grave et d'encourir la réserve. — c. La
réserve alîecte le péché lui-même, sans qu'il y ait
d'ailleurs censure; l'absolution ou le pouvoir d'ab-
soudre devra être donné par la Pénitencerie, tout
comme dans le cas prévu au canon 894. — d. Telle
est la force de cette réserve que, même dans le cas où,
en vertu des dispositions du droit général, toute réserve
cesse (danger de mort, canon 882, cas prévus au
canon 900), lorsque l'absolution de ce péché a été
donnée, il reste l'obligation de recourir à la S. Péni-
tencerie dans le mois utile qui suit l'absolution ou la
guérison, s'il s'agit d'un malade. Ce régime imposé à
l'absolution du péché réservé est unique; il ressemble
au recours imposé après l'absolution, donnée en dan-
ger de mort, des censures ab homine ou très spécia-
lement réservée au Saint-Siège. Cf. can. 2252. Il y a
cependant cette différence que le recours n'est pas
imposé ici sous peine de réincidence (pour le péché
c'est impossible), mais sous peine d'une excommuni-
cation spécialement (speciali modo) réservée au Saint-
Siège. — e. Ce recours est imposé aux prêtres délin-
quants eux-mêmes (prxdictis sacerdotibus) qui ont été
absous dans cas urgents. Toutefois, il est admis (par
analogie aux dispositions du canon 2254) que le
pénitent peut faire ce recours aussi bien par lettre
que de vive voix et par l'intermédiaire du confesseur,
per epistolam et confessarium.
4. Péchés réservés aux Ordinaires. — Nous avons dit
quels étaient les Ordinaires compétents. Les cas qu'ils
se réservent ne peuvent l'être que de droit particulier
et dans les limites de leur juridiction. Le Code, repre-
nant les termes de l'Instruction du Saint-Office de
juillet 191G, édicté des règles précises auxquelles tous
les Ordinaires devront se conformer quant au nombre
et à la nature des cas réservés, non moins qu'à la durée
de la réserve.
a) Pour le nombre des péchés à réserver dans cha-
que diocèse ou institut religieux, le canon 897 spécifie
que les cas seront très peu nombreux, trois ou quatre
au plus.
b) Ces cas seront choisis parmi les crimes les plus
graves et les plus atroces et seront spécifiquement
déterminés; ces crimes seront des abus existants,
assez fréquents ou du moins risquant de le devenir,
et dont on espère, par ce moyen, enrayer la multipli-
cation; on s'abstiendra donc de réserver, comme on
le fit dans certains statuts diocésains du xixe siècle,
des crimes à peu près inexistants, possibles ou même
simplement imaginaires. Ces péchés devront être
extérieurs et non purement internes. Ce ne seront pas
non plus de ceux qui sont inhérents à l'humaine fai-
blesse, mais ils devront revêtir une malice spéciale qui
postule la réserve. Leur détermination se fera non
seulement par l'énoncé du genre (par exemple : adul-
tère, concubinage, inceste), mais par la désignation de
l'espèce, même de l'espèce infime (par exemple :
inceste à tel degré), si c'est cette espèce que l'on veut
atteindre.
c) La réserve ne durera qu'autant qu'il est néces-
DICT. DE THÉOL. CATHOL.
saire pour l'extirpation d'un vice public, invétéré; ouïe
l'établissement de la discipline ecclésiastique ébranlée.
Le canon 898 énumère deux catégories de fautes
qui sont exclues de la réserve permise aux Ordinaires :
1) Ceux-ci devront s'abstenir totalement de sou-
mettre à leur réserve des cas déjà réservés au Saint-
Siège, soit en eux-mêmes, soit à cause de la censure.
2) Ils auront en outre pour règle générale de ne pas
se réserver des cas déjà frappés, par le droit commun,
d'une censure même non réservée; cela, afin de ne pas
superposer une sanction particulière à une peine de
droit général; mais le mot regulariter indique que des
exceptions sont possibles.
L'efficacité de la réserve gît principalement en deux
points : d'une part dans la difficulté qu'il y a à rece-
voir l'absolution des cas réservés, et d'autre part dans
la publicité donnée à la réserve, afin que nul n'en
ignore le caractère gênant et que par là les fautes
soient moins nombreuses. Le canon 899 recommande
en conséquence aux Ordinaires : 1) de faire connaître
à leurs sujets, par les moyens qu'ils jugeront les plus
aptes, les cas qu'ils auront réservés; 2) ils devront
veiller aussi à ne pas donner à n'importe quel confes-
seur la faculté d'absoudre en tout temps des péchés
ainsi réservés. Il fut un temps où, dans certains dio-
cèses, tous les confesseurs, sans distinction, étaient
munis de pouvoirs relativement aux péchés réservés,
au moins pour un nombre déterminé de cas. Aujour-
d'hui, la volonté du législateur est que l'on fasse un
choix entre les confesseurs, tant pour conserver à la
réserve son efficacité, que pour assurer aux pénitents
des médecins plus expérimentés.
Disons, pour terminer, que les recommandations du
Code ont été suivies docilement. Dans les statuts revi-
sés des divers diocèses ne figurent que peu ou pas de
péchés réservés rationc sui.
5. Absolution des péchés réservés. — Dans les cas
ordinaires, l'absolution des péchés réservés au Saint-
Siège ne peut être donnée que par le pape (celui qui
a porté la réserve ou ses successeurs) agissant en per-
sonne, ce qui est rare, ou, plus habituellement, par
l'organe de la S. Pénitencerie. Ce pouvoir peut être
délégué par le Saint-Siège, soit de façon habituelle,
soit pour un cas particulier. Le Code ne prévoit aucune
délégation générale de ce pouvoir. En revanche, il
prévoit des circonstances où, toute réserve cessant,
même la réserve papale (sauf ce qui a été dit à propos
de l'Action française), tout confesseur se trouve com-
pétent, canons 882 et 900.
Pour les péchés réservés aux Ordinaires, l'absolution
en appartient, en vertu même des dispositions du droit
général : au prélat qui a porté la réserve et à ses
successeurs, à ses vicaires généraux, au vicaire capi-
tulaire durant la vacance, enfin au supérieur qui a
juridiction sur le prélat et ses sujets.
Si le Code demande aux Ordinaires de ne pas accor-
der à tous leurs piètres indistinctement le pouvoir
d'absoudre des cas qu'ils se sont réservés, il ne (lit nulle
part que les confesseurs habilités pour cet office doi-
vent être en petit nombre. Ce que veut le législateur,
c'est le choix, c'est-à-dire des confesseurs qualifiés. Au
nombre de ceux-ci. le Code désigne, comme ayant ipso
jure pouvoir ordinaire sur les péchés réservés, le cha-
noine pénitencier prévu par le canon 401. Il veut en
outre que le même pouvoir d'absoudre soit accordé
habituellement aux vicaires forains (appelés aussi :
doyens, archiprêtres, plébains), placés à la tète d'un
district du diocèse; ceux dont les districts sont plus
éloignés de la ville épiscopale devront en outre rece-
voir la faculté de déléguer ce pouvoir d'absoudre, non
pas de façon habituelle ou pour un nombre de cas, mais
loties quoties aux confesseurs (curés, vicaires, aumô-
niers) qui recourraient a eux dans les cas urgents.
T. — XIII. 78.
2455
RÉSERVE. CAS RÉSERVÉS, ABSOLUTION
2456
Enfin, le législateur a pris la précaution de déléguer
ipso jure le pouvoir d'absoudre des péchés réserves
(sans censure) par les Ordinaires à certains confesseurs
dans des circonstances déterminées.
a. De ce nombre sont d'abord les curés, durant tout
le temps accordé pour l'accomplissement du devoir
pascal. Par curés, il faut entendre également, aux
termes mêmes du canon 899, tous ceux qui leur sont
juridiquement assimilés, c'est-à-dire : les quasi-cures
dans les territoires de mission et tous les vicaires
paroissiaux qui ont plein pouvoir (vicaire-curé, éco-
nome, substitut, coadjuteur s'il supplée en tout le curé,
mais non les vicaires coopérateurs, c'est-à-dire ceux
que nous appelons ordinairement en France les vicaires
tout court). Ce pouvoir dure autant que le temps
déterminé par le droit général ou étendu par le droit
particulier, pour l'accomplissement du devoir pascal;
il n'est donc pas limité à la seule confession faite en
vue d'accomplir ce devoir, et on peut, au besoin, en
user plusieurs fois pour la même personne, tant que le
temps des Pâques n'est pas clos.
b. Le même pouvoir est encore délégué par le droit
aux missionnaires, durant le temps qu'ils donnent au
peuple les exercices d'une mission. Canon 899, § 3.
Par mission, il ne faut pas seulement entendre les
grandes prédications prévues par le canon 1349 dans
chaque paroisse au moins tous les dix ans; de l'avis de
commentateurs autorisés, tombent aussi sous cette
appellation les retraites fermées ou exercices spirituels
faits en commun. Cf. Capello, De pœnitentia, n. 559;
Vermeersch-Creusen, Epilome jur. can., t. il, n. 180;
il ne semble pas cependant que l'on puisse donner
légitimement le nom de missions à de simples stations
comme celle de l'A vent ou du mois de Marie, cf. Villien,
dans Canoniste conlemp., mai-juin 1920, p. 202. On
admet aussi que non seulement les missionnaires, mais
encore tous les prêtres appelés à leur aide pour enten-
dre les confessions jouissent du pouvoir d'absoudre des
péchés réservés. Ajoutons qu'il n'est pas nécessaire
qu'un fidèle « fasse sa mission », c'est-à-dire en suive
tous les exercices, pour bénéficier d'une faculté qui est
donnée avant tout au missionnaire; un fidèle, appar-
tenant à une paroisse autre que celle où se donnent les
exercices spirituels, pourrait légitimement s'adresser
à ce confesseur privilégié et en recevoir l'absolution.
C'est l'esprit de la loi et l'intention du législateur de
favoriser la libération des fautes plus graves.
6. Cessation de la réserve. — Le but de la réserve sera
suffisamment sauvegardé, même si elle ne joue pas
dans certaines circonstances extraordinaires où il est
urgent de pourvoir à la paix des consciences.
a) Au nombre de ces circonstances, il y a en tout
premier lieu le péril de mort : Tout prêtre, même non
approuvé pour les confessions, fût-il irrégulier, héré-
tique, schismatique, réduit à l'état laïc, dégradé, peut
alors validement et licitement absoudre n'importe
quel pénitent de tous les péchés et de toutes les cen-
sures, quelque réservées ou notoires qu'elles puissent
être, même si un autre prêtre approuvé est présent.
Can. 882. Cette absolution ne vaut que pour le for
interne. Com. d'interprét. du Code, 28 décembre 1927,
Acla ap. Sedis, t. x.\, 1928, p. 61.
Seule l'absolution du complice in peccato turpi serait
illicite, hormis le cas de nécessité; mais elle serait
toujours valide. Can. 881. Nous avons dit ailleurs (pie
le confesseur complice de la révolte d'Action française
serait tenu à un recours à la S. Pénitencerie dans le
mois qui suivrait sa guérison, sous peine d'excommu-
nication.
b) Une autre circonstance extraordinaire, prévue
par le droit, est. le cas d'un voyage en nier (qui ne soit
pas seulement une promenade <>u partie de plaisir),
'toutes les fois que le navire fait escale, les prêtres
qui y sont embarqués, pourvu qu'ils aient reçu le
pouvoir de confesser d'un Ordinaire quelconque (soit
avant leur départ, soit au cours du voyage), peuvent
absoudre validement et licitement, même des cas
réservés à l'Ordinaire du lieu de l'escale, tous les
fidèles qui s'adressent à eux soit à terre, soit sur le
navire. Can. 883, § 2. Ce pouvoir leur est accordé
pour un, deux ou trois jours, si le navire reste aussi
longtemps dans le port, ou si, pour continuer son
voyage, un prêtre devait s'embarquer sur un autre
vaisseau. Mais, après trois jours, ces pouvoirs ne
seraient plus continués si ces prêtres pouvaient faci-
lement aller trouver l'Ordinaire du lieu et se munir
auprès de lui de pouvoirs réguliers. Com. d'interprét.
du Code, 20 mai 1923, Acta ap. Sedis, t. xvi, 1924,
p. 114.
c) En outre, le canon 900 énumère cinq cas dans
lesquels toute réserve, quelle qu'elle soit, cesse et
demeure sans effet. A noter que la cessation de la
réserve ne doit pas s'entendre de la réserve des cen-
sures, mais uniquement de celle des péchés; en
revanche, le texte du canon 900 vise aussi bien les
réserves pontificales que les réserves diocésaines.
Com. d'interprét. du Code, 10 novembre 1925, Acta ap.
Sedis, t. xvn, p. 583. La réserve des péchés est donc
suspendue :
a. En faveur des pénitents malades qui ne peuvent
sortir de leur maison. Les alités ne sont donc pas les
seuls à jouir de cette faculté, mais tous ceux que la
vieillesse, une infirmité, une blessure, un accident
empêchent d'aller trouver un confesseur qualifié; le
fait pour eux de se lever ou même de faire quelques pas
dans le jardin ne leur enlève pas le bénéfice accordé
par le droit. Quelques auteurs étendent ce bénéfice
même aux prisonniers, Capello, De pœnitentia, n. 552;
c'est une interprétation qui n'est pas contre l'esprit de
la loi. Cf. Clayes-Simenon, Manuale jur. can., t. n,
n, 145. Ce qui est certain, c'est que les religieux mala-
des peuvent profiter de cette disposition favorable de
la loi, même si dans la maison se trouvent des confes-
seurs privilégiés.
b. Les fiancés qui se confessent en vue de leur ma-
riage; il n'est pas nécessaire qu'ils soient unis par des
fiançailles canoniques.
c. Toutes les fois que le supérieur compétent a refusé
les pouvoirs nécessaires pour absoudre d'un cas déter-
miné; par supérieur compétent, il faut entendre, en
l'espèce, quiconque a pouvoir ordinaire ou délégué
pour absoudre ou donner le pouvoir d'absoudre des cas
réservés : si, par exemple, ce pouvoir a été demandé au
vicaire forain (doyen) dont la délégation est prévue
par le canon 899 et que celui-ci, à tort ou à raison, l'ait
refusée, alors qu'il avait qualité pour l'accorder, il n'y
a aucune obligation de recourir à l'Ordinaire. Cette
disposition du Code, qui, à première vue, paraît extra-
ordinaire, n'est pourtant que l'extension aux cas épis-
copaux d'une législation appliquée depuis le xvne siè-
cle aux cas réservés par les supérieurs religieux.
Urbain VIII, confirmant le 21 septembre 1624 un
décret de Clément VII (2G mai 1593) concernant les
cas réservés des réguliers, y ajouta cette déclaration :
Ut si hujusmodi regularium confessariis casus alicujus
rescrvali facilitaient petentibus superior darc noluerit,
possunt tamen confessarii il la vice pœnitcnles reyulares,
ctiam non obtenta facultate a superiore, absolvere.
Bizzarri, Colleclanea, p. 24(5-247. Le motif invoqué est
tpie la réserve ne doit pas tourner à la perte des âmes;
et, dans le cas. le confesseur qui demande la faculté
d'absoudre est mieux placé que le supérieur pour juger
des dispositions intimes du pénitent.
d. La réserve cesse encore, si, au jugement prudent
i\u confesseur, le recours constituait un danger de
violation du secret sacramentel, ou même simplement
2457
RÉSERVE. IGNORANCE ET RÉSERVE
2458
un grave inconvénient pour le pénitent. Le péril de
violer le secret sacramentel existera si, vu les circons-
tances, il est à craindre que le supérieur auquel on
devra recourir (et cela suppose qu'il n'y en a pas
d'autre à portée) ne découvre l'identité du pénitent.
Mais il va de soi que le pénitent ne saurait arguer de la
violation du secret si lui-même allait trouver le
confesseur privilégié et par là s'exposait à des soup-
çons. Il faudrait voir alors si, dans ce cas, cette dé-
marche constituait pour lui le grave incommodum dont
nous allons parler; car on ne pourrait faire au pénitent
une obligation de recourir, le simple confesseur se
trouvant compétent dans de telles conjonctures.
L'appréciation du grave dommage ou du lourd incon-
vénient, laissée au jugement du confesseur, sera par-
fois chose assez délicate : il y aura lieu de tenir
compte des circonstances ambiantes aussi bien que des
dispositions du pénitent. Le grave inconvénient sera
facilement réalisé dans les conjonctures suivantes : par
exemple dans le cas d'une confession faite au moment
d'un départ pour un lointain voyage, à la veille d'une
fête où le pénitent a coutume de communier et ne
pourrait s'abstenir sans danger d'infamie ou de scan-
dale; s'il y aune difficulté particulière pour le pénitent
à revenir trouver son confesseur, ou s'il lui est vrai-
ment dur de rester en état de péché mortel (dans cer-
tains cas trois jours, un jour ou même moins, selon
l'état d'âme).
Une cause suffisante serait aussi, semble-t-il, le dom-
mage spirituel du pénitent : si l'on redoute que le fait
de différer l'absolution l'indisposera au point qu'il
s'éloigne irrité et ne revienne plus. A noter encore que
le recours au supérieur compétent sera jugé très diffi-
cile et même moralement impossible toutes les fois
qu'il ne pourra être fait par les voies ordinaires, c'est-
à-dire de vive voix ou par lettre. L'emploi du télé-
graphe, téléphone (dont d'ailleurs il ne faut user qu'avec
les précautions requises) n'est jamais obligatoire.
e. Enfin, la réserve étant territoriale, elle cesse hors
du territoire de celui qui l'a portée, même si le péni-
tent en est sorti aux fins de recevoir l'absolution. Il
semble que cette disposition législative n'intéresse pas
le péché réservé ralione sui au Saint Siège, car la
juridiction du souverain pontife est universelle; qu'on
n'oublie pas cependant que, dans sa partie discipli-
naire et sauf indication contraire, le Code ne concerne
que l'Église latine; or aucune déclaration n'est inter-
venue pour étendre à l'Église orientale la réserve des
péchés.
C'est surtout à propos des cas épiscopaux que cette
disposition favorable du Code peut trouver une appli-
cation plus fréquente. Le dernier paragraphe du ca-
non 900 tranche définitivement une controverse
longtemps élevée entre les auteurs sur la validité de
l'absolution obtenue par la sortie du territoire in frau-
dent legis; c'était déjà le sens de l'Instruction du Saint-
Office du 13 juillet 1916, Acta ap. Sedis, t. vin, p. 315,
laquelle allait à rencontre de l'ancienne discipline
remontant à Clément X : la constitution Saperna,
21 juin 1670, statuait que l'absolution devait être
refusée aux pénitents qui venaient se confesser hors
de leur diocèse pour esquiver la réserve. Mais il va
de soi qu'aujourd'hui encore, le même péché ne devra
pas être réservé dans le territoire où se rend le péni-
tent, car alors les confesseurs non privilégiés seraient
dépourvus de juridiction à son égard.
Dans tous les cas ci-dessus énumérés (d'après le
canon 900), la réserve étant sans effet, il est hors de
doute que l'absolution des péchés est directe. Il ne
semble pas, quoi qu'en dise Ferreres, Theol. mor., t. il,
n. G79, que l'on puisse, en dehors de ces cas, absoudre
le pénitent indirectement, en lui enjoignant ensuite
de recourir comme s'il s'agissait de censures. Cf. ca-
non 2254. Le Code fait la distinction entre la réserve
du péché et celle de la censure, canon 893, § 3; si le
pénitent ne se trouve pas dans un des cas où la réserve
cesse véritablement — et ces cas sont assez exten-
sibles ■ — il se trouvera dans la situation de celui qui
n'a à sa disposition aucun confesseur.
7. Ignorance et réserve. ■ — Il nous reste à traiter une
question importante : celle de l'influence del'ignorance
sur la réserve des péchés. Cette réserve des péchés
admet-elle comme excuse l'ignorance ou le bas-âge
(minor œtas) des coupables? Quelle que soit l'opinion
que puissent professer à rencontre certains auteurs de
moins en moins nombreux, il faut répondre négati-
vement à la question posée. La réserve est en effet, de
par sa nature, une limitation de la juridiction du
confesseur; ce n'est qu'indirectement qu'elle a un carac-
tère pénal pour le pénitent, en obligeant à recourir à
un confesseur privilégié qu'il n'a pas toujours à sa
portée; mais ce caractère n'est que secondaire et
l'ignorance ou toute autre cause ne saurait être invo-
quée pour excuser de la réserve comme s'il s'agissait
d'une peine. La chose n'est plus douteuse depuis la
décision de la Commission d'interprétation, 24 no-
vembre 1920, Acta ap. Sedis, t. xn, 1921, p. 575, décla-
rant que les voyageurs, les étrangers de passage dans
un territoire, sont soumis aux réserves de ce territoire;
la plupart d'entre eux cependant ignorent ces réserves.
Le législateur a montré nettement par là le caractère
qu'il entend donner à la réserve : elle n'est pas tout
d'abord une pénalité pour les délinquants, mais avant
tout une limitation de juridiction, atteignant les
confesseurs eux-mêmes.
On a essayé de faire valoir, en faveur de l'opinion
contraire, le texte de la constitution de Benoît XIV,
Sacramenluni pivnitentiiv, qui, en instituant la réserve
du péché de dénonciation calomnieuse, canon 894,
emploie des termes où apparaît le caractère pénal et
médicinal de la mesure en question; d'où par consé-
quent la possibilité d'admettre l'excuse de l'ignorance.
Il est vrai que les paroles de Benoît XIY peuvent être
interprétées dans le sens indiqué. Mais on voudra bien
remarquer que le Code, qui seul fait loi en matière
pénale, a précisément frappé la fausse dénonciation
d'une double réserve, celle du péché ratione sui et celle
de l'excommunication qu'il y a ajoutée. Canon 2303. Si
donc l'ignorance peut servir d'excuse à l'existence de
la censure, can. 2229, elle ne change rien à la réserve
du péché qui a un tout autre caractère. L'opinion
du rédacteur de L'Ami du clergé, 1921, p. 538, 2e col.,
semble s'appuyer surtout sur des auteurs antérieurs
au Code.
Pour les cas épiscopaux, la même règle s'applique
en principe : l'ignorance n'en excuse pas, témoin la
décision de la Commission d'interprétation, 24 no-
vembre 1920, citée plus haut. On lait remarquer, et
très justement, que le législateur particulier pourrait
déclarer, décider que la réserve ne joue pas en cas
d'ignorance de la part du délinquant. Dans cette hypo-
thèse, la connaissance de la réserve serait mise comme
une des conditions préalables de la réserve des cas;
tout de même que le supérieur est libre de décider par
exemple que les impubères ne seront pas soumis à la
réserve des péchés.
Mais ce sont là des dispositions particulières de la
volonté du législateur; leur existence doit être mani-
festée au moins implicitement (par exemple si un
Ordinaire ou un prélat faisait enseigner ou laissait
enseigner cette doctrine dans son grand séminaire);
elles ne contredisent d'ailleurs en rien les principes
généraux du droit en matière d'ignorance et de réserve
des péchés. I lormis ces cas, il reste vrai que l'ignorance
n'excuse pas de la réserve et il semble qu'on ne puisse
plus tenir désormais comme probable, même « pour la
2 459
RESERVE. CENSURES RÉSERVÉES
2460
pratique » l'opinion contraire, et que le confesseur,
qui a ainsi absous sans pouvoirs, puisse se tenir tran-
quille même post factum. Cf. l'Ami du Clergé, 1921,
p. 539; Clayes-Siménon, Manuale jur. can., t. n,
n. 145, 5°; Cance, Le Code de droit canonique, t. n,
n. 201. noie 2. On n'oubliera pas d'ailleurs que ceux
qui auraient la présomption d'absoudre, sans juri-
diction spéciale, des péchés réservés, sont suspens
ipso facto ab audiendis confessionibus. Canon 2366.
8. Conclusion. — Les règles de l'actuelle discipline
concernant la réserve, telles que nous venons de les
exposer, montrent assez que cette économie, sans être
tout à l'ait désuète, ainsi qu'on l'a dit, reste secon-
daire et accessoire dans l'Église. Il serait souhaitable
qu'à la place de la réserve des péchés soient introduits
des moyens plus efficaces et moins périlleux, pour la
sauvegarde de la morale et de la discipline. Un de ces
moyens, déjà suggéré par l'Instruction du Saint-Office
de 1916, n. 8, serait la « formation de confesseurs sa-
vants, pieux, prudents, qui dans chaque diocèse se-
raient capables de suggérer des remèdes opportuns
pour l'extirpation des vices les plus courants. Ainsi
seraient évités aux confesseurs et aux pénitents les
ennuis de la réserve, et l'effet souhaité serait obtenu
plus sûrement et plus suavement, avec l'aide de Dieu ».
Acta ap. Sedis, t. vin, p. 315.
Ajoutons qu'à Rome toute réserve diocésaine est
supprimée et que tous les confesseurs ont le pouvoir
d'absoudre des cas réservés par le droit aux Ordinaires.
Cette mesure, qui remonte à un Monitum du cardinal-
vicaire de 1920, est intéressante à noter du point de
vue de l'évolution du droit de réserve.
3° Censures réservées. — 1. En matière de censures,
comme en matière de péchés, la réserve est avant tout
une limitation de juridiction. Elle n'est donc pas, à
strictement parler une peine, mais, comme elle s'ajoute
à une peine (la censure) et qu'elle lui apporte une
notable aggravation, la réserve est de stricte interpré-
tation.
Le canon 2245, § 4, déclare qu'aucune censure latte
sententiœ n'est réservée à moins qu'on ne le dise
expressément, et, en cas de doute, soit de droit, soit de
fait, la réserve n'urge pas.
2. Les censures ab homine, c'est-à-dire portées par
sentence condemnatoire où à titre de précepte particu-
lier, sont toujours et partout réservées, soit à celui qui
les a portées ou infligées, soit à son supérieur, soit à
son successeur ou à son délégué. Quant aux censures
a jure, cf. can. 2217, elles peuvent être non réservées
ou bien réservées soit à l'Ordinaire, soit au Saint-Siège.
On trouvera à l'art. Peines ecclésiastiques, col. 654-
G56, le tableau des censures latve sententiœ, qui sont
réservées de droit général.
Sur la question même de la réserve, nous renvoyons
aux colonnes 644-647 du même article.
3. On peut, à propos de la réserve de la censure,
comme à propos de celle du péché, soulever la question
de V ignorance et de son rôle excusant. Nous ne par-
lerons pas des cas où l'ignorance excuse de la censure
elle-même, canon 2229, mais uniquement de l'influence
qu'elle peut avoir sur la réserve.
a) De lu part du pénitent, il faut voir la qualité et le
degré de son ignorance. S'il sait que telle censure est
réservée au Saint-Siège, mais ignore si elle est simpli-
cités ou speciali modo ou specialissimo modo, son igno-
rance, toute, relative, ne l'excuse pas. S'il connaît la
censure, mais ignore totalement la réserve, quelques
auteurs, trop al tachés, semble-t-il. à une doctrine
qui était de mise avant la promulgation du Code,
cf. S. Alphonse, Theol. mor., I. VI, n. 581 : d'Annibale,
Summula theol. mur.. I. i, n. 345; Ferreres, Compen-
dium theol. mor., t. Il, n. 672, I1!)i;; Lehmkuhl, Theol.
mor., t. n, n. 1109, continuent à maintenir une contro-
verse, en alléguant l'autorité de leurs sources en faveur
de l'inexistence de la réserve dans ce cas. Cependant,
il ne semble plus possible actuellement de soutenir en
théorie que le pénitent n'est pas tenu par la réserve
s'il l'ignore : la réserve atteint directement la juridic-
tion du confesseur; la connaissance ou l'ignorance que
peut en avoir le pénitent n'y change rien. L'opinion
contraire, qui s'attarde à considérer la réserve comme
une peine, n'a, dit Capello, « plus aucun fondement
dans le droit du Code ». De censuris, n. 72. Dès lors,
on ne voit pas pour quelles raisons on donnerait « dans
la pratique » des règles de conduite en opposition avec
ce qu'on appelle « la théorie ». Cf. Cance, Le Code de
droit canonique, t. m, n. 348, note 1. Le législateur
actuel qui a détaillé avec tant de soins les divers degrés
de l'ignorance et leur influence sur l'existence de la
censure, canon 2229, n'a pas dit un mot de l'influence
de cette même ignorance sur la réserve, lorsqu'elle est
le fait du pénitent. Il a d'autre part scrupuleusement
précisé le bénéfice qui peut résulter de l'ignorance du
confesseur en ce point, canon 2247, § 2, mais rien de
plus. Il semble bien dès lors qu'on ne puisse conserver
à l'ignorance une faveur que le droit ne lui reconnaît
plus. L'opinion qui s'attarde à une conception de la
réserve devenue surannée ne paraît plus soutenable
ni spéculativemcnt ni pratiquement, ni en droit ni en
fait. Cf. Clayes-Siménon, Manuale jur. can., t. III,
n. 538.
b) Si l'ignorance est le fait du confesseur, le ca-
non 2247, § 2, par une faveur inconnue de l'ancien
droit, déclare valable l'absolution ainsi donnée, sauf
s'il s'agit d'une censure ab homine ou très spécialement
réservée au Saint-Siège. L'absolution vaudra même si
cette ignorance est « crasse et supine », c'est-à-dire
gravement coupable. Mais dans le cas où le confesseur
aurait la témérité, prœsumpserit — et cette présomp-
tion existerait dans le cas de l'ignorance affectée,
can. 2229, § 1 — il encourrait par le fait même une
excommunication simplement réservée au Saint-Siège.
Can. 2338.
4. Comme pour les péchés réservés, le législateur
veut que les prélats inférieurs au souverain pontife
n'usent de la réserve des censures qu'avec la plus
grande circonspection; et il leur trace des règles très
sages dont ils ne devront pas s'écarter : a) aucune
censure ne sera réservée, à moins que cette mesure
ne soit exigée par la nature particulière des délits qu'il
faut réprimer et par la nécessité de pourvoir à la
défense de la discipline ainsi qu'au bien spirituel des
fidèles, can. 224G; b) si une censure est déjà réservée
au Saint-Siège, l'Ordinaire ne peut porter contre ce
même délit une autre censure à lui réservée.
5. Il est entendu que deux censures, l'excommuni-
cation et l'interdit personnel, canons 2260 et 2275, qui
empêchent de recevoir licitement aucun sacrement,
entraînent par là même la réserve du péché auquel elles
sont annexées. Mais cette réserve porte directement et
immédiatement sur la censure et non sur le péché,
même s'il s'agit de censures réservées par l'Ordinaire :
cette déclaration va à rencontre de la doctrine plus
communément admise avant le Code quant aux cas
épiscopaux. Il en résulte que, présentement, la réserve
du péché ainsi atteint indirectement cesse complè-
tement lorsque la censure n'a pas été encourue pour
une cause quelconque, cf. les canons 2227-2231, ou
qu'elle a été levée par l'absolution.
I). Terminons en notant que les quatre excommuni-
cations très spécialement réservées au Saint-Siège, a
savoir : la profanation des saintes espèces, can. 2320,
la violence exercée sur la personne du souverain pon-
tife, canon 2343, s 1. l'absolution réelle ou feinte du
complice in peccato turpi, can. 2367, la violation di-
recte du secret sacramentel, can. 2369 — vu l'extrême
2461
RESERVE.
RESPECT HEM AIN
2462
gravité des délits frappés — ont été étendues, comme
mesure disciplinaire, à toute l'Église -orientale par
décret du Saint-Office daté du 21 juillet 1934. En
conséquence la juridiction des pasteurs orientaux, à
quelque rite qu'ils appartiennent, se trouve limitée
par l'extension de cette réserve : ils devront, pour
accorder l'absolution de ces censures, recourir à la
S. Pénitencerie pour le for interne, au Saint-Office pour
le for externe. Acta ap. Sedis, t. xxvi, 1934, p. 550.
Voir la liste des ouvrages indiqués à la fin des articles
Causes majeures et Peines ecclésiastiques.
On pourra y ajouter, tant pour l'histoire de la réserve
que pour son interprétation, les ouvrages suivants : Wernz,
.Jus decretalium, t. n, pars 2; Wernz-Vidal, Jus canonicum,
t. il, De personis, Rome, 1923; Vering, Droit canon., trad.
Belet, t. ii, Paris, 1881; Thomassin, Ancienne et nouvelle
discipline de l'Église, trad. André, spécialement t. i et t. m,
Bar-Ie-Duc, 1864; Tanquerey, Synopsis theol. moralis, t. i,
De pxnitentia, Paris, 1930; Gougnard, Le confesseur et les
péchés réservés, dans la Vie diocésaine de Malines, 1924,
p. 609; Ferraris, Prompla bibliotheca, au mot Reservalia
casuum, t. VI, Paris, 1856.
A. Bride.
RESPECT HUMAIN. — I. Notion générale.
II. Le péché de respect humain. III. Le respect
humain à rebours.
I. Notion générale. — Il y a respect humain lors-
qu'un individu, dans une action ou dans une omission,
au lieu d'exprimer pratiquement sa personnalité et
tout ce que celle-ci représente d'idées, de croyances,
d'affection et de sentiments, tient compte de la men-
talité de ceux qui l'entourent et y conforme son atti-
tude personnelle, de façon à éviter le qu'en dira-t-on,
les railleries, les moqueries et les critiques de toutes
sortes.
En l'absence de tierces personnes le respect humain
ne saurait donc exister. Il suppose, on le voit, chez le
sujet qui s'y laisse aller, un sentiment de crainte que
l'on pourrait appeler révérentielle, car la collectivité
ou les témoins jouent, par rapport au sujet en cause,
le rôle d'un véritable supérieur. La société exerce sur
chacun de ses membres une pression qui contribue à
maintenir l'individualisme dans ses exactes limites. Le
respect de cette pression est un bien, il rentre dans
ce que saint Thomas appelle Yobservantia, cf. IIa-IIœ,
q. en. C'est l'exagération de ce respect qui constitue
précisément l'attitude que nous étudions ici. Or il y a
excès quand, pour des raisons égoïstes, l'individu sacri-
fie à cette observant ia la pratique de vertus supérieures,
en particulier celle de la vertu de religion. Il respecte
alors les hommes plus que Dieu. D'où le nom de respect
humain donné à cette attitude.
Le respect humain se manifeste dans les ordres natu-
rel et surnaturel. En effet, l'infidèle, pour qui la cons-
cience est pratiquement la seule règle de conduite,
donne dans ce travers, chaque fois qu'il se départit de
son devoir tel qu'il le connaît, pour aller à un moindre
bien ou au mal, dans la crainte de l'opinion défavo-
rable de ceux au milieu desquels il évolue. A fortiori
cette attitude peccamincuse existe-t-elle dans l'ordre
surnaturel. Nous ne nous occuperons que de celle-ci
en cet article.
II. Le péché de respect humain-. — Le respect
humain est d'abord une attitude répréhensible; mais
cette attitude peut aussi inspirer des fautes, surtout
d'omission parfois aussi de commission, dont la gravité
varie avec l'importance des préceptes mis en cause.
1° Le. sentiment de respect humain est répréhensible.
— 1. Il est facile d'alig 1er des textes évangéliques où
se trouve inscrite l'obligation pour les fidèles d'agir
non pas en considération de ce que peuvent dire ou
penser les autres, mais à cause des obligations que la
conscience impose. Encore qu'elles visent d'abord l'hy-
pocrisie, les paroles de Jésus condamnent aussi cette
attitude que nous avons appelée le respect humain. Par
ailleurs le Christ oblige en certaines circonstances ceux
qui le suivent à le confesser devant les hommes,
quelque inconvénient qui en puisse résulter pour
eux. « Celui qui m'aura confessé devant les hommes,
dit-il, moi aussi, je l'avouerai comme mien devant mon
Père qui est aux cieux. Mais celui qui m'aura renié
devant les hommes, moi aussi je le renierai devant
mon Père. » Matth., x, 32-33; cf. Marc, vin, 38; Luc,
ix, 26.
En maintes circonstances, l'apôtre Paul rappelle à
ses fidèles ce devoir. Lui-même se montre très scrupu-
leux à le remplir, d'autant que sa vocation spéciale à
l'apostolat lui fait une obligation particulière d'annon-
cer l'Évangile, sans crainte du qu'en dira-t-on. « Non
certes, écrit-il, je ne rougis pas de l'Évangile. » Rom.,
i, 16. Il veut que les fidèles, en général, mais ceux-là
surtout qu'il a constitués chefs d'Église, suivent son
exemple. « Ne rougis pas, écrit-il à Timothéc, du témoi-
gnage à rendre à Notre-Seigneur, ni de moi, son pri-
sonnier; mais souffre avec moi pour l'Évangile, appuyé
sur la force de Dieu. » II Tim., i, 8. Onésiphore, l'ami
courageux, « qui a souvent réconforté Paul et n'a pas
rougi de ses fers », méritera de ce chef une spéciale
bénédiction de Dieu. Ibid., 16. Par où l'on voit que
Paul met presque sur le même pied le témoignage
rendu ù l'Évangile et le courage avec lequel ses amis
à lui l'ont servi dans ses chaînes. C'est qu'en l'une et
l'autre action il y avait danger égal. Servir Paul en-
chaîné, c'est déjà se rendre solidaire de son « martyre ».
La louange qui est faite des' courageux emporte une
note de déconsidération pour ceux qui l'ont été moins.
Cf. ibid., iv, 16, 17.
2. Cette consigne de l'apôtre, qu'il faut savoir à
l'occasion confesser sa foi ou tout au moins ne pas rou-
gir de l'Évangile, a toujours été maintenue par l'Église.
Aux âges de persécution, elle n'a jamais admis les
défaillances positives de ses enfants et n'a jamais con-
sidéré que la crainte des pressions extérieures fût une
excuse de la lâcheté.
Avec le temps se sont inscrites dans la législation
canonique des prescriptions qui témoignent de la
préoccupation de l'Église. En 1635, par exemple, la
Propagande rappelle à l'usage des missionnaires en
pays islamiques qu'il n'est pas permis de donner le
baptême à quelqu'un qui ne voudrait pas professer sa
foi extérieurement, à cause des dangers qui le menace-
raient : Son posse admitti ad baptismum Mahumcta-
num qui velit. propter vitœ periculum, christianus esse
occultus et manere, sed deberc se transferre ad loca ubi
possit publiée religionem christianam profderi. Collec-
tanea, n. 84.
Un autre document émané de la même Congrégation
proteste contre l'attitude de catholiques qui, en pays
infidèles, assistent aux offices, mais par crainte des
étrangers, venus par curiosité à la cérémonie, évitent
tous les signes qui pourraient trahir leurs convictions
intérieures : A simulâtes infidelitatis nota exe.usari non
posse subdolam aqendi ralioncm illurum, qui dum diebus
solemnioribus Missir sacrificio intersunl, adstantium ex
curiositate Turcarum prœsentiam formidanles, nunquam
omnino caput aperiunt, nec siqnant se crucis signo absli-
ncntque a ceteris catholicx religionis actibus qui ab aliis,
qui christiano censentur nomine, palam soient exerceri,
atque ita agenles id obtinent ut mahumeticœ supersti-
lionis sec atores repuLntur. Décret du 19 février 1774,
Colleclanea, n. 1653.
Finalement le Code de droit canonique exprime
d'une manière catégorique l'obligation qui, en certaines
circonstances, incombe à tous les chrétiens de professer
extérieurement leur foi, can. 1325, § 1 : Fidèles Christi
fidem aperte profderi tenentur, quoties eorum sitenlium,
tergiversatio aut ratio aqendi secum ferrent implicilam
2463
RESPECT HUMAIN
2 5 6 '.
ftdei negationem, contemptum religionis, injuriam Dei
vel scandalum proximi. Voir ici l'art. Profession de
foi, t. xiii, col. 675-679.
3. Ces prescriptions générales et particulières sont
fort raisonnables. — a) En effet celui qui, par crainte
du sentiment des témoins, ne professe pas sa foi se
diminue moralement, parce qu'il se renie dans son
esprit, dans son cœur et sa volonté. C'est une diminu-
tion intellectuelle, car le sujet agit à rencontre de ses
connaissances personnelles, de ses croyances, de ses
convictions, en un mot de sa foi religieuse. C'est aussi
une faiblesse affective de sa part, car il fait fi de ses
sentiments les plus profonds et de tout ce qu'il aime.
Il fait en lin un mauvais usage de sa liberté, car au lieu
de choisir ce qui est pour son bien moral, il disperse ses
efforts dans un sens opposé. C'est donc un amoindrisse-
ment de toute sa personnalité, un reniement pratique,
un acte peccamineux. Au lieu de demeurer fidèle à ses
devoirs religieux, le sujet se détourne du souverain bien
et ne considère plus que son intérêt humain et sa tran-
quillité personnelle. Celui, d'ailleurs, qui cède fréquem-
ment au respect humain s'expose au danger de perdre
la foi. La pratique extérieure de la religion est une pro-
tection pour l'assentiment intérieur; la crainte de
paraître chrétien au dehors amène à la longue une
atonie de la vie religieuse, avec sa conséquence presque
fatale : le doute, d'abord timidement admis, puis s'ins-
tallant à demeure et minant l'assentiment donné à
l'ensemble des vérités enseignées par l'Église.
b) Cette lâcheté est d'autant plus coupable qu'elle
est parfois susceptible d'occasionner un scandale et de
faire tomber dans le péché les âmes faibles qui pour-
raient être témoins de l'acte positif ou négatif inspiré
par le respect humain.
Le respect humain est aussi un manquement à l'en-
droit de la société spirituelle dont on fait partie.
L'unité extérieure de l'Église n'est-elle pas compromise
par celui qui n'ose affirmer pratiquement ses convic-
tions"? Son rayonnement extérieur en tout cas en est
sérieusement empêché. Au lieu de la contagion bien-
faisante de l'exemple, on voit se produire le phénomène
inverse : la lâcheté de quelques-uns gagne de proche
en proche et finit par atteindre la masse; le pusillus
grex tend encore à s'amenuiser.
c) Enfin, le respect humain est un acte d'irrévérence
à l'égard de Dieu du fait que l'opinion humaine est pré-
férée au jugement divin du maître de toutes choses;
voir S. Thomas. Sum. theol., U*-Uœ, q. ni, a. 2.
L'honneur dû à Dieu exige, à coup sûr, que la profes-
sion du christianisme soit à certains moments non seu-
lement privée, mais aussi publique, quels que soient k's
périls qui pourraient menacer celui qui demeure exté-
rieurement fidèle à ses convictions et à ses pratiques
religieuses. De ce chef, les hésitations, les ambiguïtés ne
sont pas tolérables, surtout lorsqu'il s'agit de s'affir-
mer devant le pouvoir établi, ("est pourquoi, parmi les
propositions laxistes condamnées par le pape Inno-
cent XI en date du 2 mars 1679, figure la suivante :
1 H. Si a potestate publica quis interrogetur, fidem ingenuo
conftteri ut Dca et ftdei gloriosum annula; lacère ut pec-
caminosum per se. non damna. Denz.-Bannw., n. 1168.
Ce qu'il faut faire devant l'autorité publique, qui n'a
aucun droit sur la conscience de ses sujet s, il importe
aussi, bien qu'à un degré moindre, de le pratiquer
lorsqu'il s'agit seulement de manifester sa foi en dépit
de l'opinion publique, des risées, des critiques pos-
sibles.
2° Pichet commis pur respect humain. - La disposi-
tion malsaine que nous appelons le respect humain
peut amener soit à des omissions, soit à des actions
peccamineuses.
C'est le plus souvent à des omissions qu'elle entraîne.
En des contrées, par exemple, où l'ensemble de la popu-
lation est peu fervente, tel chrétien venu de pays où la
religion est couramment pratiquée et qui pratiquait
lui-même, abandonne, par respect humain, ses devoirs
religieux, ceux du moins qui sont extérieurs. Par res-
pect humain il négligera l'assistance, tout au moins
l'assistance régulière aux offices dominicaux, la com-
munion pascale elle-même. Il évitera les signes exté-
rieurs de respect à l'endroit des choses ou des cérémo-
nies saintes, etc., etc. Nous avons vu plus haut la
S. C. de la Propagande condamner sévèrement des
omissions du même genre.
La gravité de ces fautes d'omission se mesure évi-
demment à la gravité du précepte qui commande l'ac-
complissement de ces actes. Il est bien difficile d'affir-
mer que le respect humain ajoute ici une malice spéciale
au péché d'omission. Il est utile néanmoins au confes-
seur de savoir si l'omission de tel ou tel acte religieux
prescrit sub gravi a pour origine le mépris des choses
saintes, la simple indifférence ou le respect humain. Il
peut de la sorte donner au pénitent les conseils appro-
priés.
Le respect humain peut entraîner d'autre part à
commettre des actes peccamineux. Sans parler de la
violation du précepte de l'abstinence ecclésiastique, par
exemple (qui peut rentrer aisément dans la catégorie
précédente), il arrive que, par respect humain, on s'as-
socie plus ou moins timidement à des conversations
anti-religieuses, qui peuvent dégénérer en des raille-
ries, voire en des blasphèmes contre la religion ; il
arrive que l'on s'affilie, sous des prétextes divers, à des
sociétés ou groupements dont l'esprit antichrétien est
bien connu et a été expressément signalé par l'autorité
ecclésiastique; il arrive que l'on essaie de se faire par-
donner, par cette abdication, les convictions inté-
rieures que l'on entend garder.
Ici encore la gravité de la faute commise se mesurera
à la gravité du précepte contre lequel s'élève l'acte
posé. Il va de soi qu'une raillerie légère contre la reli-
gion, prononcée pour se faire pardonner son christia-
nisme, est beaucoup moins grave qu'un blasphème, à
plus forte raison qu'un acte extérieur d'apostasie. De
même est-il difficile de décider si l'acte ainsi posé revêt
une malice spéciale et s'il est nécessaire d'accuser en
confession cette circonstance. Au contraire il semble
que, en bien des cas, la responsabilité de celui qui a
commis l'acte délictueux par respect humain soit de ce
chef atténuée par la gravité plus ou moins considérable
de la crainte ressentie. A l'âge des persécutions, l'Eglise
a su faire, le départ entre les chrétiens qui s'étaient pré-
cipités avec empressement vers l'apostasie et ceux qui
n'avaient cédé qu'aux menaces ou même à un com-
mencement d'exécution. Positis ponendis on devra
faire la même discrimination entre les fautes commises
en suite de celte crainte lâche qui s'appelle le respect
humain. Mais il demeure certain que, sous aucun pré-
texte, il n'est permis de poser, par peur des hommes,
des actes positifs contraires à la loi divine : quelles
([n'aient été les circonstances al ténu an tes qu'elle accor-
dait aux chrétiens qui s'étaient rendus coupables par
crainte d'actes extérieurs d'idolâtrie, l'Église les a
toujours considérés comme des lapsi et sa discipline
primitive était fort sévère à leur endroit.
Au contraire certaines circonstances de temps et de
lieu peuvent autoriser un catholique à omettre certaines
pratiques prescrites par la loi ecclésiastique. Si l'on
n'est jamais autorisé à renier ses convictions par des
actes positifs, on n'est pas toujours obligé de les affi-
cher. 11 est même des cas où la jactance, la forfanterie.
le désir de poser sont plus néfastes qu'utiles à la cause
que l'on sert. Les anciens auteurs de morale traitent
généralement de cette question à propos des causes qui
dispensent de l'observation de la loi ecclésiastique rcla-
tive â l'abstinence. Si, disent-ils, un catholique est de
2465
RESPECT HUMAIN
RESTITUTION
2466
passage en un pays soit païen, soit franchement héré-
tique, il a le droit de passer outre au précepte de l'abs-
tinence, s'il craint sérieusement que le fait d'être
reconnu comme catholique soit pour lui la cause d'un
dommage grave. Il en serait autrement si le sujet était
poussé à violer cette loi par des gens qui verraient en
son geste une sorte de reniement; on retomberait alors
dans le cas d'un acte positif, qui est toujours interdit.
En fait la largeur des dispenses de l'abstinence qui sont
concédées soit par le droit général, soit par le droit
particulier, soit même par les usages locaux, rend la
solution ancienne à peu près inutile.
Les anciens auteurs posaient aussi à ce propos la
question du costume et c'était surtout le port du tur-
ban en pays musulman qui les préoccupait. Ils autori-
saient un chrétien, au cours d'un voyage, à prendre tel
costume qui était plutôt celui du pays qu'un signe de
la religion pratiquée. Le turban pouvait être ainsi jugé
soit innocent, soit coupable suivant les cas et, faut-il
ajouter, suivant le rigorisme plus ou moins grand des
auteurs. Nul aujourd'hui ne ferait plus grief à un explo-
rateur saharien de revêtir le costume des Touaregs ou
des Arabes. Mais ceci nous met assez loin du respect
humain qui sévit en nos pays chrétiens, ou il ne laisse
pas de constituer un grave péril pour le rayonnement
de l'Église et son action.
III. Le respect humain a rebours. ■ — En ce qui
précède nous avons vu la crainte exagérée de l'opinion
des hommes imposer à tel sujet une attitude extérieure
contraire à ses convictions intimes, amener un croyant
à se poser en incroyant, une personne très désireuse de
bien faire, en chrétien tiède et ainsi de suite.
Le phénomène inverse peut se constater. La pression
de l'ambiance, la crainte du qu'en-dira-t-on, peut, dans
un groupement, fort exact à la pratique chrétienne,
imposer à certains de ses membres moins fervents une
attitude qui ne corresponde pas absolument à ses
désirs et à ses persuasions. Ce serait trop que de parler
d'hypocrisie et il vaut mieux parler d'une variété du
respect humain, qui agit ici au rebours de ce qui arrive
ordinairement.
La supposition n'a rien de chimérique. C'est quel-
quefois par respect humain, par crainte d'être montré
au doigt, qu'en divers pays un certain nombre de per-
sonnes, les hommes, les jeunes gens surtout, pratiquent
les devoirs religieux essentiels ou même de subroga-
tion. La transplantation de ces sujets en des milieux où
l'opinion publique est moins favorable à la pratique
chrétienne fournit immédiatement la contre-épreuve.
Là où l'on risque d'être remarqué si l'on accomplit
ses devoirs religieux, ces mêmes sujets deviennent
indifférents ou du moins veulent le paraître, posent
peut-être pour l'incroyance et le scepticisme. Le remède
à cet état d'esprit c'est le sérieux des convictions chré-
tiennes, c'est à asseoir ces convictions dans l'âme de
leurs paroissiens, plus encore qu'à multiplier les pra-
tiques extérieures de dévotion que doivent s'attacher
les pasteurs de ces régions fortunées. Hsec oportebal
facere, sed illa non omittere.
On retrouverait une mentalité analogue et non moins
regrettable dans certaines communautés, collèges, pen-
sionnats, etc., où la pratique des sacrements a été
encouragée, sans qu'on y ait toujours mis la discrétion
et, tranchons le mot, la doctrine nécessaires. Il n'est pas
du tout inouï que l'état d'esprit ainsi créé finisse par
créer un obstacle à la liberté des âmes. En certains cas
il faudrait presque de l'héroïsme à tel ou tel pour
s'abstenir, un jour qu'il se sait ou se sent mal disposé
ou moins disposé, de la communion quotidienne ren-
due presque obligatoire. Le souci du qu'en-dira-t-on,
de l'opinion des supérieurs, plus encore des camarades
ou des compagnes, remplace alors trop facilement cette
intention droite expressément demandée par le « décret
libérateur » comme une condition indispensable à la
sainte communion. Ceux qui sont en contact un peu
intime avec les âmes savent à quelles angoisses cette
peur du qu'en-dira-t-on accule certains tempéraments.
D'ailleurs, ici comme dans le cas cité plus liant, la
contre-épreuve est concluante. Abandonnés à eux-
mêmes, pendant le temps des vacances, par exemple,
beaucoup qui communiaient tous les jours dans le
cours de l'année scolaire désertent à peu près complè-
tement la sainte table. C'est le cas de rappeler le mot
de l'Évangile : ut videantur ub liominibus.
Le remède à ce mal qui n'a rien d'imaginaire est
dans la formation personnelle des communiants par
leurs confesseurs respectifs; il faut les convaincre, à
force d'insistance, que la pureté de conscience et l'in-
tention droite ne se remplacent par rien. Il faut aussi
que la direction générale donnée par l'autorité supé-
rieure s'ingénie à trouver les moyens de lutter contre la
routine et la peur du qu'en-dira-t-on. On a proclamé
dans l'Église la liberté la plus grande en matière de
communion: il n'est pas de chrétien convaincu qui n'y
applaudisse; peut-être serait-il temps, à présent, de
prendre les mesures nécessaires pour garantir la liberté
de ne pas communier. Le respect des hommes, la peur
du qu'en-dira-t-on, cette forme delà pusillanimité dont
parlaient les docteurs du passé, est un mal polymorphe
et qu'il faut toujours démasquer, en quelque sens qu'il
opère.
Les « théologies morales » ne traitent pas, en général, ex
professo, de la question du respect humain; il n'y a même pas
dans ces traites de mot latin qui le traduise exactement.
Ordinairement des allusions plus ou moins développées y
sont faites dans l'étude de la vertu de loi (obligation de pro-
fesser la foi) ou de religion. Voir l'art. Profession de foi.
N. Iung.
RESTITUTION. — I. Notion. II. Qui doit res-
tituer? (col. 2 172.) III. Circonstances de la restitution
(col. 2488).
I. Notion. — 1° Définition; 2° Titres de la resti-
tution; 3° Caractère obligatoire.
1° Définition. — Au sens large, elle est la remise à un
propriétaire d'un bien dont il avait perdu la possession
pour une cause quelconque. Tel est le sentiment de
S. Thomas, Suni. theol., IIMI®, q. lxi, a. 1 : reslituere
nihil aliud est, quam iterato aliquem statuere in posses-
sionem vel dominium rei sues.
Au sens slrict, elle est un acte de justice commuta-
tive, par lequel on rend au prochain un bien qui lui
appartient en droit, ou par lequel on compense le tort
qu'on lui a fait injustement. Elle n'existe pas quand
seule est lésée la justice distributive, c'est-à-dire celle
qui a en vue les mérites des personnes; car ici il ne
saurait être question de droit rigoureux. La restitution
étudiée en cet article n'est pas à confondre avec celle
qui naît de la justice légale, selon certaines dispositions
portées par l'autorité civile compétente. Ici, même
s'il n'y a pas de péché, l'obligation devient réelle
cependant du moment où le juge a rendu sa sentence.
En justice commutative la restitution se fait ad
œqualilatem, c'est-à-dire qu'il faut rendre ce qui est
retenu in propria specic ou in œquivalenti.
2° Titres de la restitution. — La restitution a deux
raisons d'être : d'une part, la détention purement
matérielle d'un bien d'autrui, c'est le cas du possesseur
de bonne foi et, d'autre part, la mainmise injuste sur
un objet qui appartient à un autre : c'est le délit for-
mel, appelé aussi quelquefois la damnification simple.
Les deux éléments constitutifs de la restitution
peuvent exister séparément ou unis. Alors que le pos-
sesseur de bonne foi détient un bien qui ne lui appar-
tient pas sans commettre de faute et que l'incendiaire
volontaire d'un immeuble d'autrui ne retire aucun
avantage personnel de son acte, le détenteur de mau-
vaise foi, tel le voleur, l'escroc, non seulement garde
2467
El EST! T UTI ON. C A H A (, T È H E 013 L I G A T < > I H E
2168
un bien qui n'est pas à lui, mais fait un péché contre
la justice, car il agit sciemment et volontairement.
Ainsi analytiquement définie, la restitution diffère :
1 . de la satisfaction, qui est la réparation d'une offense
faite à une tierce personne; 2. du paiement, qui ne
suppose aucun dommage injustement causé ; et 3. de la
reslitutio in inlegrum qui est un remède de droit prévu
par la législation canonique, en vertu duquel on récu-
père une condition ou une faculté juridique, qui avait
été perdue.
La restitution telle que nous venons de l'analyser
est-elle obligatoire et à quelles conditions l'est-elle?
3° Caractère obligatoire. — 1. Preuves de l'obligation ;
2, Nécessité qu'elle crée ; 3. Conditions requises ; 4. Gra-
vité de l'obligation.
1. Preuves de l'obligation. — a) Par l'Écriture
sainte — Des nombreux textes qui imposent le devoir
de restituer nous ne citerons que les principaux :
a. Sous la loi antique. — Le précepte est formulé dans le
Décalogue d'une façon négative, Non furlum faciès,
Ex., xx, 15. Le texte d'Ex., xxn, 1-3, le précise
davantage. Pour que les Juifs fussent détournés du
vol, ils devaient, en guise de peine, restituer plus qu'ils
n'avaient dérobé : Si quis furalus fucrit bovem aut ovem
et occiderit vel vendiderit, quinque boves pro uno bove
reslituet, et quatuor oves pro una ove... si non habuerit
quod pro furto reddat, ipse venumdabitur. Le Lévitique,
à son tour, exprime le devoir positif de la restitution
sous une forme analogue : non seulement elle doit être
totale, mais elle comporte un surplus à verser à celui
qui a été lésé. Anima quœ peccaverit, et conlemplo
domino, negaverit proximo suo deposilum quod fidei
ejus credilum fuerat, vel vi aliquid exlorserit, aut calum-
niam feceril, sive rem perdilam invenerit, et inficiens
insuper pejeraveril e> quodlibel aliud ex pluribus feceril,
in qui bus soient peccare homines, convicta delicti reddet
omnia quœ per fraudem voluil oblinere, intégra, et
quinlam insuper parlem domino cui damnum inlulerat.
Lev., vi, 2-5.
Le livre de Tobie rappelle le commandement du
Sinaï et les obligations qu'il entraîne : Videte, ne forte
furtivus sit; reddile eum dominis suis, quia non licet
nobis aut edere ex furto aliquid, aut contingere. Tob.,
ii, 21.
Le prophète Ézéchiel énumère la restitution au nom-
bre des conditions à remplir par l'impie pour qu'il
puisse de nouveau retourner à l'état de bonté morale :
Si aulem dixero impio : « Morte morieris n, et egeril
pienitenliam a peccato suo, fecerilquc judicium et jus-
liliam, et pignus reslituerit ille impius, rapinamque
reddiderit, in mandalis vilœ ambulaveril, nec feceril
quidquam injuslum, vita vivet et non morietur. Ez.,
xxxm, 14-15.
b. Dans le Nouveau Testament. — Si le devoir de la
restitution n'est pas expressément formulé, il reste que
les principes généraux de la justice commutative y
sont rappelés avec force, et donc aussi le devoir de la
restitution. S'il est vrai que l'on doit « rendre à César
ce qui est à César », Mat th., xxn, 21, si l'apôtre saint
Paul fait aux chrétiens une obligation de s'acquitter
en conscience de leurs devoirs envers le fisc, Rom.,
xiii, 7, il va de soi que c'est un devoir non moins
impérieux de rendre à un particulier ce qui lui a été
soustrait.
Zachée manifeste la pratique courante, quand il dit
au Christ : i Si j'ai fait tort à quelqu'un, je rendrai au
quadruple. » Lue., xix, 8. La restitution au quadruple
n'est pas exigée en justice, niais signifie la faveur à
accorder au droit strict. Enfin, sainl Jacques reprend
avec force ceux (|iii retiennent injustement le salaire
de leurs emploj es : Ecce merces operariorum qui meisue-
runi regiones veslras, </«.•/• fraudata est <i vobis, clamât, et
clamoreomm inaures Domini Sabaoih inlroivit. Jac, v,4,
b) Par la tradition. — De la tradition rappelons
uniquement le texte de saint Augustin, tiré de son
épître à Macédonius, où il expose les conditions mêmes
de la vraie pénitence : Si enim res aliéna propter quam
peccatum est, cum reddi potest, non rcddilur, pœnilenlia
non agilur, sed fmgilur; si aulem vcraciler agilur, non
remittclur peccatum, nisi restituatur ablatum; sed, ut
dixi, cum restitui potest. Epist., c.liii, n. 20, P. L.,
t. xxxm, col. 662. Ces paroles sont passées telles
quelles dans le Décret de Gralien, causa XIV, q. vi,
c. 1, et les dernières ont formé la règle de droit :
Peccatum non dimillilur nisi restituatur ablatum. De
regulis juris, in VI°, régula IV.
c) L'argumentation rationnelle, apportée par saint
Thomas, corrobore les preuves précédentes. Pour lui
l'obligation de restituer naît de la nature même d'un
droit strict. Celui-ci serait absolument inutile, si,
lorsqu'il est lésé, il ne devait pas être réparé, car les
hommes y trouveraient un excitant pour le violer. Par
ailleurs, celui qui ne rend pas ce qui appartient à au-
trui, est censé continuer son action injuste et prive
ainsi le propriétaire de la possession ou de la jouissance
de son bien. L'obligation de la restitution est donc
incluse dans le précepte négatif qui interdit le vol.
Sum. theol., ll&-\V?, q. lxii, a. 8.
2. Caractère de cette obligation. — Une chose est
nécessaire de nécessité de moyen, lorsque sans elle le
salut ne saurait être obtenu. En matière sacramen-
telle, par exemple, on dira que le baptême pour les
enfants est de nécessité de moyen; la réception de tels
autres sacrements est nécessaire seulement de nécessité
de précepte : le sujet peut se sauver sans elle, s'il n'y a
pas d'omission coupable de sa part; l'eucharistie, la
confirmation, etc. .entrent dans cette catégorie. On par-
le également de la nécessité de moyen, pour l'adulte, de
la foi en Dieu et en Dieu rémunérateur; au contraire, de
la nécessité de précepte de la foi au moins implicite aux
vérités enseignées par l'Église. De quelle nécessité par-
lons-nous quand nous disons que la restitution est né-
cessaire pour la rémission d'une faute contre la justice?
La restitution réelle in re n'est pas nécessaire de
nécessité de moyen, car, en bien des circonstances et
sans qu'il y ait faute de la part du sujet, elle est impos-
sible. L'ignorance invincible, l'impuissance physique,
une démence soudaine, une amnésie ou une mort
subite et d'autres causes encore constituent parfois,
en effet, un obstacle absolu. On ne parlera donc que
d'une nécessité de précepte de la restitution in re.
Quant à la restitution in volo ou désirée, elle est de
nécessité de moyen dans la mesure où il est requis pour
le salut que l'homme ait la volonté de garder tous les
commandements de Dieu. Celui qui n'aurait pas la
résolution de rendre à autrui ce qui lui appartient ne
saurait donc être sauvé.
La restitution, dont la nécessité est indubitable, se
présente sous un double aspect: affirmatif et négatif.
Saint Thomas le fait remarquer quand il écrit, pru-
ceplum reslilutionis faciendse, quaiiivis secundum for-
mant sil affrmativum, implicat lamcn in se negativum
prseceptum, quo proliibemur rem alterius delinere. Sum.
theol., II°-II», q. lxii, a. 8, ad l'm. Le précepte est
affirmatif, car un bien détenu injustement n'est rendu
à son propriétaire et ne revient en la possession de
celui-ci que par un acte positif ou par une série d'actes
de cel ordre. Il esl négatif en ce sens qu'il inclut non
seulement un commandement négatif qui esl son oppo-
sé, comme c'est le cas d'autres préceptes affirmatifs,
mais aussi parce qu'il s'appuie immédiatement,
comme sur son propre motif, sur la défense de garder
le bien d'aulrui : « Bien d autrui lu n„' prendras, ni
retiendri s à ton escient. »
3. (.mutilions pour qu'il y ait obligation de restituer. —
L'obligation de la restitution n'existe que s'il y a eu
2469
RESTITUTION. CARACTÈRE ORLIGATOIRE
2470
un délit formellement injuste. Celui-ci suppose une
action injuste, qui ait été cause efficace et imputable
et qui constitue une faute théologique.
a) Une action injuste. — Du fait que personne n'a le
droit strict d'exiger qu'autrui travaille à son avantage,
une simple omission ne suffit pas pour entraîner une
obligation: une action positive, physique ou morale,
qui de sa nature est ordonnée à causer un dommage
et à léser la justice commutative est requise. Il ne
s'agit pas ici de ce qui contreviendrait à la charité.
Remarquons-le cependant; en certaines circonstances
s'abstenir d'agir équivaut à une action : un silence est
parfois interprété comme une approbation ou une
désapprobation et constitue ainsi un acte véritable. De
même, la passivité entraînerait l'obligation de resti-
tuer, si celui qui n'a pas posé l'acte qui eût empêché
un dommage, ou procuré un avantage sérieux, y était
tenu par un contrat, un quasi-contrat ou par la loi.
Une action, qui n'aurait été que cause sine qua non
de préjudice, ne suffirait pas non plus. Il en est de
même de toute autre, qui, ni physiquement ni mora-
lement, n'a eu d'efficience directe, mais a seulement
été l'occasion qui a déterminé un autre à agir et à
nuire. S. Alphonse, Theologia moralis, 1. III, n. 536,
584, 632, 635. Toutefois, si la cause accidentelle revê-
tait le caractère d'une coopération, il n'en serait pas
de même. Voir plus loin col. 2480.
Lorsque l'effet suit occasionnellement, mais que
l'action a été posée avec l'intention de nuire, il est
assez difficile de savoir si le mal commis donne lieu
à restitution. Les moralistes hésitent. Le P. Ver-
meersch donne la solution suivante : disputatur proba-
biliter in utramque partem an injusla damnificalio ha-
beatur. Alque ubi verus influxus fueril, id afflrmandum
videlur. Theologiœ moralis principia, t. il, n. 583. Wou-
ters est défavorable à la restitution, étant donné qu'il
n'y a pas eu de faute théologique; il ajoute cependant :
Id lamen non impedit quominus damnum eo sensu
ponenli causa imputetur, quod ob damnum ilhid contra
caritatem ofjendat. Manuale theologiœ moralis, t. î,
n. 993.
En réalité, vu les circonstances, il est souvent
impossible de dire si une action a été cause efficace
ou seulement occasionnelle d'un préjudice causé à un
tiers.
b) Une action qui soit cause efficace. — Pour que
l'action posée donne lieu à restitution il est requis assez
probablement que le dommage ait été voulu. En effet,
on ne peut imputer à personne un acte involontaire.
C'est l'opinion qu'expriment, avec quelques nuances :
S. Alphonse, 1. III, n. 628, 629, et Homo apostol.,
tract, x, n. 84, 85; de Lugo, Disputationes scolasticse
et morales de justitia et jure, disp. XVIII, n. 86;
Lacroix, Theologia moralis, 1. III, part, n, De reslilu-
tione, n. 200; Sporer, Theologia moralis super Decalog.,
tractatus iv, c. n, n. 139, cf. 10e éd., Sporer et Bier-
baum ; d' Annibale, Summula theologiœ moralis, part. II,
1. III, n. 100 et 232; Aertnys-Damen, Theolog. mor.,
t. i, n. 767, q. 2.
Quand la cause destinée à porter un tort déterminé,
est volontairement posée, l'agent est responsable; il est
tenu à la restitution, même si, dans la suite, il a fait
tout ce dont il était capable pour en empêcher les
effets. Si une action nocive, commencée involontai-
rement, est susceptible d'être arrêtée dans son déve-
loppement et ne l'est pas, son auteur est obligé de
restituer, à moins qu'il ne risque de se porter à lui-
même un préjudice plus grand ou au moins égal et
aussi grave que celui qui sera de fait subi par la tierce
personne. Voir S. Alphonse, 1. III, n. 564, y94; 1. VI,
n. 621.
e) Une faute théologique. ■ — Cette action efficace
doit aussi être théologiquement coupable.
a. Insuffisance de la faute juridique. — Celle-ci est
constituée par l'omission de la diligence extérieure
exigée par la loi, un contrat ou une charge, pour éviter
qu'un tort ne soit causé. Le délinquant est coupable
devant la loi, mais ne l'est pas forcément au for intime
et devant Dieu. La faute juridique doit être prouvée,
et c'est pourquoi elle n'impose le devoir de restituer
qu'après la sentence judiciaire. S. Alphonse, 1. III,
n. 554; 1. I, n. 100, ou s'il y a eu un engagement formel
et spécial par contrat.
D'après les dispositions du Code civil français la
réparation incombe à celui qui, par sa faute, a occa-
sionné un dommage, soit par son fait, soit par sa
négligence ou son imprudence (art. 1382, 1383), soit
par l'action de ceux qui lui sont confiés (art. 1384)
ou des biens qui lui appartiennent. Suivant les cas, les
lois civiles, qui obligent à réparer pour une défaillance
d'ordre juridique, n'agissent qu'au for externe ou pré-
sument au contraire la faute théologique.
b. La faille théologique est requise pour que l'action
coupable et efficace donne lieu à restitution. ■ — ■ Le péché
théologique concerne la conscience. Quand il existe
dans une action, la damnification est formellement
injuste. Il est mortel ou véniel, cf. S. Thomas, Ila-II16,
q. lix, a. 4; q. lxvi, a. 6; S. Alphonse de Liguori, 1. III,
n. 700. Il suppose, de la part de l'agent, la volonté
de nuire et une connaissance, au moins confuse, du
préjudice à commettre. Lorsque celui-ci n'est nulle-
ment prévu, ni voulu, il ne saurait être imputé à
l'agent, même si ce dernier, se livrait à ce moment à une
œuvre illicite. La gravité du péché est en relation non
seulement avec le dommage sciemment voulu, mais
aussi avec le rapport qui existe entre celui qui est
lésé et le damnificateur. Pour l'apprécier à sa juste
valeur, il est indispensable de tenir compte du sen-
timent commun, de l'avis des hommes prudents et des
circonstances de temps et de lieu. C'est pourquoi en
bien des cas, il sera malaisé de se prononcer d'une
manière catégorique.
1. Gravité de l'obligation. — L'obligation de la resti-
tution est en fonction directe de la gravité de l'injustice
qui a été commise. Elle est également grave ou légère.
a) Obligation quand le péché est mortel. — Étant
donné que la restitution est communément considérée
comme une peine, pour qu'il y ait obligation grave
de rendre, il est requis qu'il y ait eu une faute théolo-
gique grave.
b) Obligation quand le péché contre la justice est
véniel. — D'une manière générale, lorsqu'il y a tort
léger et péché véniel, il faut tout restituer sous peine
de commettre une faute vénielle. Apportons cependant
quelques précisions exigées par la complexité des cas
qui se présentent.
a. Si le péché est véniel en raison de la légèreté de lu
matière, il est certain que la restitution s'imposesuô levi.
Mais une faute de cette nature engendre-t-elle par-
fois une obligation grave? Le cas se produit quand
chacun des nombreux dommages commis est infime et
que l'ensemble est considérable. Si c'est la même per-
sonne qui a subi un dommage grave par suite de la
répétition des fautes vénielles, quelle est l'obligation
du délinquant qui a agi avec pleine connaissance et
entier consentement? L'obligation semble grave au
premier abord, vu que les petits torts peuvent être
unis entre eux moralement et constituer une matière
grave. Mais, s'il fallait en croire certains moralistes, il
n'existerait ici qu'une multiplicité d'obligations légè-
res, car il n'y a eu que des péchés véniels. Cf. Wouters,
n. 995, p. 649. Il nous paraît douteux que l'équité
naturelle s'accommode parfaitement de cette solution.
Si plusieurs personnes ont supporté des préjudices
légers qui, pris ensemble, forment une matière grave,
bon nombre de théologiens déclarent que le devoir de
2471
RESTITUTION. QUI DOIT LA FAIRE?
2472
la restitution ne saurait être grave, parce que le délin-
quant est parvenu sans faute mortelle à une matière
grave : il est seulement léger. Cette solution, considérée
comme plus probable et comme sûre dans la pratique,
suppose, il est vrai, que c'est par un oubli, qu'il ne
faut d'ailleurs pas admettre trop facilement, que ces
petits torts ont constitué en fin de compte un dommage
considérable, mais sans qu'aucune personne ne subisse
un préjudice important et surtout sans qu'il y ait
eu faute mortelle. Vermecrsch, Principia. t. n, n. 584.
Bien entendu, s'il y avait eu réellement faute mor-
telle, on tomberait dans le premier cas étudié plus
haut. C'est très fréquent; car il pèche gravement celui
qui délibérément pour se mettre en possession d'une
grosse, somme commet bon nombre de petits vols.
Vermecrsch, Principia, t. Il, n. 584.
b. Si la faute est vénielle à cause du manque de
consentement, c'est-à-dire si la volonté n'a causé de
tort grave que d'une manière imparfaite, il semble plus
probable qu'il n'y a aucune obligation. L'obligation
n'existe pas sut gravi, car l'obligation doit être en rela-
tion avec le délit de conscience; ni non plus sub levi,
parce qu'un devoir qui tend à une matière grave ne
saurait être seulement léger de sa nature, vu qu'il doit
y avoir naturellement proportion. Dans ce cas, proba-
blement, le délinquant n'est même pas tenu en justice
de restituer une partie légère en rapport avec le péché,
parce que la faute, qui est vénielle par suite du manque
de consentement, n'est pas purement et simplement
un délit contre la justice, ainsi que l'affirme saint
Alphonse de Liguori, op. cit., 1. III, n. 552; cf. Lugo,
disput. VIII, n. 55 sq. ; Vermecrsch, Principia, t. Il,
n. 584, p. 554.
Bien que, dans l'hypothèse envisagée, il n'y ait
aucune obligation en stricte justice, dans la mesure du
possible il est équitable d'amener les parties à compo-
sition.
c. Si le péché est véniel parce que le sujet était dans
l'erreur invincible sur la quantité du tort qu'il a commis
(il a dérobé, par exemple, un menu objet d'art, l'esti-
mant sans valeur), il ne saurait y avoir qu'une obliga-
tion légère de restituer. Mais il est trop clair qu'il ne
faut pas admettre trop facilement cette erreur invin-
cible.
d. A cette question peut se rattacher la question
d'autres erreurs qui donnent lieu parfois à des situa-
tions compliquées : celui qui a voulu faire un tort a pu
errer invinciblement ou sur la personne lésée ou sur
l'objet du tort ou sur la gravité du dommage.
Le damnificateur erre invinciblement sur la per-
sonne si, par exemple, il incendie la maison de Paul,
croyant avoir affaire à celle de Jacques. A croire cer-
tains moralistes, au nombre desquels il faut regretter
de rencontrer saint Alphonse (op. cit., 1. III, n. 628,
629), l'incendiaire, en l'occurrence ne serait tenu à
aucune restitution : son action, disent-ils, ne fut pas
théologiquement coupable à l'égard du damnifié. Il
ne doit rien à Jacques qu'il n'a pas lésé, ni à Paul au-
quel il n'a point voulu causer de dommage! Exemple
remarquable des conséquences inattendues auxquelles
peut aboutir la discussion des cas de conscience mener
avec les ressourcesdeladialectique. Car la simple équité
fait voir que les conditions requises pour la restitution
existent de fait. Il y a en effet une action matériel-
lement et formellement injuste, et seule la volonté
interprétative du coupable fait obstacle à l'injustice
formelle. C'est pourquoi, en accord avec le sens com-
mun, bon nombre de moralistes modernes imposent
dans cette hypothèse le devoir de la réparation. Voir
Vermecrsch, Principia, t. n, n. 585.
Lorsque l'erreur invincible a trait à L'objet ou à la
gravité du tort, des solutions différentes sont données.
Cette variété provient de la difficulté des problèmes
et du point de vue différent où les auteurs se placent,
vu que ceux-ci font souvent appel à des distinctions
suggérées par les lois de la logique et de la psychologie.
Sans vouloir entrer dans le détail — car ce n'est pas
le lieu de traiter de l'erreur — il semble qu'il faille
plutôt envisager le fait en lui-même et déterminer la
culpabilité. Lorsque celle-ci existe il y a une injustice
réelle et donc obligation de réparer. Si, par exemple,
un individudérobe un objet sachant parfaitement qu'il
vaut trois cents francs, mais juge qu'il n'y a là que
matière légère, il est tenu sub gravi, semble-t-il, de
restituer à défaut de l'objet une somme équivalente,
puisqu'il a agi avec plein consentement et qu'il a
apprécié l'objet à son juste prix, encore qu'il se soit
trompé dans l'estimation de la gravité de la faute.
Voir Lehmkuhl, Theol. mor., 11e éd., t. i, n. 1154.
Cependant cette opinion n'est pas à urger, car il im-
porte de tenir compte de l'attitude intellectuelle erro-
née de l'agent. Et c'est pourquoi la plupart du temps,
il sera- équitable d'avoir recours à la composition, c'est-
à-dire à une entente entre les intéressés. Ce sera la
solution idéale.
c) Obligation de restituer en cas de doute. — Ce peut
être un doute de droit ou un doute de fait. Le premier
existe lorsqu'il y a un soupçon positif et sérieusement
probable sur la justice d'une action. Ici il est permis
d'avoir recours au système du probabilisme.
Il y a doute de fait, s'il y a incertitude sur le dom-
mage qui a été fait ou sur l'efficience de l'action. Si le
doute subsiste après une enquête diligente la restitu-
tion ne saurait être imposée, vu que son obligation se
présente comme incertaine. D'après l'opinion com-
mune, cette attitude ne vaut pas lorsqu'il y a doute
sur le fait même de l'exécution de la restitution. C'est
pourquoi il faut payer, au moins au prorata du doute,
à moins qu'il n'y ait une plus grande probabilité en
faveur du paiement. Voir Vermeersch, Principia, t. il,
n. 586; Lehmkuhl, t. i, n. 1147.
II. Qui doit restituer? — Ce sont les possesseurs
d'un bien d'autrui et en second lieu les coopérateurs à
une action damnifleatrice.
1° Les possesseurs d'un bien d'autrui. — 1. Axiomes
qui dominent la question. — Avant d'entrer dans le
détail des questions soulevées par la restitution, il e-~t
utile de connaître les principes généraux exprimés sous
la forme d'aphorismes ou d'axiomes : 1. Res clamai
domino; 2. Res fructifical domino; 3. Rcs péril domino;
4. Locupletari non débet aliquis cum alterius injuria.
a) Res clamât domino. — Chaque chose appelle un
propriétaire. La propriété est perpétuelle. Elle dure
en fait aussi longtemps qu'elle n'a pas été éteinte par
un droit supérieur.
b) Res fructifical domino. — Les fruits que les objets
produisent, appartiennent au propriétaire; mais, pour
estimer le gain, il faut en déduire les dépenses.
a. Les fruits que les biens produisent reviennent au
propriétaire. — Il y a lieu de distinguer les fruits natu-
rels, les fruits industriels, les fruits mixtes, les fruits
civils.
a) Les fruits naturels. — Ce sont ceux que l'objet
produit spontanément en vertu de sa propre nature,
sans qu'il soit nécessaire que l'activité de l'homme
intervienne : par exemple, les fruits des arbres, l'herbe
des champs, etc.
Parmi les fruits naturels, les uns sont déjà perçus,
les auties encore pendants. Ceux-ci suivent le fonds,
car ils constituent une seule chose avec lui, vu qu'ils
n'en paraissent être qu'une partie : fructus pendenles
pars fundi esse videntur. Lex Fructus pendenles, 45
De rci vindicat. Les fruits perçus sont ceux qui, après
avoir été recueillis, se trouvent à l'abri ou ont déjà été
consommés ou utilisés par le possesseur pour son usage
personnel.
2473
RESTITUTION. POSSESSEURS DE BONNE FOI
2474
(3) Les fruits industriels. — Malgré que la nature des
choses concoure comme instrument de l'homme à leur
production, ceux-ci proviennent principalement de
l'activité humaine, à savoir de sa volonté, de son intel-
ligence et de ses qualités diverses de prudence et de
diligence, etc. A juste titre ils sont considérés comme
une sorte de paiement des efforts fournis. Les biens
ne sont que la cause occasionnelle des fruits indus-
triels, tandis que l'homme en est l'agent principal.
y) Les fruits mixtes. — ■ Ils sont le résultat de la
nature de la chose et de l'industrie de l'homme. Ce
sont, par exemple, les moissons, les vignobles et toutes
les productions de la terre qui exigent une culture, etc.
S) Les fruits civils. — Théoriquement on appelle
ainsi le prix de location des maisons, des navires, le
prix des marchandises, le salaire, les intérêts et tout
ce qui au point de vue civil est considéré comme un
fruit. Ils proviennent de la loi ou d'une convention
sociale. Pratiquement cependant ils entrent dans l'une
des catégories précitées.
b. Pour estimer le bénéfice réel, il y a lieu de déduire
certaines dépenses. — Pour conserver et pour améliorer
des biens, il faut engager des dépenses. Celles-ci se
subdivisent en différentes catégories : les dépenses d'en-
tretien, appelées aussi dépenses ordinaires ou de conser-
vation, indispensables pour maintenir les choses en état
et permettre la production et la perception des fruits.
Sans elles, ce serait bientôt la diminution du bien ou la
ruine, dès lors la perte de tout fruit. — Les dépenses
utiles sont destinées à rendre le bien plus fructueux,
tel est, par exemple, l'achat d'engrais chimiques ou
naturels. — Les dépenses volontaires et somptuaires
sont engagées pour donner à la chose un ornement qui
la fait plus agréable. Les frais de peinture, de sculpture
et de décoration entrent dans cette catégorie.
c) Res périt domino, qui quasi suam rem neglexit
nulli querelœ subjeclus est (Lex n, § 3, De petit, hœred.).
— Par cet axiome, il faut entendre que la disparition
d'un objet, lorsqu'elle est naturelle, est une perte à
subir en toutes ses conséquences par le propriétaire.
Il en va autrement quand il y a destruction ou démo-
lition par une action humaine injuste et coupable.
d) Locupletari non débet aliquis cuin altcrius injuria
vel jactuni (Reg. 48, De regulis juris in VI"). — Cet
aphorisme n'est que le développement du premier qui
a été exposé. Un bien qui appartient à autrui est pos-
sédé de deux manières, dans sa réalité ou dans son
équivalence. Ce second mode existe lorsqu'un homme
n'a plus en sa possession ce qu'il a détenu, mais qu'il
en est cependant devenu plus riche, que s'il ne l'avait
jamais eu. Cela se produit si un objet reçu à titre gra-
tuit a été vendu, ou s'il a été consommé permettant
ainsi d'épargner sa propre richesse, ou si, acheté à
bas prix, il a été vendu avec gain. Comme on le voit,
l'enrichissement provient uniquement de la chose
elle-même.
2. Application des axiomes. — Ces principes posés,
nous pouvons en faire une application aux diverses
catégories de possesseurs du bien d'autrui. Ces posses-
seurs sont de bonne foi, de mauvaise foi ou de foi
douteuse.
a) Au possesseur de bonne foi. — C'est celui qui a
acquis à titre onéreux ou gratuit, une chose quelcon-
que d'une personne qu'il estimait en être le légitime
propriétaire, alors qu'en fait cette personne ne l'était
pas. Ainsi, sans le savoir, il détient un bien qui, réel-
lement, n'est pas à lui. Pour déterminer ses devoirs et
ses droits, deux situations sont à envisager : 1. Aussi
longtemps qu'il est de bonne foi; 2. Quand cesse sa
bonne foi.
a. Aussi longtemps que le possesseur est de bonne foi.
— Il a tous les droits du propriétaire sur l'objet que
licitement il utilise en lui-même et dans tous ses fruits
ouqu'il détruit. Si l'objet périt par l'usage naturel et si le
propriétaire survient, celui-ci, en vertu du principe
Res péril domino, ne saurait exiger aucune restitution,
cai cette perte est arrivée sans faute contre la justice.
b. Quand cesse la bonne foi. — Ici il importe de fixer
les droits du détenteur de bonne foi sur l'objet lui-
même, sur les fruits et sur les dépenses.
a.) Quels sont les droits du détenteur sur l'objet. — -
On peut envisager deux cas : l'objet n'a été transmis
à personne; il n'y a donc eu qu'un seul détenteur; ou
bien au contraire, il y a eu une ou plusieurs trans-
missions de l'objet.
a. // n'y a pas eu de transmission. — L'objet existe
encore. — Le possesseur de bonne foi prescrit légiti-
mement suivant le temps fixé par le droit (voir l'art.
Prescription) ; il acquiert ainsi définitivement ce qu'il
détient et en perçoit tous les fruits.
Mais s'il n'y a pas encore prescription, quand le
possesseur de bonne foi apprend que ce qu'il détient
est a autrui, il lui incombe de restituer le plus tôt pos-
sible à moins de graves inconvénients, car res clamât
domino. Le possesseur de bonne foi peut-il exiger du
propriétaire à qui il rend ce qui lui appartient que le
prix lui en soit versé? La réponse, semble-t-il, varie
suivant les circonstances. Si le propriétaire s'est trouvé
dans L'impossibilité de recouvrer son bien et si, poussé
par l'intention de le lui rendre, le possesseur actuel l'a
acheté à une tierce personne, celui-ci a le droit d'en
exiger le prix parce qu'il a travaillé pour l'utilité
d'autrui et non pour la sienne.
La loi civile a sur l'achat des objets volés ou perdus
une disposition particulière. D'après l'article 2280 du
Code civil, le propriétaire a trois ans pour réclamer son
bien, mais il est tenu de payer au possesseur la somme
que celui-ci a versée, si l'achat a été fait au marché ou
dans une vente publique ou par un marchand qui né-
gocie des objets de même espèce. En dehors de ces cas
les théologiens enseignent communément que le pro-
priétaire n'est pas obligé d'indemniser le possesseur
éventuel de son bien. Ce dernier pour se dédommager
de la perte subie doit recourir contre le voleur.
L'objet n'existe plus, mais seulement son équivalent
parce qu'il a été consommé ou qu'il a péri. S'il est
consommé, s'il ne reste plus rien et si le possesseur de
bonne foi n'en a pas tiré avantage, il ne saurait être
question pour lui de restituer quoi que ce soit. Mais si
la consommation, bien que faite sans aucune faute
contre la justice, a permis au détenteur d'épargner ses
biens personnels, il y a pour ce dernier obligation de
rendre dans la mesure où il en est devenu plus riche.
Cet enrichissement est considéré comme l'équivalent
du bien d'autrui utilisé. La restitution de cette part
doit être faite au plus tôt par le possesseur mais les
fruits de son industrie lui demeurent acquis.
S'il a péri : Si le bien périt fortuitement ou même
par le fait du possesseur, mais sans avantage pour lui,
il n'est tenu à aucune restitution. C'est l'application
directe du principe : Res périt domino.
(3. Il y a eu transmission de l'objet possédé de bonne
foi. — Elle a pu être faite : à titre onéreux, ou à titre
gratuit, ou à titre onéreux et gratuit.
Transmission faite à titre onéreux. — Pour faciliter la
compréhension du sujet, il y a deux situations diffé-
rentes à distinguer : selon que le possesseur n'a pas été
évincé par le propriétaire ou qu'il l'a été.
Si le possesseur n'a pas été évincé par le propriétaire
parce qu'il y a déjà prescription légitime, ou que l'ob-
jet a été consommé ou qu'il a péri fortuitement, la
situation se résout ainsi :
Le premier individu qui a possédé et qui a vendu
paie au propriétaire le prix de l'objet, lorsqu'il en est
devenu plus riche, car personne n'a le droit de s'enri-
chir avec ce qui est à autrui. Mais il n'existe pour lui
2475
RESTITUTION. POSSESSEURS DE MAUVAISE FOI
2476
aucune obligation à l'égard des autres possesseurs
parce qu'il n'y a pas eu éviction et que le contrat de
vente, en vertu de la loi, a les mêmes effets que s'il
avait été valide. De ce fait, les autres vendeurs ne sont
obligés à rien, même pas à rendre le montant des béné-
fices, qu'ils auraient pu réaliser, parce que ces profits
personnels sont véritablement des fruits industriels.
Ceux-ci, en effet, n'existeraient pas s'il y avait eu
vente avec perte, par suite des circonstances moins heu-
reuses et pourtant, dans cette hypothèse, le vendeur
ne pourrait rien réclamer, ni recourir. C'est une preuve
indirecte de l'affirmation précédente. S. Alphonse.
1. III, n. 800, 825.
Si le possesseur a été évincé lorsque l'objet existe
encore et qu'il n'y a aucun moyen de s'opposer à la
dépossession, le dernier détenteur doit la subir et
rendre la chose au propriétaire. Mais il lui reste un
recours contre son vendeur. Celui-ci de même fait lici-
tement appel à celui qui lui a cédé l'objet et il en est
ainsi jusqu'au premier possesseur. Ici, en elîet, la vente
a été nulle et cela oblige chaque vendeur d'indemniser
son acheteur, du prix d'acquisition. L'application de
ces principes est difficile. C'est pourquoi les moralistes
demandent qu'on s'en remette, s'il y a lieu, aux dispo-
sitions du droit civil. Si elles n'existent pas, ils hésitent
en général à formuler une obligation. Vermeersch s'en
tient à un conseil et conclut : Quare sequum censemus
ut possessor bonœ fidei domino qui re sua privalur, pre-
lium reddal quod sine damno proprio reddere polest,
quasi involunlaric negotium domini utililer gesserit, sed
strictam justitiœ obligationem ila agendi e naturas lege
colligi posse non arbilramur. Principia, t. n, n. 651,
p. 611-612.
Transmission faite à litre gratuit. — Quand l'objet,
possédé de bonne foi, a été transmis à un tiers par une
donation ou à titre gratuit, le premier possesseur, du
fait qu'il n'est pas devenu plus riche par l'objet d'au-
trui ne contracte aucune obligation. Par ailleurs, il
importe peu au propriétaire, aux mains de qui demeure
son bien, sur lequel il a le droit de porter ses légitimes
revendications. A fortiori, ceux qui dans la transmis-
sion n'ont été que des possesseurs intermédiaires, ne
sont tenus à rien, ni à l'égard du propriétaire, ni entre
eux, car l'objet discuté n'a pas été gardé.
Le dernier possesseur, en revanche, doit remettre
l'objet, s'il l'a encore, ou l'équivalent, s'il l'a consommé,
au légitime ayant droit, car il a ainsi épargné ses biens
et en est devenu plus riche. Autrement il ne saurait
être question pour lui de rendre quoi que ce soit.
Transmission faite à titre onéreux et gratuit. ■ — Si les
circonstances permettent l'éviction, le dernier posses-
seur est obligé de remettre l'objet à la disposition du
propriétaire, mais il lui reste un recours contre celui
qui lui a vendu l'objet dont il a été dépossédé. S'il n'y
a pas lieu d'évincer le dernier détenteur, au premier
seul il incombe de verser la somme touchée au moment
de la vente, étant donné qu'il avait reçu gratuitement
et qu'ainsi par l'acte de cession il est devenu plus
riche.
Le donateur qui a fait une largesse avec des biens
d'autrui épargnant de la sorte sa fortune personnelle,
ainsi que celui qui a consommé de bonne foi une chose
qu'il avait reçue gratuitement sont tenus de rendre
d'après la valeur du bien conservé si celui-ci a moins
de prix que ce qui a été livré ou utilisé, parce que seul
ce par quoi il y a eu enrichissement est soumis à
restitution, OU d'après la valeur de te qui a été donné
ou consommé, si celle-ci est moindre que celle des
biens personnels épargnés; la réparation ne va pas au
delà du dommage, causé réellement à autrui.
$) Quels sont les droits du détenteur sur 1rs fruits. —
Dès que le possesseur de bonne foi a connaissance du
propriétaire, il doit rendre l'objet et les fruits civils et
naturels pendants ou existants et les mixtes ; mais pour
ces derniers uniquement la partie qui revient à la
nature du bien. Quant aux autres fruits qui, durant la
détention loyale, ont été consommés, donnés ou per-
dus, ils ne donnent lieu à aucune restitution, sauf s'il
en est résulté une épargne de bien personnel et consé-
quemmenf une augmentation du patrimoine familial.
Cet enrichissement partiel est considéré comme l'équi-
valent du bien d'autrui et, en justice, doit être rendu,
à moins qu'il ne soit déjà légitimement prescrit.
Les fruits industriels demeurent acquis au posses-
seur, déduction faite de l'indemnité à verser au proprié-
taire pour l'utilisation de son bien, qui a servi pour
ainsi dire d'instrument. L'appréciation en revient au
jugement des hommes prudents : il leur incombe de
déterminer dans les fruits ce qui est le produit de la
nature intrinsèque du bien et ce qui est le résultat
de l'intelligence et de l'activité personnelles.
Le possesseur de bonne foi évincé a le devoir de
restituer tous les fruits consommés après que le litige
a été soulevé, car dès cet instant son action est sem-
blable à celle d'un possesseur de mauvaise foi.
D'après le droit civil français (art. 549), durant tout
le temps qu'il est en état juridique d'honnêteté, le
possesseur est autorisé à faire siens tous les fruits
perçus. Ceux qui sont encore pendants sont censés
constituer partie intégrante avec le fonds et avec
celui-ci sont à laisser au propriétaire. Les fruits civils
se comptent jour pour jour. Ces dispositions sont va-
lables pour le for de la conscience. Il en est de même
de celles qui leur sont analogues et ont été adoptées
par de nombreuses législations, avec des variantes
d'interprétation sur le moment où les fruits sont acquis
ou sur d'autres points, en particulier pour la déduction
des dépenses engagées. Voir en particulier les codes
d'Allemagne n. 955 et 2020; d'Argentine, n. 2457;
d'Autriche, n. 330; de Bolivie, n. 293-294; du Canada,
n. 411; du Chili, n. 907; de Colombie, n. 964; du Gua-
temala, n. 519; d'Espagne, n. 451; d'Italie, n. 703;
du Mexique, n. 834; de Hollande, n. 604; de Nica-
ragua, n. 907; de Panama, n. 437; du Pérou, n. 470;
de Suisse, n. 938; d'Uruguay, n. 649; du Venezuela,
n. 686; etc. En Angleterre et aux États-Unis, il n'y a
aucune disposition législative sur ce point.
y) Quels sont les droits du détenteur relativement aux
dépenses engagées? — Le possesseur de bonne foi n'a
pas à réclamer au propriétaire le paiement des dé-
penses d'entretien, car celles-ci sont censées compen-
sées par les avantages perçus. Mais il a le droit d'exi-
ger une indemnité pour les dépenses qu'il a engagées
et se rapportant à tous les fruits encore pendants.
D'après l'article 1381 du Code civil, le propriétaire
restitue au possesseur les frais nécessaires qu'il a eus
pour les réparations, car s'il ne les avait pas faites, le
bien aurait péri et il ne serait pas juste qu'il y ait enri-
chissement au détriment du détenteur.
Quant aux dépenses utiles, le propriétaire, d'après
l'article 555, est libre de les solder ou de payer l'aug-
mentation de la valeur de son bien afin de ne pas
s'enrichir injustement. Le Code civil ne dit rien sur les
droits qu'a le possesseur d'exiger du propriétaire le
dédommagement des dépenses somptuaires. Confor-
mément au droit naturel, le détenteur peut enlever,
semble-t-il, ce qui a fait l'objet de ces dépenses, si cela
ne nuit pas au bien lui-même. Mais si cet enlèvement
n'est pas possible il est nécessaire de savoir si les dé-
penses somptuaires ont réellement une valeur pour le
propriétaire. Si elles en ont une, celui-ci doit une
compensation, mesurée d'après l'avantage qu'il en
tirera éventuellement. Cette obligation n'existerait
pas dans le cas contraire.
b) Application des axiomes au possesseur de mau-
vaise foi. — Le possesseur de mauvaise foi est celui qui
9. U
RESTITUTION. POSSESSEURS DE MAUVAISE FOI
2478
a un bien, sachant qu'il est à autrui et non pas à lui.
Ici entre en jeu une double raison de restitution : la
détention d'un bien étranger et la damnification for-
melle. Nous dirons : les obligations et les droits du
possesseur de mauvaise foi.
a. Obligations. — Elles sont relatives aux biens et
aux fruits.
Relativement aux biens. — Si l'objet existe encore,
le possesseur de mauvaise foi doit le restituer en vertu
du principe Res clamât domino et cela avec toute son
augmentation, intrinsèque et extrinsèque, parce que,
lorsqu'une chose croît, c'est pour son propriétaire et
non pour le possesseur de mauvaise foi. C'est pourquoi,
si le bien d'autrui conservé de mauvaise foi a augmenté
de valeur intrinsèque ou extrinsèque, il est à rendre tel
quel, même si cette croissance n'eût pas pu être obte-
nue, ce bien étant resté entre les mains du maître légi-
time. Si la valeur intrinsèque a décru, il faut rendre le
bien et de plus verser une compensation, au cas où la
décroissance constatée est supérieure à celle qui se
serait produite si l'ayant-droit avait conservé la
jouissance de son bien.
Cette réparation de surcroît, qui est en rapport
avec le degré de culpabilité effective du détenteur, ne
saurait être exigée si la dépréciation n'est pas réelle,
comme c'est le cas, lorsque la valeur vénale seule
change tandis que la valeur intrinsèque demeure telle
quelle, à moins qu'il ne soit avéré que le propriétaire
aurait vendu son bien au moment où il valait le plus.
Il est abusif, semble-t-il, de demander que la resti-
tution soit faite d'après le prix de vente le plus élevé
atteint par l'objet, car, en vertu de l'axiome res fructi-
ficat domino, la valeur extrinsèque croît ou décroit
pour le propriétaire.
Si la chose a été consommée, le possesseur de mau-
vaise foi est tenu d'en restituer l'équivalent, sinon, il
s'enrichirait d'un bien d'autrui et porterait un vrai
dommage au propriétaire, car la restitution en justice
commutative se fait à égalité. Autrement dit, il lui est
imposé de compenser aussi le gain que le propriétaire
n'a pas réalisé et de l'indemniser des pertes diverses
subies.
Si l'objet n'est plus entre les mains du possesseur,
celui-ci doit payer le prix fort dans la restitution si,
pour parer à certaines nécessités de famille ou de
sympathie, le propriétaire s'est trouvé dans le besoin
de vendre un autre de ses biens, analogue à celui qui
était injustement détenu au moment où ce dernier
avait sa valeur vénale la plus élevée. Il en serait de
même s'il y avait eu consommation par le délinquant,
lorsque celui-ci a jugé en tirer le plus grand profit.
S. Alphonse, 1. III, n. 621.
Par ailleurs, le possesseur n'a pas à restituer l'équi-
valent au prix fort, s'il a consommé ce qu'il gardait
injustement ou si le propriétaire l'eût utilisé ou perdu
quand il n'avait qu'une valeur minime. Voir l'riiner,
Théologie morale, t. n, p. 424; Wouters, Manuale, t. i,
n. 990. S'il y a des doutes sur le temps de consomma-
tion et donc sur la valeur que l'objet avait à ce
moment-là, le débat se tranche, d'une manière géné-
rale, en faveur du propriétaire innocent. Ces données
théoriques, qui laissent subsister des obscurités, sont
parfois difficilement applicables. Aussi importe-t-il de
faire appel en bien des circonstances à la composition.
Si le bien a péri fortuitement chez le possesseur,
celui-ci peut en être considéré comme la cause injuste :
il doit en rendre l'équivalent. Dans cette hypothèse, il
est supposé, en effet, que le bien n'aurait pas péri
s'il était resté entre les mains de son propriétaire. Des
précisions sont cependant nécessaires.
Si, par suite d'un vice intrinsèque telle que la vé-
tusté ou par un accident commun, la chose aurait péri
en même temps chez le détenteur et chez le proprié-
taire, le détenteur ne serait tenu à aucune restitution,
car il n'est pas cause efficace coupable du dam. Mais si
la cause dedestruction n'existe pas simultanément chez
le propriétaire et le détenteur, celui-ci contracte des
devoirs de justice. Le bien mal acquis, par exemple,
périt chez le détenteur injuste; mais s'il fût demeuré
chez le propriétaire, il eût péri antérieurement, dans
un incendie si l'on veut. Le détenteur injuste doit
néanmoins en restituer la valeur, car il est la cause
coupable du dommage subipar autrui : s'il avait rendu,
comme il le devait, ce qu'il gardait injustement aussi-
tôt après l'incendie survenu chez le propriétaire, celui-
ci aurait pu jouir de son bien et ne l'aurait pas perdu.
L'obligation de restituer n'est pas éteinte non plus si
l'objet supposé restitué eût été anéanti dans la suite
chez le propriétaire, sauf si cet accident avait pu être
prévu avec certitude.
Ces distinctions théoriques d'antériorité ou de
postériorité ne semblent pas avoir d'importance pour
tous les moralistes (Wouters, t. i, n. 989). car elles sont
souvent difficiles à appliquer dans la pratique. La di-
versité des événements qui causent la perte : incendie,
tremblement de terre, guerre, etc., retiennent davan-
tage l'attention de certains auteurs. Pour eux, le pos-
sesseur de mauvaise foi, en conservant d'une manière
injuste un bien d'autrui, l'a exposé pratiquement au
péril et doit être considéré comme l'agent concret de
la destruction. S. Alphonse, 1. III, n. 620; Homo
apost., tr. x, n. 79. Ce raisonnement est encore fragile,
car la restitution ne saurait exister que s'il y a causa-
lité efficace. L'accord n'existe donc pas entre les théo-
logiens. En tous cas, si l'on s'en tient strictement au
droit naturel il ne semble pas qu'il y ait lieu de resti-
tuer, car, selon l'axiome, res péril domino, à moins que
la ruine ne puisse être imputée à une cause coupable.
Le droit positif a parfois des solutions différentes. Le
Code civil français statue, en effet, à l'article 1302 :
« De quelque manière que la chose volée ait péri ou
ait été perdue, sa perte ne dispense pas celui qui l'a
soustraite, de la restitution du prix. » Mais remar-
quons-le, cette disposition pénale n'est obligatoire
qu'après la sentence judiciaire. En bien des circons-
tances il sera préférable de recourir à une entente entre
les intéressés. Ce sera souvent le seul moyen qui per-
mette de faire avec équité la restitution des fruits et de
déterminer le montant des dépenses à compenser.
Relativement aux fruits. — Le possesseur de mau-
vaise foi doit rendre les fruits naturels qu'il a recueillis
ou leur équivalent s'ils sont consommés, sinon le bien
d'autrui l'enrichirait; or, res fructificat domino. Mais,
comme en réalité les biens consomptibles ne produisent
pas de fruits, leur restitution est faisable sous forme
d'intérêt de l'argent épargné et que le propriétaire
aurait de fait perçu. Par ailleurs, le loyer d'un im-
meuble ou autre objet est à payer au propriétaire
par le possesseur de mauvaise foi, meure si celui-ci
n'a pas loué. Voir en des sens divers : Vermeersch,
Principia, t. rr, n. 652; Lugo, disp. XVII, n. 58 sq. ;
d'Annibale, Summula théologies, moralis, t. n, p. 241 :
Piscetta-Gennaro, FAemenlu theologiee moralis, t. rr,
p. 411.
Pour ce qui est des fruits industriels, on n'est pas
astreint à les restituer, car ils rrc sont pas considérés
comme les produits du bien d'autrui : ils supposent
l'activité personnelle. Ainsi, par exemple, celui qui
expose tout l'argent qu'il a acquis malhonnêtement
dans un jeu ou dans une affaire et qui en tire béné-
fice n'est pas obligé de rendre ce gain.
Quant aux fruits mixtes, le possesseur de mauvaise
foi ne restitue obligatoirement que ceux qui reviennent
à la nature.
Si, par ailleurs, le possesseur avait été négligent, il
devrait indemniser le propriétaire pour les fruits natu-
2479
RESTITUTION. COOPERATEURS
2480
rels que celui-ci aurait probablement retirés de sa
propriété, puisqu'il a été la cause efficace du dommage
subi. S. Alphonse, 1. III, n. 618.
Si un bien est passé entre les mains de plusieurs
injustes détenteurs, la restitution des fruits se fait au
prorata du temps pendant lequel il a été conservé,
compte tenu des circonstances particulières. Aertnys-
Damen, Theologia moral is, a. 758.
b. Les droits du possesseur de mauvaise foi. — Quand
le possesseur déloyal restitue la chose et les fruits, il
est bien entendu qu'il a le droit d'en soustraire le
montant de toutes les dépenses nécessaires, car, s'il ne
les avait pas faites, l'objet non entretenu aurait péri;
quant aux dépenses utiles, le propriétaire est libre de
les solder ou de permettre à celui qui a détenu sa pro-
priété d'en retirer, sans la détériorer, ce qu'elles repré-
sentent.
Le détenteur garde aussi licitement ce qui corres-
pond aux dépenses somptuaires, si l'ornementation est
séparable du bien sans dommage pour le propriétaire.
Si la séparation est préjudiciable pour l'ayant-droit,
celui-ci endéduitle montant, caria propriété en a acquis
unevaleui vénalesupérieure.Neserait-ilpasinique que
le propriétaire s'enrichît au détriment d'autrui? Ce-
pendant il serait parfois bien injuste de forcer le
maître légitime à verser une indemnité pour une amé-
lioration qu'il n'a aucunement désirée. Aussi dans la
pratique la composition est-elle ordinairement l'unique
moyen de solution équitable. S. Alphonse, Homo
apost., tr. x, n. 74. Il n'est pas inédit non plus que,
pour le punir de son délit, une sentence judiciaire
n'oblige le possesseur de mauvaise foi, à supporter la
perte des dépenses somptuaires. Allègre, Le Code civil
conunenté, t. i, p. 374; t. n, p. 96, 200. En toute hypo-
thèse d'ailleurs, on s'en remettra aux dispositions du
droit régional. Celles-ci ne valent pour la conscience
qu'après la sentence judiciaire.
c) Application des axiomes au possesseur de foi
douteuse. — Le possesseur de foi douteuse est celui qui
détient une chose sur la propriété de laquelle il a des
doutes positifs. Si les doutes sont soulevés par des
raisons légères, il n'est pas tenu de s'informer et il
continue à posséder en toute tranquillité, car personne
n'est obligé d'ouvrir une information contre soi-même.
Si les doutes reposent sur des mot if s graves et probables,
il est de son devoir d'examiner la situation et de faire
une enquête. Celle-ci doit être diligente, humaine, mo-
rale et ordinaire. Les efforts à fournir et les dépenses
à engager pour la faire doivent être en rapport avec la
valeur de l'objet sur lequel portent les hésitations. Ces
frais parfois élevés sont à couvrir par le propriétaire,
lorsqu'il est trouvé, ou à compenser par une partie de
l'objet. Si une tierce personne avait été la cause injuste
du doute, elle devrait supporter tous les débours à
condition qu'elle ait prévu au moins d'une manière
confuse cette conséquence de son acte.
A moins qu'il n'y ait aucun espoir de succès ou que
les frais à engager soient trop élevés eu égard à la
petite valeur de l'objet détenu, si le possesseur omet
de faire la lumière, il s'expose au péril de détenir
injustement. Si, par négligence coupable, il n'essaie
pas de mettre lin à ses soupçons, ou s'il tarde trop à
agir, il est à assimiler à celui qui est de mauvaise foi.
Pendant la durée fie L'enquête il ne doit ni aliéner, ni
détruire le bien qu'il détient, car il serait vain de
rechercher le propriétaire légitime, si on ne lui conser-
vait pas sa propriété.
Si, après une sérieuse enquête, il esl moralement
manifeste que la chose n'est pas à lui, le possesseur
actuel doit la restituer. Cependant deux cas sont à
distinguer : selon (pie le doute est né après une posses-
sion qui a commencé de bonne foi, ou que le doute a
précédé cette possession.
a. Si le doute est né alors que la possession avait
commencé de bonne foi. — En vertu de l'axiome In
pari deliclo vel causa polior est conditio possidentis.
Régula 65, De regulis juris, in VI", la présomption
joue en faveur de celui qui, de bonne foi, jouit de la
possession tranquille. En effet, l'homme est avide de
son bien et ne permet pas facilement à autrui de s'en
emparer. D'autre part, s'il est probe, il n'occupe rien
sans un titre légitime. Le possesseur de bonne foi
après enquête garde donc licitement ce qu'il détient
et en dispose librement. S. Alphonse, 1. I, n. 35 et 36;
1. III, n. 711. Après une enquête bien faite, écrit le
P. Vermeersch, si nullius jus certum apparuerit, ma-
nente dubio, quamvis plerique severius de eo dicant cujus
possessio maie inita fuerit, nihil restituere débet. Ac ver-
salur in ea bona fide theologica quœ rem, accommodale
ad leges positivas, usucapi sinil. Principia, t. il, n. 654.
Si, au moment où il se trouve dans ces hésitations,
le propriétaire apparaît, il est tenu de lui rendre le bien
encore existant et non prescrit; si celui-ci est déjà
consommé ou aliéné, il est seulement obligé de faire
la restitution de ce par quoi il en est devenu plus riche.
Si, par ailleurs, il vend le bien détenu il lui incombe de
prévenir son acheteur du péril d'éviction.
Enfin, s'il se trouve en face d'un homme dans la
même situation intellectuelle que lui, il est légitime
pour lui de s'opposer à la dépossession. L'opposant
qui lui enlèverait de sa propre autorité l'objet discuté
commettrait un dommage injuste et devrait resti-
tuer, car, aussi longtemps que les droits des partis
sont confus, il y a présomption de droit en faveur
du possesseur. § Relinendœ possessionis 4, Instit., De
interdictis : Commodum autem possidendi in eo est,
quod eliamsi cjus res non sit, qui possidet, si modo
aclor non potueril suam esse probare, remanel in suo loco
possessio, propler quam causam, cum obscura sunt
utriusque jura, contra petitorem judicari solet. Il im-
porte donc dans ce cas, avant de passer à l'action,
d'attendre la décision du tribunal.
b. Si le doute a précédé la possession, le détenteur est
avec raison, considéré, d'une manière générale, comme
étant de mauvaise foi, car aucun titre ne légitime sa
possession. Plusieurs cas sont à distinguer :
S'il y a eu prise d'un bien abandonné ou inoccupé,
le nouveau possesseur, étant donné son doute, ne le
retient que conditionnellement : il devra rendre le
tout si, après enquête, il trouve le propriétaire.
Si celui qui a des soupçons sur la propriété d'un
bien le reçoit en don ou l'achète d'une personne qu'il
sait de bonne foi, il se repose licitement sur le droit de
cette dernière et il est considéré comme s'il avait com-
mencé à posséder de bonne foi, mais, si le détenteur
dont il a reçu ou auquel il a acheté est suspect, il lui
est permis d'en retenir une partie au prorata du doute
et de restituer l'autre au propriétaire probable, s'il est
connu. S'il y a plusieurs ayants-droit probables, le bien
esl. à partager entre eux: le possesseur actuel retenant
légitimement sa part. S. Alphonse, 1. III, n. 625.
Remarquons-le cependant, pour bien des théologiens,
cette restitution par partie ne semble pas strictement
requise. Vermeersch, Principia, t. II, n. 655.
Mais, si le ou les propriétaires sont inconnus, parce
qu'aucune raison sérieuse ne milite avec probabilité
eu leur faveur, il est licite au détenteur présent de
garder tout le bien. Malgré que le droit naturel ne
l'exige pas, certains moralistes pensent que dans ce
dernier cas une part revient aux pauvres ou aux œu-
vres pies. Ibid., n. 651; Wouters, n. 992, p. 645. Après
la publication du Code canonique, il semble bien qu'il
ne faille pas urger sur ce point les prescriptions
ecclésiastiques, si elles existent.
2° Les coopératcurs d'une action damnificalrice. —
Ils sont ordinairement distingués en neuf classes. Les
2481
RESTITUTION. COOPER.VTEUKS
2482
vers suivants rappellent cette antique classification :
Ouilibet in solidum reddat prius injuriât o
.lussio, consilium, consensus, palpo, recursus,
Participans, mutus, non obstans, non manifestans.
Les six premiers sont dits des coopérateurs positifs,
en ce sens qu'ils poussent moralement à porter dom-
mage. Les trois derniers sont dénommés négatifs, parce
qu'ils n'empêchent pas, comme ils le pourraient et le
devraient, le tort d'être causé. S. Thomas, Sum. IheoL,
IIa-II;E, q. lxii, a. 1. Tous non seulement contractent
le realum peccati, mais sont tenus à la restitution in
solidum, ainsi que l'affirme Innocent XI, le 2 mars
1679, en condamnant la 39° proposition laxiste : Qui
alium movet aut inducil ad inferendum grave danmum
tertio, non tenetur ad reslitulionem istius damni illati.
Denzinger-Bannwart, n. 1189.
Suivant les principes généraux exposés précédem-
ment (voir conditions de la restitution), l'obligation
qui incombe aux coopcrateurs peut être formulée
ainsi. Doit restituer quiconque dans sa participation
est directement (coopération positive) ou indirec-
tement (coopération négative) cause efficace, injuste et
coupable d'un dommage. Nous distinguerons donc les
coopérateurs positifs et les coopérateurs négatifs.
1. Les coopérateurs positifs. — Ce sont : le mandant
(jussioj, le conseiller (consilium), le consentant
(consensus), le flatteur (pcdpo), le receleur (recursus)
et le participant (participans).
a) Le mandant est celui qui meut et détermine au-
trui à porter, en son nom et à son profit, un dommage
à une tierce personne en employant, pour parvenir à
ses fins, des ordres, des prières ou autres moyens. Il
est considéré comme la cause efficace de l'acte posé.
Il n'est nullement requis qu'il exerce une autorité sur
son agent d'exécution. Pour qu'il soit obligé de réparer
le dommage, trois conditions sont à remplir : que l'or-
dre ait été efficace, qu'il n'ait pas été révoqué et que le
dommage qui en est la conséquence ait été prévu au
moins confusément :
a. L'ordre est efficace explicitement ou implicitement.
Explicitement, si le mandant manifeste par des
paroles, des gestes ou d'autres signes, sa volonté,
qu'un dommage soit porté à telle ou telle personne.
L'efficience du supérieur est indiscutable et, puisque
ille qui jubet est principaliler movcns, il est de son devoir
de réparer.
Implicitement, s'il n'exprime rien lorsqu'il apprend
que des hommes, pour répondre à ses désirs, vont
porter un tort à quelqu'un et qu'il ne fait rien, alors
qu'il y est tenu, pour empêcher l'exécution de ce
mauvais projet. Son silence est à juste titre considéré
comme un ordre tacite. (Voir aussi les coopérateurs
négatifs.)
Quiconque dès lors ratifie seulement après coup un
dommage sur l'exécution duquel il n'a eu aucune
influence n'est obligé par aucun devoir de justice.
Parfois il en est de même quand l'ordre efficace expli-
cite ou implicite est révoqué.
b. La révocation est la rétractation orale ou écrite
d'un mandat donné. Pour déterminer le devoir de la
restitution, il est indispensable de savoir si le manda-
taire a eu connaissance du changement de volonté
avant ou après l'exécution.
Dans le premier cas, le mandant est dégagé de
l'obligation de restituer. Si, malgré le contre-ordre reçu,
le mandataire commet le dommage, il en est la cause
efficiente : c'est à lui qu'il incombe de réparer.
Si le mandataire ne croyait pas que la révocation
fût sérieuse ou si, tout en l'estimant telle, il ne s'en
souvenait pas d'une façon invincible et accomplissait
l'action injuste primitivement projetée, le mandant
ne serait pas obligé de réparer en tant que tel, mais
pourrait l'être à titre de conseiller, si son ordre a
déterminé, chez son inférieur, des réactions et des sen-
timents, qui ont mû sa volonté à l'action peccami-
neuse (voir plus loin le cas du conseiller).
Dans le second cas (le mandataire n'a eu connais-
sance de la révocation qu'après l'exécution), le man-
dant demeure responsable puisqu'il a été l'auteur effi-
cace de l'acte posé, il ne saurait dès lors échapper aux
charges que lui impose la justice. Cf. S. Alphonse,
1. III, n. 558.
c. Que le dommage ait été prévu. — Si le mandant a
prévu d'une façon au moins confuse le préjudice qu'il
a commandé, il doit le réparer, ainsi que le dommage qui
lui est uni par un lien moralement nécessaire et qui se
présente comme la conséquence probable de son acte.
S'il ordonne de brûler une maison, il est à même de
prévoir, par suite des circonstances de lieu et de vent,
que l'incendie s'étendra aussi aux maisons voisines.
Il n'est pas obligé de parer à ce qu'il n'a nullement
entrevu et qui a été produit par la seule malice de son
subordonné. Dans cette hypothèse, celui-ci devrait
compenser le tort commis, vu qu'il a dépassé l'ordre
donné. Si, par exemple, celui qui a reçu mission d'incen-
dier une maison en tue aussi le propriétaire, il en sup-
porte seul la responsabilité.
Si le mandant, dans ses prescriptions, a influencé
son commissionnaire par la fraude, la violence, ou la
crainte, il lui incombe, au moins dans la mesure où il
a pu les prévoir, de réparer tous les ennuis communs
et ordinaires subis par son inférieur en punition de son
action délictueuse; de payer entre autres l'amende
imposée aux incendiaires, s'il y a eu crime d'incendie,
de solder les frais de médicaments, si des blessures ont
été reçues au moment de l'exécution, etc.
Mais s'il n'a pas fait pression, il n'est pas tenu à
compenser les préjudices que l'agent d'exécution risque
d'encourir, surtout si celui-ci agit par intérêt et est ainsi
censé avoir endossé personnellement la responsabilité
de ses actes. Quant aux dommages fortuits et qui sont
moralement évitaJbles, le supérieur n'a pas le devoir de
les réparer : tels sont les frais conséquents à un acci-
dent d'auto survenu lorsque le forfait s'accomplissait.
b) Le conseiller. — a. — Au sens général, le conseiller
est non seulement celui qui essaie de persuader autrui
de poser une action, en l'instruisant ou en l'excitant,
mais aussi celui qui indique le moyen de l'accomplir.
Le conseil est doctrinal ou impulsif.
Il est doctrinal, quand le conseiller se prononce sim-
plement sur la bonté ou la malice, la justice ou l'injus-
tice, la licéilé ou l'illicéité d'un acte; il est impulsif
lorsqu'il excite autrui à faire une action dommageable.
Le premier comme le second est simple ou habillé. Le
conseil doctrinal est simple s'il est seulement exprimé
dans un jugement. Il est habillé s'il est motivé par des
raisons, des sentiments, des sophismes, etc. Le conseil
impulsif est simple, s'il consiste en une exhortation. Il
est habillé s'il propose en plus des moyens pratiques
d'exécution.
b. — L'obligation de restituer incombe parfois au
conseiller, ainsi qu'en fait foi la condamnation d'Inno-
cent XI citée plus haut. Pour qu'elle existe, il est requis
que le conseil ait été véritablement cause efficace du
dommage, qu'il ait été donné sciemment (voir plus
haut conditions générales de la restitution). •
Pour déterminer l'obligation de la restitution il im-
porte de distinguer : le conseil doctrinal, le conseil
impulsif et certains cas particuliers.
Le conseil doctrinal. — Différentes hypothèses sont
à envisager selon que le conseiller est dans l'exercice
de sa charge ou non.
Celui qui accepte un office reconnaît pratiquement
par là qu'il est capable de le remplir et on a le droit
d'attendre de lui qu'il ait une science proportionnée à
sa fonction. S'il n'est pas compétent, il viole sa pro-
2483
R EST IT UT I ON. COUP É H A T E U RS
2484
messe implicite en même temps que le droit des tiers.
Dès lors quiconque (curé, confesseur, avocat, médecin,
notaire) agit « ex officio », dans l'exercice de sa charge,
a le devoir de réparer le tort qui a été la conséquence
d'un conseil donné par suite de son ignorance cou-
pable, ou par suite de sa négligence. Cette réparation
se fait à celui qui a demandé le conseil et à celui qui
a supporté le dommage. S. Alphonse, 1. III, n. 564.
Si la négligence seule a été à l'origine du conseil, celui
qui l'a donné n'aura à réparer que si, ce faisant, il est
théologiquemcnt coupable. 11 ne le serait pas s'il n'y
avait de sa part qu'une faute juridique. Les Décrétâtes
l'affirment explicitement : Si culpa tua dalum est
damniim. vel injuria irrogala... aul hœc imperilia tua
sive negligentia cvenerunl, jure super his salisfacere te
oporlet, nec ignorantia te cxrusal, si scire debuisli ex
facto luo injuriam verisimiliter posse contingere, vel
jacturam. Decrétales, 1. V, tit. xxxvi, De injuriis cl
damno data, cap. 9.
S'il n'est pas dans l'exercice de sa charge, cl s'il est
consulté à titre d'ami. — A l'égard de celui qui estvenu
à lui par imprudence et qui, par suite du conseil reçu,
supporte des dommages, il n'est tenu à aucune répa-
ration, à moins qu'il n'ait agi par ruse pour circon-
venir celui qui se confiait à lui ou pour faire croire
qu'il était compétent. La règle du droit décrétalien est
formelle : Nullus ex consilio, dummodo fraudulenter non
fueril, obligalur. Reg. 62, De rcgulis juris, in VI0.
Mais il doit compenser les torts subis par de tierces
personnes, vu qu'ils lui sont imputables, en ayant été
la cause efficace.
Le conseil impulsif. — Le conseiller a le devoir de
réparer les préjudices qu'il a causés à autrui par son
conseil impulsif, vu qu'il en est originairement respon-
sable. S. Alphonse, 1. III, n. 558. Au conseil doctrinal
et impulsif se rattachent certaines questions pratiques
qu'il est utile d'aborder au moins brièvement.
Cas particuliers. — Pour empêcher un tort, le conseil-
ler peut-il en suggérer d'autres? Une réponse perti-
nente exige de distinguer si le dommage porte sur le
même individu ou sur des personnes différentes. Dans
le premier cas, s'il est moindre que celui qui était pro-
jeté, du fait que le conseiller se montre favorable aux
intérêts de celui qui va être lésé, il n'y a pour lui
aucune obligation. S'il est égal, il semble qu'il en est de
même, puisque le mal qui était en vue n'est pas dé-
passé. Mais la justice serait violée s'il était plus grand.
Il faudrait alors compenser tout ce qui est en plus
du dommage primitivement décidé. S. Alphonse, 1. III,
n. 565.
Dans le second cas (le conseiller détourne le dom-
mage sur des tiers), les théologiens enseignent d'une
manière commune que l'obligation de justice existe,
parce que le conseiller est ici, à coup sûr, l'auteur
efficace du dommage. S. Alphonse, 1. III, n. 565,
n. 577. Il en serait cependant libéré si, pour éviter un
préjudice très grave contre une personne déterminée,
il parvenait, par ses raisons, à ce qu'un tort in lime
soit causé à une autre, nullement poursuivie par le
malfaiteur. La vertu de charité n'impose-t-elle pas à
celle qui est alors lésée d'accepter ce léger inconvénient
pour que son semblable ne soit pas affecté liés gra-
veront? En pareilles circonstances une sage prudence
doit guider le conseiller.
c. Cessation de l'obligation. — Celui qui, sans faute,
a donné un conseil mauvais est tenu de le rétracter
lorsqu'il apprend la vérité. Malgré cela, il importe
d'examiner les cas où il aurait cependant à réparer le
dommage porté.
Celui qui a exprimé un conseil (doctrinal ou im-
pulsif) d.im îiliealeut simple, n'a pis a restituer, s'il le
révoque avant que soit commis le dommage. Dans celte
hypothèse, en elïet, celui-ci provient de l'initiative
personnelle de l'agent d'exécution. S. Alphonse,
1. III, n. 559. Mais, si le conseil nocif a été motivé, si
par exemple l'on a fait ressortir les avantages, la faci-
lité de l'action dommageable, le conseiller demeure
responsable de ladite action, même s'il révoque son
conseil avant l'exécution; il en demeure en effet la
cause efficace : il lui incombe donc de réparer. De fait,
l'agent d'exécution est alors mû dans son action par
les motifs de facilité, de sécurité ou autres qui ont été
proposés, à moins qu'à la rétractation n'aient été
ajoutés d'autres arguments au moins aussi forts que
ceux qui furent fournis au moment du premier conseil.
Sain', Alphonse, 1. III, n. 559, fait remarquer que le
conseiller qui n'arrive pas à fournir à l'exécuteur des
raisons capables d'empê -her l'action damnilicatrice
est toujours obligé en charité, et même en justice si le
conseil fut motivé, d'avertir celui qui va être lésé afin
que ce dernier prenne ses dispositions pour éviter le
mal qui le menace.
Ce qui précède permet de saisir la différence entre-
le mandataire et celui qui a reçu un conseil. Tandis
que le premier agit au nom du mandant, le second
exécute l'action en son nom propre et non pas en celui
du conseilleur parce qu'il a fait siens les motifs reçus
d'autrui.
c) Le consentant. — - Sous cette dénomination on
entend celui qui produit efficacement un tort par son
consentement, alors que, sans celui-ci, les autres agents
d'exécution n'auraient ni pu, ni voulu agir contre la
justice. Il y a différentes façons de consentir d'une
manière efficace : ce sera une attitude extérieure
approbatrice de la part d'un supérieur, une sentence
judiciaire, à n'importe quelle instance, ou surtout un
vote (électif, approbatif, délibératif ou exécutif). Ce
dernier consentement sera spécialement étudié.
Le vote est consultatif s'il est donné sous forme de
conseil; les situations morales qui en découlent trou-
vent leur solution dans l'application des principes
donnés à propos du conseilleur.
Il est délibératif, s'il s'exprime sous forme de décret.
D'une manière générale, d'après l'opinion commune
des théologiens, celui qui pose un acte de ce genre est
à assimiler au mandant, car l'agent d'exécution agit
au nom de celui qui a porté la sentence. Si le suffrage
se fait à la majorité des voix, trois cas sont à distin-
guer, selon que le vote est secret, public ou négatif :
Si le vole est secret. — Du fait que les votants concou-
rent per modum unius à la même fin et que morale-
ment ils ne forment qu'une seule personne, ils sont
tous solidairement tenus au prorata à la restitution du
dommage qu'ils portent éventuellement, vu qu'en
l'occurrence ceux qui sont causes efficaces ne peuvent
être discernés de ceux qui ne le sont pas. S. Alphonse,
1. III, n. 566. Au cas où certains se déroberaient à leur
devoir de justice les autres seraient obligés de tout
réparer. Lugo, disput. XIX, n. 85.
Si le vole est public. — S'il a lieu d'une manière
simul l anée, la restitution se règle d'après les principes
précédents; mais il n'en est pas de même, si les suf-
frages sont exprimés successivement. S'il s'exprime
après une convention préliminaire, il est indubitable
que tous sont obligés de réparer : les premiers qui ont
émis leurs suffrages comme ceux qui ont apporté des
voix supplémentaires à la majorité requise. Antequam
suffragium vere a singulis feratur, talis conspiralio po-
tins fationem consilii habet; quare qui solum in con-
ventu fractionis consenserit, in commis ipsis vero inler
effteaciter suffragantes non est, is non eodem ordine sed
plerumqae post hos ad restitulionem tenctur. Lehm-
kuhl. t. i, n. 1201.
S'il n'y a pas eu d'accord, il y a plus de difficultés
à se prononcer sur la valeur morale de l'acte et donc
sur l'obligation de justice qui en découle. Il semble
2485
RESTITUTION. C 0 OP É R ATEURS
248C
certain que ceux qui donnent leur voix les premiers,
avant que ne soit atteint le minimum requis pour la
majorité suffisante, doivent réparer, car ils sont causes
efficaces, même s'ils prévoient que les autres consen-
tiront au même vote. Quant à ceux qui donnent leur
voix, alors que la majorité est déjà acquise, ils y sont
probablement tenus aussi, car leur sentiment forme
un tout avec celui des premiers électeurs, étant en-
tendu que ceux-ci ont tout loisir de rétracter leur vote,
jusqu'au moment où le dernier est émis. Ils sont donc
tous des causes efficaces. Vermeersch, t. il, n. 664;
Carrière, Praslecliones (heologicœ majores de jusiilia et
jure, 1. III, n. 1188; Tanquerey, Synopsis theologiœ
moralis, 9e éd., t. m, n. 528.
Cependant si les premiers votants n'avaient pas le
droit de se rétracter après coup, l'action dommageable
serait moralement posée au moment où est atteinte la
majorité nécessaire. C'est pourquoi les voix qui s'y
ajouteraient n'auraient plus d'efficience et ceux qui
les ont données ne sauraient être obligés de réparer
quoi que ce soit.
Si le vole est négatif. — Le consentement pourrait
exister également dans une attitude négative : tel le
refus de voter pour que de cette façon l'action damni-
licatrice soit posée. A cause du consentement indi-
rect donné par l'abstention et du concours ainsi assuré
à une action injuste, il y aurait lieu d'imposer le devoir
du dédommagement.
Des différentes attitudes qui viennent d'être étu-
diées, il ressort que l'obligation théorique de restituer
existe souvent dans l'hypothèse que nous étudions;
mais pratiquement elle ne se vérifie qu'assez rarement,
parce qu'elle est difficile à préciser. Elle peut d'ailleurs
cesser s'il y a révocation plausible.
d) Le flatteur. — Il faut entendre par là tous ceux
qui, par la flatterie, les louanges intéressées, les blâmes,
les reproches et les excitations diverses, essaient d'ex-
ploiter la faiblesse ou la timidité de certaines personnes
pour les amener à nuire à autrui par des actes injustes
ou à les empêcher d'acquitter leurs devoirs de justice.
Si le flatteur est véritablement cause efficace de la
damnification et s'il a prévu, au moins d'une manière
confuse, les conséquences de son action, il pèche contre
la justice et en conséquence est obligé à la restitution
au même titre que ceux qui ont donné des conseils
impulsifs motivés. Seule une révocation en règle ferait
cesser l'obligation. Cf. S. Alphonse, 1. III, n. 567.
e) Le receleur est celui qui offre un refuge à un
malfaiteur et le protège, qui conserve les instruments
du larcin, achète le fruit du vol et le garde, ou qui
assure les commodités pour que l'œuvre injuste puisse
être accomplie. Par ces différentes façons, le receleur
influe efficacement sur le dommage qui va être causé
ou empêche que le tort injuste ne soit compensé.
Mais ne sont pas à considérer comme receleurs ceux
qui reçoivent les délinquants à titre professionnel,
d'amis, de charitable hospitalité, ou sous l'influence
d'une crainte grave, car ils sont censés alors ne pas
agir efficacement dans la production du dommage.
S. Alphonse, 1. III, n. 568. Il en serait de même de
ceux qui, après que le larcin a été commis, sans leur
influence, ont permis au voleur de s'enfuir, pourvu que
celui-ci ne soit pas de cette façon incité à commettre
impunément d'autres torts.
L'avocat, par exemple, n'est tenu à restituer que
dans les cas où, au civil, défendant le coupable, il s'op-
pose à ce que le juge l'oblige à réparer. Mais si, au
criminel, il parvient par ses plaidoiries à éviter la
condamnation de son client, il ne saurait être blâmé;
il est loisible, en effet, à celui qui a péché de faire les
efforts nécessaires pour échapper à toute punition
temporelle. L'avocat fera cependant le nécessaire
pour que le coupable ne trouve pas motif dans sa
DICT. DE THÉOLOGIE.
libération d'aller à de nouveaux vols ou de conserver
ce qu'il a dérobé.
f) Les participants. — Il faut distinguer ici ceux qui
participent au partage du bien dérobé « in re » ou
« in prœda » et, d'autre part, ceux qui ont apporté leur
collaboration dans l'action injuste « in crimine ».
a. Participants « in re ». — Si le participant réel est
de mauvaise foi et sait que le bien qu'il reçoit est le
fruit d'une action peccamineuse, il est de son devoir
de le rendre in re s'il existe encore, ou sous une forme
équivalente s'il est détruit, bien qu'il n'en soit pas
devenu plus riche. S'il a reçu le butin de bonne foi,
croyant qu'il provenait de son maître légitime, il est
tenu, s'il l'a encore, de s'en défaire, ou de payer au
propriétaire ce par quoi il en est devenu plus riche,
s'il l'a consommé ou détruit pour son utilité person-
nelle. Le participant au butin est donc à mettre sui-
te même pied que le possesseur de bonne ou de mau-
vaise foi. (Voir plus haut pour de plus amples détails.)
b. Participants « in crimine ». — Ce sont ceux qui
donnent leur concours au malfaiteur, l'accompagnent
pour assurer sa défense, fournissent les instruments,
transportent les échelles, façonnent les fausses clés,
transportent le butin, etc. Ce sont aussi les notaires
qui confectionnent les documents des usures ou les
fausses pièces nécessaires pour tourner un testament et
tous ceux qui, par une action injuste et intrinsèquement
mauvaise, concourent, comme coopérateurs efficaces,
à l'action damnifleatrice.
La restitution qui incombe aux participants est à
déterminer d'après le concours apporté. Celui-ci est
immédiat ou médiat.
Coopération immédiate. — Si le dommage commis
est la conséquence d'une action injuste intrinsè-
quement mauvaise et théologiquement coupable, la
restitution est certaine et toujours obligatoiie à moins
de circonstances spéciales. Ici il y a violation d'un
précepte négatif, dont la seule excuse est le droit de
nécessité. Cette participation existe lorsqu'un individu
apporte son appui, par exemple, dans un assassinat
ou un crime homicide. S. Alphonse, 1. III, n. 556.
La crainte d'un danger imminent rend-elle licite
la coopération immédiate? Même si l'action de l'agent
principal est mauvaise, la coopération est licite dans
la mesure où en peut être enlevée la raison d'injustice.
Cela arrive si le propriétaire consent certainement à su-
birle préjudice, ou si, compte tenu de toutes les circons-
tances et du bien public, il est obligé de prendre cette
attitude. Eu vertu de ce principe général, il n'est pas
permis de coopérer directement et immédiatement à
un homicide, à un assassinat, même pour sauver sa
propre vie, ni même à une injuste mutilation d'autrui,
à moins que ce ne soit le seul moyen d'échapper soi-
même à la mort; dans ce dernier cas l'action posée est
licite, puisqu'elle n'a pas en vue une damnification,
mais le salut personnel.
En vertu de l'axiome melior est conditio possidenlis,
il est illicite aussi de coopérer immédiatement à une
action nuisible à la fortune d'autrui, sous prétexte de
s'épargner, à soi-même, un dommage analogue. La
coopération serait permise, cependant, si le propi iétairc
est présumé y consentir, si le participant a l'intention
et est à même de réparer, si le préjudice doit être sup-
porté par ceux qui exigent la collaboration, même si
celle-ci n'est pas donnée, ou si le mal imminent qui
menace le coopérateur est très grave et le mal à
supporter par le propriétaire léger. En toutes ces
hypothèses, avant de décider, il importe de consulter
le sentiment des hommes prudents. S. Alphonse,
1. III, n. 571.
Coopération médiate. — Si l'action posée par le com-
plice est indifférente et ne devient mauvaise que par
suite de l'aide qu'elle apporte à une intention vicieuse
T. — XIII.
79.
2 48 7
RESTITUTION. COOPE II ATEURS
2488
d'autrui. comme le fait de porter les échelles, le butin,
etc., il n'y a qu'une participation médiate.
Quand celle-ci est libre et consciente, elle est pecca-
mineuse et donne lieu à la restitution. Quand elle est
donnée par coaction, sous l'influence de la crainte
grave de la mort, d'une mutilation ou d'un atroce tour-
ment, elle est exempte de péché et par conséquent de
réparation. Il en est ainsi chaque fois qu'il y a menace
d'un mal imminent, si celui-ci est plus grave ou au
moins égal à celui qui va être porté. S. Alphonse, 1. III,
n. 556, 571. S'il est moindre, on ne saurait affirmer
d'une façon absolue que la coopération soit illicite,
chaque cas est à envisager en particulier, compte tenu
des différentes circonstances dans lesquelles il se
concrétise. C'est en somme l'application de la théorie
du volontaire indirect, en vertu de laquelle il est permis
de poser un acte indifférent qui a deux effets : l'un bon,
l'autre mauvais, pourvu que celui-là soit seul en vue
et qu'il y ait une raison suffisante et proportionnée
pour permettre celui-ci. On peut donc dire qu'il n'est
pas défendu de coopérer (matériellement s'entend, car
la participation formelle est toujours illicite), d'une
façon médiate à une action injuste lorsqu'il y a une
excuse suffisante.
2. Les coopérateurs négatifs. — On désigne ainsi ceux
qui, obligés d'empêcher un dommage, ne le font pas :
ils sont distingués en trois catégories : mulus, non
obslans, non manifestans.
a) Sous le vocable de mutus on entend celui qui,
avant que l'action ne soit accomplie, pourrait et devrait
s'y opposer en exprimant ses dissentiments par des
cris, avertissements, signes contradictoires ou autres
moyens.
b) On appelle non obstans, celui qui, au moment où
l'action se fait, n'empêche pas le malfaiteur d'agir,
alors qu'il en a la possibilité et le devoir.
c) On dénomme non mani/estans, celui qui, une fois
que le préjudice a été commis, omet de le dénoncer.
S. Thomas, IP-II86, q. lxii, a. 1; S. Alphonse, 1. III,
n. 573.
Principes généraux gui règlent ici la restitution. — Si
les causes négatives sont tenues d'agir, en vertu de
leur charge ou d'un contrat formel (les gardes fores-
tiers, les gardes-chasse) ou tacitement impliqué dans
une fonction qui leur a été confiée (les agents de police,
les percepteurs d'impôts) et que, de manière coupable
(S. Thomas, loc. cit., a. 7), elles ne passent pas à l'ac-
tion, alors qu'elles en ont la possibilité, elles sont
obligées en stricte justice de réparer le tort. Ce ne
serait pour elles qu'un acte de charité, si aucun enga-
gement ne leur en faisait un devoir. Dans ce dernier
cas, même si elles pèchent et si elles se sont dispensées
d'agir par ruse, par malice, par haine ou par violence,
il ne saurait être question pour elles de restituer.
L'équité cependant peut le leur imposer.
Pour être coupables, les causes négatives doiven
non seulement avoir eu la possibilité d'agir, mais auss
ne pas avoir été empêchées par la menace d'un détri-
ment personnel grave ou au moins égal (telle sérail la
perte d'un bien de famille, de la renommée, «le l'hon-
neur et surtout de la vie).
Si plusieurs individus qui auraient dû agir ont omis
de concert d'empêcher l'action damniflcatrice ils sont
solidairement tenus à la restitution. Étant données les
circonstances il pourrait parfois en être également
ainsi, même s'il n'y a pas eu d'accord antérieur. LugO,
disp. MX, n. 108.
Pratique. A l'occasion des causes négatives les
théologiens étudient quelquefois un bon nombre de
cas pratiques. Puisque ceux ci se résolvent d'après les
principes que nous avons dégagés <n ce paragraphe et
dans celui des conditions de la restitution, leur élude
particulière n'apporterait pas d'éclaircissements nou-
veaux. Elle sera donc passée sous silence. Cf. S. Al-
phonse, 1. 111,11.331,573; I. IV,n. 237,270; l.VI.n. (521.
III. Circonstances de la restitution. — Elles
sont exprimées dans ces deux vers mnémotechniques :
Quis, qutd restituât, cui, quantum, quomodo, quando.
Quo ordine, quove loco, qune causa excuset iniquum.
En cet article, il importe d'étudier les principales
(voir art. Réparation, pour le complément).
1° Qui doit restituer? — Quand il n'y a eu qu'un seul
damnificateur, il n'y a aucun doute sur la personne de
celui qui doit restituer. Il n'en est pas de même s'il
y en a eu plusieurs. Aussi étudierons-nous : 1. l'obli-
gation solidaire de la réparation; 2. dans quel ordre
elle se fera; 3. la restitution en elle-même.
1. L'obligation solidaire de restituer. — Il y a soli-
darité des coopérateurs, lorsque chacun d'eux a agi
comme cause efficace pour produire le dommage total.
Elle existe s'il y a eu conspiration formelle, c'est-à-dire
accord entre les complices, car malgré leur multiplicité
ils constituent pour ainsi dire une seule cause, ou si,
d'autre part, il y a eu coopération nécessaire, au point
que, si un seul avait refusé son concours, le préjudice
n'aurait pas pu être fait. C'est le cas lorsque quatre
personnes sont absolument indispensables pour appor-
ter un objet et que trois ne sauraient suffire. Le dom-
mage total doit être attribué in solidum à chacun d'eux.
Mais la solidarité est douteuse si chacun des coopé-
rateurs agit comme cause suffisante, mais non néces-
saire et qu'il n'y a pas eu conspiration. L'obligation in
solidum, qui découle de l'action solidaire, consiste en
ce que chacun des complices est tenu à la réparation
totale, si bien que le paiement fait par l'un d'eux
libère les autres; mais celui-ci, pour se compenser, a le
droit de recourir contre ceux-là en tenant compte de
la hiérarchie de solidarité.
2. L'ordre de la restitution « in solidum ». — Il s'éta-
blit en dépendance du degré de coopération que les
complices ont apporté à l'action et de l'influence qu'ils
ont eue comme cause efficace. Il faut donc considérer :
ceux qui le sont dans le même degré et ceux qui le
sont à des degrés divers.
a) Si les coopérateurs sont solidaires dans le même
degré. — Chacun d'eux doit réparer en vertu de son
efficience. Celle-ci, en pratique, est bien difficile à
déterminer et c'est pourquoi il faudra souvent pré-
sumer que tous ceux qui se trouvent dans le même
degré ont influé également dans la damnification, à
moins que le contraire ne soit prouvé. Si l'un d'eux
a tout rendu, les autres qui sont solidaires avec lui
sont tenus de lui payer la part qu'ils doivent. S. Al-
phonse, 1. III, n. 581.
b) S'ils sont solidaires à des degrés divers. — Sans
vouloir entrer dans les détails, la hiérarchie s'établit
ainsi :
Celui gui est possesseur du bien d'autrui, qui s'en
est enrichi ou qui l'a consommé de mauvaise foi. Vu
le profit qu'il en a tiré il est juste qu'il soit obligé
à la restitution avant tous les autres. S. Alphonse.
1. III, n. 580.
Le mandant, puisque les autres agissent en son nom
et à son avantage et qu'il est ainsi la cause efficiente
et finale du préjudice commis. Il a charge totale de
restituer. S. Thomas, IIa-IIœ, q. lxii, a. 7, ad 2"'":
S. Alphonse, I. III, n. 580. S'il y avait plusieurs
mandants, il y aurait lieu d'établir entre eux un ordre.
Le devoir de la réparation incombe d'abord à ceux cpii
occupent uni' place supérieure et. à leur défaut com-
plet ou partiel, à ceux de rang inférieur.
Dans celle catégorie entrent également, mais :'i un
titre divers, les conseillers. Bien cpie souvent ils soienl
placés par les auteurs après les exécuteurs (Lessius,
De justitia, c. mil n. 12), ils sont en effet, virtuel-
2489
RESTITUTION. A QUI RESTITUER
i'JO
lement des mandants. A propos de celui qui a donné
un conseil doctrinal, Wafïelaert écrit : causa fuit, cur
damnum inferrelur : licet enim tune ille non sit causa
principalis in rigore, nec excculor ejus nomine agat
sed suo, ipse tamen per injuriam conjecit exsecutorem
in obligationem restituendi; ergo tenelur eum indem-
nem servare atque adeo primo loco restituere débet pro
illo cui injuste talem obligationem imposuit. De justitia,
t. ii, n. 309.
L'exécuteur. S'il agit en son propre nom, il est
cause principale. Si c'est en celui du mandant, il n'est
que cause secondaire par rapport à celui-ci, mais ce-
pendant principale eu égard aux autres complices.
Lorsqu'il y a plusieurs exécuteurs, il est indispensable
de déterminer si leur efficience est à mettre sur le
même plan ou non. La restitution se fait en tenant
compte de cette hiérarchie. Il faut ranger ici éga-
lement ceux qui ont émis un suffrage qui efficacement
a causé un dommage.
Les autres coopérateurs positifs. Entre eux, il n'y a
pas à proprement parler d'ordre à établir, puisqu'ils
agissent tous sous l'influence des causes de degrés
supérieurs.
Les causes négatives occupent la dernière place
parce qu'elles sont inférieures aux causes positives, vu
qu'elles n'ont simplement pas empêché ou troublé
l'action de ces dernières.
3. La restitution en elle-même. — Si la cause plus
principale est unique, il lui incombe de réparer tout le
dommage qui lui est imputable, sans qu'elle soit en
droit ni ne puisse recourir contre celles de rang infé-
rieur. Si elles sont plusieurs également principales,
chacune d'elles a le devoir de réparer tout le dommage
qui a été commis. L'obligation est absolue au prorata
de la participation efficiente personnelle. Elle est
condi tionnelle, en ce sens qu'elle n'est totale, que si les
autres complices font défaut.
Quand les participants sont de degré égal, une
condonation faite à l'un d'eux à titre personnel, ne
libère pas les autres de leur part d'obligation. Celle-ci
disparaît totalement si la grâce est générale. La rémis-
sion accordée à l'un des débiteurs libère ceux qui
viennent après lui dans l'ordre hiérarchique et qui, à
son défaut, auraient été obligés de restituer, mais non
ceux d'un rang supérieur. En toute hypothèse il faudra,
dans la pratique, tenir compte des dispositions du
droit civil sur la matière.
Ceux qui ne sont pas au courant des questions juri-
diques et théologiques acceptent difficilement la resti-
tution in solidum. Si elle leur était imposée, en bien
des cas ils s'y déroberaient. Aussi vaut-il mieux insis-
ter sur la réparation partielle. A ce sujet saint Alphonse
faisait déjà les réflexions suivantes : Advertendutn quod
rudes etsi teneantur in solidum, raro expedit eos obligare
■ad totum damnum reparandum, etiam quando certo
tenentur in sotidum, cum isti sibi difficulter persuadeant
se teneri ad restituendam partem a sociis ablatam. Qui-
nimo satis prsesumi potest, quod ii quibus debelur
restitulio, consentiant, ut illi restituant tantum partem
ab Us ablatam, cum aliter valde sit limendum, ut nihil
restituant, si obligentur ad totum. S. Alphonse, 1. III,
n. 579; voir aussi Homo apostol., tr. x, n. 54.
2° A qui faut-il restituer? — 1. D'une manière géné-
rale. 2. Quand la restitution ne peut pas être faite à
tous.
1. D'une manière générale, la restitution se fait
ordinairement à celui qui a été lésé ou à celui auquel
il a fait passer ses droits, à un administrateur, à un
possesseur, s'il est encore vivant ou, s'il est mort, à
ses héritiers. S. Alphonse, 1. III, n. 590. Nous envisa-
gerons trois hypothèses, car celui auquel il faut rendre
est connu ou certainement, ou douteusement, ou repré-
sente une collectivité.
a) Le propriétaire est connu de manière certaine. —
Souvent la restitution d'un bien doit être faite non aux
propriétaires mêmes mais à ceux qui en sont les justes
détenteurs. Chargés, en effet, de le garder pour autrui,
qui le leur a prêté, loué ou confié, ceux-ci subissent
une injustice quand il leur est enlevé, car ils sont pri-
vés d'une possession légitime. Dès lors si la restitution
ne leur était pas faite à eux-mêmes, mais au proprié-
taire, elle leur causerait un véritable préjudice. Si des
outils ou des instruments de travail volés n'étaient
pas rendus aux ouvriers et aux artisans à qui ils ont
été remis, mais aux patrons, ces travailleurs risque-
raient non seulement de perdre le fruit de leur travail,
mais aussi de passer aux yeux de leurs maîtres pour
des hommes négligents et indignes de la moindre
confiance.
Il en est de même si une chose a été enlevée à des
administrateurs, à des curateurs ou à des gérants, etc.
Elle doit leur être restituée et non point aux personnes
qu'ils représentent, bien que celles-ci en soient les
propriétaires. En vertu de ces principes, si des reli-
gieux ou des fils de famille étaient dépossédés d'un
bien dont on leur avait concédé l'usage propre, il
faudrait le leur redonner et non pas au supérieur de la
communauté ou au père de famille, à moins (pie ceux-
ci ne rendent le bien à ceux qui en ont légitimement
l'usage.
D'une manière générale, si un bien a été dérobé ou
acheté à un détenteur injuste, il ne doit pas lui être
rendu, mais au propriétaire ou légitime possesseur
ou administrateur; toutefois, pour éviter que la resti-
tution ne soit réitérée, il faut avertir celui-là de ce qui
a été fait. Des précisions sont cependant nécessaires.
Si le bien a été acheté, mais n'a pas encore été livré,
l'acheteur de bonne foi, qui prend connaissance de
l 'ayant-droit, annule licitement son marché, parce
qu'il n'est pas la cause, mais l'occasion seulement du
dommage que le propriétaire pourrait en subir. Il en
est de même chaque fois que, malgré la reddition aux
mains du possesseur illégitime, le propriétaire est cer-
tain de récupérer son bien. Ces réserves ne valent pas
si le propriétaire réclame son bien, car ses droits
seraient lèses si ce qui lui appartient pouvait être
vendu à un tiers et consommé. Mais, s'il n'exige rien,
le détenteur actuel est autorisé à rendre au possesseur
de mauvaise foi, si c'est pour le détenteur en question
le seul moyen de récupérer l'argent dépensé dans
l'affaire; à personne, à coup sûr, n'est imposée l'obli-
gation de se faire un tort pour éviter qu'autrui n'en
ait. S. Alphonse, 1. III, n. 5(59. L'acheteur, en ren-
dant au voleur, repose le bien dans son état antérieur et
n'est nullement cause d'un dam et c'est la raison pour
laquelle le propriétaire n'a pas de raison valable de
se plaindre.
b) On ne sait pas quel est le propriétaire. — Si celui
à qui il faut rendre est, comme disent les théologiens,
douteusement connu, il y a lieu de recourir à la publi-
cité et de faire une enquête diligente. Si le propriétaire
est trouvé, nous retombons dans le cas que nous
venons d'étudier. S'il ne l'est pas après une enquête
diligente, il faut distinguer le cas de l'occupation légi-
time et celui de l'occupation provenant d'un délit.
a. S'il y a eu occupation légitime, le droit civil fran-
çais n'a pris aucune décision sur les trouvailles.
D'après les uns le possesseur actuel en acquiert la pro-
priété conditionnée. Les anciens théologiens disaient
que le bien ou son équivalent est à donner aux pauvres
ou à utiliser pour des œuvres pies, à moins qu'il n'y
ait déjà prescription en faveur du détenteur ou que
celui-ci ne soit lui-même pauvre. Telle est l'opinion de
saint Alphonse de Liguori. Quando adhuc, post diligen-
tiam, impossibile est dominum invenire, tune res vel
pretium servari débet; quod si utrumque servari nequeat,
249 i
RESTITUTION. A QUI RESTITUER
2 492
rcs vel pretium omnino est erogandum in usus pios,
juxta prsesumptam voluntatem domini, qui adhuc illius
rci dominium retinet, quamdiu rcs potest in ejus manus
redire. K contra, quando, spectatis circumstantiis lon-
gitudinis temporis vcl distantiœ loci, ... non videtur
possibile ut rcs ad dominum redeat, tune Ma fit nullius,
et ideo acquiritnr a primo occupante, qui illctm non
lenelur dure juxta voluntatem prioris domini, cum ille
impossibilitale cam recuperandi jus dominii prorsus
amiserit. S. Alphonse, 1. III, n. 603. Si le bien est
détruit ou consomme au moment où le propriétaire
apparaît, il faut appliquer les principes énoncés à
propos du possesseur de bonne foi (voir plus haut,
col. 247!!.
b. S'il s'agit de biens provenant d'un délit et que le
propriétaire ne puisse être connu, il faut les donner aux
lieux sacrés ou aux pauvres ainsi que le décrète le
pape Alexandre III : Qui sine ante, sive post interdic-
tum nostrum usuras extorserint, cogendi sunt per pienam
quam slatuimus in concilia, eus his a quibus exlorscrunl,
vcl eorum liseredibus resdluere, vel lus non superstitibus,
pauperibus erogare. Décrétâtes, I. V, tit. xix, De usuris,
c. 5.
Si le détenteur est aussi pauvre que les « pauvres »
auxquels il devrait restituer et s'il a des consanguins
qui sont dans une situation identique, il lui est licite
de s'attribuer ainsi qu'aux siens une partie ou la tota-
lité des biens, dont il ne connaît pas le propriétaire.
C'est qu'en effet le besoin certain et évident est une
cause suffisante, même s'agissant d'un homme mal-
honnête, pour retenir le bien qu'il a; cf. S. Alphonse,
Praxis conjes., n. 24. Wouters, après et avec d'autres,
dira même que le possesseur de mauvaise foi peut rete-
nir ce qu'il a, sans plus. Op. cit., n. 1011,4. Il faut ce-
pendant ici veiller à ne pas tomber dans l'excès : on est
trop facilement aveugle dans sa propre cause. Sporer,
Theologia moralis, t. n, tr. iv,n. 10(5; Lacroix, Theologia
moralis, 1. II, part. II, n. 94 ; Lessius, De juslilia, 1. II,
c. xin, dub. vi ; Lugo, disp. XX, n. 8.
Quand le bien est distribué : Si après une enquête
diligente, il y avait eu par le détenteur distribution du
bien aux pauvres, ceux-ci, au cas où le propriétaire
apparaîtrait soudainement, ne sont obligés à aucune
restitution s'il y a déjà eu consommation et qu'aucun
enrichissement ne s'en soit suivi. Mais si cela a été la
source d'un profit, il faudrait en rendre l'équivalent.
Ceci est conforme à la règle de droit : Locupletari non
débet cum alterius injuria vel jactura, Rcg. 48,
73e regulis juris, in VI0; Lessius, loc. cit., 1. II, c. xiv,
club, vu; Molina, De justilia et jure, disp. 746. En effet
la distribution n'avait été faite au moins implicitement
que d'une manière conditionnelle : elle ne valait que si
le propriétaire n'apparaissait pas. Si les biens existent
encore in individuo ils doivent, semble-t-il,ctre resti-
tués tels quels. Des auteurs prétendent cependant que
non, car le pauvre ou le lieu pie ont acquis possession
des aumônes reçues lorsque le propriétaire ne pouvait
pas raisonnablement être censé s'y opposer. Lugo,
op. cit., disp. XXXI, n. 32.
Mais si avant la répartition il n'y a pas eu d'enquête
sérieuse et si, lorsque le propriétaire surgit, les biens
existent encore aux mains des pauvres ou des lieux
pies, ceux-ci ont le devoir de les restituer ou, à leur
défaut, celui qui les a distribués, vu qu'il est coupable
de négligence pour ne pas s'être informé suffisamment.
Le maître légitime n'a pasà supporter les conséquences
de la culpabilité de celui qui lui a nui. c'est conforme
à la règle de droit : Non débet aliipiis alterius odio
prœgravari, Reg. 22, De regulis juris', in VI0. L'obliga-
tion.%i'ge a fortiori le distributeur quand le bien a
été consommé de bonne foi par les pauvres ou le lieu
pie. et qu'il n'y a eu pour ces derniers ni enrichisse-
ment, ni épargne.
c) Le propriétaire est multiple, sans que. l'on puisse
préciser à qui revient le bien à restituer. — Si le doute
porte sur plusieurs propriétaires, le bien est à partager
entre eux. S. Alphonse, 1. III, n. 589. Souvent, dans la
pratique, quand ce cas se présentera, il sera bon de
recourir à une transaction entre les intéressés, s'il y a
discussion. Si le tort a été immédiatement supporté
par des particuliers, c'est à eux qu'il faut rendre. Les
marchands, par exemple, qui ont fraudé sur ce qu'ils
ont vendu, pourront restituer en faisant à leur clientèle
habituelle un meilleur prix ou en forçant le poids et la
mesure : ils compenseront ainsi petit à petit les dom-
mages causés. Mais cela n'est pas obligatoire, sauf à
l'égard de ceux qui ont subi un tort grave : les autres
sont présumés consentir à ce que la réparation soit
faite aux pauvres de la cité. Cette façon de procéder
serait surtout à recommander si les clients lésés n'ont
été que de passage ou ne fréquentent pas habituel-
lement la boutique. Sporer, op. cil., n. 117; Tamburini,
Explicalio decalogi, 1. VIII, tract, iv, c. 1, § 3, n. 19;
Vermeersch, Principia, t. n, n. 67G. Dans ce cas le
possesseur qui ignore à qui revient la propriété d'un
bien peut le retenir pour lui, qu'il soit de bonne foi,
ainsi que l'accordent tous les théologiens, ou même de
mauvaise foi, au moins d'après l'avis, réservé il est
vrai, de moralistes autorisés : nulla enim apparet ratio,
cur hic excludendus videatur. Laudabililer tamen sua-
detitr, ut ejusmodi possessor rem ila possessam in causas
pias impendat. Wouters, t. Il, n. 1011, p. 663.
Cette solution paraît d'ailleurs conforme au Code
de droit canonique, muet sur les dispositions anté-
rieures (Décrétâtes, 1. V, tit. xix, De usuris, c. 5), en
vertu desquelles tout ce qui avait été reçu par usure
ou par simonie devait être distribué aux pauvres. Ce
silence indiquerait qu'il ne faut plus en imposer l'obli-
gation. Wouters, p. 664. Il est difficile cependant
d'admettre qu'une possession initialement injuste
puisse devenir légitime. Aussi est-il équitable de re-
commander fortement qu'une restitution soit faite aux
pauvres ou à une œuvre pie. Vermeersch, Principia,
t. n, n. 676, 4.
Si un tort (déprédations, destructions, dévasta-
tions, etc.) a été porté à une collectivité, à une per-
sonne morale (universitas rerum ou universitas perso-
narum), à une ville, à une cité, à un collège, etc., c'est
aux magistrats ou aux chefs qu'il convient que soit
faite la restitution, car ils sont les plus à même d'ob-
vier au mal commis. Si la personne morale lésée pour-
suivait une fin uniquement déshonnête, elle serait
considérée comme n'ayant pas le droit d'exister. Dès
lors, chacun des membres qui la composent devrait
théoriquement profiter «le la restitution (Vermeersch,
Principia, t. Il, n. 676), mais pratiquement, vu que
cela est souvent impossible, ce sont les pauvres et les
œuvres pies qui seront les bénéficiaires.
Si le préjudice a été fait à l'État, les théologiens
n'hésitent pas à dire qu'il est licite de restituer à des
collectivités qui, vivant dans l'État, ne sont pas favo-
risées financièrement ou le sont moins qu'elles le de-
vraient, telles sont les écoles chrétiennes. Wouters,
op. cit., t. i, n. 1010, 3. D'autres diront que, lorsque
l'État a été lésé, par une fraude au fisc par exemple, il
faut restituer au ministère des finances ou détruire
des obligations d'État. Vermeersch, Principia, t. Il,
n. 676.
2. Cas où la restitution ne peut être faite à tous les
créanciers. — ■ 11 est nécessaire, alors, de tenir compte
de quelques principes dont on verra ensuite l'appli-
cation pratique.
a ) Les principes. ■ - Z" principe. — Les dettes dont
les créanciers sont connus passent plus probablement
avant celles des incertains, car les premières sont plus
proprement et spécifiquement dues que les secondes.
2493
H INSTITUTION. COMMENT RESTITUER
Vermeersch, op. cit., n. 678. Si le propriétaire n'est pas
connu, il est préférable d'attribuer les biens incertains
à l'Église ou aux pauvres que de satisfaire à l'aide de
ces biens incertains aux obligations dues à des créan-
ciers certains, puisque à l'égard de ceux-ci il faut
s'acquitter avec des biens propres et non étrangers.
Laymann, Theologia moralis, 1. III, tract, n, c. xi,
n. 1; Lugo, disp. XX, sect. i, n. 3.
2e principe. — Les dettes réelles passent avant celles
qui sont personnelles, même si celles-ci sont antérieu-
res. Les dépôts, les gages, les trouvailles, ce qui a été
accepté de bonne foi ou acquis malhonnêtement et
tout ce qui existe encore réellement chez le débiteur
et sur quoi le créancier a conservé son droit de pro-
priété, est à restituer avant qu'il ne soit satisfait aux
dettes personnelles. Cette règle vaut même si après
cette action il ne reste plus rien pour les autres créan-
ciers, car ceux-ci n'ont aucun droit sur des biens qui ne
leur appartiennent pas. Lex Cum fundus, 31, Pandect.,
De rébus creditis; S. Alphonse, 1. III, n. 690. Si les
biens ont été détruits ou consommés, et qu'il n'y ait
plus que leur équivalent, le créancier n'a qu'un droit
personnel.
Les dettes hypothécaires sont à assimiler aux
créances réelles à moins que la loi du pays n'édicte des
dispositions contraires. Dans l'hypothèque, en effet,
ce n'est pas seulement le débiteur mais aussi la chose
elle-même, qui a pour ainsi dire une obligation, du
fait qu'elle est inchoative la propriété du créancier.
3e principe. — Les dettes qui sont la conséquence
d'un délit n'ont pas la priorité sur celles qui ont été
contractées justement à titre onéreux (achat ou vente).
Quant à leur acquittement elles sont toutes sur le
même plan. Sans doute, le créancier lésé dans un
délit supporte une offense malgré lui, tandis que celui
qui a des dettes contractuelles a voulu son état.
Remarquons-le cependant, l'obligation de justice ne
naît pas d'une plus ou moins grande répugnance que
le créancier aurait pour le débiteur, mais de la lésion
d'un droit appartenant à autrui. Une dette loyale
n'oblige donc pas plus qu'une autre déloyale; elles
sont à mettre sur le même plan. Vermeersch, Prin-
cipia, n. 678; Lugo, loc. cit. n. 36; Lacroix, Theologia,
moralis, 1. III, part. II, n. 379.
4e principe. — Les créances dues à titre onéreux
sont à acquitter avant celles qui ne sont promises que
gratuitement.
b) Application pratique. — La difficulté est de savoir
quelles dettes doivent d'abord être restituées : celles
qui ont été contractées les premières dans le temps, ou
les dernières. Toute solution doit s'inspirer des lois
civiles et des coutumes locales, qui règlent ces situa-
tions. Parmi les créanciers on donne ordinairement la
priorité à ceux qui sont les premiers dans le temps,
mais pas obligatoirement en dépit de la règle de droit :
Qui prior est tempore, prior est jure. Reg. 54 , De
regulis juris, in VI0. Le créancier, malgré l'antériorité
temporelle de son dû, n'a qu'un droit égal à celui des
autres créanciers de sa catégorie. Parmi ceux qui sont
dans le même degré quant à la restitution on peut
préférer celui qui le premier a réclamé sa créance en
justice et a obtenu une décision favorable. S'il n'y a
aucune demande en justice, celui qui exige le premier
de son débiteur d'être réglé passe avant les autres
même s'il est le dernier dans le temps. Lacroix, 1. III,
part. II, n. 404; Lessius, De justifia et jure, c. xv,
dub. v, n. 41.
La préférence est donc possible mais elle ne semble
pas devoir être considérée comme obligatoire. C'est
pourquoi Wouters écrit : Per accidens tamen creditor
pelens solutionem videtur posse prœferri, quia ita fert
consuetudo in commercio probata. Op. cit., n. 1012,
p. 666.
Dans les différentes catégories de créanciers que
nous avons établies, le débiteur doit payer intégra-
lement ceux de la première catégorie avant ceux de la
seconde. Dans chacune d'elles l'acquittement se fait
au prorata du nombre des créanciers et conformément
à la justice et à l'équité, compte tenu des droits de la
famille, de l'amitié et de la charité. S. Alphonse, 1. III,
n. 688, n. 690-093.
c) Les créances privilégiées. — Dans la pratique,
l'ordre dans lequel il faut restituer aux créanciers s'éta-
blit d'après les lois régionales. Si le droit civil ne dit
rien, on s'en remet aux dispositions formulées par les
auteurs anciens, encore acceptées de nos jours. Jouis-
sent du privilège de l'antériorité : a. Les dépenses de
funérailles. — Lex Impensa funeris 11, Pandect., De
religiosis et sumptibus funerum : « Impensa funeris
semper ex hsereditate deducitur, quse cliam omne creditum
solet prœcedere, cum bona soluenda non sinl. »
b. Les frais de pharmacien, de médecin et de chirur-
gien, contractés pendant la dernière maladie unique-
ment et non pas celles qui ont pu précéder. Car si ces
dettes n'avaient pas la priorité, les médecins et les
chirurgiens, dans la crainte de ne pas être réglés, en
arriveraient à refuser leurs services et les pharmaciens
à ne plus fournir les remèdes. Lex In restituenda 1,
Cod., De petitione ha>reditatis; Lex Lcgalum 3, Cod., De
religiosis et sumptibus funerum.
c. Les frais d'héritage, occasionnés pour la confection
de l'inventaire, l'ouverture du testament et pour tout
ce qui est nécessaire pour entrer en possession du
patrimoine. Si ces créances ne passaient pas avant les
autres, tout le monde risquerait d'être lésé, vu que
souventles héritiers demeureraient des débiteurs insol-
vables. Lex Sancimus 32, § 9, Cod., De jure deliberandi;
Lex Hujus 6, Pandect., Qui potiores in pignore.
d. Les créanciers personnels privilégiés sont :<x) l'État :
Lex Bonis venditis 38, Pandect., De rébus auctoritatc
judicis possidentis seu de privilegiis creditorum : « Res-
publica creditrix omnibus chirographariis creditoribus
prœfertur »; — 3) la fiancée, par rapporta sa dot, lorsque
le mariage ne se fait pas : Lex Qusesitum 17, Pandect.,
eodem § : «Si sponsa dédit dolem. et nuptiis renuntiatum
est, lametsi ipsa dolem condicit, tamen œquum est hanc
ad privilegium admitti, licet nullum matrimonium con-
tractum est » ; — y) celui qui dépose de l'argent dans un
dépôt garanti par l'État, etc. Lex Si ventri 24, Pan-
dect., eodem § 2 : ■ In bonis mensularii vendenlis post
privilégia potiorem eorum causam esse placuit, qui pecu-
nias ad mensam fidem publicam secuti deposuerunt; sed
enim qui depositis nummis usuras a mensulariis acce-
perunt, a cœteris creditoribus non separantur, et merito,
aliud est enim credere et aliud deponerc. »
3° Comment doit se faire la restitution? — La resti-
tution se fait : 1. Secrètement ou publiquement; 2. Par
le débiteur lui-même ou par un intermédiaire.
1. Secrètement ou publiquement. — ■ Il est requis que
la justice violée soit réparée à l'égalité ad œqualilatem.
Le mode de la restitution importe peu, l'essentiel est
que le propriétaire rentre dans son bien et qu'il s'en
aperçoive. Cela même n'est pas absolument nécessaire
mais utile, pour éviter que le débiteur ne subisse de sa
part une compensation occulte. Une donation simulée
satisfait, c'est l'opinion plus probable, à l'obligation de
justice. Wouters, t. i, n. 1016. .Mais si, dans ce cas, le
créancier croyant recevoir un bienfait faisait lui-même
en retour un don au débiteur, celui-ci contracterait une
nouvelle obligation de restituer; à moins que le cadeau
soit de faible valeur.
La restitution due à la suite d'un délit occulte se
fait d'une manière occulte. Le confesseur y a recours
pour éviter l'infamie de ses pénitents. Voir S. Thomas,
IIa-IIœ, q. lxii, a. 6, ad 2umoii il affirme expressément:
homo etsi non teneatur crimen suum detegere hominibus,
249;
RESTITUTION. OU RESTITUER
2496
tehelut lamrn ctithén stuim detegere Deo in confessione,
et ita per sacerdotem eui eonfitetur potest restitutiofiem
facere rei alien.r.. Scot dit de même : Quarido ablatio
juit occulld, tune non tenetur ablator se pfodere, née pet
conseqttens per se ipsurn teslitùete, sed per aliam pefso-
nani seerelam et (idelem, et expedit quod per e'onfes-
sarium, quiet sibi est erimen détection in confessione,
et de ejus ftdelitate, quod restituât fidei sine commis-
sum, satis débet credi. In IViXm Sent., dîst. XV, q. n,
tï. 34.
S'il y a eu un délit extérieur, un vol par exemple, il
n'est pas exigé en justice que le débiteur restitue publi-
quement. Pour effacer le scandale et réparer le mal ainsi
commis contre la charité, il conviendrait cependant de
le faire. Dès lors, la restitution elle-même accomplie
en secret n'est pas à renouveler, mai s la réparation doit
suivre d'une façon manifeste. S. Thomas, IIa-lI*,
q. lxvi, a. 9: Sporer, c. iv, sect. i, h. .'!.
2. Par le débiteur lui-même ou pur une lierre personne.
■ — La restitution peut être faite par le débiteur lui-
même ou par un intermédiaire en vertu de la règle du
droit : Qui jacil per alium, perinde est ac si faciat per se
ipsum. Reg. 72, De regulis juris, in VI".
Si une tierce personne est utilisée il faut distin-
guer trois cas :
u ) La personne est envoyée par le créancier. Le dé-
biteur lovai ou déloyal, qui s'acquitte par ce1 intermé-
diaire, est libéré de toute obligation, même si ['inter-
médiaire ne restitue pas en fait OU si la chose périt entre
ses mains d'une manière ou d'une au lie. En effet, dans
ce cas, la dette, est censée avoir été pavée au créancier
lui-même. S. Alphonse. I. III, n. 704.
b) La personne est choisie de commun accord par le
créancier et le débiteur. Il en esl de même que dans le
cas précédent. Que le bien périsse ou que celui qui est
chargé de l'entremise ne le rende pas au propriétaire
sans qu'il y ait faute de la part du débiteur, celui-ci n'a
plus à faire d'autre restitution.
c) La personne est choisie par le débiteur. Si elle est
peu sure, ou envoyée par un chemin difficile et si le bien
périt en cours de route ou est dérobe par l'intermé-
diaire, le débiteur sera obligé de renouveler sa restitu-
tion, car la perte du bien d'autrui est la conséquence
de sa faute et de son imprudence. Le créancier qui n'a
pas été consulté n'a pas à la supporter.
Si le débiteur loyal ou déloyal rend ce qu'il possède
par une personne considérée comme fidèle, par son
confesseur par exemple, et si le bien est détruit en cours
de transmission ou ne parvient pas au destinataire, le
débiteur est-il tenu de restituer de nouveau? Certains
théologiens l'affirment. S. Alphonse, I. III. n. 7<U : Mo-
lina, De justifia et jure. t. m, disp. 754, n. 2, vj Quando
per conjessarium; Lu go, disp. XXI, seet. v, n. 59; Les-
sius, 1. IL e. xvi. dub. VI, n. 65; car il reste une raison
de restituer, vu que le créancier n'a pas à être lésé par
le fait de celui qui lui doit (cl'. Kcg. 22. Non débet, de
regulis juris, in VI"), et qu'aussi longtemps que le bien
ne lui est pas parvenu la restitution ud sequalitatem
n'existe pas. Pour d'autres moralistes, le débiteur n'est
plus tenu à rien, car il a agi sag< tnenl et a géré avec
prudence les affaires de son créancier. Oc son côté
Celui-ci est supposé, dans ce cas, consentir au moins
tacitement au choix du confesseur, puisque celle per-
sonne est sûre et très idoine. Il y a donc pour ainsi dire
un certain accord implicite eut re le débiteur et le créafl
Cier. Cf. S. Thomas, [IMI®, <[. l.xil, a. fi. ad
Scot, In l\'"m, dist. XV, a. I, q. 2, S De quarto ; Tam-
burini, I. i, 1. VIII, Iract. IV, S •">. n. 7; Lcssius, I. II,
c. xvi, dub. vi, n. 67.
[o Où doit se faire la restitution? La réponse varie
selon qu'il s'agit d'un bien détenu Injustement, d'un
bien gardé justement ou d'une restitution prévue par
un contrat.
1. Restitution d'un bien détenu injustement. — Quand
il y a eu délit, il faut restituer là où le maître légitime
avait son bien lorsque celui-ci lui fut dérobé, car il est
raisonnable qu'il soit indemne du tort subi, confor-
mément à la règle 22 de re/pilis juris, in VI" : Non
débet iiliquis allerius odio prsegravati. Cela ne serait pas
s'il avait à supporter les frais d'un transfert et les in-
convénients qui en résultent. A moins qu'ils ne soient
excessifs, selon le jugement des hommes prudents, ces
débours incombent au débiteur, même s'il a changé de
domicile. Mais (m'en est-il si le créancier a transporté
son bien ailleurs? D'après certains moralistes le débi-
teur déloyal doit, non seulement ne pastirerlc moindre
avantage de son délit, en vertu de la règle de droit:Lex
Non fraudantut 13 I , Digeste, De regulis juris, § 1 : « Nemo
ex suo delieto meliorem suam conditionem facefe potest »,
mais au surplus, rendre ce qu'il détient, même si les
dépenses de transport dépassent <\u double la valeur
de l'objet. Car le propriétaire a le droit d'avoir son
bien et il n'est pas juste qu'il en soit privé par la faute
d'autrui. Lacroix, n. 365-368. D'autres auteurs adop-
tent une position moins excessive. D'après eux le débi-
teur déloyal uniquement tenu de garder le proprié-
taire indemne a le droit de soustraire du bien qu'il
délien I les dépenses que le propriétaire aurait dû lui-
même engager pour le transport. Sporer. tract, iv,
c. m. sect. I, n. 156; YVouters, t. I, n. 1015. Il est
même libéré fie l'obligation immédiate de restituer si
les liais sont de beaucoup plus grandi (pie la valeur de
l'objet. Il diffère alors la restitution jusqu'au moment
où se présentera une occasion plus favorable de la Caire.
Si cet espoir s'évanouit, il n'a qu'à donner le bien aux
consanguins et héritiers du créancier ou à leur défaut
aux pauvres. C'est l'opinion de saint Thomas, IIMI"3,
q. i.nii, a. 5. ad 3llm : Si ille cui débet ficri reslitutio sit
multutn distans, débet sibi transmilli, quod ei debelur, et
prœcipue si sit res maqni valotis, et possit commode
transmilli, alioquin débet in aliquo loco tulo deponi, ut
pru m conservetur, et domino significari. Lessius, 1. II,
e. vi, dub. vin. Cette solution concilie la justice et la
charité, parce quele propriétaire doit raisonnablement
se refuser à ce qu'une restitution lui soit faite si celle-ci
apporte un dommage trop important et déplorable au
débiteur. Vu les conditions actuelles de la vie, lorsque
les dépenses de transmission sont trop élevées, le pro-
priétaire est supposé admettre que l'objet ne lui
soit pas envoyé et accepter le montant de sa valeur
vénale.
Dans la pratique, ces principes sont donc à appliquer
avec prudence et sagesse, car il faut tenir compte aussi
des circonstances concrètes, en particulier de la ri-
chesse ou de la pauvreté des gens en présence. Si le
créancier est riche et le débiteur pauvre, celui-ci est
souvent autorisé à différer l'exécution de son obliga-
tion, même si celle-ci n'entraîne pour lui que des dé-
penses minimes. Dans le cas contraire, la restitution
immédiate est ordinairement un devoir malgré les frais
considérables. Lugo, disp. XX. n. 188; Lacroix, 1. III,
part. IL De restitutione, n. 373.
2. Restitution d'un bien détenu justement. - - Le pos-
sesseur de bonne foi restitue là où il a connu qu'il avail
un bien qui ne lui appartenait pas. A cela se borne SOT
obligation. Si le bien est à transporter en un autre lieu.
on m' trouve le propriétaire, c'est aux frais de ce der-
nier. Si, par ailleurs, l'objet péril pendantle transport,
C'esl le propriétaire qui en supporte seul la perle. Si ce
dernier est si éloigné que les dépenses de déplacement
et de transport pour lui rendre son dû soient égales ou
supérieures à la valeur de l'objet, le possesseur de
bonne foi conservera celui-ci in se ou in Sequivalenti
Jusqu'à un moment plus favorable, à moins quel'ayant-
ilroit ait l'ail savoir qu'il accepte de supporter les frais.
S'il n'y a aucun espoir de rejoindre le maître légitime
2497
INSTITUTION. CAUSES EXCUSANTES
249S
ou si l'objet est de peu de valeur, celui-ci sera donné
aux consanguins ou aux héritiers du propriétaire et à
leur défaut aux pauvres, ou même licitement gardé par
celui qui le détient honnêtement pour lui et ses consan-
guins, si lui ou ceux-ci sont dans la pauvreté.
3. Restitution prévue par un contrat. — ■ a) Les dettes
de contrat onéreux sont à acquitter au lieu fixé expres-
sément ou tacitement par la convention. Si sur ce
point il n'y a eu aucune entente, les coutumes régio-
nales, en vigueur dans les contrats semblables, devront
être suivies.
b) Les contrats gratuits (donation, legs, etc.)
s'exécutent là où étaient les biens lorsqu'ils furent don-
nés ou légués, à moins qu'il n'en soit disposé autrement
par le testateur.
5° Quand doit se faire la restitution? — 1. Restitu-
tion immédiate; 2. Restitution différée.
1. La restitution immédiate. — D'une manière géné-
rale, la restitution est obligatoire aussitôt que l'on sait
être débiteur ou injuste détenteur d'un bien d'autrui.
Ce principe est absolu quant à l'acte intérieur. La réso-
lution de mettre fin à l'injustice doit être pour ainsi
dire mathématiquement immédiate.
2. La restitution différée. — Quant à la restitution
réelle, elle s'exécute au jour fixé s'il y a contrat mutuel,
sinon le plus tôt possible moralement, lorsque cela sera
commode et sans un inconvénient personnel notable
ou plus grave que celui qui adviendrait à celui qui a
été lésé, si sans raison excusante et volontairement on
diffère de lui retourner son bien. L'exécution admet
donc des retards légitimes, car il est indispensable de
prendre en considération les circonstances de temps,
de lieu, les difficultés actuelles des personnes en jeu et
la valeur même de la chose à rendre. Par exemple, celui
qui, en chemin de fer, se souvient qu'il est redevable
d'une somme d'argent à un de ses amis éloigné, doit
immédiatement former le projet de restituer, bien qu'il
soit obligé d'en différer l'exécution. Cf. S. Alphonse,
1. III, n. 676, n. 079; Praxis confess., n. 43.
Le débiteur qui, sans raison suffisante, se refuse à
re îdrele plus tôt possible, alors qu'il en ala commodité,
ou qui veut seulement le faire par partie, bien qu'il ait
la possibilité de remettre le tout, ne peut pas être ab-
sous, car il n'a pas le, ferme propos : Sires aliéna, prop-
ter quam peccatum est, reddi possit, et non redditur,
pxnitentia non admittitur, sed simulalur. Si uutem vera-
ciler agitur, non remittitur peccatum, nisi restituatur
ablatum si, ut dixi, restitui potest. Décret de Gratien,
causa XIV, q. vi, c. 1. La règle canonique est aussi
catégorique : Peccatum non dimittitur, nisi restituatur
ablatum. Reg. 4, de regulis juris, in VI0.
Pour obtenir le pardon divin, la restitution mentale
ou interne suffit, mais le débiteur qui a promis plusieurs
fois en confession de restituer et qui ne s'est pas réel-
lement exécuté ne peut pas recevoir l'absolution à
moins qu'il ne se soit produit un nouvel événement,
qui autorise le prêtre à la donner une fois de plus.
Celui qui est à même de s'acquitter durant sa vie et
qui remet cette obligation à l'article de la mort ou la
laisse à ses héritiers, n'a pas non plus la contrition
requise pour être purifié de son péché, sauf s'il s'agit
d'éviter une infamie; le débiteur aurait alors le droit de
réparer par testament.
6° Causes qui excusent de la restitution. — 1. Les unes
suspendent l'obligation; 2. Les autres l'éteignent.
1. Causes qui suspendent l'obligation de restituer. —
a) L'ignorance de droit ou de fait excuse du délai qui
est apporté à la restitution, quand, unie à la bonne foi,
elle n'est pas coupable.
b) Un dommage à craindre. — Le débiteur est-il tenu
de restituer aux créanciers lorsqu'il prévoit que ceux-
ci en abuseront pour commettre le péché ou pour nuire
à autrui ?
a. Pour commettre le péché. — D'une manière géné-
rale, si le créancier veut user du bien rendu pour
commettre le péché, pour corrompre son semblable,
s'adonner aux plaisirs mauvais, pratiquer fa simonie, ou
pour s'enivrer, c'est une obligation de charité, admise
par la plupart des théologiens, que de différer la resti-
tution. Il faut, en effet, écarter tout dommage du pro-
chain quand cela est possible sans grave inconvénient
personnel.
Parfois cependant ce retardement n'atteint pas la fin
recherchée, si le créancier obtient de l'autorité judi-
ciaire que son bien lui soit remis ou trouve facilement
un autre moyen qui lui permette de perpétrer son for-
fait. Dans ces cas il est licite de restituer, car ce n'est
plus un acte considéré comme nocif en lui-même. Il en
est ainsi également s'il est prévu que le créancier récla-
mera de nouveau son dû avec une intention de péché.
car le délai lui offrirait plutôt une occasion de multi-
plier les péchés que de les éviter.
b. Si le créancier doit abuser de son bien pour nuire ù
autrui, tous admettent qu'il faut différer la restitution,
si cela est possible sans plus grave ou égal inconvé-
nient. Sur ce point saint Thomas s'exprime en ces ter-
mes : Quando res restituenda apparct esse nociva ei
cui restitutio facienda es/ vel alteri, non débet lune res-
titui; quia restitutio ordinatur ad utilitatem ejus, cui
restituitiir : omnia enim quse possidentur, sub ratione
utilis cadunt; née tamen débet ille, qui detinet rem alié-
nant, sibi appropriare, sed vel reservare, ut congruo tem-
pore restituât, vel etiam alii traderc tutius conservandam.
IIa-lP', q. i.xii, a. "). ad l"m.
Bien qu'ici le précepte de la charité intervienne pro-
bablement, c'est surtout, semble-t-il. une obligation de
justice qui motive le retard. Dans l'hypothèse envi-
sagée, en effet, la restitution revêt les caractères d'une
véritable coopération contre la justice, étant donné
que le débiteur fournit, pour ainsi dire, l'instrument
qui servira à nuire à autrui. S. Alphonse, 1. III, n. <;)?.
c) L'impuissance. — Elle est physique ou morale :
a. Quand elle est physique, le débiteur est excusé de res-
tituer actuellement, car à l'impossible nul n'est tenu.
selon la règle de droit : Nemo potest ad impossibile
obligari. Reg. (i, de regulis juris, in VI0; cf. Décret de
Gratien, causa XIV, q. vi, cl. Non remittitur peccatum,
nisi restituatur ablatum. sed ut dixi, cum restitui potest.
Plerumque enim qui aufert. amittit, sive alios patiendo
malos, sive ipse maie vivendo, nec aliud liabel, unde res-
tituât. Hinc certe non possumus dicere : Rcdde quod
abstulisti.
b. Il y a impuissance morale, si la restitution entraîne
pour le débiteur un notable et plus grand détriment
que celui subi par le créanciei du fait du retard. Il sera
permis de différer quand il y aura péril pour le salut de
l'âme (au cas, par exemple, où il faudrait recourir à des
moyens peccamineux), pour la santé du corps, pour la
bonne renommée, ou, même s'il y avait eu faute, le
risque de perdre un état de vie honnête et justement ac-
quis. S.Alphonse, 1. III, n. 697-698, n.702;Wouters,t.i,
n. 1021,3. L'excuse ne vaudrait pas dans cedernicr cas,
s'il n'était question que de diminuer le train de vie ou
d'abandonner une situation obtenue malhonnêtement.
En pratique, il faut appliquer ces principes avec mo-
dération et sagesse et considérer qu'il s'agit non seu-
lement du dommage subi par le débiteur en personne
mais aussi de celui des siens. Par celle appellation en-
tendons ses parents, son épouse, ses enfants, vraisem-
blablement aussi ses frères et sœurs qui seraient jeunes
et incapables de se suffire, ou même qui seraient d'un âge
plus avancé et qui, sans qu'il y ait de leur faute, seraient
tombés dans une grave nécessité.
d) La nécessité. — Celle-ci excuse de la restitution
immédiate. Cependant si, du fait de ce délai, le débiteur
et le créancier se trouvent dans une égale nécessité,
2499
RESTITUTION. CAUSES EXCUSANTES
2500
celui-là est tenu de s'acquitter, car les causes étant
semblables, la condition de celui-ci est supérieure :
il a pour exiger son dû un droit strict que n'a pas
l'autre pour temporiser. C'est encore plus vrai lorsque
la dette a été contractée délictueusement, parce que
l'innocent est à favoriser de préférence au coupable,
conformément à l'axiome : Nemo ex suo delicto melio-
rem suam condiiionem facere potest. S. Alphonse, 1. III,
n. 701-703; Lacroix, 1. II, part. II, n. 13(1.
Quand le débiteur ou le créancier se trouvent dans
une égale nécessité extrême, si celui-là est tombé
d'abord dans cet état il n'est pas obligé de restituer
immédiatement au second, qui est jeté après lui dans
une situation analogue, car il a le premier acquis la
propriété de ce qui lui était indispensable. Par ailleurs
n'avait-il pas le droit à ce moment d'être aidé par celui
à qui il devait?
Au contraire, si le créancier est le premier dans
l'extrême nécessité, le débiteur doit lui restituer son
bien, non seulement parce qu'il lui appartient, mais
aussi qu'il est obligé de le secourir en ces circonstances.
Il en est ainsi également et à plus forte raison si le
propriétaire connaît l'extrême nécessité parce que son
bien lui a été dérobé, même si le débiteur déloyal est
lui-même dans un état identique. Régula 65, de regulis
juris, in VI°; S. Alphonse, 1. III, n. 701; Lessius, 1. II,
c. xvi, dub. i, n. 13; Lugo, disp. XXI, n. 4.
Enfin, quand tous deux tombent en même temps
dans la misère extrême, le débiteur doit rendre le bien
au moins s'il existe en espèce, car le créancier qui n'en
a jamais perdu la propriété peut le réclamer et a for-
tiori, étant donnée la situation dans laquelle il se
trouve, son titre de revendication est double. Si le bien
d'autrui a été consommé ou détruit, le débiteur qui
n'en disposerait plus ne saurait qu'être obligé à resti-
tuer quand il le pourra. Il reste bien entendu, en elïet,
en cette hypothèse comme dans les autres qui ont été
examinées, que, malgré le retard imposé par les cir-
constances, l'obligation persévère et doit être exécutée
quand il n'y a plus de raisons excusantes.
2. Causes qui éteignent l'obligation. — Ce sont : la
destruction, la rémission, la compensation et l'autorité
supérieure.
a) La destruction de la chose dispense absolument de
restituer, si elle n'est pas le fait d'un acte peccamineux.
Mais si le débiteur en est devenu plus riche, il doit ren-
dre ce supplément au propriétaire, car il n'est pas juste
que quelqu'un profite au détriment d'autrui : Lcx Item
veniunt 20, § G, Digeste , De luvrcditatis petitione : « Eos
autem, qui justas causas habuissent, quare bona ad se
pcrlinere exislimassent, usque en dunlaxat, quo locuplc-
tiores ex en re facti essent, condemnandos »; Reg. 18, de
regulis jaris, in VI", » Locupletari non débet aliquiscum
alterius injuria, vel jacturu »; voir aussi S. Alphonse,
1. III, n. 700, q. 2; Homo apostoi, tract, i, n. 20.
b) La rémission. Le débiteur est libéré de la resti-
tution quand le créancier lui remet sa dette d'une fa-
çon expresse ou même tacite, par exemple en lacérant
l'instrument de la dette ou en le rendant volontai-
rement avant le paiement. Lacroix, 1. III, part. II,
n. 402; Lugo, disp. XXI, sect. iv. n. 53 et 54; S. Al-
phonse, I. III, n. 70O, 1".
Pour être valide la rémission doit revêtir certaines
conditions : elle doit être libre, sans violence, ni fraude,
ni ruse. Reg. 27, de regulis juris, in VI" : « Scienti et
consentienti... »; Lugo, disp. XXI, sect. iv, n. 46; Spo-
rcr, c. iv, sect. iv, n. SI ; Lacroix, 1. III, part. 1 1, n. 157.
Elle tic peut pas être faite dans les cas exceptés par
le droit. Ferrari s donne un certain nombre d'exemples
dans l'ancien droit, l'rompta bibliolheca, art. Restitutio,
n. 31 sq., col. 1511) sq.
Enfin elle n'est valable, que si elle est accordée par
quelqu'un qui en a la puissance.
l'nc rémission présumée de juluro suffît pour étein-
dre une obligation de justice. Elle existe lorsqu'on
suppose légitimement que le créancier remettrait sa
créance, si le débiteur le lui demandait, à cause des
bons sentiments qu'il nourrit à son égard. Dans cette
hypothèse le créancier est considéré comme ne s'oppo-
sant pas à ce que la restitution soit omise. S. Al-
phonse, 1. III, n. 700, q. 1.
c) La compensation excuse totalement si elle a toutes
les conditions requises pour être légitime: celles-ci va-
rient suivant les lois régionales. Voir Lex Ideocompen-
satio 3, Digeste, De compensationibus : « Interesl nostra
potins non solvcrc, quam solutum repetere. » Il y a com-
pensation proprement dite ou légale lorsque la dette
d'un débiteur est compensée par celle de même valeur
que lui doit son créancier. La compensation occulte
éteint une obligation de justice; elle ne saurait être
conseillée et pratiquée qu'avec la plus grande pru-
dence.
d j L'autorité supérieure ou une disposition législative
qui émane d'elle libère aussi un débiteur de son obli-
gation. C'est le cas de la prescription ou d'une sentence
judiciaire. Lugo, disp. XXI, n. 553; Lessius, 1. II,
c. vu, dub. vin; Sporer, n. 91; Lacroix, n. 471.
Le souverain pontife a aussi le pouvoir de dispenser
d'une restitution due à des causes pies et pour des
dettes incertaines. Il l'a souvent exercé à propos des
biens d'Église confisqués injustement par les États, ou
occupés malhonnêtement par les particuliers et passés
ensuite aux mains des gouvernements.
Sans cette condonation les biens ne sauraient être
possédés en sûreté de conscience. L'intervention de
l'Église sur les dettes incertaines s'appuie sur le pou-
voir dont elle jouit même en matière temporelle,
ratione peccati. Dans le domaine spirituel le pape,
tenant compte des circonstances, peut aussi accorder la
permission générale de satisfaire par une seule messe,
alors que des honoraires ont été versés pour plu-
sieurs. Les concessions publiques sont accordées par la
S. Congrégation du Concile; celles qui sont occultes,
le sont par la S. Pénitencerie.
Tous les manuels de théologie morale traitent de ces ques-
tions plus ou moins abondamment : Aertnys, Tlieologia mo-
ralis juxta doctrinam S. Alphonsi de l.igorio, 2e édit.. Tour-
nai, 1890; 10e édit. adaptée au code par Damen, Tournai.
1919-1920; Allègre, Le code civil commenté, Paris, 1902:
saint Alphonse de Liguori, Tkcnlogia moralis, édit. P. Gau-
dé, 1. III, Rome, 1905; .T. d'Annibale, Summula theologiw
moralis, part. II, 1, 3" édit., Rome, 1888; Ballerini, Com-
pendium theologia; moralis, Rome, 1893; Ballerini-Palmicri,
Opus monde a Ballerini conscriplum et a Palmieri cum anno-
tationibus editum, Prati, 1899; Berardi. Tlieologia moralis
theorico-practica, Iractalus de juslilia et jure, Paenza, 1905;
Bonacina, De morali theologia, t. n. De reslitulione, Lyon,
1697; .1. Carrière, Prseleciiones théologien' majores, t. m, De
juslilia et jure, de cantraclibus, Paris, 1839-1811; Grolly,
Disputationes théologien', t. m, 7'c justitia et jure, Dublin,
1870-1877; Ebel-Bierbaum, Tlieologia moralis, dcc<dogalis et
sacramentalis, Paderborn, 1894; Genlcot, Tlieologia* moralis
instilutiones, t. VI, l.ouvain, 1 898 1902; Genicot-Salsmans,
Théologies moralis instilutiones, Bruxelles, 1927; Thomas
(.nussi't. Théologie morale, Paris, 18 15; Gury-Ballerinl, Com-
pendium theologiœ moralis ab auctore récognition et Ballerini
adnotalionibus locuplelatum, 4e éd., Rome, 1877; Lacroix,
Theologia moralis, I. III, part, n, De reslitntione, Paris,
1867; I.aymann, Tlieologia moralis, 1. III.tr. m, Lyon, 1654;
Venise 1769; Lehmkuhl, Tlieologia moralis, Fribourg-en-
B., 1902,11* éd., 1910; Lessius, De justitia et jure ceterisque
virtutibus cardinalibus, 1. I, Anvers, 1632; de Lugo, Dispu-
lationes scolasticae et morales d- justitia et jure, Paris, 18(is-
1869; Clément Marc, Instilutiones morales Alplionsiamc,
Rome, ish:>, 1904, 18* éd., Lyon, 1928; Marres, De justitia.
I. II. Reuremonde, 18S9; Mollna, De juslilia et jure, Venise.
1609, autre édit., 1735; Noldin, Summa tlieologia- moralis,
I >r preeceplis J>ei et Ecclesite, Inspruck, 1911; Noldin-
Schmitt, Summa tlieologia' moralis. De pra'ceplis Dci et
Ecclcsiiv, Inspruck, 1920; Pirhing, Jus cunonicum in quin-
2501
RESTITUTION. RESURRECTION DES MORTS
2502
que libros Décrétai ium distribution, Dilingen, 1674; Piscetta-
Gennaro, Elementa théologies moralis, Turin, 192S; Priimmer
Monnaie théologies moralis, Fribourg-en-Br., 1923; Ev. Prù-
ner, Théologie morale, trad. P. Belet, Paris, 1880; Reiften-
stuel, Jus eanonicum universum juxta lilulos quinque libro-
rum Dcerctalium, Paris, 1864; Router, Theologia moralis
quadripartite!, Cologne, 1750; Salmanticenscs, Cursus theo-
logia' moralis, De restitutions, Venise, 1764; Schmalzgruéber,
Ad jus eeclesiastieum universum, Rome, 1815; Sebastiani,
Summarium theologia' moralis, Turin, 1918; Sporer, Theolo-
gia moralis decalogalis et sacramenlalis, Venise, 1714;
10e éd. Sporer-Bierbauni, Theologia moralis decalogalis,
Paderborn, 1897; Tamburini, Explieatio Decalogi, dans
Opéra omnia, Venise, 1707; Tanquerey, Synopsis theologia'
moralis et pasloralis, t. m, De virilité justitia? et de uariis
slatuum obligationibus, 9° éd., Paris, 1931; Vermeerscb,
Quœstiones de justitia ad usum hodiernum scholastice dispu-
tâtes, Bruges, 1901; du même, Theologia- moralis principia,
responsa, consilia, t. il, De virlutum exercitatione, 2e éd.,
Bruges, 1928; Wafïelaert, De justitia, 1880; L. Wouters,
Monnaie theologia' moralis, t. i, Bruges, 1932.
N. IUNG.
RESTRICTION MENTALE. -On désigne
sous ce terme une « réserve, un acte secret de l'esprit
par lequel les paroles que l'on prononce sont restreintes
à un sens qui n'est pas leur sens naturel » (Dictionn.
Larousse). C'est une façon de ne pas exprimer la vérité
quand, pour des raisons valables ou non, on ne veut pas
la découvrir. Sur ce qui concerne sa définition stricte
et la légitimité de son emploi, se reporter à l'article
Mensonge, t. x, col. 565-567.
RÉSURRECTION DES MORTS. — Cet
article a pour objet la croyance catholique exprimée
dans le symbole des apôtres : « Je crois la résurrection
de la chair. » On exposera successivement : I. La doc-
trine catholique d'après les documents du magistère et
les Regulœ fidei. IL La croyance à la résurrection de
la chair dans l'Écriture et les écrits juifs contempo-
rains du Christ (col. 2501). III. L'enseignement de la
tradition catholique (col. 2520). IV. Les spéculations
des théologiens (col. 2548). V. Conclusions générales
(col. 2568).
I. La doctrine catholique. — /. d'après les
DOCVMKST.s BV magistère. — Les documents du ma-
gistère nous fournissent sur la résurrection des corps
un triple enseignement :
1° A la fin du monde, tous les morts ressusciteront.
1. Symbole des Apôtres.
Credo... carnis resurrec- Je crois... la résurrection
tionem. (Denz.-Bannw., n. 2 ; de la chair.
6; 8.)
2. Symbole de Nicée-Conslanlinople.
Exspectamus resurrectio- Nous attendons la résur-
nem mortuorum. (Denz.- rection des morts.
Bannw., n. 86.)
3. Symbole d'Alhanase.
Ad cujus adventum omnes A son avènement, tous les
homines resurgere habent hommes devront ressusciter
cum corporibus suis et red- avec leurs corps, et rendront
dituri sunt de factis propriis raison de leurs propres ac-
rationem. (Denz.-Bannw., tions.
n. 40.)
4. Symbole d' Épiphane.
Condemnamus eliam illos Nous condamnons pareil-
qui mortuorum resurrectio- lement ceux qui ne confes-
nem minime confitentur. sent pas la résurrection des
(Denz.-Bannw., n. 14.) morts.
5. I.e « libellus » de Paslor.
Resurrectionem vero futu- Nous croyons que la résur-
ram manere credimus omnis rection sera le partage de
carnis. (Denz.-Bannw., n. 20). toute chair.
Si quis dixerit vel credide- Si quelqu'un dit ou croit
rit, corpora humana non re- que les corps humains ne res-
surgere post mortem, A. S. susciteront pas après la mort,
(Denz.-Bannw., n. 30.) qu'il soit anathème.
6. Concile de Braga (561).
Can. 12. — Si quis plas- Si quelqu'un dit que la îor-
mationem humani corporis mation du corps humain est
diaboli dicit esse iigmentum l'ouvrage du diable et que les
et eonceptiones in uteris ma- conceptions dans le sein des
trum operibus dicit daemo- mères sont façonnées par le
num figurari, propter quod travail des démons, en raison
et resurrectionem carnis non de quoi il ne croit pas à la ré-
ciedit. sicut Manichseus et surrection de la chair, comme
Priscillianus dixerunt, A. S. Manès et Priscillieu eux-
(Denz.-Bann., n. 242.) mêmes, qu'il soit anathème.
7. Symbole de foi du XIe concile de Tolède (675).
Sub qua fide et resurrec- Sous cette toi, nous
tionem mortuorum veraciter croyons aussi en toute vérité
credimus. (Denz.-Bannw., la résurrection des morts,
n. 287.)
8. Profession de foi de Pie IV.
Et exspecto resurrectionem Et j'attends la résurrec-
mortuorum. (Denz.-Bannw., tion des morts,
n. 994.)
2° Cette résurrection sera universelle, c'est-à-dire pour
tous les hommes sans exception.
1. Symbole d'Alhanase.
Ad cujus adventum omnes A son avènement tous les
homines resurgere habent hommes devront ressusciter
cum corporibus suis. (Denz.- avec leurs corps.
Bannw., n. 40.)
2. Libellus de Paslor.
Resurrectionem vero futu- Nous croyons que la résur-
ram manere credimus omnis rection sera le partage de
carnis. (Denz.-Bannw., n.20.) toute chair.
3. Symbole de foi du XIe concile de Tolède (675).
... confitemur veram lieri ...nous confessons qu'aura
resurrectionem carnis um- lieu une véritable résurrec-
nium mortuorum. (Denz.- tion de tous les morts.
Bannw., n. 2X7.)
4. Profession de foi de Michel Paléologue, au IIe con-
cile de Lyon (1274).
Ecclesia Romana iirmiter L'Église romaine croit fer-
credit et firmiter asseverat, mement et fermement aflir-
quod nihilominus in die judi- me que cependant au jour du
cii omnes homines ante tri- jugement tous les hommes
bunal Christi cum suis cor- comparaîtront devant le tri-
poribus comparebunt, reddi- bunal du Christ avec leurs
turi de propriis factis ratio- corps, pour y rendre compte
nem. (Denz.-Bannw., n. 464.) de leurs propres actions.
5. Bulle « Benedictus Deus » de Benoît XII.
Definimus... quod nihilo- Nous définissons... que ce-
minus in die judicii omnes pendant au jour du jugement
hominesante tribunal Christi tous les hommes comparai-
cum suis corporibus compa- tront devant le tribunal du
rebunt, reddituri de factis Christ avec leurs corps, pour
propriis rationem, « ut refe- y rendre raison de leurs pro-
rat unusquisque propria cor- près actions, « afin que cha-
poris, prout gessit, sive bo- cun reçoive ce qui est dû à
num, sive malum » (II Cor., son corps, selon qu'ilafait
v,10). (Denz.-Bannw., n. 532.) ou de bien ou de mal. »
3° Les hommes ressusciteront avec les mêmes corps
qu'ils auront eus en celle vie.
1. Symbole d'Athanasc.
Ad cujus adventum omnes A son avènement, tous les
homines resurgere habent hommes devront ressusciter
cum corporibus suis... (Denz.- avec leurs corps.
Bannw., n. 40.)
2. Fides Damasi.
In hujus morte et sanguine
credimus emundatos nos ab
eo resuscitandos die novissi-
m i in hoc carne, qua nunc vi-
vimus. (Denz.-Bannw., n. 16.)
3. Profession de foi du
Nec in ierea vel qualibet
alia carne (ut quidam deli-
Purifiés dans sa mort et
dans son sang, nous serons
ressuscites par lui au dernier
jour, dans cette même chair,
dans laquelle nous vivons
présentement.
XI' concile de Tolède.
Nous croyons que nous res-
susciterons, non dans une
i03
RÉSURRECTION. DOCTRINE CATHOLIQUE
504
rant) surrecturos nos credi- chair aérienne ou toute autre
mus, sed in ista, qua oivimus, chair (dissemblal)le), mais
eonsislimus et mooemur. dans cette chair même, dans
(Denz.-Bannw., n. 287.) laquelle nous vivons, nous
sommes constitués et nous
nous mouvons.
4. Symbole de saint Léon IX à Pierre d'Anlioche
(1053).
Credo etiam veram resur- Je crois aussi la véritable
rectionem ejusdem carnis, résurrection de cette même
qaam nunc gestn, et vitam chair que je porte présente-
reternam. (Denz.-Bannw., ment et la vie éternelle,
n. 317.)
5. Profession de foi imposée aux Vaudois par
Innocent III (1208).
Corde credimus et orc con- Nous croyons de coeur et
fitemur hujus carnis, quant confessons de bouche la r<-
gestamus, cl non alterius re- surrection de cette chair
surrectionem. (Denz.-Bannw. môme que nous portons el
n. -127.) non d'une autre.
G. I Ve concile du Lalran (1215).
... qui mîmes cum suis pro- ... qui tous ressusciteront
priis resurgenteorporibus qust avec leurs propres corps,
nunc gestanl, ut recipiant se- ceux-là mômes qu'ils portent
cundum opéra sua, sive bona présentement, afin de rece-
fuerint sive mala. (Denz.- voir chacun selon ses œuvres,
Bannw., n. 420.) soit qu'elles aient été bonnes,
soit qu'elles aient été mau-
vaises.
7. Profession de foi de Michel Paléologue (IIe concile
de Lyon) (1274), texte repris par Benoît XII, bulle
« Bencdictus Deus » (133G).
Omnes hommes ante tri- Tous les hommes compa-
bunal Christi cum suis cor/io- raîtront au tribunal du Christ
ribus comparebunt. (Denz.- avec leurs corps.
Bannw., n. 464, 531.)
De ces professions de foi, il convient de rappro-
cher l'anathématisme 5 de la lettre de Justinien au
patriarche Menas, voir ici, t. xi, col. 1578 : « Quiconque
dit ou pense que, lors de la résurrection, les corps
humains ressusciteront en forme de sphère et sans res-
semblance avec celui que nous avons, qu'il soit ana-
thème. » Denz.-Bannw., n. 207. Sur la valeur doctri-
nale à accorder à ces anathématismes, voir Origé-
nisme, t. xi, col. 1578.
Les trois vérités explicitement proposées par ces
documents s'imposent donc comme dogmes de foi.
Mais une conclusion doctrinale — vérité catholique,
quoique non définie — s'en dégage aussi : c'est que tous
les hommes ressusciteront simultanément, que la mort
n'aura plus de prise sur eux et que, par conséquent,
les corps de tous les hommes, élus et damnés, seront
incorruptibles. Quant aux prérogatives des corps glo-
rieux, voir t. m, col. 1879 sq.
//. d'après les Reoulje fidei dans l'église AN-
CIENNE. — Les documents du magistère sont complétés
par les requise fidei proposées par les anciens auteurs
ecelésiasl iques.
1° Règle de. saint I renée. — xal àvaa-rîjaat tcSctocv
aàpxa Trâm^ç àvOpwrîÔTTjToç ... Cont. hœr., 1. I, c. ix,
n. I,daxi3lïahn, Bibliolhek der Symbole und Glau bensre-
geln, lïreslau, 1897, p. 6.
...rursus venturus esl in gloria l'atris ad resusci-
tandam omnem carnem... Cont. hœr., 1. 11(, c. xvi,
n. ."), i lalm, p. 7.
2° Règle de Terlullien. - ...oenlurum cum claritale ad
sumendos sanctos in vita œlernse et promissorum cseles-
liuni fructum et ad profanos judicandos igni perpetuo,
farta utriusque partis resuscilatione cum carnis restitu-
tione. De prsescript., c. xm, Hahn, p. 9.
...venturum judteare vivos et mortuos per carnis
etiam resurrectlonem. De virg. '"•/.. c. t, Hahn, p. 10.
3° Règle d'Origine. — ...serf et quia erit tempus
nsurreciionis morluorum, cum corpus hoc, <iu<,il mine
in corruplione seminalur, surgel in incorruptione et
quod seminalur in ignominia, surgel in gloria (I Cor.,
xv, 42 sq.). De princ., 1. I, prœf., n. 5, Hahn, p. 12.
4° Règle d'après les Constitutions apostoliques : 'Avà-
oTacw yh/eGQa.1 ôp.oXoyoij(i.ev Sixalwv te xal àSixcùv xal
p.(.cT0a7TO§oaîav. L. VI, c. xi, Hahn, p. 14. — D'après
la Didascalie : àvàcraCTiv TCic-reûeiv xal xplenv xal àvra-
tzôSocsiv 7rpoa8oxàv. L. VI, c. xiv, Hahn, p. 15.
5° Règle de Nouai ien. — ...Qui dum in eadem
substanlia corporis in qua moritur, resuscitalur, ipsius
corporis vulneribus comprobalur, etiam resurrectionis
nostrœ leges in sua carne monslravil, qui corpus, quod
ex nobis habuit, in sua resurrectione restiluit. De Tri-
nitate, c. x. — Qui, id agens in nobis, ad œlernilalem
el ad resurrectionem immorlalitalis corpora noslra
producat... Erudienlur enim in Ma et per ipsum cor-
pora noslra ad immorlalitatem proficere. Id., c. xxx.
Cf. L. P. Caspari, Ungedruckle, unbcachlcle und wenig
beachtete Quellen zur Geschichle des Taufsymbols und
der Glaubensregel, t. in, Christiania, 1875, p. 463-465.
Voir A. d'Alès, La théologie de Nooalicn, Paris, 1925,
p. 135-137.
6° Règle d'Aphraate. — ...l'on croit à la résurrection
des morts. Hom. i, fin, Hahn, 21.
Ces règles de foi, si simples dans leur expression, ne
font que résumer et proposer très brièvement les points
<lc foi qu'a iixés le magistère.
II. La croyance a la résurrection de la chair
dans l'Écriture. — /. ancien testament. — La
croyance à la résurrection de la chair n'est pas propre
au Nouveau Testament. On en trouve déjà, en effet,
des indications très nettes avant Jésus-Christ. Sans
doute, les plus anciens livres de l' Ancien Testament
sont muets sur l'idée d'une résurrection corporelle
après la mort. L'idée contraire est même assez commu-
nément exprimée, non par opposition à l'idée d'une
résurrection future, mais pour constater que la mort
est sans retour possible à la vie présente : « L'homme
se couche (dans le tombeau) et ne se relève pas »
Job, xiv, 12; cf. Ps., xl, 9; Amos, vin, 14. Cette
phrase semble avoir été une sorte d'adage courant et
la traduction populaire de la loi universelle de mort
portée par Dieu contre l'humanité pécheresse en
Adam. Cf. Gen., m, 19.
On ne peut nier cependant qu'une certaine notion
de la vie éternelle de Dieu transparaît déjà dans cer-
tains psaumes, ici simple étincelle, là lumière plus
allirmée, comme un aspect confus de la résurrection
des justes. Cf. ps., xlviii (xlix), 15 (d'après les cor-
rections de Duhm); ps., xv (xvi), 8-11, Lagrange, Le
judaïsme avant Jésus-Christ, p. 348-349.
Toutefois, à partir d'une certaine époque, sous l'in-
fluence sans doute d'antiques traditions, l'idée d'une
résurrection future s'éveille dans la mentalité juive.
On assiste à une évolution analogue à celle qui s'est
produite au sujet de la croyance à l'immortalité de
l'âme ou aux sanctions ultraterrestres. 11 semble bien
d'ailleurs qu'on doive rejeter ici toute influence étran-
gère sur la religion juive, notamment l'influence de la
religion mazdéenne. Le parsisme, en effet, enseigne
l'apocatastase de tous, ce qui est entièrement étranger
à Israël qui ne reconnaît que la résurrection des justes.
Cf. Is., lxvi, 24; Dan., xn, 2; au temps de Jésus
encore, les pharisiens limitaient la résurrection aux
justes (cf. Mattli., XXII, 23; Marc, XII, 18; Luc, xx,
27; Ael., xxin, N) el ils pensaient que les mauvais
seraient éternellement punis (cf. Is., lxvi, 24; Dan.,
xn, 3; Judith, xvi, 18, Marc, ix, 47). De même, le
dieu chananéen de la végétation qui ressuscite n'exer-
ça aucune inlluence sur Israël, car cette résurrection
n'a pas le caractère moral de la résurrection enseignée
dans la période postexilienne. Il convient donc de
chercher l'idée de la résurrection dans la propre évo-
2505
RESURRECTION. L'ANCIEN TESTAMENT
2506
lution religieuse d'Israël. L'individualisme, qui com-
mence avec l'exil, et le problème de la sanction por-
taient puissamment à rechercher une communauté
éternelle avec Dieu et, pour être parfaite, cette commu-
nauté exige la résurrection. Cf. Notscher, Altorienta-
lischer und allteslamenllicher Auferstehungsglau.be,
Wurtzbourg, 1926, p. 241. Voir aussi Dictionnaire de la
Bible, art. Résurrection des morts, t. v, col. 1066-1067.
1° Le livre de Job. — Selon Notscher, un premier
rayon de celte espérance en la résurrection future
brille déjà dans le livre de Job. A première vue, il
semblerait même que le texte classique, emprunté à
Job, xix, 25-27, par la liturgie des morts (3e nocturne.
8e leçon), soit une affirmation explicite de la croyance
en la résurrection. Le texte de la Vulgate exprime très
nettement cette croyance. Mais il s'en faut que l'hé-
breu soit aussi clair. Voici la traduction de l'hébreu :
Qui donnera que soient écrites mes paroles!
Qui donnera que sur l'airain elles soient gravées,
Qu'avec un burin de fer et de plomb
Pour toujours sur le roc elles soient sculptées!
Moi, je sais que mon défenseur (goël) est vivant
Et que, le dernier, sur terre il se lèvera
l't derrière ma peau je nie tiendrai debout,
Et de ma chair, je verrai 1 loah lia lumière de Dieu),
Lui que, moi, je verrai, moi.
Et que mes yeux regarderont, et non un autre :
Mes reins languissent dans mon sein!
(Traduction P. DUorme, Le livre île ./«/>, Paris, 1920,
p. 257.)
On se reportera à l'art. Job, t. vin, col. 1 173-1474,
pour l'interprétation de ce passage, où il est difficile
de voir une attestation explicite en faveur de la
résurrection future. Tout au plus peut-on dire « que
celui sur qui pèse si lourdement le fardeau de la non-
espérance aspire, au fond, à se survivre; que celui pour
qui s'est réalisé un commerce si personnel avec Dieu
possède en germe la foi à l'éternelle destinée de l'àme :
et que celui en qui habite le sentiment d'une si haute
responsabilité morale soupçonne l'impérissable valeur
de l'homme, supérieure à celle de l'« arbre » dont la
vie paraît indestructible ». Art. cit., col. 1474. Cn
devra également consulter le commentaire littéral de
P. Dhorme sur ce difficile passage.
2° L'idée de la résurrection future dans la résurrec-
tion du peuple d'Israël. — Un argument indirect, mais
non négligeable, peut être pris chez les prophètes qui
prédisent la résurrection d'Israël comme peuple, mais
en empruntant un vocabulaire propre à la résurrection
individuelle des hommes.
1. Ainsi, le prophète Osée décrit la restauration
d'Israël, purifié de ses fautes (vi, l-'_) :
Venez! retournons à Jahvé!
Car c'est lui qui a déchiré et qui guérira;
Il frappe et il nous mettra des bandages.
Il nous rendra la vie après deux jours;
Le troisième jour, il nous relèvera
Et nous vivrons devant lui...
Ce sont les anciens commentateurs surtout qui ont
vu dans ce passage une prophétie littérale et directe de
la résurrection du Christ ou de notre résurrection dans
le Christ. Il n'y a dans cette interprétation qu'une
simple accommodation. Voir Osée, t. xi, col. 1650.
Toutefois on remarquera que I Cor., xv, 54 et Heb., il,
14, où saint Paul parle de notre résurrection finale dans
et par le Christ sont une allusion certaine aux expres-
sions dont Osée se sert, xm, 1. 11 ne semble pas cepen-
dant que ce dernier passage d'Osée puisse s'entendre
d'une promesse de salut et de résurrection. Voir Van
Hoonacker, Les douze petits prophètes, Paris, 1908,
p. 125.
2. Le prophète Isaïe considère le peuple tout entier
d'Israël comme un individu : de nouveau Israël sera
sauvé de la mort el de l'anéantissement, c'est-à-dire
de l'exil, et se relèvera pour être conduit par Dieu vers
une nouvelle vie politique et religieuse. Le c. xxvi est
expressif à cet égard : c'est le cantique qui sera chante
dans la terre de Juda. Les ennemis d'Israël seront
anéantis, leurs morts ne revivront point et leur mé-
moire même disparaîtra (v. 13-14). Puis, s'adressant
au peuple régénéré :
Ils vivront, vos morts;
Ceux qui m'ont été tués ressusciteront;
Réveillez-vous et chantez,
(Vous) qui habitez dans la poussière; [mière
Parce que votre rosée. Seigneur, est une rosée de lu-
l'.t la terre Tera renaître les ombres (les trépassés).
(Is., xxvi, 19.)
3. L'idée de cette résurrection du peuple d'Israël
éclate surtout dans la grandiose vision d'Ezéchiel,
xxxvn, 1 sq. Dans cet te vision, le prophète a sous les
yeux des ossements desséchés épais dans une vaste
plaine. Sur l'ordre de Jahvé, il voit ces ossements se
revêtir de muscles, de chair et de peau. L'esprit revient
cn eux. ils revivent, se redressent et forment une grande
armée. On croirait la scène de la résurrection des morts.
Mais cette résurrection n'est, cn réalité, qu'une figure
de la résurrection du peuple d'Israël. Faut-il supposer
qu'Ézéchiel entendait prendre la résurrection générale
comme le terme de comparaison dont ses auditeurs
devaient se servir pour mieux comprendre la promesse
de la restauration d'Israël? Ce sens, adopté par un cei -
tain nombre de commentateurs, semble forcé et ne res-
sort pas du texte. Sur les Pères qui ont interprète ce
passage en faveur de la résurrection, voir Knaben-
bauer, In Ezechielem, Paris, 1890, p. 379-380.
4. Plus significatif, à coup sûr, du point de vue qui
nous occupe, est le livre de Daniel. Ici, en effet, quoi-
que la résurrection de la chair ne soit pas expressément
mentionnée, il est question d'un réveil individuel
et général des hommes à la lin des temps :
Dan., xn : (1) En ce temps-là se lèvera Michel, le grand
prince qui protège les fils de ton peuple, et ce sera un temps
d'angoisse comme il n'y en a pas eu depuis que des nations
existent jusqu'alors. Mais en ce temps ton peuple sera sauvé
(c'est-à-dire i quiconque sera trouvé inscrit dans le livre.
(21 Et beaucoup de ceux qui dorment dans la poussière de
la terre se réveilleront, les uns pour la vie éternelle, les
autres pour la honte et l'opprobre éternels. (3) Et les sn^es
brilleront comme l'éclat du firmament, et ceux qui auront
conduit beaucoup à la justice, comme les étoiles à jamais et
pour toujours.
De toute évidence. Daniel prophétise le réveil du
peuple juif sous Antiochus Épiphane. Néanmoins ce
réveil est. dans la lumière prophétique, relié au réveil
final du dernier jour. Comme dans Is., xxvi, 19, il est
prévu que les défunts ressusciteront pour prendre part
au bonheur définitif des élus. « Beaucoup se lèveront
de la poussière » : beaucoup, c'est-à-dire tous; cf. Es-
ther, iv, 3. Il n'avait été précédemment question que
des Israélites, c'est pourquoi la résurrection ne semble
ici prévue que pour eux. Toutefois, on ne saurait dire
que les païens soient exclus. Daniel se propose pour but
de consoler la communauté juive : aussi ne parle-t il
du salut qu'en tant qu'il les concerne. Ceux qui vi-
vront au moment où se réalise le bonheur messianique
y prendront part dans la mesure où ils cn sont dignes.
Les défunts ressusciteront dans ce but; mais ceux-là
seulement qui ont vécu dans la sainteté reverront la
lumière pour s'en réjouir éternellement ; les autres sont
voués à une honte éternelle. Daniel ne nous dit pas en
quoi consistera la honte des pécheurs : quant aux justes
ils seront comme des étoiles, brillant de l'éclat du fir-
mament. On retrouvera ces affirmations et ces compa-
raisons dans Joa., v, 29 et I Cor., xv, 41 ; cf. Sap., ni, 7.
Ce rapport étroit qui s'affirme chez Daniel entre la
résurrection et les perspectives messianiques se retrou-
vera désormais fréquemment dans la pensée juive.
2507
RESURRECTION. LA TlIliol-OCI
.1 U l V E
25 ns
">. Les Machabées. — Le IIe livre des Machabées
atteste, d'une façon peut-être plus ferme encore que
Daniel, la croyance en une résurrection future de la
chair, commune aux bons comme aux méchants,
résurrection de félicité pour ceux-là, d'opprobre pour
ceux-ci.
Tout d'abord, cette foi est consignée, avec la plus
grande précision, dans le récit du martyre des sept
frères et de leur mère, sous Antiochus Épiphane. Plu-
sieurs de ces jeunes héros se consolent en évoquant la
certitude de leur résurrection et, s'adressant au tyran,
ils lui en font une menace : « Scélérat que tu es, lu
nous ôtes la vie présente, mais le Roi de l'univers nous
ressuscitera pour une vie éternelle, nous qui mouions
pour être fidèles à ses lois. » II Mac, vu, 9. « Je liens
ces membres du ciel, mais, à cause de ses lois, je les
dédaigne et c'est de lui que j'espère les recouvrer un
jour. » II Mac, vu, 11. « Heureux ceux qui meurent
de la main des hommes, en espérant de Dieu qu'ils
seront ressuscites par lui I Quant à toi, ta résurrection
ne sera pas pour la vie. » II Mac, vu, 14. On peut se
demander si, dans ce dernier texte, la finale ne signi-
fierait pas simplement qu'Antiochus ne reviendrait
pas du tout à la vie. Mais il semble beaucoup plus
conforme à la pensée générale du discours, d'admettre
que l'àvâaTamç de, Çmtjv dont il est ici question répond
à la résurrection elç Çcùyjv àio'mov que Daniel oppose
à la résurrection pour l'opprobre éternel. Dan., xn, 2.
Voir ci-dessus. Enfin, c'est la mère elle-même qui sou-
tient le courage de ses fils en leur disant : « Le créateur
du monde vous rendra dans sa miséricorde et l'esprit
et la vie, parce que maintenant vous vous méprisez
vous-mêmes pour l'amour de sa loi. » II Mac, vu, 23.
Ensuite, le passage invoqué en faveur du purgatoire,
voir ce mot, t. xm, col. 1166, contient un enseigne-
ment direct concernant la résurrection. La récompense
apparaît, ici encore, liée à la résurrection qui doit per-
mettre au ressuscité de prendre sa part au bonheur
messianique. On sait dans quelles conditions étaient
tombés les soldats pour qui Judas Machabée faisait
offrir un sacrifice. Nonobstant ces conditions défec-
tueuses, Judas n'hésite pas : « Une collecte ayant été
faite, il envoya à Jérusalem 12 000 drachmes d'argent,
afin qu'un sacrifice fût offert pour les péchés des morts,
pensant bien et religieusement touchant la résurrection
(car s'il n'avait pas espéré que ceux qui avaient succombé
devaient ressusciter, il (lui) aurait semblé superflu et
vain de prier pour les morts)... » On le voit, Judas
Machabée a en vue, avant tout, la résurrection de ses
soldats pécheurs. Mais il subordonne cette lésurrrec-
tion à l'expiation, dans l'autre vie, du péché commis
dans le pillage de Jamnia. Ressuscites, les soldats
auront part à la récompense réservée à ceux qui s'en-
dorment dans le Seigneur.
6. Le livre de la Sagesse est rempli d'enseignements
touchant l'état des bons et des méchants après la mort.
L'immortalité de l'âme est nettement enseignée. Sap.,
m, 21 ; m, 1-iv, 20. Après la mort, le sort des justes est
opposé à celui des méchants : le jugement les attend,
les uns et les autres, iv, 20. Mais ensuite, les méchants
regretteront leur erreur et envieront les justes qu'ils
ont méprisés sur terre, v, 1-13. Les justes vivront éter-
nellement, id., f. 16. Dans ces enseignements, il n'est
pas question directement de la résurrection des corps.
Mais, en rapprochant Sap., IV, 20, de Dan., xn, 1-3,
où les justes sont dits venir au jugement en corps et
en âme, on ne peut s'empêcher de considérer les affir-
mations du livre de la Sagesse comme une nouvelle
confirmation des croyances relatives à la vie, dans
l'au-delà, de l'âme cl du corps.
//. A.l THÉOLOGIE JUIVE PALESTINIENNE.— 11 est
Indispensable d'indiquer, au moins sommairement, les
enseignements de la théologie juive immédiatement
antérieure à la prédication de l'évangile : ils éclairent,
en effet, à la fois et la continuité de la tradition juive,
et la portée de la prédication chrétienne. Nous suivons
ici le P. Bonsirven dans son élude : Le judaïsme pales-
tinien au temps de Jésus-Christ. Sa théologie, t. i,
p. 168 sq. (quelques références ont été corrigées). On
peut se référer aussi au P. Lagrange, Le judaïsme avant
Jésus-Christ, Paris, 1931, p. 353 sq.
1 ° La foi en la résurrection des corps chez les Juifs. —
Cette foi ne doit pas être confondue avec la simple
croyance en l'immortalité de l'âme. Car la résurrection
des corps en général institue la vie de l'au-delà dans un
cadre social, collectif, et fait participer le corps et la
matière aux sanctions éternelles. Une telle foi en la
résurrection des corps marquait dans les croyances
juives une véritable révolution doctrinale et religieuse
qui ne pouvait manquer de susciter des opposants.
Entre les pharisiens et les sadducéens, la question de
la résurrection des corps provoquait une telle diver-
gence de vues que leur haine commune du Christ ne
la pouvait réduire. Cf. Marc, xn, 18-27; Matth., xxn,
23-33; Luc, xx, 27-38; Act., xxm, 6-10; xxvi, 5-8.
La résurrection des morts est, pour les pharisiens, un
dogme incontestable que seuls nient tous les adver-
saires du judaïsme officiel, hérétiques, gentils, sama-
ritains. Le Talmud est explicite sur tous ces points.
Talmud (de Babylone), Wilna, 1896, Sanhédrin, x, 1,
commenté en 90 b. Les sadducéens étaient parmi les
plus farouches négateurs et Rabbi Nathan explique
même par là leur origine. Abolh, i, 11. Cette rigidité
doctrinale des pharisiens est de beaucoup postérieure
à l'acceptation universelle de la croyance. On peut
donc se demander dans quelle mesure, à l'époque du
Christ, la foi en la résurrection générale des corps était
partagée par le peuple. Nous venons de voir, que
l'auteur du deuxième livre des Machabées et plusieurs
de ses héros attestent leur foi sur ce point. Cf. II Mac,
xn, 43-46; vu, 9, 11, 14, 23, 29. L'auteur du premier
livre ne se préoccupe pas de cette perspective. On ne
peut cependant de ce silence faire un argument positif
contre la croyance des contemporains à la résurrection
des corps.
Les apocryphes fournissent quelques indications
précieuses. Dans le Livre d'Hénoch, la résurrection est
nettement affirmée dans la dernière partie, Hen., xci,
10; xcn, 3; cm, 4. Le livre des Paraboles est moins
explicite, li, 1 ; lxi, 3. Le texte A' Hen., xxn, 4, 11, 13,
annonce que les âmes sortiront de leurs réceptacles
pour le jugement; mais il peut y avoir jugement sans
résurrection. Voir M.-.I. Lagrange, op. cit., p. 330.
Le livre des Jubilés semble nier la résurrection, puis-
que « les os des justes restent dans la terre ». xxm, 31.
A l'opposé, les Testaments des Patriarches mentionnent
la résurrection comme un grand motif de consolation et
d'espérance, si toutefois nous ne sommes pas ici en face
de remaniements qui auraient développé et accentué
la notion de résurrection. Cf. R. Eppel, Le piétismejuij
dans les Testaments des douze Patriarches, Paris, 1930,
p. 107. La croyance en une résurrection des corps se
retrouve dans l'Apocalypse de Moïse, xm, 3; xxvin, 4;
xli, 2. Croyance inexistante dans l'Assomption de
Moïse, xin,3; xxvin, 4; xli, 2, qui montre Israël allant
directement au ciel, x, 9; et dans VHénoch slave. Les
Psaumes de Salomon, tout en affirmant que les « crai-
gnant Dieu » se lèveront pour la vie éternelle, in, 1 1-16,
mais pas les impies, laissent cependant dans l'ombre
une croyance explicite en la résurrection; et cette
croyance est pratiquement exclue ou ne vient pas en
ligne de compte dans IV Esdras, vu, 31-32; v, 45;
xm, 136. Cf. Vaganay, Le problème eschalologique dans
le IV livre d'Esdras, Paris, 1906, p. 83. Le P. Bonsir-
ven exclut pareillement la perspective de la résurrec-
tion des grands textes messianiques de l'Apocalypse
2509
RÉSURRECTION. LA THÉOLOGIE JUIVE
2510
de Baruch, estimant que xxx, 1-2 est une interpolation
qui ne cadre guère avec le reste de la vision; mais il
affirme que le sujet est abondamment traité dans les
autres perspectives, II Bar., xlix-li, cf. xxi, 23; xxm,
5; xlii, 6 sq., parce que, « dans le système religieux
du rédacteur dernier, la résurrection tenait une place
plus considérable que dans les documents messia-
niques qu'il a insérés ». Op. cil., p. 470, note 10. « Ces
constatations, ajoute le même auteur, permettent les
conclusions suivantes : aux alentours de l'ère chré-
tienne la pensée de la résurrection ne s'est pas encore
emparée des esprits comme elle le fera plus tard; elle
n'est pas encore un point invariable et familier des
horizons eschatologiques: elle s'efface quelque peu der-
rière l'attente du grand jugement, qui fera prévaloir la
justice, et derrière l'espérance de la vie éternelle. »
Op. cit., p. 471.
Sur les preuves apologétiques de la résurrection,
preuves scripturaires et arguments de raison, invoquées
par les rabbins contre les hérétiques sadducéens, voir
Bonsirven, p. 471-474.
2° Notion de la résurrection chez les Juifs. — Les
termes traditionnels qui désignent chez les Juifs la
résurrection se trouvent condensés dans Is., xxvi, 19 :
« Vos morts vivront, mes cadavres ressusciteront (se
lèveront); réveillez- vous et chantez, vous qui êtes
couchés dans la poussière. » Voir col. 2506. Deux caté-
gories de formules doivent être surtout retenues, ré-
pondant chacune à une conception dilïérente :
Tout d'abord, « ressusciter » signifie surgir soit du
sommeil, soit du tombeau. C'est là l'idée et le mot qui
reviennent le plus souvent dans l'Écriture et dans les
apocryphes. Cf. Dan., xn, 2; Ps., lxxxviii, 11;
II Mac, xn, 43, 44; vu, 9, 14. Dans les apocryphes,
Hen., xci, 10; xx, 8; xxn, 13 (éthiopien); Test. pair.
(Siméon), vi, 7; Ps. Sal., ni, 16. On trouve la même
idée sous des expressions analogues : surgir de son som-
meil, Hen.. xci, 10; cf. Is., xxvi, 19; les morts mon-
tant du Seol, Midraë Babba, Gen., édit. Theodor-
Albeck, 12, 10, p. 109; Talmud, Berakhoth, 15 b et
Sanhédrin, 92 a; Hen., li, 1; les réceptacles des âmes
rendant leur dépôt, Hen., li, 1; lxi, 5; Test. (Levi),
îv, 1 ; IV Esd., vu, 32; Baruch (édit. syriaque, P. S.,
t. n), xxi, 23; xxx, 2.
Ensuite, « ressusciter » signifie vivifier les morts. On
trouve l'expression dans la Bible, Os., vi, 3 ; Is. , xvi, 1 9 ;
Ez., xxxvn, 1-14; Dan., xn, 2; dans les apocryphes,
IV Esd., v, 45; Bar. (éd. syr.), xxm, 5; xlii, 7;
xlix, 2. Elle abonde chez les rabbins : pour eux, la
résurrection est la vivification des morts, Deut.,
xxxn, 2, cité d'après l'éd. Friedmann, Vienne, 1864,
p. 132 a; Talmud, Sanh., x (xi), 1; Ros ha-sana, 17 a,
et Dieu est celui qui donne (ou rend) la vie aux morts,
Sanh., 90 b. L'expression « vivre » devient ainsi, pour
les morts, l'équivalent de ressusciter. Ceux qui ne
ressuscitent pas, ne vivent pas, Sanh., x, 2 sq. De
là la maxime de Rabbi Éléazar Haqqapar : « tous
les morts doivent revivre, (ressusciter) et tous les
vivants (les ressuscites) doivent être jugés ». Aboth,
iv, 22.
3° Bénéficiaires de la résurrection. — Il est impossible
de donner à cette question une réponse nette. Dans la
théologie juive du temps de Jésus-Christ, il y a, tou-
chant les problèmes de la vie future, tant de doutes et
d'obscurités qu'une solution unique ne pourrait rallier
tous les suffrages.
La notion commence à s'introduire d'une survie et d'une
rétribution immédiatement consécutive à la mort : à quoi
bon imaginer, se produisant après de nombreux siècles, un
nouveau jugement précédé de la résurrection, lequel juge-
ment ne pourrait que replacer les ressuscites dans l'état où
ils se trouvent déjà? Beaucoup croient également que cer-
tains impies sont anéantis au moins après quelques mois de
torture dans la géhenne. La résurrection, elle-même, n'est
pas encore généralement admise et, de plus, comment la
concevoir : comme une mesure générale destinée à réunir
tous les hommes pour le dernier jugement? ou simplement
comme la mise en possession de la vie éternelle? Ne soyons
donc pas étonnés de rencontrer sur ce point des opinions
divergentes et n'essayons pas de les réduire à l'unité. Ne
crions pas non plus à l'incohérence : la cohérence logique
suppose des idées nettes et universellement reconnues.
(J. Bonsirven, op. cit., t. i, p. 475-476.)
Un certain nombre de textes affirment Y universalité,
de la résurrection, s'inspirant en cela de Dan., n, 2.
Nous avons déjà cité la phrase du rabbin Éléazar Haq-
qapar : « Ceux qui naissent sont pour mourir; et les
morts pour être vivifiés et les vivants (les ressuscites)
pour être jugés ». De Deut., xxxm, 39 : « C'est moi qui
fais mourir et c'est moi qui fais vivre », on déduit que
c'est Dieu qui envoie au même et la mort et la vie (la
résurrection), édit. citée, p. 139 b. De même, la croyance
que le Seol et les réceptacles des âmes rendront à l'ave
nir leur dépôt implique une résurrection universelle.
Cf. Test. (Levi), iv, 1 ; IV£srf., vu, 32; Bar. (édit. citée).
xxi, 23; xxx, 2; xi.ii, 7; l, 2: Talmud, Sanh., 92 a:
Berakhoth, 15b; MidrasRabba, Gen. (édit. citée), 12, 10,
p. 109. Sans qu'on puisse se prononcer sur la significa-
tion exacte d'autres textes, il semble cependant vrai-
semblable « que la plupart des docteurs des premiers
siècles ont cru à l'universalité de la résurrection ».
Bonsirven, op. cit., p. 477. La résurrection semblait être
la condition préalable du jugement universel.
Toutefois, pendant assez longtemps, plusieurs doc-
teurs n'accordèrent qu'aux seuls justes le privilège, de
la résurrection. La résurrection était l'accès à la récom-
pense éternelle. C'est la doctrine de Josophe, qu'il
attribue aux pharisiens, sinon à Moïse lui-même. Antiq.
XV III, I, 3 (14); cf. Cont. Apionem, n, 30 (218). (Les
chiffres entre parenthèses reproduisent les paragraphes
rétablis par l'édition Niese, Berlin, 1887.) C'est toute-
fois en un autre corps que passent les âmes des justes,
Debello, II, vin, 14(163); III, vin, 5 (374). Telle paraît
bien être aussi la pensée des jeunes martyrs dans
II Mac, vin, 14; cf. 17, 19, 35, 36, encore cependant
qu'ils menacent du jugement et de châtiments leur
juge persécuteur : ils semblent donc admettre aussi une
résurrection, mais non pour la vie. N'est-ce pas là
aussi la doctrine de II Mac, xn, 39-46 et spécialement
44? Voir art. Purgatoire, col. 1166. La première par-
tie du livre d'Henoch incline en ce sens, puisqu'elle
affirme qu'une catégorie de pécheurs ne sortira pas de
son lieu de supplices, Hen., xxn, 13; les ressuscites
seront des justes confiés à l'archange Remeiel, xx, 8.
Dans le livre des Paraboles, il semble bien que la résur-
rection soit universelle, terre, Seol et enfers rendant
leurs proies, et cependant seuls les justes paraissent
en bénéficier. Hen., li, 2; lxi, 5. La cinquième partie
ne reconnaît expressément que la résurrection des
justes. Hen., xci, 10; cf. c. 5. De même les Psaumes de
Salomon promettent aux justes la résurrection pour la
vie éternelle et aux pécheurs • la perdition sans rémis-
sion et sans résurrection pour la vie éternelle ». Viteau,
Les psaumes de Salomon, Paris, 1911, p. 59. Cf. Ps. Sal.,
m, 11-16; xv, 14 sq.; xiv, 2-4, 6. L'Apocalypse de
Moïse est moins précise : la résurrection y est présen-
tée, tantôt comme universelle, tantôt comme réservée
aux seuls justes. Apoc. Mos., xxvm, 4; xli, 3. en sens
universaliste ; xm, 3, restriction au seul c peuple
saint ». Seuls les justes en ont le privilège, d'après
l'Apocalypse de Baruch, édit. syr., xxi, 23: xlix-li;
xxiii, 5, dont la tendance universaliste est corrigée
par xxx, 1, 2; et peut-être xlii, 7, 8, dans le sens indi-
qué. C'est que la résurrection apparaît liée à la vie
éternelle. Mêmes indications dans les Testaments, Ben-
jamin, x, 8, (cf. Dan., xn, 2): Juda, xxv, 1; Zabulon,
x, 2, 3; Benjamin, x, 6. 7.
2 5 1 !
R É S U R R E ( : T I 0 N . L' É V A N G I L E
1512
Cette double tendance, universalisme, restriction
aux seuls justes, trouve une explication plausible, que
confirme la littérature rabbinique plus récente, dans
l'universalisme de la résurrection en ce qui concerne les
fils d'Israël, tous étant considérés comme appartenant
au peuple saint et juste. Les gentils sont envoyés à la
géhenne, soit pour un temps après lequel ils sont réduits
à néant, soit « pour les générations des générations ».
Cf. Bonsirven, op. cil., p. 479-480 :
Nous discernons dans la littérature rabbinique, écrit Bon-
sirven, une tendance qui ne nous surprendra pas : assurer à
tous les Israélites le bénéfice de la résurrection; tendance
qui se manifeste de plusieurs manières. D'abord par la dis-
cussion sur l'âge que doivent avoir les enfants israélites
pour pouvoir revivre : nous assistons à une surenchère
caractéristique : R. Meïr admet à ressusciter ceux qui
répondent amen à la synagogue (Is., xxvi, 2); R. Siméon
ben Rabbi, ceux qui commencent à parler (Ps., xxn, 31);
les rabbins de Babylone, tous les circoncis (Ps., lxxxviii,
1(>); les rabbins palestiniens et R. Hiia ben Abba, tous les
enfants déjà nés (Ps., xlix, 6); et enfin R. Éléazar, même
les avortons (Is., xlix, 6). Op. cit., p. 480.
Être enseveli en terre d'Israël est un gage de résur-
rection parmi les justes. Les autresterres sont impures;
y être enseveli, c'est mourir deux fois, ce qui prive
de la résurrection. Aussi les Juifs mourant hors de
Palestine y faisaient-ils transporter leurs corps, ou tout
au moins le faisaient-ils ensevelir au bord de la mer,
afin qu'au jour de la résurrection, Dieu creusât des sou-
terrains, par lesquels les corps des justes, inhumés hors
de Palestine, rouleraient comme des outres jusqu'en
Israël, où Dieu leur rendrait leur àme et leur vie. Voir
les textes dans Bonsirven, p. 481. Toutefois la moralité
ne perd pas absolument ses droits ; si la résurrection
est, en principe, le privilège des fils d'Israël, elle est
cependant refusée à certains pécheurs d'Israël. Mais
ces restrictions ne font guère que confirmer le prin-
cipe : tous les Israélites retourneront à la vie.
Il semble bien d'ailleurs que cette résurrection, uni-
verselle pour Israël, ne soit qu'un acte du règne mes-
sianique futur. Elle apparaît bien comme l'acte initial
de ce règne, permettant à tous les Juifs, morts avant
la venue du Messie, de participer aux félicités de la
restauration nationale. Si cette note messianique n'est
explicite que dans quelques apocryphes, notamment
dans lien., li, 1 ; lxi, 5 ; Test. Juda, xxv, 1 ; Zabulon,
x, 2, 3 ; Benjamin, x, 6, 7 ; et s'affirme quelque peu dans
IV Esd., vu, 32, elle est sous-jacente implicitement
dans les autres textes où s'affirme une note universa-
liste. Quoi qu'il en soit, il ne semble pas qu'on puisse
admettre, dans la littérature juive, l'idée d'une double
résurrection, la première introduisant les seuls justes
aux félicités messianiques, la seconde faisant compa-
raître tous les hommes jusqu'au jugement dernier.
Cf. Castelli, // Messia secondo gli ebrei, Florence, 1874,
p. 283; H. Strack et P. Billerbeck, Kommcntar zum
Neuen Testament aus Talmud und Misdrasch, Munich,
1922-1928, t. m, p. 827.
4° Mode de la résurrection. — Pour les Juifs, contem-
porains des premiers chrétiens, les modalités de la
résurrection posaient de multiples problèmes.
Problème de l'auteur. Cet auteur est Dieu, vivifi-
cateur des morts, comme l'appellent les prières les
plus anciennes de la recension palestinienne et de la
recension babylonienne. Semonc esre, 2; cf. Talmud,
Sanh., 113 a. Dieu seul, en clïet, détient la clef des
sépulcres et ne la livre à personne. Id., Ta'anil, 2 a:
Midras Tanhuma, recension éditée par Buber, Wilna,
1913, Wayésé, 10, i, p. 155; Midras sur les psaumes,
ps., lxxviii, 5, édit. de Buber, Wilna, 1891, p. 346;
MidraëRabba,Gen.,73,3, édit. citée, p. 848 : l >eut.,7,6.
A Dieu sont attribuées toutes les actions qui con-
courent à la résurrection : Dieu vivifie, IV Esd., v, 45;
il formera de nouveau, Stjbil., iv, 181 ; il commande,
Bar. (édit. syr), xxi, 23; l; cf. Ps. Sal., m, 16; Tal-
mud, Berakhoth, 00 b; Sanhédrin, 108 a; Pesiqla Rabba-
thi, édit. Friedmann, Vienne, 1880, 3 b; Midras Rabba,
Gen., 26, p. 250. « Je te ressusciterai », dit Dieu dans
l'Apoc. Mos.. xli, 3.
Problème des intermédiaires. Élie a détenu un mo-
ment la clef des sépulcres. Sanh., 113 a; Midras sur les
psaumes, ps., lxxviii, 5. Aussi aura-t-il encore quelque
part dans la îésurrection dernière : Talmud, Sota, ix,
15. Quant au Messie, aucun texte authentique ne lui
accorde d'intervention dans la résurrection des morts.
Les textes suspects sont : MidraS sur Prov., vin, 9
et xix, 21 (édit. Buber, Wilna, 1893), et Pirqè de Rabbi
Éliézer, édit. de Varsovie, 1879, 32.
Problème des modalités. La résurrection se fera, non
en secret, mais ouvertement. MidraS Rabba, sur Eccl.,
vu, 1. Elle se fera au son de la trompette. Id.,
Levit., 24, 4 ; Targum de Jonathan, Ex., xx, 15. Cette
trompette, dont il est question dans Matth., xxiv, 31;
I Cor., xv, 32, 52; I Thess., iv, 16, tient une place
considérable dans la littérature postérieure. Cf. F. We-
ber, Jùdischc Théologie auf Grund des Talmud und ver-
wandler Schrijlen, Leipzig, 1897, 2e édit., p. 369.
Problème de la réunion de l'âme et du corps. D'une
part, les tombeaux et la terre rendront les restes hu-
mains; d'autre part, les réceptacles des âmes restitue-
ront leur dépôt. Doctrine commune tant aux apo-
cryphes qu'aux écrits rabbiniques. H en., li, 1 ; Bar.
(édit. citée), l, 2; xlii, 7; xxx, 2; xxi, 23; IV Esd.,
vu, 32; Test. (Levi), iv, 1 ; Talmud, Sanh., 92 a; Tar-
gums de Jérusalem, i et il, sur Ex., xv, 12; Berakhoth,
15b; Midras Rabba, Eccl., v, 10; Pesiqla Rabbalhi, édit.
cit., 109 b; Midras R., Gen. (édit. cit., 12, 9, p. 109, etc.».
D'autre part, Dieu rend l'âme au corps ou restitue
l'esprit retourné vers lui après la mort. Talmud.
Berakhoth, 60 b; Sanh., 108 a; Pesiq. R., 3 b; Midras
R., Gen., 26, p. 250; cf. 14, 7, p. 131; Sanh., x, 3.
29 bc. Dans ce dernier texte « rendre l'esprit • signifie
produire la résurrection. Nous laissons de côté cer-
taines imaginations bizarres selon lesquelles Dieu res-
susciterait les morts au moyen d'une rosée spéciale ou
en faisant germer l'homme d'un os de la colonne verté-
brale. Voir Bonsirven, p. 484.
Problème des ressemblances du corps ressuscité avec
le corps actuel. — Le pseudo-Baruch professe une res-
semblance complète : « La terre restituera les morts
qu'elle a maintenant reçus pour les garder, ne chan-
geant rien à leur ligure; comme elle les a reçus, elle les
rendra... » Toutefois, après le jugement, « sera changée
la ressemblance de ceux qui ont péché et aussi la
gloire de ceux qui sont justifiés •. Les premiers en pire ;
les second en mieux : « les uns seront changés en la
splendeur des anges, les autres en visions effrayantes
et en formes apparentes. » Bar. (édit. syr), xlix-li, 5.
Doctrine similaire chez les rabbins, avec cependant
des raffinements de subtilités. Les morts ressusciteront
tels qu'ils étaient au moment de leur sépulture, afin
de pouvoir être reconnus; ils ressusciteront avec leurs
vêtements; c'est folie de demander s'ils seront purs ou
si l'on devra se purifier après les avoir touchés. Voir
Midras R., Gen., 95, 1, édit. citée, p. 1185 sq., Talmud,
Semaholh, îx, fin : Sanh., 90 b; Midras R., Eccl., v, 10;
Talmud, Nidda, 70 b. Cf. W. Bâcher, Die Agada der
Tannaiten, i, Strasbourg, 1890, p. 179 sq.
///. LE nouveau testament. — 1° L'enseigne-
ment du Clirist. — 1. Dans les synoptiques. — Les sad-
ducéens niaient la résurrection future des corps; ils
vinrent même trouver Jésus pour lui poser à ce sujet
une question embarrassante : si une femme se marie
successivement à sept frères, de qui sera-t-elle femme
au jour de la résurrection? Matth., xxn, 23-28:
cf. Marc, xn, 18-23; Luc., xx, 27-33. Sur la négation
sadducéenne, voir aussi Act., xxm, 8; Josèphe, De
2513
Il ÉSURRECTION. L'E VA NGILE
2514
bcllo jud., II, vin, 14; Anliq.jud., XVIII, i, 4. D'un mol,
Jésus écarte le côté négatif de la thèse sadducéenne.
A la résurrection, le mariage n'aura plus de raison
d'être : neqae nubent, neque nubentur. Matth., xxn,
30; Marc, xii, 25; Luc, xx, 35. Les ressuscites auront
des corps en quelque sorte spiritualisés, comme les
anges de Dieu. Cet aspect négatif de la question une
fois éliminé, Jésus-Christ passe au côté positif de la
doctrine de la résurrection.
L'objection des sadducéens vient, d'après le Sau-
veur, de ce qu'ils ne comprennent pas la puissance de
Dieu, capable de créer un ordre différent de celui qu'ils
ont sous les yeux, et de ce qu'ils n'ont pas assez péné-
tré les Écritures. Et Jésus d'apporter aux Sadducéens
un argument tiré de l'Exode; «à l'endroit du buisson»,
spécifient Marc et Luc. Pourquoi ce choix d'un livre du
Pentateuque, alors que tant d'autres passages de
l'Ancien Testament auraient pu fournir des arguments
plus directs? Plusieurs Pères, y compris Origène, l'au-
teur des Philosophumena, saint Jérôme, ont affirmé que
les sadducéens n'admettaient pas d'autres livres
sacrés. Cette opinion est vraisemblablement trop abso-
lue, mais il est probable cependant que les sadducéens
n'admettaient comme strictement canonique que le
Pentateuque. Cf. Schùrer, Geschichle des jiïdischen
Volkes, t. ii, 4e édit., p. 481. Jésus argumente donc du
livre de l'Exode, « livre de Moïse » par excellence, et
oppose aux sadducéens cette vérité fondamentale :
« Le Dieu d'Abraham, d'Isaac, de Jacob, qui s'est
révélé à Moïse près du buisson ardent, n'est pas le Dieu
de morts, mais de vivants. »
Dans l'Exode, quand Dieu se révèle à Moïse comme le
Dieu des patriarches, le sens est qu'il est ce même Dieu qu'ils
ont adoré durant leur vie, sans aucune allusion à leur état
présent. Mais Jésus suppose, ainsi que tous ceux qui rece-
vaient l'Écriture comme inspirée, qu'elle contient, en plus
du sens littéral historique, un sens plus profond. Ce sens a
été très bien reconnu par Loisy : « Quel que soit le sens réel
du passage de l'Exode auquel se rattache le raisonnement,
on peut dire en parlant de la croyance à un Dieu personnel,
que ce Dieu ne peut pas avoir cessé d'être le Dieu de ceux
qui l'ont servi, qui l'ont aimé, de ceux qu'il a lui-même hono-
rés de sa faveur. Ceux qui ont vécu pour Dieu ne peuvent
jamais être morts pour lui. » (Évangiles synoptiques, t. Il,
p. 342). C'est sur cette union à Dieu que le psalmiste ap-
puyait son espérance d'immortalité. Ps., xvi, 8 sq.; xlix,
15 sq.; lxxiii, 23 sq.; cf. Revue biblique, 1905, p. 188 sq.
Dieu n'abandonne pas les siens à la mort; Abraham, Isaac
et Jacob étaient donc encore vivants. Or, les Hébreux n'ima-
ginaient pas la mort comme une délivrance de l'âme qui
lui permettrait de remonter vers les idées à la façon plato-
nicienne. Les morts étaient dans le Seol où ils vivaient d'une
vie imparfaite; si vraiment Dieu est le Dieu des vivants, il
fera sortir un jour d'entre les morts ceux qui avaient été et
qui demeuraient ses amis pour reprendre avec eux une
société plus intime.
L'argument conclut donc, à la condition de faire état des
données de la foi juive. Dans le sens rationnel, on le déve-
lopperait en disant par exemple avec Victor : n -;ap ti to
(rwaiiçÔTspov £<7tcv èv avijpaiTToi;, /.ai rj Çwf) xotvrj, xaî
£v.aT£pa>v ôît Ttpo; tô tï)V éx Bavàrou Ç»Y|V JtâXtv cWTijvat.
L'union substantielle de l'âme et du corps exige, si l'homme
doit vraiment vivre pleinement de Dieu, que le corps soit
associé à cette vie. Mais Jésus ne raisonnait pas en philo-
sophe, ni avec des gentils; après avoir affirmé que Dieu peut
donner aux siens une vie plus parfaite et divine, il montrait
comment le Pentateuque lui-même insinuait (Luc, È(irj-
rvae <) qu'elle serait un jour leur partage. L'erreur des sad-
ducéens était grande, Jésus le leur dit sévèrement : que de-
vient la religion si elle est réduite au culte de Dieu, pendant
une existence terminée absolument par la mort? » J.-M. La-
grange, Évangile selon saint Marc, Paris, 1920, p. 298-299.
Sans parler explicitement de la résurrection des
corps, la scène du jugement dernier, évoquée par le
Christ, suppose que tous les hommes seront présents à
ce jugement, en corps et en âme. Les élus, en effet,
seront rassemblés des quatre vents, des hauteurs des
cieux à leurs extrêmes limites. Matth., xxv, 31 ; Marc,
xm, 27. Mais ce ne sera pas le fait des seuls élus, puis-
que, au jugement même, les bons seront placés à la
droite du juge, les méchants à sa gauche et que sur ces
derniers tombera la sentence de réprobation. Ce sont
« toutes les nations » qui seront réunies. Matth., xxv,
32, 33, 41. Toutefois, en raison de la béatitude qui sui-
vra, la « résurrection des justes » est proposée par le
Christ comme le plan premier sur lequel doit se dérou-
ler leur glorification.
2. Devis saint Jean. -- Mais c'est dans saint Jean que
l'enseignement du Christ sur la résurrection apparaît
le plus complet et le plus net. Le Sauveur déclare que
son Père lui a donné, comme Fils de l'homme, le pou-
voir de juger tous les hommes. Joa., v, 2<S. S adressant
aux Juifs, il ajoute : « Ne vous étonnez pas de ceci, car
l'heure vient où tous ceux qui sont dans les tombeaux
entendront sa voix, et ils sortiront : ceux qui auront fait
le bien pour une résurrection de vie, ceux qui auront
pratique le mal pour une résurrection de jugement. »
Joa., v, 28-29. Il n'y a ici aucune antinomie entre deux
résurrections, l'une purement spirituelle, celle des jus-
tes, l'autre physique, celle qui correspond à noire
concept de la résurrection des corps. En fait, la résur-
rection de vie suppose et complète la résurrection phy-
sique, celle qui fait sortir des tombeaux tous lès
hommes entendant la VOIX du juge. La vie spirituelle
du croyant est déjà sans doute le commencement de la
vie éternelle, mais elle n'empêche pas la mort du corps ;
et donc il est nécessaire qu'à la fin des temps le corps
ressuscite pour être associé à cette vie. Tous ressusci-
teront . justes et pécheurs, mais les justes ne sont pas, a
proprement parler, soumis au jugement : ils sont des-
tinés et vont à la vie. Seuls, les pécheurs ressuscitent
pour être ju^és.
Gel te résurrection au dernier jour, Jésus la promet à
quiconque croit en lui, car cette foi fait déjà possé-
der la vie éternelle. Joa., vi, 39, 40. Continuant son
enseignement, malgré les murmures des Juifs, Jésus
assure qu'il ressuscitera au dernier jour celui qui vieni
à lui, attiré par le Père. Joa., vi, 44. Et, précisant sa
pensée, en même temps qu'il révèle l'eucharistie
future, le Sauveur affirme (pie quiconque mange 'de
ce pain, vivra à jamais... ; celui qui mange ma chair et
boit mon sang possède la vie éternelle, et je le ressusci-
terai au dernier jour. » Joa., vi, 53-54.
Ce fait de la résurrection, en même temps (pie ce
pouvoir du Chiist sur la résurrection des hommes, est
affirmé en traits saisissants dans l'histoire de la résur-
rection de Lazare. Lazare était mort, et Jésus, se pré-
sentant à Marthe, en reçoit cet affectueux reproche :
« Si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort; main-
tenant encore je sais que tout ce (pie tu demanderas a
Dieu, Dieu te l'accordera. » Jésus lui dit : « Ton frère
ressuscitera. » Joa., xi, 20-23. Cette réponse, encore
vague, du Maître, pouvait être entendue de la résur-
rection générale, dogme reconnu des Juifs orthodoxes
et auquel Marthe montre immédiatement (f . 24) qu'elle
n'est pas étrangère : « Je sais, dit-elle, qu'il ressuscitera
lors de la résurrection, au dernier jour. » Mais Jésus
insiste sur un point que les Juifs ignoraient, la part
prise par le Messie à la résurrection, voir ci-dessus,
col. 25 12. Jésus demande à Marthe de croire, non seule-
ment qu'il est le .Messie, mais qu'il est « la résurrection
et la vie ». « Celui qui croit en moi, ajoute-t-il, fùt-il
mort, vivra et quiconque vil et ci oit en moi ne mourra
pas pour toujours. Le crois-tu? » L'acte de foi de
Marthe reçoit sa récompense dans fa résurrection
immédiate de son frère.
2° L'enseignement de saint Paul. — 1 . Le fait de lu
résurrection. — Saint Paul fait de la résurrection d'entre
les morts un dogme fondamental pour les chrétiens. Et
il en rattache intimement la vérité à la vérité de la
2515
RESURRECTION. SAINT PAUL
2516
résurrection même du Christ. C'est dans I Cor., xv, que
l'apôtre développe surtout son enseignement.
Ou a vu que les négateurs de la résurrection étaient
nombreux chez les Juifs eux-mêmes. Paul s'élève contre
ceux des Corinthiens qui « disent qu'il n'y a pas de
résurrection des morts ». I Cor., xv, 12. Cette négation
provenait sans doute d'une source juive sadducéenne
parmi les chrétiens d'origine juive. .Mais les chrétiens
d'origine païenne pouvaient aussi avoir des représen-
tants parmi les négateurs, car nous savons comment
les Athéniens païens accueillirent Paul leur parlant de
la résurrection, Act., xvn, 32, et comment, Paul expo-
sant la même vérité devant Fcstus, le procurateur lui
dit brutalement : « Paul, tu radotes; trop de science te
trouble l'esprit. » Act., xxvi, 24. Or, aux yeux de Paul,
nier la résurrection des corps, c'est nier la résurrection
du Christ : pour être logique, il faut ou les accepter ou
les nier toutes deux. Si le Christ n'est pas ressuscité, le
christianisme est mensonge et imposture :
(13) S'il n'y a point de résurrection des morts, le Christ
n'est pas ressuscité. (14) Et si le Christ n'est pas ressuscité,
notre prédication est vaine, et vaine aussi votre foi ;
(15) nous nous trouvonsmèmeètredc faux témoins à l'égard
de Dieu, puisque nous rendons ce témoignage contre Dieu,
qu'il a ressuscité le Christ, qu'il n'a pourtant pas ressuscité,
si les morts ne ressuscitent point. (16) Car, si les morts
ne ressuscitent point, le Christ non plus n'est pas ressuscité.
(17) Que si le Christ n'est pas ressuscité, votre foi est
vaine; vous êtes encore dans vos péchés. (18) Donc ceux
aussi qui se sont endormis dans le Christ ont péri. (19) Si
c'est pour cette vie seulement que nous espérons dans le
Christ, nous sommes les plus malheureux de tous les
hommes.
(20) Mais très certainement le Christ est ressuscité d'entre
les morts, comme prémices de ceux qui dorment; (21) car
par un homme est venue la mort, et par un homme la résur-
rection des morts. (22) Et comme tous meurent en Adam,
tous revivront aussi dans le Christ, (23) mais chacun en son
rang; le Christ comme prémices, puis ceux qui sont au
Christ, qui ont cru en son avènement.
(24) La fin suivra, lorsqu'il aura remis le royaume à Dieu
et au Père; qu'il aura anéanti toute principauté, toute domi-
nation et toute puissance. (25) Car il faut qu'il règne jusqu'à
ce que le Père ait mis tous ses ennemis sous ses pieds. (26) Or
le dernier ennemi détruit sera la mort. (28) Et lorsque tout
lui aura été soumis, alors le Fils lui-même sera soumis à celui
qui lui a soumis toutes choses, afin que Dieu soit tout en
tous.
(29) Autrement, que feront ceux qui sont baptisés pour
les morts, si réellement les morts ne ressuscitent point?
Pourquoi sont-ils baptisés pour les morts?
(30) Et pourquoi, nous, a toute heure, nous exposons-
nous au danger? (31) Chaque jour, mes frères, je meurs, je
le jure, par la gloire que je reçois de vous en Jésus-Christ
Notre-Seigneur. (32) Que me sert (humainement parlant)
d'avoir combattu contre les bêtes à Éphèse, si les morts ne
ressuscitent point? Mangeons et buvons, car nous mourrons
demain (Trad. Glaire).
11 n'est ici question sans doute que de la résurrection
des justes, non que Paul n'enseigne pas la résurrection
de tous, même des pécheurs — ne déclare-t-il pas à Fes-
tus qu'il attend la résurrection future des justes et des
pécheurs, Act., xxiv, 15? — mais parce que la résur-
rection des justes seule intéressait les chrétiens de
Corinthe. Aussi n'emploie-t-il, à prouver la résurrec-
tion, que des arguments valables pour la résurrection
des justes. Nous trouvons dans le passage cité un argu-
ment principal, tiré du rôle joué par la résurrection du
Christ, cause exemplaire et cause méritoire de notre
gloire future, et deux arguments accessoires, tirés, l'un
de la conviction intime des fidèles, l'autre, de la con-
duite des apôtres.
L'argument principal considère dans la résurrection
du Christ la cause exemplaire de noire résurrection :
Si 1rs justes ne ressuscitent pas, le Christ n'est pas ressus-
teité; si le Christ est ressuscité, les justes, eux aussi, ressus-
citeront. ■ I Cor., xv, 16. Cf. 1 1 Cor., IV, 14; I Cor., VI, 14;
Rom., vi, 4-6, VIII, 11; I Thess., iv, 14. Un lien de dépen-
dance unit les deux membres de ces propositions condi-
tionnelles qu'il faut ou nier ou affirmer ensemble. Or 11 est
constant que le Christ est ressuscité, les sceptiques de
Corinthe n'en doutent pas et, au besoin, les témoignages
accumulés par saint Paul leur fermeraient la bouche. La
conséquence inéluctable est que les justes ressusciteront
eux aussi. Pourquoi cela? Parce que Jésus-Christ « est res-
suscite des morts comme prémices des dormants ». I Cor..
x\, 20, 23; cf. Col., I, 18... Ainsi le Christ n'aurait pas droit
aux titres qui lui appartiennent ; il ne serait pas « le premier-
né d'entre les morts, les prémices des dormants », si seul,
à l'exclusion de ses frères, il était ressuscité. On voit aisé-
ment que la raison dernière de tout cela réside dans la soli-
darité des élus avec leur rédempteur. « Comme tous les
« hommes meurent en Adam, de même aussi tous seront
i vivifiés dans le Christ. » I Cor., xv, 22. Pour contracter la
dette de mort, dans le corps et dans l'âme, il suffit d'appar-
tenir â la lignée d'Adam et d'être un avec lui par le fait de
la génération naturelle; pour recevoir la créance de vie,
dans l'âme et dans le corps, il suffit d'être incorporé au
second Adam et de ne faire qu'un avec lui par le fait de la
génération surnaturelle. Tous ceux qui sont morts en Adam
par suite de la commune nature reçue de lui, seront vivifiés
dans le Christ, à condition de communier à sa grâce.
F. Prat, La théologie de saint Paul, Ve part., 17e édit.,p. 160.
De toute évidence, cette argumentation, fondée tout
entière sur la doctrine du corps mystique, chère à saint
Paul, n'est concluante que si elle est restreinte aux
justes. C'est dès l'instant où, parle baptême, nous com-
mençons à vivre de la vie du Christ, à participer à ses
privilèges et à sa destinée, que nous acquérons, comme
membres, comme partie intégrante du Christ, un droit
véritable à la résurrection. Dans le plan actuel de la
Providence, c'est une sorte de nécessité.
A cet. argument tiré de la cause exemplaire se joint
un argument partant de la notion de cause méritoire.
Jésus-Christ est le nouvel Adam qui, par ses mérites,
doit relever les ruines causées par le premier Adam. Or,
parmi les ruines causées par Adam, la perte de l'im-
mortalité tient une place insigne. Si le Christ n'était
pas vainqueur de la mort, comme il l'est du péché, le
Christ n'aurait pas accompli complètement son œuvre.
« Par un homme est venue la mort ; par un homme vient
la résurrection. » Au nombre des ennemis à détruire, la
mort vient en dernier lieu; mais il faudra qu'elle soit
enfin vaincue. Elle ne le serait point si le Christ, après
avoir mérité sa résurrection glorieuse, ne méritait
point la nôtre.
Ces deux arguments appartiennent à l'essence même
du mystère de la rédemption. Voici maintenant deux
raisons accessoires et secondaires, mises en avant par
saint Paul.
Raison tirée de la conviction intime des fidèles, tout
d'abord. Un curieux usage existait à Corinthe : le bap-
tême pour les morts. Voir ici t. il, col. 360. Saint Paul
ne l'approuve ni ne le blâme; il y voit seulement un
argument en faveur de la résurrection. Le baptême,
symbolisé par l'arbre de vie, dépose dans le corps un
germe d'immortalité. Il imprime au chrétien un sceau
indélébile qui le fera reconnaître au dernier jour comme
un membre du Christ.
Raison tirée de la conduite des apôtres, ensuite. Par
leurs renoncements volontaires, les apôtres meurent
chaque jour; leur vie n'est qu'une immolation lente et
continue. Mais si le corps n'a pas de part à la récom-
pense future, pourquoi le traiter ainsi? Ne vaudrait-il
pas mieux adopter la maxime des épicuriens?
2. Le mode de la résurrection. — Le mode de la résur-
rection est une difficulté que l'esprit humain se pose
naturellement. Si les éléments dont sont composés les
corps sont dispersés aux quatre vents du ciel, comment
pourront-ils se réunir pour reconstituer les corps au
moment de la résurrection :
(35) Mais, dira quelqu'un : « Comment les morts ressus-
citeront-ils? ou avec quels corps reviendront-ils? • (36) In-
2517
RESURRECTION. L' APOCALYPSE
2518
sensé, ce que tu sèmes n'est point vivifié, si auparavant il ne
meurt. (37) Et ce que tu sèmes n'est pas le corps même qui
doit venir, mais une simple graine, comme de blé ou de
quelque autre chose. (38) Mais Dieu lui donne un corps,
comme il veut, de même qu'il donne a chaque semence son
corps propre. (39) Toute chair n'est pas la même chair;
mais autre est celle des hommes, autre celle des bestiaux,
autre celle des oiseaux, autre celle des poissons. (40) 11 y a
des corps célestes et des corps terrestres; mais autre est la
gloire des célestes, autre celle des terrestres. (41) Autre est
l'éclat du soleil, autre l'éclat de la lune, autre l'éclat des
étoiles. L'ne étoile même diffère d'une autre étoile en éclat.
(42) Ainsi est la résurrection des morts. (Le corps) est
semé dans la corruption, il ressuscitera dans l'incorruptibi-
lité. (43) Il est semé dans l'abjection, il ressuscitera dans la
gloire; il est semé dans la faiblesse, il ressuscitera dans la
force. (J4) Il est semé corps animal, il ressuscitera corps spi-
rituel. S'il est eorpsanimal. il est aussicorps spirituel, comme
il est écrit : (45) > Le premier homme, Adam, a été fait
âme vivante, le dernier Adam, espiit vivifiant... » (47) Le
premier homme, tiré de la terre, est terrestre; le second,
venu du ciel, est céleste. (48) Tel qu'est le terrestre, tels sont
les terrestres; tel qu'est le céleste, tels sont les célestes.
(49) Comme donc nous avons porté l'image du terrestre,
portons aussi l'image du céleste.
(51) Voici que je vais vous dire un mystère. Nous ne nous
endormi' ons pas tous, mais nous serons tous changés.
(52) lin un moment, en un clin d'oeil, au son de la dernière
trompette : car la trompette sonnera et les morts ressusci-
teront incorruptibles et nous, nous serons changés, (53)
puisqu'il faut que ce corps corruptible revête l'incorrupti-
bilité et que ce corps mortel revête l'immortalité. (54) Et
quand ce corps mortel aura revêtu l'immortalité, alors sera
accomplie cette parole qui est écrite : « La mort a été
absorbée dans sa victoire » (Is.. xxv, 8 : a été absorbée pour
toujours). (Trad. Glaire, modifiée au f. 51, pour suivre le
texte grec.)
Pour saint Paul, dans la résurrection, notre corps
doit subir une transformation profonde. Cette trans-
formation, nous l'at tendons de « Notre-Seigneur Jésus-
Christ, qui reformera le corps de notre humilité on le
conformant à son corps glorieux, par cette vertu effi-
cace par laquelle il peut s'assujettir toutes choses ».
Phil., m, 20-21. L'Apôtre explique cette transforma-
tion par l'exemple du germe, lequel, doué d'une vie
latente qui ne se manifeste que par la mort, se trans-
forme en périssant, pour acquérir une vie supérieure,
suivant une loi de proportion établie par Dieu. Saint
Paul donne divers exemples de cette loi de proportion,
faisant ressortir la diversité des transformations. Et il
conclut : ainsi en est-il du corps ressuscité. Le corps des
justes contient un germe de vie surnaturelle: la trans-
formation commune à tous les justes n'exclura nulle-
ment lus dilîérences de gloire, proportionnée aux mé-
rites de chacun.
Notie corps, en ressuscitant, restera identique à lui-
même : c'est le même corps, semé dans la corruption,
qui doit ressusciter dans l'incorruptibilité : « 11 faut
que ce corps corruptible revête l'incorruptibilité, que
ce corps mortel revête 1 immortalité », f. 53. Toutes les
transformations propres aux corps glorieux, voir t. ni,
col. 1884 sq., laissent cependant le corps avec la même
personnalité : spiritualisé, c'est-à-dire dominé par l'Es-
prit de Dieu, qui l'a transformé, le corps ressuscité
devient un corps semblable au corps glorifié de Jésus.
La génération naturelle nous fait tenir du premier
Adam un corps terrestre (yoïxôv), psychique (s^j/ikov),
qui appesantit l'âme et l'entrave dans ses opérations;
la régénération spirituelle nous fait tenir du second
Adam un corps céleste (£Tcoupâvt.ov), spirituel (rcv£U|i.a-
Ttxôv), pareil au sien. Les propriétés glorieuses de ce
corps deviendront les nôtres.
Se reportant à la fin des temps, saint Paul expose
aux Corinthiens le vrai mystère de la résurrection. Ce
mystère consiste moins dans la réassomption du corps
par l'âme que dans la transformation complète de ce
corps. Un dernier trait le montre bien : saint Paul in-
DICT. DE THÉOLOGIE.
siste sur le fait que « la chair et le sang ne sauraient
hériter du royaume de Dieu », I Cor., xv, 50, et que la
transformation de ceux qui, au dernier jour, seront
encore vivants équivaudra, elle aussi, à la transforma-
tion des morts dans la résurrection. C'est là, en effet,
le « mystère » qu'il révèle aux f. 51-53, reprenant une
vérité déjà annoncée, 1 Thess., iv, 13-16. Cf. F. Prat,
op. cit., p. 157-167; B. Allô, Saint-Paul et la « double
résurrection » corporelle dans Revue biblique, 1932,
p. 190-207; Première épîlre aux Corinthiens, Paris,
1935, p. 419 sq.
Cet enseignement général de saint Paul éclaire les
autres textes dans lesquels l'Apôtre enseigne le dogme
de la résurrection, et qu'il suffit d'indiquer : Act.,
xvn, 18, 31-32; xxm, 6 sq.: xxtv, 15, 21 sq.; Rom.,
vi, 5: vin, 11 : II Cor., iv, 14; I Thess. ,iv, 15-17; IlTim.,
il, 18. Nous avons vu que, si Paul parle surtout de la
résurrection des justes, non seulement il n'exclut pas,
mais il suppose expressément aussi la résurrection des
pécheurs. 11 semble bien que ce soit la le résumé de son
enseignement. Heb., vi, 2. où le dogme de la résurrec-
tion est complété par celui du jugement éternel, c'est-à-
dire de la condamnation des réprouvés. Voir une ex-
pression analogue, Joa., v, 29.
3° La doctrine de l'Apocalypse. — 1. Une double
résurrection corporelle? — L'Apocalypse mérite une
mention à part, en raison de la double résurrection
qu'elle semble enseigner, xx, 4 sq. :
(4) Et je vis... les âmes de ceux qui avaient été frappés de
la hache a cause du témoignas; 3 de Jésus... et ils vécurent, et
régnèrent avec le Christ, mille ans. (5) Le reste des morts ne
vécut pas jusqu'il ce que fussent achevés les mille ans. C'est
la la RÉSURRECTION première. (0) Heureux et saint qui a
part a la résurrection première! Sur ceux-là la seconde mort
n'a pas de pouvoir, mais ils seront prêtres de Dieu et du
Christ, et ils régneront avec lui les mille ans. (7) ICI une fois
que seront achevés les mille ans, le Satan sera délié de sa
prison, f,8) et il sortira (pourï égarer les nations qui sont aux
quatre angles de la terre, Goi; et Magog, les rassembler
pour la guerre (eux) dont le nombre est comme le sable de
la mer. (9) Et Ils montèrent sur l'étendue de la terre, et ils
investirent le camp des saints et la ville bienaiméc. Et il
descendit un feu du ciel et il les dévora...
(121 Et je vis les morts, les grands et les petits, se tenant
debout en face du trône; et des livres furent ouverts...; et
les morts fuient jugés sur les (choses) écrites dans les livres,
d'après leurs œuvres. (13) Et ta mer donna les morts qui
étaient en elle, et la Mort et l'iladès donnèrent les morts qui
étaient en eux, et ils furenl jugés chacun d'après leurs
ceux res. (14) Et la Mort et l'iladès fuient jetés dans l'étang
du feu ; cet le (mort) est la deuxième mort et l'étang de feu.
(lu) Et si quelqu'un ne se trouva pas inscrit dans le livre
de la vie, il Tut jeté dans l'étang de feu (trad. B. Allô, L'Apo-
calypse, Pails, 1921, p. 287, 289, 305).
La doctrine du millénarisme, qui prétend accaparer
ce texte en sa faveur, a été examinée ailleurs, et, nous
n'avons pas à y revenir. Voir Millénarisme, t. x,
col. 1760. Voir aussi B. Allô, L'Apocalypse, p. 292-302;
Billot, De novissimis, Rome, 1903, th. xi. Il suffit ici
d'en examiner le sens quant au fait de l'unique lésur-
rection générale à la fin du morde. Si les anciens chi-
liastes et la plupart des critiques indépendants ont cru
qu'ici Jean enseignait une double résurrection corpo-
relle, l'une des martyrs et des saints, au début du Mille-
nium, l'autre générale, à la fin du monde, c'est faute
d'avoir compris le caractère spirituel de la prophétie
du Millenium. Cette prophétie, dit le P. Allô, fait parfai-
tement corps avec les autres prophéties du livre; elle
<■ est simplement la figure de la domination spirituelle
de l'Église militante, unie à l'Église triomphante, de-
puis la glorification de Jésus jusqu'à la fin du monde. •
Op. cit., p. 301. Donc résurrection purement spirituelle
que cette première résurrection, et que Jean indique
déjà d'un mot dans l'évangile, v, 24-25; cf. S. Paul,
Eph., v, 14. Dans la pensée de saint Jean, il y a
T. — XIII. — 80.
2519
RÉSURRECTION. LES PÈRES APOSTOLIQUES
2520
donc opposition seulement entre la résurrection spi-
rituelle et la corporelle, qui aura lieu, pour tous ensem-
ble, seulement à la fin des mille ans, c'est-à-dire à la fin
du monde. Les versets 12-15 montrent bien qu'on ne
saurait interpréter différemment le texte de l'Apoca-
lypse. Le « reste des morts », f. 5, qu'on retrouve au
v. 12, et qui sont mis en contraste avec les martyrs ou
les confesseurs sortis de ce monde, ce sont tous ceux
qui ont quitté la vie sans être régénérés. Pendant le
Millenium, ils ne vivront ni spirituellement, ni corporel-
lement. Comme morts spirituels on peut vraisembla-
blement leur associer les impies même vivants qui
rejettent la conversion. Cette classe d'hommes pé-
cheurs impénitents ne peut prétendre à la résurrection
spirituelle, mais simplement à la résurrection corporelle
de la fin du monde, laquelle n'aura lieu qu'après le
Millenium accompli. C'est là l'interprétation, non seu-
lement du P. Allô, loc. cil., mais de la plupart des
catholiques, suivant en cela saint Augustin, De civi-
tate Dei, 1. XX, c. vu, n. 1. P. L., t. xli, col. 666;
cf. Serm., cclix, n. 2, P. L., t. xxxvm, col. 1197; et,
parmi les modernes, Bossuet, Préface sur /' Apocalypse,
c. xxviu et explication du c. xx, n. 2 sq., Œuvres,
édit. Outhenin-Chalandre, Besançon, 1836, t. vi,
p. 499, 593 sq. Plus récemment, voir Billot, op. cil.,
et La parousie, Paris, 1920, p. 315-326. [Il faut recon-
naître, d'ailleurs, que cette explication est fonction
d'une exégèse générale de l'Apocalypse qui est loin de
s'imposer. Le dernier mot ne nous paraît pas dit sur
cette question générale et sur l'application qui est
faite ici de la théorie.]
2. La « double résurrection corporelle » et saint Paul. —
S'il n'est pas question d'une double résurrection cor-
porelle dans l'Apocalypse, à plus forte raison doit-on
la rejeter de l'eschatologie de saint Paul. Il est néces-
saire cependant de signaler ici l'insistance de quelques
critiques indépendants qui veulent à tout prix retrou-
ver en saint Paul, I Cor., xv, 22-26, la tendance chi-
liastede l'Apocalypse. Voirie texte-ci dessus, col. 2514.
Entre les versets 23 et 24 on introduit la notion du
règne intermédiaire, comme dans l'Apocalypse. « La
résurrection se fait en trois temps : d'abord celle du
Christ, prémices, qui a eu lieu déjà; ensuite celle des
fidèles du Christ, à l'heure de la parousie; et puis, celle
du reste des hommes qui n'ont pas eu part à la pre-
mière. Donc, deux résurrections corporelles. La
deuxième est séparée par un intervalle de la première,
comme celle-ci l'a été de la résurrection de Jésus. Trois
za.yy.oi.zoi. : le Christ, les fidèles, « les autres ». Le premier
intervalle a été rempli par la vie militante de l'Église
jusqu'au retour de son Chef, à la parousie; par quoi le
sera le deuxième? Par le « règne » du Christ redescendu
parmi les siens ressuscites; il prendra vigoureusement
en mains le pouvoir royal pour réduire toutes les puis-
sances qui ne lui sont pas encore soumises (cf. Apoc.
xx, 8. Gog et Magog) et détruira tout l'empire de la
Mort (qu'il jettera dans l'étang de feu, Apoc, xx, 15),
en ressuscitant les derniers morts, auxquels le juge-
ment général assignera leur sort éternel ». B. Allô,
Saint-Paul et la • double résurrection » corporelle, p. 191.
Le P. Allô, réfutant ce parallélisme (lequel, s'il était
exact, n'aboutirait pas encore à l'erreur millénariste),
montre qu'il faut écarter de l'eschatologie de Paul
toute idée de « règne intermédiaire • après la parousie.
Il note simplement que Paul, dans le passage incriminé,
ne dit rien concernant les hommes que le dernier avè-
nement trouvera encore sur la terre. Mais cette omis-
sion n'existe pas, en réalité, puisque la question a été
abordée dans I Thess., iv, 13-18. Mais, si l'on com-
pare I Cor., xv, 22-26, avec la suite de la doctrine escha-
tologiquc exprimée aux f. 50 sq., tout doute doit alors
s'efîaccr : dans les perspectives encourageantes que
Paul ouvre aux Corinthiens, il n'y a pas la moindre
mention d'un Millenium de bonheur qui dût commen-
cer durant leur vie ou plus tard. L'épître aux Thessa-
loniciens, à laquelle on vient de faire allusion, détruit
par ailleurs toute velléité de millénarisme chez saint
Paul.
«L'attitude de Paul à l'égard de la «double résurrection
« corporelle • et du millénarisme s'y révèle manifestement
négative. Tout, en effet, y est présenté comme se passant
presque in instanti, et ici personne ne pourra douter qu'il
s'agisse de la parousie. En mèms temps que le Sauveur, Dieu
fait paraître les morts élus (évidemment ressuscites) aux
yeux des vivants. Et, avant même que le Christ ait touché
terre, tous les sauvés, morts et vivants, se sont élancés d sa
rencontre, ravis dans les nuées. Leur ravissement dans les
nuées n'a été que l'élan de leur ascension continue vers le
ciel, où ils se reposeront éternellement avec le Christ. Il
n'est pas dit que les vivants ont eu d'abord à être « trans-
« formés », mais cela va de soi, puisqu'ils se trouvent d'une
condition égale à celle des ressuscites, agiles comme eux,
s'envolant du même vol.» Art. cit., p. 206; l'article est repris
à peu près textuellement dans Première éptlre aux Corin-
thiens, p. 438-453.
Conclusion. — ■ L'enseignement de l'Écriture, spé-
cialement dans le Nouveau Testament, met en relief,
comme appartenant aux fondements mêmes de la reli-
gion chrétienne, le dogme de la résurrection générale
à la fin du monde. Si Paul insiste spécialement, en rai-
son du thème qu'il développe, sur la résurrection des
justes, il n'en est pas moins vrai que lui-même et les
évangélistes enseignent clairement la résurrection des
justes et celle des pécheurs, les justes devant recevoir,
même dans leurs corps, la récompense due à leurs
bonnes actions; les méchants devant, âmes et corps,
recevoir leur châtiment. Saint Paul toutefois met en
relief les transformations que devront subir les corps
glorifiés, tandis qu'il est muet sur les conditions des
corps des damnés. Enfin, l'interprétation spirituelle de
la première des « deux résurrections » de l'Apocalypse,
la comparaison de l'eschatologie de l'Apocalypse avec
celle de saint Paul, soit dans I Cor., soit dans I Thess.,
montre que, s'il n'y a qu'une résurrection, cette résur-
rection est faite pour tous les hommes simultanément,
in instanti, et que cependant, dans un sens spirituel, on
peut parler de la résurrection des vivants et des morts,
tout comme de leur jugement.
La résurrection des corps enseignée par l'Écriture
n'aurait aucun sens intelligible, s'il ne s'agissait préci-
sément des corps mêmes que les hommes auront eus en
cette vie. Les conditions de l'identité ne sont en aucune
manière abordées par l'Écriture, et, en ce qui concerne
les élus, saint Paul dit clairement que cette identité est
compatible avec les transformations nécessaires à
l'état de gloire.
II. L'enseignbment de la tradition. — /. LES
pères. — 1° Les Pères apostoliques. — 1. Affirmations
générales. — La Didachè indique clairement la résur-
rection des morts comme devant se produire à la lin
du monde, xvi, 6. Cf. Ia démentis, xxiv, 2 ; II* dé-
mentis, ix, 1 ; xix, 3 ; Epist. Barnabas, v, 7 ; xxi, 1 ; et,
dans les épîtres d'Ignace, Trall., ix, 2; Polyc, vu, 1
(dans les autres textes où il est question de résurrec-
tion, il s'agit ou de la résurrection du Christ ou de
notre résurrection spirituelle dans le Christ); Polyc.
Epist., vu, 1; Martyr., xiv, 2. Si le Pasteur d Hermas,
ne parle pas directement de résurrection, du moins la
description qu'il fait de la récompense des bons dans
l'autre vie, Vis., II, m, 2, 3; IV, m, 5, et des châti-
ments qui y attendent les impies, Vis., III, vu, 2;
S('m.,IV, 4; IX, xvm, 2, ne se comprend guère sans la
résurrection. La mort éternelle qui attend les impies
n'est autre que la souffrance éternelle qui les torture
loin de la vie éternelle. Cf. Mand., XII, il, 3.
2. Considérations particulières. — a) L'épître de
Barnabe reprend l'argumentation de Paul : le Christ
2521
RÉSURRECTION. LES APOLOGISTES
252 2
est ressuscité pour détruire la mort et manifester notre
propre résurrection, v, 6. — b) La II* démentis et la
même épître du pseudo-Barnabe insistent sur la néces-
sité de ressusciter en cette même chair que nous pos-
sédons pour recevoir la récompense due à nos œuvres.
Barn., xxi, 1 ; II* Clem., ix, 1. — c) Enfin la 7a dé-
mentis esquisse une explication :
Considérons, mes bien-aimés, comment le Seigneur nous
manifeste continuellement la résurrection future, dont il a
institué les prémices, Jésus-Christ, Notre-Seigneur, en le
ressuscitant d'entre les morts. Regardons, mes bien-aimés,
la résurrection qui se fait en son temps. Le jour et la nuit
nous montrent une résurrection : la nuit cesse (mot à mot :
se couche), le jour se lève. Le jour disparaît, la nuit vient et
suit. Prenons les fruits. Comment, de quelle façon s'en fait
la semence? Le semeur sort et jette en terre les différentes
semences; tombées sèches et nues dans la terre, elles se dis-
solvent ensuite; de leur dissolution la grande puissance de
la divine providence les ressuscite et d'une unique graine en
fait sortir plusieurs et produire le fruit, xxiv, 1-5.
L'idée de « germe » ou semence est certainement
empruntée à I Cor., xv, 38, 42-43. Clément la complète
en prenant, au c. xxv, la légende classique du phénix
renaissant de ses cendres, et en faisant appel, au
c. xxvi, à la puissance divine pour réaliser ses pro-
messes. Il invoque alors ps., xxvn, 7 (?) ; ni, 6 ; xxn, 4,
et Job, xix, 26.
2° Pères apologistes. — 1. Aristide, d'un simple mot
de son Apologie, n. 15, rappelle que les chrétiens « ont
les préceptes du Seigneur Jésus-Christ empreints dans
leurs cœurs et qu'ils les gardent, attendant la résurrec-
tion des morts et la vie du siècle à venir». P. G., t. xcvi,
col. 1121;
2. Saint Justin est plus prolixe et justifie la résur-
rection par l'exemple du germe.
... Nous aussi, autant et plus que ces (auteurs, Pythagore,
Platon, etc.), nous croyons en Dieu; et nous espérons même
que nos corps, morts et confiés à la terre, seront de nouveau
à nous, rien n'étant impossible à Dieu. Et, à bien y réfléchir,
quoi de plus incroyable, semble-t-il, si nous n'avions pas de
corps et que quelqu'un nous dise que d'une petite goutte de
sperme humain peuvent être formés les os et les chairs sous
la forme que nous leur connaissons? ... Mais comme vous
n'auriez jamais cru que d'une gouttelette vous puissiez
devenir tels que vous êtes, et pourtant vous vous voyez;
ainsi, de la même manière, croyez que les corps des hommes
dissous, et répandus dans la terre comme des semences,
peuvent, à un moment donné, sur l'ordre de Dieu, ressusciter
et revêtir l'incorruption. I Apol., xvm-xix, P. G., t. vi,
col. 356-357. Cf. De resurrec/ione(?), fragm.v, vm, x, col. 1580,
1585, 1589. Mais l'authenticité de ces fragments est loin
d'être assurée.
3. Tatien explique comment, malgré les transfor-
mations subies par le corps après la mort, Dieu saura
retrouver de quoi le reconstituer :
Nous croyons la résurrection future des corps, quand les
temps seront accomplis. Non à la façon des stoïciens qui
imaginent sans aucune utilité des cycles au bout desquels
les mêmes renaissent toujours après avoir péri; mais,
notre temps étant accompli, nous ressusciterons une seule
fois et pour toujours, la résurrection devant réunir tous les
hommes et eux seuls, en vue du jugement... Même si nous
vous paraissons des menteurs et des bavards, peu nous
importe, puisque notre croyance s'appuie sur cette bonne
raison : De même, en effet, que, n'existant pas avant de
naître, j'ignorais qui j'étais, et que j'existais seulement
dans la substance de la matière corporelle, mais qu'une fois
né, moi qui n'étais pas autrefois, j'ai saisi par ma génération
qu'il ne fallait pas douter de mon existence; de la même
façon, moi qui suis né et qui, par la mort, cesserai d'être et
d'être vu, j'existerai de nouveau, tout comme autrefois,
après le temps où je n'existais pas, j'ai été engendré. Même
si ma chair est consumée par le feu, le monde reçoit ma
substance volatilisée (mot à mot : répandue comme de la
vapeur). Même si je suis absorbé dans les fleuves ou encore
dans la mer, même si je suis déchiré par les fauves, je suis
encore dissimulé dans les trésors du riche Seigneur. Le
pauvre, l'athée ne connaissent pas tout ce que recèlent ces
trésors; mais le Dieu qui règne rendra, à son gré, à son
état premier, la substance à lui seul visible. Adversus Gree-
cos oratio, vi, P. G., t. vi, col. 817-820. Autre texte, xm,
col. 833.
4. Athénagore a écrit expressément un traité De
resurrectione morluorum : aussi entre-t-il dans bien plus
de détails que ses devanciers. Sans doute, le traité est
incomplet car il laisse de côté la question de l'état des
corps ressuscites, tant au point de vue physiologique
qu'au point de vue surnaturel; il néglige les analogies
déjà signalées par Clément de Rome, que Minucius
Félix et saint Cyrille de Jérusalem mettront en lu-
mière; il ne renferme aucune des images sensibles de la
résurrection qu'on trouvera chez Théophile d'Antioche
et surtout chez Tertullien ; deux points néanmoins sont
nettement marqués : le fait de la résurrection et sa
possibilité eu égard à la puissance divine.
La possibilité de la résurrection fait l'objet de la pre-
mière partie du traité, c. i-x. Dira-t-on que Dieu ne
peut pas ressusciter les morts? ou bien que, le pouvant,
il ne peut pas le vouloir, soit faute de science, soit faute
de puissance. Mais il a prouvé qu'il possède l'une et
l'autre en formant l'homme. S'il ne pouvait le vouloir,
ce serait que la résurrection léserait la justice ou dans le
ressuscité lui-même ou dans autrui, ce qui n'est pas, ou
bien qu'elle serait indigne de Dieu, ce qui n'est pas
davantage, puisque la création n'est pas indigne de lui.
En bref, la résurrection est possible, parce qu'elle ne
répugne ni à la science, ni à la puissance, ni à la justice
de Dieu. Toutefois, Athénagore se pose l'objection du
cas de l'anthropophage ou de l'homme mangeant la
chair d'un animal, lequel lui-même a dévoré un homme.
La réponse d'Athénagore est aussi simple qu'arbi-
traire : pour chaque animal, il n'existe qu'un aliment
spécifique, et la chair humaine n'est pas un aliment
assimilable pour l'homme. C. iv-vm, P. G., t. vi,
col. 977-989, passim.
Le fait de la résurrection est l'objet de la seconde
partie, xi-xxv. Cette résurrection aura lieu, car elle est
nécessaire. Quatre raisons le prouvent : la destinée de
l'homme, créé pour vivre toujours, c. xn-xin; sa
nature, qui comprend deux éléments unis, l'âme et le
corps, c. xiv-xvn; le jugement, qui doit s'appliquer au
composé humain, c'est-à-dire au corps comme à l'âme,
c.xvni-xxm; la fin dernière, qui ne peut être atteinte
en cette vie. C. xxiv-xxv. La raison confirme donc ici
les données de la foi. Sur tous ces points, voir L. Chau-
douard, La philosophie du dogme de la résurrection de la
chair au iie siècle, Lyon, 1905, et ici même, Corps glo-
rieux, t. ni, col. 1891-1894.
5. Théophile d'Antioche, dans le Discours à Aulohj-
cus, répond aux railleries de son interlocuteur sur la
résurrection future et insiste sur la nécessité de croire
dès maintenant à ce dogme. La foi précède toutes
choses ici-bas : » Quel agriculteur pourrait récolter s'il
n'avait auparavant confié la semence à la terre? Qui
pourrait traverser les mers, s'il ne s'était auparavant
confié au bateau et au pilote? » Le malade doit se confier
au médecin, l'élève à son maître. Pourquoi ne pas
faire confiance à Dieu, surtout après en avoir reçu tant
de gages? Ad Aulolycum, 1. I, c. vu, P. G., t. vi,
col. 1036; cf. c. xm, col. 1041 sq.
3° Pères conlroversisles. — 1. Saint Irénée. — La
résurrection de la chair est une des thèses capitales
d' Irénée. Voir sa confession de foi, Cont. hxr., 1. I, c. x,
n. 1, P. G., t. vu, col. 549. Il la défend contre l'erreur
fondamentale du gnosticisme selon qui la matière est
essentiellement mauvaise et, en conséquence, ne peut
être l'œuvre d'un Dieu bon. Cont. hser., 1. I, c. vi, n. 2 ;
c. xxn, n. 1 ; c. xxvn, n. 3; 1. V, c. i, n. 2, col. 505, 669-
670, 689, 1122. Le monde des corps est, lui aussi, du
domaine du Verbe et la matière est susceptible de salut,
1. V, c. n, n. 2, 3, col. 1124, 1126; c. xx, n. 1, col. 1177.
2523
RÉSURRECTION. TERTULLIEN
2524
Dans ce dernier passage, Irénée affirme « le salut de
l'homme total, corps et âme ».
Mais comment expliquer la résurrection? <> Don de
Dieu », 1. III, c. xx, n. 2, col. 843, la résurrection est
l'œuvre à la fois de la puissance et de la justice divines.
Œuvre de la puissance. Nos corps ressusciteront,
non ex sua substantia, sed ex Dei virtute, 1. V, c. vi, n. '2,
col. 1 1 39 : Dieu, « meilleur que la nature », a le vouloir,
le pouvoir et le parfaire. L. II, c. xxix, n. 2, col. 813-
814 :
Si Dieu ne vivifie pas ce qui est mortel, et ne donne pas
l'incorruptiHlité à ce qui est corruptible, c'est qu'il est
impuissant. Mais qu'en toutes ces choses il soit puissant,
nous pouvons le constater d'après notre propre origine.
Dieu a piis du limon de la terre et i) en a fait l'homme. lit
si, sans qu'il préexistât d'os, de nerfs, de veines et d'orga-
nisme propre a constituer l'homme. Dieu a pu les faire de
rien pour en former l'animal raisonnable qu'est l'homme, il
est moins difficile et moins incroval le eue Dieu, ... l'homme
étant constitué et ses éléments étant dissous dans la terre,
fasse une réintégration du tout, malgré le retour du corps
(mot ;1 mot : de l'homme) dans les éléments d'oii il fut tiré
alors qu'il n'existait pas encore. Car celui qui, au commen-
cement, fit, quand il le voulut, exister celui qui n'existait
pas. pourra à plus forte raison restituer :"i la vie qu'il leur
avait donnée ceux qui déjà ont existé. L. V, c. m, n. 2,
col. 1 12*1-1130.
Un témoignage irrécusable de la puissance divine
nous est donné dans la longévité des patriarches, dans
la préservation de la mort accordée à Élie et à Hénoch,
dans la protection accordée à Jonas et aux trois en-
fants dans la fournaise. Id., c. iv-v, col. 1130-1136.
Œuvre de la justice aussi. Il est juste que le corps,
qui a participé aux bonnes actions avec l'âme, ait sa
part de récompense. Les attributs divins appellent la
résurrection ries corps. L. II, c. xxix, n. 2, col. 81 3-8 14.
Tout en faisant appel aux attiibuts divins pour ex-
pliquer la résurrection, Irénée n'ignore pas la compa-
raison du germe, proposée avant lui par Clément de
Rome et Justin. Le corps, formé de la terre, « retourne
à la terre, à l'instar d'une très bonne semence », qui
germe par l'action de Dieu. Fragment conservé dans
les Sacra parallela, P. G., t. vu, col. 1236; cf. Conl.
hser., 1. V, c. vu, n. 2, col. 1140-1141.
Sur quoi s'appuie la croyance en la résurrection
future? Irénée met ici en avant l'autorité des écri-
tures. Pour l'Ancien Testament, voir 1. V, c. xv, n. 1,
col. 1 163-1 164, et fragm. xxxvi, col. 1248. Dans le Nou-
veau Testament, nous avons les paroles de Jésus-Christ
et ses actes.
Les paroles d'abord. Celles adressées aux sadducéens.
L. IV, c. v, n. 2, col. 984-985. Irénée réfute l'argument
gnostique tiré de I Cor., xv, 50 : « la chair et le sang »
dont il est ici question doivent s'entendre de ceux qui
pèchent en s'adonnant à des œuvres charnelles : ceux-
là n'entreront pas au ciel. L. V, c. îx-xn, col. 1 144-1 156.
Les actes ensuite. Les guérisons et les résurrections
opérées par Jésus montrent la puissance de Dieu sur
les corps et sont un présage de la résurrection future.
L. V, c. xii, n. 5; c. xm, n. 1, col. 1155-1157. La résur-
rection du Christ garantit la nôtre, 1. V,c.vn,n. 1 (Irénée
s'appuie ici sur Rom., vin, 11), col. 1 139-1 140:cf. I. IV,
c. n, n. 4, 7; c. v, n. 2, col. 978, 979, 985. L'incarnat Ion
elle-même est la meilleure preuve de notre résurrection
future, car, si le Verbe a pris notre chair, c'est pour la
sauver. L. V, c. xiv, col. 1160-1103. L'eucharistie est
gage d'immortalité. L. IV, c. xvm, n. 5; 1. V, c. n,
surtout n.2,col. 1027-1029, 1123-1128. La doctrine riu
corps mystique enfin veut que, comme la tète est res-
suscilée, les membres ressuscitent aussi, 1. III, c. xix,
n. 3, col. 941 ; cf. 1. V, c. VI, n. 2; c. xm, n. 4, col. 1 139,
1159-1160.
Les modalités de la résurrection sont touchées par
Irénée. Tout d'abord, l'identité des corps ressuscites.
Identité personnelle : l'âme retrouvera son corps et le
corps son âme : non aliud est quod morilur el aliud vivi-
ficalur. L. V, c. xm, n. 3, col. 1153; cf. 1. II, c. xxm,
n. 5; 1. V, c. m, n. 2; c. xm, n. 3: fragm. xn, col. 833-
834, 1130, 1158-1159, 1235. Ensuite, l'universalité de
la résurrection, ad... resuscitandam omnemearnem. L. I,
c. x, n. 1, col. 549; cf. c. xxn, n. 1 : 1. II, c. xxxm, n. 5;
1. III, c. xvi, n. 6, col. 669-670, 834, 925. Enfin, reflet
des opinions millénaristes d'Irénée, la résurrection ne
sera pas simultanée. La première résurrection sera celle
des justes, au début du « règne »; les méchants ressus-
citeront à la deuxième résurrection, à la fin du règne.
L. V, c. xxvi, n. 2; c. xxn, n. 2; c. xxxm, n. 4;
c. xxxiv, n. 1; c. xxxv, n. 1, 2, col. 1194, 1211, 1214,
1215, 1218, 1220. Voir aussi Démonstration, c. xli,
xlii, P. ()., t. xn, p. 690-691. Sur tous ces points, voir
ici Ikénke (Saint), t. vu, col. 2502-2503.
2. Minucius Félix écarte les fables de Pythagoro et
de Platon sur la métempsycose. Pour la conservation
des éléments corporels en vue de la résuri ection, il ne
sait l'expliquer, il s'en rapporte à Dieu qui en est le
gardien. Nous retrouvons les formules déjà employées
par Clément de Rome, Taticn, Théophile d'Antioche.
Octavius, xxxiv, P. L., t. m, col. 347; cf. Rouet de
Journel, Ench. patrist., n. 272.
3. Terlullien a exposé et défendu le dogme en ques-
tion contre les railleries des adversaires dans son Apo-
logdicum, c. xi.vm;dans tout le traité De resurrectione
rarnis et dans le livre V de VAduersus Marcionem.
(Références à P. L., éd. de 1844.)
a) Le premier en date est YApologelicum (vers la
fin de 197). Tcrtullien y défend la résurrection contre
les païens. C. xlvim. Les païens croient volontiers à la
métempsycose et raillent la résurrection. Pourtant, si
les âmes sont destinées à rentrer dans des corps, n'est-
il pas plus naturel que ce soit dans ceux qu'elles ont
déjà animés? Dans l'hypothèse contraire, que devient la
personnalité humaine? Des échanges s'établiraient,
qui sont matière à plaisanteries. Mois la raison décisive
d'accorder les mêmes corps aux mêmes âmes, c'est le
jugement divin. Unie au corps pour le mérite et pour
le démérite, l'âme doit lui demeurer unie pour la récom-
pense ou la punition. Tcrtullien apporte une deuxième
raison qu'il abandonnera dans la suite : l'âme séparée
de la matière est insensible : neque pati quicquam
potest anima sola sine slabili maleria. P. L.,t. I, col. 523.
Comment se fera la résurrection? C'est à la puissance
divine qu'il faut faire appel. Dieu qui a créé l'homme
de rien, saura ranimer sa matière inerte : où qu'elle
soit, sa substance se retrouvera; Dieu est le maître de
tout et du néant même. Ubicumque resolulus fucris,
quœcumque le maleria deslruxcril, liauserit, aboleverit,
in niliilum prodegeril, reddet le. Ejus est niliilum ipsum
eu jus et lotum. Col. 525.
Il n'est pas question de multiples morts et de mul-
tiples renaissances. La vie présente nous introduit à un
ordre définitif; le dernier jour du monde s'ouvrira sur
l'éternité. Nec mors jam nec rursus ac rursus resurreclin
serf crin, us iidem qui nunc, ncealii posl; le genre humain
reçue illera dans une vie nouvelle le fruit de ses œuvres :
les élus, près de Dieu, dans la gloire; les damnés livrés
au feu à qui Dieu communique l'incorruptibilité.
Col. 527.
b) Le traité De resurrectione carnis (entre 208 et 211)
réfute les hérétiques. Semi-sadriucécns, ces hérétiques
gnostiques acceptent l'immortalité de l'âme, mais
rejettent la résurrection de la chair. De resurrectione,
c. iv, P. L., t. n. col. 799.
Les hérétiques insistent sur la honte de la chair, ses
faiblesses, son retour à la terre, pour la dénigrer. A
cette satire de la chair, Tcrtullien oppose une sorte rie
panégyrique de la chair. La chair est l'œuvre de Dieu
dans la création de l'homme; dans la vie surnaturelle.
252!
RÉSURRECTION. TERTULLIEN
2526
elle est le moyen et l'instrument de multiples œuvres
sanctifiantes. L'Écriture l'exalte souvent, considérant
les corps des hommes comme les temples de Dieu et
les membres du Christ. Toute chair verra le salut de
Dieu. Is., xl, 5. Les textes invoqués sont Is., xl, 6;
Joël., ii, 28; Gai., vi, 17 (par opposition à Gen.,vi, 3, et
à Gai., v, 17); I Cor., ni, 17; vi, 15, 20. Dieu n'aban-
donnera pas à une corruption définitive ce corps qui
lui représente les traits du Christ, cette créature qui lui
est chère à tant de titres. C. v-xi, col. 800-810.
La puissance divine nous est garante de la possibi-
lité de la résurrection. Si Dieu a créé le monde ex uihilo,
ou même s'il l'avait élaboré d'une manière préexis-
tante, il peut refaire pour l'être humain ce qu'il a déjà
fait une première fois. Tertullien reprend ici les argu-
ments que nous avons déjà rencontrés avant lui et il
les illustre des mêmes analogies : le jour sortant de la
nuit, les astres brillant après une éclipse, le renouvelle-
ment des saisons, la vie végétale germant dans la cor-
ruption, le phénix qui renaît de ses cendres et qu'il croit
trouver dans Ps. xci, 13. Voir c. xii-xm, col. 810-81 1.
Ici comme dans YApologelicum, l'argument décisif
est tiré de la justice divine. Le jugement de Dieu doit
être parfait; il ne le serait pas, si l'homme n'était jugé
tel qu'il a vécu. Tout l'homme, âme et corps, doit donc
veniraujugement.C.xiv, col. 812. Pour illustrerla force
de cet argument, Tertullien fait valoir l'union intime
de l'àme et du corps dans la moindre de ses actions. Les
mouvements secrets du cœur sont imputés à l'àme, et,
pour le prouver, Tertullien interpiète en un sens très
matériel Matth., v, 28; ix, 4. Aucune opération men-
tale qui ne dépende du corps. Si l'initiative appartient à
l'âme, la justice parfaite ne doit pas s'en tenir au prin-
cipal responsable, mais elle doit rendre même à chaque
subalterne selon ses œuvres, ministros facti eu jusque
deposcit.Le fait que le corps est l'instrument à l'égard de
l'àme doit entraîner pour lui la rétribution de ses
œuvres, d'autant que le corps, associé à toutes les opé-
rations de l'âme, fait partie intégrante de l'être moral.
C. xv, xvi, col. 813-814. Cette doctrine est consacrée par
l'Écriture, l'Apôtre imputant à la chair les fautes com-
mandées par l'âme et demandant au chrétien de glo-
rifier et de porter Dieu en son corps. I Thess., iv, 4;
I Cor., vi, 20. Toutefois, Tertullien abandonne ici l'ar-
gument qu'il avait fait valoir dans VApologelicum et
dans le De leslimonio anima:, de l'âme incapable d'é-
prouver peine ou plaisir sans le corps. C. xvn, col. 816-
818. En résumé, il faut une sanction complète, laquelle
peut s'exercer seulement après la résurrection, nonobs-
tant les peines déjà endurées par l'âme aux enfers dans
l'attente du dernier jugement.
Tous ces arguments de raison ne sont que la préface
d'une démonstration scripturaire qui remplit les deux
tiers du traité. Sur ce point fondamental du dogme,
l'Écriture a parlé clairement et non en allégories. Or,
la résurrection des corps qui doit se faire à la lin des
temps est objet des prophéties et de l'enseignement
des évangiles et des écrits apostoliques.
Objet des prophéties. Dans Luc, xxi, 26 sq., le Sei-
gneur décrit les signes précurseurs de la résurrection et
du jugement. S'il fallait entendre les prophéties con-
cernant la résurrection d'une résurrection purement
spiiituelle, telle que saint Paul la recommande aux
Colossiens, c. i-ii, cette résurrection spirituelle, qui
doit se faire dès maintenant, serait prématurée. Il faut
donc admettre une autre résurrection, la résurrection
corporelle, affirmée ailleurs par le même apôtre, Gai.,
v, 5; Phil., m, 11 sq.; Gai., vi, 9; II Tim., i, 18;
I Tim., vi, 14-15; et par saint Jean, I Joa., m, 2, ainsi
que par saint Pierre, Act., m, 19 sq. C. xxiii-xxiv,
col. 823-830. L'Apocalypse annonce, xx, 11 sq., une
résurrection générale pour la fin des temps. L'exégèse
allégorique permettrait de retrouver la résurrection
corporelle prédite en maints passages des prophètes.
La prophétie d'Ézéchiel a plus de portée qu'une simple
allégorie et vouloir la restreindre, avec les hérétiques,
à la simple restauration d'Israël, c'est en méconnaître
le sens. Cf. les autres prophéties, Mal., iv, 2 sq. ; Is.,
lxvi, 14; xxvi, 19; lxvi, 22-24. Tertullien cite aussi
Hénoch, lxvi, 5. C. xxv-xxxn, col. 830-841.
Enseignement des évangiles. S'il est un sujet dont
Jésus parla sans parabole ni allégorie, c'est bien le
jugement et la résurrection des corps. Voir surtout
.Matth., xi, 22-24 (menaces); Matth., x, 7; Luc, xiv,
14 (promesses). Il est venu sauver tout ce qui a péri.
Luc, xix, 10; cf. Joa., vi, 39-40. Il recommande de
craindre qui peut précipiter dans la géhenne le corps
et l'âme, Matth., x, 28; cf. Matth., x, 29; Joa., vi, 39;
Matth., vin, 11, etc. Il affirme implicitement la résur-
rection contre les sadducéens, Matth., xxn, 23 sq.; et
si, pour Jésus, « la chair ne sert de rien », Joa., vi, 64;
s'il proclame les élus semblables aux anges, Matth.,
xxn, 30, il ne faut rien conclure de là contre la résur-
rection : Jésus a voulu simplement convier ses audi-
teurs à la vie de l'esprit. Enfin, Jésus a ressuscité des
morts, donnant par là des arrhes de la résurrection
générale. C. xxxiii-xxxvm, col. 841-849.
Enseignement des écrits apostoliques. A part le
grand fait de la résurrection du Sauveur, les apôtres
n'introduisent aucun élément nouveau touchant la
résurrection. D'ailleurs, seuls, les sadducéens les con-
tredisaient. Paul a confessé sa croyance à la résurrec-
tion devant le sanhédrin, Act., xxin, 6, devant
Agrippa, xxvi, 28, et à l'Aréopage, xvn, 31. Il inculque
la même croyance en presque toutes ses épîtres : il ne
faut donc pas s'arrêter à quelques textes obscurs,
comme II Cor., iv, 16; v, 1 sq.; I Thess., iv, 14 sq.;
I Cor., xv, 51 sq.; II Cor., v, 6; Eph., iv, 22; Rom.,
vin, 8 sq.; vi, 6, et surtout I Cor., xv, 50. Sur les diffi-
cultés soulevées par les adversaires de la résurrection à
l'aide de ces textes et sur les réponses de Tertullien,
voir A. d'Alès, La théologie de Terlullien, Paris, 1905,
p. 150-159. C. xxxix-l, col. 849-867.
Les derniers chapitres montrent l'identité des corps
ressuscites, nonobstant les transformations dont parle
saint Paul, I Cor., xv, 36 sq., pour les corps glorieux.
La vie périssable fera place à une vie plénière de l'es-
prit. L'élément mortel sera absorbé pour que le corps
puisse revêtir l'immortalité, non par une destruction,
perditio, mais par un changement, demutatio, qui lui
communiquera une nouvelle manière d'être : nec alius
efficialUT, sed aliud. C. lii-lvi, col. 870-877.
Il faut enfin répondre aux objections vulgaires.
Dans la résurrection, les infirmités disparaîtront; tous
entreront en possession d'un bonheur sans ombre.
C. X-vin, col. 880; cf. Is., xxxv, 10; Apoc, vu, 17;
xxi, 4. Qui cherche ici des figures, les trouvera dans la
conservation merveilleuse des vêtements et des chaus-
sures portées par les Israélites dans le désert, dans la
préservation miraculeuse des trois enfants dans la four-
naise, dans la protection accordée à Jonas et dans le
privilège d'immortalité conféré à Hénoch et à Élie.
Exemples déjà proposés par saint Irénée, voircol. 2523.
Si l'on objecte que les mystères de l'éternité ne peuvent
concerner nos corps mortels, il faut répondre avec
l'Apôtre qu'au contraire nous sommes * héritiers des
choses à venir ». I Cor., ni, 22. La grossièreté des fonc-
tions corporelles disparaîtra : la résurrection exige l'in-
tégrité des membres, non leur usage : tel un vieux
navire qui ne tient plus la mer, mais qu'on a remis à
neuf en considération d'anciens services. Le corps
s'abstiendra d'actes qui n'ont plus de raison d'être
dans le royaume de Dieu. C. lix-lxii, col. 881-885.
Conclusion : « Toute chair ressuscitera, identique-
ment, intégralement. Jésus-Christ, médiateur entre
Dieu et l'homme, a fiancé dans sa personne la chair à
2527
RÉSURRECTION. ORIGÈNE
2528
l'esprit. Là où elle semble périr, elle ne fait réellement
que s'éclipser pour un temps; après avoir passé par
l'eau, par le feu, par l'estomac des bêtes, par les
entrailles de la terre, elle reparaîtra un jour devant
Dieu, pour s'entendre convier à la gloire ». C. lxiii.
Cf. d'Alès, op. cil., p. 142-153.
c) Dans le livre V de l'Advcrsus Marcionem, c. ix-x,
Tertullien ne fait que résumer le traité De resurrectione
carnis, P. L., t. n, col. 491-501.
4. Saint Hippolyle. ■ — D'Hippolyte, nous recueillons
une double démonstration de la résurrection des corps,
scripturaire et rationnelle.
On trouve la première dans le traité De l'Antéchrist,
lxv-lxvi, P. G., t. x, col. 785-788. L'annonce de la
résurrection corporelle se lit dans Dan., xn, 2; Is.,
xxvi, 19; Joa., v, 25; Eph., v, 14; Apoc, xx, 6 et 14.
Les justes brilleront alors comme le soleil en sa gloire,
Matth., xin, 43 ; ils entreront dans le royaume qui leur
a été préparé dès l'origine du monde, Matth., xxv, 34.
La sentence de réprobation prononcée sur les impies,
commentée par l'Apocalypse, xxn, 15 et xxi, 8, ré-
pond aux menaces d'Is., lxvi, 24. Réveillés par la
trompette, les justes qui reposent dans le Christ se
lèveront les premiers; les vivants de la dernière géné-
ration seront ravis avec eux dans les nuées au-devant
du Christ et demeureront à jamais avec lui. I Thess.,
iv, 13-17. Ces considérations sont données en vue de se
préparer par une vie sainte au prochain retour du
Christ. Cf. In Danielem, n, iv, col. 644, 645; Adversus
Grsecos, n, m, col. 800-801. A l'instar de saint Paul,
Hippolyte considère la résurrection du Christ, comme
le gage et les prémices de la nôtre. LTp6ç (ïaat.Xîo'a Tivà
èmczoli) (Lettre à l'impératrice Mammée), n. 7 et 8,
édit. Achelis, dans Texte und Unlersuchungen, t. xvi,
fasc. 4, Leipzig, 1897, p. 253. Sur la condition des corps
glorieux, voir fragment Sur la résurrection, même édit.,
p. 254.
Un fragment du traité Contre les Grecs, conservé
dans les Sacra parallela de saint Jean Damascène, à
l'occasion d'une description de l'Hadès, lieu commun
de séjour des âmes qui attendent le jugement dernier,
contient une affirmation et une justification ration-
nelle de la résurrection générale. Sur la description de
l'Hadès, voir d'Alès, La théologie de saint Hippolyte,
Paris, 1906, p. 200. Mais, au jour marqué, Dieu ressus-
citera tous les corps pour le jugement.
Toutes les âmes sont retenues dans l'Hadès, jusqu'à
l'heure que Dieu a marquée pour la résurrection de tous,
qui ne sera point l'envoi des âmes en de nouveaux corps,
mais la résurrection des corps eux-mêmes. Si la vie de ces
corps qui se dissolvent vous inspire quelque doute, gardez-
vous en bien. L'âme a été faite, et faite immortelle, dans le
temps; vous l'avez admis, sur la démonstration de Platon :
ne doutez donc pas que Dieu peut également reconstituer
le corps des mêmes éléments, le rappeler à la vie et le rendre
immortel. Ne dites pas : Dieu peut ceci et non cela. Nous
croyons donc que le corps même ressuscite. Car s'il meurt,
il n'est point anéanti : la terre reçoit ses restes et les garde :
comme une semence confiée au soin fécond de la terre, ils
refleurissent. La semence qu'on jette en terre est un grain
nu; mais à l'appel du Créateur, ce grain apparaît florissant
dans un vêtement de gloire, après seulement qu'il est mort,
qu'il s'est dissous et mêlé au sol. Donc ce n'est pas sans rai-
son que nous croyons à la résurrection des corps. S'il est
dissous pour un temps, à cause de la désobéissance originelle,
il est jeté en terre comme dans un creuset pour être reformé :
il ressuscite non tel quel, mais pur et immortel. A chaque
corps son âme sera rendue; elle le revêtira sans ressentir
aucune peine, mais bien de la joie, si, pure, elle habita un
corps pur; si, en ce monde, elle a cheminé avec lui dans la
justice, non comme avec un ennemi domestique, elle le
reprendra en toute allégresse. Quant aux méchants, ils
reprendront leurs corps, non point Changés, non point
affranchis de la souffrance ou <le la maladie, non pas glori-
fiés, mais avec les maladies dont ils moururent ; et s'ils ont
vécu sans foi, ils seront jugés par la foi. (Traduction
A. d'Alès, Dict. apol. de la foi calh., t. IV, col. 093). Frugm.
Il, P. G., t. x, col. 800.
4° Les Docteurs alexandrins du in" siècle. — 1. Clé-
ment d'Alexandrie. — Clément n'a pas traité ex pro-
fesso la question de la résurrection des corps; il avait
annoncé un livre LTepi àvoccTàascoç que nous ne connais-
sons pas autrement. Psed., 1. I, c. vi; 1. II, c. x,
P. G., t. vin, col. 305, 521. Clément trouve un symbole
de la résurrection dans l'arbre dont les feuilles ne
meurent pas. Id., 1. I, c. x, col. 360. Certains hérétiques
prétendaient que la résurrection avait déjà eu lieu :
Clément montre que nous l'attendons encore. Slrom.,
1. III, c. vi, P. G., t. vin, col. 1152; cf. 1. V, c. xiv,
t. ix, col. 157. La confession de foi la plus claire sur ce
point est tirée du fragment Adumbraiiones in Iam Pétri,
i, 3, traduction latine d'origine inconnue :
Il était convenable que l'âme ne revînt jamais une seconde
fois à son corps sur cette terre, ni l'âme juste, qui est deve-
nue comparable aux anges, ni l'âme pécheresse, qui, en
reprenant la chair, pourrait trouver de nouvelles occasions
de pécher. Mais à la résurrection, âmes justes et âmes péche-
resses reprendront leurs corps. Ils se réuniront suivant la
loi de leur être, suivant la naturelle harmonie de leur com-
position. P. G., t. ix, col. 729.
2. Origène. — La pensée d'Origène nous est mieux
connue et cependant elle présente tant de difficultés
qu'elle mérite d'être considérée avec plus d'attention.
On ne comprend la position d'Origène qu'en rappe-
lant les conditions dans lesquelles il composa son Traité
de la Résurrection, qui ne nous est connu que par les
citations qu'en a données Pamphile au livre VII de
son Apologia et indirectement par la critique de Mé-
thode. En commentant le ps. i, voir plus loin, Origène
avait traité incidemment de la résurrection. C'était le
dogme qui heurtait le plus l'hellénisme. Les apologistes,
on l'a vu, étaient sobres de détails sur les perspectives
de la résurrection dans l'au-delà. Mais les adversaires
du dogme multipliaient leurs railleries : pourquoi les
chrétiens affichaient-ils tant de dédain pour une vile
existence charnelle, qu'ils s'efforçaient de prolonger
dans l'éternité? Cf. Cont. Celsum, 1. V, n. 14; 1. VIII,
n. 49, P. G., t. xi, col. 1201, 1589.
Origène entreprend donc de défendre la tradition
catholique de la résurrection, à laquelle, malgré les
difficultés qu'elle comporte, il est fermement attaché.
Sur les difficultés que présente la question, voir Cont.
Celsum, 1. VII, n. 32, t. xi, col. 465; In Joannem,
tom. x, n. 20, t. xiv, col. 372. Sur l'intention d'Origène
de demeurer fidèle à la règle de la foi, De princ, 1. II,
c. x, n. 1, t. xi, col. 233-234; 1. I, préface, n. 5,
col. 118. Cf. G. Bardy, La règle de foi d'Origène,
dans Recherches de science religieuse, 1920, p. 162 sq.
Cette fidélité à la foi chrétienne, Origène l'affirmait
dans le premier livre du traité De la résurrection. Il y a
d'autres combats que ceux du martyre. Si le martyr
doit être récompensé non seulement dans son âme,
mais aussi dans son corps, l'ascète qui aura lutté
contre les passions doit, lui aussi, être pareillement
récompensé. A cet argument traditionnel du mérite,
s'ajoutaient les autres arguments empruntés aux
apologistes. Cf. Pamphile, Apologia, vu, P. G., t. xvn,
col. 594. — Le second livre entendait justifier, devant
les incroyants, la doctrine catholique, cum prœdixisscl
quia quasi ad Gentiles loquerelur, rapporte Pamphile,
Apologia, vu, P. G., t. xvn, col. 594.
« La première Épître aux Corinthiens lui donnait le fonde-
ment de sa démonstration. Le grain que la main du semeur
jette en terre, selon la comparaison de l'Apôtre, semble
mourir. Il se dissout dans les éléments qui le cachent. Mais
aussitôt sa raison séminale, vie invincible, se développe
aux confins de la mort. Il perce la matière qui l'entoure.
Nouveau démiurge, il se forme sa propre qualité, la dimen-
sion et l'aspect qui doivent être les siens. Rien ne lui résiste,
ni eau, ni air, ni terre, ni feu. Il grandit, il élève vers le ciel
2529
RÉSURRECTION. ORIGÈNE
2530
sa tige et son épi. Cette mort triomphante est le symbole de
la résurrection. L'épi n'est pas le grain, et cependant il le
continue. On peut dire aussi que le même corps ressuscite,
puisque l'état de gloire développera un germe de résurrec-
tion, qui est caché dans la matière dont notre être physique
est constitué ici-bas — raison séminale de la vie éternelle,
analogue à la raison séminale qui fait croître les plantes et
les animaux. Le vivant, qui se nourrit et meurt, possède
une force psychique supérieure à celle des végétaux. Les
ressources biologiques de l'homme n'ont-elles pas à leur
tour une puissance propre, celle de vaincre un jour la mort,
sous l'appel d'une destinée spirituelle enfin libérée de ses
entraves? Mieux que l'opposition du type individuel et du
flux vital, cette théorie de la raison séminale permettait de
comprendre un peu ce que peut être l'insertion de l'éternité
dans le développement d'une vie qui, abandonnée à son
ordre, serait naturellement périssable. »
Telle est la mise au point que l'auteur le plus récent
qui ait étudié la pensée d'Origène dans ses premiers
écrits, nous fait de la doctrine du De resurreclione.
M.R. Cadiou, La jeunesse d' Origène, Paris, 1936, se réfère
pour cette mise au point, à Pamphile, Apologia, vu,
P. G., t. xvn, col. 595; à Méthode d'Olympe, De resur-
reetione, I, xxiv, édit. Bonwetsch, p. 249 ; III, v, p. 394-
395, et à Origène lui-même, Comment, in ps. I, ?. 5, et
De princ, 1. II, c. x, n. 3, P. G., t. xn, col. 1093 et
t. xi, col. 236.
Le Commentaire sur le psaume i, n. 5, doit être cité;
il donne à la pensée d'Origène tout son relief :
« Tout ami de la vérité, qui considère ce point, doit lutter
pour la résurrection, et sauver la tradition des anciens, et
prendre garde, pour ne pas tomber dans un verbiage vide de
sens, absurde et indigne de Dieu. Sur quoi il faut bien com-
prendre que tout corps assujetti par la nature aux lois de la
nutrition et de l'élimination — soit plante, soit animal —
change constamment de substratum matériel. Aussi com-
pare-t-on bien le corps à un fleuve, parce que, à parler
exactement, le substratum primitif ne demeure peut-être
pas même deux jours identique en notre corps, bien que
l'individu, Pierre ou Paul, soit toujours le même (et non pas
seulement l'âme, dont la substance en nous n'éprouve ni
écoulement ni accroissement). Cependant la condition du
corps est de s'écouler : la forme caractéristique du corps
demeure identique, et aussi les traits qui distinguent cor-
porellement Pierre ou Paul, comme les cicatrices conservées
dès l'enfance et autres particularités, taches de rousseur
par exemple : cette forme corporelle, qui distingue Pierre
ou Paul, à la résurrection revêt de nouveau l'âme, d'ailleurs
embellie; mais sans le substratum qui lui fut primitivement
assigné. Comme cette forme persévère, de l'enfant au vieil-
lard, malgré les modifications profondes que présentent les
traits, ainsi doit-on penser que la forme présente persévé-
rera dans l'avenir, d'ailleurs immensément embellie. Car il
faut que l'âme, habitant la région des corps, possède un
corps à l'avenant de cette région. De même que, si nous
devions vivre dans la mer comme les animaux aquatiques,
il nous faudrait des branchies et les autres organes des
poissons, ainsi, pour hériter du royaume des cieux et
habiter une région différente de la terre, il nous faut des
corps spirituels; notre forme première ne disparaîtra point
pour autant, mais elle sera glorifiée, comme la forme de
Jésus et celle de Moïse et d'Élie restait la même dans la
transfiguration.
Donc, ne vous scandalisez pas si l'on dit que le substratum
primitif ne demeurera point le même : car la raison montre,
a qui peut le comprendre, que le substratum primitif ne
peut même pas subsister deux jours. Et il faut bien remar-
quer que autres sont les propriétés du « corps » semé « en
terie », autres celles du « corps » ressuscité : Ce qui est semé,
c'est un corps animal; ce qui ressuscite, c'est un corps spiri-
tuel (I Cor., xv, 44). Et l'Apôtre ajoute, comme pour ensei-
gner que nous déposerons les propriétés de la terre en
conservant la forme dans la résurrection : Ce que je dis, mes
frères, c'est que la chair et le sang ne peuvent hériter du royaume
de Dieu, ni la corruption de l'incorru[>tibiIilé (I Cor., xv, 50).
Le corps du saint sera conservé par Celui qui jadis donna
une forme à la chair; la chair ne subsistera pas, mais les
traits imprimés jadis à la chair seront dés lors imprimés au
corps spirituel. ■ P. G., t. xn, col. 1093 A-1096 B. Trad.
A. d'Alès, op. cit., col. 995.
Cette doctrine des œuvres de la jeunesse d'Origène
éclaire le sens des textes postérieurs. Les textes qu'on
pourrait apporter sont innombrables. Quelques-uns
méritent une attention plus particulière.
Dans le De principiis, Origène d'une part professe
la parfaite identité du corps qui, présentement, nous
sert dans l'abjection, la corruption, l'infirmité et de
celui dont nous nous servirons dans l'incorruptibilité,
la force et la gloire du ciel. L'âme, sans changer de
substance, ne peut-elle pas, après avoir été par h'
péché un vase d'indignité, devenir par la pénitence un
vase d'honneur et le réceptacle du bonheur? Inutile
donc de chercher un cinquième élément, totalement
différent et autre que ceux qui constituent notre corps.
C'est le même corps qui ressuscitera, mais transforme
en mieux. Et, rappelant le texte de l'Apôtre, I Cor.,
xv, 42-44, Origène montre la possibilité de la transfor-
mation sans que soit lésée l'identité : a II y a progrès
dans l'homme qui d'abord, homme animal ne compre-
nant pas les choses de l'Esprit de Dieu, arrive, par l'édu-
cation religieuse, à devenir spirituel et à pouvoir tout
juger, alors que lui-même n'est jugé par personne
(cf. I Cor., ii, 15); de même, quant à l'état du corps, il
faut penser que le même corps, qu'on appelle mainte-
nant « psychique », parce qu'il est au service de l'âme,
sera susceptible de progrès quand l'âme, unie à Dieu,
sera faite un seul esprit avec lui : le corps devenu ainsi
au service de l'esprit progressera en un état spirituel... »
L. III, c. \i, n. 6. P. G., t. xi, col. 340. L'explication se
termine sur une idée qui, selon le sens qu'on lui veut
donner, devient plus ou moins discutable : « Comme
nous l'avons souvent montré, dit Origène, la nature
corporelle a été constituée par le Créateur de telle
façon qu'elle puisse facilement revêtir telle qualité que
demanderont les circonstances ou que lui-même vou-
dra. » Cette aptitude de la matière à revêtir toutes
sortes de figures est fréquemment affirmée : De princ.
1. II, c. n, n. 2;1. IV, c. xxxm-xxxv; Cont. Celsum.
1. III, n. 41-42; 1. IV, n. 56-57; 1. VI, n. 77, P. G..
t. xi, col. 187, 407-410, 973, 1121-1125, 1413. Dans le
dernier texte, Origène rappelle que la matière, natu-
rellement susceptible de changement, d'altération, de
transformation voulue par le Créateur, peut parfois
n'avoir ni forme ni beauté (cf. Is., lui, 2), et parfois
revêtir la qualité glorieuse que le corps de Jésus
acquit dans la transfiguration.
Si discutable que soit l'idée d'une matière apte a
revêtir toutes sortes de figures au gré du Créateur, il
n'en est pas moins vrai qu'en l'adoptant, Origène n'en
tend pas nier l'identité foncière du corps ressuscité et
glorieux avec le corps terrestre. « 11 marque seulement
la diversité des propriétés, dans la permanence de la
forme distinctive », qu'il appelle sTSoç tô x«P(xxt7)P^'5,<1
tô awLia, elSoç tô acofiaTixôv.
Cette forme distinctive n'est certes pas, dans la
pensée d'Origène, un emprunt à la doctrine aristotéli-
cienne de la forme corporelle : on peut tout au plus
faire entre les deux doctrines un simple rapproche-
ment — nous montrerons nous-même plus loin coin
ment la théorie aristotélicienne de la forme et de la ma-
tière peut aider à préciser l'explication d'Origène et
à donner une solution rationnelle du comment de la
résurrection. — Cette forme distinctive, dans la pen-
sée d'Origène, est un principe d'énergie, comme l'a
fort bien montré J.-B. Kraus, Die Lehre des Origenes
ùber die Auferslehung der Todten, Ratisbonne, 1859.
C'est ce principe d'énergie qui maintient l'identité du
corps dans le flux de la matière en voie de renouvelle-
ment continu et, pour l'expliquer, Origène en revient à
ce concept, traditionnel dans l'Eglise, du germe qui, dans
la dissolution même du grain confié à la terre, explique
la résurrection du grain de froment à l'état d'épi. Cette
analogie du grain de froment ne prétend pas. de toute
2531
RESURRECTION. ADVERSAIRES D'ORIGENE
2532
évidence, donner la solution dernière du problème de
la résurrection. Néanmoins, dans la pensée d'Origène,
elle fait voir que la puissance divine, dans la reconsti-
tution du même corps humain, met en jeu une force
inhérente à l'âme, une ralio seminalis, capable de
reconstituer l'être humain, sans lui rendre nécessaire-
ment sa condition primitive. Voir De princ, 1. II, c. x,
n. 3; 1. III, c. vi, n. 1 sq., P. G., t. xi, col. 236, 333;
Cont. Celsum, 1. II, n. 77; 1. V, n. 19, 22, 23; 1. VIII,
n. 32, 49, col. 914, 1208, 1216, 1564, 1589;cf./n Matth.,
tom. xvii, n. 28, P. G., t. an, col. 1557. L'insistance
qu'Origène met à opposer le « corps spirituel » à la chair
ne signifie donc nullement que le docteur alexandrin
soit opposé à la résurrection : il indique simplement, à
la suite de saint Paul, comment le Xoyoç oTC£p[i.aTt.xôç
modifiera, dans le sens des exigences de l'esprit, la con-
dition naturelle des corps glorifiés. En réalité, comme
le remarque saint Jérôme lui-même (pourtant peu sus-
pect de favoriser Origène), le docteur alexandrin s'est
eilorcé d'éviter deux erreurs opposées : le matérialisme
grossier qui voudrait, à la résurrection, reconstituer les
corps avec toutes les fonctions, tous les besoins de l'état
présent; d'un autre côté, le spiritualisme outré des
gnostiques et des manichéens qui excluent du salut le
corps, pour en réserver les avantages à l'âme seule.
La pensée d'Origène ne semble pas avoir été bien
comprise d'un certain nombre de Pères. Mais, on ne
voit pas comment Justinien a pu accuser Origène d'en-
seigner que les corps ressuscites seraient sphériques.
Voir ici, Origénisme, t. xi, col. 1583.
On consultera sur le problème de la résurrection des
corps chez Origène : l'art. Origène (G. Bardy), t. xi,
col. 1545-1547; A. d'Alès, art. Résurrection de la cliair, dans
le Dicl. npnl. de la foi catholique, t. IV, col. 994-908; J.-B.
Kraus, Die Lchre des Origenes tiber die Auferslehung der
Todtcn, Ratisbonne, 1859; E. de Faye, Origène, sa vie, son
œuvre, sa pensée, t. m, Paris, 1829; P.-D. lluet, Origeniana,
1. II, c. il, q. ix, dans P. G., t. xvn, col. 080-995; Pamphile,
Apologia pro Origène, x; R. Cadiou, La jeunesse d'Origène,
Paris, 1936, p. 117-126.
3. Adamanlius, dans le dialogue De recta in Deum
jide, désigne certainement, dans la pensée de l'auteur
anonyme, Origène lui-même, défendant la vérité
catholique contre l'hérétique Marinos. La doctrine est
cependant indépendante de celle d'Origène. D'une
part, en efîet, est rejetée la préexistence des âmes
qu'on attribuait à Origène, et les considérations phy-
siologiques touchant le renouvellement du corps dans
l'assimilation et l'élimination des éléments sont écar-
tées par une lin de non-recevoir. Le corps ressuscitera
tel que nous le possédons actuellement, et non un
corps spirituel. Mais, d'autre part, l'auteur admet l'exis-
tence d'un principe corporel invariable, tel que l'atteste
la permanence des cicatrices et des mutilations. L'ana-
logie du grain jeté en terre et donnant naissance â une
lige nouvelle s'y retrouve, v, 16, P. G., t. XI, col. 1853-
1856, 1868.
5° Les adversaires d'Oriyène. — Par certains côtés,
la doctrine d'Origène prêtait le flanc à la critique.
Qu'est cette virtualité physique, ce X6yoç 07rcpp.aTi.xoc
qui subsiste après la mort? C'est par cette force, cette
énergie, qu'Origène explique les apparitions de Moïse
et d'Élie. Si la résurrection doit s'expliquer seulement
par la permanence de cette forme, schème (oyri\j.a.), de
l'individualité, l'on doit dire que Moïse et Elie sont
ressuscites avant Jésus-Christ. Ou bien, pour éviter cet
excès, il faut admettre une résurrection vraiment
charnelle et contredire Origène. La forme du corps ne
survit pas au corps et périt avec lui. Ainsi raisonnent,
en substance, les adversaires d'Origène.
1. Saint Méthode d'Olympe. — On a lu, t. x.col. 1610,
l'analyse de l'Aglaophon ou dialogue De la résurrec-
tion, composé par saint Méthode pour réfuter Origène.
Laissant de côté les considérations accessoires, nous
n'avons à retenir que la critique essentielle. Méthode
s'efforce de démontrer qu'Origène n'admet pas que la
chair soit identiquement restituée à chacun. C'est la
forme seule, le schème, l'elSoç xapax-njptÇov °Iui
explique la résurrection. Elle seule donc représente la
permanence de notre corps actuel. Si la nature du corps
est « de s'écouler, de ne jamais demeurer identique à
lui-même, mais de cesser et de recommencer autour de
la forme qui distingue la figure humaine et maintient
l'arrangement des parties », il ne saurait être question
de véritable résurrection. Méthode, par la bouche de
Memmian, critique les constatations, pourtant phy-
siologiquemcnt exactes, d'Origène et veut y substituer
des éléments inadmissibles. Voir 1. II, c. ix-xiv, édi-
tion Bonwetsch, p. 345-360. Dans l'interprétation de
certains textes scripturaires, Origène avait insisté plus
que de droit sur l'opposition entre l'âme et « ce corps
matériel, véritable prison, où l'âme est captive, pe-
sante enveloppe qui sans cesse la traîne au péché ».
Cette dualité absolue de l'âme et du corps, héritée de
la philosophie platonicienne, permettait à Méthode de
comprendre 1' elSoç yocpaxT7)p[Çov dans un sens peut-
être très différent de celui d'Origène. Cette forme,
principe d'énergie et d'identité en un corps sans cesse
soumis au flux de la matière qui se renouvelle, devient,
pour Méthode, un simple moule, extrinsèque à la ma-
tière qui en reçoit ses traits distinctifs. Il emploie
même, c. xii, p. 391, la comparaison du tuyau dans
lequel l'eau ne demeure pas un seul instant immobile,
mais constamment s'écoule, la paroi du tuyau demeu-
rant cependant la même : ce tuyau, c'est la forme dont
parle Origène et dans laquelle les éléments corporels
passent et se transforment! Il ne semble pas que
.Méthode ait compris exactement la pensée de l'Alexan-
drin; il s'est attaché surtout à reprendre certaines for-
mules plus ou moins discutables dont Origène avait
enveloppé son système.
Par contre, on ne voit pas trop bien en quoi consiste,
pour Méthode, la nature du corps ressuscité. « Cette
lacune tient, de toute évidence, au défaut d'idée pré-
cise sur la nature et la croissance du corps. Il semble
que, pour Méthode, le corps soit une unité stable dont
Dieu a directement assuré l'organisation; de cette syn-
thèse, acquise une fois pour toutes, la mort dissout les
éléments, mais au dernier jour Dieu saura retrou-
ver chacun d'eux et restituer ainsi le corps qu'il
nous avait jadis formé. » Art. Méthode d'Olympe,
col. 1611.
Quoi qu'il en soit, on aurait tort de trouver en
Méthode, au titre de sa critique négative contre
Origène, un témoin de la tradition catholique. Origène
et Méthode sont tous deux les témoins irrécusables de
la croyance au dogme de la résurrection de la chair.
C'est sur l'explication thcologique de ce dogme qu'ils
diffèrent, et leur opposition se retrouvera plus tard
dans le camp même des théologiens latins. L'idée de
« germe », sur laquelle Origène base son explication,
appartient, à coup sûr, à la tradition. Nous l'avons
constaté dès le début. C'est donc plutôt en ce sens
qu'il faut orienter la pensée théologique, si l'on veut
rester fidèle aux premières directives du magistère
ordinaire.
2. Saint Eusthated' Aniioche reprend, sur un ton plus
vif, les critiques de Méthode « de sainte mémoire ».
« Origène, dit-il, a frayé imprudemment les voies aux
hérétiques, en déterminant comme sujet de la résur-
rection, la forme, non le corps lui-même, toïç oûpeaico-
touç ëScoxs TcâpoSov à6où>.coç, ird eïSouç àXV oùx èîti
acô|i,aTO<; oojtoû tyjv àvâaxaaiv ôpiaâ^isvoç. De Engas-
trimytho contra Origenem, xxn, P. G., t. xvni, col. 660.
On le voit, c'est la même critique, basée sur la même
Interprétation,
2533
RESURRECTION. LES PERES GRECS
2534
3. Saint Pierre a" Alexandrie composa un traité De
incarnatione, mais aussi un écrit Sur la non-préexis-
tence des âmes, dont il ne subsiste que des fragments.
Voir t. xn, col. 1804. Il est assez difficile de préciser
quelle fut la position exacte d'Origène touchant la
préexistence des âmes. Voir t. xi, col. 1532. Mais une
fois cette doctrine admise comme expressément origé-
niste, il devenait plus facile de convaincre d'erreur,
touchant l'identité du corps ressuscité, le docteur
alexandrin. L'insertion de l'âme en des corps matériels
en raison d'une faute antérieure semblait donner aux
antiorigénistes un argument contre l'opinion d'une
simple forme persistante dans la reconstitution du
corps au dernier jour. En réalité, Pierre, comme Mé-
thode et Eusthate, en défendant d'une part la vérité
de la résurrection des corps de tous les hommes, en
attaquant d'autre part comme erronée la doctrine de
la préexistence des âmes, n'a pas encore touché le
point précis de l'explication théologique envisagée par
Origène et qui, logiquement, est indépendante de l'hy-
pothèse d'une préexistence des âmes. Voir, pour les
fragments de Pierre d'Alexandrie, P. G., t. xvm,
col. 520, et Pitra, Analecla sacra, t. iv, p. 189 sq.,
426 sq. Au fond, n'est-ce pas la défectueuse interpré-
tation qu'Origène faisait de Gen., ni, 21 (les tuniques
de peau dont Dieu après le péché revêt Adam et Eve),
qui est à l'origine de tout le débat? Voir t. xi, col. 1568.
4. Saint Épiphane est un adversaire plus fougueux
encore d'Origène, Hœr., i.xiv. Reprenant le grief for-
mulé déjà par Méthode et par Pierre d'Alexandrie,
sur l'interprétation deGen., ni, 21, il ne peut admettre
que les peaux de bêtes que Dieu façonna à Adam et à
Eve pour les en revêtir soient les corps matériels dans
lesquels, en punition de sa faute, l'âme a été enfermée.
N. 63, P. G., t. xli, col. 11 77. Citant pour ainsi dire tex-
tuellement Méthode, Épiphane combat la conception
origéniste de la résurrection. Il ne suffit pas de dire
qu'une forme, qui ne peut disparaître, assure la per-
manence de l'être : « La résurrection n'est pas le fait
de ce qui ne meurt pas, mais on ne peut en parler qu'à
propos de ce qui meurt et qui de nouveau revient à la
vie... Or, c'est la chair qui meurt, car l'âme est immor-
telle. » Ibid., n. 44, t. xli, col. 1125. Et plus loin,
reprenant la comparaison de la graine qui se trans-
forme :
(Notre-Seigneur) te confond immédiatement, 6 querelleur,
en disant : .Si le grain de froment qui tombe en terre ne meurt
pas, il reste seul; mais s'il meurt, il produit beaucoup de
fruits (Joa., xn, 24). Qu'entendait-il par ce grain?... 11 par-
lait de lui-même, de son corps fait de la chair sainte qu'il
avait prise de la Vierge Marie, enfin de toute son humanité...
Donc le grain de froment mourut et ressuscita. Est-ce tout
le grain qui ressuscita? Tu ne saurais le nier. De qui donc
les anges annoncèrent-ils aux femmes la résurrection? Ils
dirent : Qui cherchez-vous? Jésus de Nazareth? Il est res-
suscité, il n'est plus là; venez voir la place (Matth., xxvin,
5-6). Comme qui dirait : Venez voir la place, et laites com-
prendre à Origène qu'il n'y a point ici de reste, que tout est
ressuscité. Il est ressuscité, il n'est point ici : voilà de quoi
réfuter ton bavardage, montrer qu'il ne reste rien de lui,
que cela même est ressuscité, qui fut cloué, percé par la
lance, saisi par les pharisiens, conspué. A quoi bon insister
pour contendre le bavardage de ce misérable vaniteux?
Ainsi, comme (Jésus) ressuscita, comme il releva son propre
corps, il nous relèvera aussi. Hier., lxiv, 67, 68, P. G., t. xli,
col. 1188. Trad. A. d'Alès, op. cit., col. 997. Voir aussi Anco-
ratus, 87-93, P. G., t. xliii, col. 177 sq.
L'argumentation d'Épiphane est-elle absolument
impeccable? Nous ne le pensons pas, car elle fait ab-
straction d'un élément d'importance capitale en ce qui
regarde la résurrection du Christ : la permanence, pen-
dant le triduum de la mort, de l'union hypostatique
d'un côté avec l'âme séparée, d'un autre côté avec le
corps et même le sang séparé du corps. Voir sur ce
point Hypostatique (Union), t. vu, col. 537-539.
Tout aussi adversaire d'Origène que Méthode, Eus-
thate et Épiphane, saint Jérôme semble cependant
fournir les éléments d'une appréciation plus équitable
du docteur alexandrin dans sa lettre Contra Joannem
Hierosolymitanum, où il le présente soucieux d'éviter
les excès opposés d'un matérialisme grossier et d'une
conception gnostique du salut accordé à l'âme seule.
Voir surtout, n. 25, 26, P. L., t. xxm, col. 375.
6° L'enseignement des Pères grecs, à partir du i Ve siè-
cle. — Il semble qu'interpréter les assertions des Pères
presque uniquement en fonction de la conception
d'Origène, pour y trouver une sorte de répudiation au
moins implicite de cette conception, soit s'exposer à
introduire dans la question un élément préjudiciel,
capable de fausser la perspective de la tradition catho-
lique.
1. Tout d'abord, en effet, un certain nombre de Pères
se contentent d'affirmer le dogme, sans y ajouter aucune
spéculation théologique.
Alexandre d'Alexandrie (t 328) confesse « la résur-
rection des morts, dont Notre-Seigneur Jésus-Christ
fut les prémices, lui qui vraiment a revêtu notre chair
et pas seulement un corps de simple apparence ».
Episl. ad Alex. Constantin., n. 12, P. G., t. xvm,
col. 568.
Saint Athanase, tout occupé des questions trini-
taires, a laissé cependant percevoir son sentiment sur
la résurrection future, en mettant, dans la bouche de
saint Antoine mourant, ces dernières recommanda-
tions : « Mettez mon corps au tombeau, couvrez-le de
terre... Je recevrai ce même corps, incorruptible, à la
résurrection des morts, de mon Sauveur lui-même. »
Vila Antonii, xci, P. G., t. xxvi, col. 972.
Saint Jean Chrysostome se pose la question de
savoir comment le corps, confié à la terre et dissous,
pourra néanmoins ressusciter. Dieu qui voit tout saura
bien en retrouver les éléments. In Iam ad Cor., hom.
xvi, n. 3, P. G., t. lxi, col. 142-143. Et, dans le dis-
cours De resurrectione morluorum, c'est encore à la
puissance divine qu'il fait appel, n. 7, pour expliquer
la résurrection des corps et l'incorruptibilité qui sui-
vra. P. G., t. l, col. 429. A noter, au n. 8, l'assertion
concernant l'universalité de la résurrection, des justes
pour leur récompense, des impies pour leur châtiment
éternel dans les supplices du feu. Ibid., col. 430.
On peut encore classer saint Basile parmi les Pères
qui se sont contentés d'une affirmation simple de la
résurrection : dans l'homélie Quod mundanis adhœren-
dum non sil, n. 12, il expose que Dieu, ayant rendu à
Job le double de ce qu' il avait perdu, ne lui a cependant
rendu que le même nombre d'enfants, en raison de la
résurrection future. P. G., t. xxxi, col. 564. C'est aussi
la conclusion de l'homélie In ps. xxxr/i,?. 21, n. 13,
t. xxix, col. 338 : ce sont « les ossements eux-mêmes,
qui reprendront vie ». Toutefois, Basile n'a pas voulu
passer sous silence le flux perpétuel de la matière,
comme Origène l'avait lui-même affirmé. Inps. xliv,
n. 1; exiv, n. 5, t. xxix, col. 388, 492. Basile laisse
donc la porte ouverte à l'explication ultérieure que
demande le fait de ces mutations perpétuelles dans le
corps humain, en face des exigences de la résurrection.
Mêmes affirmations simples, recueillies en diffé-
rentes œuvres de saint Grégoire de Nazianze, Oral..
vu, In laudem Cxsarii fratris, n. 21, P. G., t. xxxv,
col. 781, 784 (la résurrection y est professée au nom de
la prophétie d'Ézéchiel); cf. Orat., xlii, n. 6, t. xxxvi,
col. 465. On en retrouve encore l'expression nettement
formulée dans les Poèmes, 1. I, Theol., sect. n, xvm;
1. II, Hist., sect. i, xi, XLIII, t. xxxvn, col. 787, note
au f. 11, 1106, 1347-1348.
En poursuivant notre enquête au ve siècle, nous
trouvons l'affirmation très nette de la résurrection sous
la plume de Macaire de Magnésie (fin du iv» ou début
2535
RESURRECTION. LES PERES GRECS
2536
du ve), dans son 'ArcoxpiTixoç, en réponse aux objec-
tions opposées par un philosophe païen aux dogmes
chrétiens. Au dogme de la résurrection, le philosophe
oppose le cas des naufragés mangés par les poissons.
qui, à leur tour, servent de nourriture aux hommes, ces
derniers devenant enfin la proie des chiens et des vau-
tours. Comment, en tant de transformations, retrouver,
au dernier jour, de quoi faire revivre et ressusciter les
corps humains? La réponse est assez peu claire : « De
telles remarques, déclare Macaire, ne sont pas d'un
homme à jeun et en état de veille, mais sont le fait
d'hommes ivres et décrivant des songes... Même si l'or
est dispersé en une infinité de lieux cachés, et quoiqu'il
soit fondu et disséminé en une infinité de parcelles dans
la boue, dans l'argile, dans des amas de diverses ma-
tières, dans des tas de détritus, le feu lancé en tout cela
saura bien en exprimer intégralement la nature des
cléments précieux qui semblaient avoir péri. Que di-
rons-nous donc de Celui qui a fait lui-même la nature
du feu? » Recours à la puissance divine, sans autre
explication : telle est l'attitude de Macaire. Édit. Blon-
del, Paris, 1876, p. 224.
Même attitude chez saint Nil, dans ses réponses à
des objections similaires. EpisL, 1. I, exi, exil, P. G.,
t. lxxix, col. 129 sq.
Sous les formules imagées dont se sert Basile de
Séleucie pour décrire la résurrection et le jugement der-
nier, on ne trouve en définitive que l'affirmation pure
et simple du dogme. Oral., xi-, In transfiguralionem
Domini, n. 3; cf. xm, In Jonam, P. G., t. lxxxv,
col. 460-461, 172 sq.
Saint Cyrille d'Alexandrie, dans son commentaire
sur Luc, xxiv, 38, cite en passant I Cor., xv, 44, et en
expose ainsi le sens : « C'est ce même corps qui, après
avoir été porté dans la terre, revêtira l'immortalité. »
P. G., t. lxxii, col. 948. Voir aussi dans le commen-
taire sur Jean, c. vm, f. 51 ; c. xi, f . 44, P. G., t. lxxiii,
col. 917, t. lxxiv, col. 65; et le commentaire sur Isaïe,
c. xxvi, f. 19, t. lxx, col. 588.
C'est la même foi, très simple et sans considération
apologétique autre que le recours à la puissance divine,
qu'on retrouve encore chez Théodoret, Qwest, in Gen.,
interrog. liv, P. G., t. lxxx, col. 157, et, plus tard,
chez Léonce deByzance, à propos de la résurrection du
Christ et des résurrections qui se produisirent alors.
Adversus argument. Severi, P. G., t.Lxxxvi b, col. 1941.
Comme saint Irénée, voir ci-dessus, col. 2523, Léonce
considère l'eucharistie comme un gage de résurrection
et une source d'immortalité, Aduersus Nestorium, 1. V,
c. m, xxii, P. G., t. lxxxvi b, col. 1728, 1744-1745.
Saint Sophrone confesse pareillement la foi en la résur-
rection de notre chair, de ces corps dont nous sommes
présentement revêtus. Episl. synodica, P. G., t. lxxxii,
col. 3181. Cf. Homil., vi, col. 3317, 3318, 3320. Voir
aussi saint Maxime, Epist., xliii, ad Joannem Cubic.,
P. G., t. xci, col. 641 ; cf. i, ad prœf. Afric. Georgium.
id., col. 389, mais surtout le commentaire au livre De
ceci, hicrarch., du pseudo-Denys, c. vu, P. G., t. IV,
col. 176.
Le P. Segarra, S. J., De identilale corporis morlalis et
corporis resurgenlis, Madrid, 1929 (dont nous nous ins-
pirons dans cette enquête patristique), cite encore
nombre d'auteurs, compilateurs ou exégètes : Procope
de Gaza, In Gen., P. G., t. lxxxvii a, col. 153, 165,
224-225,288;/n////?e<7.,col.ll64;/n/s.,t.Lxxxvii6,
col. 2197, 2224; André de Césaréc, In Apoc, xx,
v. 13, P. G., t. evi, col. 421; les moines d'Antiochc,
dans les Pandecles, P. G., t. lxxxix, col. 15 18; Gré-
goire d'Antioche, Oral, in mulicrcm unguentiferam,
P. G., t. lxxxviii, col. 1848; saint Grégoire d'Ami
gente, dans son Commentaire sur l'Ecclésiaste, c. xn,
t. 5, P. G., t. xcvm, col. 1160; Georges Pixidès. dans
les vers de son Hexacmeron, 1117-1122, 1293 sq.,
1442 sq., P. G., t. xcn, col. 1520. 1532 sq., 1543 sq.
(appel à la puissance divine pour reconstituer les élé-
ments disparus dans de multiples transformations);
Énée de Gaza, dial. Theophraslus, P. G., t. lxxxv,
col. 871-1004 (même attitude en face des transforma-
tions, avec cependant, ça et là, des appels aux analo-
gies du germe, de la semence, etc.), voir surtout,
col. 976 sq. ; Anastase le Sinaïte, Quœsliones et respon-
siones, q. cxn, P. G., t. lxxxix, col. 728; cf. col. 717;
In Hexaem., 1. VII, ibid., col. 939. Anastase esquisse
cependant un semblant d'explication scientifique : le
corps humain, quelles que soient les vicissitudes par
lesquelles il devra passer, se résoudra dans les quatre
éléments dont il est composé, et Dieu saura garder et
retrouver ces éléments pour le jour de la résurrection.
Qusesl., xcn, col. 728.
Saint Jean Damascène. le dernier des Pères grecs,
se contente lui aussi, de l'affirmation simple delà foi.
Il faut croire à la résurrection des morts, l'âme immor-
telle reprenant son même corps mortel, dissous et
tombé, lequel doit ressusciter le même et impérissable.
Les morts ressuscites se présenteront ainsi au tribunal
du Christ, où bons et méchants recevront leur juste
rétribution . De fide orlhod. , 1. IV, c. xxvn, P. G. , t. xciv,
col. 1220, 1228.
2. Mais il faut faire aussi une place aux Pères, moins
nombreux, qui ont risqué quelques spéculations théolo-
giques ou philosophiques pour expliquer l'identité des
corps ressuscites, nonobstant les difficultés d'ordre phy-
siologique ou physique.
a ) Saint Cyrille de Jérusalem consacre à la résurrec-
tion des corps sa xvme catéchèse. Il commence par
rappeler combien salutaire pour l'âme est le dogme de
la résurrection, qui nous apprend à conserver pur de
tout péché notre corps destiné à la récompense, n. 1,
P. G., t. xxxiii, col. 1017. Il se pose ensuite les objec-
tions d'ordre scientifique, la putréfaction des corps, le
sort des naufragés dévorés par les poissons, les cadavres
mangés par les vautours et les corbeaux, ceux qui ont
été consumés par les flammes et dont les cendres ont
été jetées aux vents, etc., n. 2, col. 1020. Pour résoudre
la difficulté, il fait appel à la puissance de Dieu qui
saura réunir les éléments dispersés et leur rendre leur
nature primitive, n. 3, col. 1020-1021. Cependant, les
corps ressuscites seront transformés et, en un sens, spi-
ritualisés. Il intervient donc ici une modification
intrinsèque, que Cyrille explique en ces termes : le
même corps ressuscitera, ocùt6 toûto (awu,a) èyelpeioLi ;
mais il ne sera pas absolument tel qu'il était, toûto
non pas toioûto, car le corps des justes revêtira des
propriétés surnaturelles et celui des méchants devien-
dra capable de brûler éternellement, n. 18-19, col. 1040.
La formule, toûto où toioûto, qu'on retrouve littéra
lement chez saint Amphiloque, Fragm., x, P. G.,
t. xxxix, col. 109, représente une doctrine déjà una-
nimement adoptée, puisqu'on en trouve le sens dans
ï'Exposilio fidei, n. 17, qui termine Y Adversus hœrcscs
de saint Épiphane, P. G., t. xlii, col. 813 sq., qu'elle
est impliquée dans nombre d'assertions de saint Jean
Chrysostome, voir ci-dessus les références (col. 2534). et
que son expression même est derechef accueillie plus
tard par saint Isidore de Pélusc, Epist., 1. II, xliii,
P. G., t. lxxviii, col. 485.
b) Saint Grégoire de Nysse est bien près de reprendre
la formule d'Origène. Son texte mérite d'être cité inté-
gralement ; nous citons d'après la traduction A. d'Alès,
op. cit., col. 998 :
Rien n'empêche de croire que de la niasse commune, les
éléments propres feront retour au corps lors de la résurrec-
tion; surtout a bien réfléchir sur notre natuie. Car nous ne
sommes pas complètement livrés à l'écoulement et a la
tniusformation. Ce serait chose Incompréhensible qu'une
totale instabilité de notre nature : a parler exactement, il y
2537
RÉSURRECTION. LES PÈRES SYRIAQUES
2538
a en nous un clément stable et un autre qui évolue. L'élé-
ment qui évolue, par accroissement et décroissance, est le
corps, semblable à des vêtements qu'on change avec l'âge.
L'élément stable, qui échappe à tous les changements, c'est
la forme, qui ne dépouille pas les caractères une fois impri-
més par la nature, mais qui, à travers les changements du
corps, conserve ses traits distinctifs... Dès lors que la forme
demeure proche de l'âme, comme l'empreinte d'un cachet,
les éléments qui ont reçu cette empreinte sent reconnus par
elle et, lors de la restauration, elle attire à elle ces éléments
qui répondent à sa forme, c'est-a-dire ceux qui en furent
marqués dès l'origine. De hominis opificio, c. xxvn, P. G.,
t. xliv, col. 225-228.
On trouve la même doctrine, permanence d'un type
dans l'âme, dans le De anima et resurreclione, P. G.,
t. xlvi, col. 73-80, 145 sq. ; et dans le discours De mor-
tuis, id., col. 532-536. On notera que Grégoire rejette la
préexistence des âmes et leur inclusion dans un corps
en punition de péchés antérieurs, De anima et resur.,
col. 125. C'est l'existence de ce type qui, pour Grégoire,
explique la permanence ou mieux la réapparition des
éléments emportés par le tourbillon vital.
Par là s'explique aussi que la résurrection, tout en
maintenant l'identité du corps, sera pour nous la res-
titution dans l'état primitif que nous a fait perdre le
péché d'Adam : <xvâ<7Taai.ç êcmv y) elç to c.pyaïov tîjç
cpûasoç T)[zwv àrtoxaTà<TTaaiç. Dès lors doit être exclu
des corps ressuscites tout ce qui est conséquence du
péché : mort, infirmités, difformités, maladies, bles-
sures, faiblesse, vieillesse et même différence des âges.
Ainsi, sans cesser d'être elle-même, éauTr)voûxà<pû)aiv,
la nature humaine passera à un état supérieur, spiri-
tuel et impassible, eîç 7rv£U(i.aTix7)v riva xal àntxQr] xa-
TâcfTacFi.v, indépendant de la quantité de matière qui
sera successivement entrée en composition du corps
sur cette terre. Col. 148 sq.
On ne peut nier que cette explication du type indi-
viduel inhérent à l'âme et dégagée de toute compro-
mission avec la doctrine reprochée à Origène de la
préexistence des âmes, ne constitue un progrès doctri-
nal appréciable et un substantiel apport pour l'expli-
cation rationnelle de la résurrection.
c) Didyme. — Quelles que soient les difficultés que
présente l'eschatologie de Didyme l'Aveugle, sa foi en
la résurrection future des corps est inattaquable.
Didyme apporte comme preuve de cette croyance la
vision d'Ézéchiel, De Trinilale, 1. Il, c. vu, n. 1, P. G.,
t. xxxix, col. 561 , et aussi l'enseignement de saint Paul
dans la Ire aux Corinthiens, cf. S. Jérôme, Episl., c.xix,
n. 5, P. L., t. xxii, col. 968-970. Didyme insiste avec
force sur le fait que le corps ressuscité ne sera pas un
corps matériel, mais un corps céleste, ocôjxa oùpàviov,
un corps spirituel, incorruptible. In //am ad Cor.,
fragm., P. G., t. xxxix, col. 1704; In Jud., id., col.
1818. Cf. Bardy, Didyme l'Aveugle, Paris, 1910, p. 163.
Le corps céleste, opposé par Didyme au corps ter-
restre, animal, n'implique pas un changement de corps
mais une simple transformation : « La vie ne détruira
pas notre tabernacle lorsque nous revêtirons l'immor-
talité, mais elle l'absorbera, en lui communiquant une
qualité supérieure à celle que nous possédons en
cette vie mortelle. » In //«m ad Cor., c. v, t. 2, id.,
col. 1704.
d) Cette transformation d'ordre spirituel et surna-
turel qu'imprimera la résurrection au corps humain,
d'autres Pères l'appliquent au corps du Christ ressus-
cité et apparaissant aux hommes lors de la parousie :
ce corps glorieux, ce ne seront plus la chair corruptible,
les os et le sang, tels qu'ils existent présentement dans
la nature humaine, cf. Eusèbe de Césaréc, Episl. ad
Conslantiam Augustam, P. G., t. xxiv, col. 653, et Gré-
goire de Nazianze, Oral., xi., n. 45, P. G., t. xxxvi,
col. 424, tous deux accueillis par le IIe concile de Nicée,
Actio vi, Mansi, Concil., t. xm, col. 313-317 et 336.
Ce n'est pas pour autant nier l'identité du corps res-
suscité.
Enfin, dans son Apologie pour Origène, Pamphile
n'omet pas de signaler le commentaire du psaume i, où
précisément l'identité du corps ressuscité est expliquée
par l'identité de l'sTSoç. Pamphile ne paraît pas consi-
dérer cette explication comme contraire au dogme,
qu'il affirme simultanément plus de dix fois à l'aide de
textes d'Origène. Apologia, vu, P. G., t. xvn, col. 598 :
cf. 594-601.
7° Les Pères syriaques. — 1. La Didascalie des
Apôtres dans sa version syriaque, contient une profes-
sion de foi explicite en la résurrection. « Dieu nous res-
suscitera des morts tout à fait en cette forme que nous
avons présentement, mais aussi avec la gloire immense
de la vie éternelle, en laquelle rien ne nous fera défaut.
Même si nous avons été jetés au fond de la mer, ou si
nos cendres ont été dispersées comme les plumes aux
vents, nous demeurons encore en ce monde et tout ce
monde est entre les mains de Dieu. » L. V, c. vu, édit.
F. Nau, p. 248. Cf. Constitutions apostoliques, 1. Y,
c. vu, n. 19, édit. Funk, t. i, p. 259. Suivent les autori-
tés scripturaires invoquées pour prouver le fait de la
résurrection, Dan., xn, 2, 3; Ez., xxxvn, 1-14; Is.,
xxvi, 18-19. Nous retrouvons ici le symbole du phénix
renaissant de ses cendres.
2. Aphraate confesse la foi catholique en la résurrec-
tion des corps, à la fin du monde, lorsque les âmes se
réveilleront de leur sommeil. Demonstraliones, xxn,
n. 17; cf. vin, n. 20, Pal. Syr., t. i, p. 1023, 398. La
résurrection des justes doit les diriger vers la vie éter-
nelle; la résurrection des impies les livrera à la mort
éternelle. Id.. p. 1023.
Mais Aphraate ne s'en tient pas à cette affirmation
générale; il aborde dans la Démonstration, vin, n. '.i.
l'explication rationnelle du dogme. C'est à l'analogie
de la semence qu'il demande cette explication, mais
d'une semence qui contient un type particulier dont
elle ne saurait se départir :
■ Apprends, insensé, que chaque semence revêt un corps
qui lui est propre. Jamais, après avoir semé du froment, tu
ne moissonneras de l'orge; jamais tu ne planteras de la
vigne pour produire des figues : tous les végétaux croissent
selon leur nature propre. Ainsi le corps qui est tombé en
terre, ressuscite de même. Sur la corruption et la dissolu-
tion du corps, apprends, par la parabole de la semence,
qu'il en est de même de la semence, qui tombe en terre,
pourrit, se corrompt et, de la corruption même, croît.
germe et fructifie. Et de même que la terre inculte, où n'est
tombée aucune semence, ne fructifie pas, quoiqu'elle
absorbe toutes les pluies, ainsi du sépulcre où nul mort
n'aura été déposé, nul ne surgira au jour de la résurrection
des morts, quels que soient les appels de la trompette. Mais
si, comme on l'affirme, les âmes des justes montent au ciel
et revêtent un corps céleste, elles seront au ciel, avec leurs
corps... Ce n'est pas un corps céleste qui descendra dans le
sépulcre pour en ressortir. ■ Trad. A. d'Alès, op. cit., col. 999.
P. S., t. i, p. 363-366.
Les deux derniers membres de phrase réfutent l'as-
sertion qui prête un corps céleste aux hommes devant
ressusciter. C'est avec son propre corps, celui qui a été
mis au tombeau, que l'âme se présentera au jugement
dernier. L'analogie du germe s'accorde, dans la pensée
d' Aphraate, avec l'intervention divine : « Dieu, au
commencement, créant l'homme, l'a formé de la terre
et lui a donné vie. Si donc il a pu faire que l'homme
existe en le tirant du néant, combien lui sera-t-il plus
facile de le faire sortir de terre, à l'instar d'une
semence! » Id., n. 6, p. 370.
3. Saint Éphrem confesse, lui aussi, le dogme de la
résurrection. « Sous la terre, dit-il, sont les cadavres et
les corps de ceux qu'on a ensevelis, et au ciel sont les
justes. Ces deux lieux conservent les dépôts des hom-
mes. Aussi la terre et le ciel clameraient, si les justes
2 539
RÉSURRECTION LES PÈRES LATINS
2540
étaient frustres de la récompense de leur résurrection. »
Carmina nisibena, lxxiii. édit. Bickell, p. 222. Dans
le sermon pour le deuxième dimanche de l'Avent, il
fait une allusion à l'objection que nous avons déjà
rencontrée tant de fois, et il la résout par la simple affir-
mation de la résurrection : « Le Grand Roi comman-
dera et aussitôt avec tremblement la terre s'empressera
de rendre ses morts... Ceux qu'une bête féroce aura
enlevés ou un poisson dévorés ou un oiseau dépecés,
en un clin d'reil seront là et il n'y manquera pas un
cheveu ». Opéra, édit. Assemani, t. Il, Rome, 1743,
p. 213. L'explication du germe n'est pas inconnue
d'Éphrem; mais il lui donne une forme nouvelle. Les
morts sont comparés à des œufs que les ignorants
croient sans vie; ils ne sont pas morts pour la mère qui
les couve. Ceux qui n'ont pas la foi croient que les
corps ensevelis n'ont plus de vie: mais, en réalité, dans
le sépulcre, ils vivent pour celui pour qui toutes choses
vivent (cf. Luc, xx, 38). Serm. adv. hœr., lu, ibid.,
p. 552.
8° La tradition chez les Pères latins, à partir du
ZTe siècle. — 1. Avant saint Augustin. — Tout comme
la tradition orientale, la tradition latine est très ferme
sur trois points : le fait de la résurrection, l'universalité
de cette résurrection et l'identité des corps ressuscites.
En dehors de ces assertions fondamentales, nous ne
trouvons que les analogies déjà connues et de simples
ébauches d'explication.
Saint Hilaire enseigne la résurrection universelle,
des bons comme des impies, au moment de la parousie.
In Mallh., c. xx, n. 10; In ps. lxii, 3, P. L., t. ix,
col. 1032, 402. L'universalité de la résurrection est
fondée sur l'universalité de la rédemption : cum omnis
■caro redempta si! in Chrislo, ut resurgat. In Ps. LV, 7,
col. 3G0. La résurrection sera toutefois différente pour
les justes et pour les pécheurs. Pour les pécheurs, il ne
saurait être question de cette demutalio qui ferait de
leurs corps des corps glorieux : leurs corps seront sans
consistance, comme la poussière ou comme l'eau. Les
impies ne ressusciteront que pour être confondus et
punis éternellement. In Ps. lu, 16 sq.; i.iv, 14; r.v,
7-9; lxix, 3; In Malth., c. v, n. 12, P. L., t. ix, col. 334,
354, 360-361, 491, 948-949. En ce qui concerne les élus,
leurs corps seront transformés. Mais en quoi consistera
cette transformation glorieuse? En certains textes,
saint Hilaire semble se laisser emporter par des for-
mules oratoires : non seulement les corps des élus
deviendraient incorruptibles, immuables, mais ils
seraient spirituels, semblables aux anges, car les élus
sont comme des dieux en qui la forme divine a absorbe
la chair terrestre, cum incorruptio corruplionem et
œlernitas infirmilalem et forma Dei formam terreuse car-
nis absorpseril. In Ps. r, n. 13;cf. lxvii,x\. 35, LXVUI,
n. 31, CXX, n. 14, CXXX7, n. h;cxvm, lit. m, n. 3;
/// Matth., c. n, n. 29; xxxin, n. 4, P. L.,t. ix, col. 258,
16*, 489, 660, 770, 518, 978, 1074. Ces affirmations
toutefois ne semblent pas impliquer un réel anéantisse-
ment de la matière en Dieu, car ailleurs, Hilaire affirme
explicitement la permanence de la matière dans les
•corps ressuscites, nonobstant la transformation glo-
rieuse. Avant et après la résurrection, ils sont substan-
tiellement identiques. Nous retrouvons, à cet égard,
transposées en latin, les formules que nous avons ren-
contrées elle/, saint Cyrille de Jérusalem et saint Am-
philoque : « Dieu réparera les corps anéantis, en se ser-
vant, non (l'une autre matière, mais de l'ancienne
matière qui fut celle de leur origine, en y ajoutant la
beauté dont il lui plaira de les décorer, de sorte que la
résurrection des corps corruptibles dans la gloire de
l'incorruptibilité ne se fera pas par la destruction de
leur nature, mais par un changement dans leur manière
d'èlre, ut corruplibilium corporum in incorruptionis
gloriam resurrcclio non interitu naturam périmai, sed
qualilalis conditione demulct. Ce n'est pas un corps autre.
bien qu'il ressuscite en autre condition, selon la parole
de l'Apôtre : seminatur in corruplela, resurget in incor-
ruplione, etc. Il y a donc changement, il n'y a pas des-
truction, fil demutalio, sed non afjertur abolilio. Et le
corps qui a été, en devenant ce qu'il n'était pas, ne
perd pas son origine, il ne fait qu'acquérir un honneur. »
In Ps. ii, 41 ; cf. LV, 12, P. L., t. ix, col. 285, 362.
Quant à expliquer comment sera possible cette res-
tauration des mêmes corps, Hilaire ne cherche pas
d'autre réponse que celle que nous avons déjà si sou-
vent rencontrée : Celui qui, au début, a pu former ces
mêmes corps, saura bien les reformer au dernier jour.
In Malth., x, 20, col. 974; In Ps. lxiii, 9; cxxu, 5,
col. 411, 670.
Hilaire admet que les corps ressuscites auront la
stature de l'homme parfait. Mais demander quelle en
sera la forme, quel en sera le sexe, grâce à quels ali-
ments ils demeureront éternels, ce sont là questions
non "seulement oiseuses, mais injurieuses pour Dieu,
dont la puissance et la providence sont sans bornes.
In Matth., v, 8-10; xxm, 3-4, col. 946 sq., 1045.
Zenon de Vérone n'a pas une doctrine autre que celle
d' Hilaire. La résurrection est pour tous, justes et
impies. Tracl., 1. I, tr. xvi, n. 1, P. L., t. xi, col. 371.
Pour expliquer la réalité et l'identité des corps, Zenon
se sert, lui aussi, de la comparaison du phénix, n. 9,
col. 381. C'est « du secret de la nature » que les morts
reprendront ce qu'ils avaient autrefois en propre, ex
illo naturie secrelo produci quales fuerinl pro sua quique
qualilale suscepli. Id., n. 7, col. 379. C'est dans ce secret
de la nature que sont déposés les éléments de ce qui
meurt. Id., n. 4, col. 377. Bien plus, « il n'y a aucun
doute qu'en nos corps, dispersés par la loi de la mort,
ce n'est ni la substance, ni l'image qui disparaissent,
mais la destruction affecte seulement les éléments inu-
tiles, le changement ce qui est consumé », n. 14,
col. 385. Phrase obscure, dans laquelle il est difficile de
saisir un sens bien précis.
Saint Jérôme n'a pas toujours, dans la question de la
résurrection des corps, tenu la même position. Sa théo-
logie est influencée par les préoccupations origénistes
ou antiorigénistes. Avant l'année 394, il est enthou-
siaste d'Origènc et il admet, en exagérant peut-être
même la pensée d'Origène, la disparition des corps
matériels à la résurrection des élus, ceux-ci devenant
tout spirituels, les sexes eux-mêmes disparaissant. In
Episl. ad Eph., v, 29, P. L., t. xxvi, col. 533; Adv.
Jovinianum, 1. I, c. xxxvi, t. xxm, col. 261. Après 394,
condamnant toutes les doctrines origénistes à l'excep-
tion de quelques thèses miséricordieuses, il affirme
l'identité du corps ressuscité avec le corps actuel : « Les
morts sortiront de leurs tombeaux, comme de jeunes
mulets libérés de leurs liens... Leurs ossements se lève-
ront comme le soleil. Toute chair viendra en présence
du Seigneur, et Dieu commandera aux poissons de la
mer et ils rendront les ossements qu'ils avaient dévorés
et les jointures se rapprocheront et les os se souderont
entre eux; et ceux qui dormaient dans la poussière de
la terre ressusciteront, les uns pour la vie éternelle, les
autres pour l'opprobre et la confusion éternelle. C'est
ce qui est mort dans l'homme, qui sera vivifié. » Con-
tra Joanncm hieros., n. 33, t. xxm, col. 385. Cf. n. 25 sq.,
col. 375. Cependant les corps glorifiés, sans perdre leur
substance, seront spiritualisés et ressembleront en
quelque façon aux anges. In Isaïam, 1. XVI, c. lvtii,
\ 1 I, t. xxiv, col. 575.
Saint Jérôme s'est préoccupé de concilier le flux sans
cesse renaissant des éléments du corps humain avec le
lait de l'identité du corps ressuscité et du corps actuel-
lement en vie. Paudra-t-il dire, puisque nous changeons
chaque jour, (pie nous revêtirons autant île personna-
lités diverses que nous aurons éprouvé de change-
2541
RÉSURRECTION. LES PÈRES LATINS
254 2
ments? « J'étais autre à dix ans, écrit-il, autre à trente,
autre à cinquante, et autre aujourd'hui que mes che-
veux sont tout blancs. Mais, conformément aux tradi-
tions des Eglises et à l'enseignement de saint Paul, il
faut répondre que nous ressusciterons tous à l'état
d'hommes parfaits et dans la plénitude de l'âge du
Christ .» EpisL, cvm, n. 24, P. L., t. xxn, col. 902.
Nous avons vu ailleurs, voir Purgatoire, col. 1216,
que saint Ambroise admettait plusieurs résurrections.
Mois la première seule est la résurrection des corps à
la fin du monde, les autres n'étant que des résurrections
spirituelles, désignant l'entrée des élus au ciel ou la fin
de leurs purifications. La véritable résurrection, la
résurrection des corps, se présente, chez Ambroise,
sous de multiples affirmations. Elle sera pour tous,
justes et impies, la justice de Dieu l'exigeant, puisque
le corps a sa part des actions de l'âme. De excessu jra-
irissui Sattjri, 1. II, n. 88, P. L., t. xvi (1843), col. 1340.
Elle implique l'identité du sujet qui est mort et qui
reçoit une vie nouvelle. Id., n. 68, 77, col. 1334, 1337.
Le terme seul de résurrection indique qu'il en doit être
ainsi, heec est enim resurrectio... ut, quod cecidil, hoc
resurgat; quod mortuam fueril, reviviscat. Id., n. 87,
col. 1340. Enfin, dans la résurrection des élus, le corps
subira une transformation, une spiritualisation, qui
devra cependant respecter la réalité matérielle du
corps : immulabunlur justi in incorruplionem, nuinenle
corporis veritale. In Ps. i, n. 51 ; In Lucam, 1. X,
n. 168, 170; cf. 1. VII, n. 94, t. xiv, col. 949; t. xv,
col. 1846, 1846, 1723. On trouve esquissée l'analogie
de la semence et indiqué le recours à la puissance divine
pour expliquer la résurrection des corps. De excessu...,
1. II, n. 60-64, t. xvi, col. 1332-1333.
2. Le dogme de la résurrection chez saint Augustin. —
Pendant quelque temps, Augustin avait admis l'erreur
du millénarisme. Cf. De civilale Dei, 1. XX, c. vu, n. 4,
P. L., t. xli, col. 669; cf. Serm., ceux, n. 2, t. xxxvm,
col. 1197. Mais il repoussa plus tard cette doctrine et,
pour lui enlever son meilleur point d'appui, présenta
dans le livre XX De civilateDei, une explication allégo-
rique de la vision de Patmos. La première résurrection
serait la rédemption et l'appel à la vie chrétienne; le
règne de Jésus-Christ et de ses saints n'est autre que
l'Eglise et son apostolat ici-bas; les mille ans sont ou
bien les mille dernières années qui précéderont le juge-
ment ou mieux la durée totale de l'Église terrestre. De
civ. Dei, 1. XX, c. vi, n. 1, 2; c. vu, n. 2; c. ix, n. 1,
t. xli, col. 665, 606, 668, 672.
Ainsi donc, la résurrection de la chair se produira à
la fin du monde. On peut dire qu'elle apparaît chez
Augustin comme l'un des dogmes qui préoccupait alors
vivement les esprits et donnait lieu à des questions bien
étranges et môme grossières. Augustin en a traité sur-
tout dans les Serm., cc.ci.xi et ccclxii, t. xxxix,
col. 1599 et 1611, dans VEnchiridion, c. lxxxiv-xcii,
t. xl, col. 272-275, et dans le De civilate Dei, 1. XXII,
c. V, XM-XXIX.
a) Tout d'abord, saint Augustin confesse comme un
dogme de la foi chrétienne le fait de la résurrection uni-
verselle, à la fin des temps : « Un chrétien, dit-il, ne
doit pas douter le moins du monde que la chair de tous
les hommes, de ceux qui sont nés et de ceux qui naî-
tront, de tous ceux qui sont morts et de tous ceux qui
mourront, ne ressuscite un jour. » Enchir., lxxxiv,
t. xl, col. 272; cf. lxxxv-lxxxvii; cf. Serm., ccxli,
n. 1, t. xxx vm, col. 1133 : » La résurrection des morts
est la croyance propre des chrétiens. » Toutefois, Au-
gustin hésite, à propos de I Thess., iv, 14-16, pour le
cas des derniers survivants; s'ils ne meurent pas, ils
n'auront pas à ressusciter. Il incline toutefois à penser
que, par le péché originel, tous les hommes sont
condamnés à la mort. De octo Dulc. quœsl., q. in, n. 3,
vellem hinc audire doctiores...; n. 4-6, t. xl, col. 159-
161. Cf. EpisL, cxcin, n. 9-13, t. xxxm, col. 872-874.
b) Quoi qu'il en soit, les corps ressuscites seront
identiques aux corps possédés sur cette terre. Dans son
sermon cclxiv, n. 6, Augustin explique que, même dans
les élus dont le corps sera « transformé », l'identité sera
sauvegardée : « La chair ressuscitera, mais que devient-
elle? Elle est changée, elle devient elle-même corps
céleste et angélique. Eh! quoi, les anges auraient-ils
des corps? Voici la différence : cette chair qui ressus-
cite, c'est la même qui est ensevelie, qui meurt, c'est
cette chair qui se voit, qui se touche, qui a besoin de
manger et de boire pour subsister, cette chair qui est
malade, qui endure la souffrance; c'est donc cette
même chair qui ressuscitera, chez les impies en vue des
peines éternelles, chez les justes, pour être transfor-
mée. Et quand sera faite cette transformation,
qu'arrivera-t-il? C'est alors que le corps sera appelé
céleste et non plus chair mortelle ». T. xxxvm,
col. 1217; cf. Serm., cclvi, n. 2, col. 1192; Enchir.,
c. lxxxix, t. xl, col. 273.
Nonobstant cette identité, tous les corps sans dis-
tinction revêtiront l'incorruptibilité, aussi bien les
damnés que les élus. Chez les damnés, l'incorruptibilité
empêchera le feu de consumer les corps. Serm., ci i.\ i.
Inc. cit.; Enchir., c. XCII, col. 274. Chez les élus, cette
incorruptibilité se doublera de la transformation spiri-
tuelle dont il vient d'être parlé et qui leur communi-
quera les qualités des corps glorieux. Voir ce mot.
t. m, col. 1896.
c) La restitution des corps dans leur intégrité sera
due à la puissance divine : « A Dieu ne plaise que, pour
ressusciter les corps et leur rendre la vie, la toute-puis-
sance du Créateur ne puisse rappeler les éléments
détruits par les bêtes ou par le feu ou réduits en pous-
sière et en cendre, ou dissous dans les liquides ou
répandus dans les airs... » De civ. Dei, 1. XXII, c. xx,
n. 1, t. xli, col. 782. Cependant Augustin nous laisse
entendre que la répartition des éléments matériels
importe beaucoup moins à l'intégrité du corps ressus-
cité, que la disposition générale : « Si une statue d'un
inétal fusible était liquéfiée par la chaleur, ou si elle
était broyée en poussière ou mélangée dans une autre
masse, et que l'artiste voulût de nouveau la reconstituer
avec la même quantité de matière, il n'importerait pas
à son intégrité quelles parcelles de matière seraient
rendues à tel membre de la statue, si cependant tout ce
qui lui appartenait était repris pour lui être rendu.
C'est ainsi que Dieu, artisan admirable et ineffable,
nous rendra notre chair, avec une célérité admirable
et ineffable, clans tout ce qui la constituait.
« Qu'importe à sa réintégration complète que les che-
veux redeviennent cheveux et les ongles redeviennent
ongles, ou que les éléments qui les constituaient soient
changés en chair ou en d'autres parties, dès lors que la
providence de l'artiste veille à ce que rien d'indécent
ne se produise. » Enchir., c. lxxxix, col. 273.
Cette comparaison du moule fait songer à l'elSoç
-/apaxTT,ptÇov d'Origène et l'indilTérence des éléments
matériels relativement à la reconstitution future des
corps ressuscites parait entr'ouvrir la porte à des
conceptions moins rigides que l'identité strictement
matérielle.
d) En plus de l'identité, il y aura, dans les corps
ressuscites, une intégrité parfaite, dégagée de toute
défectuosité. Au sens littéral de Luc, xxi, 8, nous ne
perdrons aucun des cheveux de notre tête; il n'y aura
que les choses laides et disproportionnées qui disparaî-
tront. Toutes les parties essentielles, tous les organes,
même ceux de la génération, nous seront conservés. De
civ. Dei, 1. XXII, c. xix; cf. c. xiv, t. xli, col. 780, 777.
Les infirmités seront supprimées. Enchir., c. lxxxix,
col. 273. Saint Jérôme, en vertu du principe que tous
doivent ressusciter à l'âge parfait du Christ, voir ci-
2543
RÉSURRECTION. LES INSTITUTIONS
2544
dessus, col. 2541, en déduisait que les petits enfants
ressusciteraient avec des corps doués du développe-
ment physique auquel la nature les destinait, mais
dont les avait privés une mort prématurée. Augustin
penche vers le même sentiment, sans oser cependant
se prononcer. Serm., ccxlii, n. 3, 4, 5, t. xxxvm,
col. 1140 : De civ. Dei, 1. XXII, c. xiv, t. xli,
col. 776-777; cf. xx, n. 1, col. 782. Le cas des fœtus et
des monstres est examiné, en même sens, dans YEn-
chiridion, c. lxxxv, i.xxxvi, lxxxvii, t. xl, col. 272.
e) Les corps des élus seront transformés et devien-
dront, selon la parole de l'Apôtre, en quelque sorte
spirituels. On retrouve ici une pensée chère à Origène,
dont Augustin, semble-t-il, développe le thème en
s' efforçant peut-être d'en corriger quelques expressions
exagérées : « De même que l'esprit, quand il est tombé
sous l'esclavage de la chair, mérite d'être appelé char-
nel, de même le corps mérite à bon droit d'être nommé
spirituel, lorsqu'il obéit parfaitement à l'esprit. Ce
n'est pas certes qu'il soit changé en une substance spi-
lituelle, comme quelques-uns l'ont prétendu sur cette
parole de l'Apôtre : « c'est un corps spirituel qui se
lèvera »; c'est qu'il obéira avec une promptitude et une
facilité merveilleuse à la volonté de l'esprit jusqu'à lui
être complètement uni par les indissolubles liens de
l'immortalité bienheureuse. Il n'éprouvera plus lien
alors de ses souffrances, de ses infirmités, de ses len-
teurs actuelles. Il sera incomparablement supérieur,
non seulement à ce que nous le voyons dans la santé la
plus florissante, mais encore à ce qu'il était dansl'ori-
rigne, avant qu'il eût été flétri par le péché. » De civ.
Dei, 1. XIII, c. xx, t. xli, col. 303.
() Enfin saint Augustin s'efforce de venger le
dogme de la résurrection des attaques dont il est l'objet
de la part de l'incrédulité. Il s'appuie sur le fait de la
résurrection de Jésus-Christ, modèle et gage de la nôtre,
et sur le miracle que la foi en cette résurrection établit
dans le monde, De civ. Dei, 1. XXII, c. v, col. 756;
sur la création et aussi sur les merveilles de la nature,
non moins mystérieuse que la résurrection. Episl., cn,
q. i, n. 5, t. xxxm, col. 372. Sur ce sujet, il n'apporte
donc aucune donnée bien neuve.
3. Après saint Augustin. — La tradition latine, après
saint Augustin, piétine et se répète constamment. Nous
n'indiquerons la plupart du temps que les textes aux-
quels on pourra se référer.
Saint Prosper d'Aquitaine, Sentent., 1. I, ccxvi,
P. L., t. li, col. 457; cf. S. Augustin, In Ps. lxii,
n. 6, P. L., t. xxxvi, col. 751; Gennade, Liber eccl.
dogm., P. L., t. LVin, col. 982; S. Léon le Grand, dont
les paroles relatives à la résurrection du Christ peuvent,
quant à l'identité des corps et à la transformation de
la chair, s'appliquer à notre résurrection, Serm., lxv,
c. iv, P. L., t. liv, col. 363; cf. Serm., lxxi, c. iv,
col. 388; lxvi, c. m, col. 360; S. Pierre Chrysologue,
Serm., lxii, clxxvi, t. lu, col. 375, 664; le poète Pru-
dence, Calhemerinon, m, t. lix, col. 810; S. Paulin de
Noie, Carm., xxxiv, vers 150 sq., t. lxi, col. 679;
S. Fulgence de Ruspe, De Trinilate, c. xm, t. lxv,
col. 508; Denys le Petit, Libri de crealione hominis (de
saint Grégoire de Nysse) interprelalio, c. xxvii, xxvm,
t. lxvii, col. 393-395; cf. P. G., t. xliv, col. 214 sq.;
S. Grégoire de Tours, qui proclame facile à Dieu de res-
susciter à la vie les éléments même dispersés et absor-
bés. Mon. Germ. hisl., Script, rerum Merov., t. i,
p. 419-423.
Saint Grégoire le Grand mérite une mention un peu
plus spéciale. Le patriarche de Constantinople, Euty-
chius, avait plus ou moins déformé le dogme de la
résurrection. Si l'on en croit le récit de saint Gré-
goire, Moralium, 1. XIV, c. lvi-lviii, P. L., t. lx.w,
col. 1077 sq., Eutychius, s'appuyant sur I Cor., xv, 50,
refusait aux corps ressuscites une chair palpable, les
corps glorieux devant être, à son avis, spiritualisés et
inaccessibles au toucher. C'était, en somme, une expli-
cation défectueuse de la qualité de subtilité. Cette
idée devait être partagée par d'autres en Orient, car
nous lisons dans la vie d'Eutychius par Eustrate, c. ix,
de vifs reproches à l'adresse des accusateurs du pa-
triarche, P. G., t. lxxxvi b, col. 2373, 2376. Saint
Anastase d'Antioche lui-même, très ami de saint Gré-
goire le Grand, n'hésite pas à écrire, à propos du Christ
ressuscité : «... Son corps demeura, non sa chair; non
pas que la substance qui en est le sujet eût disparu,
mais parce qu'elle a été transformée par la gloire. »
De resurreclione Christi, n. 7, P. G., t. lxxxix, col. 1359.
On trouve des expressions analogues chez Anastase le
Sinaïte, Vise dux, P. G., t. lxxxix, col. 73, et chez
saint Isidore de Péluse, qui appelle les corps ressusci-
tes, corps éthérés et spirituels, ou encore sans pesanteur
(odOépia), Episl., 1. II, xliii; 1. III, lxxvii, P. G.,
t. lxxviii, col. 485, 785. Saint Grégoire, dans sa contro-
verse avec Euthymius, rejette ce que de telles concep-
tions ont d'exagéré. Il fait appel à la prophétie d'Ézé-
chiel, aux autres autorités scripturaires, à l'argument
tiré des Pères, aux analogies que présente la nature.
Moralium, 1. XIV, c. lv, P. L., t. lxxv, col. 1075 sq. ;
In Ezechielem homiliœ, 1. II, hom. vm, n. 6 sq.,
t. lxxvi, col. 1030-1034. A l'objection traditionnelle
des hommes dévorés par les animaux féroces, il répond
simplement : Quid mirum si possit omnipotens Deus in
illa resurreclione mortuorum carnem hominis distinguere
a carne bcsliarum, ut unus idemque pulvis et non rèsur-
gat in quantum pulvis lupi et leonis est, et lamen resur-
gai in quantum pulvis est hominis? N. 8, col. 1033. On
dit qu'Eutychius, avant sa mort, se rétracta et que,
tenant la peau de sa main, il disait à ses visiteurs : Con-
fileor quia omnes in hac carne resurgemus (Bréviaire
romain, leçon IV, second nocturne).
Nous trouvons, en Espagne, trois écrivains qui s'ins-
pirent des idées de saint Augustin touchant la résur-
rection : Taïo.évêque de Saragosse, Epist. ad Quiricum,
P. L., t. lxxx, col. 729; saint Ildefonse de Tolède, qui
s'inspire surtout de VEnchiridion, dans De cognilione
baptismi, c.lxxxiii-lxxxviii,P. L.,t.xcvi,col.l31 sq. ;
saint Julien de Tolède, qui puise surtout au De fide et
symbolo. Ce dernier attribue aux enfants, lors de la
résurrection, la stature des hommes faits. Il cite en
faveur de cette opinion, non seulement saint Augustin
(que nous avons vu hésitant), mais Julien Pomère, au
1. VII de son De anima et qualilate ejus, que nous ne
connaissons que par Isidore de Séville et le continua-
teur de Gennade. Voir ici, t. xn, col. 2537. Saint Julien
parle de la résurrection dans le Prognosticon, 1. III,
c. xiv-xxxn, P. L., t. xevi, col. 503 sq. ; l'opinion sur
les enfants au c. xx, col. 505.
Au vme siècle, saint Bède le Vénérable s'inspire
encore d'Augustin dans son exposition In Lucse evan-
gelium, 1. IV, c. xn, P. L., t. xcn, col. 488-489, et
dans l'homélie ix, In die festo Innocenlium, t. xciv,
col. 52-53.
77. LES INSTITUTIONS ET LA LITURGIE. — 1° Les
cimetières et l'inhumation des morts. — La coutume
traditionnelle dans l'Église catholique d'inhumer les
morts et de les placer dans des lieux de repos (xoiu.7)-ut;-
pia = dortoirs), atteste l'espérance en la résurrection
future. Sans doute, l'Église n'attache pas un rapport
étroit entre l'inhumation et le fait de la résurrection
future, comme s'il était nécessaire de confier ù un lieu
déterminé les corps qui, plus tard, devront en être
tirés par Dieu pour être réunis à leur âme. La résurrec-
tion des corps n'est en rien liée à l'usage de l'inhuma-
tion. Quelle que soit la théorie philosophique proposée
pour expliquer la résurrection générale à la lin du
monde, cette explication doit faire abstraction de la
façon dont le corps, qui est poussière, retourne en pous-
2545
RÉSURRECTION. LA LITURGIE
254 6
sière. Mais c'est un symbolisme admirable que représente
la cérémonie de l'inhumation, entourée de toutes les
prières de l'Église, relativement à nos espérances
futures et à la résurrection : « La mort, dans la doctrine
chrétienne, est un châtiment où sombre toute vanité
terrestre et où la chair, souillée par le péché, revient à
la poussière d'où elle a été tirée. Cependant, elle n'est
pas une destruction absolue et définitive : l'âme im-
mortelle est inaccessible aux atteintes du trépas et le
cadavre lui-même est réservé à la résurrection future...
Quelle signification mystérieuse de nos espérances que
ce dortoir, selon l'expression si douce cçéée par le
christianisme, où le fidèle sommeille, se reposant de sa
journée, dans l'attente du réveil, eos qui dormicrunl;
requiescanl a laboribus, IThess.,iv, 11 ; Apoc, xiv, 13;
ce champ bénit auquel l'Église a confié une semence
mortelle qui doit germer à l'immortalité, seminatur in
corruplione, surget in incorruptione. I Cor., xv, 42. »
J. Besson, art. Incinération, dans le Dict. apol. de la
foi cath., t. ii, col. 633-634.
L'espérance de la résurrection est elle-même parfois
gravée dans l'inscription funéraire. Le mot, y.oi\rr\rr\-
ptov, déjà par lui-même si expressif, se double parfois
de l'apposition, ëwç àvaoTâaewç, la tombe est un dor-
toir jusqu'au jour de la résurrection, Épilaphe de Thes-
salonique, voir art. Achaïe, dans le Dict. d'archéologie
chrél., t. i, col. 1340. Voir ici même d'autres exemples,
art. Épigraphie chrétienne, t. v, col. 341-342.
Le symbolisme de la résurrection future est une des
raisons qui motivent, dans la discipline de l'Église,
l'interdiction de la pratique de la crémation des corps.
Voir ce mot, t. ni, col. 2310 sq.
2° Le culte des reliques. — Le culte des reliques est
aussi une institution qui plaide en faveur du dogme de
la résurrection. Voici la formule précise et achevée
qu'en donne saint Thomas d'Aquin : « Il est manifeste
que nous devons avoir de la vénération pour les saints
de Dieu, qui sont les membres du Christ, les fils et les
amis de Dieu, et nos intercesseurs auprès de lui. Nous
devons donc, en souvenir d'eux, vénérer dignement
tout ce qu'ils nous ont laissé, et principalement leurs
corps qui furent les temples et les organes du Saint-
Esprit habitant et agissant en eux et qui doivent être
configurés au corps du Christ par la gloire de la résurrec-
tion. C'est pourquoi Dieu lui-même glorifie comme il
convient leurs reliques, en opérant des miracles en leur
présence. » Sum. theol., III11, q. xxv, a. 6.
Le concile de Trente a canonisé cette doctrine dans
son décret de la xxv* session sur l'invocation, la véné-
ration et les reliques des saints et sur les images
sacrées. Si « les corps des martyrs et des autres saints
qui vivent avec le Christ doivent être vénérés par les
fidèles », c'est qu' « ils furent les membres vivants du
Christ et le temple du Saint-Esprit (cf. I Cor., m, 16;
vi, 19; II Cor., vi, 16), qui doivent par lui être ressusci-
tes à la vie éternelle et glorifiés ». Denz.-Bannw., n. 985 ;
Cavallera, Thésaurus, n. 820.
3° La liturgie. — 1. Quelques textes de liturgies an-
ciennes. — Le P. Segarra, op. cit., p. 101 sq., rapporte,
d'après le Liber ordinum, publié par dom Férotin, dans
Monum. Ecclesix liturg., t. v, 1904, plusieurs textes de
la liturgie mozarabe. Voici le début d'un office pour un
défunt, n. 43, col. 148-149 : Requiem eternam det tibi
Dominus : lux perpétua luceal tibi, elrepleal splendoribus
animam tuam, et ossa tua revirescanl de loco suo. Et
voici les prières qui suivent immédiatement : Christe
Rex, Unigenite Patris altissimi, qui es angelorum et
requics omnium in te credentium animarum, lacrimabili-
ler quesumus, ut noslras nunc pius oraliones exaudias...
Sicque animam ejus nunc splendoribus reple in regione
vivenlium ut lempore judicii, sumto corpore quod hoc
delinetur in tumulo, a te se gralulelur suscipi celesli in
regno. Ossa quoque ejus, que modo casu corruplibililalis
hoc in sepulcro jaccnt recondita, supremo examinis die
revirescentia resurganl in gloria immorlalitalis induta;
atque ab exitio morlis secunde ereptus, gaudium vite per-
pétue potialur securus, ut eleclorum numéro insertus,
ani/elorum catervis unitus rura paradisi vernanlia me-
reatur ingredi lelus...
Autre texte, tiré de la Missa generalis defunclorum,
col. 421-422 : Vere sanctus, vere benedictus es, Do-
mine Deus noster, auclor vite et conditor...; qui necessita-
lem animarum recedenlium a corporibus non interilum
voluisli esse, sed somnium, ut dissolulio dormiendi robo-
raret fiduciam resurgendi : dum in te credentium vivendi
usus non amitlilur, sed transferlur, et fidelium tuorum
mutatur vita, non tollilur. Cujus institutionem nulla di-
versilas morlis, nullum indicium indicte mortalilatis
inludit, et ila opéra tuorum digitorum perire non paleris :
ut quicquid hominum per morlis varielatcm lempus labe-
feccrit, aura discerpserit, terra obsorbuerit, pulvis invol-
verit, gurgis inmerscril, piscis exesseril, vel quicquid in
vetustissimum mare fuerit redaclum, le jubenle, terra
redivivum restituât, induatque incorruptionem, deposita
corruplione... Ces textes sont du vie siècle environ.
Mais voici quelques autres témoignages. Dans la des-
cription de la messe gallicane, les lettres dites de saint
Germain de Paris s'expriment ainsi à propos de la lec-
ture des diptyques : Nomina defunctorum ideo hora illa
recitantur (avant le baiser de paix et la préface, après
l'oblation) qua pallium tollilur, quia lune eril rcsurreclio
mortuorum quando advenienle Christo cœlum sicut liber
plicabilur, P. L., t. lxxii, col. 93. Cf. Duchesne, Ori-
gines du culte, p. 211-213. — Dans une collecte, post
nomina recitala, extraite du recueil de Mone, Lalei-
nische und griechische Messen, Francfort-sur-le-Mein,
1850, p. 17, nous lisons : Recitala nomina Dominus bene-
dicat et accepta sil Domino ut hujus oblatio, nostrisque
prœcebus inlercessio sufjragelur, spirilibus quoque karo-
rum nostrorum lœtis sedibus conquiescant, et primi resur-
rectionis gaudia consequantur. Per D. N. etc.
Dans la messe celtique, le texte de la préface, tel du
moins que le donne le Missel de Sloive, est une confes-
sion de la Trinité : le prêtre invoque Dieu... per quem
salus mundi, per quem vita hominum, per quem resur-
rectio mortuorum, per quem majestatem tuam laudanl
angsli, etc. Voir ici, t. x, col. 1382.
Dans les messes orientales, l'épiclèse se termine ordi-
nairement par une allusion au jugement dernier, le pain
et le vin eucharisties devant nous obtenir à ce moment
« la sanctification des âmes et des corps ». Voir ici
Épiclèse eucharistique, t. v, col. 195, 196, 205, 206.
Mais le rite persan, à la fin de la lecture des diptyques,
comporte ce vœu : Veniat, Domine, Spiritus tuus sanc-
tus et requiescat super oblalionem hanc seroorum tuorum,
eamque benedicat et sanctificet, ut sil nobis Domine, ad
propitialionem deliclorum et remissionem peccalorum,
spemque magnam resurrectionis a morluis et ad vilam
novam in regno cœlorum... (trad. Renaudot). Voir ici,
Orientale (Messe), t. xi, col. 1458.
2. La liturgie romaine actuelle. — C'est principale-
ment dans l'office des défunts que la liturgie romaine
fait allusion aux espérances chrétiennes de la résurrec-
tion future. Dans les différentes messes pro defunclis,
elle a rassemblé les textes scripturaires les plus conso-
lants à cet égard. L'épître de la messe pour la commé-
moraison de tous les défunts est empruntée à I Cor.,
xv; l'évangile est tiré de Joa., v. La messe d'enterre-
ment a pour épître I Thess., iv, 13 sq., et l'évangile
retrace la scène touchante entre Jésus et Marthe, avant
la résurrection de Lazare, Joa., xi, 21-27. La messe
d'anniversaire relate l'histoire des Machabées, nisi
enim eos, qui cecideranl, resurrecturos speraret, II Mac,
xii, 42-46, et, à l'évangile, rappelle la promesse du
Christ : hxc est voluntas Palris ut omnis qui videt Filium
et crédit in eum, habeat vilam œlernam, et ego resusci-
2547
RESURRECTION. SPECULATION THÉOLOGIOUE
2548
labo eum in novissimo die, et la promesse de la résurrec-
tion est répétée, comme un refrain, à trois reprises,
Joa., vi, 39, 44, 55. La promesse, reprise au f. 55, a
pour gage l'eucharistie, gage de la vie éternelle et, pour
cette raison, forme la conclusion de l'évangile de la
messe quotidienne, dont l'épître se contente de redire,
avec l'auteur de l'Apocalypse, xiv, 13, le bonheur de
ceux qui sont morts dans le Seigneur : ils ont conquis le
repos.
La prose Dics iras débute par la scène du jugement
et de la résurrection générale :
Tuba mirum spargens sonum
Per sepulcra regionum,
Coget omnes antc thronum.
Mors stupebit et natura,
Cum resurget creatura,
Judicantï reaponsura...
L'oraison commune pro uno dejuncto exprime nette-
ment l'espoir d'une résurrection glorieuse, ul in resur-
reclionis gloria, inler sanctos el eleclos luos resuscitatus
rcspirel.
L'office lui-même est rempli de la pensée de la résur-
rection. A matines, les répons 1 et 2, du premier noc-
turne, attestent la croyance à la résurrection, le. premier
emprunté à Job, xix, 25-27, le second rappelant la
résurrection de Lazare. Le. texte de Job revient, au
troisième nocturne, dans la leçon vm. Nous avons dit
plus haut, voir col. 2505, que le sens littéral de ce pas-
sage ne suggérait pas l'idée de la résurrection générale à
la fin des temps. Mais le sens dogmatique que la litur-
gie lui a accordé ici à la suite de nombreux Pères lui
confère, au point de vue de l'enseignement tradition-
nel, une valeur indiscutable en faveur du dogme de la
résurrection. Voir Ami du Clergé, 1926, p. 802. Les
laudes débutent par cette antienne où se manifeste
l'espérance chrétienne : Exsultabunl Domino ossa hiuni-
liala! et Tant ienne du Benedictus rappelle les paroles de
Jésus à Marthe : Ego sum resurrectio cl vila...
Le rituel reflète la croyance de l'Église dans les
diverses bénédictions des cimetières. Bénédiction d'un
nouveau cimetière, tit. vm, c. 29 : Bcnedicalur cl sanc-
lificctiir hoc cœmclerium, ut humana corpora hic posl
viliv cursum quiescenlia, in magno judicii die simul cum
felicibus animabus mereunlur aiipisci ville perennis
gandin. Et l'oraison finale demande que la consolation
éternelle soit largement impartie corporibus quoque.
eorum in hoc rœmelerio quiescenlibns, el tiibarn primi
Arrhangcli exspeclanlibus. Pareillement, dans la for-
mule de réconciliation d'un cimetière-. violé, l'Église
adresse au Christ cette belle prière : Hoc cœmclerium
peregrinorum luorum, ceclcslis palriœ incolalum exspec-
tanlium, benignus purifica el reconcilia; et hic lumulalo-
rum el lumular.dorum corpora, de potenlia el pietalc liur
resurreclionis ad gloriam incorruplionis, non damnant,
sed glorificans resuscila.
Mais ce n'est pas seulement l'office et la messe des
morts qui attestent, dans la liturgie catholique, cette
croyance à la résurrection future. L'oraison de l'Avent,
à la vierge Marie, résume en quelques mois tous les
espoirs du chrétien au moment de la venue du Christ,
ul qui, angelo nunlianlc, Chrisli J'itii lui incarnalionem
cognouimus, per passionem ejus et crucem, ad resurrec-
lionis gloriam perducamur. Le dimanche des Rameaux,
un symbolisme merveilleux s'exhale des palmes d'oli-
vier toujours vertes : Inlcllexil jam Ma hominum
beala mulliliido pric/ignrari quia Redemplor nosltr
huma ni s condolens miser! is, pro tetius mundi vila eum
mortis principe esscl pngnalurus, ac moriendo Iriumplui-
itirus... Quod nos quoque plcna fide, el jaclum, el signi-
ficalum relinentes, le Domine sancte Pater omnipotens...
supplieiler exoramus; ul in ipso, atque per ipsum, cujus
nos membra jitri voluisli, de morlis imperio uictoriam
reportantes, ipsius gloriosm resurrectionis participes
esse mereamur. Symbolisme de résurrection future et
d'immortalité, dont sont encore plus ou moins cons-
ciemment imprégnées certaines régions de la France,
où c'est la coutume de porter, au jour des Rameaux,
des branches de buis bénit sur les tombes.
Faut-il, en terminant, rappeler la récitation du
symbole, soit à la messe, soit dans l'administration du
baptême et de la confirmation, les interrogations
posées au catéchumène, où nous retrouvons l'affirma-
tion de la croyance à la résurrection : El exspeclo
resurrcctioqem mortuorum el vilam venluri sœculi.
Conclusion. — Après avoir ainsi interrogé l'enseigne-
ment traditionnel de l'Église, tel que nous le livrent les
documents du magistère, interprétés par les Pères, on
peut conclure que, si la pensée de l'Église est restée
strictement fidèle aux données de l'Écriture et particu
lièrement de saint Paul, mettant en relief presque
exclusivement la résurrection glorieuse promise aux
membres fidèles du Christ ressuscité, elle s'en est
tenue aux trois points doctrinaux affirmés dès le début:
résurrection des morts à la fin du monde, résurrection
universelle, résurrection des mêmes corps qui auront
vécu pendant cette vie. Tout au plus peut-on distin-
guer une insistance plus particulière à affirmer, au
point de vue moral des dioits de la justice divine,
l'identité numérique des corps ressuscites. En ce qui
concerne les corps des élus, l'enseignement traditionnel
se situe entre deux extrêmes : transformation com-
plète des corps en corps totalement spiritualisés, d'une
part, et, de l'autre, maintiendesconditionsdu flux per-
pétuel des éléments s'agrégeant et se desagrégeant.
Mais, si l'identité numé. ique des corps doit être main-
tenue comme une condition primordiale de l'exercice
de la justice divine à leur égard, il faut confesser, aussi
bien pour les damnés que pour les élus, mais surtout
pour les élus, une véritable transformation des condi-
tions actuelles de l'existence. Ces considérations posent
un nouveau problème : à quelles conditions peut être,
doit être sauvegardée cette identité? La solution de ce
problème est-elle une vérité considérée par l'Église
comme appartenant à son enseignement dogmatique,
ou relevant simplement de la spéculation théologique
ou philosophique? Il faut avouer que les Pères n'ont
rien affirmé à ce sujet. Tous leurs efforts, en insistant
sur l'identité nécessaire aux corps icssuseités, a été de
sauvegarder les droits de la justice a l'égard des corps,
unis sur cette terre à l'àme dans le bien comme dans le
mal, et c'est pourquoi ils se sont insurgés contre l'hy-
pothèse de corps nouveaux, célestes, spirituels, n'ayant
aucun point de contact avec les corps possédés en cette
vie, hypothèse qu'ils prêtaient, assez gratuitement sem-
ble-t-il, à Origène et aux disciples d'Oiïgène.
La question qui se pose maintenant est donc beau-
coup moins de savoir si les théologiens ont maintenu
fermement la tradition catholique sui les trois point!
dogmatiques signalés tout au début, que de chercher
si hurs écrits ont apporté quelque lumière à la solution
du problème relatif à l'identité des corps ressuscites.
Disons immédiatement qu'aucun progrès ne semble
s'être affirmé à cet égard et que le champ de la spécu-
lation théologique et philosophique paraît être de-
meuré libre.
IV. Les spéculations des théologiens. — Après
un court aperçu du maintien de la doctrine tradition-
nelle che/. les théologiens de la préscolastique, nous
ferons le bilan des spéculations théologiques relatives
au problème principal de l'identité des corps ressus-
cites et à certaines questions subsidiaires.
/. MAINTIEN DE LA DOCTRINE TRADITIONNELLE
VUE/. LES THÉOLOGIENS DE LA PRÉSCOLASTIQUE.
— 1° Suite de l'enseignement traditionnel. — Malgré la
croyance explicite, nettement affirmée depuis près de
2549
RÉSURRECTION DES MORTS. LA THEOLOGIE
2550
dix siècles, le dogme de la résurrection de la chair trou-
vait encore, au ixe siècle et dans les siècles suivants,
des contradicteurs. Jonas d'Orléans intercale tout un
chapitre, le c. xvi, dans son De insliiutione laicali, pour
répondre à ces détracteurs, P. L., t. cvi, col. 265. Ma-
billon signale qu'au xe siècle, un certain Walfrid aurait
attaqué ce dogme. Prsefaliones et dissertaliones, Trente,
1724, Prœf. in ssec. v ord. S. Benedicti, § 3, p. 407-
408. Au xi° siècle, l'usage de la dialectique dans les
écoles devait fatalement occasionner, contre la possi-
bilité de la résurrection, de vives attaques d' ordre phi-
losophique. Manegold de Lautenbach nous en avertit
expressément dans son Libellas adversus \V olfelmum,
c. xxii, P. L.,t. cl v, col. 170. C'est vraisemblablement
la raison pour laquelle un certain nombre de conciles de
cette époque prescrivent aux évêques et aux clercs d'in-
culquer ce dogme aux fidèles. Cf. concile de Mayence
de 847, c. n, dans Mon. Germ. hisl., Capitularia, t. il,
p. 176. Voir d'autres textes dans Mon. Germ. hisl.,
Concil., t. ii a, p. 200.
Les théologiens, de leur côté, s'en tiennent à l'affir-
mation traditionnelle : nous devons tous ressusciter, à
la fin du monde, avec les mêmes corps que nous aurons
eus en cette vie. Voir : Alcuin, De fide sanctœ et indi-
vidus Trinitatis, 1. III, c. xx, P. L.,t. ci, col. 52; Ra-
ban Maur, In Ezech., I. XIII, c. xxxvn, P. L., t. ex,
col. 862; In Eccl., 1. X, c. il, t. cix, col. 1083-1084;
et les commentaires in I Cor., c. xv, t. cxn.col. 137 sq. ;
voir aussi De fide catholica rylhmo carmen composilum,
strophes 79 et 80, dans Mon. Germ. hisl., Poet. lat.
Medii JEvi, t. n, p. 202; Paschase Radbert, Expos, in
Matth., 1. XI, c. xxiv, P. L., t. cxx. col. 816, et De
corpore et sanguine Domini, c. xi, ibid., col. 1310; Wa-
lafrid Strabon, dans la Glossa ordinaria, In Tob., c. IV,
f. 3; In Apoc., c. xx, f. 13, P. L., t. cxm, col. 727;
t. exiv, col. 745 ; Rémi d' Auxerre, Expos, in Apoc. , c. xx,
f. 13 (dans les œuvres d'Haymon d'Halberstadt),
P. L., t. cxvn, col. 1192; Expos, in I Cor., c. xv; Ad
Phil., c. m, f. 21, ibid., col. 600 sq., 749; Atton de
Verceil, Expos, in I Cor., c. xv, P. L., t. cxxxiv,
col. 404 sq.; S. Rruno, Expos, in I Cor., c. xv; in
I Thess., c. iv, P. L., t. cliii, col. 204 sq., 408.
Le xiie siècle pourrait fournir maints témoignages
en faveur d'une croyance si fermement tenue. Abélard
n'a aucune hésitation sur ce point et se réfère à la doc-
trine et aux comparaisons de saint Grégoire le Grand.
Inlrod. ad theologiatn, 1. II, § 3; cf. Ad virg. Paracl.,
serm. xmetserm.xvi.P.L., t.cLxxvm, col. 1050, 488,
499. Bien qu'ils n'aient rien écrit ex professo sur le sujet,
saint Anselme et saint Bernard peuvent être invoqués
comme des témoins de la foi de l'Église, le premier
dans YHomil. vi de transfiguralione, P. L., t. clviii,
col. 607, le second dans le sermon In die sanclo Pas-
chae, P. L., t. clxxxiii, col. 278. Le disciple de saint
Anselme, Eadmer, affirme la résurrection à propos de
I Cor., xv, 52 dans le Liber de bealitudine cieleslis
patriœ, c. n, P. L., t. clix, col. 589. L'émule de saint
Bernard, Pierre le Vénérable, invoque le dogme de la
résurrection pour justifier le culte des reliques. Serm.,
iv, P. L., t. clxxxix, col. 998 sq.
Il est étonnant qu'Hugues de Saint-Victor, à qui nous
devons le premier traité d'eschatologie, voir ici t. vu,
col. 283, n'ait dit que quelques mots personnels sur la
résurrection, De sacramenlis, 1. II, part. XVII, c. xm,
où il se réfère surtout à Augustin et à Grégoire le
Grand, P. L., t. clxxvi, col. 601 sq. Cf. S. Augustin,
Enchiridion, c. lxxxiv, P. L., t. xl, col. 272; S. Gré-
goire, Moralium, 1. XIV, c. lv-lvi, P. L., t. lxxv,
col. 1076-1077. Honorius Augustodunensis, vulgaire-
ment appelé Honoré d'Autun, semble plus personnel.
II esquisse une explication de la transformation glo-
rieuse des corps par une sorte de spiritualisation. Voir
ici t. vu, col. 156. Mais ce qui est étrange, c'est qu'il
DICT. DE THÉOL. CA.THOL.
étend cette spiritualisation aux corps des damnés :
Post ullimam resurrectionem, omnium hominum sive
bonorum sive malorum corpora erunt spiritualia et nihil
poslea corporale erit, cum Deus omnia in omnibus erit
ut lux in aère, ut jerrum in igné. Est-ce donc une sorte
de résolution cosmique dans le sein du grand tout?
Interprétation possible, probable même, mais en par-
tie cependant infirmée par l'expression manente pro-
pria subslanlia qui précède. Cf. Endres, Honorius Au-
gustodunensis, Kempten et .Munich, 1906, p. 152. On se
rappelle que saint Jérôme lui-même avait admis que
les corps glorifiés seraient spiritualisés et ressemble-
raient aux anges sans perdre leur substance. In Isaïam,
1. XVI, c. lviii, P. L., t. xxiv, col. 575. Voir ci-dessus,
col. 2540 .
Nous pourrions ainsi parcourir la liste innombrable
des théologiens depuis le xine siècle jusqu'à nos jours
et nous trouverions toujours le dogme affirmé par eux,
dans les trois points où la foi est engagée : le fait d'une
résurrection des morts — universelle — les morts
reprenant les mêmes corps qu'ils auront eus en cette
vie.
2° Présentation des arguments. — Au point de vue
dogmatique, le travail des théologiens a consisté à
faire la synthèse des arguments proposés par les Pères
en faveur de ce dogme. De toute évidence, l'argument
contraignant ne peut être, en pareille matière, que
l'argument d'autorité. Autorité de la sainte Écriture,
tout d'abord; autorité de la tradition des Pères, en-
suite. C'est le double argument que l'on a développé
ici même dans les parties II et III de cet article. On
devra simplement observer que, sous la plume des théo-
logiens, certains arguments scripturaires prennent,
par la force même de la tradition qui les emploie, un
sens dogmatique qu'ils n'ont peut-être pas littérale-
ment. On doit faire cette observation principalement
pour Job, xix, 25-27, et, à un degré moindre, pour Is.,
xxvi, 19, Ez., xxxvn, 1 sq., et Dan., xn, 1 sq. Sur
cette interprétation dogmatique de Job, voir Knaben-
bauer, Commentarius in librum Job, Paris, 1886,
p. 247 sq. ; Hurter, Theologiœ dogmaticce compendium,
t. m, Inspruck, 1903, p. 665-666.
Mais, en raison de l'introduction de la philosophie
aristotélicienne dans l'exposé des dogmes, les théolo-
giens ont développé considérablement l'argument de
convenance, que les Pères n'avaient fait qu'ébaucher.
Saint Thomas a présenté cet argument sous un triple
aspect, aspect métaphysique, aspect moral, aspect sur-
naturel.
1. Aspect métaphysique. — L'âme est destinée à
vivre unie au corps. Cette union est donc conforme à la
nature humaine; c'est donc un désir naturel de l'âme
de retrouver son corps, une fois la séparation de la
mort accomplie. Reprenant son corps, l'âme verra ce
désir satisfait et, de plus, reconstituera la nature
humaine dans son être complet. En bref, ce n'est qu'ac-
cidentellement et pour ainsi dire contrairement aux
exigences de la nature, que l'âme peut vivre séparée du
corps. Il est donc de toute convenance, au simple point
de vue philosophique, que l'âme ne demeure pas per-
pétuellement séparée du corps; son immortalité
réclame en quelque sorte la résurrection corporelle.
Cf. S. Thomas, Compendium theologiœ, c. cli; Cont.
genl., 1. IV, c. lxxxix; In 7Vum Sent., dist. XLIII,
q. i, a. 1, qu. 1-3 (Suppl., q. lxxv, a. 1).
2. Aspect moral. — Cet argument développe sur le
plan moral la raison tirée du désir que l'âme possède de
retrouver son corps : la possession du corps ressuscité
complétera et parfera le bonheur de l'âme. Suppl.,
q. lxxv, a. 1. Et c'est toute justice. Saint Thomas re-
prend ici l'argument maintes fois invoqué parles Pères:
« L'âme, dit-il, est au corps non seulement ce que
l'agent est à l'instrument, mais encore ce que la forme
T. — XIII.
il.
2551
INSURRECTION. SPECULATIONS THEOLOGIQUES
oo.
est à la matière. D'où il suit que l'action appartient...
aux deux parties de l'homme et non pas seulement à
son âme; et, comme la récompense de l'action est due
à l'agent, il s'ensuit que c'est l'homme tout entier,
composé d'un corps et d'une âme, qui doit recevoir la
récompense de ses actions. » Id., ad 3um.
3. Aspect surnaturel. — C'est l'aspect développé par
saint Paul montrant que la victoire du Christ sur la
mort ne saurait être complète si la mort n'est pas vain-
cue, chez les hommes rachetés, par leur résurrection
glorieuse. « La mort corporelle, dit saint Thomas, a été
introduite dans le monde par le premier péché; mais
elle n'existe pas éternellement, parce que la mort du
Christ a détruit le péché dont elle est la peine. • Id.,
ad 5ura. Pour les diverses formes que prend cet argu-
ment dans la tradition catholique, voir E. Mersch,
S. J., Le corps mystique du Christ, 2e éd., Paris, 1936,
Table alphabétique des matières, au mot Résurrection
et C. M., t. ii, p. 482. L'eucharistie, gage de la résur-
rection future, n'est qu'une forme particulière de cet
argument. Voir Hurter, op. cit., t. m, n. 355, 7.
Un certain nombre d'auteurs modernes et contem-
porains préfèrent énumérer les convenances de la résur-
rection : ex parte Dei (sa justice, sa sagesse, sa puis-
sance), ex parle Christi (corps mystique, rédemption
parfaite, victoire totale sur la mort), ex parte nalurœ
humanœ (nature composée d'âme et de corps, dignité
de cette nature en raison de l'incarnation, effets des
sacrements et notamment de l'eucharistie). Cf. Hur-
ter, op. cit., n. 705; Tanquerey, Synopsis theol. dogm.,
t. m, n. 1174(b). Hervé, Manuale, t. iv, n. 631, suit
davantage saint Thomas.
Remarque. — Il faut se garder de donner à cet argu-
ment de convenance plus de force qu'il n'en a réelle-
ment. Quand les théologiens parlent parfois (l'expres-
sion se trouve chez saint Thomas) de la « nécessité »
de la résurrection, il ne peut être question que d'une
nécessité au sens très large du mot : « les choses natu-
relles ne font pas connaître les choses surnaturelles par
des raisons démonstratives, mais par des raisons simple-
ment persuasives. » Suppl., q. lxxv, a. 3. Pareillement,
en marquant ce que la résurrection a de conforme aux
aspirations de la nature humaine, les théologiens n'en-
tendent pas affirmer qu'elle est purement et simple-
ment naturelle. La résurrection, en effet, n'a pas son
principe dans la nature; donc, absolument parlant, elle
est un fait miraculeux; toutefois, parce que, dans son
terme, elle reconstitue la nature, on peut la dire rela-
tivement naturelle, naturelle secundum quid. Id., a. 3,
corp.
//. LES SPÉCULATIONS THEOLOGIQUES. — 1° Le
cadre tracé par le Maître des Sentences. ■ — Pierre Lom-
bard est ici très peu personnel. S'inspirant de saint
Grégoire et de saint Augustin, il est un témoin sûr de
la tradition, n'affirmant que ce que les Pères affirment
et dans la mesure même où ils l'affirment; hésitant sur
toutes les questions que n'a pas tranchées saint Au-
gustin, dont il reproduit les opinions exprimées dans
YEnchiridion, c. lxxxviii et lxxxix. C'est au IVe livre
des Sentences que Pierre Lombard expose la doctrine
de la résurrection; son exposé deviendra le canevas
obligé des théologies postérieures.
1. Distinction XLIII. — Sept paragraphes, dont le
premier est précédé de quelques mots significatifs :
omnibus quœslionibus quœ de hac rc moveri soient salis-
facere non valcs. — a) 11 est de foi néanmoins (nulla-
tenus ambigere débet christianus) que tous ceux qui
sont nés et naîtront dans cette chair, qui sont morts et
mourront, ressusciteront à la lin des temps. Cette
croyance s'appuie sur Is.. XXVI, lit et I Thess., iv, 2.
— b) La cause immédiate de la résurrection sera la
voix de la trompe t le, Joa.,v, 28. La trompette est prisa
ici au sens ligure pour montrer que la voix de l'archange
ou du Christ lui-même sera entendue de tous. — c) Le
juge doit venir au milieu de la nuit. Matth., xxv, 6. Il
s'agit, ici encore, d'un symbole, pour marquer que le
juge viendra au moment où on ne l'attendra point. A
sa venue, non seulement les ténèbres de l'air seront
illuminées, mais les consciences seront éclairées ; élus et
damnés se connaîtront d'eux-mêmes. — d) A ce juge-
ment, il est plus probable que les élus auront connais-
sance et souvenir des péchés passés, mais ce sera,
comme dit saint Grégoire, pour chanter éternellement
les miséricordes divines. Cf. Moralium, 1. IV, c. xxxvi,
n. 72, P. L., t. lxxv, col. 678. — e) Quel sera le sort
de ceux qui pour lors seront encore en vie? Le Maître
estime qu'ils mourront et, aussitôt après, ressuscite-
ront; il s'appuie sur I Cor., xv, 22, 36. — f) Le Christ
viendra juger les vivants et les morts, c'est-à-dire ceux
que le dernier jour trouvera encore en vie et ceux qui
seront décédés auparavant ou bien, d'une manière
symbolique, les justes et les pécheurs. — h) Enfin tous
ressusciteront incorruptibles, quoique non impassibles
en ce qui concerne les damnés, et avec l'intégrité de
leurs membres.
On le voit, seules la première et la dernière assertion
se rapportent à la résurrection et la première s'en tient
au dogme lui-même.
2. Distinction XLIV. — C'est surtout dans la dis-
tinction XLIV que se fixe le cadre des spéculations
théologiques. Ici, huit paragraphes : a) De l'âge et de
la stature des corps ressuscites. — b) Tout ce qui fait
partie de la substance et de la nature du corps vivant
ressuscitera et dans la même partie du corps. — c) Les
saints ressusciteront sans la moindre déformité. —
d) Les impies garderont-ils les déformités qu'ils avaient
ici-bas? — e) Les corps des damnés ne sont pas dé-
truits (consumés) en brûlant en enfer. — f) Les dé-
mons sont-ils brûlés par le feu corporel? — g) Les
âmes séparées souffrent-elles du feu corporel? —
h) En quel état ressusciteront les fœtus abortifs et les
monstres? — Sur la plupart des points les solutions
sont empruntées à saint Augustin. Voir ci-dessus,
col. 2542 sq.
Ce plan du Maître des Sentences est fidèlement
suivi par la plupart des commentateurs. Le dogme fon-
damental de la résurrection future et de la résurrection
de tous les hommes est ordinairement exposé en deux
articles, la question de la résurrection de tous les
hommes étant posée principalement en raison des
impies auxquels le psalmiste semble refuser la résur-
rection. Ps. i, 6. Saint Thomas, que tous suivent ici, dé-
clare que la justice exige la résurrection de tous, annon-
cée d'ailleurs par Joa., vin, 24 et I Cor., xv, 51. Sur le
sens exact de ce dernier texte, voir col. 25 17. Mise à part
la question de l'action du feu infernal sur le corps des
damnés, sur les âmes séparées et sur les démons, voir
Feu de l'enfer, t. v, col. 2226 sq., les autres questions
de la dist. XLIV jointes à la dernière de la dist. XLIII
constituent le champ propre où s'est exercée la spécu-
lation théologique.
Afin de ne pas disperser les données de cette spécu-
lation, nous les ramènerons à quatre chefs principaux :
les causes de la résurrection; l'identité numérique des
corps ressuscites; les propriétés des corps ressuscites;
les circonstances de la résurrection.
2° Causes de la résurrection. — L'enseignement de
saint Paul, voir col. 2514 sq., est à la base des spécula-
tions théologiques; les auteurs s'efforcent de dévelop-
per cet enseignement en fonction de leur philosophie
du composé humain.
1. Tout d'abord la résurrection est-elle naturelle? —
L'union de l'âme et du corps étant conforme aux exi-
gences de la nature, il semble que la réunion de l'âme
au corps, pour assurer à celui-ci une vie perpétuelle,
soit nécessaire.
2553
RÉSURRECTION. PROBLÈMES PRINCIPAUX
2554
Saint Thomas, tout en concédant la convenance de
la résurrection, déclare que le corps n'étant qu'en puis-
sance passive par rapport à son union avec l'âme, ne
saurait être naturellement disposé à se réunir à elle :
une telle disposition ne peut être produite par la nature
que d'une seule manière, déterminée par la génération
ex semine. La résurrection doit donc être considérée
absolument comme miraculeuse; elle ne peut être dite
naturelle que secundum quid, parce qu'elle a pour
terme une vie naturelle restaurée. Suppl., q. lxxv,
a. 3.
Saint Bonaventure apporte ici quelques précisions
intéressantes. Trois choses, dit-il, sont à considérer
dans la résurrection : la reconstitution du corps de ses
cendres, et ceci est contre la nature; l'union de l'âme
au corps reconstitué, et ceci est selon la nature ; la per-
pétuité de cette nouvelle union, et ceci est au-dessus de
la nature. D'où, prise dans son ensemble, la résurrec-
tion n'est pas naturelle. Faut-il dire que les cendres
humaines conservent une tendance à la reconstitution
du corps qu'elles ont jadis formé? D'aucuns l'ont sou-
tenu, mais à tort : cette « tendance » n'existe pas natu-
rellement et n'est rendue aux éléments dissous du
corps humain que par la divine Providence qui réin-
troduit dans l'élément matériel du composé humain
la disposition positive nécessaire à l'union avec l'âme.
In /V™ Sent., dist. XLIII, a. 1, q. v, concl. 6.
Duns Scot répond, plus subtilement, que la raison
humaine ne saurait démontrer ni la réalité, ni la néces-
sité d'une résurrection future. Pour établir semblable
démonstration, il faudrait prouver au préalable trois
points : que l'âme intellective est la forme du corps,
qu'elle est rigoureusement et réellement immortelle,
qu'elle exige de nouveau l'union avec le corps qu'elle
anima autrefois. Or, de ces trois propositions, la pre-
mière seule s'impose avec évidence ; la seconde est très
probable et la troisième n'est pas certaine du tout.
In 7Vum Sent., dist. XLIII, q. H, n. 11-13. Cette der-
nière réponse permet à Scot de déclarer avec les autres
théologiens qu'en fait la résurrection ne peut être réa-
lisée que d'une manière surnaturelle et par la vertu
divine; mais elle lui permet d'envisager la possibilité
d'une coopération de certaines causes secondes à la
résurrection. Voir plus loin.
Pour Durand de Saint-Pourçain, dont la théologie
de la résurrection mérite une attention toute particu-
lière, il nie d'une façon absolue que la résurrection
puisse naturellement s'expliquer : rien de ce qui est
corrompu ne peut être naturellement réparé. In /Vum,
dist. XLIII, q. n. Mais il est nécessaire, pour expliquer
la résurrection, d'admettre la permanence d'éléments
essentiels, sur lesquels s'appuiera la puissance divine,
car il est impossible à Dieu lui-même de restaurer un
être soit permanent, soit mobile dont tous les éléments
essentiels seraient disparus. Ibid., q. m. Cette assertion,
en ce qui concerne les êtres permanents, n'est admise
ni par saint Thomas, Quodl., IV, q. m, a. 5, ni par saint
Bonaventure, dist. XLIII, q. i, n. 4.
2. Causalité divine dans la résurrection. — Tous les
sententiaires sont d'accord pour affirmer que la cause
efficiente principale est le Christ, considéré dans sa divi-
nité qui lui est commune avec le Père, ou mieux la Tri-
nité elle-même. Cf. S. Thomas, Suppl., q. lxxvi, a. 1 ;
S. Bonaventure, dist. XLIII, a. 1, q. vi, concl. Mais le
Christ, comme homme, étant notre médiateur vis-à-
vis de Dieu, il a été convenable qu'il effaçât notre mort
par la sienne et que, par sa résurrection, il nous fît jouir
d'une résurrection éternelle. Ainsi sa propre résurrec-
tion est à la fois cause instrumentale efficiente et cause
exemplaire de la résurrection des hommes. L'effet de la
résurrection du Christ sur la nôtre ne se produira
d'ailleurs qu'au moment déterminé par la Providence
divine. La résurrection du Christ est cause exemplaire
de la résurrection de tous les hommes sans exception,
tous devant ressusciter pour une vie immortelle; mais
la résurrection glorieuse des élus sera un point particu-
lier de ressemblance plus parfaite. Loc. cit., corp. et ad
lum, ad 4um. Saint Bonaventure ajoute un trait ;
l'exemplarisme de la résurrection du Christ consiste
surtout en ce que, dans la résurrection du Christ, notre
chef, celle des membres est déjà commencée, ébauchée.
Loc. cit., n. 6. Les autres théologiens sont substantiel-
lement d'accord. Cf. Alexandre de Halès, Summa,
part. III, q. xx, memb. 2, a. 1-6; Duns Scot, In IVum
Sent., dist. XLIII, q. v, n. 7 ; Albert le Grand, ibid.,
q. 4, 5, 26 ; Pierre de Tarentaise, ibid., a. 4; Bichard
de Médiavilla, ibid., a. 3, q. m.
La philosophie très spéciale de Scot sur la forme de
corporéité, voir plus loin, col. 2561, et sur la possibilité
d'une coopération des forces naturelles à la reconstitu-
tion du corps, oblige ce théologien à préciser la raison
pour laquelle, en fait, seule la vertu divine interviendra
comme cause de la résurrection. L'âme raisonnable ne
peut être réunie au corps que par Dieu et la forme de
corporéité sera elle-même reproduite par Dieu dans la
matière corporelle en raison de l'instantanéité de la
résurrection, qui ne peut convenir à une cause de vertu
limitée. Reporlala Paris., 1. IV, dist. LXIII, q. m,
n.21;q. v, n. 4-9.
3. Causalités accessoires dans la résurrection. — Il
s'agit surtout d'expliquer I Thess., iv, 15, le son de la
trompette, signal de la résurrection, que le Maître des
Sentences rapproche de Joa. , v, 28, pour en faire la voix
du Christ. 11 s'agit aussi d'expliquer le rôle que pour-
ront jouer les anges.
a) Pour saint Thomas, la trompette, c'est la voix
même du Fils de Dieu qui annoncera la résurrection ou
bien, selon une autre interprétation moins littérale,
c'est l'apparition même de Jésus-Christ comme juge.
Cette apparition est dite une voix, comme la voix
du héraut qui cite à un tribunal, ou encore une trom-
pette, soit à cause de son éclat, comme le suppose le
Maître des Sentences dans la dist. XLIII, soit en rai-
son des rapports qu'elle a avec l'usage de la trompette
sous l'ancienne Loi. Suppl., q. lxxvi, a. 2.
Saint Bonaventure explique que les morts ressuscite-
ront d'abord pour entendre cette voix, bien que le texte
de saint Jean semble affirmer qu'ils l'entendront encore
au tombeau. La voix du Christ n'aura pas une causalité
proprement dite à l'égard de notre résurrection ; elle en
marquera simplement l'accomplissement par la vertu
infinie de Dieu. Dist. XLIII, a. 1, q. vi, concl. n. 4.
Les explications theologiques ultérieures sur ces
métaphores ont bien été résumées par Suarez, De mys-
leriis vitse Christi, disp. L, seet. IV. Nonobstant l'inter-
prétation purement métaphorique proposée dans le
Supplément de la Somme, Suarez veut que la voix du
Christ se fasse entendre d'une façon sensible, comme
saint Thomas lui-même l'a enseigné dans son Commen-
taire sur Saint-Jean, c. v, lect. 5. Voix articulée, dit
D. Soto, 7n /V"™ Sent., dist. XLIII, q.i, a. 4. Toutefois,
il semble raisonnable de concéder que le Christ n'émet-
tra pas lui-même ce son articulé, mais que la voix qu'il
fera entendre sera le résultat d'un mouvement puissant
se produisant dans l'air, peut-être par le ministère des
anges. Suarez, op. cit., sect. iv. Cette interprétation se-
rait confirmée par Matth., xxiv, 31 ; I Cor., xv, 52 et
I Thess., iv, 15, dont le rapprochement semble indi-
quer que la voix de l'archange sera le son de la trom-
pette. A la fin de la section, Suarez cherche à expli-
quer comment cette voix du Christ pourrait être vrai-
ment cause de la résurrection.
b) D'ailleurs, tout en acceptant aussi cette inter-
prétation dans l'art. 3, saint Thomas indique que les
anges concourront encore à la résurrection en réunis-
sant les cendres dispersées et en les préparant pour
2:.:.:.
RESURRECTION. PROBLEME DE L'IDENTITE
2556
la reconstitution des corps. Cf. S. Bonavcnture,
dist. XLIII, dub. n; Duns Scot, Reporl. Paris., 1. IV,
dist. XLIII, q. m, n. 3, 12; Suarez, loc. cil.
Ce dernier auteur interrogeant les Pères, pense
pouvoir affirmer que ce n'est pas le seul archange de
I Thess., iv, 15 qui sera chargé de ce ministère, mais les
anges en général, comme l'insinue Matth., xxiv, 12. Il
ne serait même pas téméraire de penser que les cendres
des élus seront recueillies par leurs anges gardiens et
celles des réprouvés par les démons. Ces esprits bons et
mauvais accompliront d'ailleurs cette tâche avec leurs
seules forces naturelles.
3° Identité numérique des corps vivants et des corps
ressuscites. ■ — -1. Le problème. — Il ne s'agit pas de dis-
cuter le {ait de celte identité : tous les théologiens catho-
liques professent, comme un dogme de foi, que « tous
[les hommes] ressusciteront avec leurs propres corps,
ceux-là même qu'ils portent présentement ». Voir
S. Thomas, In IVum Sent., dist. XLIII, q. un., a. 1,
qu. 1, 2; Suppl., q. lxxv, a. 1,2; Cont. f/ent., 1. IV,
c. lxxix; Albert le Grand, In IVam Sent., dist. XLIII,
a. 1, 2; S. Bonavcnture, ibid., a. 1, q. i, n; Scot, ibid.,
q. I, surtout n. 11 ; Pierre de Tarentaise, ibid., q. un.,
a. 1; Bichard de Médiavilla, ibid., a. 1, q. i, et a. 2,
q. i-m; Durand de Saint-Pourcain, ibid., q. i, n. 13 sq.;
Denys le Chartreux, ibid., q. i.
Il s'agit d'expliquer comment cette identité numé-
rique peut être réalisée au moment de la résurrection,
nonobstant les diverses transformations physiques et
chimiques par lesquelles auront dû passer les éléments
constitutifs des corps. Depuis les débuts du christia-
nisme, les apologistes du dogme de la résurrection se
sont trouvés en face des objections de l'incrédulité.
Dans l'hypothèse la moins défavorable : le corps hu-
main livré à la poussière du tombeau après avoir été
renouvelé mille fois dans ses éléments matériels, selon
les lois de l'assimilation et du changement perpétuel
qui en résulte. Dans les hypothèses les plus défavo-
rables : le corps humain brûlé et réduit en cendres,
dévoré par les anthropophages ou par les animaux,
ceux-ci à leur tour mangés par d'autres hommes. De
plus, d'autres hypothèses, élaborées par les théologiens
eux-mêmes, compliquent encore la tâche de l'apolo-
giste. Si la résurrection doit réparer les ruines, les muti-
lations, les déchets, les ravages de l'âge et de la mala-
die, si elle doit corriger les défauts d'une naissance pré-
maturée, d'une mauvaise conformation des organes ou
même de l'être tout entier, comment expliquer l'iden-
tité substantielle et numérique des corps, malgré toutes
les transformations auxquelles ils furent soumis? Enfin
s'il est nécessaire d'admettre une identité matérielle
des éléments qui ont constitué le corps vivant et qui
doivent reconstituer le corps ressuscité, à quel moment
de l'existence terrestre devront être pris ces élé-
ments?
Superficiellement considérés, ces problèmes pa-
raissent insolubles en soi, étant directement opposés,
dans leurs données mêmes, au dogme de l'identité
numérique. On conçoit, en effet, que l'appel à la toute-
puissance divine, les analogies du germe ou du phénix
renaissant de ses cendres ne touchent pas le fond de la
question. L'exemple du phénix n'existe que dans l'ima-
gination. L'analogie du germe serait plutôt contraire à
la thèse de l'identité numérique, toute croissance du
germe impliquant une modification profonde, une
intussusception de matière étrangère et une extension
de l'être. L'appel à la toute-puissance divine masque en
réalité un remaniement total de l'être humain et, en
bien des cas, implique des apports et des soustractions
de matière, difficilement conciliaires avec l'identité
qu'on prétend sauvegarder.
2. Solution de saint Thomas. ■ — Elle se trouve en
plusieurs articles du Supplément, q. lxxv-lxxxi, pas-
sim, reproduisant à peu de chose près le texte que l'on
trouve In IVam Sent., dist. XLIII et XLIV.
Après avoir affirmé le dogme, saint Thomas com-
mence par éliminer les solutions qu'il estime fausses ou
insuffisantes.
Il est faux d'alléguer que l'âme, dégagée de son enve-
loppe matérielle, peut se réincarner en n'importe quel
corps, même après avoir passé par métempsycose dans
le corps d'animaux; ou encore qu'elle peut s'unir à des
corps célestes et subtils semblables à du vent. Ces
conceptions sont contradictoires de la notion philoso-
phique de l'union substantielle de l'âme et du corps.
Saint Thomas attribue ces opinions à d'« anciens philo-
sophes » et à « certains hérétiques ». Les hérétiques visés
doivent être, d'après les idées de l'époque, les origé-
nistes.
Pour qu'il y ait résurrection, il faut que l'âme
retrouve le même corps : ressusciter, c'est surgir à nou-
veau (resurreclio est ilerata surreclio) et c'est celui-là
même qui est tombé qui se relève. D'où la résurrection
concerne beaucoup plus le corps tombé par la mort que
l'âme immortelle. Et si l'âme ne reprenait pas le même
corps, on ne devrait pas parler de résurrection, mais
d'assomption d'un nouveau corps. Q. lxxix, a. 1.
Insuffisante l'explication du germe, de la semence.
S'il est exact de dire que le grain devenu plante a tiré
de lui-même tout son être, il n'en est pas moins vrai
que le grain semé et le grain devenu plante ne sont pas
une seule et même chose : ni l'un ni l'autre ne pré-
sentent la même manière d'être. Ibid., ad lum.
L'explication que saint Thomas estime la seule
acceptable et conforme à la fois au dogme et à la philo-
sophie, c'est que l'âme, à la résurrection, reprend les
éléments numériquement les mêmes qui, avant la mort,
constituaient le corps par elle informé. En une phrase
profonde, il formule sa doctrine : « Le corps humain
n'ayant qu'une forme substantielle, l'âme, c'est à cette
âme que les éléments matériels du corps dissocié et
décomposé devront s'associer au moment de la résur-
rection. Les seuls changements possibles concernentles
formes accidentelles du corps.» Ibid., ad 4um.
On se tromperait toutefois grandement, si l'on mêlait
ici des considérations physiques à une théorie essen-
tiellement métaphysique Aussi devons-nous séparer les
deux points de vue.
a) Aspect métaphysique et essentiel du problème. —
a. Permanence, après la mort, de la forme corporelle que
demeure l'âme, nonobstant sa spiritualité et son immor-
talité. — « La forme des êtres soumis à la génération et
à la corruption ne subsiste pas tellement en elle-même,
qu'elle puisse conserver l'existence après la dissolution
du composé. Mais l'âme, après la séparation d'avec son
corps, garde au contraire l'être qu'elle avait acquis en
ce corps. Et c'est par la communication de cet être que
le corps est amené à la résurrection, puisque l'être du
corps n'est pas autre que l'être de l'âme dans le corps :
autrement l'union des deux parties serait accidentelle.
L'être substantiel de l'homme n'est interrompu d'au-
cune manière ; aucune interruption de l'être ne s'oppose
à ce que l'homme, numériquement le même, revive. »
Q. lxxix, a. 2, ad lum. L'ad 3um précise qu' « après la
mort, l'âme sensitive, comme l'âme rationnelle, de-
meure dans sa substance »; c'est la même réalité et
c'est cette permanence dans l'âme de l'unique réalité
qui donne au corps d'être corps et corps humain, qui
est à la base de toute l'explical ion thomiste de la résur-
rection. Cf. gonl. Cent., 1. IV, c. lxxxvi; De anima,
a. 19, ad ,r>um; Compcndium theologiœ, c. cliv; In Job,
c. xix, lect. 2 ; In /am epist. ad Corinthios, c. xv, lect. 9.
b. Unité et identité métaphysique de la matière infor-
mel' par l'âme. — Une difficulté subsiste : l'âme, forme
substantielle, n'est pas le tout de l'humanité. Albert le
Grand a soutenu cette opinion, mais à tort, semble-t-il,
2557
RÉSURRECTION. PROBLÈME DE L'IDENTITÉ
2558
car selon l'opinion plus vraie d'Avicenne, l'humanité
n'est pas l'âme seule, mais la résultante rie l'âme unie
au corps. Il faut donc dire que l'identité numérique
concerne non seulement l'âme, mais le corps. Suppl.,
q. lxxix, a. 2, ad 2um. Cela posé, saint Thomas cherche
l'explication de cette identité numérique, considérée
même dans la matière II reprend (rois explications,
rejetant les deux premières qui supposent l'identité
d'un principe physique, pour s'arrêter avec plus de
complaisance à la troisième, d'une portée nettement
métaphysique.
Le premier syslème, attribué à Pierre Lombard (mais
on ne trouve dans le Maître, dist. XLIV, c. n, que de
vagues affirmations), requiert, comme base de l'expli-
cation, l'identité d'un principe physique, complète-
ment immuable, dans l'homme. Une certaine quantité,
très minime, de matière doit être considérée comme
l'essence immuable du corps humain, persistant en lui
à travers toutes les évolutions de sa vie terrestre. Cette
minime quantité de matière demeure sans changement
et se multiplie uniquement dans la génération par la
multiplication des individus. Tout l'accroissement que
lui apporte la nutrition et l'assimilation est accidentel
et n'appartient pas à la vérité de l'humanité vivante.
La permanence de cette quantité immuable de matière
suffit, au moment de la résurrection, à reconstituer, en
se multipliant et en se divisant, les corps de tous les
hommes. — Explication qui minimise singulièrement
le dogme de la résurrection et qui, d'ailleurs, repose sur
une hypothèse invérifiable (et même inconcevable) :
la persistance d'un élément matériel essentiel.
Un deuxième syslème admet que, pour constituer la
vérité de l'humanité, s'ajoute à cette quantité de ma-
tière immuable ce qu'il faut de matière acquise par
nutrition et assimilation dans un corps intégralement
formé. Mais la matière essentielle et immuable sert de
fondement, en tant qu'élément principal du corps,
pour reconstituer celui-ci, au moment de la résurrec-
tion, en y adjoignant de nouveau la quantité de matière
nécessaire à l'intégrité corporelle. La même difficulté
subsiste ici quant à l'existence, dans les individus qui se
succèdent sur terre, d'une quantité immuable de ma-
tière formant l'élément principal du corps.
Le troisième syslème, auquel saint Thomas s'arrête
plus volontiers, ne permet pas de distinguer un élé-
ment principal immuable constitutif de l'humanité et
un élément adventice et secondaire, requis seulement
pour l'intégrité du corps. L'expérience montre qu'il n'y
a pas, dans l'homme, d'élément corporel primordial,
immuable, subsistant toujours identique à lui-même
sous les diverses transformations que subit l'être
humain. Tout ce qui existe en l'homme conformément
à la nature humaine appartient à la vérité de cette
nature. Mais ici saint Thomas fait intervenir une double
considération, retenant la première, excluant la seconde.
Les éléments qui constituent le corps humain dans son
intégrité doivent être ici considérés du point de vue
métaphysique de l'espèce et non du point de vue phy-
sique de la matière. C'est uniquement sous le premier
aspect que ces éléments persistent; sous leui aspect
proprement matériel et physique, ces éléments fluent
et refluent indifféremment : « Nous devons ainsi com-
prendre qu'il arrive, des différentes parties du même
homme, ce qui arrive de toute la multitude d'une même
cité. Les individus, séparément considérés, sont sous-
traits par la mort à la multitude et d'autres individus
prennent leur place, et ainsi les éléments qui consti-
tuent la multitude flucnl et refluent matériellement,
mais persistent formellement..., et la communauté
est dite demeurer numériquement identique... » Id.,
ibid., q. lxxx, a. 4.
c. Synthèse de cette docli ine dans la Somme contre les
gentils, 1. IV, c. xxxvi. — C'est dans ce chapitre,
semble-t-il, qu'on trouve la meilleure synthèse de l'ex-
plication. Il rappelle tout d'abord qu'aucun des prin-
cipes essentiels de l'homme ne tombe tout à fait dans
le néant par la mort. Car l'âme raisonnable, qui est la
forme de l'homme, demeure après la mort. La matière,
celle-là même qui avait été soumise à la forme de l'âme,
subsiste dans son individualité, parce que toujours sou-
mise à des dimensions. Ainsi, de la réunion de l'âme
toujours identique à la matière, numériquement ou
individuellement identique, s'obtiendra, à la résur-
rection, la reconstitution de l'homme identique numé-
riquement à lui-même. Loc. cit., n. 2.
Avant d'aller plus loin, il convient de préciser com-
ment saint Thomas entend la persistance de la matière
individuée, après la séparation du corps et de l'âme.
C'est la question des dimensions interntinées, théorie
très particulière à la métaphysique thomiste, qui inter-
vient ici. Saint Thomas en dit un mot en passant, dans
le Suppl., q. lxxix, a. 1, ad 2um. Mais c'est dans son
Commentaire sur le De Trinitate de Boëce qu'il faut
chercher la clef de cette explication. « Les dimensions,
dit saint Thomas, peuvent être considérées à un double
point de vue : d'abord, dans leur détermination com-
plète, et c'est alors qu'elles comportent la quantité et
la figure parfaite et qu'on doit en faire des accidents
parfaits dans le genre quantité; les dimensions ainsi
comprises ne sont pas le principe d'individuation. En-
suite, on peut les considérer sans cette détermination
parfaite et simplement dans leur raison de dimension,
quoique cependant dans la réalité elles ne puissent
exister sans une certaine détermination... Ainsi, ce sont
des accidents imparfaits du genre quantité, et elles
individuent la matière. » Q. iv, a. 2. Les dimensions
terminées sont donc celles qui existent actuellement
dans le sujet constitué : elles manifestent l'individua-
tion mais ne la causent pas. Les dimensions encore
intenninées sont celles qui n'existent qu'en puissance,
dans une matière préexistante, relativement au sujet
qui devra résulter ultérieurement de l'union de cette
matière à une forme nouvelle plus parfaite. Ainsi, dans
la résurrection des corps, les éléments dissociés du
corps humain gardent toujours, dans l'ordre de suc-
cession des formes diverses par lesquelles le flux et le
reflux des transformations les fait passer, une certaine
relation plus ou moins lointaine à l'individualité qu'ils
possédaient sous la forme de l'âme humaine. C'est
pourquoi, dans la Somme, Suppl., q. lxxix, a. 1,
ad 3um, saint Thomas déclare que « la matière, existant
sous de nouvelles dimensions, quelle que soit d'ailleurs
la forme qu'elle reçoive, habet majorent idcntilalcm ad
illud quod ex eu generalum fueral quant aliqtta pars alia
maleriœ sub qttacumque forma existens. » Les exigences
métaphysiques de l'âme reconstituant son corps iront
donc de préférence aux éléments qui en firent jadis par-
tie.
Qu'on ne s'y trompe pas, ce sont des exigences méta-
physiques qui président à cette reconstitution et non
des affinités physiques. Dans son exposé synthétique
de la Somme contre les gentils, saint Thomas insiste sur
ce point fondamental de sa thèse, à savoir que la « cor-
poréité » ne saurait exister que par l'âme elle-même, à
la fois forme spirituelle et forme corporelle dans
l'homme. On doit donc rejeter l'imagination d'éléments
corporels déjà constitués se réunissant à l'âme pour
reformer le corps humain : « La corporéité, en tant que
forme substantielle dans l'homme, ne peut être que
l'âme raisonnable qui, de sa propre nature, requiert que
la matière qu'elle informe ait les trois dimensions, car
elle est la forme du corps. » Ce dernier membre de phrase
est une affirmation anticipée de la définition du concile
de "Vienne. « Il n'y a qu'un seul être de la matière et de
la forme, continue le saint Docteur, car la matière n'a
son être actuel que par la forme. Mais l'âme raison-
2559
RÉSURRECTION. PROBLÈME DE L'IDENTITÉ
2560
nable diffère en ceci des autres formes, qu'elle dépasse
la matière et ses opérations... Aussi son être, qui était
l'être du composé, demeure, même après la dissolution
du corps; et, lorsqu'à la résurrection le corps est recons-
titué, il est ramené à l'être même qu'a conservé l'âme. »
C'est donc purement et simplement la théorie aristoté-
licienne de la matière et de la forme appliquée au corps
et à l'àme qui donne, selon saint Thomas, l'explication
métaphysique de la résurrection. Voir ici Forme du
corps humain, t. vi, col. 572. Si, pendant cette vie,
l'écoulement continuel de tous les éléments matériels
qui constituent le corps humain n'empêche pas l'unité
et l'identité numérique de ce corps, aucune difficulté ne
pourra être élevée, au nom de ces changements inces-
sants de matière, pour contredire notre explication de
la résurrection : in corpore hominis, quamdiu vivit, non
scniper sunt eœdem parles secundum maleriam, sed
solum secundum speciem; secundum vero materiam,
parles fluunt et refluunl; nec propter hoc impeditur quin
homo sil unus numéro a principio vilee usque in finem,
cujus exemplum accipi polest ex igné, qui, quum continue
ardet et unus numéro dicilur, propter hoc quod species ejus
manet. Ainsi, au cours de toute sa vie terrestre, nonobs-
tant les variations, résolutions, additions de matière,
l'homme demeure identiquement le même à ses divers
âges et dans toutes ses parties, en raison de la forme qui
confère à tous ces éléments variables leur stabilité
spécifique. C'est ainsi qu'il faut expliquer métaphysi-
quement la reconstitution du corps au moment de
la résurrection. L'àme reprendra alors, à l'égard de la
matière, son rôle et sa fonction de forme corporelle,
restituant à l'homme son identité numérique. Tel
est l'aspect essentiel du problème.
b ) Aspect physique cl subsidiaire du problème. — A
cette considération métaphysique s'ajoute la considé-
ration physique qui en est l'immédiate conséquence.
L'âme, forme spécifique, reconstituera donc la matière
nécessaire au corps humain. Elle la reconstituera en
réassumant non une quantité de matière égale à toute
celle qu'au cours de la vie terrestre elle aura informée,
mais une quantité suffisante à l'intégrité de l'individu.
Toutefois en raison des affinités métaphysiques qu'on
a signalées plus haut, l'âme reprendra sa matière prin-
cipalement, prascipue, dans les éléments qui furent jadis
informés par elle et appartinrent à son humanité. Si
cet élément fait défaut, soit parce qu'une mort préma-
turée aura empêché le développement normal du corps,
soit parce qu'il y a eu mutilation (et l'on pourrait ajou-
ter ici toutes les autres hypothèses émises sur les trans-
formations possibles d'un même corps humain), Dieu
y suppléera en prenant ailleurs la matière nécessaire
pour rendre au corps la perfection de quantité exigée
par la nature : aliunde hoc divina supplebil potenlia. Ce
ne sera pas reconstituer un corps différent, tout
comme la transformation de l'enfant en un adulte ne
fait pas un homme différent.
Continuant l'application de ce principe, saint Tho-
mas envisage le cas du corps dévoré par des anthropo-
phages ou par des animaux, qui, eux-mêmes, seront
mangés par d'autres hommes. Il estime que les élé-
ments matériels du corps seront rendus d'aboid à qui
le premier les a possédés; chez les autres, Dieu y sup-
pléeia comme on vient de le dire. Et même, dans l'hy-
pothèse où l'homme se serait uniquement nourri de
chairs humaines, Dieu se contenterait, dans la recons-
titution de son corps, des éléments reçus des parents
dans la général ion et suppléerait pour tout le reste. Et
si les parents eux-mêmes s'étaient uniquement nourris
de chairs humaines et si, par conséquent, les éléments
du sperme humain lui-même devaient appartenir à
d'autres, Dieu suppléerait totalement.
Quelle que soit la valeur de ces considérations, plus
Imaginatives que philosophiques, il était nécessaire de
les rappelei, pour montrer que saint Thomas n'attache
pas à la persistance d'éléments matériels du corps pré-
sentement vivant, une importance telle qu'on doive
nécessairement et en toute hypothèse en tenir compte.
En étudiant l'exposé de saint Thomas, Schwane n'hé-
site pas à conclure que son explication « amène logi-
quement à réduire l'identité numérique à une pure
identité de la forme et des éléments chimiques en géné-
ral et à faire disparaître ainsi l'identité numérique des
éléments constitutifs matériels et individuels ». His-
toire des dogmes, trad. fr., t. v, p. 240. Le P. Hugueny,
O. P., est peut-être plus près encore de la pensée tho-
miste en la traduisant ainsi : « Si les éléments du cada-
vre ont encore gardé, sous la forme de squelette distinct,
quelque signe de leur ancienne appartenance au corps
vivant de celui qui doit ressusciter, nous pensons que
cette relation de raison, qui suffit à justifier le culte
rendu par l'Église aux reliques, motivera la réinfor-
mation delà matière première présente en ces vénérables
restes, de préférence à toute autre matière. Mais il n'y
a là qu'une raison de convenance et non pas une rai-
son de nécessité absolue. » Critique et catholique, t. n,
n.380, p. 364.
3. Enseignements parallèles à celui de saint Thomas au
XIIIe siècle. — « Jusqu'à l'aurore du xme siècle, date à
laquelle les écrits d'Aristote et ceux de ses commenta-
teurs arabes, Avicenneet Averroès, passèrent de Tolède
en France et en Allemagne, les théories sur l'unité du
composé humain, si fortement accusées plus tard par
saint Thomas d'Aquin, étaient loin de rallier tous les
esprits. Il y avait, au contraire, dans les écoles de phi-
losophie un courant puissant et très répandu..., qui
contenait sur plusieurs points de doctrine, en particu-
lier sur la nature de l'âme spirituelle et sur ses relations
avec le corps, des théories notablement différentes de
celles que le génie et l'autorité de saint Thomas firent
insensiblement prévaloir. » Card. Mercier, Cours de phi-
losophie, t. ii, p. 301.
Tandis que saint Thomas enseigne, à l'instar d'un
dogme philosophique, l'unicité de forme substantielle
dans le composé vivant et notamment dans l'homme,
toute une école professe que le principe vital, que l'âme
spirituelle n'est qu'une forme supérieure à laquelle est
ordonné l'être déjà constitué comme corps. L'existence
d'une forme de corporéité paraît nécessaire aux philo-
sophes et théologiens de cette école, dont Henri de
Gand et les théologiens franciscains sont les représen-
tants les plus illustres. Voir Henri de Gand, In IVara
Se/!/.,dist. XI, q. m, a. 2. Saint Bonaventure et Duns
Scot acceptent aussi cette doctrine et l'utilisent pour
expliquer la résurrection.
Saint Bonaventure développe son sentiment dans le
commentaire de la dist. XLIII, a. 1, q. iv. Subordon-
nées à la forme proprement substantielle qu'est l'àme
intellective, les formes inférieures, par exemple, la
forme de chair, la forme des éléments premiers et
mixtes, sont sujettes à corruption. Cependant elles ne
disparaissent pas complètement. Ces formes inférieures
se trouvent à l'état de puissance dans la matière et
c'est avec une forme de corporéité particulière que
l'àme humaine individuelle s'unit pour constituer la
substance d'un corps humain. De même donc que cette
substance, avant la génération, était on puissance dans
la matière qui a été prise pour former le corps de l'indi-
vidu, de même après la mort elle retombe par la cor-
ruption dans cette même matière, pour y rester cachée
à l'état de puissance — de raisons séminales, dit plus
expressément encore saint Bonaventure en reprenant
le terme consacré par saint Augustin — jusqu'à ce
qu'elle soit rappelée à l'existence par la voix du Dieu
tout-puissant. Sur la théorie de la pluralité des formes
inférieures chez saint Bonaventure, les éditeurs de
Quaracchi (t. iv, p. 891) renvoient à In IIam Sent.,
25G1
RESURRECTION. PROBLÈME DE L'IDENTITÉ
2562
dist. XII, a. 1, q. m et scholion; dist. XIII, a. 2, q. il
et surtout scholion; dist. XIV, part. II, a. 2, q. i;
dist. XV, a. 1, q. ii; dist. XVII, a. 1, q. n, ad Gum et
a. 2, q. ii. Sur les « raisons séminales », voir In IInm
Sent., dist. VII, part. II, a. 2, q. i; dist. XVIII, a. 1,
q. n, m: In IVumSent., dist. XII, part. I, a. 2, q. i.
Cette permanence incomplète des formes inférieures
ne concerne que leur essence, non leur existence (puis-
qu'elles n'existent plus qu'in polenlia). Saint Bona-
venlure a donc une tendance très marquée à ne retenir
que l'explication métaphysique de la résurrection : la
permanence des éléments corporels à l'état de simple
puissance dans la matière. Aussi, à ne considérer que
les possibilités naturelles de la matière, il ne lui paraît
pas possible qu'elle rende, aux éléments qu'elle détient
ainsi, l'être même qu'ils possédaient auparavant sous
les formes précédentes. Elle leur conférerait non une
essence nouvelle, mais un être, même substantiel, nou-
veau : quamvis cnim nalura non det novam essenliam,
dal tamen novum modum essendi, non lantum acciden-
taient, immo etiam substanlialem. . . Dieu seul est capable
de rendre, avec les formes inférieures latentes dans la
matière, l'être identiquement le même que ces éléments
possédaient jadis.
Pour peu qu'on réfléchisse, on voit que, dans la théo-
rie de saint Bonaventure — si proche de celle de saint
Thomas, malgré les divergences — - c'est donc encore
l'identité des formes subordonnées et de la forme prin-
cipale, restituées par Dieu aux éléments conservés en
puissance dans la matière, qui explique l'identité nu-
mérique des corps vivants et des corps ressuscites.
Dans la réponse à l'ad 3um, saint Bonaventure expose
que l'immortalité conférée au corps ressuscité ne s'op-
pose pas à son identité avec le corps mortel, car l'es-
sence du corps n'est pas modifiée, c'est son état, sa
manière d'être nouvelle.
On retrouve quelques-uns des traits de la doctrine
bonaventurienne, notamment les rationes séminales,
comme explication de la résurrection chez Pierre de
Tarentaise, In iVum Sent., dist. XLIII, a. 7, ad llum.
Duns Scot, comme saint Bonaventure, admet le
principe général de diverses formes substantielles
subordonnées. Mais, en fait, Scot admet dans l'homme
une seule forme substantielle subordonnée à l'âme, la
forme corporelle (forma corporeilatis) ou organique
par laquelle la matière est organisée et rendue apte à
l'information de l'âme. Voir surtout In IVum Sent.,
dist. XI, q. m, n. 2. Tandis que, chez saint Thomas, le
sujet informé par l'âme est la matière première, chez
Duns Scot, c'est le corps organique qui reçoit de l'âme
d'être corps vivant.
Cette forme de « corporéité » est le terme intermé-
diaire nécessaire entre le corps mortel et le corps res-
suscité : terme intermédiaire nécessaire, car seul il peut
expliquer certains faits dont, au dire de Scot, ne saurait
rendre compte la théorie thomiste. La solution du Doc-
teur angélique est incompatible avec la résurrection
des animaux, dont le Docteur subtil trouve des exem-
ples dans certains récits dévie des saints. La corporéité,
contenue dans la puissance de la matière, explique, en
reparaissant sous l'influence d'agents extérieurs, la
reconstitution numerice eamdem des êtres successifs
aussi bien que des êtres permanents. Il suffît que la
même matière retombe sous l'influence causale de
l'agent qui, une première fois, en avait produit les
déterminations et les formes. Ainsi, spéculativement
parlant, il ne serait pas impossible que des causes
créées fussent les agents de la résurrection. Report.
Paris., 1. IV, dist. XLIII, q. m, n. 1-20. Nous avons vu
plus haut, col. 2553, qu'en fait, seule la vertu divine in-
terviendra comme cause de la résurrection.
La restitution que cette vertu divine fera à la matière
de sa corporéité permettra aux éléments corporels de
reprendre, numerice eadem, leur place dans le composé
humain. Dans l'intérêt du dogme, Scot réclame, pour
l'unité numérique du corps, l'identité non seulement
des éléments qui ont été donnés à l'origine dans la
génération, mais encore de quelques autres qui sont
survenus par l'assimilation des éléments nutritifs pour
porter l'individu humain à sa grandeur normale et
naturelle. 11 unit ainsi la première et la deuxième expli-
cation examinées par saint Thomas. Report. Paris.,
dist. XLIV, q. i, n. 3-4, 5-14. Ainsi le corps reprendra
tout ce qui fut de verilate natures ejus et, de plus, parmi
les éléments qui ont fait partie du corps vivant, ceux-
là seulement qui suffisent pour rétablir le corps dans son
état normal quantitatif, celui qu'il a eu vers la tren-
tième année. Id., n. 15.
4. Réaction de Durand de Saint-Pourçain. — L'ex-
posé des thèses de saint Thomas et de Duns Scot était
indispensable pour faire comprendre la position adop-
tée par Durand de Saint-Pourçain, que l'on a tort,
croyons-nous, de présenter comme un novateur. Il
serait plus exact de le qualifier de rénovateur, tout en
reconnaissant que certaines de ses assertions revêtent
une forme insolite, si on les prend séparées de l'en-
semble de sa doctrine.
a) Doctrine sur l'identité numérique du corps vivant
et du corps ressuscité. — Il s'agit, on l'a dit, d'un dogme
de foi et Durand le professe explicitement. Dans le
commentaire In 7Vum Sent., dist. XLIII, q. i, il se
demande utrum possil idem homo resurgere. Nous citons
d'après l'édition de Lyon, 1586, p. 877 sq. Et il répond,
n. 13, qu'il en sera <■ infailliblement » ainsi, principale-
ment en raison des affirmations de l'Écriture, mais
aussi des raisons de convenance qui justifient, pour
l'âme, la reprise de son corps. Ces raisons sont au
nombre de deux. Baison métaphysique : l'âme raison-
nable, l'une des plus nobles créatures, faite à l'image
de Dieu, ne peut convenablement demeurer séparée de
son corps, puisqu'elle lui reste ordonnée comme la
forme à sa matière. Baison morale : le corps ayant par-
ticipé aux bonnes et aux mauvaises actions de l'âme,
la justice divine semble appeler la résurrection pour
récompenser ou punir tout le composé humain.
P. 879 a. b.
b) Explication. — a. Rejet des hypothèses scolistes. —
Scot considère la forme intermédiaire de corporéité
comme nécessaire à l'explication de la résurrection.
Avant lui Henri de Gand avait soutenu la même opi-
nion et saint Bonaventure voulait trouver dans les
• raisons séminales » le moyen d'expliquer la réappa-
rition dans la matière des formes inférieures disposant
cette matière, redevenue ainsi numériquement la
même que celle abandonnée par l'âme au moment de
la mort. Durand, s'inspirant du principe thomiste in-
contestable de l'unicité de forme dans le composé hu-
main, rejette ces conceptions qui avaient amené leurs
auteurs à enseigner la possibilité, au moins spécula-
tive, d'une résurrection opérée sous l'action d'agents
purement naturels. Aussi dans la q. n, utrum aliquid
corruplum possit per naturam idem numéro reparari,
p. 870 6-881 a, il prend nettement position contre la
restauration de cette identité dans l'être sous l'in-
fluence d'un agent naturel. L'agent naturel serait dif-
férent de celui qui, la première fois, aurait communi-
qué à la matière sa forme corporelle; il faudrait donc
que la nouvelle forme produite soit différente de la pre-
mière tout au moins numériquement : quando aliquid
dependel ab alio per se et ex necessilale, mulliplicalo eo,
oportel ipsum necessarie mulliplicari. N. 7, p. 880 b.
Cela posé, Durand reprend l'argumentation de Scot
qui voulait démontrer, voir col. 2554, que l'âme rai-
sonnable ne peut être réunie au corps que par Dieu. Si
les agents naturels, dit-il, peuvent naturellement faire
réapparaître la forme de corporéité, comme ultime dis-
2563
RESURRECTION. PROBLÈME DE L'IDENTITÉ
2504
position à l'âme raisonnable, il s'ensuivrait qu'ils
seraient cause de la réunion de l'âme au corps, tout
comme le père qui engendre peut être dit cause (dispo-
sitive, mais cause réelle) de la première union. N. 8,
p. 880 b.
Afin de mieux marquer l'intransigeance thomiste de
sa position, Durand déclare, dans la question suivante,
q. m, p. 881 6-884 b, que la puissance divine elle-même
ne peut reproduire, dans leur identité numérique, des
êtres dont les éléments essentiels seraient totalement
disparus soit par annihilation, soit par corruption. Et
il affirme cette impossibilité aussi bien pour les êtres
permanents que pour les êtres en changements suc-
cessifs. Les scotistes eux-mêmes reconnaissent que,
pour ces derniers êtres tout au moins, Durand ne
s'écarte pas de la doctrine de saint Thomas. Voir les
notes des éditeurs des œuvres de saint Bonaventure,
Quaracchi, t. iv, p. 890 b, 891 a. Pour la doctrine de
saint Thomas, cf. Quodl., IV, q. m, a. 5. Si l'on se sou-
vient que, dans sa synthèse de la Somme contre les
gentils, saint Thomas admet dans l'être humain un
flux et un reflux perpétuels des éléments, on doit
conclure que la position de Durand est identique à
celle du Docteur angélique.
b. Fondement identique à celui de saint Thomas : la
permanence de l'âme spirituelle, forme du corps humain.
— A deux reprises, Durand insiste sur ce point. Tout
d'abord dans la question i, n. 6, p. 878 a, où il agite le
problème de la possibilité de la résurrection. C'est
1' « introduction » de la forme dans la matière qui fait
l'être résultant de l'union des deux. D'où l'on peut dé-
duire que, si les principes essentiels d'un être dissous
persistent séparément, numériquement les mêmes,
l'agent qui peut les réunir rend par là possible la recons-
titution de cet être, dans son identité numérique. Or,
après la mort de l'homme, les principes essentiels de son
être demeurent, matière et forme, et Dieu peut les
réunir. Donc cet homme, malgré sa mort, peut être
reconstitué le même numériquement. En second lieu,
clans la même question, n. 12, p. 879 a, il expose que
l'âme séparée demeure, après la mort, ordonnée au
corps qu'elle a informé. Si Dieu a pu l'unir au moment
de la génération au corps qu'elle devait informer, pour
constituer précisément tel être humain, à plus forte
raison pourra-t-il reconstituer le même être humain en
réunissant cette âme qui persiste, incorruptible et
immortelle, après sa séparation, au corps qui est de-
meuré dans ses éléments : car l'âme tient lieu de cette
forme de corporéité, ingénérable et incorruptible, que
certains ont inventée.
La raison de ce recours à la forme substantielle cor-
porelle que demeure, même après la mort, l'âme spiri-
tuelle, c'est que c'est la forme substantielle qui donne
à la matière son être premier et essentiel. Q. iv, n. 12,
p. 886 b. Les scotistes (Durand les réfute sans les nom-
mer) s'imaginent que la reconstitution du corps doit
précéder sa réassornption par l'âme, et c'est pourquoi
ils inventent cette forme intermédiaire de corporéité.
Mais c'est là pure illusion d'imagination. La réanima-
tion qui se produira à la résurrection sera un véritable
changement. Le sujet sur lequel l'âme exercera son
emprise sera différent, avant et après, dans son mode
d'être. La matière, en laquelle l'âme sera reçue, aura
été immédiatement avant la résurrection sous la forme
de poussière. 11 ne faut donc pas imaginer comme une
nouvelle formation du corps précédant naturellement
la réanimation... Dieu n'a pas besoin d'une matière
prédisposée immédiatement à recevoir sa forme. Mais
la nouvelle animation produira in eodem instanti la
reconstitution du corps et son aptitude à recevoir l'âme.
c. Maintien de la doctrine traditionnelle de la réas-
somption des éléments corporels par l'âme immortelle,
mais pour l'expliquer dans tous les cas possibles, recours
à la métaphysique de la forme. — C'est d'ailleurs la pure
position de saint Thomas ; ce qui a laissé croire à cer-
tains auteurs que Durand s'éloignait des positions tho-
mistes, c'est uniquement l'emploi de quelques expres-
sions et surtout de quelques exemples insolites.
Tout d'abord, Durand reprend la doctrine tradi-
tionnelle de la réassornption des éléments corporels
réduits en poussière après la mort. Dans la q. iv de la
dist. XLIII, n. 13, il distingue l'organisation du corps
qui ressuscite, laquelle se fait in instanti par l'âme,
forme substantielle, et le rassemblement fcollectio) des
cendres que, selon la doctrine reçue, les anges seront
chargés de retrouver et de soumettre à la puissance
divine. P. 886 b.
Ensuite, dans la q. i de la dist. XLIV, celle-là même
où l'on va puiser quelques citations séparées de leur
contexte, pour présenter sa doctrine comme une inno-
vation, Durand se pose directement la question :
ulrum ad hoc quod idem homo numéro resurgat requira-
lur quod formelur corpus ex eisdcm pulveribus in quos
fuit resolulum. Et sa première remarque est de dire
que le problème serait vite résolu si l'on ne considérait
comme élément essentiel de l'homme que la seule
forme ; parce que, la forme demeurant la même, quelles
que soient les variations de matière, l'homme resterait
toujours identique. De cette explication (que tous nos
manuels lui prêtent), Durand ne veut pas, parce que,
dit-il, communiter ienetur et veritas sic habet quod de
essentia et quidditale hominis, cujuscumque subslan-
tite generabilis et corruplibilis, sunl maleria et forma.
N. 4, p. 887 b. Et, après avoir répondu aux objections
formulées contre sa doctrine, il conclut : per hoc palet
responsio ad principalia argumenta quœslionis : quia
secundum hanc positionem non solum salvamus idenli-
lalem formée, sed etiam malerix, modo quo diclum est.
N. 11, p. 889 b.
Quelle est donc cette « manière de dire? » C'est ici
qu'il faut séparer la doctrine de certaines expressions
et d'exemples insolites. Expressions et exemples qui,
d'ailleurs, trouvent leur explication dans le texte de
Durand, en raison du contexte qui les explique. La
question i de la dist. XLIV, dont nous avons lu plus
haut la teneur, est posée à l'occasion de « certains
auteurs » qui se demandent si, dans l'hypothèse où, à
la résurrection, le corps de Pierre et le corps de Paul
demeuraient non réduits en poussière après leur mort,
Pierre ressusciterait identique à lui-même au cas où
son âme reprendrait le corps de Paul et réciproque-
ment, si Paul ressusciterait identique à lui-même au
cas où son âme reprendrait le corps de Pierre. N. 1,
p. 887 b.
On doit , répond Durand, selon les deux opinions
philosophiques qui s'affrontent ici (scotisme et tho-
misme), donner deux solutions différentes. Si dans
l'homme il y a, outre l'âme raisonnable, une autre
forme substantielle qui donne à la matière d'être cor-
porelle et d'avoir les perfections du corps, il est évi-
dent que dans l'hypothèse envisagée, Pierre ne serait
plus Pierre et Paul ne serait plus Paul. Car l'identité
du tout suppose l'identité des parties et le corps est ici
conçu comme une partie de l'être humain, possédant
déjà en elle-même son unité et son entité propres. Mais,
si dans l'homme il n'y a qu'une forme substantielle,
l'ûme raisonnable qui donne l'être corporel cl les perfec-
tions du corps, la question telle qu'elle est posée est une
pure contradiction, car il n'y a pas de corps de Pierre
sans l'âme de Pierre, ni de corps de Paul sans l'âme de
Paul. N. 4, p. 888 a. Par conséquent la question doit
être posée différemment : Supposé que l'âme de Pierre
informe la matière qui fut dans le corps de Paul, Pierre
ressusciterait-il identique à lui-même?
Et c'est à la question ainsi posée que Durand donne
la célèbre réponse qu'on lui reproche comme une inno-
2565
RÉSURRECTION. AUTRES QUESTIONS
2566
vation, peut-être parce que ses détracteurs n'ont jamais
lu son texte : Ad primum dicendum quod cuicumque ma-
leriie uniatur anima Pelri in resurrectione, ex eo quod
est eadeni forma secundtim numerum, perconsequens erit
idem Petrus secundum numerum. N. 6, p. 888 a. Mais il
a bien soin de noter que c'est là une réponse à une ques-
tion exceptionnelle, qu'il n'envisage point comme
représentant le cas ordinaire : Si aliquo modo deberet
habere locum. Voilà pour expressions et exemples inso-
lites.
Quant à la doctrine, c'est celle-là même que nous
avons déjà trouvée chez saint Thomas. La matière est
une pure puissance qui, de son unique forme substan-
tielle, reçoit toutes ses déterminations. N. 6. La meil-
leure preuve, c'est que, dans la transformation des ali-
ments par la nutrition, malgré les changements que
l'assimilation implique du côté de la matière — saint
Thomas parlait du flux et du reflux des éléments —
l'animal demeure toujours identique à lui-même. N. 7.
Sans doute l'élément matériel est réel, mais sa réalité
actuelle est due toute à la forme, n. 8, et c'est parce
qu'elle est a actuée » par une forme déterminée qu'on
peut la distinguer d'une matière « actuée » par une
autre forme, n.9; et ce, non seulement dans son deve-
nir (in péri), mais dans son être constitué. N. 10.
En bref, c'est par la forme substantielle — ■ l'âme
raisonnable — que la matière devient, dans l'homme,
ce corps de cet homme déterminé. Donc, si dans certains
cas des éléments matériels autres que ceux jadis possé-
dés devaient être repris à la résurrection par l'âme,
cela n'empêcherait pas la reconstitution de l'homme :
seraient sauvées non seulement l'identité de la forme,
mais encore celle de la matière. N. 11.
11 faut n'avoir pas lu le texte de Durand de Saint-
Pourçain pour lui prêter une doctrine en opposition
avec celle de saint Thomas.
Nota. — Il semble inutile de poursuivre notre en-
quête chez les théologiens postérieurs. Tout d'abord
un grand nombre de théologiens ne commentent plus
les Sentences de Pierre Lombard et s'attachent à la
Somme de saint Thomas. En général, le Supplément
est délaissé. Suarez, par exemple, traite de la résurrec-
tion dans son commentaire sur la IIIa pars, à propos
de la Résurrection du Christ, disp. XLIV. C'est surtout
dans les manuels récents que la question de l'identité
numérique des corps est étudiée sous l'aspect précis
que lui avaient donné les commentateurs des Sentences.
Et les auteurs y signalent simplement deux tendances :
celle, disent-ils, de l'ensemble des théologiens qui,
outre l'identité de l'âme, requièrent pour l'identité
numérique des corps, qu'il subsiste « quelque chose de
la matière » qui fut jadis possédée par l'âme; et celle
de Durand de Saint-Pourçain qu'on veut retrouver
chez Billot, Pègues, Hugueny, Van der Meersch et
quelques autres. C'est là, pensons-nous, un cadre
quelque peu conventionnel, que nous serions heureux
d'avoir brisé.
4° Propriétés des corps ressuscites. — Il n'est ques-
tion ici que des propriétés des corps en général et non
des propriétés des corps glorieux, qui ont été étudiées
à l'art. Corps glorieux, t. ni, col. 1898 sq.
Nous nous contenterons de résumer très brièvement
les réponses généralement admises et empruntées
presque toujours à saint Thomas. Elles témoignent
surtout de la curiosité des théologiens, avides de don-
ner des solutions aux problèmes les plus obscurs. Les
théologiens ont d'ailleurs l'excuse, très souvent, de
pouvoir s'abriter derrière l'autorité de saint Augustin.
Il sera bon cependant d'attendre au jour de la résur-
rection générale pour être définitivement fixé sur ces
points.
t. Identité des puissances dans le corps ressuscité. —
Pour les puissances spirituelles, pas de difficulté. Seules
les facultés du composé pourraient provoquer quelque
hésitation. Toutefois, même si cette hésitation était
fondée, elle ne toucherait pas l'identité substantielle
de la personne ressuscitée, les puissances de l'âme et du
composé n'étant que des propriétés accidentelles.
S. Thomas, SuppL, q. lxxix, a. 2, ad 3um.
2. La matière reprise par l'âme rclrouvera-t-elle dans
le corps restauré exactement la même place et la même
fonction? — Saint Thomas opine que la réponse affir-
mative est plus vraisemblable, surtout en ce qui con-
cerne les parties et les fonctions essentielles. Id., ibid.,
a. 3.
3. Les corps ressusciteront dans leur intégrité. — Ce
principe général comprend un certain nombre d'appli-
cations :
a) L'homme doit ressusciter parfait, puisqu'il ne
ressuscite que pour atteindre sa perfection. En consé-
quence, de même que l'âme retrouvera ses puissances,
de même le corps aura ses organes et ses membres in-
tègres. Les mutilations et les déformations doivent
donc disparaître. Si certains organes sont destinés à
des fonctions peu nobles, mais en rapport avec les exi-
gences de la vie terrestre, ils subsisteront, mais avec
des fonctions en rapport avec les exigences de l'autre
vie. Id., q. lxxx, a 1.
b) Les cheveux et les ongles n'appartiennent pas à la
perfection première du corps; mais ils ressortissent à
sa perfection seconde : « Et parce que l'homme ressus-
citera dans toute la perfection de sa nature, il faut que
les cheveux et les ongles ressuscitent en lui. » Id., ibid.,
a. 1.
c) Les humeurs appartenant à la perfection de la
nature humaine reparaîtront, mais toujours en confor-
mité avec les exigences de la vie de l'au-delà. « Les
membres qui servent à la génération existeront après
la résurrection pour l'intégrité de la nature humaine,
mais non pour opérer les actes qu'ils accomplissent
maintenant. » Id., ibid., a. 3, et ad 2um. En bref, tout
ce qui se rapporte à la véritéetà l'intégrité de la nature
humaine ressuscitera avec les corps. Id., ibid., a. 4.
d) La matière sera rendue à l'homme selon les exi-
gences de l'espèce humaine : il est trop évident que la
totalité de la matière qui, au cours de la vie terrestre,
a pu passer dans un corps humain, n'est pas due à l'in-
tégrité de la personne ressuscitée. Id., ibid., a. 5.
e) D'après saint Thomas et bon nombre de théolo-
giens, les hommes ressusciteront à l'âge parfait, c'est-
à-dire, d'après saint Augustin, vers l'âge de trente ans,
« la perfection existant dans l'âge viril auquel s'arrête
le mouvement de croissance et où commence le mouve-
ment de décroissance. » Suppl., q. lxxxi, a. 1. Mais
d'autres théologiens estiment cette solution discutable
et peu conforme avec les assertions empruntées aux
monuments de l'antiquité chrétienne. Le P. Terrien
déclare que « cette règle ne doit pas être comprise avec
une exactitude mathématique. Il semble convenable
qu'il y ait dans l'apparence extérieure des ressuscites
quelque chose qui rappelle leur vie d'ici-bas. On aime
à penser qu'un saint Stanislas, par exemple, conser-
vera les grâces de sa jeunesse et le vieillard Siméon, la
noble majesté qui le caractérisait, quand il reçut entre
ses bras le Sauveur du inonde. » La grâce et la gloire,
t. n, 1. X, c. n, p. 268-269. Cf. F. Segarra. De idenlitate
corporis morlalis et corporis resurgenlis, Madrid, 1929,
p. 241-256.
f) Par contre, saint Thomas concède que les morts
ne ressusciteront pas tous avec la même taille; ils res-
susciteront avec la taille qu'ils ont eue ou qu'ils
auraient eue à l'âge viril, terme de la croissance. Si
toutefois la nature a fait des excès dans un sens ou
dans l'autre, « la puissance divine retranchera ou ajou-
tera ce qu'il y aura dans l'homme ehtrop ou en moins ».
Suppl., q. lxxxi, a. 2.
25G7
RESURRECTION. CONCLUSIONS
2568
g) De même que les hommes ressusciteront avec
leur taille particulière, de même ils ressusciteront avec
leur sexe : la diversité des sexes importe à la perfection
de l'espèce. Id., ibid., a. 3.
h) Mais toutes les opérations de la vie animale ces-
seront, car la perfection de la résurrection concerne la
possibilité d'atteindre la fin dernière : à quoi les fonc-
tions de la vie animale n'ont aucun rapport. Id., ibid.,
a. 4.
4. Remarques spéciales pour les corps des damnés
(q. lxxxvi). — Saint Thomas, logique avec les prin-
cipes énoncés plus haut, enseigne que les corps des
damnés :
a) ressusciteront sans aucune difformité et sans
aucun défaut provenant de la faiblesse de la nature
humaine. « L'auteur divin qui a créé la nature réparera
la nature des corps dans son intégrité à la résurrection »,
a. 1. Toutefois saint Thomas rapporte les opinions
contraires, qu'il considère comme libres, saint Augus-
tin ayant lui-même hésité sur ce point dans l'Enchiri-
dion;
b) seront incorruptibles, car, s'ils étaient corrup-
tibles, ils ne pouraient être soumis à l'action du feu
éternel. Voir Feu de l'Enfer, t. v, col. 2236-2237;
c) mais ne sauraient être impassibles, puisqu'ils
doivent souffrir des atteintes du feu. Voir même article,
col. 2238.
5° Les circonstances de la résurrection. — 1. Le temps
de la résurrection sera différé jusqu'à la fin du monde. —
La sainte Écriture parlant de la résurrection in novis~
simo die, cf. Joa., vi, 55; xi, 24, les théologiens accep-
tent, sans doute possible, que c'est à la fin du monde
qu'aura lieu la résurrection générale. Saint Thomas en
apporte une raison de convenance : la matière des
corps inférieurs sera soumise au mouvement tant que
les corps célestes pourront exercer leur influence.
Suppl., q. lxxvii, a. 1. Cette raison, tirée d'une phy-
sique périmée, est traduite par les thomistes modernes
de la façon suivante : le temps de la résurrection est
reculé à la fin du monde afin de maintenir la propor-
tion entre la rénovation du monde et l'incorruption
des corps. Cf. Hugon, Traclatus dogmalici, t. m, p. 812.
Mais cette assertion n'a qu'une portée générale et
souffre des exceptions possibles : la résurrection de la
sainte Vierge, qui est une doctrine enseignée dans
l'Église catholique, voir t. i, col. 2127, peut-être
celle des saints dont il est parlé dans Matth., xxvn,
52-53. Saint Thomas avait d'abord pensé que ces résur-
rections avaient été définitives et absolues. In /Vum
Sent., dist. XLIII, q. i, a. 3 (Suppl., q. lxxvii, a. 1,
ad 3um); In Malthœum, édition de Parme, t. x,
p. 210. Plus tard, les raisons apportées en sens in-
verse par saint Augustin lui ont semblé beaucoup
plus solides. Sum. ilieol., Illa, q. lui, a. 3, ad 2um.
L'opinion négative semble préférée aujourd'hui parles
auteurs. Voir Lagrange, Évangile selon saint Matthieu,
Paris, 1923, p. 532. Toutefois, Cajétan ayant maintenu
dans son commentaire de la Somme la première opinion
de saint Thomas, de bons auteurs gardent encore
aujourd'hui ce sentiment. Voir P. Synave, Vie de Jésus
(dans l'édition de la Revue des Jeunes), t. iv, note 49,
p. 320.
La question du millénarisme est également envisagée
par les théologiens à propos du temps de la résurrec-
tion. Voir t. x. col. 1700.
2. Personne ne peut ni connaître ni même conjecturer
l'époque de la résurrection. — On ne pourrait savoir
l'étendue de l'avenir que par la raison naturelle ou par
la révélation. Or, la raison naturelle est, par elle-même,
incapable de fournir une indication sur ce sujet et la
révélation non seulement est muette, mais nous en-
seigne que personne ne peut savoir le jour ni l'heure.
Mal th., wiv, 36. Saint Thomas applique à l'époque de
la résurrection la réponse du Christ aux apôtres : non
est vestrum nossc lempora vel momenla, quse Pater posuit
in sua polestale, Act., i, 7. Suppl., q. lxxvii, a. 2.
Application déjà faite par saint Augustin, De civilale
Dei, 1. XVIII, c. lui, n. 1, P. L., t. xi.i, col. 616.
3. La résurrection se fera au crépuscule. — Sans doute
c'est timidement que les théologiens avancent cette
affirmation. Ce n'est qu'une probabilité, étayée sur le
fait que le Sauveur choisira, pour venir, l'heure des
voleurs. Cf. Luc, xn, 39-40. C'est l'interprétation du
Maître des Sentences. S. Thomas, Suppl., q. lxxvii,
a. 3.
4. La résurrection se fera instantanément. — On a vu
que le ministère des anges sera requis pour colliger les
cendres dont les corps doivent ressusciter. Ce travail
préalable pourra admettre une certaine succession dans
le temp's. Mais l'œuvre divine de la résurrection sera in
inslanli. Saint Thomas, pour légitimer cette assertion,
s'appuie sur I Cor., xv, 51. Id., ibid., a. 4.
5. La mort sera-l-ellc le point de départ de la résurrec-
tion à l'égard de tout le monde? — Autrement dit, les
« vivants » de la fin du monde devront-ils mourir avant
de ressusciter? On sait que la question est controver-
sée. Voir Mort, t. v, col. 2492. Saint Thomas et la plu-
part des théologiens penchent pour l'affirmative. Suppl.,
q. lxxviii, a. 1. Et ils considèrent qu'en conséquence
le corps — sauf exception possible par privilège de
Dieu — devra être réduit en poussière avant de ressus-
citer. Id., ibid., a. 2. Le Docteur angélique insiste sur
cette idée que les cendres qui résulteront de la désa-
grégation des corps ne garderont aucune inclination
naturelle à l'égard de la résurrection, mais que seule la
volonté divine justifiera la reprise par l'âme des élé-
ments qui lui auront appartenu. Id., ibid., a. 3. Cette
assertion n'est d'ailleurs pas en contradiction avec ce
qui a été dit plus haut de la relation plus ou moins loin-
taine que les éléments dissociés conservent à leur indi-
vidualité première, sous la forme de l'âme humaine.
Voir col. 2550.
V. Conclusions générales : Comment apprécier
LES HYPOTHÈSES ÉMISES POUR EXPLIQUER LA RÉSUR-
RECTION des corps? — Dans l'exposé des explications
théologiques, nous nous sommes à dessein abstenu de
formuler des jugements doctrinaux sur leur valeur en
regard du dogme catholique. C'est parce que, en dehors
des trois affirmations dogmatiques que l'on a rappor-
tées au début de cet article, voir col. 2501-2504, tout le
reste n'est qu'hypothèses plus ou moins consistantes.
Les Pères, on l'a vu, se sont toujours exprimés avec
une prudence qui exclut, de leur part, l'intention de
donner valeur d'enseignement officiel à tout ce qui
n'appartient pas au strict domaine du dogme. Leurs
affirmations réitérées de la résurrection in eadem carne
quam nunc geslamus n'a pas d'autre but que d'éliminer
l'explication origéniste, attribuée, à tort ou à raison,
au maître alexandrin, d'une résurrection en des corps
différents de ceux que les hommes auraient eus sur la
terre. Aussi, a priori, semble-t-il difficile de porter un
jugement sur les explications théologiques proposées,
dès lors qu'elles affirment vouloir respecter les données
du dogme. Tout au plus pourrait-on marquer le plus
ou moins de logique avec laquelle elles entendent s'y
conformer.
Mais ici encore il convient d'être d'une extrême pru-
dence.
D'une part, en effet, les données traditionnelles rela-
tives à l'identité du corps ressuscité et du corps vivant
ne sont pas les seules auxquelles l'attention du théolo-
gien doive s'arrêter. Il y a aussi cette transformation dont
parle l'Apôtre, ICor., xv, 51, transformation dont nous
ignorons la nature exacte, mais qui, au point de vue de
la seule raison, s'impose déjà, puisque les conditions de
vie corporelle ne seront plus les mêmes après la résur-
2 569
RÉSURRECTION. CONCLUSIONS
25 70
rection que dans la vie présente. Et cette transforma-
tion s'impose aussi bien pour les damnés que pour les
élus, puisque la vie corporelle de tous ne finira pas et
comportera l'incorruptibilité. L'idée de germe, bien
qu'incomplète, doit être aussi retenue, tout au moins
pour les corps des élus : c'est encore saint Paul qui la
propose, I Cor., xv, 42 sq. Ces deux considérations,
puisées aux sources mômes de la révélation, doivent
nous empêcher de formuler des jugements trop abso-
lus sur Yidenlilé matérielle des corps vivants et des
corps ressuscites.
Mais, d'autre part, les progrès et les incertitudes des
sciences physiques et physiologiques doivent également
nous inciter à la réserve. Dans quelle mesure les élé-
ments derniers du corps participent-ils à la vie de l'in-
dividu? Se renouvellent-ils complètement? Comment
expliquer l'identité personnelle d'un être dont le corps
est en changement perpétuel?
En dehors des grandes lignes doctrinales fixées par
l'Église — l'âme, forme du corps humain, principe
vital, unique dans le composé humain — il est difficile
de formuler un enseignement ferme. Affirmer, même
sous le couvert de savants biologistes, qu'un « quelque
chose » demeure permanent dans la substance corpo-
relle, nonobstant le « tourbillon vital », c'est émettre
une opinion assez discutable, même scientifiquement,
et qui, en tout cas, ne saurait servir de support à une
explication théologique. Saint Thomas rapportait
jadis une opinion semblable, voir col. 2557, et la consi-
dérait comme moins probable.
Troisième réflexion enfin : la persistance de quelques
éléments de la substance corporelle n'est pas encore
suffisante, semble-t-il, pour expliquer l'identité phy-
sique des corps. Pour satisfaire pleinement aux exi-
gences d'une telle identité, il faudrait refaire le miracle
de saint Nicolas ressuscitant les trois petits enfants
dont la chair avait été salée et conservée par le mé-
chant boucher.. . L'hypothèse, à laquelle se réfèrent plu-
sieurs auteurs modernes en interprétant quelques
phrases du Traité élémentaire de physiologie du Dr Gley
dans le sens d'une permanence réelle des cellules céré-
brales et d'une partie du tissu musculaire, passe encore
à côté d'une solution adéquate du problème de l'iden-
tité numérique des corps. Cette permanence ne s'étend
pas au-delà de la vie terrestre. Et donc, se posera tou-
jours la question de la reprise par l'âme des autres élé-
ments qu'elle aura possédés durant son existence ter-
restre.
La vraie solution semble donc devoir être reportée
dans le champ de la métaphysique. C'est la seule façon
d'éviter les questions oiseuses sur la quantité de ma-
tière à reprendre, sur l'âge auquel on doit ressusciter,
sur le moment exact de la vie terrestre qui fournira les
éléments du corps ressuscité, etc., etc.
Il convient donc, disons mieux, il est nécessaire, de
n'infliger aucune note théologique aux explications
qui affirment conserver intégralement les trois don-
nées du dogme catholique, et surtout il faut se défier,
en les jugeant, de céder aux illusions de l'imagination.
Voici, sahw meliori judicio en matière si obscure,
notre avis sur les doctrines en cours :
1° On peut soutenir une identité matérielle stricte du
corps vivant et du corps ressuscité, en sorte que notre
corps, ne subissant ici-bas aucune modification, même
dans son élément matériel, se retrouverait tel quel à la
fin du monde. Cette conception est évidemment
absurde au point de vue physiologique, le corps hu-
main étant en perpétuelle évolution : mais du moins, au
point de vue des exigences du dogme, elle serait irré-
préhensible.
2° On peut vouloir sauvegarder l'identité numérique
des corps par l'hypothèse de la permanence tout au
moins d'un certain nombre d'éléments fixés dans l'or-
ganisme humain au cours de la vie terrestre et repris
par l'âme au moment de la résurrection, Dieu achevant,
complétant ce qui manque à ces éléments partiels pour
la reconstitution complète du corps. C'est la théorie
généralement enseignée et qui s'appuie sur de nom-
breux textes de saint Thomas (nous avons dit plus
haut pourquoi nous estimons que cet aspect de la thèse
de saint Thomas est secondaire).
3° Tout en acceptant le principe général de cette
solution, on peut admettre qu'en certains cas excep-
tionnels. Dieu sera obligé de suppléer partiellement ou
même totalement au défaut de matière. C'est la théo-
rie dont saint Thomas a très certainement posé le
principe, voir col. 2559, et qu'on retrouve, avec un
accent plus net mis sur l'exception, chez Durand de
Saint-Pourçain et, de nos jours, chez Billot, Pègues,
Ilugueny, Van der Meersch, etc. Explication tout aussi
acceptable que la précédente et qui présente l'avan-
tage d'ouvrir les voies, le cas échéant, à une solution
plus métaphysique et moins susceptible de soulever
des difficultés quasi insolubles.
4° On peut enfin, entendant comme règle générale
ce que les derniers auteurs cités entendent comme
exception, vouloir expliquer l'identité numérique des
corps ressuscites pal la seule identité de la forme
substantielle, laquelle reconstituerait toujours, au mo-
ment de la résurrection, avec n'importe quels éléments
matériels, sa matière propre et individuée, son propre
corps. ( "est la thèse de Mgr Laforèt, Dogmes catho-
liques, t. iv, Paris-Tournai, 1860, p. 448, de Mgr Élie
Méric; L'autre vie, t. n, c. iv, § 2, p. f8-70 et de diffé-
rents auteurs des Dictionnaires de Migne. Même à cette
thèse nous ne ferions pas d'objection de principe, car
elle entend bien respecter les trois données du dogme :
la résurrection — générale — des corps selon {'identité
numérique. De ce système toutefois, nous ne rappro-
cherions qu'avec prudence l'explication dynamique
fournie par Leibniz, dans son Système théologique, en
raison même de son apparentement avec la doctrine
spirite du pcrispril. Cf. I. épicier, De nouissimis, p. 423,
et Le monde invisible, Paris, 1031, p. 147 sq., mais sur-
tout Monsabré, Exposition du dogme catholique, carême
1889, notes à la 101° conférence.
5° Mais, ù coup sûr, on doit rejeter comme ne sauve-
gardant pas l'identité numérique requise par le dogme
catholique, les explications peu théologiques île l'abbé
Le Noir, se contentant d'une identité spécifique, dans
laquelle, par conséquent, l'identité numérique est en
péril. Dictionnaire des harmonies de la raison et de la
foi, Paris, 1850, article Résurrection de la chair, t. xix
de la IIIe série des encyclopédies de Migne, col. 1 177 sq.
A plus forte raison faut-il réprouver toute explication
fondée uniquement sur le sentiment intérieur de la pei-
sonnalité, explication proposée, précisément à ren-
contre du dogme catholique, par Diderot, dans l'Ency-
clopédie, t. xiv, p. 197.
(5° C'est vers cette dernière explication que tendent
un certain nombre d'auteurs protestants: « Immorta-
lité de l'âme et résurrection, écrit Eug. Picard, doc-
trines profondément distinctes à l'origine et qui se sont
fondues et pénétrées peu à peu. « Article Eschatologie,
dans l'Encyclopédie des sciences religieuses de Litchten-
berger, t. v, p. 500. Ces doctrines, ajoute l'auteur, font
aujourd'hui double emploi.
Les réformateurs, d'ailleurs, avaient été très réser-
vés sur la question de la résurrection. Calvin admettait
que nous ressusciterons en la même chair que nous por-
tons aujourd'hui quant à la substance, mais différente
quant à la qualité. Institution chrétienne, 1. III, c. xxv,
n. 8, c'est-à-dire que l'organisme humain sera trans-
formé, glorifié. Depuis le xixe siècle, une tendance
s'affirme en faveur du conditionnalisme, c'est-à-dire
que des seuls bons l'âme survivrait et le corps ressus-
;&/
l
RESURRECTION DES MORTS
REUTER (JEAN
2572
citerait. Une des plus récentes publications s'efforce de
montrer qu'il faut éviter les précisions : « Le Christ n'a
pas jugé bon de nous laisser un enseignement précis
sur le moment de la résurrection et sur la façon dont
elle se produirait. Il lui a suffi d'affirmer la résurrection
et, pour se faire comprendre de ses auditeurs, d'avoir
recours à des paraboles et à des images, en se servant
du langage de son époque... Ces expressions... ne
doivent pas être prises à la lettre... «Edmond R[oche-
dieu], article Résurrection, dans Dictionnaire encyclopé-
dique de la Bible d'Alexandre Westphal, t. n, p. 562 a.
I. Données scriptcraires. — Fr. Schmid, Der UnsUr-
blichkeil und Aujerslehungsglaube in der Bibel, Brixen,
1902; A. Hudal, Texlkrilische und exegetische Bcmerkungen
zu Job, XIX, 25 27, dans Bibliscbe Zeilschrift, t. xiv,
1917, p. 214 sq.; G. Ricciotti, // libro di Giobbe ammette la
risurrezione? dans Sctiola catlolica, 1923, p. 775 sq.; F. Ceup-
pens. De resurreclione morlnorum apud Job, XIX, 25-27,
dans Angelicum, 1930, p. 433 sq.; F. Nôtscher, Altorienta-
lischer und alttcstamentlischer Auferslehungsglaube, Wurtz-
bourg, 1926; E.-B. Allô, Saint Paul et la « double résurrec-
tion • corporelle, dans Revue biblique, 1932, p. 187 sq.;
Première épilre aux Corintliiens, Paris, 1935, p. 400 sq. ;
H. Molitor, Die Auferstehung der Cbristen und Nichlchristen
nach dem hl. Paulus, Munster, 1933; H. Koffler, Vie Lehre
des Barliebrieus von der Auferstehung der Leiber, Rome, 1932 ;
F. Prat, La théologie de saint Paul, 17e édit., t. i, Paris,
1930, p. 157-167; .1. Bonsirven, Le judaïsme palestinien, t. i,
Paris, 1935, p. 468-485; M.-.J. I.agrange, Le judaïsme avant
Jésus-Christ, Paris, 1931, passim.
II. Les Pères. — J. Tixeront, Histoire des dogmes,
passim; L. Atzberger, Geschichte der christlichen Eschato-
logie innerhalb der vornicùnischcn Zeit, Fribourg-en-B.,1896;
Bardenhewer, Geschichte der allkirchlichen Literatur, Fri-
bourg-en-Brisgau, 2e édit., 1913; J. Rivière, Saint Justin et
les apologistes du second siècle, Paris, 1907; on trouve éga-
lement des renseignements succincts dans J.-F. de Groot,
S. J., Conspectus historiœ dogmalum, 2 vol., Rome, 1931, et
dans Cayré, Précis de patrologic, 2 vol., Paris, 1927.
III. Les théologiens. — On devra consulter les Sen-
tentiaires dans leurs commentaires aux dist. XLIII-XLIV
et les commentateurs de saint Thomas, sur la Somme théo-
logique, III», q. lvi, et notamment Suarez, dans son De
mgsteriis vitœ Chrisli, à cette question même, disp. l.
Les manuels De novissimis sont, de toute évidence, à
consulter; mais on se gardera, en général, d'adopter leurs
cadres un peu arbitraires. Le volume du P. Segarra, De
identilate corporis morlalis et corporis resurgentis, Madrid,
1929, est extrêmement précieux à consulter comme recueil
documentaire; mais c'est une œuvre de polémique.
Voir aussi J. Bautz, Die Lehre vorn Auferslehungslciben,
Paderborn, 1877 ; A. Brinquart, La résurrection de la chair et
les qualités des corps des élus, Paris, 1 899 ; L. Ghaudouard, La
philosophie du dogme de la résurrection de la chair an II" siècle,
Paris, 1905; E. Schiltz, La résurrection des corps devant la
raison, dans Nouvelle revue théologique, 1927, p. 273 sq.,
339 sq.: A. d'Alès, art. Résurrection dans le Dictionnaire
apologétique de la foi catholique.
A. Michel.
RÉTICIUS, évêque d'Autun au commencement
du ive siècle. Réticius est, à notre connaissance, le plus
ancien évêque d'Autun sur qui nous ayons des rensei-
gnements assurés, car nous ne savons rien de précis sur
saint Révérien (ou Riran), qui aurait soulfert, comme
tous les martyrs bourguignons, au temps d'Aurélien.
Selon saint Grégoire de Tours, De gloria conf., 73,
Réticius aurait commence par être marié, avec une
femme aussi vertueuse que lui. Les deux époux au-
raient vécu plusieurs années ensemble, en pratiquant
la continence et en s'exercant sans cesse a la charité et
aux bonnes œuvres. L'épouse de Kéticius serait morte
la première, après avoir supplié son mari de se faire
enterrer dans le tombeau où elle allait elle-même être
déposée; et le narrateur ajoute qu'à la mort de Réti-
cius, lorsqu'on voulut en effet mettre son corps auprès
de celui de sa femme, ce dernier fit quelques mouve-
ments comme pour laisser de la place au mari qui ve-
nait la rejoindre.
Après son veuvage, Réticius fut appelé au gouver-
nement de l'Église d'Autun, et il joua un rôle impor-
tant dans les affaires religieuses au commencement du
ive siècle. Constantin le convoqua au concile de Rome
(313) qui devait juger les donaf istes ; et saint Augustin,
Contra Julian. pelag., I, in, 7, dit que les actes de ce
concile font assez voir qu'il avait eu une grande auto-
rité dans l'Église durant son épiscopat. Il l'appelle
ailleurs un homme de Dieu et il le cite, contre les péla-
Liiens, parmi les tenants de la doctrine du péché ori-
ginel. F.n 314, Réticius prit encore part au concile
d'Arles; cf. Optât de Milève, De schismate donatist., i,
20. S. Augustin, Opus imperfect. contra Julian., 1. I, 55;
et il en souscrivit les actes.
Saint Jérôme, De vir. ill., 82, le cite au nombre des
écrivains : il lui attribue un volumineux ouvrage con-
tre les novatiens et un commentaire sur le Cantique
des Cantiques. Il semble d'ailleurs avoir changé d'opi-
nions sur la valeur du commentaire; car après l'avoir
demandé avec ardeur à Rufin pour pouvoir en prendre
copie, Epist., v, il écrit à Marcella que ce n'est pas un
livre fait pour des personnes aussi savantes qu'elle et
que l'auteur y fait paraître plus d'éloquence que d'éru-
dition. Réticius, ajoute-t-il, n'a pas eu soin de s'ins-
truire assez par la fréquentation des juifs et par la
lecture des commentateurs anciens, en particulier par
celle d'Origène. Epist., xxxvn. Il ne nous est pas pos-
sible de vérifier la valeur de ce jugement, car le com-
mentaire de Réticius sur le Cantique est aujourd'hui
perdu. Il existait encore au xne siècle : Rérenger en
cite un fragment dans son Apologie d'Abélard, P. L.,
t. clxxvih, col. 1864. Le traité Contre les novatiens a
lui aussi disparu, à l'exception d'une phrase sur le
péché originel que rapporte saint Augustin, Contra
Julian., I, m, 7.
Ti'lemont, mémoires, t. VI, p. 27-29. Histoire littéraire de
la France, t. i />, Paris, 1733, p. 59-63.
G. Rardy.
REUTER Jean, jésuite, néle 13 octobre 1680 dans
le Luxembourg, à Schimpach, commune d'Ober-
Wampach. Entré dans la Compagnie le 22 mai 1706,
il enseigna les humanités et la philosophie, puis, pen-
dant huit ans, la théologie morale à l'université de
Trêves. Il fut socius du P. provincial, recteur du collège
de Trêves de 1735 à 1738 et du séminaire de 1738 à
1711. Il mourut à Trêves, le 21 janvier 1762, laissant la
réputation d'un religieux savant et austère, en même
temps que charitable.
Le brillant enseignement de théologie morale, que
donna le P. Reuter, a été reproduit ou résumé par lui
en deux ouvrages, non moins favorablement accueillis:
1. Theologia moralis quadripartila, incipientibus ac-
commodata et in ailla theologica S. J. Treviris publiée
exposita a R. P. Joanne Reuter, ejusdem socictatis, SS.
Theologiœ doctore in universitate Trevircnsi et profes-
sore publico, nunc in usum et ulililalem plurium typis
data, cum prxvia analgsi doctrinœ moralis a Sede apos-
tolica reprobatip..., Cologne, 1750, 4 vol. petit in-8°,
7 11, 708, 748, 761 p.; Bonn, 1751 et 1768, in-12. Dans
une 2e édition de Cologne, 1756, à la fin de chaque vo-
lume prennent place des cas de conscience, appropries
à la matière (cf. infra). Comme l'auteur le dit dans la
dédicace à dom Léopold Camp, abbé cistercien d'Him-
merod, et dans la préface, il a voulu donner un traité
scolaire et pratique, tenant le milieu entre les grands
ouvrages très étendus, facilement verbeux, et les résu-
més trop étriqués. De fait, la Theologia moralis quadri-
partita vaut par la clarté et la netteté de ses exposés,
la précision de ses conclusions, l'ordre excellent de ses
divisions (chaque volume porte une numérotation con-
tinue)- En tête de l'ouvrage, sous le titre : Analysis
doctrines moralis reprobalœ, est placée une explication
des diverses propositions morales condamnées par
2573
REUTER (JEAN
REVALIDATION
2574
Alexandre VII, Innocent XI et Alexandre VIII; elles
sont groupées selon l'ordre des matières morales qui
sera suivi dans les quatre volumes.
Voici cet ordre : 1er volume, 5 traités : les actes hu-
mains, leurs principes directifs (conscience et lois), les
péchés, le mérite surnaturel; 2e volume, 5 traités : les
vertus théologiques et morales, sauf la justice; 3e vo-
lume, 4 traités : le droit, la justice, les injustices et leur
réparation; 4e volume, 8 traités : les sacrements en
général et en particulier.
En un temps de réaction rigoriste, Reuter sut rester
modéré et humain. Ses positions générales se rappro-
chent de celles que saint Alphonse prenait déjà dans
ses premières Annotationes ad Medullam, publiées à peu
près à la même époque. Il reste fidèle au probabilisme
pur, tout en marquant nettement ses limites; on pour-
rait de nos jours souscrire à peu près à sa doctrine en
cette matière. Par ses qualités pédagogiques, la Theo-
logia quadripartite! s'égale à la Theotogia moralis d'An-
toine, parue vingt-cinq ans auparavant; elle n'a pas
connu un aussi grand succès, mais elle n'a pas son
rigorisme.
2. Neo-confessarius practice instructus, seu methodus
rite obeundi munus confessarii, in gratiam juniorum,
qui ad curam animarum aspirant, cum appendice siue
brevi instructione et methodo dispensationes aliasque gra-
tias petendi et impctralas exsequendi, publiée proposita
a R. P. Joanne Reuter, S. J., SS. Theologiœ inuniver-
sitate Trevirensi doctore ac professore publico, Cologne,
1750, petit in-K°, 443-02 p. Cette édition de 1750 est
donnée, dans son titre même, comme une seconde
édition. Il y eut donc, semble-t-il, une première édition
de cet ouvrage, parue l'année précédente, 1749, mais
faite sans doute ad usum privatum ou pour un public
restreint. Sommervogel en effet ne la cite point et le
Privilegium Ciesareum, mis en tète de l'édition de 1750
et du reste commun à la Theotogia quadripartita et au
Neo-confessarius, est du 15 mai 1570 (la Facultas R.P.
Provinciatis, également commune aux deux ouvrages,
étant du 17 août 1749).
Dans la préface, Reuter explique qu'ayant constaté
de regrettables déficiences dans les examens imposés
aux jeunes prêtres à leur début dans le ministère des
confessions, il voulut y remédier par son enseignement
public et proposa à ses auditeurs de théologie une
méthode pratique permettant de s'acquitter en toute
rectitude de ce ministère. Des demandes répétées d'im-
primer cette méthode lui furent faites. Il a divisé son
opuscule en trois parties, traitant successivement des
choses que le confesseur doit observer : a) en général
par rapport aux pénitents; — b) en général au su-
jet des péchés plus fréquents et en particulier par
rapport aux différents âges, sexes, états ou conditions
des pénitents; — ■ c) enfin en ce qui touche divers vices
ou défauts de ces derniers.
C'est en somme une pratique complète du ministère
pénitentiel que Reuter offrait aux prêtres : elle était
pleine de clarté et de précision, abondante en notations
psychologiques, d'esprit modéré et vraiment aposto-
lique, d'ordonnance excellente. Elle rencontra un grand
succès, comme en témoignent les nombreuses réédi-
tions faites du vivant de l'auteur et après sa mort :
Cologne, 1752; Bonn, 1753 (cette édition contient les
cas dont il sera parlé plus loin) ; Louvain, 1753 ; Cologne,
1758, 1762 (avec des lettres et constitutions aposto-
liques récentes); Ratisbonne, 1764; Bonn, 1766; Lou-
vain, 1773, etc. L'ouvrage se trouve ainsi présenter
un réel intérêt historique : il a agi sur la pratique péni-
tentielle de l'Allemagne catholique et des pays du
Nord et il témoigne de ce qu'était cette pratique,
comme la Praxis de saint Alphonse par rapport à
l'Italie de la même époque (la version primitive de la
Praxis, qui est italienne, est de 1748). Les deux œuvres
ont même esprit et donnent souvent des directions
tout à fait semblables : alors qu'en France le ministère
pénitentiel s'imprégnait de rigorisme, il se maintenait,
sur les bords du Rhin comme à Rome, humain et pa-
ternel, dans la ligne qu'il avait d'abord prise après le
concile de Trente.
Le Neo-confessarius, du reste, demeure encore — ■
même de nos jours — • un ouvrage utile, à conseiller à
ceux qui débutent dans le ministère de la confession.
Aussi en existe-t-il des éditions modernes : Paris, Pous-
sielgue-Rusand et Lyon, Pélagaud, 1850, avec des ré-
ponses de la S. Pénitencerie et des notes; Ratisbonne,
1870, édit. du P. Anderledy, S. J. : Paris, 1880 et 1890;
Fribourg, 1905, édit. du P. Lehmkuhl, S. J., texte cor-
rigé et augmenté, sans l'appendice sur les dispenses, ni
les cas — les corrections et additions de cette édition
sont intéressantes pour se rendre compte de l'évolution
de la théologie morale et de la confession depuis le
xvme siècle; — Ratisbonne, Manz, 1906, édit. du
P. J. Mullendorf, S. J.
En outre il a été publié du Neo-confessarius une
traduction allemande adaptée, Ratisbonne, 1841 (réé-
ditions en 1849, 1879... 6e en 1906 par les soins du
P. Mullendorf) et une traduction espagnole, Madrid,
1819 (impr. Palacios, Riblioteca religinsa, t. lxvi-lxvh ).
3. Outre ces deux ouvrages et pour les compléter,
Reuter donna en 1753 des Casus conscientiœ ex theo-
togia morali et methodo munus confessarii rite obeundi...
avec une collection de lettres et constitutions apos-
toliques intéressant le clergé séculier et régulier, Co-
logne, in-8°, 297 pages. Ces cas correspondent aux di-
verses matières des deux ouvrages; aux énoncés sont
joints non pas des solutions expresses, mais des réfé-
rences aux passages de ces mêmes ouvrages, contenant
principes et doctrines, qui commandent ces solutions.
L'opuscule était destiné à ceux qui possédaient déjà
les ouvrages; dès les éditions, qui suivirent 1753, les
cas furent insérés respectivement dans la Theotogia
moralis et dans le Neo-confessarius. On peut donc dire
qu'ils ne forment pas à proprement parler une œuvre
distincte et nouvelle; aussi bien les deux œuvres sco-
laires publiées en 1750 suffisent-elles à faire de Reuter
un des meilleurs moralistes du xvine siècle.
Sommervojiel, Bibliothèque de la Compagnie de Jésus,
t. vi, col. 1683 sq.; t. ix, col. 802; ITurter, Nomenclator,
3e éd., t. iv, 1907, col. 1636; Allgemeine Deutsche Biogra-
phie, t. xxviii, p. 327, art. Reuter Joa.; Biographie nationale
de Belgique, t. xix, 1907, art. Iieuter Jean, col. 186 sq.
(E. Tandel); B. Duhr, S. J. Gesch. der Jesuiten in den
Làndern deutscher '/.unge, t. iv, 1928, lre part., p. 65, 67, 69;
2' part., p. 104.
R. Brouillard.
REVALIDATION. — Revalider, comme l'éty-
mologie l'indique, c'est donner, après coup, validité à un
acte juridique qui, pour des raisons variées, en était
dépourvu. Les canonistes parlent de revalidation d'une
grâce, antérieurement obtenue, mais rendue sans effet
par quelque nullité ou autrement; on peut de même
revalider un contrat. Nous ne parlerons ici que de
la revalidation du contrat qu'est le mariage. Pour
diverses raisons, un mariage au moment où il a été
contracté était invalide. Il peut y avoir lieu, quand
après coup cette invalidité du contrat se découvre, de
revalider celui-ci. On notera que le Code canonique
parle non de revalidation, mais de con validât ion, mais
les deux mots sont pratiquement équivalents. I. No-
tions préliminaires. II. La revalidation simple par
renouvellement du consentement. III. Des divers cas
de revalidation simple.
I. Notions préliminaires. — 1° Les différentes
solutions à donner à une union invalide. — Il arrive
parfois que certaines unions ont l'apparence d'un
véritable mariage, alors qu'en fait elles sont nulles.
2 5 7 5
REVALIDATION
2576
Pour parer à cet état anormal diverses solutions
peuvent être envisagées : la dissimulation, la rupture
de la cohabitation, la déclaration de nullité ou la
revalidation.
La dissimulation ne saurait être autorisée que
lorsque les deux époux ignorent de bonne foi que le
mariage, dans lequel ils vivent, est nul; elle est impos-
sible si l'un des deux est de mauvaise foi ou si la nullité
de l'union est un fait notoire et public. D'ailleurs, il
faudrait des motifs vraiment exceptionnels, tels que
le danger de péché formel pour les époux putatifs et le
scandale probable pour des tiers, pour autoriser une
personne au courant de la situation à laisser indéfini-
ment les intéressés dans la bonne foi. Anciennement,
en certains cas tout au moins, la dissimulation conte-
nait implicitement la dispense de l'empêchement qui
aurait rendu nul le contrat, Décrétâtes, 1. IV, tit. xiv,
cap. 6; mais actuellement, d'après le style reçu à la
Curie romaine, il n'en est plus de même.
La rupture de la cohabitation (separatio quoad
torum) pourrait aussi en certaines circonstances appor-
ter une solution satisfaisante. Mais le fait de vivre
ensemble comme frère et sœur comporte de tels dan-
gers moraux pour les époux putatifs, qu'il est préférable
de ne pas avoir recours à cette solution qui ne saurait
être, d'une manière générale, considérée que comme un
remède extraordinaire.
La déclaration juridique de nullité est à recomman-
der lorsque les époux putatifs sont en désaccord conti-
nuel, sans espoir d'amélioration, que l'une des parties
est pervertie et que des causes sérieuses postulent,
comme préférable, un nouveau mariage. Elle est la
seule solution à envisager lorsque l'union ne peut pas
être validée à cause d'un empêchement dont il est
impossible d'obtenir dispense. En dehors de là elle
demeure un moyen exceptionnel.
La convalidation ou revalidation est le remède ordi-
naire et le plus fréquent à faire intervenir pour valider
une union invalide. Elle est à préférer à tous les
autres moyens : il est normal d'y recourir chaque fois
qu'elle est possible. La convalidation est un acte par
lequel un mariage apparemment valide, mais de fait
initialement nul, devient valide et acquiert tous ses
effets juridiques. Il ne faut pas la confondre avec la
régularisation d'une situation illégitime. Lorsque deux
personnes qui ont longtemps vécu maritalement en-
semble contractent mariage, il ne saurait être ques-
tion de revalidation ; leur concubinage antérieur n'était
pas une union et n'avait ni les apparences ni la figure
d'un vrai mariage.
2° Espèces de revalidalion. — Il faut distinguer,
d'une part, la revalidation simple et, d'autre part, la
revalidation extraordinaire appelée aussi sanatio in
radiée. En cet article il ne sera question que de la pre-
mière. Pour la seconde, le lecteur voudra bien se repor-
ter à l'article sanatio in radice.
II. La invalidation simple par renouvellement
or CONSENTEMENT. - - Pour revalider un mariage qui
a été nul, il est requis par le droit canonique, can. 1133,
§ 1, lorsque la cause qui a en I rainé la nullité cesse, que
le consentement matrimonial soit renouvelé, au moins
par la partie contractante qui savait la situation; cette
coopération des deux conjoints ou l'acte de l'un ou
l'autre est indispensable.
Le consentement doit être réitéré par le conjoint
mis au courant de la nullité de son union, même si au
moment du premier contrat l'une et l'autre partie
étaient d'accord et s'il n'y a jamais eu révocation de
leur part. Sinon l'union demeure invalide, 'telles sont
les exigences actuelles de la législation canonique,
can. 1133, § 2 : Ilœc renovalio jure ecclesiastico requiri-
lurad validitalcm, ctiamsi initia ulraque purs consensum
prsestiteril nec postea revocaverit.
Le consentement donné à nouveau ne doit pas être
purement une confirmation de ce qui a été fait anté-
rieurement : il ne servirait à rien de vouloir corroborer
une action nulle; il doit être un nouvel acte de volonté,
par lequel l'union se constitue réellement. Le législa-
teur le déclare : Renovatio consensus débet esse novus
volunlatis aclus in malrimonium quod conslel ab initio
niillum fuisse. Can. 1134.
Ainsi, même au cas où le consentement a été natu-
rellement valide et persévère, le législateur exige cette
coopération des époux ou au moins de l'un des deux
pour que leur union nulle devienne valide : dans la
convalidation extraordinaire par la sanatio in radice,
le mariage est validé par la seule intervention du Saint-
Siège sans qu'il soit nécessaire que les époux réitèrent
leur consentement. C'est la différence essentielle entre
la revalidation simple et l'extraordinaire.
La réitération du consentement, qui est exigée par
la législation, engage la validité même du mariage. Ni
la bonne foi, ni l'ignorance, ni l'impossibilité ou autres
motifs n'en dispensent. C'est pourquoi si le nouvel acte
de volonté, positivement distinct de celui qui a été
posé lors du premier consentement et qui n'en est pas
non plus une simple confirmation par paroles ou par
signes, est pratiquement impossible ou ne peut être
obtenu, il ne saurait être question de convalidation
simple. Pour régler la situation il faut alors demander
à l'autorité ecclésiastique la sanatio in radice.
III. Cas ou intervient la revalidation simple.
— ■ La façon de renouveler le consentement varie selon
que le mariage a été nul à cause 1° d'un empêchement
dirimant, ou 2° d'un défaut de consentement, ou 3a
d'une déficience dans la forme solennelle.
1° Le mariage est nul à cause d'un empêchement diri-
mant, qui rend les personnes inhabiles à contracter.
1. Pour que l'union puisse être validée, il faut, avant
tout, que l'empêchement cesse ou qu'il en soit obtenu
dispense et que la partie qui est au courant renouvelle
le consentement. Can. 1133, § 1.
Si l'empêchement est de telle nature qu'il soit impos-
sible de le supprimer, il ne saurait être question de
convalidation. Deux personnes consanguines en ligne
directe par exemple, sont radicalement incapables de
contracter validement; de même un frère et une sœur
qui ignoraient leur parenté (le cas n'a rien de chimé-
rique quand il s'agit d'enfants nés hors mariage), con-
sanguins au premier degré en ligne collatérale, ne peu-
vent obtenir dispense. Certains empêchements en re-
vanche peuvent cesser ou d'eux-mêmes, comme celui
d'âge et celui du lien d'un précédent mariage, lorsque
l'un des conjoints meurt; d'autres cessent par la vo-
lonté des époux putatifs. Ce sera le cas de la disparité
de culte, du rapt, de l'impuissance antérieure au ma-
riage et perpétuelle, vaincue par une opération chirur-
gicale, etc.. Enfin si l'empêchement qui rendait le
mariage nul est levé par dispense ecclésiastique, ce qui
a lieu pour la plupart des empêchements, la convalida-
tion peut entrer en jeu.
En vertu des dispositions du droit canonique,
can. 1133, un consentement, naturellement valide, est
juridiquement nul si les personnes sont inhabiles par
suite d'un empêchement d'ordre divin ou ecclésiastique;
il doit être renouvelé (voir plus haut), lorsque l'inca-
pacité a disparu, pour que le mariage soit validé et
obtienne une efficience juridique.
2. Manière de renouveler le consentement. — Elle dif-
fère selon que l'empêchement est public, occulte ou
connu seulement de l'une des parties.
a) L'empêchement est public. — Si l'empêchement
qui s'est opposé à la validité du mariage est de sa
nature ou de fait public, c'est-à-dire s'il est connu au
moins de deux personnes qui seraient capables d'en
faire la preuve au for externe, le consentement est à
2577
REVALIDATION
2578
renouveler par les deux parties dans la forme prescrite
par le droit. Can. 1135, § 1.
Pour éviter tout scandale, la convalidation sera
donc publique au même titre que le fut la nullité du
mariage. Aussi l'émission du mutuel consentement
aura-t-elle lieu devant le curé et les deux témoins
requis par le législateur. Cependant, avec la permis-
sion de l'Ordinaire, les époux putatifs pourraient être
autorisés à renouveler leur consentement d'une ma-
nière plus discrète, même en dehors de l'église, chez
eux par exemple, à condition, bien entendu, qu'en cas
de besoin cet acte ne demeure pas secret et inconnu
du public. Dans cette hypothèse, il est évident que la
présence du curé et de deux témoins demeure requise.
Des circonstances exceptionnelles prévues au canon
1098, telle que l'impossibilité d'avoir ou d'aller trouver
le curé ou l'Ordinaire du lieu ou son délégué, en cas de
péril de mort ou même en dehors de là, si la situation
doit durer un mois, permettent de recourir à une forme
moins solennelle. Le consentement dans ces conditions
sera légitimement renouvelé en l'absence du curé de-
vant les seuls témoins et , si c'est possible, en présence de
n'importe quel prêtre. Voir l'art. Propre curé, t. xm,
col. 754-755.
Quelle attitude pratique faut-il adopter si l'empê-
chement public de sa nature, est occulte de fait? Le
Code ne prévoit aucune exception de ce genre et c'est
la raison pour laquelle le renouvellement du consente-
ment devra être public. Cependant, en ces circons-
tances, il sera préférable la plupart du temps, de recou-
rir à l'Ordinaire qui permettra, s'il le juge bon, que le
contrat soit réitéré dans la forme du mariage de cons-
cience prévue par les canons 1104-1107. Si les faits
doivent être dissimulés au curé, le confesseur pourra
lui-même être délégué par l'Ordinaire pour procéder
avec deux témoins à la célébration du mariage. Le
scandale doit toujours être évité; c'est pourquoi théo-
riquement cette convalidation ne doit pas demeurer
absolument secrète. Cependant, en maintes occasions,
il vaudra mieux pratiquement ne rien publier. Il y a là
une question de sagesse et de prudence.
b) L'empêchement est occulte et est connu des deux
parties et du confesseur ou d'un seul témoin. — Il suffît
alors que le consentement soit renouvelé par les époux
putatifs d'une manière privée et en secret. Can. 1135,
§ 2 : Si sil occulliun et utrique parti notum, salis est ut
consensus ab ulraque parle renoueiur privalim et secrelo.
Ces dispositions se comprennent, car, au for externe,
le mariage, bien qu'invalide, est considéré comme
valide en fait et dès lors aucun danger de scandale
n'est à craindre. Tout au contraire, il pourrait y avoir
scandale dans le cas d'une rénovation publique.
Les époux putatifs réitéreront donc leur consente-
ment d'une manière privée, c'est-à-dire en dehors de
tout témoin et sans la présence du curé, autrement dit
sans avoir recours à la forme solennelle, qui, en l'oc-
currence, n'est pas nécessaire. Il est indispensable
cependant que soit posé un acte extérieur, non public,
mais secret, par exemple, un geste, des paroles ou un
signe quelconque, qui manifeste clairement que le pre-
mier consentement est renouvelé et que les époux veu-
lent valider leur mariage ; mais la simultanéité n'est
pas requise : il suffît que le consentement du premier
persévère encore, lorsque le second émet le sien.
Au cas où, dans cette hypothèse, l'une des parties
se refuserait à renouveler le consentement, tout en
voulant demeurer dans l'union, il n'y aurait pas
d'autre solution que de recourir au Saint-Siège, pour
obtenir une sanalio in radiée.
c) L'empêchement est occulte et n'est connu que d'une
seule des parties. — Il suffît alors que celle-ci renou-
velle son consentement d'une manière privée et secrète
et que l'autre persévère dans le consentement émis
antérieurement. Can. 1135, § 3 : Si sit occultum et uni
parti ignolum, salis est ut sola pars impedimenti conscia
consensum privalim et secrelo renovel, dummodo altéra
in consensu preeslito perseverel. En cette hypothèse, il
n'est plus exigé, comme cela l'était avant le Code, que
la partie qui est dans l'ignorance de l'empêchement et
de la nullité du mariage en soit informée dans la
mesure où elle pouvait l'être sans grave danger, il suf-
fit que son premier consentement persévère. A moins
qu'il n'y ait eu révocation positive et catégorique,
cette persévérance de l'acte de volonté jouit d'une pré-
somption de droit. Même s'il pouvait être supposé que
le sujet, actuellement dans l'ignorance, mis au courant
de la nullité de son mariage, se refuserait à réitérer son
consentement et préférerait reprendre sa liberté, son
consentement demeure; car, dans cette disposition
d'âme purement interprétative, il n'y a pas un acte de
volonté qui annule le premier qu'il a posé.
De ce fait, l'autre conjoint qui sait que son mariage
est nul n'a qu'à renouveler, d'une manière privée et
secrète, son accord antérieur. Il le fera par des paroles
ou des gestes ou, comme le proposent les auteurs,
par l'accomplissement intentionnel des devoirs conju-
gaux ou même plus simplement encore d'une façon
toute intérieure.
2° Le mariage est nul par suite d'un vice substantiel
de consentement. — Le consentement mutuel par lequel
se constitue l'union matrimoniale ne peut jamais être
suppléé par aucune autorité humaine, ni par aucun
moyen, ni même par une dispense de l'Église. Can.
1081, § 1. Les contractants seuls sont capables de
mettre fin au défaut initial en renouvelant leur consen-
tement.
Il n'est possible de revalider un mariage qu'à partir
du moment où la crainte, la violence, l'erreur, la fic-
tion, la condition sine qua non et toutes causes qui ont
vicié substantiellement le consentement sont connues
et supprimées.
Cette connaissance de l'élément qui a rendu le ma-
riage nul est indispensable pour que soit posé un nou-
vel et positif acte de volonté en vue du mariage; sinon
les sentiments que se manifestent les deux époux puta-
tifs ne sauraient être que la continuation de leur pre-
mier contrat invalide.
De plus, pour que l'union soit convalidée, l'acte de
volonté de celui qui n'avait pas consenti réellement
doit aussi, au moment où il est renouvelé, ne pas être
seul. Il est supposé que le consentement de l'autre n'a
pas été révoqué, mais persévère, car, ne l'oublions pas,
le mariage est un contrat mutuel. Malrimonium irri-
tum ob défection consensus convalidatur ; si pars quœ non
consenseral, jam consenliat, dummodo consensus ab
altéra parte prseslitus persévère!. Can. 113(1, § 1. Ce qui
est requis en ce cas, ce n'est donc pas la coexistence
physique des deux actes de volonté, ni leur simulta-
néité, mais simplement leur union morale. Celle-ci est
indépendante du temps qui sépare leur diverse émis-
sion.
Le Code spécifie les conditions dans lesquelles doit
se renouveler le consentement. 11 distingue trois hypo-
thèses : 1. si le défaut a été purement intérieur, 2. s'il
a été extérieur et public et 3. s'il a été extérieur et
occulte. En ces divers cas il s'agit naturellement d'un
mariage nul à cause du seul vice de consentement.
1. Si le vice a été purement intérieur, il suffît que la
partie qui n'a donné son consentement que d'une ma-
nière fictive, sans qu'on ait pu s'en apercevoir exté-
rieurement, le renouvelle intérieurement. Can. 1136,
§ 2. Inutile dès lors d'informer l'autre conjoint, comme
certains l'avaient cru, avant le Code. Aucune manifes-
tation extérieure n'est plus exigée.
La partie qui doit consentir s'en acquittera soit par
un acte intérieur, soit en demandant ou en acceptant
2579
REVALIDATION
REVELATION
2380
le devoir conjugal à cette intention, soit enfin, entre
autres moyens, en donnant ce sens à sa libre cohabi-
tation.
2. Si le vice substantiel de consentement a été exté-
rieur et public, l'acte de volonté requis pour convalider
l'union doit également avoir ces deux qualités et dès
lors être renouvelé d'après la forme solennelle pres-
crite par le droit. Si la réitération est faite secrètement,
le contrat vaudrait sans doute au point de vue naturel,
mais ne serait juridiquement d'aucune valeur. Les tri-
bunaux ecclésiastiques qui auraient à se prononcer sui-
des cas de ce genre ne pourraient que déclarer le ma-
riage invalide, si le consentement n'avait pas été renou-
velé devant le curé et les deux témoins.
De nombreuses sentences de la cour romaine sont
en ce sens. Qu'il suffise de rappeler celles de la S. Con-
grégation du Concile : Hispalen., du 20 juin 1609;
Constantinopolitana, du 16 décembre 1634; et Panor-
mituna, du 30 septembre 1719.
Un mariage nul par suite d'un vice de consentement
extérieur et public n'est pas convalidé par le libre
accomplissement des devoirs conjugaux. Il était impos-
sible, même avant la publication du Code, d'accepter
qu'un mariage, initialement nul à cause d'une crainte
publique, pût être convalidé par le fait que l'épouse se
prêtait librement à l'intimité de la vie matrimoniale.
En effet, le consentement pratique donné par l'épouse
en cette hypothèse n'a aucun effet au for externe.
Puisque son union demeure nulle au regard de ce der-
nier, elle l'est aussi juridiquement au for interne. Sinon
il faudrait en venir à affirmer que le contrat matrimo-
nial est à la fois valide et invalide au for externe, puis-
que la nullité du premier contrat est manifestée publi-
quement, tandis que la revalidation supposée effectuée
parles actes en question ne l'est pas. Le canon 1136, §3,
est explicite à souhait et met fin à toutes controverses :
Si (defectus consensus) fueril etiam externus, necesse est
consensum etiam exterius manifestare, jorma jure prœ-
scripta, si defectus fuerit publicus.
Le mariage n'est pas revalidé non plus par la coha-
bitation, même si celle-ci a été très longue. Aussi le
tribunal de la Rote a-t-il déclaré nuls des mariages
putatifs dont la vie commune avait duré 22 ans (in
Veszprimien., le 2 juin 1911); 23 ans (in Tarvisin.,
11 mars 1912) et même 32 ans (in Parisien., 26 février
1910), voir Acta apost. Sed., t. n, p. 348 sq. ; t. iv,
p. 108 sq.;t. iv, p. 503 sq..
Un vice de consentement initialement public, peut
devenir occulte plus tard par la suite de la mort des
témoins, du fait qu'il est dès lors impossible juridique-
ment d'en établir la preuve. Dans ce cas, il suflira que
la convalidation soit faite d'une manière privée et
secrète.
3. Si le vice de consentement a été externe, mais occulte,
à savoir s'il ne peut pas être prouvé, le nouveau
consentement est à manifester extérieurement, mais
il suflira que cela soit fait d'une manière secrète et
en privé. Can. 1136, § 3, dernière partie.
3° Le mariage est nul uniquement à cause d'un vice de
forme. — Le consentement de validation doit alors
être émis d'après la forme solennelle canoniquement
requise, c'est-à-dire devant le curé cl deux témoins.
Can. 1 137 : Matrimonium nullum ob defeclum formée, ut
validum fiât, conlruhi denuo débet légitima forma. Si
l'une des parties refuse à se prêter à une nouvelle célé-
bration du mariage, sans toutefois révoquer son consen-
tement antérieurement donné, l'autre partie pourra
obtenir une sanatio in radiée qui dispensera de réitérer
l'acte de volonté.
Cependant si les époux putatifs, ou l'un d'entre eux,
n'acceptaient pas de célébrer publiquement, mais con-
sentaient seulement à renouveler le contrat devant le
curé tl les deux témoins requis, dans une maison parti-
culière ou un lieu contigu à l'église, telle que la sacris-
tie, l'Ordinaire pourrait donner l'autorisation. De cette
façon, en effet, si la nullité du premier contrat venait à
se divulguer, la revalidation pourrait l'être aussi faci-
lement.
Si le vice de forme a été occulte, le consentement est
évidemment à réitérer en secret devant le curé et les
deux témoins. C'est tout à fait différent de ce qui pou-
vait se faire avant la publication du décret Ne lemere.
Il était possible alors de poser le nouvel acte de volonté
d'une manière occulte, le jour où les époux prenaient
connaissance de la nullité de leur mariage. Cette situa-
tion n'était pas inédite. Ceux qui avaient contracté
mariage, par exemple, clandestinement, en un lieu
soumis à la législation tridentine du canon Tamelsi,
n'avaient, pour revalider leur union, dès qu'ils en
connaissaient l'invalidité, qu'à se rendre en un terri-
toire où les décrets du concile de Trente relatifs au
mariage n'avaient pas été publiés, y acquérir domicile
et -y poser un nouveau consentement exprimé en pa-
roles ou en actes. Bien qu'elle fût naturellement déjà
valide, dès l'émission du premier consentement non
clandestin, leur union ne devenait juridiquement effi-
cace qu'à partir de la revalidation. Ce mode de faire
n'a plus de raison d'être aujourd'hui depuis la pro-
mulgation du décret Ne lemere et du Code.
Pour la bibliographie, se reporter à celle qui sera donnée
à la suite de i'article : sanatio in radice.
N. Iung.
RÉVÉLATION. — I. Concept de la révéla-
tion. II. Possibilité de la révélation (col. 2595). III. Né-
cessité de la révélation (col. 2604). IV. Transmission de
la révélation (col. 2612).
I. Concept de la révélation. — 1. Notion de la
révélation. 2. Définition analytique de la révélation
d'après la doctrine catholique. 3. Conceptions erronées
sur la révélation. 4. Espèces.
/. NOTION DE LA RÉVÉLATION. ■ — ÉtymologiqilC-
ment le mot révélation à:rox(iXu<Jji.ç, cpavépwaiç, signi-
fie l'enlèvement d'un voile, matériel ou spirituel, qui
gêne la vision ou l'intelligence d'une chose. D'une ma-
nière générale, c'est la manifestation d'une vérité aupa-
ravant cachée ou inconnue ou au moins obscure. Elle
csj/divine, si elle est faite par Dieu; humaine si elle
l'est par l'homme. A son tour, la révélation divine est
naturelle ou surnaturelle.
La première (révélation naturelle) est inscrite dans
l'ordre même de la création. Elle existe du fait que Dieu
a donné à l'homme des facultés de connaissance par
lesquelles celui-ci est en mesure de passer, par la dé-
monstration, du domaine des choses visibles à celui des
invisibles. Cette possibilité, la Bible l'affirme souvent.
Saint Paul, dans l'épître aux Romains, la proclame
avec solennité en un passage majestueux. « La colère
divine, écrit-il, éclate du haut du ciel contre l'impiété...
car, ce qui se peut savoir de Dieu est manifeste parmi
eux. Dieu le leur a montré, ô ©eôç yàp aù-roïç è<pavé-
pwae. En effet, ses perfections invisibles, son éternelle
puissance, sa divinité sont, depuis la création du
monde, rendues visibles à l'intelligence par le moyen de
ses œuvres. Ils sont donc inexcusables... » Rom., i, 20;
voir dans le même sens, Act., xiv, 16, 17; xvn, 24 sq.
L'auteur de la Sagesse insistait déjà sur ce point
quand il reprochait au monde d'avoir donné dans l'er-
reur du culte des éléments, et affirmait que cette ido-
lâtrie aurait dû être évitée, car des créatures on peut
s'élever au Créateur. Sap., xm, 1 sq.
La révélation naturelle, à laquelle s'en tiennent les
rationalistes, n'est pas cependant considérée comme
une révélation proprement dite, elle fait partie de
l'ordre naturel des choses. Pour fixer les idées il suffit
de rappeler la doctrine exprimée au concile du Vati-
can, dans la constitution Dr fide catholica, c. u, De rêve-
2581
RÉVÉLATION. NOTION GENERALE
258!
latione. Nous y lisons : Eadem sancla mater Ecclesia
tenet et docet, Deum, rerum omnium principium et finem,
naturali humanœ rationis lumine e rébus creatis certo
cognosci posse, ...attamen placuisse ejus sapientiœ et
bonitati alia eaque supernaturali via seipsum ac œterna
voluntatis sua: décréta humano generi revelare dicenle
apostolo : Multifariam multisque modis olim Deus lo-
quens patribus in prophetis : novissime diebus istis locu-
tus est nobis in Filio (Heb.,i, 1). Denzinger-Bannwart,
n. 1785 et 1786.
En cette étude il s'agit de la révélation d'ordre sur-
naturel : elle se distingue de la première dont nous ve-
nons de parler. D'une manière très brève, Chr. Pesch
en a marqué ainsi les différences : Quœvis aulem reve-
latio definiri potest : verilatis per divinam testi ficationem
manifestatio. Revelatio naturalis fit per facla, revelatio
supernaturalis per verba. Prselect. dogmat., 1. 1, 6e-7e éd.,
n. 151. Elle est la manifestation d'une vérité par Dieu
et en dehors de l'ordre de la nature. Le mot (à.nox'i.-
Xoiiç, à7TOxaXÙ7TTSiv, 9avepoyv, yvcopiÇeiv, SyjXoûv)
révélation, qui est d'un usage courant, dans la sainte
Écriture, exprime la découverte de choses cachées.
C'est d'elle que parle l'apôtre saint Paul, quand il
écrit aux Corinthiens : « Ce sont des choses que l'œil
n'a point vues, que l'oreille n'a point entendues, et qui
ne sont pas montées au cœur de l'homme... c'est à nous
que Dieu les a révélées par son Esprit; car l'Esprit pé-
nètre tout, môme les profondeurs de Dieu. » I Cor., Il,
9-10. On rapproche quelquefois de ce texte paulinien
particulièrement clair le texte des synoptiques relatif
à « ce qui est caché mais qui finira bien par se décou-
vrir ». Matth., x, 26; Marc, iv, 22; Luc, vin, 17. Mais
le contexte immédiat de ce passage invite à ne pas
urger ce texte qui est fort général. Par contre, il con-
vient de mettre en spéciale lumière la réflexion de
saint Jean au début du IVe évangile : « Dieu, nul ne l'a
jamais vu; mais le Fils unique, qui est dans le sein du
Père, celui-là nous l'a expliqué, èE^yr^ctio. » Joa., i, 18.
Puisque les saintes Écritures nous font connaître les
vérités à croire et les devoirs à pratiquer, la révélation
surnaturelle, dont il est question en ces textes, con-
cerne l'ordre religieux, et tout spécialement celui qu'a
fait connaître Jésus. C'est proprement le « mystère »
du Christ, dont parle saint Paul : « C'est par révélation
que j'ai eu connaissance du mystère que je viens d'ex-
poser en peu de mots. Vous pouvez, en les lisant, re-
connaître l'intelligence que j'ai du mystère du Christ.
Il n'a pas été manifesté aux hommes, dans les âges
antérieurs, comme il a été révélé de nos jours par l'Es-
prit aux saints apôtres et aux prophètes de Jésus-
Christ. » Eph., m, 3 sq. Sur ce texte, cf. Hagen, Lexi-
con biblicum, t. ni, col. 687 sq. ; Cornely-Merk, Com-
pendium introductionis, p. 525 sq. ; Cremer-Kôgel,
Diblisch-theolagisches Wôrterbuch des neutestamentli-
schen Griechisch aux mots à7uoxaÀÛ7TTM, col. 578 sq. ;
cpavepoùv, col. 1109 sq. ; yvcopiÇeiv, col. 257 sq.
Par rapport à la fin, la révélation est privée ou pu-
blique selon qu'elle est destinée à un individu en parti-
culier ou à une collectivité, tels que le peuple israé-
lite pour l'Ancien Testament et l'humanité entière
pour la Nouvelle Alliance, apportée par le Christ. Les
révélations privées sont possibles et réelles en certains
cas, mais relativement rares. En toute hypothèse, elles
demeurent nécessairement subordonnées à la révé-
lation publique, à la lumière de laquelle elles doivent
être jugées et appréciées. Elles n'appartiennent pas au
dépôt général et universellement obligatoire de la
révélation chrétienne, c'est pourquoi celui qui se refu-
serait à les accepter pourrait parfois commettre une
imprudence ou faire acte de témérité, mais il ne sau-
rait être taxé d'hérésie. Dans cet article ne sera étudiée
que la révélation surnaturelle publique, close avec les
apôtres. Voir Didiot, art. Révélation du Dict. apol.,
DICT. DE THÉOL. CA.THOL.
t. iv, col. 1005 et sq. Mais l'on ne s'interdira pas de
faire appel à des expériences mystiques d'ordre privé.
II. DÉFINITION ANALYTIQUE DE LA RÉVÉLATION.
Cette notion très générale s'éclaircira par l'étude de
l'auteur et du sujet de la révélation; de la communi-
cation qui se fait de l'un à l'autre; ce qui nous amènera
à concevoir la révélation comme un phénomène sur-
naturel.
1° L'auteur et le sujet de la révélation. ■ — La révélation
est la parole de Dieu. Celui-ci est la cause efficiente ou
l'auteur de la révélation, car c'est lui qui communique
à l'homme quelque chose de son savoir. Pesch, Com-
pendium theologix dogmatiese, t. i, n. 54 sq. Même si les
anges interviennent avec la permission ou sur l'ordre
divin, et s'ils parlent au nom de Dieu, la révélation est
divine, car Dieu reste la cause principale et les esprits
. célestes jouent le rôle de cause instrumentale. R. Gar-
rigou-Lagrange, De revelatione per Ecclesiam catholicam
proposita, t. i, p. 140 sq.
Le sujet favorisé de la révélation n'est pas dans la
même condition. S'il doit en demeurer le seul bénéfi-
ciaire, il est uniquement récipient. Si, au contraire, la
vérité qui lui est manifestée est destinée à être trans-
mise par son intermédiaire à d'autres hommes, il de-
vient l'instrument de Dieu.
Quant au Christ, il n'est pas un instrument entre
les mains de Dieu son Père, car il est le Fils de Dieu
et Dieu lui-même et c'est la raison pour laquelle la
révélation qu'il fait aux hommes est immédiate. Son
cas est exceptionnel. En effet, il s'est fait chair pour
nous racheter sans doute, mais aussi pour nous donner
un enseignement. En tant qu'homme, il a une science
spécifiquement humaine et expérimentale, qui a pro-
gressé au coins de sa vie. Mais son humanité jouit en
même temps et de la science infuse et de la vision
béatifique. La connaissance des secrets divins lui est
connaturelle, permanente, complète, illimitée et sans
aucun mélange d'ignorance : elle est une science et ne
relève pas de la foi. Cela explique l'aisance avec la-
quelle il expose les mystères les plus profonds du
royaume des cieux. Par ailleurs, l'infaillibilité est pour
lui un droit, et non pas un privilège particulier. Le
texte de Matth., xi, 25-30, cf. Luc, x, 21-22, met
dans la plus vive lumière cet aspect de la fonction
doctrinale du Sauveur.
2° La communication de Dieu à l'homme: la parole
divine. — ■ Entre Dieu et l'homme la communication
s'établit par la « parole ». C'est le terme généralement
employé par les théologiens quand ils étudient le con-
cept de révélation et le mode par lequel une vérité est
transmise à l'homme. Signalons à titre d'exemple par-
mi les auteurs les plus récents : Chr. Pesch, Compcn-
dium, t. i, n. 5 1 : Revelatio divina stricte dicta est locutio
Dei; J.-V. Bainvel, De vera religione et apologetica,
p. 152 : Revelatio est manifestatio rei occulta: per proprie
dictam locutionem; Lercher, Institut, theolog. dogmat.,
t. i, n. 38 : Revelatio proprie dicta est in eo, ut Deus...
manifeslet verilalem « per locutionem Dei proprie dic-
tam »; Mausbach, Grundzùge der kalholischen Apolo-
getik, p. 9; H. Felder, Apologetica sive theologia funda-
mentalis, 1. 1, p. 28 : Revelatio supernaturalis... est mani-
festatio verilatis religiosse facta per verba Dei ad homi-
nem, etc.
1. Ce qu'est la parole. — Avant d'expliquer ce qu'il
faut exactement entendre par la « parole », il est bon
de rappeler que, dans la Bible, la révélation est pré-
sentée sous cette appellation. Celle-ci est employée par
l'auteur de l'épître aux Hébreux en son magnifique
prologue : « Après avoir, à plusieurs reprises et en di-
verses manières, parlé (XaXy)<raç) autrefois à nos pères
par les prophètes, Dieu, dans ces derniers temps, nous
a parlé fèXdcX^oev) par le Fils, qu'il a établi héritier de
toutes choses, et par lequel il a créé aussi le monde. »
T. — XIII. —82.
2583
RÉVÉLATION. NOTION GÉNÉRALE
2584
Aussi bien les « prophètes » dont il est ici question
avaient-ils donné leurs oracles comme les paroles mê-
mes que Jahvé leur avait adressées. Inutile de donner
ici des citations; ce seraient à peu près tous les initia
des prophètes qu'il faudrait transcrire. Les prophètes
sont vraiment les porte-parole de Dieu.
La parole locutio est un acte par lequel celui qui
sait manifeste directement son esprit, sa connaissance,
son jugement à us autre. Saint Thomas en donne la
définition suivante : Nihil aliud est loqui ad allerum
quam conceptum mentis alteri manifestare. Sum. theol.,
Ia, q. cvii, a. 1. Communément l'homme exprime
ses concepts par des mots, par l'intermédiaire de l'écri-
ture, de gestes ou d'autres signes semblables, mais tous
externes et donc d'ordre sensible. Ici le terme locutio a
un sens très large, puisqu'il s'entend même du mode
de communication qui se fait entre les purs esprits.
Saint Thomas le remarque pour les anges, quand il
écrit ançielum loqui angelo nihil aliud est, quam con-
ceptum suum ordinare ad hoc ut ei innote.scat per pro-
priam voluntatem. Ibid., a. 2. Du fait que Dieu est
pur esprit, il n'a recours à la parole que dans un sens
analogique et proportionnel.
2. Détermination analogique du constitutif formel de
la révélation. — L'homme n'exprime ses connaissances
sur la vérité absolue que d'une manière analogique.
Notons-le toutefois, ce que ces concepts analogiques
représentent est vrai, bien que le mode sous lequel ils
manifestent la vérité révélée soit différent de celui de
la connaissance humaine.
En effet, entre le verbe humain et la révélation, il y a
des différences essentielles, mais il se rencontre aussi
des analogies, des ressemblances. Ce texte de saint Tho-
mas le fait ressortir : Sicut enim in exteriori loculionc
proferimus ad ipsum audienlcm non ipsam rem quam
notificarc cupimus, sed SIGNUM illius rei, scilicet vocem
signi ficativam, ita Deus intérim inspirando non exhibet
essentiam suam ad videndum sed aliquod suie essentise
sigmum quod est aliqua spiritualis similitudo suée
sapientiiC. De veril., q. xvm, a. 3.
En tant que la parole est un acte composé et maté-
riel, qui consiste dans l'émission de sons ou de gestes,
elle n'est attribuable à Dieu que par analogie méta-
phorique; c'est le cas de toutes les perfections appelées
mixtes. C'est d'une façon symbolique, par exemple,
que l'auteur des psaumes écrit : « Dieu est mon rocher,
mon bouclier. » Ps. xvn, 3. En tant qu'elle est, en
dehors de tout anthropomorphisme, la manifestation
de la pensée, c'est-à-dire un fait d'ordre spirituel, on
peut l'attribuer à la divinité d'une manière analogique
et propre, au même titre que les qualités simples, telles
que l'intelligence ou la bonté qui ne comportent aucune
imperfection dans leur raison formelle. Malgré cela, il
faut se rappeler la doctrine de l'Église exposée au
IVe concile du Latran : Inter Creatorem et creaturam
non potesl tanla similitudo notari, quin inter eos major
sit dissimilitudo notaada. Denz.-Bannw., n. 432. Dans
la révélation, Dieu s'adresse à L'homme, Ici comme en
toute parole on trouve deux éléments : l'un formel et
incréé, qui est le concept même de la pensée divine,
l'autre matériel et créé qui est le moyen par lequel la
vérité divine est dévoilée. La parole divine est donc
une manifestation de vérités laite directement par
Dieu à une créature raisonnable.
Cette affirmation ne peut être pleinement comprise
qu'après un bref rappel des deux éléments constitutifs
de la connaissance humaine d'ordre naturel, lui celle-ci
il y a la représentation des choses et le jugement porté
sur celles-ci grâce à la lumière intérieure. La repré-
sentation se fait par les espèces intelligibles, qui pro-
viennent par abstraction du monde sensible et se nui
servent par la mémoire. L'intelligence eu les unissant
constitue avec elles «les espèces complexes. Le juge-
ment est prononcé sous la lumière de la raison. En
conformité avec sa nature, celle-ci affirme ou nie, non
pas sous l'influence d'une force aveugle, mais d'après
une certaine évidence au moins extrinsèque. On appelle
lumière intellectuelle ce qui permet de porter le juge-
ment.
Dans tout enseignement humain ces deux éléments
existent également. Le maître présente des vérités, les
développe et les explique méthodiquement, à l'aide
d'autres concepts déjà connus. A cela se borne son
rôle : il fournit ce qui est intelligible. Il ne lui est pos-
sible d'évoquer des espèces dans l'intelligence de son
disciple qu'en lui proposant des signes extérieurs
appréhendés par les sens.
Pour que l'instruction soit fructueuse il faut que
celui qui la reçoit ait une lumière intérieure propor-
tionnée qui lui permette de porter un jugement sur la
vérité présentée ou au moins sur l'autorité, c'est-à-dire
la science et la véracité, de celui qui enseigne. Celui-ci
est incapable de donner cette lumière. Voir S. Thomas,
Sum. theol., Ia, q. cxvn, a. 1 ; De veritate, q. xi, a. 1,
De magistro. La comparaison fournie par l'enseigne-
ment est déficiente, car dans la révélation, Dieu, au-
teur de l'intelligence, est à même de faire beaucoup
plus que le maître humain. Celui-ci n'a aucune entrée
dans l'activité intellectuelle de son disciple; la cause
première, au contraire, tient en sa puissance toutes les
facultés connaissantes et toute leur activité. C'est de
l'intérieur qu'elle besogne, tandis que le maître humain
ne travaille jamais que de l'extérieur.
3. La révélation est la manifestation de l'esprit divin. —
La parole divine peut se manifester par la conversation,
telle qu'elle existe entre créatures humaines. C'est le
cas du message transmis par le Christ. Fils de Dieu
fait homme, qui est le principe de toute la doctrine du
salut exprimée dans le Nouveau Testament. Tel est
bien le sens de l'affirmation de saint Jean déjà citée :
« Nul n'a jamais vu Dieu, mais le Fils unique qui est
dans le sein du Père nous l'a fait connaître. » Joa., i,
18; cf. vi, 1G. La même pensée se retrouve dans les
synoptiques : « Nul ne connaît le Père sinon le Fils et
celui à qui le Fils veut le révéler. » Matth., xi, 27;
Luc, x, 22; cf. Housselot, art. Intellectualisme, du
Dictionn. apoi, t. H, col. 1075.
Malgré cela la parole de Dieu ne s'exprime pas néces-
sairement en ces signes matériels, utilisés par les hom-
mes pour transmettre leurs pensées. Prise en elle-
même, elle est absolument spirituelle. Elle n'est pas
non plus un jugement: le jugement est un acte intel-
lectuel composite et comme tel n'existe pas en Dieu
formellement, mais d'une manière éminente seulement.
Cette « parole » dévoile l'esprit ou la connaissance di-
vine. Cette révélation, qui est de sa nature intellec-
tuelle et a pour objet des vérités, s'adresse à l'intelli-
gence. Celle-ci perçoit directement la vérité qui lui est
présentée par Dieu. L'« agent récipient pour la saisir
n'a nul besoin de recourir au « discours . a la démons-
tration. Sa connaissance nouvelle n'est pas le fruit
d'un travail antérieur, comme le serait la conclusion
d'une argumentation à laquelle parvient le dialecticien
qui remonte des effets à la cause. C'est ce qu'exprime
Van Laak, quand il écrit : Ergo omisso omni usu lin-
guse seu signorum, quse sunt externa, objectiva, ex insti-
luto signi fi.can.tia, conceptus seu signa interna formalia,
luitura sua significantia, homini comrnunicarc potesl.
Instiluliones theologiœ fundamentalis, tract, n. De relig.
revel., p. 11. La manifestation d'ailleurs resterait
directe au cas même où celui qui parle et celui qui
reçoit utiliseraient les sens et des moyens matériels
comme des signes articulés ou écrits.
Enfin - et. cette considération est essent [elle et fon-
damentale la révélation n'est pas un colloque mu-
tuel, réciproque, mais une communication de Dieu à
2585
RÉVÉLATION. NOTION GÉNÉRALE
2586
l'homme; aussi faut-il que ce dernier qui accepte la
vérité perçoive que c'est Dieu qui parle.
La révélation, qui est la transmission d'une connais-
sance, tend naturellement à être un enseignement et
un témoignage. Elle est, en effet, un acte qui aide et
enrichit l'intelligence et lui permet de perfectionner
ses acquisitions antérieures. C'est ce qui ressort de
maints passages scriptur aires, Le prophète l'affirme,
qui écrit : Dominus dédit milii linguam eruditam, ut
sciam sustentare eum, qui lassus est verbo; erigit mane,
mane eriqit milii aurem, ut uudiam quasi nmgistrum.
Is., l, 4.
Le Christ, de son côté, est appelé Maître et accepte
que ce titre lui soit donné par ses contemporains :
<■ Jésus ayant achevé ce discours, le peuple était dans
l'admiration de sa doctrine. Car il les enseignait comme
ayant autorité, et non comme leurs scribes et comme
les pharisiens. » Matth., vu, 28; Marc, i, 22; Luc,
iv, 32.
La révélation est aussi un témoignage en ce sens que
toute personne qui parle est un témoin de ce qu'elle
énonce. Une vérité est acceptée à cause des raisons
intrinsèques qui militent pour elle, ou parce que l'on
reconnaît l'autorité de celui qui la présente. Celui qui
enseigne les sciences mathématiques, par exemple, ex-
pose les arguments par lesquels il s'elforce de montrer
l'évidence interne des vérités proposées. La démons-
tration doit valoir par elle-même et déterminer la
science chez les disciples. Mais, quand il s'agit d'un fait
d'ordre historique ou moral, dont l'auditeur ne fut pas
témoin oculaire, il n'en est plus de même. Pour en
admettre l'existence avec certitude, l'autorité de celui
qui parle entre en jeu. Autrement dit, pour donner son
assentiment au récit, l'auditeur tiendra compte de la
science et de la véracité du témoin. L'autorité est par-
faite, si celui qui parle est à même d'exiger, en vertu de
son droit propre, qu'il soit entendu et cru vrai dans ses
affirmations. C'est le cas de Dieu dans la révélation,
puisqu'il est non seulement Maître et Seigneur de
toutes choses, mais aussi la Vérité absolue ; son témoi-
gnage dépasse la certitude que fournit la connaissance
humaine, et entraîne l'adhésion ferme aux vérités ré-
vélées, que celles-ci soient accessibles à la raison ou
non. L'assentiment du sujet est motivé non par l'évi-
dence interne de la vérité proposée, qu'il peut ne pas
percevoir, mais par l'autorité souveraine de Dieu :
c'est un acte de foi dont la certitude est entière, car,
ainsi que l'affirme saint Thomas : De his ergo, quœ ex-
presse per spiritum prophétise prophetu cognoscit, ma-
ximum cerlitudinem habet, et pro certo habet quod hœc
sunt diuinilus sibi revelata... Alioquin si de hoc ipse
cerlitudinem non haberet ftdes quœ dictis prophctarum
innititur, certa non esset. Sum. theol., l\&-\\™, q. clxxi,
a. 5.
Sur ces derniers points l'accord ne s'est pas encore
fait entre les théologiens. Les uns, insistent davantage
sur le magistère. C'est l'avis entre autres de H. Gar-
rigou-Lagrange, qui écrit : Revelutio divina est jorma-
liter locutio Dei ad hominem, per modum magisterii.
R. Garrigou-Lagrange, De revelatione, t. i, p. 152. Les
autres mettent au premier rang l'attestation divine.
C'est l'opinion de G. Wilmers qui veut surtout mon-
trer que la locution divine n'est pas un magistère pro-
prement dit, qui vise à la science, mais un témoignage
divin en faveur de la vérité proposée. 11 définit, en
effet, la révélation locutioncm non docentem sed attes-
tantem. G. Wilmers, De religione revelata, p. 48. Tel
semble aussi être l'avis de C. Pesch, qui définit la révé-
lation en ces termes dans ses I'nvlectiones : Qusevis au-
lem reuelatio dejiniri potest : veritutis per diuinam tcsli-
ficationcm manifestatio, t. i, Ge-7e édit., 1924, n. 151,
bien que dans son Compendium il insiste surtout sur le
côté de l'enseignement : Reuelatio divina stricte dicta
est locutio Dei, qua Deus ex iis quœ cognoscit, quœdam
cum hominibus communicat, ut homines eu propter auc-
toritatem Dei loquentis credant. Compendium, t. i,
2e édit., 1921, n. 54. Voir aussi L. Lercher, Instit. theol.
dogmat., t. i, n. 39.
Le désaccord cependant semble plus apparent que
réel, car malgré les diversités d'expression et les préfé-
rences personnelles, tous les auteurs considèrent en
dernière analyse la révélation comme la parole de
Dieu, qui enseigne et qui atteste. Dieu enrichit la
conscience de celui à qui il s'adresse de connaissances
nouvelles, en même temps il donne à cette acquisition
un caractère absolu de certitude.
Cet acte de foi, par lequel le prophète perçoit l'ori-
gine divine des vérités qui lui mit été dévoilées et grâce
à quoi il donne son adhésion entière, ne peut être émis
que sous l'influence d'une lumière intérieure spéciale.
Avant de dire ce qu'elle est, il paraît utile de parler des
modes de la révélation.
4. Les modes de la révélation. — . Comment Dieu
communique-t-il son esprit aux hommes? De quatre
manières différentes, répond saint Thomas : par les
sens extérieurs, par l'imagination, par un influx direct
sur l'intelligence ou par une lumière spéciale (intelli-
gible). Sum. theol., IIMI35, q. ci.xxm, a. 2. A l'article
suivant (a. 3) le Docteur angélique résume ainsi ces
données : Prophelica reuelatio fit secundum quatuor:
sciliect secundum in/luxum intelligibilis luminis, secun-
dum immissionem intelligibilium specierum, secundum
impressiunem vel ordination,*m imagibiliatn formarum,
et secundum expressionem formarum sensibilium; voir
aussi Sum. œnt. gent., I. III, c. ci.iv. et les discussions
soulevées par ce texte dans Pesch, Compend., t. i,
n. ôii sq.; et Garrigou-Lagrange, De revelatione, t. i,
p. 165 sq.
a) Parfois eu effet, des Formes sensibles sont pro-
duites extérieurement par Dieu, et se présentent au
prophète. L'inscription, que vit Baltasar pendant le
festin qu'il donnait, entre dans cette catégorie. Elle
était tracée par des doigts de main humaine « qui écri-
vaient en face du candélabre sur la chaux île la mu-
raille du palais royal ». Dan., v, .">-(>. Le prophète Da-
niel seul fut a même d'en donner l'interprétation.
Ibid., 17-2N.
Pour agir sur les sens. Dieu a recours à des moyens
divers. Voir A. Poulain. Des grâces d'oraison, 9» éd.,
1914, p. 327 sq. Saint Thomas discute de cette question
dans la Somme, IIIa, q. lxxyi, a. 8. Mais, pour éviter de
donner dans l'illusion et l'hallucination, il faut que
soient fournies des preuves en faveur de l'action di-
vine qui s'est manifestée sur les sens.
b) La révélation se fait aussi par l'imagination. Dieu
utilise parfois les formes Imaginatives, visuelles, audi-
tives ou autres, qui dérivent de ce qui tombe sous les
sens, mais en leur donnant une orientation inattendue.
D'autres fois il imprime des formes entièrement nou-
velles sans que les sens n'interviennent : ce cas exis-
terait si à un aveugle de naissance on imprimait dans
l'imagination les ressemblances des couleurs. L'Écri-
ture sainte fournit un certain nombre d'exemples du
premier mode. Jéréinie volt « une chaudière, qui bout,
et elle vient du côté du septentrion . .1er., i. l.'i, c'est-
à-dire que l'invasion chaldéenne doit verser ses fléaux
du côté de la Judée. Le prophète Anios perçoit trois
tableaux par lesquels sont annoncés les châtiments qui
vont touiller sur Israël : l'invasion dis sauterelles, la
destruction par le feu et la ruine par la guerre. Le
Jugement d'Israël est proche ainsi que l'annonce la
vision de la corbeille remplie de fruits mûrs. Amos,
vu, vin. Ézéçhiel a également des visions : les plus
marquantes sont celles du char et des chérubins, Ez., i,
et celle des ossements desséchés qui reprennent vie et
signifient la résurrection du peuple choisi. Ez., xxxvn,
2587
REVELATION. NOTION GENERALE
2588
1-1 1. Voir Condamin, art. Prophétisme, dans Diction.
apol., t. iv, col. 411 sq. Telle fut aussi la vision qui
détermina saint Pierre à recevoir les gentils dans
l'Eglise. Les Actes en donnent le récit suivant : « Puis
ayant faim, il désirait manger. Pendant qu'on lui pré-
parait son repas, il tomba en extase : il vit le ciel ou-
vert et quelque chose en descendre, comme une grande
nappe... à l'intérieur se trouvaient tous les quadru-
pèdes et les reptiles de la terre et les oiseaux du ciel. Et
une voix lui dit : « Lève-toi, Pierre et mange »... etc.
Act., x, 9-16.
Les songes, qui relèvent de l'imagination, consti-
tuent un mode par lequel Dieu s'est parfois manifesté
aux patriarches et aux chefs de son peuple. Cependant,
ainsi que le remarque Condamin, le texte des Nombres,
xn, 6 : c s'il y a un prophète parmi vous, c'est eu vision
que je me révèle à lui, c'est en songe que je lui parle »,
n'autorise pas à penser que le songe fut un des modes
ordinaires de la révélation prophétique. Daniel, voir
vu, 1 sq., est peut-être le seul à qui Dieu ait parlé de
cette façon. Condamin, art. Prophétisme israc'lile, op.
cit., col. 412.
c) En d'autres circonstances Dieu agit directement
sur l'intelligence humaine. Il le fait quand il évoque et
agence d'une manière nouvelle des représentations
déjà acquises. Tout le chapitre lui d'Isaïe sur le servi-
teur de Jahweh, ses humiliations et sa mort en offre
un exemple. C'est le cas aussi lorsque Dieu imprime
dans l'esprit des « espèces intelligibles », comme ceci
eut lieu pour Salomon, à qui fut donnée la sagesse, et
pour les apôtres gratifiés de la science infuse. Mais cette
dernière ne peut être dite révélation, que s'il s'y ajoute
le jugement que c'est Dieu qui a parlé. La vision
intellectuelle sans image mentale et la parole intellec-
tuelle, sans intervention de signe sensible, dont parle
Condamin, dans son article Prophétisme israélile,
col. 412, entrent dans ce mode de communication et
ont l'avantage d'exclure l'erreur et l'illusion. A pro-
pos des paroles mentales, dénommées substantielles,
Jean de la Croix n'écrit-il pas : « L'illusion n'est pas à
craindre, parce que ni l'entendement ni le démon ne
peuvent intervenir ici. » La montée du Carmel, 1. II,
c. xxxi. Dans Le château intérieur, sainte Thérèse mar-
que aussi le caractère de certitude présentée par la
vision intellectuelle : « Cela se passe tellement dans
l'intime de l'âme, on entend des oreilles de l'âme, d'une
manière à la fois si claire et si secrète, le Seigneur lui-
même prononcer ces paroles, que le mode même d'en-
tendre, joint aux effets produits par la vision, rassure
et donne la certitude que le démon n'en est point l'au-
teur. » Le château intérieur, vie demeure, c. m, éd. 1910,
p. 193; cf. aussi vne demeure, c. i, p. 280.
d) Enfin Dieu infuse parfois à l'esprit humain une
lumière qui permet de discerner ce que d'autres per-
çoivent sans entendre. C'est ainsi que les apôtres ont
saisi le sens des Ecritures. Elle donne aussi de juger
selon la vérité divine ce que l'homme a l'occasion
d'appréhender naturellement, et de voir ce qui est à
exécuter. En maintes circonstances, la révélation pro-
phétique se fait par la seule influence de cette lumière.
Sum. theol., IIMI», q. CLXXlll, 2.
5. La lumière intellectuelle. — Cette lumière intelli-
gible est toujours requise pour que celui qui reçoit la
révélai Ion puisse déterminer le sens des formes qui
sont présentées par l'action divine ;\ ses sens, à son
imagination et à son intelligence. Elle est indispen-
sable, car il doit y avoir proportion entre la cause et
l'effet, donc entre la lumière qui permet de juger et
la représentai ion, qui est aussi d'ordre surnaturel au
moins dans son mode. C'est ce qu'explique saint Tho-
mas, quand il écrit : Sicui memifestatio corporalis vt-
si<mi\ jit per lumen mrporule; ila etiam manijestatio
vision i s intellectualis fit per lumen intellectuelle. Oportet
ergo, quod manijestatio proportionetur lumini per quod
fit, sicut efjectus proportionatur suœ causse. Cum ergo
prophetia pertinel ad cognitionem, quœ supra naturalem
rationem existil, ut dictum est, consequens est quod ad
prophetiam requiratur quoddam lumen intellectuate ex-
cédais lumen naluralis ralionis. Sum. theol., I Ia- 1 1»,
q. clxxiii, a. 2.
Elle entre surtout en jeu, quand il s'agit de porter
un jugement, sans crainte d'erreur, sur des vérités
divinement proposées, qui dépassent les capacités de
la raison humaine. Saint Thomas a nettement marqué
cette fonction spéciale, dans la Somme contre les Gen-
tils : Quœ quidem révélât io fit quodam interiori et intclli-
gibili lamine, mentem élevante ad percipiendum ea, ad
quœ per lumen naturale intellectus pertingere non po-
test; sicut enim per lumen naturale intellectus redditur
cerlus de lus, quœ lumine illo cognoscil, ut de primis
principiis, ita de his quœ supernaturali lumine appré-
henda, cerlitudinemhabet... L. III, c. cliv. Cettclumière
intérieure qui n'est pas un habitus permanent, mais
que Dieu accorde par mode d'intention transitoire,
joue un rôle important dans la révélation. Elle est une
aide apportée à l'esprit humain, car elle éclaire, mais
elle ne l'élève pas au point que celui-ci entende les
vérités qui dépassent l'ordre naturel. Autrement dit la
faculté intellectuelle reste ce que spécifiquement elle
est : sa condition ne change pas, c'est l'objet proposé
par Dieu, qui est mis sous une lumière particulière. Le
prophète ne voit pas la vérité intrinsèque de l'objet
révélé : c'est la raison pour laquelle il n'acquiert pas de
données scientifiques (la réponse au quomodo fiet istud)
quand il apprend de Dieu que la "Vierge enfantera ou
que le Christ effacera les péchés. Il croit par la foi, car
son esprit éclairé par la lumière intérieure juge avec
certitude et infaillibilité que la proposition présentée
est d'origine divine : le jugement du prophète est ainsi
garanti par l'autorité de Dieu. Gardeil, Le donné révélé
et la théologie, p. 04.
Quand cela n'est pas, il n'y a pas révélation. Saint
Thomas écrit : quascumque formas imaginatas naturali
virtute homo potest formare, absolutc hujusmodi formas
considerando; non lamen, ut sint ordinalœ ad reprœsen-
touidas inlelligibiles verilales, quœ homini intellectum
excedunt; sed ad hoc necessarium est auxilium super-
naturalis luminis. Sum. theol., IIMI83, q. clxxiii,
a. 2, ad 8um. Malgré l'influence de cette lumière nou-
velle, Dieu utilise le prophète comme un instrument.
Et cet instrument est divers, selon les connaissances
plus ou moins amples, naturellement acquises, qu'il
possède, selon les circonstances de temps et de lieu
dans lesquelles il vit. Sans doute il ne peut pas tomber
dans l'erreur, mais il n'est pas impossible que, dans
ce qu'il dit, il ne voie pas tout ce que les chrétiens
entendent maintenant dans ses affirmations. Lalumière
intelligible existe parfois seule. Quant aux adjuvants
externes ou internes de la connaissance auxquels Dieu
a recours ils ne suffisent jamais à eux-mêmes : ils
requièrent l'action de la lumière intelligible. Celle-ci
seule est indispensable. C'est elle que saint Paul de-
mande au Seigneur pour ses fidèles d'Éphèse lorsqu'il
écrit : « Je ne cesse... de faire mémoire de vous dans
mes prières, afin que le Dieu de Notre-Seigneur Jésus-
Christ, le Père de la gloire, vous donne un esprit de
sagesse, qui vous révèle sa connaissance, et qu'il éclaire
les yeux de votre cœur, pour que vous sachiez quelle
est l'espérance à laquelle il vous a appelés, quelles
sont les richesses de la gloire, etc.» Eph., i, 10 sq.;
cf. Matth., xi, 25; xvi, 17.
Ce long développement établit d'une façon péremp-
toire que, dans la révélai ion. la lumière intérieure qui
permet d'interpréter cl de juger est un élément plus
important (pie la représentation. La Genèse en offre un
exemple frappant. Le songe du Pharaon, constitué de
2589
RÉVÉLATION. NOTION GÉNÉRALE
2590
représentations diverses, est vain et dépourvu d'utilité
sans l'explication fournie par Joseph, sous l'influence
de la lumière intérieure divine. Gen., xli, 1-23. Aussi
est-ce à juste titre que le R. P. Lebreton a pu écrire :
« L'essence même de la révélation consiste dans l'illu-
mination psychologique et non pas dans la vision ou
l'audition corporelle. » « Nos adversaires souvent s'y
méprennent et se battent contre des fantômes; ainsi
M. J.-M. Wilson, Révélation and modem knowledge,
dans Cambridge theological essays, Londres, 1905,
p. 228, oppose ainsi la conception traditionnelle qu'il
appelle objective, à la sienne qu'il appelle subjective :
«Par révélation objective, j'entends toute communi-
t cation de vérité qui parvient à l'esprit dans et par le
« monde des phénomènes. Par révélation subjective,
«j'entends une communication de vérité dans et par
« le monde des personnes. » Sanday rectifie cette mé-
prise. Journal of theological studies, t. vu, p. 174. » Art.
Modernisme, dans Dict. apol., t. ni, col. 075, note 1.
6. La révélation et l'expérience sensible. — Bien qu'il
soit en la puissance de Dieu de produire des phéno-
mènes préternaturels, qui ne sont d'ailleurs pas néces-
saires, la révélation ne se réduit pas a une action phy-
sique ou mécanique, qui existerait en dehors de l'esprit.
Elle est un acte vital, car les connaissances qu'elle
apporte ne sont pas plaquées dans un esprit, qui reste-
rait inerte : elles proviennent entièrement de Dieu et
de l'homme : le premier étant cause principale et le
second cause instrumentale ; cf. Gardeil, Le donné révélé
et la théologie, p. 68.
Puisque la révélation est ainsi la manifestation
objective de vérités à croire, elle n'est donc pas un
sentiment purement subjectif. Sans doute des émo-
tions sensibles peuvent l'accompagner, mais pas tou-
jours. Jérémie en a parfois éprouvé de très fortes, lui
qui écrit : « Je ne ferai plus mention de lui, je ne par-
lerai plus en son nom. Il y avait dans mon cœur comme
un feu dévorant, enfermé dans mes os, je m'efforçais de
le contenir et je n'ai pas pu. » Jer., xx, 9. Mais ces
émotions, qui ne sont jamais absolument requises, ne
jouent qu'un rôle secondaire ainsi que nous le montre-
rons plus loin. La parole de Dieu, en effet, exclut tout
mouvement aveugle de l'esprit et tout ce qui ne serait
qu'une pure expérience sensible du sens religieux par-
venu à un degré de particulière vivacité. C'est en cela
que la doctrine catholique est opposée à la théorie
erronée du modernisme. Avant d'exposer celle-ci,
ainsi que les principales positions hétérodoxes, surtout
des protestants et des rationalistes, il faut se demander
si la révélation est un phénomène surnaturel.
3° La révélation est-elle un (ait d'ordre surnaturel? —
D'une manière générale on appelle surnaturel ce qui
est au-dessus des forces et des exigences de la nature
créée, mais qui n'excède pas ses capacités obédientielles
ou perfectibles. 11 y a la surnaturalité quant à la
substance et celle quant au mode. Un don est surna-
turel quant à la substance, lorsque sous aucun rapport
il n'est du à une créature, c'est le cas de la vision béati-
flque, qui est la fin de l'homme, élevé à l'état de fils de
Dieu. Il l'est dans son mode, quand il est accordé à un
être d'une façon qui n'est pas naturellement due; tel
est un miracle qui redonne la vue à un aveugle. Le
surnaturel quoad modum est souvent dénommé pré-
ternaturel. Pesch, Prœlectiones, t. m, 5e et 6e édit.,
n. 163 sq. ; H. Lange, dans J. Braun, Handlexikon der
kathol. Dogmatik, 1926, au mot : Uebernatur; J. Ri-
maud, Thomisme et méthode, 1925, p. 134; G. Rabeau,
Introduction à l'étude de la théologie, 1926, p. 120 sq.;
Denefîe, dans Zeitschrift fur kathol. Théologie, t. xlvi,
1922, p. 337-360; Garrigou-Lagrange, De revelatione,
t. I, p. 191 sq.
La révélation est-elle un phénomène surnaturel ou
préternaturel? Malgré les expressions différentes qu'ils
emploient dans l'énoncé de leurs thèses, et dans le
détail desquelles il est inutile d'entrer, les auteurs,
d'une manière générale s'entendent pour affirmer que
la révélation est surnaturelle quoad modum (ou préter-
naturelle, ou formelle, etc., suivant la terminologie
utilisée), lorsque la vérité, qui est manifestée l'est d'une
façon qui n'est pas naturelle, alors que cette vérité ne
dépasse pas de soi les forces de l'intelligence. Entrent
dans cette catégorie les connaissances et préceptes
religieux d'ordre naturel, comme l'existence d'un
Dieu rémunérateur et la nécessité d'un culte à lui
rendre.
La révélation est surnaturelle quoad substantiam ou
matériellement (Schvvetz, Ottiger), lorsque l'objet
révélé excède, en soi, les forces et les exigences de la
raison humaine, par exemple la manifestation du mys-
tère de la sainte Trinité.
Aperçu sur les variétés île la terminologie. — Hettinger-
Weber distingue la révélation quoad modum, qui embrasse
les vérités naturelles, et la révélai ion </'"><»' substantiam, qui
porte sur les mystères (Lehrbuch der Fundamentallheologie,
3e éd., p. 120). La première, tjuoad modum est appelée pre-
lematurelle, par Hettinger-Wéber (Zoc. cit.. p. 102; pour ce
faire l'auteur s'appuie sur saint Thomas, ia-Iiœ, q. cix,
a. 1 et 2, et Suarez, De opère sex dierum, 1. III, De homine
créait) cl siata innocentiez, 12, 23); élit est appelée subsidiaire,
par Weber, cpii dénomme la seconde: révélation absolue
(Christliche Apologetik in Grundzùgen fur Sludierende,
p. 136); relativement surnaturelle ou parfois aussi prélerna-
lurelle par A.-V. Sclmiid (Apologetik als spekulative Crund-
lerjung der Théologie, p. 126 sq.); formelle, par II. Felder,
car seul le motif de l'assentiment est surnaturel, la seconde
étant nommée matérielle, car son objet matériel (argumen-
tum) est lui-même surnaturel (Apologetica, sive theologia
fundamentalis, r, p. 30); II. Garrigou-Lagrange emploie la
dénomination secundum modum et secundum substantiam;
selon (pie l'objet révélé dépasse ou non, secundum se. les
forces et les exigences de l'intelligence créée (De revelatione,
t. i, p. îlo). Malgré les différences de la terminologie em-
ployée, bien des auteurs font la même distinction : J. Bruns-
niann, Lehrbuch der Apologetik. 1. 1, Religio und UfJ.nbarung,
p. 121 sq.; K. Dorscli, De religione revelata, p. 295; .1. Jlaus-
bach, Grundxùge der kathol. Apologetik, p. 0; I. Millier, lie
itéra religione, p. 78; Muncunill, Tractatus île vera religione,
p. 41 etc. C. Wilmers distingue la religion positive ou surna-
turelle au sens large et au sens strict, De religione revelata,
p. 14.
La révélation de mystères proprement dits, qui
dépassent l'entendement de toute créature, est-elle
strictement d'ordre surnaturel? 11 le parait, vu que ces
mystères ont été dévoilés afin d'assurer la vision bcati-
fique au ciel. Cependant rien ne permet d'affirmer abso-
lument que cette révélation ne puisse exister que dans
ce domaine. Si le concept de la révélation est considéré
en lui-même et indépendamment de la fin à laquelle
s'ordonne la manifestation des vérités, rien n'interdit
à Dieu de manifester des mystères à une intelligence
créée. Celle-ci, de son côté, y adhère sans saisir leur
évidence interne mais en s'appuyant sur l'autorité
divine. Nous demeurons ici dans l'abstrait et ne pré-
tendons pas que, de fait, dans l'ordre naturel, Dieu ait
révélé des mystères mais qu'il le peut.
La révélation surnaturelle se distingue du miracle,
de la prophétie, de l'inspiration et de l'infaillibilité.
Alors que la lumière intérieure suffit pour constituer
la révélation, le miracle est un fait préternaturel d'or-
dre physique, qui frappe par son caractère extraordi-
naire et qui est perceptible par les sens; voir art.
Miracle. La prophétie présuppose la révélation ; elle y
ajoute un élément nouveau, à savoir une mission im-
médiate et positive à remplir au nom de Dieu et consis-
tant à faire connaître les vérités qui ont été dévoi-
lées. S. Thomas, Sum. theol., IIa-IJœ, q. clxxiii, a. 4;
voir art. Prophète. L'inspiration est avant tout et
essentiellement une motion divine qui pousse à conce-
2591
RÉVÉLATION. CONCEPTIONS ERRONEES
2592
voir et à écrire des vérités acquises soit naturellement,
soit par révélation. Les évangélistes ont écrit, sous
l'inspiration, les faits et paroles de la vie du Christ
qu'ils connaissaient soit par le témoignage, soit par
leur expérience personnelle. L'apôtre saint Jean le
rappelle explicitement au début de sa première épitre :
« Ce qui était dés le commencement, ce que nous avons
entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que
nous avons contemplé et ce que nos mains ont touché
du Verbe de vie... ce que nous avons vu et entendu,
nous vous l'annonçons.... » I Joa., i, 1-1. C'est pour-
quoi tout livre inspiré exprime «pour nous » la révéla-
tion, bien que l'hagiographe ne fasse pas nécessaire-
ment connaître des vérités nouvelles. Chr. Pesch., De
inspiratione sacrœ Sc.ripturœ, n. 410, 417 ; Compendium
introductionis, n. 96 1. L'infaillibilité est un privilège par
lequel Dieu assure la garde de la vérité, tandis que la
révélation est une manifestation surnaturelle de vérités
faites à l'homme. Après avoir ainsi pris une connais-
sance détaillée du concept catholique de la révélation
nous pouvons aborder les positions hétérodoxes, celle
des protestants, des rationalistes et modernistes.
/;/. CONCEPTIONS ERRONÉES SUR LA RÉVÉLATION. —
1° Les premiers protestants. — Ceux-ci paraissent, au
premier abord, exalter le caractère surnaturel de la
révélation, mais en réalité ils le diminuent. En effet, à
la révélation proposée par le magistère infaillible de
l'Église, ils substituent l'inspiration privée, faite direc-
tement par le Saint-Esprit à chacun des fidèles.
Comme on le voit il s'agit beaucoup plus de l'inter-
prétation des vérités révélées telles que les fournit
l'Écriture, que de la révélation en son premier état.
Mais, poussées à l'extrême, les affirmations de Luther
(nous ne disons pas de Calvin) sur le libre examen,
pourraient amener chaque fidèle à se considérer comme
le sujet direct de la révélation. Le principe du libre
examen, que prônait Luther contenait d'ailleurs en
germe ceux du rationalisme et de l'individualisme.
2° Les positions rationalistes. — Le naturalisme,
communément appelé rationalisme, est le système
philosophique qui ne reconnaît que le monde et les lois
naturelles qui le régissent. Il proclame l'indépendance
absolue de la raison humaine; poussé à bout, il pour-
rait aller jusqu'à nier l'existence d'une Intelligence
supérieure cause et mesure de toute vérité, arrivant
ainsi à l'athéisme. Le rationalisme est absolu ou
mitigé.
Le rationalisme mitigé ou, comme on l'a appelé, le
semi-rationalisme est représenté par la doctrine des
penseurs catholiques Hermès, Gunther et Frohscham-
mer. Ils sont bien éloignés de nier la révélation; pour
eux le Christ a véritablement transmis aux hommes un
message de vérité, qu'il faut recevoir avec attention et
piété. Ils admettent donc une révélation. Mais celle-ci
est surnaturelle uniquement dans son mode, car tous
les objets qu'elle manifeste, une fois connus, peuvent
être démontrés pat la raison. Le message du Christ
n'est à proprement parler qu'un excitant et un adju-
vant de la raison humaine. Sollicitée par lui. celle-ci se
reconnaît dans les vérités que le Christ est venu mani-
fester. En d'autres termes, il n'y a point dans la révé-
lation de mystères proprement dits. La trinilé même
et l'incarnation, une fois proposées par la révélation,
se démontrent par la raison.
L'évolutionnisme panthéistique ri l'agnosticisme sont
des Formes du rationalisme absolu. Le fondement de
l'ordre surnaturel est nié par les panthéistes évolution-
nistes puisqu'ils Idenl i lient l 'essence de Dieu avec celle
de révolution créatrice. Puisque l'univers cl Dieu ne
tout qu'un, la raison humaine n'est pas substantiel-
lement distincte de la raison divine <t peul de l'ail
connaître tout dans son évolution naturelle. Les parti-
sans de l'évolutionnisme absolu, comme les hégéliens.
conservent sans doute le mot de révélation, mais ils
le vident de son sens théologique, étant donné qu'ils
considèrent que la religion catholique qui la propose
et la synthétise ne marque qu'un moment de l'évolu-
tion de la raison, qui est en progression continuelle. Ce
système philosophique, incompatible avec l'élévation
de l'homme à un ordre surnaturel, a été condamné par
le concile du Vatican : Si quis dixerit, divinam essen-
liam sui manifeslalione vel evolutione fieri omnia; aut
denique Deum esse ens universale seu indefinilum, quod
sese dclerminando constituât rerum universitatem in gê-
nera, species et individua distinctam : A. S. De fide
rathol., can. 4, Denz.-Bannw., n. 1804.
L'agnosticisme, qui est aussi radical, sous une autre
forme de pensée, que le panthéisme, est la négation de
toute philosophie transcendante; car, pour lui, tout ce
qui dépasse l'ordre des phénomènes est inconnaissable
au moins pour la raison théorique. L'encyclique Pas-
cendi du 8 septembre 1907 a marqué avec netteté la
position intellectuelle des agnostiques dans le passage
suivant : Yi hujus humana ratio pheenomenis omnino
includitur, rébus videlicet, quœ apparent eaque specie,
qua apparent, earundem prœtergredi terminos nec jus
nec polesiedem habet. Quare nec ad Deum se erigere potis
est, nec illius existentiam, ut-ut per ea quie videntur,
agnoscere. Hinc infertur, Deum scientise objectum di-
recte nullatenus esse posse; ad historiam vero quod cdli-
net, Deum subjeclum historicum minime censendum
esse. Ilis aulem posilis, quid de naturali theologia, quid
de motivis credibilitatis, quid de exlerna revclatione fiai,
facile quisque perspiciet. Denz.-Bannw., n. 2072.
Pour le philosophe agnostique la spéculation reli-
gieuse est donc vaine et la révélation externe ne peut
exister. Lorsqu'il est croyant, il cherche l'explication
de sa foi en lui-même et en vient ainsi à l'immanence
...et quoniam rcligio vitœ qusedam est forma, in vila
omnino hominis reperienda est. Ex hoc immanentise reli-
giosse principium asseritur. Encyclique Pascendi, ibi-
dem.
A l'agnosticisme, attitude négative, le modernisme
a adjoint en effet une partie positive, l'immanence vi-
tale, selon laquelle la religion naît du sens religieux.
Cette forme de pensée demande à être étudiée, afin que
soit mieux saisie la valeur réelle de l'expérience dans
la révélation.
3° Le modernisme. ■ — 1. Exposé. — Pour les moder-
nistes, si tant est que l'on puisse user de ce terme,
vraiment trop général, la révélation n'est pas la mani-
festation divine d'une vérité, mais l'excitation du sens
religieux; c'est un phénomène d'ordre naturel, vu qu'il
procède de la nature et qu'il a pour rôle de satisfaire
une de ses exigences.
« C'est, pour ces auteurs, écrit le R. P. Lebreton,
une émotion, une poussée du sentiment religieux, qui,
à certains moments, afïleure, pour ainsi dire des pro-
fondeurs de la subconsciencc et où le croyant recon-
naît une touche divine ». Lebreton, art. Modernisme,
dans Diction, apol, t. m, col. 676. Pour A. Loisy, par
exemple, la révélation est : « une intuition et une
expérience religieuse » qui a... « pour objet propre
et direct les vérités simples contenues dans les asser-
tions de foi. » Autour d'un petit livre, p. 200. Ces vérités
se ramènent « au rapport essentiel qui doit exister
entre l'homme conscient de lui-même et Dieu présent
derrière le monde phénoménal ». Ibidem, p. 196 sq.
La révélation n'a donc pu être « que la conscience
acquise par l'homme de son rapport avec Dieu ». Ibidem,
p. 195; voir la proposition 20 du décret Lamentabili,
qui reprend celle définition donnée par Loisy et qui
est commentée par le 1'.. P. Léonce de Grandmaison,
art. Modernisme, ibid., co\. 602-606 : «L'individu cons-
cient, écrit encore A. Loisy, peut être représenté près-
queindifféremment comme la conscience de Dieu dans
2503
REVELATION. CONCEPTIONS ERRONÉES
2594
le inonde, par une sorte d'incarnation de Dieu dans l'hu-
manité et comme la conscience du monde subsistant
en Dieu par une sorte de concentration de l'univers
dans l'homme. » Quelques lettres, p. 150.
Par une réaction instinctive, l'émotion intérieure
détermine chez le sujet une représentation imaginative
ou intellectuelle conforme à sa mentalité particulière :
il ne saurait donc plus ici être question d'une connais-
sance ab extrinseco; une telle connaissance ne peut être
reçue par l'homme, il faut absolument substituer à la
notion traditionnelle de révélation extérieure et phy-
sique celle qui vient de l'intérieur. « Par rapport à ces
conceptions et à ces visions, écrit Tyrrell, le sujet est
à peu près aussi passif, aussi déterminé qu'au regard
de l'émotion psychique, qui y est contenue. » Tyrrell,
Righis and limits of theology, dans Quarterly Review,
octobre 1905, p. 400; et aussi Through Scylla and
Charybdis. Londres, 1907. p. 208.
Dès lors toutes les vérités religieuses sont implici-
tement contenues dans la conscience de l'homme :
« Parce que l'homme est une partie et une parcelle de
l'univers spirituel et de l'ordre surnaturel... la vérité
de la religion est en lui implicitement... s'il pouvait lire
les besoins de son esprit et de sa conscience, il pourrait
se passer de maître. Mais ce n'est qu'en tâtonnant, en
essayant telle ou telle suggestion de la raison ou de la
tradition qu'il découvre ses besoins réels. » Through
Scylla and Charybdis. p. 277. « C'est toujours et néces-
sairement nous-mêmes qui nous parlons à nous-
mêmes, qui (aidés sans doute par le Dieu immanent)
élaborons pour nous-mêmes la vérité. » Ibidem, p. 281.
Pour le moderniste, les dogmes proposés par l'Église
comme révélés ne sont donc pas des « vérités tombées
du ciel » (prop. 22 du décret Lamentabili) mais une
certaine interprétation del'expérience religieuse, résul-
tat d'un laborieux effort, nullement garanti par Dieu.
Toutefois la révélation reste un bienfait du Seigneur
parce que l'homme y est plus patient qu'agent. Ce don
est aussi surnaturel, car ce qu'il fait appréhender n'a
pas trait au monde naturel et visible, mais à une réalité
plus sublime, plus élevée et plus secrète. Pour avoir
un aperçu des définitions erronées qui ont été données
sur la révélation, en particulier par les auteurs alle-
mands, on peut consulter Pfleiderer, Grundriss der
christlichen (ilaubens-und Sittenlehre. 3" édit., Berlin,
1886, p. 18 sq. Il se trouve en effet que le moder-
nisme a fait des emprunts non déguisés à la pensée
religieuse telle qu'elle a évolué au sein du protestan-
tisme libéral en Allemagne.
Les modernistes, qui nient le surnaturel, font grand
état au contraire de la philosophie de l'immanence.
Aussi bien font-ils sortir de la conscience individuelle
— ou tout au moins des profondeurs de lasubconscicnce
— toute connaissance, jusqu'à la révélation surnatu-
relle elle-même. Celle-ci leur apparaît comme un simple
épanouissement ou une évolution naturelle de notre
besoin du divin ou de notre commerce intime avec lui.
La révélation est identifiée à l'effort que fait la divinité
pour s'exprimer en nous : «Subconsciente la plupart du
temps, étouffée et comme opprimée par la masse des
concepts ou d'images qu'elle doit soulever pour se faire
jour, elle (la divinité) réussit parfois à faire irruption
clans la conscience; l'âme alors se sent envahie par un
flot de pensées dont elle ignore la source, elle a l'im-
pression que ce n'est pas elle qui pense, mais qu'on
pense en elle et par elle. » Valensin, art. Panthéisme du
Diction, apol., col. 1321. Comparer ce que dit Pfleiderer,
Zut F rage nach Anfang und Entiuicklung der Religion,
Leipzig, 1875, p. 68, où il écrit : « Nous savons main-
tenant, que nous ne pouvons plus recourir à la révé-
lation divine comme à un principe extrinsèque à l'es-
prit humain : mais cette révélation ne se manifeste que
dans l'esprit de l'homme, nous devons nous en tenir là,
et, omettant tous les facteurs surnaturels, rechercher
la marche historique de l'évolution purement naturelle
par laquelle l'homme parvient au développement de
ses facultés religieuses. »
Certains individus seulement prennent conscience de
la révélation. Le Christ est celui d'entre eux qui a
atteint le plus de richesses dans ses émotions reli-
gieuses : il est unique par sa transcendance. Il a eu le
don également de pouvoir transmettre ses expériences
personnelles aux autres. Ceux-ci à leur tour les ont
vécues. Dès lors, les religions, qui ne sont que l'expres-
sion des émotions internes, ne diffèrent pas essentiel-
lement les unes des autres, malgré les apparences, par-
fois importantes, qui permettent d'établir entre elles
une hiérarchie. Parmi elles, le christianisme occupe
une place de choix, à cause du prestige de son fonda-
teur, de ses puissances d'adaptation universelle; pour-
tant, malgré ses qualités remarquables de permanence,
sa valeur n'est que relative.
2. Critique. ■ — Cet exposé montre combien la thèse
moderniste et immanentiste est opposée à la doctrine
catholique de la révélation. Pour en mieux saisir la fai-
blesse, il est indispensable de savoir ce que valent les
expériences religieuses. Par là on entend < toute im-
pression éprouvée dans les actes ou états que l'on
nomme religieux : sensation de dépendance, de déli-
vrance, illumination, sentiment de joie ou de tristesse,
considérés dans leur aspect affectif, indépendamment
de toute interprétation spéculative ». H. Pinard, art.
Expérience religieuse, dans Dicticn. apol., t. i,
col. 1816. Cette expérience, même si elle est produite
d'une façon surnaturelle par Dieu et si elle accom-
pagne la manifestation de la vérité, n'est pas à iden-
tifier avec la révélation. Noir ici, du même auteur,
l'art. Expérience religieuse, t. v. col. 1786-1868.
De fait l'émotion religieuse, à supposer qu'elle soit
surnaturelle — et nul écrivain mystique ne conteste
la réalité de telles expériences — est purement indivi-
duelle et subjective. Elle suppose un objet de connais-
sance ou une vérité, car elle n'est que la réaction de la
volonté ou du cœur à l'activité de l'intelligence ou des
sens. Cet objet de connaissance peut d'ailleurs n'être
entrevu que d'une manière fort imprécise; il n'en existe
pas moins. Par ailleurs, comme le caractère surnaturel
d'un effet ne tombe pas sous l'expérience, au moins
d'après les lois ordinaires, la conscience est incapable
de distinguer avec certitude une émotion naturelle de
celle d'un ordre supérieur. La distinction conjecturée
ne se présentera avec une sérieuse probabilité que dans
les circonstances où le sujet saura qu'il v a eu manifes-
tation de vérités nouvelles, c'est-à-dire qu'il a reçu une
révélation. Enfin une expérience subjective et affec-
tive est essentiellement relative. Même pour le sujet
qui l'éprouve, le sentiment est aveugle : il varie suivant
les dispositions du moment, il plaît ou mécontente et
ne peut dès lors constituer un motif suffisant pour don-
ner raisonnablement son assentiment.
Ces réserves ne tendent nullement à nier le rôle utile
que jouent, dans la vie spirituelle et morale des indi-
vidus, les émotions religieuses, quand elles dt meurent
subordonnées et soumises aux lumières de la foi et de
la raison. Voir Pinard, Diction, apol., col. 1851 et sur-
tout col. 1857 sq. En effet, « ce sont les expériences
commencées qui préparent à comprendre et à accepter
les idées... Celle de chasteté est incompréhensible à un
impudique, celle de félicité spirituelle, à qui n'a jamais
ressenti l 'insuffisance des biens présents. De même,
certaines expériences au moins confuses, certain goût
sensible du vrai, du beau et du bien sont nécessaires,
avant qu'on n'arrive à concevoir Dieu dans la cons-
cience claire, autrement que comme un mot sans goût. »
Mais, au demeurant, et quelle que soit la nature des
phénomènes affectifs qui l'accompagnent, la révélation
2595
REVELATION. POSSIBILITE
2596
demeure avant tout une manifestation de connais-
sances.
iv. espèces. — Par rapport au sujet auquel une
vérité est dévoilée, la révélation est immédiate ou
médiate.
Elle, est immédiate quand elle est faite directement à
quelqu'un. Dieu s'est révélé à Abraham, le Christ a
parlé à ses disciples lors de son passage sur la terre. La
révélation faite aux hommes par les anges est commu-
nément appelée immédiate. Les anges, en effet, agis-
sent non seulement sur l'ordre divin mais aussi d'eux-
mêmes, lorsque Dieu les autorise. Puisqu'ils savent
beaucoup de choses ils peuvent ainsi les révéler. En ce
cas, s'ils interviennent seulement par permission de
Dieu, la révélation est immédiate; lorsque c'est sur
ordre de Dieu et en qualité de légats leur révélation est
médiate. Dorsch, Institutiones theoloqiœ fundamentalis,
p. 301, qui renvoie lui-même à Schilfini, De. virtutibus
infusis, p. 120, n. 80; voir aussi en même sens Ottiger,
Theologia fundamentalis, t. i, p. 47, contre Jansen,
Prœtectioncs théologies fundamentalis, Utrccht, 1875-
187G, p. 118 et les autres.
La révélation immédiate est interne ou externe selon
que Dieu agit sur la faculté intellectuelle elle-même ou
produit quelque connaissance chez l'homme en lui
proposant extérieurement quelques objets (voir plus
haut les modes de la Révélation).
Elle est médiate pour ceux à qui le prophète,
après avoir reçu communication d'une vérité, trans-
met le message divin. Ce fut le cas des prophètes
de l'Ancien Testament ou des apôtres, messagers de la
bonne nouvelle à travers le monde. La mission du lé-
gat n'est remplie avec fruit que s'il a une autorité
suffisante auprès des foules et s'il ne peut pas tomber
dans l'erreur. Pour que l'envoyé obtienne créance,
Dieu confirme sa parole par des signes de crédibilité,
tels que les miracles ou les prophéties. Pour qu'il ne se
trompe pas, ne déforme pas son message et ne l'ex-
prime pas d'une manière inadéquate, il reçoit le don de
l'infaillibilité.
II. Possibilité de la. révélation. — Il faut consi-
dérer successivement la révélation immédiate et celle
que nous avons appelée médiate.
/. LA RÉVÉLATION IMMÉDIATE EST POSSIBLE. — Non
seulement, en effet, elle ne présente pas de contradic-
tions internes ou externes, elle ne « répugne » pas,
comim disent les logiciens, mais, tout au contraire, elle
convient.
1° Elle ne répugne pas. — Ontologiquement, la possi-
bilité, considérée d'une manière générale, est la même
chose que l'aptitude à l'existence. Elle est interne
quand il n'y a pas de contradiction ou de répugnance
dans les éléments constitutifs d'une chose : entre dans
cette catégorie tout ce qui peut être pensé. Elle est
externe lorsque la cause efficiente a la force suffisante
pour faire passer à l'existence ce qui est pensable. Une
chose est physiquement possible, si elle l'est intérieu-
rement et extérieurement. Il y a possibilité morale,
quand la cause (créée) ellieiente est douée de raison
et qu'elle est apte à faire passer à l'existence ce qui est
possible intérieurement et extérieurement, malgré les
circonstances et les tendances du milieu et en dépit de
ses habitudes propres. Ce qui est physiquement pos-
sible peut donc parfois, à cause de difficultés et d'ob-
stacles de toute sorte, être m iralement impossible.
La révélation immédiate et médiate, telle que nous
l'avons analytiquement définie, est-elle physiquement
et moralement possible? Elle l'est, car elle ne répugne
ni de la part de Dieu, ni de celle de l'homme, ni de celle
de l'objet.
1. La révélation ne répugne pas de la part de Dieu. — ■
a) Elle, est physiquement possible. — Dieu, qui a créé
l'homme et lui a donné la faculté de la parole, est à
même de faire par lui-même et immédiatement ce qu'il
a accordé à la créature. Il en a la puissance physique.
Une affirmation contraire serait absurde et rappel-
lerait à l'esprit les paroles du psalmiste :
Celui qui a planté l'oreille n'entendrait-il pas?
Celui qui a formé l'œil ne verrait-il pas? [trait-il pas?
Celui qui donne à l'homme l'intelligence ne reconnai-
(Ps. xr.iv, 9-11).
Rien ne s'oppose à ce que Dieu, être personnel et
vérité absolue, dévoile ses connaissances de la façon et
dans la mesure où il le veut à un sujet capable de les
recevoir. Possible, en tant qu'elle est la parole divine, la
révélation l'est également si l'on considère l'influx divin
de la lumière intérieure, qui permet au prophète de
porter un jugement infaillible sur l'origine des vérités
qui lui sont dévoilées.
Dieu, en effet, qui gouverne le monde des êtres maté-
riels et le monde des esprits selon les lois qu'il a lui-
même établies, demeure absolument libre et jouit du
plein pouvoir d'y faire ce qu'il veut. Rien ne l'em-
pêche donc d'exercer sur l'intelligence de l'homme, qui
lui demeure soumise, un influx immédiat, comme celui
qui est requis dans la révélation. Sans doute cette
lumière intérieure est d'ordre surnaturel, mais rien n'y
répugne, car, si les causes secondes agissent selon des
lois qui sont considérées comme stables et constantes,
elles peuvent cependant varier dans leurs effets, sous
l'action de la cause première. La révélation apparaît
ainsi comme un miracle d'ordre intellectuel. Dieu y
meut d'une manière surnaturelle l'intelligence du pro-
phète, objectivement en agençant et en ordonnant ses
idées, subjectivement en l'éclairant, afin qu'il juge
sans erreur du caractère surhumain de la communi-
cation qui lui est faite. A cela rien ne s'oppose;
l'intervention divine peut s'exercer en dehors des lois
physiques et psychologiques, étant donné que celles-ci
ne sont qu'hypothétiquement nécessaires. S. Thomas,
Sum. theol., Ia, q. cv, a. 3; a. 6; Cont. gent., 1. III,
c. c. Pour le détail se reporter à l'art Miracle.
Malgré les difficultés opposées par le déisme, les
variations, introduites par la révélation dans l'orien-
tation des créatures vers Dieu, n'affectent nullement
l'immutabilité, la sagesse et la majesté divines. Au
contraire, elles permettent d'entrevoir sa puissance et
ne pas l'admettre serait la limiter arbitrairement. Tou-
tefois, remarquons-le, Dieu, en lui-même, n'a pas chan-
gé; ses conseils demeurent immuables; ceci est vrai du
miracle physique, tout autant que du miracle intellec-
tuel. A ce sujet le cardinal Ma/.zella écrit : Quemad-
modum igitur, ab œterno cursum natures modumque
naluralis cognitionis Deus constitua, ita etiam ab œterno
decrevil per revelationem supernaturalem homini veri-
tates communicare, atque duplicem hune tum naturalis
tum supernaturalis cognitionis ordinem harmonice dis-
posait. De religione et Ecclesia, p. C3.
L'acte divin, en effet, est unique, simple et éternel.
Il atteint, comme il convient, tout ce que Dieu fait
en dehors de lui, mais d'une manière diverse selon les
circonstances de temps, de lieu et autres. Par la révé-
lation, dans laquelle il est tenu compte de la nature de
l'intelligence et de la volonté humaines, s'ajoute une
nouvelle relation externe, qui perfectionne l'ordre
naturel, mais il ne se produit aucun changement
interne en Dieu. Saint Thomas montre avec clarté que
la révélation ne contredit nullement à l'immutabilité
divine : Aliud est mutare voluntatem et aliud est velle
aliquarum rcrum mntationem. Potesl enim aliquis ea-
dem voluntate immobiliter permanente velle, quod nunc
fiât hoc. et postea fiai conlrarium. Sed tune volunlas
mutarclur, si aliquis inciperel velle. quod prius non vo-
lait, vel desineret velle, quod voluit. Sum. theol., I8,
q. xix, a. 7.
2597
REVELATION. POSSIBILITE
2598
b) Elle est moralement possible. — En d'autres ter-
mes elle ne va pas contre ce que l'on nomme les attri-
buts moraux de Dieu.
La révélation ne répugne pas à la sagesse divine, car
l'homme y reçoit une aide précieuse. Grâce à elle ses
connaissances religieuses et morales s'accroissent ainsi
que sa certitude. Bien qu'il l'ait pu, en effet. Dieu n'a
pas voulu créer des hommes parfaits : notre faiblesse
montre que nous sommes perfectibles. Aussi rien ne
s'oppose-t-il à ce qu'il obvie aux déficiences des facul-
tés humaines et qu'il augmente leur état de perfection
relative, par le moyen de la révélation. Celle-ci n'est
pas une correction de son œuvre, mais un enrichis-
sement. N'apporte-t-elle pas sur l'ordre religieux et
moral, sur l'existence de Dieu, ainsi que sur ses per-
fections, sa bonté, sa providence paternelle, etc., des
connaissances qui sont utiles et avantageuses pour le
bien total de l'humanité et qui favorisent l'unifor-
mité du culte divin quant à ses croyances, à ses pré-
ceptes et à ses rites. Cette élévation, encore relative
sans doute, et qui n'est accordée sous l'empire d'au-
cune nécessité, fait éclater la sagesse du Seigneur, car
elle manifeste sa bonté et sa bienveillance toute parti-
culière à l'égard des hommes. Chr. Pesch, Presl., t. i,
n. 156.
Enfin, la majesté divine, qui n'a pas été diminuée
par la création, ne l'est pas non plus lorsque le Créa-
teur communique sa pensée aux hommes par la révé-
lation. Celle-ci est ainsi merveilleusement ordonnée à
la gloire de Dieu, c'est-à-dire à la fin primaire néces-
saire de toute action ad extra. Sous tous les rapports
elle est donc compatible avec les perfections divines.
L'est-elle aussi avec la nature de l'homme?
2. Elle est possible du côté de l'homme. — - L'homme
peut être le sujet de la révélation, la recevoir, s'il est
à même de recevoir l'influence divine et de poser avec
certitude un jugement sur l'origine des vérités qui lui
sont présentées. Pour venir à l'existence et pour con-
tinuer d'être et d'agir, toute créature, même, et l'on
peut dire surtout, la créature raisonnable, a besoin de
Dieu. Ce concours nécessaire dans l'ordre nature', à
toute activité spontanée ou libre l'est aussi dans l'ordre
surnaturel (pour certains, on le sait, la révélation est
préternaturelle). Quand il se produit dans ce dernier
domaine, il ne détruit pas le premier. C'est le cas des
facultés qui interviennent dans la révélation et qui s'y
trouvent perfectionnées en leur être et en leur activité,
car l'action divine, qui est de soi infinie, ne l'est pas
en son terme, vu qu'elle s'adapte à la nature finie du
prophète.
L'intelligence, dont l'objet adéquat est constitué
par le vrai et tout ce qui est connaissable, est sans
doute imparfaite dans la créature raisonnable qu'est
l'homme : elle dégage « l'intelligible » de cela seulement
qui tombe sous les sens, unique source de ses repré-
sentations, et ne peut atteindre directement ce qui les
dépasse. Malgré cela, elle est à même de connaître tout
ce qui a raison d'être, rationem entis, encore que, pour
beaucoup de choses, ce soit seulement par le moyen de
l'analogie.
Généralement les agents inférieurs — et l'intelli-
gence en est un — sont mus et perfectionnés par ceux
auxquels ils sont naturellement soumis : in omnibus
naturis ordinatis invenitur quod ad perfectionem natures
inferioris duo concurrunt; unum quidem quod est secun-
dum proprium motum; aliud autem, quod est secundum
motum superioris natures. S. Thomas, Iia-IIœ, q. n,
a. 3. C'est pourquoi rien ne s'oppose à ce quel'intelli-
gence du prophète soit mue instrumentalemcnt par
Dieu et illuminée subjectivement, afin de recevoir de
nouvelles vérités et d'acquérir la certitude sur leur
origine divine. La motion qu'elle subit reste conforme
à sa nature et à sa tendance originelle, ainsi que le
mode par lequel elle reçoit la révélation. Elle n'accepte
pas la vérité à cause de son évidence intrinsèque, vu
que celle-ci dépasse sa capacité, mais par un acte de
foi en l'autorité divine. Aussi l'assentiment n'est-il pas
donné d'une manière aveugle; il repose sur des raisons
sérieuses qui le motivent.
Enfin, si l'homme est capable de recevoir des
connaissances de ses semblables plus savants, il peut
à plus forte raison être instruit par Dieu, maître par
excellence, d'autant que celui-ci en qualité de créateur
est à même d'agir intérieurement sur son intelligence
et d'augmenter ses capacités, ce dont est incapable le
professeur qui enseigne. Wilmcrs, De religione revelata,
p. 57 sq. ; Garrigou-Lagrange, De revelatione, t. i,
p. 323.
L'homme peut d'ailleurs travailler sur les notions
mêmes qui lui sont révélées, pousser sur elles plus à
fond ses investigations, chercher les arguments pour
les défendre et établir les relations qu'elles ont avec
les vérités qui sont objet de connaissance directe.
Du côté de la volonté il n'y a pas non plus de diffi-
culté, puisque celle-ci n'entre en jeu que d'une manière
indirecte dans la révélation. Sa liberté y reste entière.
Son autonomie, qui n'est que relative, vu qu'elle est
soumise à Dieu en tant que créature, n'est détruite ni
par l'émission de l'acte de foi, ni par les préceptes et
les devoirs nouveaux, qui éventuellement lui sont
imposés.
Sans doute ces obligations morales ne sont pas tou-
jours agréables aux facultés inférieures. Parfois même,
à cause de nia. l'homme visité par Dieu voudrait se
dérober à la révélation. Un voit les prophètes de l'An-
cien Testament se rebeller presque devant l'ordre
divin, objecter au Seigneur leur impuissance à s'élever
à la hauteur du message qui leur est confié, 'fous les
grands mystiques ont connu cette terreur de l'hu-
maine faiblesse smis la mainmise violente du Créa-
teur. « Je mourrai, parce que j'ai vu Dieu », disaient
les vieux Israélites. De cette parole on trouverait les
échos dans tous les mystiques. Mais ces inconvénients
ne constituent pas une impossibilité. L'être humain
demeure dans l'ordonnance de sa lin quand il s'enri-
chit de connaissances sur la Vérité première et d'expé-
riences morales relatives au souverain Bien. L'acte de
révélation ne réduit donc pas les facultés humaines à
un rôle passif.il exige leur coopération. L'homme, n'y
est pas seulement patient, mais aussi agent : son auto-
nomie n'est pas atteinte.
Contre les rationalistes, qui considèrent qu'il est
indigne de l'homme d'être instruit par Dieu, les Pères
du concile du Vatican, pour réprouver l'indépendance
absolue de la raison humaine, ont lancé l'anathème
suivant : Hominem ad cognitionem et perfectionem, quee
naturalem superet, divinitus evehi non posse, sed ex se
ipso ad omnis tandem veri et l'uni possessionem juyi
profectu pertingere posse et debere. De revelatione, eau. 2,
Denz.-Bannw., n. 1808. Ils ont proclamé aussi que la
raison n'est pas indépendante au point de ne pas
pouvoir être soumise à Dieu qui a le droit de lui impo-
ser la foi : Si quis dixerit, rationem humanam ita inde-
pendentem esse, ut fldes ci a Deo imperàri non possit :
A. S.. De fide, can. 3, Denz.-Bannw., n. 1810. L'indé-
pendance de nos facultés ne peut être complète, car
notre intelligence et notre volonté demeurent soumises
à la vérité incréée et à l'autorité suprême de Dieu.
Saint Thomas y voit, à juste titre, pour la créature
humaine un titre de gloire : Sala natura rationalis
creata habel immediatum ordincm ad Deum, quia cœleree
créature? non attingunt ad aliquid universale, sctl solum
ad aliquid particulare... Natura autem rationalis, in
quantum cognoscit universalem boni et cutis rationem,
habet immediatum ordinem ad universale essendi prin-
cipium. Il^-IIae, q. n, a. 3. Cette subordination immé-
2599
RÉVÉLATION. POSSIBILITE
2600
diatc à Dieu est le fondement même de notre auto-
nomie relative, car, de la sorte, l'intelligence n'est pas
enfermée dans l'ordre des phénomènes et notre volonté
demeure indifférente et libre en face des biens parti-
culiers, qui ne sont pas à même de la satisfaire.
I», q. lxxxiii, a. 1; Ia-II«, q. x.
Nous saisissons dès maintenant combien est fausse
l'opinion de plusieurs défenseurs de l'immanence selon
lesquels aucune vérité ne peut enrichir notre esprit,
si elle n'est pas postulée par une autre que nous avons
perçue auparavant. Toute adhésion aux mystères
proprement dits devrait en conséquence être consi-
dérée comme une abdication de la raison. C'est la pen-
sée que E. Le Roy exprime en ces termes : « Ainsi,
aucune vérité n'entre jamais en nous que postulée par
ce qui la précède à titre de complément plus ou moins
nécessaire, comme un aliment qui, pour devenir nour-
riture effective, suppose chez celui qui le reçoit des
dispositions et préparations préalables, à savoir l'ap-
pel de la faim et l'aptitude à digérer. » Le Roy,
Dogme et critique, Paris, 1907, p. 9-10. Cette attitude
intellectuelle est gravement erronée, car le mot « pos-
tuler » prête à très grande équivoque. Sans doute il est
impossible qu'une vérité nous soit proposée extrin-
sèquement, si nous n'avons pas déjà dans l'esprit des
idées par lesquelles nous soyons à même d'en conce-
voir le sens, au moins d'une manière analogique. Mais
il n'est nullement requis qu'elle soit en stricte et
étroite connexion avec nos connaissances antérieures,
ou exigée par ces dernières. Il suffit qu'entre celles-ci
et celle-là, qui est nouvellement manifestée, il n'y ait
pas de contradiction. Cela apparaîtra mieux encore
quand nous aurons établi que la révélation ne répugne
pas du côté de l'objet.
3. La révélation est possible du côté de l'objet, même
s'il s'agit de mystères. — Tant que l'on envisage seu-
lement les vérités d'ordre naturel, il n'y a aucune
difficulté sérieuse à admettre la possibilité de la révé-
lation. En est-il de même quand il s'agit des mystères?
Pour répondre à cette question nous dirons d'abord ce
qu'est un mystère proprement dit; et nous montrerons
ensuite que sa manifestation ne répugne pas. Pour plus
de détails se reporter à l'article Mystère.
a) Ce qu'est un mystère. — Au sens où le prend la
théologie, un mystère est une vérité cachée et secrète,
dont la connaissance dépasse, soit absolument, soit
relativement les forces de la raison.
Par accident, certaines choses outrepassent notre
puissance intellectuelle, non parce que celle-ci est
déficiente mais à cause des difficultés externes : la dis-
tance s'oppose, par exemple, à ce que nous saisissions
les éléments qui se trouvent dans les étoiles, ainsi que
leur nombre. Parmi les vérités d'ordre naturel, aucune
n'est absolument et de soi au-dessus de l'intelligence
humaine, puisque celle-ci est capable d'en connaître
l'existence et les effets, tout au moins leur possibilité,
bien qu'elle n'atteigne pas parfaitement leur nature
intime; c'est le cas, entre autres, des attributs divins.
C'est pourquoi dans l'ordre naturel, il n'est question
de mystères que dans une acception large.
Au sens propre, il n'y a de vérités mystérieuses qui
dépassent entièrement la raison que dans le domaine
surnaturel. Encore faut-il préciser. Ne sont déclarées tel-
les, en théologie, que celles-là seulement dont l'homme
ne peut démontrer l'existence, ni même la possibilité, soit
avant, soif après la révélation (voir Franzelin, Trac
tutus de sacramentis in génère, 1868, p. 131), dont, il est
incapable d'appréhender, par les lumières naturelles
et d'une manière positive, la nature intime, dont il ne
peut expliquer, comme disent les logiciens, pourquoi et
comment tel prédicat convient nécessairement à tel
sujet et enfin qu'il n'est à même d'exprimer qu'à
l'aide de concepts analogiques, ('.'est ce qu'Ottiger
décrit ainsi : Ralioncm ejus indolis internée habendo, ita
ut dicatur veritas, cujus subjectum quidem et prœdica-
tum mens humana naturali sua vi partim saltem analo-
gice coqnoscere possit, utriusque tamen nexum intemum,
ejus scilicet et necessitatem et modum, non intelligat.
Ottiger, Theologia fundamentalis, t. i, p. 54.
Le mystère exprime une chose incompréhensible;
mais il n'est pas obscur au point qu'une fois révélé
nous ne saisissions absolument rien de sa raison et de
son mode. La proposition qui l'énonce doit être suffi-
samment claire, pour que l'homme la distingue d'une
affirmation contraire ou contradictoire et discerne que
la notion du sujet et du prédicat, bien qu'analogique,
est vraie cependant.
b) La manifestation de mystères ne répugne pas. —
La révélation de mystères ne devrait être rejetée
comme impossible que si elle répugnait à la nature de
Dieu, si nos concepts n'étaient pas aptes à les exprimer
analogiquement et proprement ou, enfin, s'il était irrai-
sonnable d'admettre une lumière, surnaturelle quant
à la substance, qui élèverait la vitalité de notre intelli-
gence pour lui permettre d'y adhérer surnaturellement.
a. La manifestation de mystères ne répugne pas à
Dieu. — Pour Dieu, il n'y a pas de mystères, car il
connaît tout. Quand il agit ad extra, c'est librement et
selon sa vie intime : il a donc la puissance absolue de
nous communiquer une participation de ses connais-
sances. Rien ne s'oppose à ce qu'il nous déifie, en
quelque sorte, communicando consortium divinœ natu-
rœ, per quamdam simililudinis participationem. Sum.
theol., Ia-II^, q. r.xn, a. 1.
L'homme, en effet, propose à son semblable bien
des vérités dont la compréhension est parfois très
obscure, et dont l'existence est admise pourtant sur sa
seule autorité. Or Dieu, qui a donné à la créature ce
pouvoir qui s'exerce sans difficulté excessive, le pos-
sède donc aussi lui-même a fortiori.
Par ailleurs, de très sages raisons motivent la révé-
lation des mystères. Tout en montrant par là sa peti-
tesse à l'intelligence humaine, Dieu apporte des solu-
tions à de nombreux problèmes d'ordre philosophique
et, loin d'annihiler notre faculté intellectuelle, il la per-
fectionne par l'amplitude et la certitude des connais-
sances dévoilées.
b. Les mystères peuvent être exprimés analogiquement.
■ — ■ Du côté de l'objet aucune difficulté ne s'oppose à la
révélation des mystères et ne la rend impossible. Assu-
rément notre raison, avec ses notions naturelles et ses
principes, est incapable de démontrer les mystères de
la vie intime de Dieu, mais ne l'est pas pour les expri-
mer analogiquement et proprement (non pas par
manière de symbole ou de métaphore) comme croya-
bles, du fait que nous savons ce que sont le prédicat et
le sujet et que nous avons quelque raison de joindre les
deux termes de l'affirmation. L'adhésion repose non
sur l'évidence intrinsèque, mais sur le témoignage di-
vin. Ainsi les notions de procession, de paternité, de
filiation, de spiration et de relations, par lesquelles
nous exprimons, obscurément sans doute mais raison-
nablement, le mystère de la sainte Trinité, n'entraî-
nent aucune imperfection en Dieu même. Ce qui répu-
gnerait serait d'affirmer qu'une idée créée, même infuse,
représente l'Être lui-même, comme il e,st en soi, et que
nous sommes à même de démontrer les mystères, alors
(pie ceux-ci sont au-dessus de la virtualité de nos prin-
cipes et de nos notions.
Sans doute une vérité n'est connue parfaitement que
lorsque l'intelligence en saisit non seulement l'exis-
tence mais aussi l'essence et qu'elle l'exprime non en
concepts analogiques, mais en idées claires. Toutefois,
de même que le savant ne rejette pas comme irration-
nelles les vérités physiques ou chimiques dont il
n'appréhende pas la nature intime, mais dont l'cxis-
2601
RÉVÉLATION. POSSIBILITÉ
2G02
tence lui est imposée par les faits, de même nous pou-
vons affirmer à la suite de saint Thomas, que la
connaissance imparfaite des mystères est supérieure à
une ignorance totale : De rébus nobilissimis quantum-
cumque imperfecta cognitio maximam perfectionem ani-
mée confert; et ideo quamvis ea, quœ supra ralionem sunt,
ratio humana plene capere non possit, tamen muttum
sibi perfectionis acquirit, si saltem ea qualitercumque,
teneat fide. Cont. gent., 1. I, c. xv.
c. L'homme est capable d'être élevé et illuminé surna-
turellemenl. — Pour que l'adhésion aux mystères soit
surnaturelle et donnée avec certitude, sans crainte
d'erreur, il faut que l'intelligence créée soit éclairée par
une lumière surnaturelle. Celle-ci ne peut pas actuel-
lement se représenter Dieu comme il est en soi, ce qui
répugnerait, mais y tend essentiellement.
La nature humaine est capable d'être élevée à
l'ordre surnaturel, c'est ce que les théologiens appel-
lent sa puissance obédientielle. Rien ne permet de
rejeter cette puissance. Sur ce sujet saint Thomas s'ex-
prime en ces termes : Sensus quidem, quia omnino
materialis est, nullo modo elevari potest ad aliquid immu-
teriale, sed intellectus noster, vel angelicus, quia secun-
dum naturam a maleria aliqualiter elevatus est, potest
ultra suam naturam per gratiam ad aliquid altius ele-
vari. Et hujus signum est, quia visus nullo modo potest
in abstractione cognoscere id quod in concrelione cognos-
cit; nullo enim modo potest percipere naturam, nisi ut
hanc. Sed intellectus noster potest in abstractione consi-
derare id quod in concretione cognoscit..., considérât
enim ipsam rerum formam per se, imo... ipsum esse
secernit per abstractionem. Et ideo cum intellectus creatus
per suam naturam natus sit apprekendere formam
concretam et esse concretum in abstractione per mo-
dum resolutionis cujusdam, potest per gratiam elevari
ut cognoscat esse separatum subsistais. Sum. theol.,
1^, q. xn, a. 4, ad 3um.
La puissance obédientielle n'est pas immédiatement
et naturellement ordonnée à un acte ou à un objet,
mais elle exprime la relation possible d'un être déter-
miné avec un agent d'une nature supérieure à qui il
obéit. Remarquons-le enfin, en l'homme il n'y a pas
d'ordination positive aux actes surnaturels; sinon la-
dite ordination serait à la fois naturelle, comme pro-
priété de la nature, et essentiellement surnaturelle en
tant qu'elle serait spécifiée par l'objet surnaturel et il
y aurait confusion des deux ordres.
La révélation des mystères proprement dits, qui
s'énoncent en concepts analogiques, est donc possible,
car elle ne répugne ni à la nature de Dieu, ni à la raison
humaine, élevée et éclairée surnaturellement. Cela
apparaît plus nettement encore quand il est tenu
compte de sa convenance.
2° La convenance de la révélation est un argument en
laveur de sa possibilité. — Les rationalistes estiment
que la révélation, même si elle est possible, ne convient
pas pour plusieurs raisons. Si elle existait, elle serait un
obstacle au progrès des connaissances scientifiques,
étant donné qu'elle impose un ensemble de doctrines
qui doit demeurer sans changement. Pour ce qui con-
cerne les vérités d'ordre naturel, elle est superflue,
attendu que la raison y parvient par elle-même. Quant
à la révélation de vérités d'ordre surnaturel, elle détrui-
rait l'autonomie de la raison, en exigeant la foi à des
mystères qui demeurent incompréhensibles.
Pas plus que la création du monde, la révélation
n'est un acte nécessaire. Elle procède de la libre volonté
de Dieu et lui convient, car elle est non seulement une
manifestation des perfections divines, que les vérités
dévoilées permettent de mieux entrevoir, mais aussi
une nouvelle communication de biens, faite à la créa-
ture humaine. La révélation convient aussi à l'homme,
car elle lui est utile par l'avantage intellectuel et moral
qu'elle lui apporte. L'intelligence, qui est avide de
savoir, est perfectionnée par l'acquisition des vérités
qui lui sont apprises. Celles-ci concernent la religion,
c'est-à-dire l'ensemble des rapports à établir entre la
créature raisonnable et Dieu. Cet enrichissement réel
et manifeste dans un domaine où l'homme, malgré ses
efforts, a des connaissances naturelles si limitées, est
d'autant plus apprécié que l'acte de foi, par lequel on
y adhère, écarte tout doute, toute erreur. Pie IX a
marqué cette utilité universelle de la révélation quand,
dans le Syllabus, il a réprouvé la proposition suivante :
Christi fuies human.se refragatur rationi, divinaque reve-
latio non solum nihil prodest, verum etium nocei iwminis
perfectioni. Prop. G, Denz.-Rannw., n. 1706.
La révélation éclaire l'homme sur le culte privé, fa-
milial et public qu'il doit rendre au Seigneur. Le concile
du Vatican l'a rappelé en prononçant l'anathème
contre ceux qui le nieraient : Si quis dixerit fierinon
posse aut non expedire, ut per revelationem divinam
homo de Deo eultuque ei exhibendo cdoceatur, anathema
sit. Sess. m, De révélât., can. 2, Denz.-Rannw., n. 1807.
Enfin sa dernière utilité dans la pratique de l'action
religieuse est de favoriser l'intimité de l'homme avec
Dieu, car, ainsi que l'a déclaré le Christ, la communi-
cation des secrets se fait largement entre lui et les
apôtres qu'il déclare élevés par là même au rang de ses
amis : « Je ne vous appellerai plus, désormais, des ser-
viteurs; le serviteur ne sait pas ce que fait son maître.
Je vous appelle mes amis parce (pie tout ce que j'ai
appris de mon Père je vous l'ai fait connaître. » Joa.,
xv, 15.
D'une certaine manière l'homme y trouve aussi son
bonheur et une légitime satisfaction : puisque, dit
saint Thomas, ce que nous percevons des êtres supé-
rieurs est peu de chose, sans doute, mais est beaucoup
plus aimé et désiré que toute connaissance sur les êtres
inférieurs. Cont. gent., 1. I, c. v : De rébus nobilissimis
quantumeumque imperfecta cognitio maximam perfectio-
nem animas conferi.
Ce qui est vrai des vérités surtout religieuses d'ordre
naturel, révélées par Dieu, l'est aussi à plus forte rai-
son de celles qui dépassent les capacités de la raison.
Leur connaissance, même imparfaite, nous donne
d'abord l'occasion d'exercer bien des vertus comme
celles d'humilité, de foi et de religion en particulier. "Par
le Christ Jésus, dit saint Pierre, les plus grandes, les
plus magnifiques promesses nous ont été faites, afin
que, par elles, devenus participants à la nature divine,
vous échappiez à la corruption de ce monde. » II Pet.,
i, 4.
Par la révélation divine s'éclairent ainsi mutuel-
lement les diverses vérités religieuses; bien des pro-
blèmes de première importance, à coup sûr, tels que
ceux de la prédestination, de la providence, de l'ori-
gine du mal. de l'immortalité, de la fin de l'homme,
etc., sur lesquels la raison fournit sans doute quelques
lumières, ne trouvent une solution complète et indu-
bitable que grâce à la révélation des vérités d'ordre
surnaturel. Le domaine des croyances religieuses se
trouve ainsi amplifié.
Par suite enfin de la connexion qui existe entre les
don nées de certains mystères etles nombreux problèmes
de l'ontologie ou de la cosmologie — c'est le cas par
exemple des concepts d'essence, de nature, de per-
sonne qui commandent le mystère de la trinité, des
concepts de substance et d'accident qui se trouvent
impliqués dans le mystère eucharistique — la révé-
lation excite l'esprit à travailler pour saisir l'harmonie
des nouvelles connaissances fournies avec celles du
monde créé et profite ainsi indirectement aux autres
disciplines humaines, tout spécialement à celles d'ordre
spéculatif. Gutberlet. Lehrbuch der Apologetik, t. il,
p. 31.
2603
RÉVÉLATION. NÉCESSITÉ
!604
La volonté tire également avantage de la révélation.
Elle y est tout entière orientée vers le Seigneur. Du
fait que celui-ci est la règle absolue de la vie bonne et
honnête, la fin poursuivie est véritablement sublime.
Pour que l'homme, sur cette terre, prenne Dieu comme
guide de sa vie, les motifs d'action les plus efficaces,
tels que la miséricorde et la bonté divines, lui sont
dévoilées.
Tous ces arguments de convenance de la révélation
immédiate témoignent donc en faveur de sa possibilité.
En est-il de môme de la révélation médiate?
II. POSSIBILITÉ DE LA RÉVÉLATION MÉDIATE. — Il
s'agit, on se le rappelle, de cette communication des
vérités révélées qui se fait, non plus directement — ■
Dieu parlant aux grands inspirés — mais par ceux-ci
à la masse de l'humanité. C'est le cas général. De cette
manière d'instruire, tout comme de la précédente, l'on
peut dire que loin de « répugner » à la nature de
l'homme elle lui convient tout au contraire.
1° Elle ne. répugne pas. — Pour que la révélation
médiate soit possible, il suffit que Dieu veuille utiliser
le procédé courant parmi les hommes de l'enseigne-
ment mutuel, qu'il donne à ceux qu'il choisit pour
ministres les secours nécessaires, tels que l'inspiration
pour le prophète et l'infaillibilité pour l'Église, afin
que les vérités dévoilées soient annoncées et propa-
gées fidèlement dans leur substance sans oubli, enfin
qu'il confirme leur mission auprès de ceux auxquels
ils sont envoyés. La révélation médiate n'est pas
humaine, mais divine, car le légat n'agit pas de sa
propre autorité : des signes indubitables établissent
d'ailleurs qu'il parle, non point en son nom, mais au
nom de Dieu, dont il n'est que l'instrument : operatio
autem inslrumenti attribuitur principali agenti, in cujus
virtutc instrtimentum agit. Snm. theol., IIa-II®,q. clxxii,
a. 2, ad 3um. C'est pourquoi le nombre des envoyés
authentiques par lesquels nous parvient la révélation
divine importe peu, vu que Dieu, cause principale, dis-
pose des moyens nécessaires pour que les vérités révé-
lées nous soient communiquées sans corruption. La
révélation médiate ne répugne donc pas. Elle convient
même à la sagesse divine et à la nature sociale de
l'homme et cela confirme sa possibilité.
2° Elle est au contraire d'une suprême convenance. —
Pour être conforme à l'action de la providence, qui
gouverne généralement les inférieurs par les supérieurs,
remarque saint Thomas, la révélation devait être trans-
mise aux hommes par des ministres : Quantum autem
ad secundum (c'est-à-dire l'ordre d'exécution du plan
divin) sunl aliqua média divins providentise, quia inje-
riora gubernat per superiora, non proplcr defectum suse
virtutis, sed proplcr abundantiam suse bonitatis, ut
dignitatem causalitalis etiam creaturis communicet...
haberc minislros exécutons suie providentiœ pertinct
ad dignitatem regis. Sum. theol. , Ia, q. xxn, a. 3;
cf. Ia-II», q. exi, a. 1 et 4; IIIa, q. lv, a. 1.
Il ne convenait pas non plus que la révélation fût
faite immédiatement à tous, à cause des dispositions
requises chez celui qui la reçoit : Nom ad prophetiam
requiritur maxima mentis elevatio ad spirilnaliiim con-
templai ionem; quse quidem impeditur per vehementiam
passionum, et per inordinatam occupalionem rerum
exteriorum. IIft-II», q. clxxii, a. 1. Au fait, les grands
inspirés, tout comme les génies, sont rares dans le
monde ; c'est par eux que se fait l 'ascension de l'huma-
nité; ils sont, au point <lc vue moral cl religieux, le
levain qui fait fermenter la masse lourde cl froide
de leurs contemporains.
L'homme est aussi un être social qui doil beaucoup
de son éducation et de son instruction à l'activité de
ses semblables. Les progrès de l'humanité, les plus
matériels comme ceux d'un ordre supérieur, ne s'ob-
tiennent d'ordinaire que par l'union entre les hommes
et leur subordination intellectuelle. C'est un trait de
nature très général, que les uns communiquent aux
autres ce qu'ils savent et qu'il est nécessaire ou utile
de connaître : les parents le font vis-à-vis de leurs
enfants, comme les maîtres à l'égard de leurs élèves,
et ceux qui sont riches en expériences de tout ordre
par rapport à ceux qui le sont moins. Puisque l'ordre
surnaturel ne détruit pas l'ordre naturel, mais au
contraire le perfectionne, il était normal que la révé-
lation nous fût également communiquée par nos sem-
blables. L'homme est ainsi appelé à coopérer à l'œuvre
religieuse et à reconnaître qu'il demeure, en ce domaine
plus qu'en tout autre, soumis à l'autorité de Dieu.
Sans doute la révélation aurait pu être faite à chaque
individu. Dans cette hypothèse, qui n'a même pas le
mérite de la vraisemblance, on se serait trouvé en face
non d'une société religieuse, mais d'une multitude
confuse de croyants. A part le lien de la même foi qui
les aurait unis, chacun d'eux aurait été pour tout le
reste indépendant. De telles conceptions pouvaient
se produire à une époque où la philosophie considérait
la société comme une juxtaposition d'hommes abstraits
ayant tous, en théorie, mêmes facultés, mêmes besoins.
L'école sociologique — rendons-lui cette justice — a
définitivement exorcisé ces concepts créés par le ratio-
nalisme classique. Que la religion soit essentiellement
chose sociale, c'est ce qu'elle met en pleine lumière, et
de ce chef la voici qui s'accorde avec les théologiens les
plus conservateurs; cf. Ottiger, Theolog. fundamenl.,
t. i, p. 80-85; G. Wilmers, De religione revelata, p. 52-
56; Muncunill, Tract, de vera relig., p. 48-52; Garri-
gou-Lagrange, De revelatione, t. i, p. 332-336.
La révélation médiate, plus que celle qui est faite
directement, laisse à l'homme une plus grande latitude
pour donner ou refuser son adhésion; elle lui fournit
ainsi une occasion d'exercer les vertus d'humilité et
d'obéissance, à l'égard de ceux qui lui annoncent la
vérité. La convenance de la révélation médiate avec
la nature sociale de l'homme et les habitudes ordinaires
de la vie du progrès intellectuel de l'humanité milite
donc fortement en faveur de la possibilité et met
celle-ci hors de doute aussi bien que celle qui est faite
immédiatement par Dieu.
III. La nécessité de la. révélation. — Nous di-
rons : ce qu'il faut entendre par nécessité; quelles
sont au sujet du problème de la nécessité de la révé-
lation les opinions hétérodoxes; quelle est enfin la
position catholique.
i. qu'est-ce que la NÉCESSITÉ? — Selon la doc-
trine aristotélicienne, est nécessaire ce qui ne peut pas
ne pas être. Un moyen l'est, par rapport à une fin,
quand il est exclusif et unique et que sans lui il est
impossible d'atteindre la fin en question.
La nécessité est absolue ou hypothétique; voir
S. Thomas, Sum. theol., Ia, q. lxxxii, a. 1. Elle est
absolue si elle dérive des causes intrinsèques d'une
chose : elle correspond alors à une impossibilité méta-
physique ou mathématique. Il est nécessaire qu'un
triangle soit composé de trois angles égaux à deux
droits. La nécessité est hypothétique quand elle dépend
des causes extrinsèques, à savoir de l'agent d'exécution
ou de la fin poursuivie. Si elle est en dépendance du
premier, il y a nécessité hypothétique de coaction, si
elle l'est du second, la nécessité est stricte ou morale.
La nécessité hypothétique stricte qui est souvent
appelée par certains auteurs nécessité physique, cor-
respond à une impossibilité physique. La nourriture
est une chose absolument nécessaire, car sans elle l'être
ne peut vivre. La vue est incapable de percevoir un
objel sans l'intermédiaire nécessaire de la lumière. Si
un moyen ne présente qu'une très grande utilité pour
l'obtention d'une lin et pare à une impuissance morale,
qui n'est rien d'autre qu'un grand obstacle, de fait
2605
RÉVÉLATION. NÉCESSITÉ
2606
insurmontable dans les conditions ordinaires de la vie,
on parle de nécessité morale.
Bien que des auteurs s'en tiennent là, il est bon de
distinguer encore. Un moyen est moralement néces-
saire au sens strict, quand les difficultés externes ou
internes qui s'opposent à ce qu'une fin soit atteinte
sont telles qu'aucun homme n'y parvient jamais, bien
qu'il en possède les moyens physiques. Si, au contraire,
les obstacles ne sont pas trop grands et que quelques-
uns au moins, ne serait-ce qu'une minorité, arrivent à
les surmonter, il n'y a plus que nécessité morale au
sens large. Dieckmann, De revelatione christiana trac-
latus philosophico-historici, n. 318; Ottiger, Theologia
fundamentalis, t. i, p. 92.
Après l'exposé de ces notions préliminaires, il est
plus facile d'aborder l'étude du nouveau problème : la
révélation, qui est possible, est-elle nécessaire? A cette
question les réponses sont diverses. Celle des ratio-
nalistes est négative : cette attitude est conforme à
leur conception sur la possibilité. D'autres répondent
affirmativement, mais parfois en exagérant, c'est le cas
des immanentistes qui en font une exigence de la na-
ture et des fidéistes traditionalistes, qui diminuent à
l'excès la capacité intellectuelle de l'homme. La doc-
trine catholique est beaucoup plus nuancée.
//. LES OP1MONS hétérodoxes. — 1° Les partisans
de l'immanence. — L'encyclique Pascendi dominici gre-
gis, du 18 septembre 1907, fait à certains partisans de
la méthode d'immanence le reproche de paraître ad-
mettre dans la nature humaine non seulement une
capacité et une convenance à l'ordre surnaturel, mais
une véritable exigence de celui-ci.
Ce faisant, les immanentistes accordent trop, dit
l'encyclique, à l'indigence de la nature humaine : Hic
autem queri vehementer nos ilernm opurlet, non deside-
rari e catholicis hominibus, qui quamvis immanentiœ
doctrinam ut doctrinam rejiciunt, eu tamen pro apologesi
utuntur, idque adeo incauti faciunt, ut in natura Illumi-
na non capacilatem solum et convenientiam videunlur
admittere ad ordinem supernaturalem, quod quidem apo-
logetie catholici opportunis adhibilis temperationibas
demonstrarunl semper, sed germanam verique nominis
exigentiam. Denz-Bannw., n. 2108. Voir aussi les pro-
positions 7 et 8 condamnées le 1er décembre 1924 par
le Saint-Office, prop. 7 : Non possumus adipisci ullam
veritatem proprii nominis quin admittamus existentiam
Dei, immo et revelationem; prop. 8 : Valor quem habere
possunt hujusmodi argumenta (logica, pro existentia
Dei, credibilitate religionis christianœ) non provcnit ex
eorum evidentia seu vi dialectica sed ex exigentiis
subjectivis vitœ vel actionis, quie ut recle evolvantur
sibique cohœreant, his veritalibus indigent. Semaine
religieuse de Quimper, 27 février 1925.
2° Les fidéistes et traditionalistes. — ■ Leur erreur,
chronologiquement antérieure à celle des partisans de
l'immanence, ne retiendra pas davantage notre atten-
tion, mais nous acheminera à la thèse catholique. Les
partisans du fidéisme, tels que Lamennais, Bautain et
Bonnetty, prétendent, avec plus ou moins de nuances
et réserves, que, sans la foi divine, la raison est inca-
pable d'avoir une certitude sur l'existence de Dieu et
les vérités religieuses d'ordre naturel. Cf. A. Vacant,
Études sur le concile du Vatican, t. i, p. 139 sq. Les
fidéistes ont été appelés traditionalistes, parce que,
d'après eux, la révélation primitive a été transmise à
divers peuples et conservée par la tradition.
Bautain dut reconnaître les capacités de la raison et
souscrire, le 8 septembre 1810, aux propositions qui
condamnaient le fidéisme : Ratiocinatio potest cum
certitudine probare existentiam Dei et infinitatem perfec-
lionum ejus. Filles, donum en-leste, posterior est reve-
latione; hinc non potest allegari contra atheum ad pro-
bandam Dei existentiam. Denz.-Bannw., n. 1022 sq.
Par un décret de la S. C. de l'Index, en date du
11 juin 1855, le traditionalisme de Bonnetty fut éga-
lement réprouvé. De ce document nous ne retiendrons
que ce texte positif : Ralionis usus fidem preecedit et ad
eam ope revelationis et gratise conducit. Denz.-Bannw.,
n. 1651.
Sous une forme plus mitigée, le fidéisme enseigne
que l'homme n'est pas à même de parvenir à une
connaissance certaine de Dieu par la raison, sans le
secours de l'idée de Dieu, qui existe dans la société
humaine et sans la réception de la foi, au moins hu-
maine, (irandcrath, Constilutiones dogmaticœ s. œcum.
concilii Vaticani, Fribourg, 1892, p. 37. La révélation
parait ici être estimée comme un complément néces-
saire de la raison, et c'est ainsi que quelques auteurs
qui ont partagé cette opinion en sont venus à confon-
dre les ordres naturel et surnaturel. Granderath, ibid.,
p. 30. Voir pour plus de détails l'art. Foi, vi, t. vi,
col. 171-236.
///. la position catholique. — Le traditionalisme
a été condamné par le concile du Vatican. Celui-ci en-
seigne, en effet, que la raison humaine, considérée en
général et même dans l'état de déchéance auquel l'a
réduite le péché, peut certainement connaître Dieu :
Deum... nalurali humaine rationis lumine a rébus crea-
tis certo eognosci posse; « invisibilia enim ipsius, a
« creatura mundi, per ea quœ facta sunt, ùitellecta, conspi-
tciuntur »(Rom., i,20); attamen placuisse ejus sapientise
et bonitati, alia eaque supernalurali via se ipsum ac
eeterna voluntatis suœ décréta humano generi revelare...
Sess. m. De fuie. Denz.-Bannw., n. 1785.
En second lieu, il détermine quelle est la nécessité
de la révélation dans la connaissance des vérités reli-
gieuses d'ordre naturel : Huic divins revelationi tri-
buendum quidem est, ut ea quœ in rébus divinis luimana-
rationi per se impervia non sunt, in prsesenti quoque
generis liumani conditione ab omnibus expedite, firma
certitudine et nullo admixto errore eognosci possinl. Non
bac tamen de causa revelatio absolute necessaria dicenda
est, sed (plia Deus ex in/inita bonitate sua ordùiavit
hominem ad jinem supernaturalem, ad participanda sci-
licet bona divina, quœ humante mentis intelligentiam
omnino superant... Denz.-Bannw., n. 1786.
Étant supposé et admis que Dieu veut l'élévation de
l 'homme à l'état surnaturel, la révélation des mystères
et des vérités ou préceptes moraux de cet ordre est
hypothétiquement, mais strictement nécessaire. Laissé,
en effet, aux propres lumières de sa raison, l'homme
est incapable d'atteindre ce qui le dépasse. C'est pour-
quoi la révélation est indispensable pour lui faire con-
naître non seulement qu'il existe un ordre surnaturel
et qu'il est lui-même destiné à y être élevé, mais aussi
que tels moyens déterminés lui permettront d'attein-
dre librement et avec certitude la nouvelle fin proposée
à son activité. S. Thomas, Sum. theol., Ia, q. i, a. 1}
IIa-Ilœ, q. n, a. 3.
La révélation des mystères et des vérités d'ordre
surnaturel est donc hypothétiquement mais stric-
tement nécessaire. Celle des vérités religieuses d'ordre
naturel, du fait que celles-ci sont accessibles à la raison
humaine, ne saurait être de nécessité physique. Elle est
seulement nécessaire moralement et encore dans un
sens assez large. Nous l'établirons par la preuve philo-
sophique et par la démonstration historique.
1° Preuve philosophique. — Bien des obstacles s'op-
posent, en fait, à ce que le genre humain parvienne à
connaître l'ensemble des vérités religieuses et les pré-
ceptes moraux d'ordre naturel ; tout au moins ces obs-
tacles en retardent-ils l'acquisition. Celle-ci pour être
convenable, exige, à coup sûr, du temps et du loisir, des.
études approfondies et un talent suffisant. S. Thomas,
Sum. theol., la, q. i, a. 1 ; IIa-IIœ, q. n, a. 4, qui apporte
un développement au premier texte ; De veritate, q. xiv,
2607
RÉ VÉL ATI 0 N. N É CESSITÉ
2003
a. 10; Cont. (jent., I. I, c. iv; voir aussi Suarez, De gra-
tta, 1. 1, c. i, n. 9. Se reporter aussi à l'article Reli-
gion, ci-dessus, col. 2288 sq.
Sans doute l'homme, puisqu'il a la connaissance
naturelle des premiers principes (S. Thomas, Cont.
(/eut., 1. II, c. lxxxiii; I», q. cxvn, a. 1 ; De veritate,
q. xi, a. 1), peut arriver, dans la théorie, à acquérir par
le raisonnement un certain nombre de données reli-
gieuses sur l'existence d'une cause première et d'un
suprême législateur (Ia-Hœ, q. xciv, a. 2, primum
principium rationis practicœ : bonum est faciendum,
malum vitandum); il peut arriver à des certitudes sur
le libre arbitre et môme sur l'immortalité de l'âme
(inlellcetus differt a sensu prout apprehendit esse, non
solum sub hic. et non, sed esse absoluic et secundum omne
tempus. Unde omne habens intcllectum naturaliter desi-
derat esse semper, I», q. lxxv, a. fi), sans d'ailleurs
connaître les conditions de la vie future. Mais ceci est
le fait d'une minorité, car peu d'hommes ont des dispo-
sitions pour le savoir; d'autres sont retenus par les
obligations de la vie privée familiale ou sociale et
manquent de temps pour réfléchir.
Par ailleurs, la profondeur de ces vérités, qui exige
une longue préparation et l'acquisition de nombreuses
notions, suppose chez l'homme un effort sérieux et
persévérant que la paresse vient souvent entraver. Il
faut tenir compte aussi, ajoute saint Thomas, du temps
de la jeunesse pendant lequel l'âme est en butte aux
luttes violentes des passions et préfère s'abstenir de la
discussion des problèmes ardus.
Enfin, l'intelligence humaine, incapable de sur-
monter tous les préjugés extérieurs et les troubles
qu'ils apportent dans l'imagination, risque facilement
de mêler l'erreur à ses jugements. Bien des questions
restent sans solution nette, ou bien la réponse qui leur
est faite n'atteint pas à la certitude requise en ces
matières de première importance : Homo discursu suo
naturali pauca cognoscit evidenter et quarn plurima
probabiliter seu verisimiliter, et rc.gulariter per solatn
rationem probabilem et auctoritatem humunam profert
definitum judicium; ergo laie judicium est expositum de
se falsitati, ergo naturaliter fteri non potest, quin in
ttmttt multitudine judic.iorum non s:rpc errel, nisi supe-
riori auxilio custodiatur, maxime quia swpe /al sa sunt
probabiliora veris. Suarez, De gratia, I. I, c. i, n. 9.
Pour toutes ces raisons, la connaissance des vérités
religieuses d'ordre naturel est difficile, Certains indi-
vidus y atteignent, mais pratiquement elle ne peut pas
être acquise par l'ensemble dcl'luimanité. Par ailleurs,
comme aucune discipline d'ordre naturel ne permet
d'y parer, cette imposibilité de fait où se trouve le genre
humain de parvenir à une connaissance d'ensemble,
postule comme moralement nécessaire l'intervention
d'un moyen supérieur. Sans doute en quelques caté-
gories d'individus tels que les enfants, les faibles d'es-
prit, les fous, il y a une véritable impossibilité phy-
sique, transitoire ou définitive, mais ceux-ci ne cons-
tituent qu'une minorité, un accident par rapport à
l'humanité entière, insullisanle pour dire que la révé-
lation est physiquement nécessaire. Le schème primi-
tif de la constitution Dti Filins du Vatican marquait
rie la manière qui suit la nécessité morale de la révé-
lation :
Per se possunt ex naturali quoque Del manifestatione
cognosci. At tamen pro génère liumano in prresenti condi-
tione ad lias veritate* debtto tempoi-e. sullicienti c-.laritate
et plena certttudine, sine admixtione errorum assequendas,
eae sunt difficultates, ut polenlia plivsica generatim non
perdurai ur ad ac.tuui sine spécial! adjutorio. DifQcultates
iia comparâtes constituunl Impotentlam moralem cul res-
pondet inoialis nécessitas adjutorll. Hoc autem adjutorium
spéciale in commun) providentla proeaentia onlinis natura;
élevais consistil in Ipsa supernaturall revelatlone. Ergo hœc
nxciatio tpioad Qlas quoque verltatei per se rationales in
prsesenti ordine censeri dehet humano geneii moralité!
necessaria... Videlicet per ipsam revelationem tollitur mo-
ralis Impotentia atque adeo redditur luimano geneii cogni-
tio moraliter possibilis, Coll. Laçons., t. vn, col. 524.
Dieu, dans sa toute-puissance, était à même d'aider
l'homme de bien des manières. Il aurait pu éclairer et
fortifier chaque intelligence en particulier, ou susciter
quelques hommes de génie qui auraient été les maîtres
de leurs semblables. En fait, voulant que le genre hu-
main, dans son ensemble, parvînt à une connaissance
certaine, facile et large, des vérités religieuses et mo-
rales, il a librement choisi la révélation. C'est pourquoi
celle-ci est moralement nécessaire, au sens large; selon
la terminologie thomiste, elle n'est qu'hypothétique,
c'est-à-dire qu'elle est conditionnelle, vu qu'elle dé-
pend entièrement de la volonté de Dieu. Sans doute
dans l'état de nature pure il est dû à l'homme qu'il ait
tous les moyens pour parvenir à sa fin dernière natu-
relle. Mais dans la situation actuelle du genre humain,
à cause de l'influence du péché originel, ceci n'apparaît
plus aussi clairement. Chr. Pesch, Prsel., t. i, n. 174-
177; Garrigou-Lagrange, De revelalione, cf. S. Thomas,
De veritate, q. xvm, a. 2. Sur ce point le schème du
concile du Vatican est également suggestif :
l'A quo tamen non sequitur... in statu naturse purse
tulurum fuisse ut liomines revelatione indiguissent, etiamsi
eorum vires naturales non superassent nostras. Alia enim
[uisset providentia ordinis natura; pur»- qua non quidem
rcvelatio exstitisset, sed alia tamen subsidia oblata essent,
quibus cognitio rcrum divinarum etiam moraliter esset
possibilis. lbid.
2° Démonstration par l'histoire. — 1. Les faits. —
Toutes les difficultés rapportées dans l'énoncé de la
preuve philosophique se concrétisent dans les faits.
Ceux-ci d'abord montrent d'une manière tangible les
obstacles pratiques rencontrés par les hommes dans
l'acquisition des vérités religieuses et des préceptes
moraux d'ordre naturel, ils montrent dès lors la néces-
sité morale, au moins au sens large, de la révélation
divine. Loin d'attester le progrès régulier et continu
des idées religieuses, l'histoire nous fait assister, sur
trop de points, à de pénibles régressions qui font
évoluer celles-ci du bien au médiocre et au mal. Cette
dégénérescence pourrait presque être considérée comme
une loi universelle qui se manifeste même chez les
peuples dont la culture est la plus évoluée. La Grèce
antique en oll're un exemple marquant. Elle l'empor-
tait certainement sur les autres par la puissance de la
science et des arts; or, contrairement à ce que l'on
pourrait attendre, la culture hellénique fut fort en
défaut dans le domaine de la religion.
Nous n'entendons pas discuter ici la question, déjà
soulevée à l'art. Religion, de savoir si les peuples dits
« primitifs » ont eu, en fait de religion, des concepts
supérieurs à ceux qui se rencontrent en des civilisa-
tions plus évoluées. L'exemple de ce que l'on a nommé
le « miracle grec » montre assez que le genre humain,
même lorsqu'il s'applique avec intérêt et grand soin
aux (pies t ions cultuelles, est incapable de parvenir à une
connaissance suffisante. Les écrits, les œuvres d'art,
les travaux de la vie quotidienne, privée, familiale et
sociale, permettent de se rendre compte des erreurs
profondes dans lesquelles sont tombés les peuples qui
vivaient de cette civilisation grecque, admirable par
tant de traits, il en est de même des autres cultures
antiques moins développées. Sans entrer dans le détail,
il importe cependant de faire quelques constatations
qui marquent l'indigence de la raison humaine.
Les ailleurs sacrés ont eux-mêmes déjà insisté sur
Les divagations religieuses de l'esprit humain. Au
iic siècle avant le Christ, l'auteur de la Sagesse insiste
en particulier sur certaines erreurs. Sa])., xm-xiv. Les
Romains rendent des hommages aux forces de la
2609
REVELATION. NECESSITE
2G10
nature, les Égyptiens, aux animaux, les Perses et plus
tard les Romains, aux astres. Les œuvres humaines,
les figures des animaux et même les pierres sont divi-
nisées et reçoivent parfois un culte véritable. On passe
ainsi du fétichisme à l'idolâtrie proprement dite.
L'homme lui-même est élevé aux honneurs divins ou
quasi divins. De fait, on vénère les mânes ou les lares
■et les génies (il est difficile de dire si l'on voyait en eux
une entité divine ou simplement surhumaine, distincte
de l'homtnj). Ce culte servit de moyen intermédiaire
pour introduire celui des héros et des princes, dans le
monde gréco-oriental, en Syrie, en Asie Mineure, en
Egypte et finalement par une progression logique celui
des empereurs. Ce dernier était déjà en plein dévelop-
pement dans l'empire au moment du règne d'Auguste.
Les notions intellectuelles sur la divinité sont donc
honteusemînt déformées. Par ailleurs, on attribue sou-
vent aux dieux les plus grandes turpitudes et les crimes
les plus abjects tout aussi bien que les bonnes actions.
Thèim facile, déjà exploité par l'evhémérisme et que
tous les apologistes du christianisme ont repris. Qu'il
suffise de citer ici Arnobe, Adversus génies, 1. IV,
<:. xvm sq., P. L., t. v, col. 1037 sq. ; et saint Augustin
en qui se résume cette apologétique un peu trop sim-
pliste. Voir en particulier De civ. Dei, 1. VI, c. ix, P. L.,
t. xli, col. 187.
La dépravation religieuse se marque encore plus
dans les mystères. C'étaient des rites^sacrésqui, prati-
qués avec des formules et des symboles sous le sceau
du secret et du silence, permettaient l'entrée dans les
collèges d'initiés. Ceux-ci recevaient la promesse de
biens religieux, comme la libération du péché et l'espé-
rance d'une autre vie. Les mystères étaient répandus
en Syrie (Atargatis-Astarté, Adonis-Hadad), en
Egypte (Isis-Sérapis), en Phrygie (Cybèle-Attis) et en
Thrace (Dionysos, Zagreus, Bacchus). Les plus célèbres,
encore qu'ils fussent locaux, étaient ceux que l'on célé-
brait à Eleusis. Le culte de Mithra, au me siècle, enva-
hit l'empire et surtout l'année romaine, mais il est
déjà modéré par son syncrétisme. Par l'adaptation et
l'assimilation des diverses formes religieuses, d'origine
et de caractère variés, le mithriacisms en arrive à un
concept vague et confus de Dieu, amalgame de pan-
théisme, de polythéisme et de monothéisme. Sur ces
Teligions de mystères, voir ci-dessus, col. 2301, et pour
la bibliographie, col. 230G.
Les cérémonies enfin de beaucoup de ces cultes
étaient bien souvent scélérates et indignes de Dieu,
puisque les sacrifices humains n'y étaient pas interdits,
même chez les Romains. Parfois aussi elles donnaient
lieu à de véritables scènes de luxure et de prostitution.
L'astrologie et la magie s'y donnaient libre cours.
L'auteur de la Sagesse brosse un tableau saisissant
de ces immoralités. « Célébrant des cérémonies homi-
cides de leurs enfants ou des mystères clandestins, et
se livrant aux débauches effrénées de rites étranges, ils
n'ont plus gardé de pudeur ni dans leur vie, ni dans
leurs mariages. C'est partout un mélange de sang et de
meurtre... de corruption et d'infidélité, de souillure des
amas, de crime contre nature... » Sap., xiv, 23-27.
Les erreurs morales sont en corrélation avec celles
qui viennent d'être rappelées. Le travail manuel est
méprisé et réservé aux esclaves dont la condition est
souvent pitoyable. Le vice s'étale avec facilité et
largement. Le suicide est considéré comme un acte de
courage, propre à ceux qui font partie de l'élite de
la société. Des philosophes permettent le concubinage
et l'exposition des enfants, quand ils ne sont pas bien
conformés ; s'ils condamnent l'ivrognerie, ils la tolèrent
aux solennités de Bacchus. Aristote admet dans les
temples des peintures immorales sur les dieux et ne
compte pas la fornication parmi les vices. Le péché
•contre nature est si commun qu'il ne révolte pas. S'il
est condamné par la « diatribe » cynique, celle-ci ne
laisse pas d'autoriser, même en public, les vices les plus
répugnants.
Saint Paul, dans l'épître aux Romains, insiste sur la
méconnaissance coupable du vrai Dieu et en signale les
funestes conséquences : « Aussi Dieu les a-t-il livrés (les
gentils), au milieu des convoitises de leurs cœurs, à
l'impureté, en sorte qu'ils déshonorent entre eux leurs
propres corps... C'est pourquoi Dieu les a livrés à des
passions d'ignominie : leurs femmes ont changé l'usage
naturel en celui qui est contre nature, de même aussi
les hommes, au lieu d'user de la femme, selon l'ordre
de la nature, ont dans leurs désirs brûlé les uns poul-
ies autres, ayant hommes avec hommes un commerce
infâme... » Saint Paul continue longuement l'énumé-
ration des désastres d'ordre moral qui proviennent de
la méconnaissance de Dieu. Rom., i, 21 sq.
Les erreurs sur les vérités religieuses intellectuelles
et morales dont on vient de lire une brève esquisse,
peuvent-elles être humainement redressées ou par des
hommes de génie ou par l'action des collectivités
publiques.
2. Les remèdes. — a) L'action des particuliers. — Il
ne semble pas que cette action ait eu quelque effica-
cité. S'il se rencontre à divers moments, soit dans
l'Inde avec le bouddha, soit dans la civilisation grec-
que primitive, avec l'orphisme, soit en Perse, avec
/oroastre, soit dans le monde gréco-romain à l'époque
des Sévères, de vraies tentatives de réforme religieuse,
ces efforts demeurèrent sans grand résultat, à cause
des obstacles beaucoup plus forts qui s'opposaient à
leur épanouissement. D'autre part les prêtres et les
philosophes de l'antiquité les plus illustres par leur
génie et leur autorité ne pouvaient pas et ne voulaient
pas remédier à la situation de dépravation générale.
Ce leur était impossible parce qu'il leur manquait la
science suffisante de toutes les vérités religieuses natu-
relles et qu'ils tombaient parfois eux-mêmes dans les
erreurs pratiques les plus graves. Cf. S. Augustin, De
civ. Dei, 1. XVIII, c. xli, P. L., t. xli, col. 001. Par
ailleurs, si quelques-uns sont parvenus à découvrir le
monothéisme, aucune école, dans son ensemble, n'a
enseigné un monothéisme pratique, religieux.
Les systèmes philosophiques qui ont propagé les
idées les plus élevées et les plus parfaites, comme le
stoïcisme et le néoplatonisme, ont eux-mêmes subi,
au cours des temps, l'influence des religions à mystères
et ont abouti à des synthèses mystico-philosophiques.
Impuissants à vaincre les difficultés qui s'opposaient
à la conservation des conceptions religieuses qu'ils
avaient élaborées, comment auraient-ils pu guider les
hommes et permettre à ceux-ci de redresser leurs
erreurs?
Ceci apparaît encore davantage quand on songe aux
désaccords qui existaient entre les philosophes sur les
points capitaux, et à leur passion de discuter de tout
sur la place publique, sans arguments capables d'être
saisis rapidement par la foule. Même s'ils se trouvaient
du même avis, le désaccord de leur vie avec leur doc-
trine ruinait leur crédit et leur autorité. Lactance,
Instit. divinae, 1. III, c. xvi, P. L., t. vi, col. 395;
S. Augustin, De civ. Dei, 1. XVIII, c. xi.i. P. L..
t. xli, col. 601.
Même s'ils l'avaient pu, ils n'auraient pas voulu
enseigner aux autres. Les prêtres païens, en bien des
pays, avaient des doctrines secrètes qu'ils ne révélaient
jamais aux profanes et imparfaitement aux seuls ini-
tiés. Souvent même les philosophes haïssaient la foule
et se contentaient de quelques disciples, estimant que
le peuple devait rester dans l'ignorance. Cicéron
n'écrivait-il pas : Est enim philosophia paueis contenta
judicibus, multitudinem consulta ipsa fugiens, eique
ipsi et suspecta et invisa. TuscuL, 1. II. c. i. A quoi fait
2611
REVELATION. TRANSMISSION
2612
écho, avec peut-être un scepticisme plus souriant, le
poète Horace qui se montre plus catégorique encore
lorsqu'il écrit: Odi profanum vulgus et areco (Odes, III, i).
Le prosélytisme n'était donc pas la préoccupation des
esprits cultivés. Quand ceux-ci s'occupaient des concep-
tions religieuses de leurs contemporains, c'était le
plus souvent pour eux une occasion de marquer leur
respect pour les erreurs ou en tenter une adaptation,
conforme à leur philosophie. Sur ces divers points voir
G. Boissier, La religion romaine d'Auguste aux Anto-
nins, Paris, 5e édit., 1900; du même, La fin du paga-
nisme, 3e édit., Paris, 1898; F. Cumont, Les religions
orientales dans le paganisme romain, Paris, 1906; Mar-
tha, Les moralistes sous l'empire romain, Paris, 1900;
Jacquier, Les mystères païens et saint Paul, dans le Dic-
tion, apol., t. m, 1916, col. 964-1014; Pinard, L'étude
comparée des religions, Paris, 1922 ; Génie t et Boulanger,
Le génie grec dans la religion, Paris, 1932; S. "Wilde
et Nilsson, Griechische und rômisclw Religion, Berlin,
1932; Allevi Lingi, Ellenismo e cristianesimo, Milan,
1934, etc.
b) L'influence des collectivités publiques s'exerçait
dans le même sens. Les religions populaires ne pou-
vaient pas redresser la situation ambiante puisqu'elles
aussi étaient corrompues. Il en était de même du
pouvoir public.
En effet, le lien qui existait alors entre les idées reli-
gieuses et les pouvoirs établis était si intime qu'il était
impossible que ceux-ci détruisissent les erreurs intel-
lectuelles et morales dont celles-là étaient infectées.
Étant donné que, dans l'empire romain par exemple,
la religion était considérée comme une partie des fonc-
tions civiques, quiconque ne reconnaissait pas les dieux
de la patrie était compté au nombre des athées. Ce
reproche, souvent adressé aux premiers chrétiens, fut
le motif de bien des persécutions.
En présence de ces faits qui manifestent la dégéné-
rescence religieuse et l'incapacité humaine d'y remé-
dier on comprend mieux pourquoi Pie IX a réprouvé,
dans le Sijllabus les propositions 3 et 4, qui donnaient
un rôle trop avantageux à la raison humaine : Hu-
mana ratio, nullo prorsus Dei respeetu habito, unicus est
veri et falsi, boni et mali arbiter, sibi ipsi est lex et nalu-
ralibus suis viribus ad liominum ac populorum bonum
curandum sufficit. — Omnes religionis veritates ex na-
tiva humante ralionis vi dérivant, lune ratio est princeps
norma, qua homo cognitionem omnium cujuscumque
generis verilatum assequi possit atque debeat. Denz.-
Bannw., n. 1703-1704.
Les faits rapportés prouvent aussi que l'homme a le
désir de connaître les rapports qui le relient à Dieu
(Cont. gent., 1. I, [c. iv) et qu'il a sans doute la possibi-
lité physique d'en découvrir quelques-uns, mais l'en-
semble des hommes est impuissant à parvenir par ses
propres forces à une connaissance convenable et totale
des vérités d'ordre naturel, requises pour mener une
vie religieuse vraiment digne, et même à conserver ce
qui a été acquis antérieurement par les lumières ration-
nelles. Développement dans Chr. Pesch, Preclect., t. il,
n. 21 sq.; t. i, n. 173.
Granderath a essaye de dresser un tableau de ces vérités.
Les unes offrent à la volonté des mol ifs d'action, c'est la
connaissance de Dieu et de l'Immortalité de l'âme; les autres
constituent les nonnes générales de la vie morale de l'homme.
Au nombre de ces vérités, il faut compter la défense de
l'homicide sous tontes ses formes (homicide, suicide, duel,
avortement, sacrifices humains), et quelles que soient les
raisons qui seraicnl mises en avanl pour le mol i\ er; la pro-
hibition de la luxure (prostitution Sacrée, violation et abus
du mariage) de manière à assurer le respect du corps;
l'interdiction du parjure et enfin le respect du droit de
propriété et de l'autorité familiale et sociale.
Si, malgré les cvccpl ions, le plus grand nombre des
hommes ne COnnatl pas ces vérités (l'une manière suffisant
ment claire, il n'y a plus de vie possible. Voir Th. Grande-
rath, Die Nolwcndigkcit der Offenbarung, dans Zeitschrift
fur katholische Théologie, t. vi, 1882, p. 283-318.
Ce fait universel, résultant des circonstances au mi-
lieu desquelles le genre humain évolue, postule un se-
cours divin. La révélation en laquelle il s'est réalisé
est donc, au sens large, moralement nécessaire, selon
l'acception que nous avons établie dans l'exposé de la
preuve philosophique.
Actuellement, les erreurs religieuses et morales per-
sistent. Les schismes, les hérésies, etc., qui ont surgi
depuis le début du christianisme sont sans nombre.
C'est vrai. Mais d'abord ces dissidences chrétiennes
conservent à des degrés divers les vérités révélées, et
celles-ci deviennent pour elles un principe de vie reli-
gieuse. D'autre part, ce manque relatif d'efficacité n'est
pas un argument contre la nécessité morale de la
révélation. Dieu, en effet, ne violente pas la créature.
Du fait que la libre coopération de l'homme est re-
quise pour prendre connaissance des vérités et pour
mettre en pratique les devoirs religieux, les erreurs et les
écarts moraux ne peuvent pas être évités. Chr. Pesch,
Pru'Iectioncs, t. i, n. 173, 175; Dorsch, De religione
revelata, p. 351-357.
La révélation publique, qui est la communication
immédiate ou médiate de l'esprit divin aux hommes
est donc non seulement possible, quelle que soit la
nature de l'objet dévoilé, mais encore moralement
nécessaire pour les vérités religieuses d'ordre naturel.
IV. Le fait de la révélation. Sa transmission. —
Jusqu'à présent, nous sommes demeurés dans le do-
maine de l'abstraction. Nous avons, du moins en appa-
rence, déduit des concepts les uns des autres. Ayant
posé dans l'abstrait le concept de révélation, nous avons
montré que cette intervention divine dans la conduite
de l'humanité n'était pas une chimère irréalisable, que
tout au contraire la postulait.
Mais au fond cette démonstration qui semblait se
dérouler sur le plan de l'abstraction était, dès à
l'avance, orientée par la constatation de faits, qui, pour
être laissés dans l'ombre, n'en dirigeaient pas moins
toute la suite de l'argumentation. Dans la réalité de
l'histoire, plusieurs des grandes religions connues et
qui, aujourd'hui encore, encadrent une bonne partie de
l'humanité se donnent pour des religions révélées.
Cf. l'art. Religion, col. 2293 sq. Le fait est particuliè-
rement clair pour trois religions, de type nettement
monothéiste et d'ailleurs apparentées : le judaïsme se
réclame de la révélation faite à Moïse et continuée par
les prophètes; le christianisme est en dépendance
totale du message divin transmis par Jésus-Christ;
l'islamisme se donne, quoi qu'il en soit de ses origines
réelles, comme la révélation faite à Mahomet d'une
religion nouvelle qui tranche, par tous ses caractères,
sur le milieu polythéiste au sein duquel elle se mani-
feste.
Le rôle de la « démonstration chrétienne » est de
mettre en lumière la « transcendance » de la révélation
judéo-chrétienne, d'établir que la révélation faite à
Moïse et aux prophètes était vraiment divine; mais
qu'elle n'était pourtant qu'une préparation, qu'elle ne
prend tout son sens que par l'achèvement que lui
donne la révélation faite par Jésus. En ce dernier
éclatent tous les traits du messager divin, officiel-
lement chargé par le Père céleste de donner à l'huma-
nité la mesure de lumière dont elle a besoin. Quant à
l'Islam — quoi qu'il en soit de la sincérité de son
fondateur — il apparaît comme un démarquage, assez
enfantin d'ailleurs, du christianisme et du judaïsme,
avec une prépondérance marquée des cléments juifs.
Son origine divine ne saurait laite question.
Reste donc que, des grandes religions monothéistes
qui se donnent pour révélées, le seul christianisme est
2613
RÉVÉLATION. LE MAGISTÈRE VIVANT
2614
en mesure, à l'heure présente, de justifier ses tilres à la
créance de l'humanité. Le message de Jésus a été, de
fait, la révélation totale de la vérité religieuse accordée
par Dieu aux hommes. Quelle qu'ait été la part, dans
l'établissement du christianisme, des premiers apôtres,
compagnons du Christ, ou de Paul, appelé par une
vocation extraordinaire à l'apostolat, c'est au Christ
néanmoins qu'il faut rapporter tout l'essentiel de la
révélation dont vivent encore aujourd'hui tous les
chrétiens.
Nous n'avons pas à instituer une démonstration en
règle de tout ceci. Cette démonstration, qui est surtout
d'ordre historique, est faite à divers articles de ce
dictionnaire.
Il nous reste pour achever l'étude théorique de la
révélation à étudier le moyen par lequel le message du
Christ atteint chacune des âmes qui se réclament de
lui. L'enseignement du Christ et des premiers confi-
dents de sa pensée se trouve consigné en des livres qui
constituent la Bible, Ancien et Nouveau Testament,
la première partie préparant la seconde. Ainsi la reli-
gion chrétienne, tout comme le judaïsme, tout comme
l'Islam, est une » religion de livre ». Sutlit-il au fidèle
<pii se réclame du Christ de se mettre directement en
contact avec cette Écriture pour y trouver la révéla-
tion, le message transmis au inonde par le Seigneur?
Cette Écriture contient-elle le message intégral du
Christ, en sorte que la transmission de la « révélation
chrétienne » se ferait exclusivement par elle'? C'est ce
qu'il nous reste à voir. Nous montrerons que l'Écriture
est insuffisante à transmettre le dépôt révélé apporté
p ir le Christ, qu'il faut à côté d'elle un magistère vivant,
capable non seulement de transmettre, mais de taire
fructifier le dépôt révélé.
/. INSUFFISANCE DE L'ÉCRITURE SAINTE A TRANS-
METTRE TOUTE LA VÉRITÉ RÉVÉLÉE. — La Bible est
une source extrêmement importante de la révélation,
et il ne faudrait pas, sous prétexte d'éviter l'excès des
« réformateurs », tomber dans l'excès inverse et faire li
de la sainte Écriture. .Mais le rôle de la Bible est limité
et elle ne saurait se suffire absolument à elle-même.
Elle n'enseigne pas d'une manière complète ce qu'est
l'inspiration, ni ce à quoi elle s'étend. Elle n'indique
pas non plus quels sont les livres sacrés et se trouve
dans l'impossibilité de fixer le « canon ». Sans doute
parmi les livres de l'Ancien Testament, les protestants
pourront considérer comme inspirés ceux qui ont été
déclarés tels par le Christ ou ses apôtres et ils sont un
certain nombre. Mais pour ceux de la Nouvelle
Alliance, il n'y a plus de critère, si ce n'est les indi-
cations variables de la conscience individuelle. Et
c'est pourquoi les essais réitérés tentés par les auteurs
non catholiques pour établir le canon des Écritures
n'ont abouti jusqu'à présent qu'à des résultats inco-
hérents. Auraient-ils même établi un canon complet,
il faudrait bien reconnaître qu'il n'est pas donné à tout
le monde de lire et surtout de comprendre la Bible.
vu les nombreuses difficultés d'ordre linguistique et
autres qu'elle présente, même pour les savants, à plus
forte raison pour les esprits qui ne sont pas cultivés.
Leslivres saints, en elïet, ont été composés en hébreu
ou en grec, langues mortes depuis longtemps. Rares
sont ceux qui les entendent toutes les deux. Dès lors,
quiconque prend la Bible pour règle de foi doit s'assu-
rer de la qualité ele la version qu'il utilise. Les diffi-
cultés augmentent et sont pratiquement insurmon-
tables quand il s'agit d'interpréter le texte biblique,
qui est parfois bien obscur. La façon tout occasion-
nelle dont est exprimée la doctrine sur les mystères,
les sacrements, la prédestination, la réprobation et
tant d'autres points qui concernent la vie spirituelle,
rend l'œuvre du commentateur plus ardue encore, car
il doit tenir compte et du contexte très général ou
DICT. DE THÉOL. CATHOL.
s'insèrent les paroles relatives à ces vérités et du texte
lui-même où se multiplient idiotismes, figures, méta-
phores, allégories, hyperboles, etc. C'est là qu'est la
cause des contradictions nombreuses qui se relèvent
dans les œuvres des protestants, même sur les points
capitaux.
Par ailleurs, entre la mort du Christ et la rédaction
des livres du Nouveau Testament il s'est passé un
temps assez prolongé, durant lequel les fidèles n'au-
raient pas eu de règle de foi. Le Christ lui-même n'a
rien écrit, mais a instruit ses apôtres par la prédication.
A ceux-ci il n'a pas ordonné d'écrire, mais d'enseigner
d'abord et surtout; les apôtres y furent fidèles. Ceux
d'entre eux qui ont écrit l'ont fait par occasion, à
cause de circonstances particulières, pour répondre à
des questions posées, réprimer des .scandales ou apaiser
des discordes. Aussi leurs livres ne sont-ils pas compo-
sés d'une façon didactique et n'exposent-ils pas toute
la doctrine. Des (pestions très importantes y sont
parfois omises ou laissées dans l'ombre. .Mais ils y font
des allusions fréquentes à l'enseignement qu'ils ont
donné et qui est supposé connu par leurs destinataires,
l.a I lible qui ignore tout de cet enseignement oral n'est
donc pas une source complète.
Silencieuse, elle n'est pas apte non plus à dirimer
les controverses par elle-même, pas plus qu'un code
ne supprime la nécessité de juges chargés d'interpré-
ter et d'appliquer les lois. Kn l'absence d'une autorité
Vivante, il faut s'en remettre au libre examen ou à
l'illumination intérieure par le Saint-Esprit. Recourir
à une inspiration immédiate, qui serait accordée à
chaque individu, c'est négliger toutes les règles
objectives de l'herméneutique et livrer la révélation
contenue dans l'Écriture a toutes les faiblesses de
l'humaine raison. Les caprices d'une nature dépravée,
1rs rêveries d'une folle imagination sont si facilement
: on s i:l. ; ; s -.01111111' les manifestations de 1 instinct divin
en lequel ils doivent trouver leur justification. Nous
savons (pie, sur les questions les plus importantes,
telles (pie le baptême, la présence réelle dans l'eucha-
ristie, le péché originel, la rédemption, etc., il règne
parmi les protestants les dissensions les plus profondes.
La Bible n'est donc pas une règle de foi certaine,
accommodée à l'intelligence très diverse des hommes
de tous les temps, capable de procurer la tranquillité
intellectuelle et d'assurer d'une manière satisfaisante
l'unité et la fermeté de la foi. Bien qu'elle soil un dépôt
très riche de vérités dogmatiques et morales, elle est
incomplète et n'est pas la source unique de la révé-
lation.
C'est la raison pour laquelle saint Paul, écrivant à
Timothée, lui recommandait avec tant de chaleur :
« Conserve le souvenir fidèle des saines instructions
que tu as reçues de moi sur la foi et la charité, qui est
en Jésus Christ. Garde le bon dépôt, par le Saint-
Esprit, qui habite en nous. >■ II 'fini., 1, Kl, 1 1. Il ne
lui dil pas de considérer la lettre qu'il lui envoie comme
une partie de la parole divine et d'en donner d( s trans-
criptions à ceux qu'il aura à instruire. Il insiste au
contraire, en ajoutant : « Et les enseignements que tu
as reçus de moi. en présence de nombreux témoins,
COnfie-les à des hommes sûrs, qui soient capables d'en
instruire d'autres. » lbiii., 11, 2. Les saintes Écritures
sont donc complétées par la tradition.
//. LA TBADITIOA POSTULE L'EXISTENCE D'i .Y MAGIS-
TÈRE vivant. — La tradition, au sens passif, est cons-
tituée par les vérités divines transmises par l'Église,
tandis qu'au sens actif, elle est l'organe authentique
institué par Dieu et chargé de propager le dépôt de
la révélation. Tout en relevant cette distinction, les
théologiens ne paraissent pas toujours s'en soucier; ils
emploient souvent le mot tradition dans un sens com-
plexe, car celle qui est passive suppose l'active et vice
T. — XIII. — 83.
RÉVÉLATION. LE MAGISTERE VIVANT
2616
versa. J.-Y. Bainvel, De magisterio vivo et tiaditione,
p. 11.
La tradition passive se manifeste dans les monu-
ments. Parla on entend les œuvres qui nous restent des
siècles passés et qui tirent leur origine de la foi de
l'Église antique et nous manifestent ses croyances. Ce
sont les écriLs, les choses, les mœurs, les institutions,
les symboles ou professions de foi, les actes des conciles
et des souverains pontifes, les livres liturgiques et
pénitentiels, les actes des martyrs, les écrits des Pères,
des auteurs catholiques et même, en un certain sens,
des hérétiques ou des païens, les histoires ecclésias-
tiques, les monuments ligures, etc.
Ces divers monuments, écrits ou figurés, n'ont pas
Dieu pour auteur principal, et n'ont pas été ordonnés
immédiatement par lui. Ils représentent le travail de
l'homme et sont la conséquence naturelle de l'existence
de la société visible qu'est l'Église, étant l'expression
de sa doctrine et de sa morale, à des moments déter-
minés. Considérée comme superflue par Wiclef, cette
source de la tradition a été rejetée par les protestants
dans leurs différentes professions de foi. A rencontre,
les conciles de Trente et du Vatican, reprenant à leur
compte les anathèmes lancés par le IIe concile de
Nicée contre les iconoclastes, qui se refusaient à
admettre le culte des images, inconnu dans la sainte
Écriture, et rejetaient ainsi la tradition, affirment que
le dépôt révélé est contenu dans les livres écrits et dans
les traditions non écrites conservées par l'Eglise et que
ces deux sources ont droit à notre pieuse affection et
sont dignes d'un égal respect. Comme la Bible, les
documents de la tradition passive demeurent toujours
soumis au jugement du magistère, ou de la tradition
active. Sur tout ceci voir l'art. Tradition.
///. LE MAGISTÈRE EST CAPABLE DE TRANSMETTRE
le dépôt révélé. — Considérée, en effet, dans les
vestiges de l'antiquité et des autres périodes de l'Église,
la tradition passive est une chose morte; elle exige un
interprète pour expliquer les obscurités et porter un
jugement sur les controverses qui s'élèvent bien sou-
vent à leur occasion. Par ailleurs, contrairement à ce
qui se passe pour les saintes Écritures, il peut se faire
que les monuments du passé soient parfois entachés
d'erreur, soit qu'ils proviennent de source hérétique,
soit que les auteurs catholiques, malgré l'éminence de
leur savoir et de leurs vertus, aient mêlé à la tradition
sacrée des opinions purement humaines, fausses.
Pour discerner avec certitude le vrai du faux, et le
divin de l'humain, la recherche scientifique, d'ailleurs
très utile, voire nécessaire, pour décrire le progrès des
dogmes et préparer les définitions solennelles de
l'Église, est insuffisante, étant faillible comme tout
jugement humain. Il faut un tribunal assisté de
l'Esprit-Saint, qui puisse se prononcer définitivement.
Ainsi donc, la tradition comme la sainte Écriture ne
supprime pas, mais postule l'existence d'un magistère
vivant et d'origine divine.
Le magistère ecclésiastique, chargé de conserver et
de propager la révélation contenue dans la parole de
Dieu écrite et dans la tradition, a été établi par le
Christ. Il est hiérarchique, car il a été confié non à
tous les fidèles, mais aux membres du collège aposto-
lique et à leurs successeurs, le corps épiscopal. Il est
monarchique, parce que les apôtres n'ont pas tous reçu
les mômes droits et que saint Pierre a exercé sur eux,
de par la volonté du Maître, un pouvoir prééminent,
qui passe à ses successeurs, les papes.
Enfin, puisqu'il doil durer jusqu'à la fin des temps,
le magistère hiérarchique et monarchique a la garantie
i\r L'infaillibilité dans l'exercice ordinaire et extra-
ordinaire de sa mission. Grâce à ce privilège, il est dans
L'impossibilité de se tromper en ce ([ni concerne la foi
et les mœurs, et se trouve ainsi capable non seulement
de conserver mais de transmettre intégralement le dé-
pôt de la révélation. Celui-ci à travers les âges, bien
qu'il progresse, demeure cependant substantiellement
le même. Sur le magistère de l'Église, voir l'art. Église,
spécialement t. iv, col. 2175-2200.
iv. développement du dépôt révélé. — Ici
ne sera donné qu'un rappel très sommaire des lignes
fondamentales. Pour de plus amples détails, voir art.
Dogmi:, V, VI et VII en particulier, t. iv, col. 1574-1G50.
1° Immutabilité du dépôt révélé. — La révélation
publique se termine avec les apôtres. Depuis lors elle
est demeurée substantiellement la même et ne s'est
pas transformée, car elle n'est pas passée d'un sens à
un autre différent au gré des conceptions philoso-
phiques. De même, il n'y a pas eu addition de croyances
nouvelles, et il n'y en aura jamais. Toutes les vérités
professées actuellement ont été crues au moins impli-
citement aux premiers âges de l'Église. Enfin aucune
de celles qui ont fait partie de la croyance catholique
ne s'est obscurcie, n'a disparu. Le dépôt révélé n'a
donc pas diminué. Malgré son immutabilité, il pro-
gresse cependant.
2° Progrès du dépôt révélé. — II est extrinsèque
ou intrinsèque. Le premier se fait par le travail des
savants qui, en défendant les principes de la foi, en
comparant et en établissant les connexions entre les
différents mystères, parviennent à formuler des conclu-
sions théologiques. Du fait qu'il se présente comme
l'élaboration d'une science qui s'appuie sur des don-
nées révélées, le progrès exclusivement théologique
est d'une certaine manière extrinsèque au dogme;
mais il est en relation très étroite avec celui d'ordre
proprement dogmatique. L'un ne semble même pas
pouvoir aller sans l'autre.
L'Église, qui rejette le transformisme aussi bien que le
fixisme doctrinal, admet qu'il y a un développement du
dépôt révélé. C'est une notion traditionnelle, reconnue
par les Pères aussi bien que par les scolastiques. Le
progrès dogmatique est substantiellement homogène
et consiste dans l'explication de ce qui n'était jus-
qu'alors connu que d'une manière implicite ou moins
explicite. Ceci a lieu quand un point de doctrine est
défini en des formules plus adaptées, quand ce qui était
formellement révélé et cru, mais d'une façon confuse,
est cru dorénavant d'une manière distincte, quand une
vérité révélée virtuellement est crue formellement et
enfin quand ce qui n'a été dit que d'une manière indé-
terminée est précisé.
La définition du magistère ecclésiastique, solennelle
ou au moins ordinaire, est une condition, qui n'est pas
absolument mais moralement requise, pour qu'une
vérité implicitement révélée puisse être explicitement
crue de foi divine. Une telle définition est essentielle-
ment exigée pour que cette même vérité soit crue de
foi catholique et se présente comme un dogme propre-
ment dit.
On trouvera ici une énumération alphabétique des prin-
cipaux auteurs qui traitent de la révélation, l.a liste n'a
aucune prétention à être exhaustive; elle signale surtout
les ouvrages cités au cours de l'article.
J.-V. Bainvel, De vera religione et apologetica, Paris, 1014;
li. Hartmann, Lehrbuch der Dogmatik, Fribourg, 102:S; Jos.
Haut/, Grundzùge der christlichen Apologetik, Mayence,
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2617
REVELATION — REVIVISCENCE
2G18
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N. Iung.
REVIVISCENCE. — Le mot reviviscence
signifie par lui-même la propriété que possèdent cer-
tains êtres, ayant présenté l'apparence de la mort, de
reprendre l'activité de la vie dans certaines conditions
déterminées. Analogiquement, le terme est employé en
théologie pour désigner la réapparition dans l'âme de
certains phénomènes de la vie spirituelle, alors que ces
phénomènes avaient paru tout d'abord éliminés. On
parle ainsi de reviviscence. I. Des sacrements. II. De
la grâce et des vertus (col. 12629). III. Des mérites
(col. 2C34). IV. Des péchés (col. 2014).
I. Reviviscence des sacrements. — /. LE mot
et la chose. — Le mot reviviscence appliqué aux
sacrements n'est peut-être pas très bien choisi. Ne
peut « revivre » que ce qui a déjà vécu. Or, dans les cas
où l'on parle de la reviviscence des sacrements, le
sacrement n'a pas vécu, tout au moins sous l'aspect où
on le dit revivre. 11 serait plus exact de parler d'in-
fluence salutaire commençant â se faire sentir en rai-
son de meilleures dispositions du sujet. Il faut, en
effet, se rappeler que certains sacrements ne produisent
pas nécessairement leur effet ou tout leur effet au
moment même où ils sont appliqués. Le sujet qui les
reçoit peut, â ce moment-là, présenter des dispositions
suffisantes pour permettre l'application valide du sacre-
ment, sans posséder encore les dispositions requises
pour une application fructueuse. Voir Fiction dans
les sacrements, IL Fiction de la pari du sujet, t. v,
col. 2295. Mais si le sacrement, après l'instant où il est
appliqué, laisse dans l'âme un effet permanent, qui de
soi appelle la grâce, et si, en raison des dispositions
imparfaites du sujet, la grâce n'est pas produite immé-
diatement, elle pourra néanmoins l'être ultérieure-
ment, quand l'obstacle des dispositions imparfaites
disparaîtra. L'elïet de la grâce est pour ainsi dire sus-
pendu jusqu'au moment où le sujet présentera les dis-
positions requises.
Bien plus, les sacrements produisent une grâce qui
leur est propre, la grâce sacramentelle. Si, d'après l'opi-
nion qui semble la plus probable, la grâce sacramen-
telle ne fait qu'ajouter à la grâce sanctifiante une
vigueur spéciale et une exigence de secours particu-
liers proportionnes aux fins de chaque sacrement, il
faut admettre que la perte de la grâce entraîne, pour le
chrétien, la perte de la grâce sacramentelle, tout au
moins dans son essence même; mais il faut admettre
aussi que cette grâce renaît dans l'âme de nouveau jus-
tifiée et cela toujours en raison de l'elïet permanent
laissé par le sacrement auquel elle correspond.
Dans ce dernier cas, le terme reviviscence serait em-
ployé avec plus d'exactitude. Mais les théologiens n'ont
jamais envisagé le problème de la reviviscence de la
grâce sacramentelle indépendamment du problème de
la reviviscence du sacrement. Bien que ce ne soit pas la
même chose — on vient de le voir — ■ cependant le
principe est le même : la permanence d'un effet sépa-
2G19
REVIVISCENCE DES SACREMENTS
2620
rable de la grâce permet au sacrement soit de devenir
fructueux, soit de le redevenir.
//. APPLICATIONS. ■ — Il faut se garder de croire que
la doctrine de la reviviscence des sacrements s'applique
également à tous les sacrements et avec la même certi-
tude. Il faut distinguer entre sacrement s et sacrements.
1° Baptême.- C'est surtout à l'occasion du baptême
que la doctrine de la reviviscence sacramentelle a été
exposée. Les anciens théologiens ne parlent pas de
reviviscence. Ils se demandent si, » la fiction disparais-
sant, le baptême acquiert tout son effet ». Cf. S. Tho-
mas, Sum. Iheol., III1, q. i.xix, a. 9; In /V""1 Sent.,
dist. IV, q. m, a. 2, qu. 3. La réponse affirmative est
une doctrine théologiquement certaine, qui s'appuie sur
le dogme de la non itération du baptême validement
conféré par les hérétiques. Voir ici, t. n, col. 211» sq.
Elle est unanimement professée par les théologiens
depuis saint Augustin, De baplismo contra donatistas,
1. I, c. xii ; 1. III, c xin ; 1. VI, c. xxv, P. L., t. xi.in,
col. 119, 146, 214. Cf. Epist.,CLxxxy,Decorreclione Do-
natislarum liber, c. vi, n. 23, P. L., t. xxxiii, col. 803.
Même doctrine chez Fnlgencc de Ruspe, De ftde,Teg. in,
n. 41, P. L., t. lxv, col. C92; l'auteur (tardif) du De
vera el falsa pœnitentia, n. 11), P. L., t. xl, col. 119.
Doctrine consacrée implicitement par les décisions de
saint Etienne Ier, Denz.-Bannw., n. 4(i; de saint Gré-
goire le Grand, id., n. 219, plus explicitement par
Innocent I II, Epis', majores à l'archevêque d'Arles, id.,
n. 411. La fiction est clairement supposée par le
concile de Trente pour les sacrements en général
(poncnlibus obicem), sess. vu, can. G, Denz.-Bannw.,
n. 819; et l'interdiction de renouveler le baptême
validement reçu nonobstant la fiction implique la
présente doctrine de la reviviscence du sacrement.
Cf. Canones de sacramento ba[>lismi, can. 11, Denz.-
Bannw., n. 867.
La raison théologique de cette doctrine peut être
ainsi formulée : le péché originel et les péchés actuels
commis dans l'infidélité ne peuvent être remis que par
le baptême reçu en réalité ou tout au moins par le
désir. Or, celui qui a reçu le baptême d'une façon valide
mais non fructueuse ne peut plus le recevoir ni en fait
ni en désir. Donc si le baptême déjà reçu doit être pour
lui le moyen de salut, il faut que ce moyen puisse
revivre quant à son effet salutaire, c'est-à-dire quant à
l'infusion de la grâce. Cf. S. Thomas, Sum. Iheol.,
IIK q. i.xix, a. 10.
Tel est l'enseignement de la théologie quant à l'effet
premier et principal du baptême, c'est-à-dire quant à
la justification de l'homme. .Mais les auteurs soulèvent
une question plus subtile quant aux effets secondaires,
c'est-à-dire quant à l'extinction de toute peine tem-
porelle. On peut imaginer l'hypothèse d'un adulte
recevant le baptême validement mais infructueuse-
ment quant à la rémission des péchés véniels, dont il
n'a pas le regret, tout en regrettant les péchés mortels
qu'il a pu commettre. Cet adulte vient a mourir aussi-
tôt après avoir été baptisé. Le baptême revivra-t-il »
quant à cet effet secondaire de la rémission du péché
véniel quant à la coulpe cl quant à la peine? L'opinion
de saint Thomas est qu'à l'instant même qui suit immé-
diatement la mort cet adulte, en grâce avec Dieu, fera
un acte parlait d'amour qui lui enlèvera les moindres
péchés véniels auxquels il était resté at taché. L'obstacle
à l'efficacité pleine du baptême étant enlevé, il est à
croire que, même à l'égard de la peine temporelle due
à ces péchés véniels, le baptême exercera son efficacité
par une sorte de reviviscence, (.'est la solul ion insinuée
pai- saint Thomas, De malo, q. vu, a. 11, in fine; qui est
proposée plus explicitement par Billot, De sacramentis,
t. I, (i° édition, p. 1 12, noie, cl par 1. épicier, Tructutus
de baplismo et confirmatione, Home. 1923, p. 97. Mais
la solution contraire - permanence du reatus culpte
(venialis) el peenœ ( IcmporaHs) — semble s'imposer
dans l'opinion scotiste qui admet que le péché véniel
peut suivre l'âme au purgatoire.
Enfin, on peut faire l'hypothèse d'un adulte qui
reçoit le baptême, de bonne foi, mais avec des disposi-
tions insuffisantes quant aux péchés mortels commis
avant le baptême. Il y aurait ici « fiction » purement
matérielle, mais empêchant cependant la justilication.
Si cet adulte venait à mourir aussitôt après avoir été
baptisé, en bonne logique, on devrait nier la possibilité
de la reviviscence du baptême et condamner à l'enfer
ce malheureux... Nous n'avons trouvé aucun théolo-
gien pour résoudre ce cas. Il semble que la cause du
pécheur de bonne foi doive être séparée de la cause
du pécheur qui reçoit validement le baptême, tout en
ayant conscience de ses dispositions défectueuses.
Billot écrit à propos du martyre (pic Dieu ne permettra
pas qu'un véritable martyre se produise chez le pécheur
qui n'aurait pas les dispositions requises pour la jus-
tification. De sacramentis, t. i, p. 248, note. Il en serait
vraisemblablement de même pour l'infidèle recevant
de bonne foi l'ablution baptismale et mourant aussitôt
après : Dieu ne permettra pas que lui manquent les
dispositions nécessaires à la justilication. Cf. Ami du
clergé, 1936, p. 185.
2° Confirmation et ordre. ■ — La non-itérabilité de la
confirmation et de l'ordre conduit les théologiens à
admettre la reviviscence de ces deux sacrements, abso-
lument comme pour le baptême. Sans doute, ils n'ont
plus ici l'argument de la volonté salviliquc universelle
et les documents du magistère relatifs à la « fiction »
font défaut. Il semble toutefois que le canon 9 de la
session vu du concile de Trente, Denz.-Bannw., n. 852,
soit une base d'argumentation très solide. Aussi, sans
affirmer que la reviviscence de la confirmation et de
l'ordre soit une vérité théologiquement certaine, doit-on
dire qu'elle est une vérité certaine. N'est-il pas, en effet,
conforme à la bonté et à la sagesse divines que ceux
qui auraient reçu en état de péché mortel ces sacre-
ments non réitérables, puissent néanmoins retrouver,
lorsqu'ils auront éliminé l'obstacle de leurs disposi-
tions mauvaises, les grâces si utiles au soldat ou au
ministre de Jésus-Christ?
3° Extrême-onction el mariage. — Une conclusion
identique, d'une très grande probabilité, doit être pro-
posée en ce qui concerne le mariage, durant la vie des
deux conjoints, et l'extrême-onction, durant la maladie
à l'occasion de laquelle elle a été conférée. L'argument
est proportionnellement le même que dans les cas pré-
cédents. Le mariage ne peut être réitéré du vivant des
deux conjoints. L'extrême-onction ne peut être renou-
velée durant la même maladie. lit cependant ces deux
sacrements peuvent être reçus validement et infruc-
tueusement. 11 convient donc (pue la grâce qu'ils
auraient dû conférer puisse apparaître dans l'âme,
quand les dispositions suffisantes seront acquises.
4° Pénitence. — La chose est discutable et discutée
pour la pénitence. Nous devons nous y arrêter plus
longuement, puisque l'article Pénitence, t. xii,
col. 1 126, a renvoyé au présent article l'exposé des opi-
nions. La question est celle-ci : le sacrement de péni-
tence peut-il être reçu d'une façon valide, mais informe.
c'est-à-dire sans le fruit de la grâce justifiante, de tille
sorte que la grâce sera produite (reviviscence du
sacrement) seulement quand sera enlevé l'obstacle
qui a rendu informe le sacrement.
1. Comment peut se poser ce cas. — ■ Des sacrements
qui ont leurs éléments essentiels totalement distincts
des dispositions du sujet, on conçoit facilement qu'ils
puissent être conférés validement el cependant demeu-
rer infructueux ou « informes » en raison d'un défaut ou
d'une insuffisance dans les dispositions requises pour
l'acquisition de la grâce. Mais le sacrement de péni-
2621
REVIVISCENCE DES SACREMENTS
2622
tence a pour partie essentielle ou tout au moins inté-
grale la contrition qui est une disposition du sujet
requise à la production de la grâce : il est donc difficile
de concevoir qu'il puisse être administré validement
et cependant qu'il demeure informe, c'est-à-dire
infructueux.
D'où viendrait l'obstacle qui le rend informe? A
coup sûr, ce n'est pas du côté du ministre ou de l'abso-
lution. Si le ministre a le pouvoir et emploie la forme
requise, il rend, autant qu'il est en lui, le sacrement
valide et capable de produire son effet. Ce n'est pas
non plus en raison d'un manque d'intégrité dans la
confession, car si la confession, matériellement incom-
plète, est cependant intègre formellement, elle ne peut
constituer un obstacle à la production de la grâce. Ce
n'est pas non plus du côté de la satisfaction, car la
satisfaction, comme tille, n'est pas partie essentielle
du sacrement de pénitence et son omission ne saurait
empêcher le sacrement de produire son fruit essentiel.
Reste donc que la fiction qui rend informe le sacrement
ne peut provenir que d'une contrition, su/lisante pour
assurer la validité, insuffisante pour produire l'effet de lu
grdee. Ce cas est-il possible?
2. Les réponses des théologiens. — Les auteurs sont
très partagés sur ce point. On peut ramener leurs
réponses à quatre solutions.
Première solution : là où la contrition est insuffisante
pour produire l'effet de la grâce, le sacrement est non seu-
lement informe, mais encore invalide. — La raison invo-
quée est qu'il manque ici une matière absolument
rjquise pour l'existence même du sacrement. Cet le
matière, c'est la détestation réelle et efficace du péché
commis accompagnée du ferme propos de ne plus
pécher, propos absolu et universel, qui doit se rencon-
trer explicitement ou tout au moins implicit ement dans
la disposition du pénitent. Beaucoup d'auteurs invo-
quent cet argument contre l'opinion que nous propose-
rons en quatrième lieu; mais tous n'en tirent pas une
conclusion contre la possibilité, au moins spéculative,
d'un sacrement de pénitenceà la fois valide et informe.
Parmi ceux qui poussent leurs conclusions jusqu'à 1 i
négation de cette possibilité, citons les théologiens de
Wiirtzbourg, De pœnilentia, n. 177-179; Chr. Pesch,
Traclalus dogmalici, t. vu, n. 172; d'Annibale, Theol.
mcralis, t. m, n. 240, note 18 ;Génicot-Salsmans, Theol.
moralis, t. n, n. 272; Prùmmer, Manuede theol. moralis,
t. m, n. 42; Hugon, Traclatus dogmalici, Paris, 1031,
p. 525. Cappcllo, Traclatus canonico-moralis de. sacra-
mentis, t. n, Turin, 1926, n. 153, après (laitier, De
pœnilentia, Paris, 1923, n. 407, déclare que cette solu-
tion est « théoriquement plus probable », en raison des
déclarations des conciles de Florence, Denz.-Banrrw.,
n. 699, et de Trente, id., n. 896, 914, voir ici t. xn,
col. 1046, 1090, 1105. Ces conciles, en effet, ne dis-
tinguent pas entre ce qui est nécessaire à la validité du
sacrement et ce qui est nécessaire à la production de la
grâce ; par contrition, partie du sacrement de pénitence,
ils entendent cette contrition qui exclut toute affec-
tion aux péchés passés et futurs et qui, par conséquent,
supprime tout obstacle à l'infusion de la grâce.
Deuxième solution : là où la contrition est suffisante
pour assurer la validité du sacrement, elle est également
suffisante pour assurer la production de la grâce. — La
contrition n'est suffisante pour la validité du sacre-
ment qu'à la condition de renfermer, d'une part, le
ferme propos de ne plus pécher, d'autre part, la volonté
sincère de se réconcilier avec Dieu. Or, cette volonté
sincère de réconciliation ne peut se concevoir sans une
vraie et efficace rétractation de tout péché mortel et
une volonté universelle de ne plus offenser Dieu. Telle
est la position adoptée par Vasquez, De pœnilentia,
q. xcn, a. 2; Palmieri, De pœnilentia, th. xxxn, n. 6;
Ballerini-Palmieri, Opus morale, t. v, n. 51 sq. (quoi-
que cependant, en raison de ce que Ballerini enseigne
de l'attrition existimala, n. 41,42, 45, on pourrait, à la
rigueur, le placer parmi les tenants de la quatrième
opinion).
Troisième solution : un seul cas, plus théorique que
pratique, peut se présenter, qui rendrait le sacrement
valide et informe; c'est le défaut inconscient d'universa-
lité dans la contrition. — Un pénitent, coupable de
plusieurs péchés mortels, les déteste pour des motifs
particuliers. Il se trouve que l'un de ses péchés n'est
pas atteint par les motifs particuliers de contrition
auxquels il s'arrête. En réalité donc, quelque illusion
qu'il se fasse à ce sujet, le pénitent n'a pas la contrition
de ce péché qu'il n'a pu envisager dans ses motifs de
regret et de détestation. Cette thèse est défendue par
les auteurs qui, attaquant la solution que nous expo-
sons en quatrième lieu, entendent la ramener à ses
justes proportions. Ainsi l'ont pensé Suarez, De pœni-
tentia, disp. XX, sect. iv, n. 22, 24-25; sect. v, n. 7 sq. ;
Gonet, Clypeustheologiœ, De psenitentia, disp. X, a. 1,
n. 11-14: De Lugo, De pœnitentia, disp. XIV, sect. vi,
n. 74 sq. : S. Alphonse, Depœnitentia, n. 144 : Lehmkuhl,
Theol. moralis, t. II, n. 402. Cette opinion est également
rapportée avec quelque faveur par Chr. Pesch, op. cit.,
n. 173; Génicot-Salsmans, op. cit., n. 275; N'oldin-
Schmitt, De sacramentis, n. 259.
« Vraiment probable, mais presque fictive » telle est
l'appréciation de 1'. Galtier, op. cit., n. 405 bis, sur
cette solution. La raison pour laquelle il est difficile de
rencontrer ce cas exceptionnel, c'est que les pécheurs
n'ont pas l'habitude de s'exciter à la contrition pour
des motifs particuliers ; c'est toujours un mol if général,
s'étendant à tous les péchés, qui excite leur cœur au
repentir, motif presque toujours pris dans la crainte
du châtiment divin. Galtier, lue. cit.; Cappcllo, op. cit.,
n. 152. Génicot-Salsmans donne cependant un exemple
oii le cas pourrai! facilement se vérifier, c'est le cas d'un
pécheur, coupable de deux péchés mortels d'espèce
très différente, vol et luxure, qui ressent une attrition
très sincère de son péché de luxure en raison de la
honte spéciale qui s'y attache : il oublie d'accuser le
péché de vol, ou il l'accuse n'ayant de ce péché aucune
contrition et cela, en raison de la honte violente qu'il a
conçue de l'autre péché, avec la plus entière bonne lui.
hoc. cil . Thèse reprise, en des termes presque identiques
par A. I Iayual. (). P.. dans V Angelicum, 1927, p. 31 sq.,
et par J. (Jmberg, s. ,1.. Periodica de re morali, canonica
liturgiea, 1928, p. 17 sq.
Quatrième solution : Toute attrition estimée par le
pénitent de bonne foi suffisante et quant à son universa-
lité et quant à sa souveraineté. ENCORE QU'EN RÉALITÉ
ELLE NE LE SOIT POINT, rend le sacrement valide tout cil
le laissant informe. — Si l'on admet la possibilité d'un
sacrement de pénitence valide et informe pour le cas
accepté dans la troisième solution, pourquoi ne pas
l'admettre d'une manière générale pour tous les cas ou
la contrition serait estimée suffisante par le pénitent
fie bonne foi"? Sous cette forme, la solution devient
vraiment pratique et opérante. 11 ne s'agit plus seule-
ment du cas. neuf fois sur dix chimérique, d'une contri-
tion, issue d'un motif particulier, qui se croit univer-
selle et ne l'est pas: il s'agit de toute espèce de cas où
le pénitent, ayant loyalement confessé ses pêches el
n'en ayant cependant conçu, d'ailleurs de bonne foi,
qu'un repentir insuffisant (quelle que soit la raison de
cette insuffisance), pose en réalité et sans le savoir un
obstacle à la grâce, tout en présentant a l'absolution
du prêtre une matière suffisante. D'où sacrement va-
lide et cependant informe. Au premier acte de repen-
tir suffisant, l'obstacle à la grâce disparaît, et la grâce
du sacrement est conférée. Le sacrement « revit ».
Cette solution, déclarent ses défenseurs, est admis-
sible. Car il faut distinguer, dans le pénitent, la réalité
2623
REVIVISCENCE DES SACREMENTS
2624
des dispositions et leur degré de perfection et, dans le
degré de perfection, le degré suffisant pour la validité,
insuffisant pour la « fructuosité », et le degré suffisant
pour l'une et pour l'autre. Dieu seul peut connaître
quand l'attrition, extérieurement manifestée, existe
dans le pénitent à un degré et avec des qualités suffi-
santes pour rendre fructueux le sacrement. Mais, le
sacrement étant signe sensible, la manifestation exté-
rieure de l'attrition est essentielle au sacrement; tou-
tefois, la manifestation du degré et des qualités étant
impossible, il semble qu'on doive conclure que la mani-
festation extérieure d'une contrition intérieure, insuf-
fisante ou suffisante, est seule de l'essence du sacre-
ment.
« Une chose surtout milite en faveur de [cette] manière
de voir; c'est que, seule, elle explique scientifiquement la
pratique de l'Église dans l'administration du sacrement de
la pénitence, sans qu'il soit besoin de recourir à une excep-
tion quand il s'agit de juger la matière. De même que, dans
les autres sacrements, la matière doit être certaine, de même,
ici, le confesseur peut et doit être certain de la douleur et du
propos du pénitent — mais seulement en tant que douleur
et propos contribuent à constituer le signe sensible du sacre-
ment, et non pas en tant qu'ils sont une disposition inté-
rieure. Le confesseur ne peut point, à son gré, absoudre ou
retenir les péchés : il doit s'assurer (vidrat diliijenter, dit le
Rituel romain) si le pénitent est disposé, s'il est digne de
l'absolution. <• L'homme voit bien ce qui est visible, mais le
Seigneur lit dans les cœurs. » (I Reg., xvi, 7.) C'est seule-
ment d'après les marques extérieures que le confesseur peut
juger prudemment si la disposition, qui est une chose inté-
rieure, existe en réalité; et, d'ordinaire, il doit se contenter
d'une probabilité prudente. Il a donc raison d'absoudre
lorsqu'il juge avec motif que le pénitent soumet sincèrement
et avec douleur ses péchés au pouvoir des clefs, en d'autres
termes, il absout sans avoir en même temps la certitude
morale que l'attrition du pénitent est absolument efficace, ce
qu'il faudrait pourtant si ce degré d'attrition était non seu-
lement la disposition prochaine, mais encore une partie
essentielle de la matière sacramentelle.
En demandant poui la validité de notre sacrement une
attrition moins parfaite sous le rapport du degré que pour
recueillir le fruit sacramentel, Jésus-Christ a grandement
facilité la tâche si délicate du confesseur. L'administration
du sacrement de la pénitence serait moralement impossible
si, pour donner licitement l'absolution, le confesseur devait
être absolument certain mie l'attrition du pénitent est sou-
veraine. » N. Gihr, Les sacrements, trad. fr., t. m, p. 102-103.
Pratiquement, les partisans des autres opinions sont
bien obligés d'accepter cette quatrième solution, puis-
que tous reconnaissent qu'il ne faut pas inquiéter un
pénitent de bonne foi qui peut-être n'a pas eu l'attrition
souveraine ou universelle.
Spéculai ivement ils ne manquent pas d'opposer des
arguments de quelque poids, Galtier et, après lui,
Cappello ont bien présenté ces arguments. Galtier, De
psenitenlia, n. 405; Cappello, De psenitenlia, n. 151. On
trouvera une vigoureuse défense de la thèse dans Billot,
Desacramenlis, t. n, th. xvi. Cet auteur prétend s'abri-
ter derrière plus de trente autorités théologiques :
pour quelques-unes, c'est inexact; d'autres, Gonet et
SuareZ, par exemple, n'admettent le sacrement valide
et informe qu'en un cas très spécial. Voir ci-dessus. On
doil cependant reconnaître que Billot est fidèle à la
pensée de saint Thomas, In IV1"" Sent., dist. XVII,
q. m, a. 4, sol. 1 {Suppl., q. i\, a. 1 1, vraisemblable-
ment d'Alberl le Grand, In M'"'", dist. XVII, a. 6
(édition de Paris, 1890, t. xix, p. 665); à coup sûr de
saint Antonin, Sum. theol., pari. III, tit. xiv, c. xix
(édition de Vérone, 1740, p. 77.")); de Cajétan, Qutès-
tiones de confessione, qusesitum ■">, opuscule publié dans
l'édition léonine de la Somme théologique, après la
pars III», t. xii, p. 353; de Capréolus, In IV'"".
dist. XVII, q. n, concl. 3, e1 de Jean de Sain i Thomas,
Cursus iheologicus, l . ix, Desacramenlis, disp. XXX 1 1 1,
a. 6. Jean de Saint Thomas (f 1643), étant postérieur
au concile de Trente, on ne peut donc pas dire que
cette opinion ait été abandonnée après le concile. Il
est vrai que la plupart des auteurs qui l'ont enseignée
depuis la deuxième moitié du xvi« siècle l'ont restreinte
au seul cas de « non-universalité » de la contrition.
Voir ci- dessus, 3e solution. Billot lui a rendu une vogue
incontestable. Après lui, en effet, on peut citer Ver-
meersch, Theol. moralis, t. ni, n. 569; Van Noort-
Verhaar, De sacramentis, t. n, n. 68 sq. ; Gihr, op. cil.,
p. 1 61-103 ; Lépieïcr, De pxnilenlia, Rome, 1924, p. 412;
Paquet, De sacramenlis, part. IIa, disp. III, Québec,
1903, p. 156 sq.; A. d'Alès, De sacramenlo pœnitenliœ,
Paris, 1926, p. 156-158 ; Hugueny, La pénitence, édition
de la Somme théologique de la Revue des Jeunes, t. il,
p. 401-464. Voir une bonne dissertation en ce sens dans
l'Ami du clergé, 1920, p. 675 sq. Lépicier, op. cit.,
p. 414-415, montre bien qu'on ne peut raisonner sur
le sacrement de pénitence comme sur les autres
sacrements. En ceux-ci, une fiction, même volontaire
et consciente, n'empêche pas la validité du sacrement.
Dans la pénitence, la fiction consciente et volontaire
deviendrait coupable et, par conséquent, constituerait
un obex non seulement à la « fructuosité », mais à la
validité.
5. Eucharistie. — La question se pose à peine pour
l'eucharistie, ce sacrement ne laissant dans l'âme
aucune trace de son application. On ne voit pas, en
effet, comment la grâce pourrait revivre. La seule sup-
position qu'on puisse faire, c'est qu'un pécheur, com-
muniant d'une manière nulle ou sacrilège, se repente
au moment où il possède encore en lui-même la pré-
sence eucharistique. Hypothèse bien fragile, mais qui
n'est pas absolument invraisemblable. Cajétan qui
avait d'abord enseigné la reviviscence de l'eucharistie,
Opusc. v, tr. v, q. v, s'est rétracté dans le Commen-
taire sur la Somme, IIIa, q. lxxix, a. 1.
///. explications. — 1° Ex opère operanlis. — Il
faut signaler d'un mot cette explication bizarre qui, en
réalité, détruit le concept même de « reviviscence du
sacrement ». La grâce apparaîtrait dans l'âme, non en
vertu du sacrement précédemment reçu, mais précisé-
ment en raison de la pénitence ■ — acte de vertu ou
sacrement — éloignant l'obstacle de la fiction. Vasquez
attribue cette explication à Duns Scot et la considère
comme probable. In IIl&m part. Sum. theol. S. Tlwmœ,
disp. CLIX, sect. i, n. 38. Que Scot ait enseigné cette
doctrine, c'est là une assertion gratuite. Cf. J. Bosco,
Thcologia sacramenlalis, sect. VI, n. 5 sq. Tout ce qu'on
peut affirmer, c'est que Duns Scot ne s'est rallié à
l'explication ex opère operalo qu'après quelques hési-
tations. Voir ici, t. IV, col. 1911.
2° Ex opère operalo. — Si l'on veut maintenir le
concept de « reviviscence », ou plus exactement cette
« efficacité à retardement » des sacrements, il faut
admettre que la grâce est produite, au moment où
l'obstacle est enlevé, ex opère operalo, conformément
au mode d'efficacité des sacrements. Voir Opus ope-
batum, t. xi, col. 1085-1087.
Mais une difficulté se présente immédiatement à l'es-
prit : comment un sacrement peut-il produire la grâce
c.v opère operalo alors qu'il n'existe plus? La solution
générale, par tous admise, et que nous avons déjà
laissé pressentir, voir col. 2618, c'est que « le sacre-
ment, après l'instant où il est appliqué validement,
laisse dans l'âme un effet permanent qui de soi appelle
la grâce ». C'est cet effet permanent qui, tant qu'il
persévère, est susceptible de produire la grâce que le
sacrement, en raison de la » fiction » apportée par le
sujet n'a pu produire au moment où il était appliqué.
L'effet durable, permanent, est ce que les théolo-
giens appellent res et sacramenlum. A la suite des an-
ciens, ci plus spécialement de saint Thomas, Sum.
theol., 111°, q. î.xvi, a. 1, ils distinguent dans tout
2G25
REVIVISCENCE DES SACREMENTS
2626
sacrement trois choses : l'une, sacramenlum lanlum, le
rite extérieur, composé de la matière et de la forme,
qui signifie et n'est pas signifié par autre chose ; l'autre,
res lanlum, l'effet intérieur produit par le sacrement
fructueusement reçu, c'est-à-dire la grâce que le sacre-
ment signifie, mais qui, elle, n'est pas le signe d'une
autre réalité ; enfin, la troisième réalité, pour ainsi dire
intermédiaire, qui participe de ces deux premières,
étant à la fois signe par rapport à la grâce et cfjet par
rapport au sacrement extérieur : res et sacramenlum.
C'est le res et sacramenlum qui, demeurant dans l'âme
après l'application valide du sacrement, expliquerait
la reviviscence de la grâce.
Les auteurs exploitent cette théorie générale en la
faisant rentrer dans les cadres particuliers de leurs
opinions divergentes sur la causalité des sacrements.
Voir Sacrements.
1. Les partisans d'une causalité disposilive des sacre-
ments (d'ordre physique ou intentionnel, peu importe
dans la présente question) pensent trouver dans le fait
de la reviviscence des sacrements l'argument convain-
cant en faveur de leur opinion. Pour eux le res cl sacra-
menlum est une disposition dans l'âme, un titre per-
manent qui demeure, signifié par le sacrement exté-
rieur, signe par rapport à la grâce qu'il exige. Tant que
ce titre subsiste, même s'il y a quelque obstacle à la
grâce, il l'appelle néanmoins et. dès que l'obstacle est
levé, le titre exerce son action et la grâce est produite.
Or trois sacrements, le baptême, la confirmation et
l'ordre, impriment dans l'âme un caractère indélébile.
Le titre à la grâce se confond ici avec le caractère; il
dure toujours comme lui : aussi la grâce de ces sacre-
ments peut toujours revivre. Dans le mariage, le titre
se confond avec le lien conjugal : tant que ce lien sub-
siste, c'est-à-dire tant que l'un des deux conjoints
n'est pas mort, la grâce du sacrement peut revivre.
Dans l'extrême-onction, le titre est la recommanda-
tion à Dieu du malade en danger : tant que dure le
danger, le sacrement peut revivre. Mais si le malade
revient à la santé et, de nouveau, tombe en danger de
mort, on doit lui réitérer l' extrême-onction. Cf. Billo*,
De sacramenlis, th. vu, § 2, édition de 1924, p. 127.
2. Les partisans de la causalité morale en disent
autant. Voir De Augustinis, De re sacramentaria, t. i,
th. xvm, et surtout C.hr. Pesch, De sacramenlis,
pars l'.n. 165. Par le fait (pue le sacrement est valide-
ment administré, la dignité, la valeur intrinsèque du
rite sacramentel persévèrent devant Dieu et dans son
acceptation. Aussi, dès que l'obstacle disparaît, Dieu,
en vertu du sacrement déjà reçu, confère la grâce au
sujet. Une remarque ici s'impose, indépendante de
celles qui pourront être formulées à l'art. Sacrement,
sur le système de la causalité morale : on peut se
demander comment il se fait que la dignité du sacre-
ment de baptême demeure dans l'acceptation divine
et non pas cille de l'eucharistie?
3. Les partisans de la causalité physique sont plus
embarrassés, et P. Pourrat n'hésite pas à dire que ce
système « paraît être en opposition avec la doctrine
théologique de la reviviscence des sacrements ». La
théologie sacramenlaire, Paris, 1907, p. 172. « La théo-
rie de la causalité physique, continue le même auteur,
est radicalement impuissante à expliquer ce fait, car
la causalité physique exige rigoureusement la coexis-
tence de la cause et de l'effet et, dans la reviviscence,
le sacrement opère la grâce, lorsqu'il n'existe plus
depuis longtemps. Vasquez, disp. CXXXII, c. iv,
n. 41-44, expose triomphalement cette dilliculté dans
sa vigoureuse critique du thomisme. » Ibid.
Généralement les thomistes, partisans de la causa-
lité physique, ont une réponse toute prête en ce qui
concerne les sacrements comportant l'impression d'un
caractère indélébile. « Pour les sacrements qui impri-
ment un caractère, la difficulté semble écartée, puisque
le caractère peut concourir physiquement à la produc-
tion de la grâce. 11 est bien vrai que, selon le mode ordi-
naire (c'est un partisan de la causalité perfective qui
parle), la grâce sacramentelle n'a pas besoin de passer
par cet intermédiaire, mais quand les sacrements
n'existent plus, ils peuvent encore agir par la vertu
qu'ils ont laissée dans le caractère indélébile, comme la
cause survit dans l'influence qui reste d'elle. Telle est
la solution de saint Thomas. » Ed. Hugon, O. P., La
causalité instrumentale en théologie, Paris, 1907, p. 147.
Voir S. Thomas, In JVum Sent., dist. IV, q. ni, a. 2,
qu. 3, et Sum. theol, IID, q. lxix, a. 10, ad lum.
L'embarras commence avec les autres sacrements.
Certains thomistes s'en tirent en niant la possibilité de
la reviviscence dans les sacrements n'imprimant pas de
caractère. Salmanticenses, De sacramenlis, disp. IV,
n. 91 sq. D'autres admettent que, pour expliquer ces
cas exceptionnels, il faut, pour les trois sacrements de
pénitence, d'extrême-onction et de mariage, recourir
à la causalité purement morale, le mode d'opérer de-
vant varier si les circonstances sont changées : quand
les sacrements existent physiquement, leur causalité
est toujours physique; quand ils n'existent que mora-
lement, leur causalité n'est que morale. Gonet, Clg-
peus, De sacramenlis, disp. III, a. 3, § 2, n. 81 ; cf. Hu-
gon, op. cit., p. 148. D'autres, tels (pie Didace Nuno,
Jean de Saint-Thomas. Billuart recourent à l'hypothèse
d'une modification dans la volonté : « Pour les autres
sacrements, déclare Ilugon, on répond qu'ils ont déposé
dans la volonté, qui s'était déterminée à les recevoir,
des impressions et des vestiges, et que Dieu peut encore
s'en servir pour produire la grâce. » Op. cit., p. 148;
cf. Billuart, De sacramenlis, dissert. 111, a. 2, obj.
Dccsf exisienlia.
Dans une courte étude, mais trop solide' pour ne pas
avoir ici une place de choix, le P. Marin-Sola, O. P., a
proposé une nouvelle solution pour concilier la causa-
lité physique des sacrements avec leur reviviscence.
Proponitur noua solulio ad conciliandum causalitalem
physicam sacramentorum cum eorum reviviscentia élans
Divus Thomas de janvier 1925. La solution qui consiste
à éliminer toute possibilité de reviviscence dans les
sacrements autres que le baptême, la confirmation et
l'ordre est une véritable défaite. En recourant à la
causalité morale pour expliquer la reviviscence des
sacrements qui ne confèrent pas de caractère, Gonet
apporte un remède pire que le mal; il installe la contra-
diction au cœur même du système et donne au surplus
satisfaction aux adversaires, trop heureux d'avoir
arraché à la théorie ce premier lambeau pour se tenir
tranquilles. Quant à l'hypothèse d'une modification
physique dans la volonté, le P. .Marin-Sola ne la trouve
guère heureuse : il faudrait, en ce cas, admettre la
reviviscence de tous les sacrements, y compris l'eu-
charistie et la considérer, en chacun d'eux, comme
pouvant être perpétuelle. On est ici d'ailleurs acculé à
cette contradiction que, pour les sacrements qui
impriment un caractère, la reviviscence s'explique par
une modification de l'intelligence (le caractère) et, pour
les autres sacrements, par une modification de la
volonté.
Aussi le P. Marin-Sola propose-t-il une solution
nouvelle (que d'autres auteurs ont présentée depuis avec
ferveur ; cf. Fr. Connell, De sacramenlis Ecclesiœ, Bruges
1933, p. 87; Mac Kenna, dans Irish Eccles. Record,
août 192(5, p. G5; Haynal, O. P., art. cité). Le caractère
baptismal doit être considéré comme une puissance
passive à recevoir les autres sacrements. Toute puis-
sance passive étant modifiée par la réception de son
acte, le caractère baptismal sera modifié physiquement
par la réception valide d'un sacrement. C'est, d'après
le P. Marin-Sola, cette modification physique du carac-
2627
REVIVISCENCE DES SACREMENTS
2628
tère baptismal qui serait la cause, également physique,
de la reviviscence.
Cette explication était ainsi appréciée dans l'Ami du
clergé, 1926, p. 84 : « Elle a, sur les précédentes, de
grands avantages qu'il serait injuste de ne pas signaler
d'un mot : elle repose d'abord sur une théorie solide du
caractère baptismal, et des rapports de la puissance à
l'acte; elle est, d'autre part, homogène en toutes ses
parties, exempte des artifices que nous avons décou-
verts dans les autres; enfin, elle peut être considérée
comme une sorte de mise au point définitive des idées
des anciens thomistes, sans en excepter Nufio et Jean
de Saint-Thomas, qui y trouveraient mieux leur compte
que dans leur propre théorie. L'avenir dira si une telle
solution, engageante de tant de manières, ne présente
pas quelques lacunes qui l'empêcheraient d'être encore
la solution définitive. »
Mais peut-être faudrait-il ajouter une remarque. Les
sacrements sont si différents les uns des autres que
l'analogie de leur mode d'action doit être envisagée
dans les limites aussi larges que possible. La théorie du
P. Marin-Sola nous paraît se prêter facilement à cette
souplesse désirable. En tous cas, gardons-nous, en ma-
tière d'efficacité sacramentelle, des catégories trop
rigides que notre esprit voudrait imposer à l'action
divine.
IV. conditions. — La condition générale pour que
«revivent» les sacrements, c'est que l'obstacle (obex)
à la production de la grâce soit enlevé. Mais l'obsta-
cle peut être de différentes espèces. De plus, à l'obs-
tacle primitif qui s'est opposé à la grâce lors de
la réception du sacrement peut s'ajouter un nouvel
obstacle, c'est-à-dire un péché mortel commis délibé-
rément. Aussi la condition générale doit-elle être préci-
sée pour divers cas possibles dans les règles suivantes :
1° Première règle: A la reviviscence d'un sacrement
reçu avec un obstacle purement matériel suffit l'altrition,
à la condition toutefois que ne survienne aucun pèche
mortel. — L'obstacle est dit simplement matériel, soit
parce que le sujet n'en a pas conscience, soit parce
qu'il ne le considère pas comme empêchant la grâce.
Celui qui reçoit un sacrement avec un obstacle pure-
ment matériel ne pèche que matériellement: mais il
demeure privé de l'influence delà grâce. Or, cet obstacle
purement matériel n'a pu être, en quelque sacrement
que ce soit, que l'absence d'attrition vraie, souveraine
et universelle. Car une telle attrition est suffisante pour
la réception fructueuse des sacrements des morts et
même, accidentellement, des vivants, quand celui qui
les reçoit est fie bonne foi. Voir Sacrement. Donc, la
seule présence d'une véritable attrition dans l'âme ren-
dra le sacrement fructueux.
Une seule exception doit être faite, mais pour un cas
à peine concevable. Si un adulte a reçu le baptême,
d'une manière valide, niais sans fruit, et s'il n'a jamais
péché mortellement, le sacrement deviendrait fructueux,
non par l' attrition qui n'était pas nécessaire, mais par
de simples actes de foi cl d'espérance. Mais, encore une
fois, le cas est chimérique,
2° Deuxième règle: Pour la reviviscence il' un sacre-
ment reçu (u<ec un obstacle purement matériel, si an péché
mortel a été commis après la réception da sacrement, est
requise ou la contrition parfaite ou la réception du sacre-
mcnl île pénitence avec l'altrition. - Celle règle vaut, el
pour les sacrements des vivants cl pour les sacrements
des morts. D'une part, en effet, un sacrement ne peut
revivre si l'âme reste en élal de péché mortel; d'autre
pari, l'efficacité <\u sacrement déjà reçu ne saurait
s'étendre à un péché postérieur. Aussi, pour obtenir la
rémission de ce péché, faut-il recourir aux moyens
ordinaires : ou la contrition parfaite ou, normalement,
le sacrement de pénitence (cl, par accident, un sacre-
ment des vivants reçu de bonne foi). Si le sacrement de
baptême doit ainsi revivre par le sacrement de péni-
tence, c'est par les deux sacrements agissant simulta-
nément que la grâce est conférée à l'âme; mais, en
raison du baptême, seuls les péchés commis avant la
réception de ce sacrement sont remis et, en raison
de la pénitence, les péchés postérieurs au baptême.
Cf. S. Thomas, Sum. theol., Ifla, q. lxix, a. 10, ad 2um.
3° Troisième règle : Pour la reviviscence d'un sacre-
ment reçu avec un obstacle formel (c'est-à-dire dont le
sujet avait conscience), est requise ou la contrition par-
faite ou la réception du sacrement de pénitence avec
l'altrition. — En ce qui concerne la reviviscence de la
pénitence elle-même, la question ne peut se poser :
jamais le sacrement de pénitence ne sera valide avec
un obstacle formel à sa fructuosité. En ce qui concerne
les sacrements des vivants, la règle posée est d'une
évidence qui se passe de commentaire : le sacrilège qui
a été commis en recevant le sacrement en de si fâcheuses
dispositions doit être d'abord remis avant que puisse
revivre le sacrement.
Une controverse théologique concerne la rémission
du sacrilège commis en recevant le baptême d'une
façon valide, mais indigne. Ce péché doit-il être soumis
au pouvoir des clefs et remis par la pénitence, ou bien
est-il effacé en vertu du baptême, dont la reviviscence
serait assurée par la simple attrition? Les deux opi
nions ont leurs défenseurs. La première solution est de
beaucoup la plus commune : tant de fictione quant de
peccatis postea perpelralis est peenilentia imponenda,
S. Bonaventure, In IVam Sent., dist. IV, part. I, a. 2,
q. m; Suarez, De baplisnto, disp. XXVIII, sect. v,
Dico tertio; Vasquez, op. cit., disp. CLX, c. ir, n. 18 sq. ;
Salmanticenscs, De sacramcnlo pxnitentiiv, tract. VI,
c. iv, n. 15 etc. Chez les auteurs contemporains : Van
Noort, De sacramenlis, t. i, n. 144; Hugon, Traclalus,
t. m, p. 104; Diekamp-Holïmann, Monnaie, t. iv,
p. 08; De Smet, De sacramenlis in commuai, de bap-
lisnto el confirmalione, n. 248; etc. « Communissime
affirmant », dit saint Alphonse de Liguori, qui cepen-
dant considère l'opinion opposée comme probable et
admissible. Thcologia moratis, 1. VI, n. 87, 427, édition
Gaudé, t. m, p. 60, 422. Cf. J. Connell, op. cit., n. 80,
p. 88-89.
V. UNE CONCLUSION PRATIQUE POUR L'ADMINIS-
TRATION DES SACREMENTS SOUS CONDITION — Étant
donné que les sacrements (sauf l'eucharistie) peuvent
être à la fois valides et informes et revivre plus tard
quand l'obstacle à leur fructuosité aura disparu, il
faut bien se garder d'employer jamais la condition,
autrefois indiquée dans nos vieux manuels de morale :
si lu es dispositus, mais toujours celle-ci : si la es
capax. Autre chose est la validité, autre chose la fruc-
tuosité du sacrement. La première formule, celle des
dispositions, se référerait à la fructuosité, la seconde,
celle de la capacité, à la validité seule. 11 faut donc, en
administrant le sacrement sous condition, réserver
l'avenir et laisser au sujet la possibilité de le faire
revivre, si la chose est nécessaire. Le cas est pratique
surtout dans l'administration du sacrement d'extrême-
onction.
Sur tous ces points on consultera les manuels théologiques
au chapitre de la reviviscence des sacrements. Nous indi-
quons plus spécialement : Billot, Ile sacramenlis, l. I, th. VI ;
Chr. I'eseh, Traclalus dogmaiici, t. vi, n. 314-316; I. épicier.
De sacramenlis in commuai, q. m, a. 6, appendix in, p. 136-
139; De baptismo el confwmatione, q. v, a. 10, p. 253-260; / '<•
gralia, q. cxm, dissert, specialis, S , p. 358 sq.; J. Con-
nell, C. ss. r,.. De sacramenlis F.cclesiœ, t. i, n. 78-81 ; de
Smet, Ile sacramenlis in génère, n. 86-89; 247-250; 391.
on lira également deux monographies instructives :
A. 1 1 ; i > 1 1 .- 1 1 . (). 1'., De reuiviscentia sacramentorum fictione
recedente, dans l'Angelicum, 1927, p. .">1 sq., 293 sq.. 382 sep;
J.-B. Umberg, S. .1., De reuiviscentia sacramentorum ratione
rei etsacramenti -, dans l'eriotlica de re morali, 1928, p. 17 sq.
2G29
REVIVISCENCE DE LA GRACE
2630
Si l'on veut avoir des références nombreuses aux auteurs
■anciens, on se reportera à l'édition Gaudc de la Tliéolorjie
morale de saint Alphonse de Liguori, t. ni, n. S7 et 427,
p. 66 et !-22. Les anciens théologiens traitent la question de
la reviviscence des sacrements principalement par rapport
au baptême; cf. S. Thomas, Sum. theol., llla, q. î.xix, a. 9
^t 10, et les commentateurs.
II. Reviviscence de la grâce et des vertus. —
Les théologiens en traitent ordinairement à propos de
la reviviscence des mérites. Sans doute, les deux pro-
blèmes présentent des points de connexion étroite; ils
doivent cependant être distingués. Cf. A. d'Alès, De
sacramento psenitentise, p. 163, n. 2.
Remarquons aussi que le problème de la revivis-
cence de la grâce et des vertus ne s'identifie pas avec le
problème de la reviviscence des sacrements. Selon l'ex-
pression consacrée, le sacrement « revit », quand, au
moment de son application, il n'avait pas produit son
effet, c'est-à-dire la grâce, et qu'ensuite, l'obstacle étant
enlevé, l'effet est enfin réalisé. La reviviscence de la
grâce et des vertus dans la réception valide et fruc-
tueuse du sacrement de pénitence (et accidentellement
d'un autre sacrement) présuppose un état dans lequel,
avant de tomber dans le péché, l'homme possédait déjà
la grâce. Le péché survenant dans l'âme détruit la
grâce et les vertus surnaturelles infuses, seules la foi
et l'espérance pouvant subsister à l'état informe. Si le
pécheur fait pénitence de sa faute et en obtient le par-
don, grâce et vertus surnaturelles formées reparaissent
en son âme; elles revivent. Cette reviviscence peut se
produire de double façon soit sacramentellement, ordi-
nairement par le sacrement de pénitence, ex opère
operato, soit extrasacramentellement par la contrition
parfaite, ex opère operanlis. Le cas spécial du martyre
n'introduit pas d'élément nouveau au double problème
envisagé par la théologie catholique touchant cette revi-
viscence de la grâce et des vertus et dons. Nous étu-
dierons : 1° le fait; 2° la mesure de cette reviviscence.
/. le fait. — Le fait de la reviviscence ou récupéra-
tion de la grâce, des vertus et des dons dans la juslili-
cation ne saurait faire de doute. En ce qui concerne la
grâce et la charité, c'est une doctrine de foi, qu'impli-
quent nécessairement la nature même de la justifica-
tion et l'efficacité des sacrements. En ce qui concerne
les autres vertus théologales et les lions, c'est une doc-
trine au moins Ihéologiquement certaine, en raison de la
connexion qui existe entre la grâce et ces lutbilus sur-
naturels. En ce qui concerne les vertus morales infuses,
c'est une doctrine plus communément admise. Voir
Vertus.
L'argument scripturaire principal en faveur de la
reviviscence des vertus et des dons est la parabole de
l'enfant prodigue, Luc, xv, 1 1 sq. C'est surtout sur le
v. 22 que les Pères s'appuient : Cito proferte stolam pri-
mant et induite ittum et date anniilum in maniun ejus et
calceamenta in pedes ejus. Bien que prima stola ne signi-
lie pas ici 1' « ancienne robe », celle qu'il possédait aupa-
ravant, cf. Lagrange, Évangile selon saint Luc, p. 125,
le texte marque clairement que le prodigue va « re-
prendre sa place de maître dans la maison de son
père ». Voir l'interprétation de saint Ambroise, P. h.,
t. xv, col. 1761. Un beau texte de saint Vincent Ferrier
résume toute la tradition sur ce point : Proferte stolam
primam et induite illum, inquit. Ecce magna misericor-
dia Chrisli, qui non solum remitlil culpas, sed etiam res-
titua tibi graliam pristinam, vesliendo animam veste
(jraliie, qua fueral nudala. Et, quando anima vestila est
veste gratise, potest cantare et dicere : « Gaudens gau-
debo in Domino, et exultabit anima mea in Deo meo, quia
induit me veslimentis salulis et indumento juslitiw cir-
cumdeditme. »(Ts.,lxi, 10) Vestimenta sulutis sunthabi-
lus virtutum theologicarum cl moralium, sive cardina-
tium et septem dona Spirilus Sancli. Omnia isla resti-
tua Dominus pœnitenti. Indumenlum jusliliœ est gra-
lia divina habitualis. Sermon pour le samedi après le
2e dimanche du carême, dans Sermoncs Quadragesi-
males, Cologne, 1482.
Le concile de Trente a d'ailleurs consacré ce fonde-
ment scripturaire en même temps qu'il a canonisé la
doctrine qu'on y rattache. Itaque veram et clirislianam
justitiam accipientes, eam ceu primam stolam pro illa,
quam Adam sua inobedienlia sibi et nobis perdidil...
Sess. vi, de juslifïcatione, c. vu, Denz.-Bannw., n. 800.
Ce rappel scripturaire complète l'assertion relative à
l'infusion simultanée de la grâce et des vertus : unde
in ipsa justificatione cum remissione peccatorum hœc
omnia simul infusa accipit homo per Jesum Christian
cui inserilur : /idem, spem, charitaiem. Id., ibid. Sur
cette infusion simultanée, voir également Innocent III,
Ei'ist. majores à Guibert, archevêque d'Arles, Denz.-
Bannw., u. 410. Le canon 1 1 de la session vi du concile
de Trente prononce l'anathème contre quiconque
déclare que la justification peut se faire sans l'infusion
de la grâce et de la charité. Denz.-Barihw., n. 821.
Aussi tous les théologiens, à la suite de saint Thomas,
affirment-ils le fait de la récupération de la grâce, des
vertus infuses et des dons du Saint-Esprit : « Les pé-
chés sont remis par la pénitence. Mais la rémission
des péchés ne se fait pas sans l'infusion de la grâce, d'où
il suit que la grâce est réintroduite en notre âme par la
pénitence. Or, de cette grâce procèdent toutes les ver-
tus surnaturelles, comme toutes les facultés de l'âme
découlent de son essence... Donc il faut admettre que
toutes les vertus nous sont rendues par la pénitence. >
If-If1', q. LXXXIX, a. 1.
La conclusion immédiate de cette affirmation géné-
rale, c'est que l'élément essentiel de la dignité de
l'homme, l'étal de grâce et les dons surnaturel,
annexes, sont rendus au pécheur pénitent. Mais l'élé-
ment accessoire, l'innocence, la virginité matérielle ne
saurait être reconstitué : le pénitent peut d'ailleurs
récupérer des biens supérieurs, une vertu plus grande
et plus agissante. Id., a. 3.
//. LA MESURE DE CETTE REVIVISCENCE. — Ce
second problème donne lieu à des solutions diver-
gentes, parce cpie, pour le résoudre, les auteurs font
appel a des principes différents, sinon opposés, concer-
nant l'accroissement de la grâce et des vertus clans
l'âme.
1° Les principes invoqués. - - Nous ne ferons que les
résumer brièvement, leur exposé normal relevant de
l'article Vertus. On peut constater deux courants
opposés :
1. Saint Thomas, considérant que la grâce sancti-
fiante, les vertus infuses et les dons du Saint-INpi il
sont métaphysiquement réductibles au prédicament
qualité et non au prédicament quantité, rejette la thèse
nominaliste d'un accroissement par mode d'addition :
• 11 peut arriver qu'un - habit us » augmente par addi-
tion parce qu'il s'étend a des objets auxquels il ne
s'étendait pas jusqu'alors... Or, on ne peut pas dire cela
de la charité, puisque la moindre charité s'étend à tout
ce cpii peut être aimé dans la charité... Si de la charité
s'additionne a de la charité, cela ne peut se faire qu'en
supposant une distinction numérique, c'est-à-dire une
diversité de sujets... Mais on ne peut dire pareille chose
dans le cas qui nous occupe; car la charité se trouve dans
l'âme raisonnable comme dans son sujet; et alors il
s'ensuivrait qu'une âme raisonnable s'ajouterait à une'
autre âme raisonnable, ce qui est impossible. Et si
même c'était possible, une telle augmentation agran-
dirait l'être aimant, mais ne ferait pas qu'il aimât
davantage. La charité augmente donc parce que le
sujet [qui la reçoit ] la pratique de plus en plus, c'est-
à-dire est davantage incité a produire son acte et plus
commandé par elle.. Ainsi la charité augmente parce
2631
REVIVISCENCE DE LA GRACE
2632
qu'elle s'intensifie dans le sujet. » IIMI110, q. xxiv, a. 5.
Cet aecroissement en intensité, non en quantité, saint
Thomas l'exprime d'un mot : c'est un enracinement
plus parfait de la vertu dans l'âme, nihil est aliud ipsam
secundum esseniiam augeri quant eam mugis inesse
subjecto, quod est eam magis radicari in subjecln. Id.,
([. xxiv, a. 4, ad 3um. Cf. [a-II», q. lu, a. 2; In Ium
Seul., dist. XVII, q. il, a. 2 et a. 5; De virlutibus, q. t,
a. 11. On trouve un excellent exposé de cette concep-
tion dans Billot, De virlutibus infusis, 1905, Prole-
gomenon, p. 25-28, et De sacramentis, t. n, 1922,
p. 10K sq.
2. Sous l'influence de préoccupations relatives à la
reviviscence des mérites, voir plus loin, beaucoup d'au-
teurs modernes ont repris l'ancienne théorie combat t lie
par saint Thomas ou tout au moins ont essayé de l'in-
terpréter. L'accroissement de la grâce et des vertus se
ferait non seulement intensivement mais par une sorte
d'addil ion de degrés : recle (lierre licet virtutes augeri per
additionem, non hoc sensu, quod caritas additur caritati
ul nova forma, ut sint duse earilales in anima, sed hoc
sensu, quod novus gradus accedit, qui priorem gradum
SUpponit et eum eo nnnm formant ejjiiil. Chr. Pesch,
Prselectiones dogmalicse, t. vin. De virlutibus, n. 69.
C'est la doctrine exposée par Suarcz dans sa Méta-
physique, disp. XLVI, et reprise, au point de vue théo-
logique, dans le De gratia et la Releciio de reviviseentia
meritorum; de Lugo, De psenitentia, disp. XI, sect. m,
n. 40 sq.; Vasquez, In /a™-//» Sum. theol. S. Thomœ,
disp. 1. XXXII; Tolet, In IIIaja part. Sum. Iheologicee,
<(. lxxxix, a. f>, concl. 2; Coninck. De act. supern.,
disp. XXII, dub. m; Ripalda, De ente supern., disp.
CXXIX, sect. n; Salas, In I*v-II», tract, x, disp. IV,
sect. iv, et un grand nombre d'autres théologiens
jésuites.
2° Applications. — Tous les théologiens acceptent
le même point de départ dans la vie surnaturelle du
juste et se réfèrent à la vérité affirmée par le concile
de Trente, sess. vi, c. vu : « Chacun de nous reçoit en
lui sa justice, selon la mesure qu'il plaît à l'Esprit-
Saint de départir à chacun et selon la disposition et la
coopération propre à chacun. » Denz.-Bannw., n. 799.
I.a mesure de la grâce et des vertus, au point de départ
de la vie surnaturelle de chaque juste, sera donc, d'une
part, le bon plaisir de Dieu, d'autre part, les disposi-
tions de l'homme.
1. Les anciens théologiens et l'école thomiste. — Il est
remarquable que tous les grands théologiens antino-
minalistes acceptaient l'opinion qui a prévalu ensuite
dans l'école thomiste : la grâce et les vertus sont ren-
dues â l'homme justifié dans la proportion de ses bonnes
dispositions au moment même de la justification. Voir
Alexandre de Haïes, Summa, part. IV, q. xn, memb.
1: q. i.vii, memb. 5; Albert le Grand, In l\'nm Sent..
dist. XIV, a. 30; Pierre de Tarenlaise, //( ///""',
dist. XXXI, q. i, a. 3, cl In M'""1, dist. XIV. a. .S,
qu. 1: Richard de Médiavilla, In ///'"", dist. XXXI,
a. I, q. ii ; S. Bonaventure, In I V""1, dist. XIV, part. II,
a. 2, q. i, et même Duns Scot, lu IV'"", dist. XXII,
q. un., a. 2, n. 8-9, cl Durand de Saint-Pourçain, In
///•"", dist. XXXI, q. n, a. 3. On retrouve évidem-
ment cette doctrine chez les grands commentateurs ou
disciples de saint Thomas, lierre de La l'allu, In I Vum,
dist. XIV, q.i, c. il, concl. 3; Capréolus, dist. XIV, q. u,
a. I. concl. I; Cajétan, In 1 1 !"■"' part . Sum. theol.,
q. lxxxix, auxquels il faut ajouter Grégoire de Va-
lencia, Commentarii in ///"" part. Sum. S. Thomse,
t. iv, disp. VII, q. vi, punct. i; Pierre Solo, De pseni-
tentia, sect. vi ; Silvius, In III"" part. Sum. theol.,
q lxxxix, a. 2; Estius, In I V"1" Sent., dist. XIV, § 12
et, plus près de nous, le continuateur de Tournely, De
psenitentia, part. Il, n. 216-217.
Saint Thomas expose celle doctrine dans la Somme
théologique, III», q. lxxxix, a. 2 (cf. In III"m Sent.,
dist. XXXI, q. t, a. 4) :
« Le mouvement du libre arbitre qui se trouve dans la jus-
tification de l'impie est l'ultime, disposition h la réception de
la grâce. (Test pourquoi ce mouvement du libre arbitre se
produit au même instant que l'infusion de la grâce... Dans
ce mouvement est inclus l'acte de pénitence. Or, il est mani-
feste que les formes susceptibles de recevoir un degré plus ou
moins élevé d'activité, le reçoivent en proportion des divers
degrés de disposition du sujet... En conséquence, selon que,
dans la pénitence, le mouvement du libre arbitre est plus
intense ou plus faible, ]c pénitent reçoit une grâce plus
grande ou moins grande. Mais il arrive que la grâce à laquelle
est proportionnée l'intensité du mouvement ilu pénitent est
parfois égale, parfois supérieure ou inférieure au degré de
grâce d'où il était tombé. Il s'ensuit que le pénitent se relève
quelquefois avec une grâce plus grande cl d'autres fois avec
une grâce égale ou même inférieure, et il en va de même des
vertus qui suivent la grâce. » III ■ >, q. i.xxxix, a. 2 (trad. du
P. Hugueny). cf. a. i, ad l"m.
La conclusion immédiate de ce principe — manifeste,
dit saint Thomas — c'est que l'accroissement de la
grâce sanctifiante et des vertus et dons qui en décou-
lent est procuré seulement, soit ex opère, operalo, soit
ex opère operanlis, en raison d'une disposition plus par-
faite du sujet. Dans l'accroissement c.r opère operalo, la
réception valide et fructueuse du sacrement apporte
toujours au juste, tout au moins par l'influence du sa-
crement, une disposition subjective qui constitue par
elle-même un progrès spirituel, si minime soit-il, sur
l'état spirituel qui précédait la réception du sacrement.
Dans l'accroissement ex opère operanlis, l'augmentai ion
de grâce serait procurée par les seuls actes méritoires
intenses, c'est-à-dire dont le principe, la charité,
dépasse en ferveur le degré précédent de charité.
Cf. C. Ncveut, Des conditions de la plus grande valeur
de nos actes méritoires, dans Divus Thomas de Plai-
sance, 1931, fasc. 4. Quant au pécheur qui ressuscite
à la vie de la grâce, sa résurrection aura pour mesure,
dans l'opinion thomiste, le degré de ses dispositions.
Ce qui est vrai, unanimement accepté, consacré par
le concile de Trente, pour la première acquisition de la
grâce, ne le serait-il donc plus pour sa récupération?
2. Les lltc'ologiens modernes non thomistes. — Préoc-
cupés de justifier leur thèse sur la reviviscence des
mérites, ces théologiens négligent de considérer ce que
le concile de Trente affirme de l'influence des disposi-
tions subjectives sur le degré de la grâce infusée à
l'âme, sess. vi, c. vu : juslilium in nobis recipienles
unusquisque suam.. . secundum propriam cujusque dispo-
sitionem et cooperationem. Denz.-Bannw., n. 799. Ils ne
veulent retenir que l'affirmation des canons 2 1 et 32;
juslilium acceplam... augeri... per bona opéra, et homi-
nem jusliflcalum ...bonis operibus... vere mereri aug-
nten/nm gratise. Id., n. 834, 842. Ils en déduisent que
l'accroissement de grâce et de vertus s'opère pour ainsi
dire mathématiquement par tout acte méritoire,
même rémittent, c'est-à-dired'une ferveur inférieure au
degré précédent de charité. Et, dans le cas du pécheur
pénitent, récupérant la grâce e1 les vertus perdues par
le péché, ils n'hésitent pas à affirmer qu'en toute hypo-
thèse ce pécheur ressuscite avec une grâce et des ver-
tus supérieures ; ■ Chaque fois qu'un homme, qui a été
juste, puis a péché, est juslilié, il ressuscite avec un
trésor augmenté de grâces; car tout d'abord il reçoit
une nouvelle grâce proportionnée à ses dispositions,
puis tout le trésor de grâces qu'il avait avant son péché.
Il ressuscitera donc toujours avec une grâce plus
grande. » Suarez. Relectio de reviviseentia meritorum,
disp. Il, sect. m, n. 58, edit. Vives, t. xi, p. 518.
Nous avons ici l'applical ion de la théorie général? de
l'accroissement pur addition : la conversion du pécheur
étant un nouveau mérite, elle ajoute quelque chose au
degré de grâce antérieure.
2G33
REVIVISCENCE DES MERITES
2634
3° La controverse. — Le P. Hugueny a bien souligné
le côté faible de cette théorie, en apparence simple et
facile. Premièrement, elle ne tient pas compte du
caractère vital que doit présenter dans la vie surnatu-
relle de l'homme tout accroissement de grâce et de
vertus : « Le progrès vital, surtout en fait de vie d'es-
prit, n'est pas une addition, et son résultat final ne
s'estime pas comme un total, mais d'après l'état au-
quel, finalement, il a conduit le vivant. » La pénitence,
t. t, p. 297: cf. A. -A. Goupil, Les sacrements, t. m,
p. 67. Deuxièmement, cette théorie aboutirait, par son
caractère quantitatif, à considérer « que la multitude
des actes médiocres pût suppléer à leur infériorité en
perfection. En ce cas, une vieille centenaire, qui aurait
mené la vie la plus banale, avec pas mal de péchés
mortels au cours de cette vie, pourrait être élevée en
gloire au-dessus de sainte Agnès trop tôt martyrisée
pour arriver à un aussi beau total de petits mérites.»
Hugueny, op. cit., p. 296.
Suarez a répondu d'avance à cette seconde considé-
ration. La théorie de l'addition n'entraîne pas, comme
conséquence, que la multitude des actes médiocres
puisse suppléer à leur imperfection; car si le chrétien,
au lieu de pécher et de se relever sans cesse, avait per-
st \ tri dans la justke, sa vie spirituelle se serait Elevée
à un niveau bien supérieur. Op. cit., disp. II, sect. n,
n. 21. A quoi l'on peut répondre que cette considéra-
tion vaut sans doute pour le même sujet ; mais quille
perd toute sa valeur si l'on compare deux sujets diffé-
rents, l'un additionnant au cours d'une longue vie de
multiples petits accroissements de vie surnaturelle,
l'autre empêché d'en faire autant par une mort pré-
maturée.
Ce qui différencie fondamentalement l'explication
de saint Thomas et celle de Suarez, c'est donc ceci :
dans la première, on pose comme condition de l'accrois-
sement de grâce l'acte de charité plus intense; dans la
seconde, cette condition n'existe pas. Et c'est sur ce
point précis que porte toute l'offensive des suaréziens.
Trois arguments sont invoqués : 1. Preuve tirée du
concile de Trente, sess. vi, c. xvi : » A la promesse de
la vie éternelle, le concile ne pose (pie cette condition :
5*178 meurent dans la grâce de Dieu. Or. à l'augmenta-
tion de la grâce, il n'a posé ni celte condition, ni aucune
autre: mais bien plutôt, au canon 2 1 (et 32) il a défini,
que la grâce de Dieu est augmentée par les bonnes
œuvres... 2. Preuve tirée du silence de l'Écriture, des
Pères et des conciles... 3. On pourrait enfin demander en
quoi consiste cette prétendue condition qui devrait
être ajoutée à la promesse divine... > Suarez, De gratia,
1. IX, e. xxin, édit. Vives, t. i.\. p. -17.">.
En ce qui concerne le concile de Trente — le seul
argument qui mérite d'être ici retenu - on peut ré-
pondre avec Jannssens : « Le concile a voulu condam-
ner l'erreur de Luther, sans entrer dans des précisions,
ni indiquer quel acte est requis pour l'accroissement de
grâce ou quand cet accroissement doit se produire. »
De gratia, p. 497. Et Billot : Re enim vera, ex Tridentino
nihil, neque pro, neque contra. De sacramentis, t. n
(1922), p. 109-110. Voir aussi A. d'Alès, De sacramenlo
pœnitentise, th. xn, p. 161 sq. ; Hugueny, La penitence,
t. i, p. 285, etc.
La véritable raison pour laquelle les théologiens
modernes ont, en grand nombre, adopté l'opinion
suarézienne, c'est celle que nous avons déjà fait pres-
sentir et qui deviendra plus évidente encore au para-
graphe suivant: il semble à ces théologiens impossible
de prouver le fait de la reviviscence des mérites sans
aller jusqu'à ce qui leur paraît la conséquence logique
de ce fait, la restitution totale de leur valeur au point
de vue de la récompense. Or, cela implique qu'à chaque
mérite nouveau correspond une valeur nouvelle de
grâce et, dans l'autre vie, de gloire : « Mérite, grâce et
gloire se correspondent. Si les mérites revivent dans
leur plénitude et conduisent à la gloire correspondante,
il en résulte nécessairement que, dans la justification,
la grâce méritée par les bonnes œuvres, mais perdue
par le péché, est rendue au même degré qu'aupara-
vant. » N. Gihr, Les sacrements, trad. franc., t. ni,
p. 270-271. Nous verrons plus loin qu'une telle parité
ne s'impose pas.
Au point de vue de la vie spirituelle, l'opinion de
saint Thomas, plus sévère, semble plus sûre, la seule
sûre : « Si nous considérons la chose pratiquement,
écrit Hillot, le meilleur avis qu'on puisse donner est de
diriger la vie spirituelle conformément aux principes
de cette opinion qui sans aucun doute est encore la
plus sûre, dans l'hypothèse où toutes les autres opi-
nions pourraient être défendues... 11 faut craindre, en
elïet, que les richesses spirituelles que ces autres opi-
nions nous distribuent si libéralement ne s'évanouissent
en fin de compte au jour de la rétribution et que la
parole du psalmiste n'ait alors son application : « Ils
« ont dormi leur sommeil et tous les hommes de richesses
« n'ont rien trouvé dans leurs mains, o De gratia, p. 280.
Cf. De sacramentis, t. n (1922), p. 120-121.
4° L'autorité du pape Pic XL A l'occasion du
jubilé de 192.".. S. S. le pape Lie XI a publié la bulle
Injinita Dei misericordia, dans laquelle les partisans
de l'opinion de Suarez ont cru trouver un argument
décisif en leur faveur. La controverse étant entrée
dans nos manuels, cf. Hugon, Traclalus dogmalici,
t. m, ]). 564, il est nécessaire de la résumer. Le texte
invoqué est ci lui-ci :
Çhiu unique cnini ps nitciuli apostclk .' Ssdis salutaiii
jussa, jubilseo magno vertente, perficiunt, iidem, tum casu,
quam peccando amiserant, meritorum donorumque copiam ex
in rEGRO REPARANT At; RECIPIUNT, tu ni de asperrimo Sa fa-
na1 dominatu sic eximuntur ut libertatem répétant,* qua
Christus nos liberavil , tum denique pœnis omnibus, quas
pro culnis vitiisque suis lucre debuerant, ob cumulatissima
Christi Jesu, beatae Maria; virginis sanctorumque mérita
plene exsolvuntur.
Cette déclaration du souverain pontife peut très
bien s'accommoder de la doctrine thomiste sur la
mesure de la reviviscence de la grâce cl des vertus :
■ Outre les avantages de l'indulgence plénière dont la
constitution souligne la richesse et l'ampleur..., Pie XI
parle de la • reddition intégrale des mérites et des dons
perdus par le péché. » Les dons perdus par le péché
mortel sont la grâce sanctifiante, les vertus surnatu-
relles, théologales et morales, les dons du Saint-Esprit.
Dans quell ■ nie- ure la justification fait-elle revivre ces
trésors spirituels et quelle part y a le jubilé?
» Nous pouvons répondre avec saint Thomas, le
prince des théologiens, (pièces dons nous sont rendus
dans ta mesure de nus dispositions intérieures. Or le
jufcll; par ses pi itliS et ses sai riÉceS, ses cm r: K ; s i t
ses prédications, par la vertu surnaturelle que leur
ajoute la volonté de l'Église, est un moyen très ejj'eaee
pour exciter la ferveur et préparer l'unie à recouvrer
grâces et dons dans toute leur intensité... » Mgr Rous-
seau, évèque du Puv. Lettre pastorale à l'occasion du
xxix- grand jubilé de N.-D. du Puy (1932), p. 22.
La question de la reviviscence de la grâce et des
vertus étant abordée le plus souvent à l'occasion de la
reviviscence des mérites et conjointement avec cette
question, nous renvoyons pour la bibliographie à la
bibliographie du paragraphe suivant.
III. Reviviscence des mérites. — /. doctrine
CATHOLIQUE SDR I.A REVIVISCENCE DES MÉRITES. —
1° Affirmation. — On a exposé ailleurs les conditions
requises pour qu'un acte bon soit méritoire de la vie
éternelle. Voir Mérite, t. x, col. 780. Il convient de
rappeler que, par rapport au salut éternel, les actes
humains doivent être distingués en : 1. œuvres vives
2G35
REVIVISCENCE DES MERITES
2636
(opéra viva), lesquelles, faites en état de grâce et sous
l'influence de la charité, sont méritoires de la vie éter-
nelle ; 2. œuvres mortifères (opéra morlifera), lesquelles
ayant malice de péchés mortels, donnent la mort à
l'âme et éteignent tout mérite; 3. œuvres mortes
(opéra morlua), œuvres bonnes et honnêtes en soi,
mais qui, accomplies en état de péché mortel, sans l'in-
fluence de la grâce et de la charité, n'ont pas de mérite
strict pour la vie éternelle; 4. œuvres mortifiées (opéra
morlificata), « qui ont été des œuvres vives, mais qui,
le péché survenant, sont mortes pour le ciel. Le mérite
de ces œuvres mortifiées ne compte donc plus actuelle-
ment; cependant il n'est pas détruit tout à fait: il
demeure en puissance, c'est-à-dire dans l'acceptation
de Dieu, mais il est comme, un titre frappé d'opposition
ou, si l'on veut, comme un organisme paralysé, capable
pourtant de revivre ». A. Goupil, Les sacrements, t. m,
p. 65. Cf. S. Thomas, Sum. theol., IIIa, q. lxxxix, a. 4.
C'est de ces œuvres qui furent accomplies en état de
grâce et, par conséquent, furent des œuvres vives qu'il
est question ici. Le péché mortel les a mortifiées : tant
<[iie leur auteur demeure dans l'inimitié de Dieu, leur
valeur pour le ciel est rendue inopérante et comme
morte. Si leur auteur rentre en grâce avec Dieu, ces
œuvres peuvent-elles revivre?
Ici, le mot est pris dans son sens propre et les anciens
théologiens l'ont utilisé explicitement ; cf. S. Thomas,
Suni. theol., IIIa, q. lxxxix, a. 5. A cette question de
« la reviviscence des mérites », la théologie catholique
répond affirmativement. Les mérites passés du pécheur,
mortifiés par le péché, peuvent revivre et revivent de
fait, quand la grâce est rendue : c'est une doctrine, non
de foi, mais certaine ou communément enseignée, dont
il n'est pas permis de s'écarter sans erreur théologique
ou tout au moins sins grave témérité. Cf. Van Noort-
Verhaar, De sacramentis, t. n, n. 114.
2° Démonstration. — A vrai dire, il est difficile de
trouver dans la sainte Écriture ou même chez les
Pères des arguments explicites en faveur de cette doc-
trine. On invoque Ez., xvm, 21 sq.; xxxm, 12 sq. ;
Joël., ir, IX sq.; Cal., m, 4;Heb., vi, 10. Il suffit de se
reporter a ces textes pour constater qu'on n'y trouvepas
en réalité d'argument véritable. Voir C.hr. Pesch, Prce-
lectiones dogmaticœ, t. vu, n. 317-320. Tout au plus la
parabole de l'Enfant prodigue pourrait-elle présenter
une indication lointaine en faveur de la reviviscence
des mérites. Les interprétations patristiques de la pa-
rabole n'ont, jias plus que la parabole elle-même, de
valeur démonstrative. Toutefois il est certain que les
Pères ont enseigné la reviviscence des mérites. Leurs
commentaires sur Heb., vi, 9-10 et Gai., ni, 4 en font
foi. On cite habituellement, à propos de I Eeb., vi, 9-10,
S. Épiphane, Hœr., lix, n. 2, /'. <;.. t. xi.i, col. lui'.:,
auquel Suarez ajoute Primasius, Alcuin et saint Tho-
mas, r.f. Suarez, Opusc, v. disp. 1, sect. r, n. 12-13. A
propos de Gai., m, 4, on cite S. Jean Chrysostome, In
epist. ad (ici., c. m, n. 2, P. (i.. t. LXI, col. 650; S. Jé-
rôme, />/., P. /..,t. xxvl, col. 350 et d'autres (pie rap-
pel! ' Suarez, lue. cil.
(/est donc la tradition, manifestée par ce sentiment
des Pères, par l'enseignement unanime des théologiens
et par une indication précise du concile de Trente, qui
fournit ici l'argument péremptoire.
On s'appuie sur le concile de Trente, sess. VI, De
jusliflcatione, c jcvi, et can. 32 : voir les textes a l'art.
Mérite, t. \, col. 756 et 759. Denz.-Bannw., n. 809,
842. A vrai dire, ces textes conciliaires ne louchent pas
directement la question de la reviviscence des mérites.
.Mais, disent les théologiens, « les expressions du concile
sont telles qu'on en peut conclure avec certitude la
reviviscence des mérites mortifiés. Dans ce texte, en
effet, le concile explique la doctrine catholique du mé-
rite îles bonnes enivres an point de \ ne de l'acquisition
et de l'augmentation du bonheur éternel, il faut donc
écarter absolument la pensée qu'il peut avoir omis un
seul élément essentiel parmi les conditions requises
pour mériter le ciel. Or, puisque « les œuvres faites en
Dieu » (opéra in Deo facla) procurent une récompense
éternelle, la persévérance ininterrompue dans le bien
n'est donc pas requise par le concile : il suffit de mourir
en état de grâce. Mais cette dernière condition peut
exister alors même que l'homme pèche mortelbment,
après avoir accompli des œuvres méritoires, pourvu
qu'avant sa mort il rentre en grâce avec Dieu. Par con-
séquent, celui qui quitte cette vie en état de grâce
reçoit au ciel la récompense de tous les mérites qu'il a
acquis durant sa vie tout entière, qu'il ait persévéré
dans li justice ou qu'il l'ait recouvrée après l'avoir
perdue. » N. Gihr, Les sacrements de l'Église catholique,
trad. française, t. m, p. 2<>8-2(i9. Cf. P. Galtier, De
pœnitentia, n. 503.
Les théologiens invoquent aussi en faveur de la doc-
trine la nature même des choses : « Si les mérites ne
revivaient point, le péché, bien que remis par Dieu,
serait encore éternellement puni par la privation du
mérite mortifié par lui, c'est-à-dire en réalité par la
privation d'un bien auquel le pécheur, avant de tom-
ber, avait acquis un droit réel par ses bonnes actions.
Que Dieu ne punisse pas ainsi les péchés déjà pardon-
nés, cela ressort : 1. de l'oubli, tant de fois par lui
manifesté, à l'égard des péchés passés, qui sont comme
s'ils n'avaient jamais existé; 2. de l'amitié qu'il rend
pleinement au pécheur, laquelle exige la restitution
des biens acquis par les mérites antérieurs, biens dont
le pécheur avait été privé en raison de ses fautes...
En bref, s'ils ne récupéraient tous leurs mérites, les
saints du ciel seraient éternellement punis pour leurs
péchés pardonnes. » P. Galtier, De psenilenlia, n. 5G4;
cf. N. Gihr, op. cit., p. 2G9.
C'est bien la doctrine générale exposée par saint
Thomas, Sum. theol., IIIa, q. lxxxix, a. 5. Dans
l'ad lllm et l'ad 2 im, le Docteur angélique résout l'ob-
jection tirée de la comparaison avec les péchés effacés
par la pénitence et qui ne reparaissent pas ensuite :
« Les œuvres du péché, dit-il, sont détruites en elles-
mêmes par la pénitence... .Mais les œuvres faites en cha-
rité ne sont pas détruites par Dieu, dont elles restent
agréées...; leur efficacité est seulement empêchée par
l'obstacle qui survient du côté de l'homme. »
//. PRÉCISIONS APPORTÉES l'Ml LEX THÉOLOOI ES S.
— Il s'agit de savoir dans quelle mesure les mérites sont
rendus ou, plus exactement, de déterminer la valeur de
ces mérites récupérés, par rapport à la gloire qui doit
les récompenser. Seront -ils récompensés par une gloire
équivalente à celle qu'ils auraient obtenue avant le
péché qui les a mort i liés?
Telle est la question proprement théologique qui se
greffe sur la doctrine catholique de la reviviscence des
mérites.
Deux grands courants se partagent l'enseignement
des écoles :
1° Le courant thomiste. — 1. La doctrine de saint
Thomas. —Saint Thomas présente une explication
complète, dont les contours, quoi qu'on en ait dit, sont
fermement dessinés. Il dislingue, dans la vie éternelle
promise comme récompense aux mérites, un double
élément : I.a gloire essentielle cl la gloire accidentelle.
Voir ici GLOIRE, t. VI, col. 1393, 1 106. La gloire essen-
tielle, récompense des mérites, est proportionnée au
degré de charité rendu au pécheur par la pénitence;
mais, d'autre part, toute la récompense accidentelle,
méritée par ses bonnes œuvres avant son péché, lui
sera intégralement rendue: « Celui qui, par la pénitence,
ne ressuscite qu'à un degré moindre de charité, obtient
une récompense essenti Ile correspondant au degré de
charité dans lequel il est trouvé (à la mort). Mais il
2637
REVIVISCENCE DES MERITES
263S
aura plus de joie des œuvres faites dans son premier
état de charité que de celles du second : ce qui appar-
tient à la récompense accidentelle. » Sum. theol., IIla,
q. lxxxix, a. 5, ad 3um: cf. In Ill^m Sent., dist.XXXI,
q. i, a. 4, qu. 3, ad 4um.
Ainsi, pour saint Thomas, « dans l'estimation du
mérite, deux éléments sont à considérer. Il y a d'abord
le principe radical de charité et de grâce, d'où procède
l'acte méritoire. Au degré de mérite de cette charité
répond la récompense essentielle, qui consiste dans la
jouissance de Dieu... Une seconde estimation du mérite
se fait d'après la valeur de l'œuvre (considérée indé-
pendamment de la charité qui l'inspire)... et cette
valeur de l'œuvre, absolue ou relative (à la personne
qui la produit), n'appelle qu'une récompense acciden-
telle. » Id., 1 •', q. xcv, a. 4. C'est la lumière de gloire qui
est la mesure de la gloire essentielle, et cette lumière de
gloire est proportionnée à la grâce et â la charité de
l'esprit bienheureux. Cf. [a, q. xn, a. 6; Ia-IIœ, q. cxrv,
a. 1 ; Suppl., q. xcin, a. 3, ad 3um; voir ici Intuitive
(Vision), t. vu, col. 2385. D'où il résulte que, dans
l'opinion de saint Thomas, les mérites revivifiés, en
quelque degré que ce soit, seront donc récompensés
non seulement par la gloire accidentelle, mais par la
gloire essentielle :
« Que devient la reviviscence des mérites dans le cas du
pénitent? Ces mérites retrouvent exactement la même effi-
cacité qu'ils avaient avant le péché. Tous méritent au péni-
tent la vie éternelle; tous ont concouru à l'amener à son
degré présent de grâce sanctifiante et tous concourent encore
â lui valoir les grâces actuelles dont il a besoin pour conti-
nuer à développer sa vie surnaturelle et â la défendre contre
de nouveaux périls. Mais, après la conversion, comme avant
le péché, l'augmentation réelle de charité appelée par tous
ces actes méritoires reste subordonnée à l'usage (pie fera le
pénitent de la grâce actuelle, pour des actes plus fervents,
qui le mettront en disposition de recevoir un degré supérieur
de grâce sanctifiante et de charité.
A sa mort, il recevra un degré de gloire essentielle pro-
portionné au degré final, non pas de son dernier acte, mais
de sa charité habituelle. Ce degré final sera la récompense de
tous ses mérites, comme son état final sera la résultante de
tous ses actes. Si ce degré reste inférieur â certains actes plus
fervents antérieurs à l'état de pc ché dans lequel le pénitent
aura quelque temps vécu, il ne peut accuser de ce déficit
que l'imperfection de sa pénitence, comme le damné ne peut
accuser que son péché, s'il est frustré de la vie éternelle que
lui méritaient ses premières bonnes actions.
Mais si le degré de récompense essentielle, de vision béa-
tifique, se mesure exactement à l'essentiel de l'état d'âme
de l'élu entrant au ciel, la récompense accidentelle, l'expan-
sion de la vie essentielle de l'élu dans ses relations avec les
saints du ciel, de la terre et du purgatoire n'est plus mesurée
et modalisée par l'intensité de la charité, mais par la nature,
le nombre et l'importance des actes de vertu qu'il aura faits
sous le commandement de sa charité, selon les diverses cir-
constances de sa vie mortelle. ■ E. Hugueny, (). 1*., La péni-
tence, t. i. Somme théologique, édition de la Revue des
Jeunes, appendice n, p. 297-298.
Les textes cités plus haut et le clair commentaire
qu'en fait le P. Hugueny montrent qu'il est impossible
de faire de saint Thomas l'initiateur d'une doctrine
qui n'attribuerait aux mérites revivifiés qu'une récom-
pense accidentelle. Panez s'est trompé en l'expliquant
en ce sens. In IDm-IIx, q. xxiv, a. C>, dub. vi, concl. 3,
tout comme il semble bien se tromper en attribuant
cette opinion à tous les thomistes antérieurs à François
Vittoria. Le P. Galtier accueille trop facilement ces
assertions. De pœnitenlia, Paris, 1923, n. 507. Suarez,
plus attentif, déclare n'avoir jamais rencontré pareille
opinion chez aucun théologien. Opusc, v, disp. II,
sect. i, n. 1. Cf. Chr. Pesch, De sacramento pœnilentiœ,
n. 332.
D'un mot on peut résumer la pensée de saint Tho-
mas : le degré de charité est, pour l'âme adulte, la
mesure de la récompense; les mérites sont les litres à
cette récompense. S'il en est ainsi, la reviviscence des
mérites s'explique facilement. Le mérite n'est pas tota-
lement effacé par le péché mortel; il est seulement mor-
tifié. La justification de l'âme rend au mérite sa valeur
pour le ciel ; mais le degré de la rétribution sera mesuré
au degré de grâce rendue â l'âme. Toutefois les mérites
revivent tous, parce épie tous demeurent des titres â
cette rétribution. Nous trouverions facilement un
terme de comparaison élans le monde matériel des
affaires. Voici les actions d'une société industrielle. Au
temps d'une première prospérité, ces actions, au nomi-
nal de 100 frs par exemple, se sont élevées en bourse
jusqu'au cours de 1 000 frs: survient une crise, la
faillite : les actions tombent à 0. La négociation en
bourse devient impossible. Mais bientôt la société est
renflouée; les actions sont cotées de nouveau et re-
prennent de la valeur. Mais le nouvel état de la société
étant bien moins florissant qu'avant la chute, les
actions sont cotées seulement 50 frs. Pourtant ce sont
les mêmes actions. Ainsi — toutes proportions et dis-
semblances respectées — en est-il dans le domaine des
mérites. Le mérite est une « action », titre négociable
pour le ciel. Le péché mortel réduit â 0 la valeur ele
cette action, laquelle cependant subsiste. Le renfloue-
ment survient, c'est-à-dire la justification; mais la
valeur d'échange de l'action ele meure proportionnée
au nouveau crédit qu'offre la société renflouée, c'est-à-
dire au elegré ele grâce et ele charité que possède l'âme
ressuscitée a la vie surnaturelle. Crédit bien moindre
élans le cas présent. De même qu'avec son action — la
même action — qui valut jadis 1 000 1rs, le capitaliste
n'obtiendra plus que 50 frs, après le renflouement de
la société en faillite, ainsi le juste, tombé en péché mor-
tel et ressuscité a la grâce n'aura plus, avec les mêmes
mérites précédents, qu'une récompense proportionnée
à la vie surnaturelle diminuée en laquelle il ressuscite.
Les titres demeurent identiques, leur valenr d'échange
varie.
2. Les thomistes. — Il s'en faut que tous les théolo-
giens thomistes aient exposé la pensée de saint Thomas
d'une façon uniforme.
a) Les anciens commentateurs. — Les anciens com-
mentateurs — et les plus illustres - ele saint Thomas
l'ont interprété dans le sens qu'on a pu lire ci-dessus.
Capréolus, In 1 Y"" Sent., dist.XIV, q.n, a. 1, concl. 2;
Panez, loc. cit. : Cajétan, In 7/7um part. Sum. S. Tlwmœ,
q. lxxxiv, a. 1, distinguent, dans la vie éternelle pro-
mise comme récompense aux mérites, un double élé-
ment : 1. la récompense essentielle, le degré plus ou
moins élevé ele vision béatiflque dont jouira l'élu, et
2. la récompense accidentelle, les autres biens qui accom-
pagneront cette vision. Le pénitent n'obtiendra (pie la
récompense essentielle correspondant au degré de cha-
rité auquel sa pénitence l'aura ramené, au moment de
la mort. Ce degré peut être inférieur à ce lui qu'il avait
avant son péché; auquel cas il jouira néanmoins de
toute la récompense accidentelle méritée par ses bonnes
œuvres d'avant son péché. » E. Hugueny, op. cit.,
p. 280-287. A ces grands commentateurs, on peut ajou-
ter Sylvius, Contenson, Cano (?), Pierre de LaPallu,
Gotti, dans leurs commentaires ele la Somme ou sur les
Sentences, et, parmi les thomistes récents, Pillot,De
sacramenlis, t. il, th. x; A. d'Alès, De sacramento pœ-
nilentiœ, th. xn, p. 101 ; Jannssens, Summa théologien,
t. ix (De gralia), p. 497-498; Lépicier, De pœnitenlia,
p. 238, et De gralia, p. 424 sq. ; J. Van eler Meersch,
De divina gralia, n. 213. Inclinent vers cette opinion
Tanquerey, Synopsis thcologiœ dogmalicœ, t. m, n. 276 ;
Van Xoort-Verhaar, De pœnitenlia, n. 115. Récemment
Hervé s'y est rallié, Manuale, t. iv, Paris, 1937, n. 326,
ainsi qu'implicitement, à propos de la récompense due
aux mérites des actes « rémittents », le P. Noble, O. P.,
La charité, t. i, Somme théologique, édition de la Re-
2639
REVIVISCENCE DES MERITES
2640
vue des Jeunes, appendice il, p. 415-418. Cf. Th. De-
man, (). P., L'accroissement des vertus dans sain! Tho-
mas et dtms l'école thomiste, dans le Dictionnaire de
spiritualité ascétique et mystique, t. i, col. lf>.'i.
b) Jean de Saint-Thomas. — Cet auteur accepte le
principe thomiste fondamental : reviviscence des mé-
rites dans un degré proportionné au degré de grâce qui
accompagne le retour à la vie surnaturelle. Mais il
distingue une double causalité dans les dispositions du
pénitent. Non seulement elles appellent un certain
degré de charité nouvelle, mais, dans cet le même me-
sure, elles exigent, en outre, la reviviscence de la cha-
rité perdue par le péché. « Le pénitent reçoit donc
d'abord, selon la mesure de sa contrition, un degré de
grâce présente correspondant à la causalité essentielle
de ses nouvelles dispositions, puis il lui est en plus
rendu un degré de grâce correspondant à la causalité
essentielle, en tant qu'elle n'est pas seulement dispo-
sition positive à la nouvelle grâce, mais cause écar-
tant l'obstacle du péché. Si, en dehors de ce degré de
grâce, il en est d'autres qui n'ont pu être rendus à
cause de la tiédeur des dispositions du pénitent, ils
seront rendus, quant â la récompense essentielle,
aussitôt que le pénitent arrivera à une ferveur plus
grande, à tout le moins au dernier instant de la vie. »
Cursus Iheoloqicus, t. ix, disp. XXXVI, a. 2. « Ainsi
seraient à la fois sauvegardées la correspondance de la
récompense essentielle avec la charité et la restitution
des mérites une fois acquis. » Et. Hugueny, op. cit.,
p. 288; cf. II. Noble, op. cit., p. 417. Pour prendre un
terme de comparaison matériel, supposons que le
pécheur rentre dans l'amitié de Dieu avec un coeffi-
cient de ferveur égal à 8, ce coefficient de ferveur lui
donnera 8 degrés de grâce en tant qu'effet des disposi-
tions présentes, auxquels s'ajouteront 8 autres degrés de
grâce, en tant qu'effet des mérites précédents, qui
désormais peuvent agir, l'obstacle du péché étant levé.
Si ce coefficient est inférieur au degré de la ferveur anté-
rieure, l'action des mérites antérieurs, mortifiés puis
revivifiés, pourra se faire sentir dans une proportion
supérieure au fur et à mesure que s'amélioreront les
dispositions du pénitent : et, tout au moins au dernier
moment de la vie, le degré primitif de ferveur sera récu-
péré et, par conséquent, récupérée également toute la
récompense essentielle.
c) Gonet. - - Comment expliquer cette nécessité
morale de revenir au degré primitif de ferveur, tout au
moins au dernier moment de la vie? C'est ici que Gonet
tout en reprenant substantiellement la thèse de Jean
de Saint-Thomas, y ajoute une légère nuance de pré-
cision, fondée sur l'idée de la persistance d'un droit
moral à l'intégrité île la récompense essentielle. Nuance
subtile qui transparaît si peu dans le texte de Gonet,
Clypeus, t. m, tract, v, De ptenitenlia, disp. Vf, a. 2,
n. 18-33, que certains auteurs pensent pouvoir la
négliger et identifier les deux opinions. Cf. Galtier,
op. cit., n. 507.
« Gonet, distinguant dans le mérite le droit moral à
la récompense du ciel cl l'augmentation réelle et immé-
diate de la grâce sanctifiante, enseigne (pie le mérite
n'obtient jamais d'augmentation de grâce sancti-
fiante, (pie dans la mesure permise par la ferveur crois-
sante des dispositions du pénitent. Mais, en pins du
degré de ses bonnes dispositions et du droit â la récom-
pense qui correspond â cette grâce, il recouvre aussi
une partie du droit moral qu'il avail à la récompense
du ciel avant son péché. Cette pari es1 proportionnelle
à son degré de contrition, en sorte (pie, s'il se relève
avec une charité moit ié moindre (pie sa charité d'avant
le péché, il ne recouvrera que la moitié de sou droit
pour ses lionnes aci ions d'avant le péché. 1 1 recouvrera
le tOUt quand il sera remonté â son premier degré de
ferveur. S'il arrive qu'il ne remonte jamais au degré de
charité correspondant au degré du droit moral recou-
vré par sa pénitence, il recevra, soit à l'heure de la
mort, soit à celle de son entrée au ciel, une impulsion
de grâce qui lui permettra de faire l'acte de charité
plus fervent requis pour le degré de récompense essen-
tielle dû â ses mérites recouvrés. » fît. Hugueny, op. cit.,
p. 288-289. Parmi les anciens théologiens auxquels se
réfère Gonet, il faut citer Soto, Nufio, Alvarez, Le-
desma. Hugon, op. cit., p. 560, déclare adhérer à l'opi-
nion thomiste représentée par D. Soto, Gonet,
Billuart. Il est difficile de retrouver l'opinion de Gonet
dans l'exposé d'Hugon, qui paraît se rapprocher beau-
coup plus de saint Thomas interprété par Capréolus,
Cajétan et Billot.
d) D. Solo. Billuart. — Quant à Dominique Soto et
à Billuart, il semble bien — tout au moins Billuart le
réclame — qu'on doive leur faire une place encore à
part. Pour D. Soto les mérites revivifiés ne retrouvent
leur valeur totale qu'en celui qui, par la pénitence,
récupère toute la grâce perdue par le péché. Mais si la
pénitence reste en deçà de ce qu'il faut pour recouvrer
l'intégralité de la grâce perdue, la valeur des mérites
n'est restituée que dans une mesure proportionnelle à
la restitution même de la grâce. Il n'est pas question,
chez D. Soto, d'une reviviscence totale à l'article de la
mort. In /V'"> Sent., dist. XVI, q. n, a. 2. — Billuart
déclare que cette explication « lui plaît assez », salis
arridet. De saeramento pasnitentiœ, dissert. III, a. 5,
§ 2. Mais lui, du moins, accepte explicitement que les
actes « rémittents » méritent une augmentation de
grâce, de charité et de gloire, non certes physiquement,
mais moralement et que cette augmentation sera accor-
dée au moment de l'entrée dans la gloire, l'âme pro-
duisant alors un acte d'extraordinaire ferveur. De cha-
ritate, dissert. II, a. 3.
En réalité, toutes ces opinions se ressemblent comme
des sœurs. Les Salmanticenses les ont accueillies.
Tract, xvi, de merilo, disp. V. Elles sont un moyen
terme adopté pour combiner l'opinion de saint Tho-
mas avec l'opinion des théologiens postérieurs au con-
cile de Trente, thomistes nouvelle formule. Au moment
même de la justification, les mérites revivent tous, mais
ils n'ont actuellement et physiquement qu'une valeur
de gloire proportionnée au degré de grâce récupérée :
ainsi le principe fondamental du thomisme demeure
sauf. Mais lesdits mérites ont, pour l'heure de l'entrée
au ciel tout au moins, une valeur morale de gloire
répondant au degré de grâce perdue précédemment
par le péché.
Est-il besoin de faire observer que cette deuxième
assertion, dont Gonet semble le père légitime, est toute
gratuite?
2° En dehors de l'école thomiste. — ■ Ici encore il est
utile de distinguer les anciens et les modernes, posté-
rieurs au concile de Trente.
1. Les anciens théologiens. — Tous se tiennent dans
des affirmations assez générales ou présentent une
explication qui s'apparente à celle que nous avons
proposée comme expression authentique de la pensée
de saint Thomas. Elle se trouve indiquée déjà chez
Alexandre de I lalès, Summa. part. IV, q. XII, menib. iv,
a. (3. Albert le Grand, In / V'"" Seul., dist. XIV, a. 21,
édition Beugnet, t. xxix, Paris, PI04, p. 443, ne touche
que d'un mot la présente question : Opéra morlificala
co modo quo morlua fuerunl, omnia vivificanlur per
pwnitenliam sequentem. Il est donc difficile de lui attri-
buer unv explication divergente de celle de saint Tho-
mas, ainsi (pie le fait Chr. Pesch. Saint Bonavenlure
n'est guère plus explicite dans son commentaire In
/V",".dist. XIV, part. II,a.2,q. 3. Même observât ion
pour Pierre de Tarentaise, In /Y'"", dist. XXII, q. i,
a. 1 , ad 4"'", le problème n'étant abordé par lui qu'inci-
demment à propos de la reviviscence des péchés. Voir
2641
REVIVISCENCE DES MÉRITES
2642
plus loin. Richard de Médiavilla, In IVam, dist. XIV,
a. 8, q. il, tout comme Alexandre de Halès, se rap-
proche de saint Thomas et envisage la double récom-
pense, essentielle et accidentelle, comme explication
dernière de la reviviscence des mérites.
Une mention spéciale doit être accordée à Duns Scot
■et à Durand de Saint-Pourçain.
a) Duns Scot. — Duns Scot semble bien avoir pré-
paré les voies au thomisme moderne, postérieur au
concile de Trente. D'une part, il affirme comme saint
Thomas, que la récompense de la gloire sera propor-
tionnée au degré de grâce et de charité possédé par
l'âme juste. D'autre part, il tient que tout mérite aura
sa récompense, non seulement accidentelle, mais essen-
tielle. Les mérites revivifiés par la pénitence sont donc
dans cette condition : omnia Ma opéra prioru revivis-
cunt... in ordinc ad vilam et gloriam œternam... ; nec tan-
ium correspondet operibus meritoriis gloriaet prsemium
occidentale, sed eliam essentiale. Report. Paris., 1. IV,
dist. XXII, n. 8. Le pénitent converti peut donc res-
susciter à la vie surnaturelle avec une grâce moindre
que celle qu'il avait au moment de sa chute. Sur ce
point, la pensée de Scot est ferme, et il sépare nette-
ment, pour l'instant de la justilication du pécheur, la
condition de la reviviscence de la grâce et celle de la
reviviscence des mérites : Cum quodeumque meritum
merealur (ut credo) augmentum gratiœ, quia aliquem
determinatum gradum gloriœ, ad queni requiritur, ut dis-
posilio prœvia, aliquis gradus gratiœ, et non semper
Deus post quemeumque uclum merilorium au geai gra-
tiam proporlionalam merito, videlur quod augmentum
debilum meritis remissis reseroet usque ad inslans mor-
tis. In IVum Sent., dist. XXI, q. i, a. 9. On le voit,
c'est exactement la position de Jean de Saint-Thomas.
Scot maintient le principe thomiste d'une grâce rendue
proportionnellement aux dispositions, mais « comme
au mérite est dû non seulement une récompense acci-
dentelle mais encore la récompense essentielle..., il faut
que tout mérite acquis postérieurement à d'autres
déjà possédés obtienne un nouveau degré de gloire qui
lui corresponde », et ici il rejoint les thomistes récents
et les théologiens posttridentins. Et puisque « le mérite
n'entraîne pas toujours immédiatement un degré supé-
rieur de grâce — les mérites revivant alors que la grâce
précédente ne revit pas toujours » — Dieu accordera au
moins à l'heure de la mort au pénitent justifié de
retrouver la grâce nécessaire pour que les mérites
trouvent leur récompense. Dist. XXII, q. un., a. 9. Scot
ajoute ici une réflexion assez personnelle : « Que les
méritent revivent et pas nécessairement la grâce, cela
paraît assez conforme à la justice : la grâce antérieure
était uniquement don de Dieu, les mérites étaient en
quelque façon œuvre de l'homme, et c'est pourquoi
dans l'acceptation divine ils sont toujours saufs, mais
non pas la grâce. » Id., ibid., édit. Vives, Paris, 1894,
t. xvin, p. 715 b; 782 ab ; 783. Voir l'exposé, peut-être-
un peu adouci, de la pensée de Scot, ici même, t. iv,
col. 1926.
Certains scotistes pensent que les mérites pourront
revivre intégralement pour la gloire indépendamment
de la grâce. Cf. Frassen, Scotus academicus, t. x, Rome,
1726, De pœnilentia, tract, i, disp. II, q. m, iv.
b) Durand de Saint-Pourçain. — La position de Scot
ne lui est certainement pas particulière. On la retrouve
dans un texte assez bref de Durand, où Chr. Pesch
croit trouver déjà la théorie qui aura si grande faveur
chez les théologiens jésuites après le concile de Trente.
En réalité, Durand n'a pas parlé différemment de Scot.
Voici d'ailleurs son assertion : Dato quod pœnilentia
vivificat priora mérita per peccatum morlificata, non
oportet lamen quod restituai œqualem charilalem (voilà
la tradition thomiste), quia valor merilorum prœceden-
tium pensabilur secundum charilalem in qua (acta fue-
runl, et non secundum charitatem in qua pœnilens resur-
git. In Illam Sent., dist. XXXI, q. n, ad 3um, Lyon,
1586, p. 600 b.
2. L'école jésuite moderne et les théologiens qui s'y
apparentent. — Les théologiens dont nous venons de
parler, ainsi que les thomistes récents depuis Jean de
Saint-Thomas, semblent avoir voulu faire une concilia-
tion entre deux doctrines. Dans l'école jésuite (sans
que cependant s'y rallient tous les théologiens de la
Compagnie) et chez les théologiens qui s'y apparentent,
c'est la doctrine de la reviviscence des mérites quant
à leur pleine valeur pour la gloire essentielle qui l'em-
porte. La doctrine de la proportion de la grâce aux
dispositions du sujet ne vaut plus et pour la grâce et
les vertus récupérées et, à plus forte raison, pour la
valeur des mérites revivifiés. En ce qui concerne la
grâce et les vertus récupérées, voir ci-dessus, col. 2632.
a) Exposé. - — Les auteurs sont ici les mêmes que
dans le paragraphe précédent, pour la reviviscence de
la grâce et des vertus. Le fondement du système,
« c'est que la reviviscence des mérites n'est pas suffi-
samment assurée, si la récompense essentielle est me-
surée au degré de perfection de la contrition du péni-
tent ou à celui de l'acte de charité qu'il fait au jour de
sa conversion. Même au cas où cet acte de charité
serait plus fervent que ceux d'avant le péché, ceux-ci
seraient sans récompense, puisque l'acte plus fervent
mériterait, à lui seul, la récompense essentielle qui lui
convient. » Et. Hugueny, op. cit., p. 287.
Fidèles au principe de l'accroissement de la grâce
par addition, ces théologiens déclarent qu'il n'y a plus
lieu de distinguer entre actes méritoires intenses et
actes méritoires moindres ou « rémittents », inlcnsi,
remissi. Tout acte méritoire, quel qu'il soit, apporte
quelque nouvelle richesse au trésor de l'âme, et ce sont
ces richesses totalisées qui, à l'heure de la mort, repré-
sentent le degré de sainteté et, par conséquent, de
gloire auquel est parvenu le chrétien fidèle. Dans celte
opinion, le péché ne fait qu'interrompre la totalisation.
Aussitôt l'âme rendue à la vie de la grâce, la thésauri-
sation reprend et s'accroît. Nous avons lu plus haut,
col. 2033, le raisonnement de Suarez concernant l'ac-
croissement de la grâce dans l'âme du pécheur qui
tombe et qui se relève. Le raisonnement vaut pour le
mérite. A chaque absolution, les mérites passés revivent
comme la grâce et les vertus elles-mêmes et le pécheur
converti y ajoute le nouveau mérite de sa conversion.
Pour Suarez et son école, « le mérite est considéré
comme une monnaie d'achat, sans autre relation de la
récompense avec l'œuvre bonne que celle de la quan-
tité de mérite fixée par la promesse de Dieu à chaque
œuvre méritoire, en fonction de sa valeur absolue ou
relative. Le mérite final est le résultat de l'addition
matérielle de tous les mérites attachés à chaque acte
particulier. Supposons un homme qui aurait posé une
succession d'actes de charité représentable par le
schéma suivant : 1, 1, 2, 2, 3, 3, 2, 1, 4, 5, 7, 1, puis
interruption par le péché mortel et reprise, après
conversion, d'une nouvelle série, 2, 3, 4, 2, 5, 3. Cet
homme recevrait un degré de vision béatifîquc repré-
sentable par le total de tous ces chiffres, soit par 51,
quel que soit le degré de sa vertu de charité au moment
de sa mort. » Hugueny, op. cil., p. 295-296.
b) Les arguments. — P. Galtier les a présentés
d'une manière remarquable, De pœnilentia, n. 569-573.
Il distingue les arguments directs et les arguments
indirects :
Arguments directs : 1. Le concile de Trente enseigne
qu'aux œuvres méritoires est due en justice leur récom-
pense. La seule condition posée est lu mort en état de
grâce. Si les mérites n'étaient pas récompensés selon
leur pleine valeur, le texte conciliaire serait difficile-
ment intelligible. 2. L'idée même de la reviviscence
2G43
REVIVISCENCE DES PECHES
2644
implique que les mérites revivifiés doivent récupérer
toute leur ancienne efficacité. 3. Le péché étant par-
faitement remis, on ne comprendrait pas qu'il en restât
un effet au ciel, c'est-à-dire une gloire moindre. Voir la
discussion de ces arguments dans Billot, De sacramenlis
t. ii, p. 119-121, et dans Galtier, op. cil., p. 4 11.
Arguments indirects: réfutation de l'autre opinion.
1. 11 est impossible que les mérites revivent seulement
quant à leur récompense accidentelle. (Nous savons
que Suarez déclare n'avoir jamais rencontré cette opi-
nion.) 2. Il serait injuste qu'ils revivent pour une
récompense essentielle possédée indistinctement à des
titres distincts, ("est l'argument que nous avons rap-
pelé en exposant le fondement du système, col. 2636.
En étudiant de près ces arguments, on s'apercevra bien
vite qu'ils n'apportent pas de raison décisive contre
l'opinion de saint Thomas.
Nous sommes, en réalité, en présence de deux concep-
tions théologiques de l'œuvre méritoire : celle de
saint Thomas, pour qui le mérite est un titre à la gloire,
titre dont la valeur se mesure au degré de grâce et de
charité du sujet méritant ; celle de Suarez. pour qui le
mérite est une disposition à la grâce et à la gloire, dis-
position dont la valeur est absolue et doit être réalisée.
La solution des thomistes récents et de Scot s'efforce
de concilier les deux points de vue, niais elle introduit
un élément, dont le moins qu'on puisse dire est qu'il
représente une anomalie psychologique : cette dispo-
sition supérieure qui interviendra nécessairement dans
l'âme, tout au moins a l'heure de la mort.
En matière si délicate, où l'on peut craindre les
écarts d'imagination, où l'on doit surtout être con-
vaincu des insuffisances de notre raison, même éclairée
par la foi, il est prudent de ne porter aucun jugement
absolu. Pratiquement, il semble que s'en tenir à l'opi-
nion plus sévère de saint Thomas et des anciens théo-
logiens, c'est la seule manière de n'avoir pas de sur-
prise dans l'au-delà. Au moment où elle bénit pour la
dernière fois le cadavre de ses enfants, l'Église prie le
Dieu de miséricorde « de ne point entrer avec son ser-
viteur en des comptes trop rigoureux ». Non intres in
judicium cum servo luo, Domine. Voilà qui nous met
assez loin de la comptabilité par doit et avoir qui se
trahit en trop d'auteurs modernes. « Il faut prendre
garde, en pareille matière, de donner trop d'importance
à l'argument de consolation, en adoptant une opinion,
simplement parce qu'elle est plus consolante. La vraie
consolation est celle qui ne s'appuie pas sur des ima-
ginations, mais sur la vérité dont il est écrit : La vérité
du Seigneur demeure éternellement. » Billot, De sacra-
menlis, t. il, p. 120-121.
On consultera .' 1° Solution de saint Thomas-Danez et des
anciens thomistes : les auteurs eux-mêmes, aux endroits indi-
qués au cours de l'article. Parmi les contemporains : Billot,
De oirtulibiis infusis (édil . de L905), prolegomenon, § 1, n. 2;
S 2, n. 2, p. 25-29, 44-45; De sacramentis, t. u (édit. de 1922),
p. 104-121 ; lie gratin ledit, de 11)12), th. xii. s- II, p. 2S.V288;
I.êpicier, De pœnitentia, q. vi, p. 219-245; A. d'Alès, De
sacramenio pœnitenlim, c. v, th. mi; Jannssens, De gratia
Jiei et Cliristi, Frlbourg-en-B., 1021, p. 497-498; Hervé,
Manuale, t. iv, n. 325-326 (niais simplement l'édition de
1937) et même Hugon, nonobstant son affirmation de fidé-
lité à Gonet, Traclatus dogmatici, t. m, p. 554-564. On con-
sultera également Et. Hugueny, O. 1'.. I ■<• pénitence, t. i,
Somme thiologique, édit. de la Re»ue des Jeunes, appen
dice n; H.-D. Noble. O. P., La charité, t. i (id.), notes 47,
50, p. 28l>, 287, et appendice n, S 2, Le proi/rcs de la chu
riie. p. 393-421; Th. Deman, o. 1'., L'accroissement des
ocrtiis dans sailli Thonais cl dans l'École thomiste, dans le
Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, l . i. col. 138-
150; Ami </« clergé, 1932, i>. 358-363; 1933, p. 247. 2.">2. Voir
aussi c rd. Van Hoey, De lirtute charilatis, Malines, 1929,
q. 'i, c. .
2° Solution moyenne (le Scoi, -Jean de Saint-Thomas, Gonet,
Billuart: voir les références au cours de l'article. Cette opi-
nion hybride, aujourd'hui délaissée, n'a plus qu'un intérêt
rétrospectif. On consultera surtout Gonet, Clypeus, t. VI,
Paris, 1876, Tractalus de pœnitentia, disp. VI, a. 1 et 2 (n. 1
à 01); Billuart, Cursus Iheologiœ, t. ix, Paris, 1878, Tractalus
de sacramenio pœnitentia;, dissert, ni, a. 4 et 5; Salmanti-
censes, tract, xvi, De gratin, disp. V, dub. un., a. 6.
3° Solution suarézienne, communément adoptée dans l'école
jésuite. — La lecture de l'opuscule v de Suarez s'impose :
Rcleciio de revwisceniia meritorum (édition Vives, t. ix). Voir
également les autres auteurs cités au cours de l'article. Outre
les traités De p enilcnliade De Augustinis, De San, Palmieri,
l.ercher, Huarte, le trait é De gralia de Mazzclla, on consultera
spécialement Chr. Pesch, Prœlectioncs dogmatiae, t. vu,
De sacramenio pœnitcntiœ, n. 31C, 344, et P. Galtier, De
pœnitentia, Paris, 1923, p. 560-57G. Ces deux auteurs s'eftor-
cent de s'abriter sous l'autorité de saint Thomas ou tout au
moins d'en infirmer la portée. Voir également X. Gihr, Les
sacrements de l'Église catholique, trad. française, t. IV.
IV. Reviviscence des péchés. — « La reviviscence,
après une chute, des péchés déjà pardonnes, constitue
une question que l'on pourrait dire «classée «en théo-
logie depuis des siècles. » J. de Ghellinck, La revivis-
cence des péchés pardonnes, dans Nouvelle revue théo-
logique, 1909, p. 400. Aussi la traiterons-nous au seul
point de vue historique. On peut distinguer trois pé-
riodes : 1° Avant saint Thomas; 2° L'œuvre de saint
Thomas; 3° Les spéculations postérieures à saint
Thomas.
/. avaxt Saint thomas. — 1° Comment se posait
le problème? — • Aucune exposition ne vaut celle de
Pierre Lombard, Sent., 1. IV, dist. XXII, c. i, édit. de
Quaracchi, t. n, p. 885-888.
« On vient d'affirmer, en s'appuyant sur de nom-
breuses autorités, que par une sincère contrition de
cœur les péchés sont remis avant toute confession et
satisfaction, môme à celui qui peut-être retombera dans
son crime. On demande donc si, méprisant de se con-
fesser après avoir eu la contrition, ou encore retombant
dans son péché ou dans un péché semblable, le péni-
tent verra ses péchés passés revivre. De cette question
la solution est obscure et incertaine, les uns affirmant,
d'autres niant que les péchés passés revivent ultérieu-
rement quant à la peine.
Ceux qui tiennent pour la reviviscence des péchés
quant à la peine invoquent un certain nombre de té-
moignages :
S. Ambroise (en réalité l'Ambrosiaster) : Donale invi-
cem, si aller in iilterum peccel; alioquin Deus repetit
dimissa. Si enim in his contemptus jucril, sine dubio
revocahil senlcnliam, per quam miscrirordiam dederal,
sicul in Evangelio de servo nequam legilur, qui in con-
servum suum impius deprehensus est (cf. Matth., xvm,
33). Di episl. ad Eph., iv, 32, P. L., t. xvu (1845),
col. 393.
Raban Maux (?) : Nequam servum tradidit Deustorto-
ribus, quoadusque redderel universum debilum; quia non
solum peccala, quœ posl baplismum homo egit, repula-
bunlur ci ad pœnam, sed etiam peccata originalia, quœ
in bapiismo ci sunt dimissa. Le texte se trouve dans Gra-
tien, Décret, eau. Si Judas, 1, De ptciulentia, dist. IV.
S. Grégoire : Ex diclis CL'angclicis constat quia, si ex
corde non dimillimus quod in nos delinquilur, et hoc rur-
sum cxigilur, quod juin nobis per pœnilenliam dimissum
fuisse gaudebamus. Diul., 1. IV, c. i.x, P. L., t. lxxvii,
col. 429. Dans C.ralien, can. Constat ex diclis, 2, De
psenitentia, ibid.
S. Augustin : Dicit Deus : « Dimille, cl dimillelur tibi
(Luc, vi, 37) »; sed ego prius dimisi, dimille vel poslea.
Nom si non dimiscris, revocabo le, cl quidquid dimise-
ram, replicabo te. Serm., lxxxiii, c. vi, n. 7. Dans Gra-
tien. can. Dicit Dominas, 3, ibid.
Le même (?) : Qui divini beneficii oblilus, suas vult
vindicare injurias, non solum de futuris peccatis veniam
non merebilur, sed etiam prœterita, quœ juin sibi dimissa
credcbal, ad vindictam ei replicabuntur. Ne se trouve
2645
REVIVISCENCE DES PECHES
2646
pas textuellement dans saint Augustin, quoique le ser-
mon cité précédemment contienne quelque chose
d'approchant. Dans Gratien, ibid., can. 4, Qui divini.
Bède le Vénérable : « Revertar in domum meam »
(Luc, xi, 24), Timendus est iste vers iculus, non exponcn-
dus, ne culpa, quam in nobis exslinclam credebamus, per
incuriam nos vacantes opprimât. In evang. Lucie, 1. IV,
c. xi, ?. 24. Dans Gratien, ibid., can. 5, Revertar in
domum.
Le même : Quemcumque enim post baptisma sive
pravitas hœretica, seu mundana cupiditas arripueril,
mox omnium proslernet in ima viliorum. Ibid., f. 26.
Dans Gratien, ibid., can. 6, Quœcumque enim.
S. Augustin : Redire dimissa peccata, ubi fralerna
caritas non est, apertissime Dominus in evangelio docel
in illo servo, a quo Dominus dimissum debilum peliit, eo
quod ille conservo suo debilum nollet dimittere. De bap-
tismo contra donalistas, 1. I, c. xn, n. 20. Dans Gratien,
dist. VI, De consecralione, can. 41, Quomodo exaudit,
§6.
Telles sont les autorités sous lesquelles s'abritent
ceux qui enseignent la reviviscence des péchés, en cas
de rechute.
Les adversaires objectent : il semble injuste de
punir à nouveau quelqu'un pour un péché dont il a
déjà fait pénitence et obtenu le pardon. Si encore il
était puni pour avoir péché et ne s'être pas amendé, il
y aurait apparence de justice ; mais, dès lors qu'on sup-
pose le pardon déjà accordé, c'est une injustice sans
apparence de justice. En ce cas, Dieu semble juger deux
fois le même cas et provoquer une double Iribulation, ce
qui est nié par l'Écriture (cf. Nahum, i, 9).
A cet argument on peut répondre qu'il n'y a pas ici
double tribulution et que Dieu ne juge pas deux fois
le même cas. 11 en irait de la sorte si, après une satis-
faction convenable, et une peine suffisante, le pécheur
était derechef puni; mais celui qui ne persévère pas
dans sa conversion n'a satisfait ni dignement ni suffi-
samment. 11 aurait dû, en effet, garder continuelle-
ment le souvenir de sa faute, non pour commettre,
mais pour éviter le péché; il aurait dû ne pas oublier
toutes les grâces reçues de Dieu (cf. ps. en, 2), aussi
nombreuses que nombreux sont les péchés pardonnes.
Il aurait dû réfléchir que les dons de Dieu furent aussi
nombreux que ses propres misères et rendre grâce pour
eux jusqu'à la fin. Mais, parce qu'il fut ingrat et est
retourné, comme un chien, à son vomissement (cf. II Pet.,
ii, 22), il a frappé de mort toutes ses bonnes actions
antérieures, et a fait revivre son péché pardonné.
Ainsi à celui-là même à qui Dieu avait pardonné parce
qu'il s'était humilié, Dieu impute de nouveau le péché,
parce qu'il s'élève et se montre ingrat.
Mais parce qu'il paraît déraisonnable d'imputer de
nouveau des péchés déjà pardonnes, il semble préfé-
rable à certains auteurs d'affirmer que personne n'est
puni de nouveau en raison de péchés une fois pardon-
nes. Si donc les péchés remis sont dits revivre et être
derechef imputés, c'est simplement parce que l'ingra-
titude fait retomber le coupable dans l'état de péché,
comme il était auparavant.
Tel est l'exposé du Maître des Sentences, lequel n'ose
conclure, laissant au lecteur le soin de choisir entre les
deux opinions. Dans la pratique il semble bien que
beaucoup de confesseurs imposaient le plus sur. De là,
à certaines époques, ces réitérations de eonfes;ion, ces
confessions générales répétées, et aussi peut-être ces
formules très larges d'accusation dont on a traité plus
ou moins en détail à l'art. Pénitence, voir t. xn,
col. 924-925; 931.
2° Comment les théologiens résolvaient le problème? —
1 . La solution affirmative : les péchés revivent quant à la
faute. — C'est la solution d'Hugues de Saint-Victor,
dans le De sacramenlis, 1. II, part. XIV, c. ix, P. L.,
DICT. DE THÉOL. CATHOL.
t. clxxvi, col. 570-578. Solution qui n'est ni une injus-
tice réelle, ni même sans apparence de justice. S'il est
juste de pardonner les péchés passés en raison de la
pénitence qui les suit, pourquoi les péchés remis par la
pénitence antérieure ne revivraient-ils pas en raison de
la faute postérieure à la pénitence? Col. 573. Et c'est
déjà un grand bienfait d'avoir eu la rémission du péché
tant que dura la pénitence. Col. 576.
L'auteur de la Summa Senlenliarum est moins afiir-
matif, quoique cependant pas absolument opposé à la
reviviscence des péchés. Il rapporte quelques-uns des
arguments pour et contre que nous avons lus chez
Pierre Lombard et conclut qu'il lui semble plus pror
bable d'affirmer que Dieu ne punira pas deux fois le
même péché, mais que, en raison de l'ingratitude conte-
nue dans les péchés postérieurs, il punira ceux-ci plus
sévèrement. Ceux qui parlent d'une reviviscence pro-
prement dite des péchés, veulent simplement inculquer
la terreur du péché : ad terrorem diclum esse videtur. Et
cependant, conclut-il, non negamus quin Deus, si dis-
tricle vellet agere, posset juste pro eisdem punire quœ ipse
prius dimiserat... sed, quoniam in Dca non est justitia
sine misericordia, verisimilius est ut non ullerius pro
dimissis puniat. Part. II, tract. VI, c. xm, ibid.,
col. 151.
2. La solution négative. — Nous venons de la voir
présentée comme plus vraisemblable par l'auteur de la
Summa Sentenliurum.
a) Abélard s'y rallie en rejetant d'un mot l'inter-
prétation de la parabole des deux serviteurs dans le
sens de la reviviscence des péchés, cum id plane Apos-
lolus in sequentibus contradicat dicens sine pœnilenlia
esse dona Dei et vocationem (Rom., xi, 29). Exposilio in
epist. Pauli ad Romanos, 1. II, c. v, P. L., t. clxxviii,
col. 861 D. 11 insiste de nouveau sur l'impossibilité
d'une double punition infligée par Dieu aumême péché,
s'appuyant sur Nahum, i, 9. Id., col. 872 B. Abélard
avait annoncé, col. 864, qu'il traiterait cette question
suo loco plus diligemment. Au commentaire de Rom.,
xi, 29, 1. IV, col. 936 BC, il n'y a pas la moindre allu-
sion au sujet. En définitive, Balzer s'est donc trompé en
rangeant Abélard parmi les partisans de la revivis-
cence des péchés. Die Scnlenzen des Petrus Lombard,
Leipzig, 1901, p. 145, n. 6.
b) Gratien traite de la reviviscence des péchés
dans la deuxième partie du Décret, caus. XXXIII,
q. m, dist. IV (= De pœnit., dist. IV), Friedberg,
col. 1228 sq. 11 rapporte d'abord l'opinion affir-
mative qui se fonde, dit-il, tout d'abord sur ces mots
du prophète : In memoriam redeal iniquitas patrum
ejus, ps. cvin, 14, et sur cette apostrophe au mau-
vais serviteur, Serve nequam, omne debilum dimisi
tibi, etc. (Matth., xvin, 32). On retrouve ensuite les
autorités patristiques dont s'est inspiré Pierre Lom-
bard, avec l'addition de deux textes de saint Augustin :
le début du canon Si Judas, emprunté à VEnarratio in
ps. cvin, n. 15, P. L., t. xxxvn, col. 1437, et un texte
emprunté à la q. xlii in Deuleronomium : peccalum
quod ex Adam conlrahilur lemporaliler rcddilur, quiu
omnes propler hoc moriunlur, non aulem in œternum eis,
qui fuerint per graliam spiritualiler regeneruti, in eaque
permanserinl usque in finem. Quœst. in Heplaleuchum,
1. V, P. L., t. xxxiv, col. 765.
Gratien nous renseigne ensuite sur une opinion qui
doit avoir eu, vers 1140, un certain nombre de repré-
sentants, mais qui ne laisse pas de trace chez Pierre
Lombard ni chez la plupart de ses contemporains.
Nous retrouverons d'ailleurs cette opinion réfutée
dans la Somme de saint Thomas. Les péchés qui doivent
revivre dimillunlur secundum justiliam, sed non secuib-
dum prœscientiam, col. 1230. Cf. saint Thomas, Sutn.
theol., IIIa, q. lxxxviii, art. 1. Gratien lui accorde une
longue dissertation qui va du c. vin au c. xn, col. 1230-
T. — XIII. — 84.
2 04 7
REVIVISCENCE DES PÊCHES
2648
1234. Toutefois, clans la seconde partie de cette disser-
tation (IVa pars, col. 1232), Gratien envisage plus spé-
cialement le cas d'une rémission complète du péché
pardonné, qui permettrait au pénitent converti d'en-
trer au ciel s'il mourait en cet état de grâce recouvré,
mais qui revivra secundum prœscientiam, précisément
parce que la mort ne se produira pas en de telles condi-
tions, ("est plutôt la question de la persévérance finale
et de la prédestination in libro vilee qui est ici agitée,
c. ix-xii.
Enfin, dans la cinquième partie, Gratien envisage
l'opinion négative : les péchés pardonnes ne revivent
pas. En faveur de cette solution, il invoque l'autorité
de saint Grégoire — en réalité il s'agit d'un texte de
la Glose ordinaire sur Ex., c. xxxiv, 7, partiellement
reproduit de saint Grégoire, Moralium, 1. XV, C. xxii
(lisez c. li, n. 57, P. L.,t. lxxvi, col. 1110 C) — et de
saint Prosper : Qui [enim ] recedil a Christo et alienus a
gratia finit liane vitam, quid nisi in perditionem cadit?
Scd non in id quod remissum est recidit, nec in originali
peccalo damnabitur, qui (amen propler postremacrimina,
ea morle afjlcielur, quœ ei propler Ma quœ remissa sunt
debebalur, Responsiones ad capitula objeetionum Gallo-
rum, part. I, c. n, P. L., t. li, col. 158 B. Gratien fait
observer que la fin de ce texte semble contredire le
début. Friedberg, col. 1230. La sixième partie ren-
ferme la conclusion de Gratien : l'opinion négative lui
paraît favorabilior, tant en raison des autorités sur les-
quelles elle s'appuie, que des arguments qui en dé-
montrent le bien-fondé avec une raison « plus évidente ».
Ici., c. c. Les autorités invoquées sont Ez., xvm, 24,
avec le commentaire qu'en fait saint Grégoire, In
Ezech.,1. I, homil. xi, n. 21, P. L., t. lxxvi, col. 914 BC ;
cf. homil. iv, n. 10, col. 820 D; II Pet., n, 20;
Heb., vi,l;Os., vu, 13 sq. Col. 1236-1237. La septième
et dernière partie explique en quel sens les enfants
sont parfois dits être punis pour les péchés de leurs
pères, Osée, vu, 2, et utilise principalement le com-
mentaire de saint Jérôme sur Osée, (ou plus exacte-
ment la Glose ordinaire). Col. 1237-1238. Cf. S. Jérôme,
Comment, in Oseam prophelam, 1. II, c. vu, P. L.,
t. xxv, col. 915-916.
c) Gandulphe de Bologne est partisan de l'opinion
négative, mais d'une façon plus nette que Gratien et
surtout que Pierre Lombard. Sur l'antériorité de Pierre
Lombard par rapport à Gandulphe, voir J. de Ghel-
linck, Le mouvement théologique du XIIe siècle, Paris,
1914, p. 191-213, et ici, t. vi, col. 1148. Voici l'analyse
qu'en donne le même auteur, La reviviscence des
péchés pardonnes, dans Nouvelle revue théologique, 1909,
p. 406 : « Dans le chapitre de la reviviscence, [Gan-
dulphe] commence par l'énoncé de la question : An
peccata dimissa redeant? Éd. J. von Waltcr, p. 497.
Il expose d'abord la réponse affirmative qu'il nuance
d'un videnlur (redire); puis viennent à l'appui quel-
ques autorités : un texte mis sur le compte cle Baban
Maur, un de saint Grégoire, deux cle saint Augustin
(voir ces textes ci-dessus dans l'exposé de Pierre Lom-
bard). Deux lignes sont consacrées alors à l'interpréta-
tion de ces appuis patristiques, qu'il dérobe en consé-
quence à la thèse purement affirmative : « il ne peut
être question de reviviscence que dans le sens d'ingra-
titude »; un nouveau péché engendre une culpabilité
d'ingratitude vis-à-vis de la rémission précédente : sed
peccata redire dicunliir îdeo quia post remissionem pec-
cando guis [il mis ingratitudinis remissionis peccatorum
cuite dimissorum. Aussitôt il énonce l'avis : Quodpeccata
non redevint plane Gregorius ostendit et, à la suite,
s'alignent trois textes pour le prouver : Grégoire, Pros-
per et Grélase (voir ces textes ci dessus chez Gratien).
Art. cit., p. 406.
d) Ognibene, évêque de Vérone (t 1 157) se demande,
lui aussi, si les péchés revivent, il hésite entre les
diverses solutions : Videndum est quid sit peccatum
redire. Peccatum redit, id est, homo redil ad peccatum
quod dimiseral; vel peccatum redil, id est, pozna quse
dimissa erat, quœ debebalur pro peccalo Mo — non pro
peccato Mo redit quod dimissum erat, sed pro eo quod
postea commiltil — vel peccatum redit, id est, pro pec-
cato quod dimissum erat punialur, quia ad id vel consi-
milc redil. Alii dicunl, quod nunquam redil in sensu Mo,
quem dixi modo, nisi homo ad idem peccatum redeat, et
si alia commiltil peccata, non propler hoc redil. Cité par
Gietl, Die Sentenzen Rolands, p. 249, n. 13.
e) Boland Bandinelli, le futur Alexandre III, est
moins dépendant du Décret que Gandulphe et Pierre
Lombard. L'opinion favorable à la reviviscence s'ap-
puie, d'après lui, sur la parabole du méchant serviteur,
le Seigneur y déclarant : nunc autem quia non miserlus
conservi tui, exigam a le universum debitum. S'il exige le
débit intégral, il exigera donc aussi ce qui avait été
remis. Elle s'appuie également sur Prov., xxvi, 11
(II Pet., n, 22), commenté par saint Grégoire et sur
Ps. xxxvn, 5, commenté par saint Augustin (?). Il
semble que Roland se soit inspiré ici de Gratien, De
pœnitentia, dist. IV, c. 24. L'opinion négative est sur-
tout prouvée par un texte de Gélase, emprunté à Gra-
tien, caus. XXIII, q. iv, c. 29 : semel in abolilione quœ
dimissa sunt peccata, récidiva dolore non debenl iterum
reilerari, secundum imilationem divinœ clemenliœ quœ
dimissa peccata non palitur in ullionem redire. Fried-
berg, col. 912. Dieu ne peut punir deux fois le même
péché; cf. Nahum, i, 9.
La solution de Roland est nette. Il faut distinguer
dans le péché la coulpe et la peine. A aucun prix, il
n'admet que le péché revive quant à la coulpe, hoc
penitus inficimur. Mais une reviviscence quant à la
peine, hoc manifeste concedimus. Toutefois cette peine,
qui était due pour le péché remis, n'est due que pour le
péché nouvellement commis. Et c'est en ce sens qu'il
interprète la parabole du méchant serviteur, le texte
de Prov., xxvi, 11 (II Pet., il, 22) et le commentaire
qu'en fait Grégoire, ainsi que le commentaire d'Augus-
tin (?) sur Ps. xxxvn, 5. Cf. A.-M. Gietl, Die Senten-
zen Rolands, Fribourg-en-B., 1891, p. 249-251.
/ ) La position catholique, à cette époque, semble
bien résumée par Maître Bandin, Senlentiarum, 1. IV,
dist. XXI : Solel eliam quœri ulrum peccata dimissa
redeant iterum peccanti, qui pœniluit? El dicimus quia
ulrumque salva fide teneri polest. Utrique enim parti
queestionis probali favent doctores, scilicel ut vel dimissa
peccata redeanl, aliquo exislenle ingrato bmeficiis : quod
evangetica parabola explicare videlur — vel ut non
redeant : sed eorum loco toi sint ingratitudines, quoi pec-
cata dimissa fueranl. Unde Augustinus : « Benedic, ani-
ma mea, Domino, et noli oblivisci omnes retribuliones
ejus : quœ tôt sunt, quoi sunt remissiones; lot ergo sunt
et obliviones. » P. L., t. c.xcn, col. 1102 B. Cf. S. Augus-
tin, In ps., en, n. 4, qui dit textuellement : Cogita ergo,
anima, omnes retribuliones Dei, cogilando omnia mata
facla tua; quam mulla enim mala farta tua, tant multœ
bonœ retribuliones ejus. P. L., t. xxxvn, col. 1318.
3° Appréciation. — Nous pouvons aujourd'hui nous
étonner de ces hésitations. Au xne siècle, elles avaient
leurs raisons d'être. La thèse de la reviviscence des
péchés avait, en effet, un lien très intime avec le con-
cept qu'on se faisait alors de la pénitence. Le P. de
Ghellinck a bien résumé cet aspect de la question :
■ I.a définition de saint drégoire : Pœnitentia est pneterila
muta jlerc cl /tendit non commitlere ( In Evang., homil. xxxiv,
n. 15, /'. /.., t. lxxvi, col. 1256) et surtout la formule de
sainl Isidore de Séville : Inanis est pœnitentia quam sequens
enlpn commaculat (Synonyma, i, n. 77, P. /.., t. i.xxxnr,
col. Sl.">i avaient traversé les siècles, détachées de l'œuvre
qui les enchâssait et lisait leur portée. Au moment de la
codification plus systématique des donn-.cs patristiques ou
2649
REVIVISCENCE DES PÉCHÉS
2650
conciliaires par les canonistes ou les sententiaires du xue siè-
cle, ces textes avaient pris, dans les idées de plusieurs, un
sens dévié de la pensée originale et nettement meurtrier
pour tout repentir suivi de rechute. Heureusement, le tra-
vail de la conciliation des autorités patristiques, qui met a la
torture tous les sententiaires, avait abouti à une conception
plus juste :à tout repentir réel s'accorde un véritable pardon,
même dans l'hypothèse d'une nouvelle chute. Mais alors
surgissait une nouvelle question, celle de la reviviscence :
après cette chute, les péchés déjà pardonnes revivaient-ils
dans la conscience? L'existence seule delà seconde question
supposait déjà ou plutôt exigeait, pour la première, la solu-
tion affirmative, bien que par endroits les explications de
quelques théologiens fléchissent en route...
Ce n'est pas tout : le jeu organique des diverses parties du
sacrement de pénitence n'avait pas encore trouvé dans la
théologie du xnc siècle son expression nette et précise. Nous
assistons alors au premier stade de ce qui sera plus tard le
problème débattu entre saint Thomas et Duns Scot, à pro-
pos de l'essence du sacrement : les actes du pénitent en
sont-ils la matière? Au xuc siècle, l'on se demandait dans
beaucoup de milieux : entre les diverses parties de la péni-
tence, quelle est celle à laquelle il faut attribuer l'elTacement
du péché? Est-ce à la contrition? est-ce à la satisfaction ou à
la confession? Pour peu qu'on ait pris contact avec les pro-
ductions théologiques de l'époque, l'on peut se faire une idée
du conflit des opinions; ... beaucoup optaient pour la contri-
tion, supposée parfaite, et admettaient la rémission de la
faute en vertu de ce repentir : per cordis contritionem, ante
«ris confessiotiem vel operis salisfaciionem. Mais alors sur-
gissait un nouveau problème : dans l'hypothèse de l'omission
voulue de cette confession — car celle-ci était néanmoins
reconnue comme nécessaire — les péchés déjà pardonnes
renaissent-ils? Perdait-on la rémission de ces fautes? ou bien
ne se rendait-on coupable que d'un seul péché en se refusant
à confesser les premiers? On le voit, à la question qu'on
pourrait dire théoiique, s'en entremêlait une d'ordre plutôt
pratique; c'est là ce qui nous explique le rang important
accorde dans les traités théologiques de l'époque au pro-
blème de la reviviscence : la synthèse pénitentielle elle-
même en était affectée. » Art. cité, p. 403-404.
//. L'ŒUVRE DE CLARIFICATIO.V HE SAI-VT THOMAS.
— Avec cette maîtrise de jugement qui le distingue,
saint Thomas apporte la solution définitive au pro-
blème de la reviviscence des péchés. Sum. theol., IIIa,
q.Lxxxvm. Cf. In IV*** Sent., dist. XXII, q. i, a. 1-3;
In Malth., c. xvm, in fini.
La question est divisée en quatre articles :
1° Le péché commis après la pénitence fait-il revenir
les péchés pardonnes? — Après avoir rapporté les rai-
sons de la thèse affirmative, il s'appuie sur Rom., xi, 29
et sur Prosper d'Aquitaine pour répondre négative-
ment. Dans tout péché mortel, il faut considérer deux
éléments, le mouvement d'aversion à l'égard de Dieu,
le mouvement de conversion vers le bien créé. Tout ce
qui tient à l'aversion de Dieu est commun à tous les
péchés mortels, mais non ce qui tient à l'amour du bien
créé. Du côté de la conversion au bien créé, le péché
mortel qui suit la pénitence, ne peut faire revivre les
péchés que cette pénitence avait effacés. Mais tout
péché mortel remet l'homme en état de privation de
la grâce et lui fait encourir la peine éternelle comme
auparavant. On ne saurait toutefois considérer ce châ-
timent comme la dette de peine due aux péchés anté-
rieurs pardonnes. Il faut donc éliminer l'opinion qui
prétend que les péchés revivent quant à la peine qui
leur était due en propre. On ne peut pas non plus
accueillir l'opinion qui prétend « que Dieu ne remet pas
les péchés selon sa prescience », mais seulement selon
l'état présent des exigences de sa justice. Car « si la
rémission des péchés par la grâce et les sacrements...
dépendait d'une condition future, il s'ensuivrait que la
grâce et les sacrements ne seraient pas cause suffisante
de la rémission des péchés, ce qui est une erreur. »
Conclusion : >< Ce n'est pas un retour des péchés
pardonnes, au sens absolu du mot ; mais ces péchés ne
reviennent que sous un certain rapport, en tant qu'ils
sont virtuellement contenus dans le dernier péché •>,
lequel en raison des péchés déjà pardonnes présente,
à l'égard de la bonté divine, une plus grande culpabi-
lité.
2° Quel est ici le rôle de l'ingratitude? — Il peut y
avoir ingratitude de deux façons. C'est d'abord une
ingratitude d'agir contre le bienfait reçu et cette ingra-
titude envers Dieu se trouve dans tout péché mortel,
puisque le péché mortel offense Dieu qui a remis les
péchés précédents. Mais une autre sorte d'ingratitude
consiste à agir contre l'élément formel dans le bienfait
reçu. Or, dans le pardon des péchés antérieurs, l'élé-
ment formel a été, du côté de Dieu, la rémission des
péchés, du côté de l'homme, le mouvement de foi et
l'acte de pénitence répudiant le péché. C'est aussi la
volonté que doit avoir le pénitent de soumettre ses
péchés au pouvoir des clefs. L'ingratitude ramène les
péchés, précisément parce qu'elle se met en opposition
avec tous ces aspects formels du pardon précédemment
obtenu : elle apparaît avec plus de force dans la haine
fraternelle, maintenue malgré la rémission accordée par
Dieu, dans l'apostasie qui s'oppose au mouvement de
la foi, dans le mépris de la confession ou dans la rétrac-
tation de la pénitence antérieurement faite. Ainsi s'ex-
plique le distique connu :
Flaires edit, apostata fit, spernitque fateri,
Psenituisse piget : pristina culpa redit.
On a constaté qu'ici saint Thomas envisage le cas du
péché remis par la seule contrition, avec le simple
désir — désir nécessaire — de la confession ultérieure.
Les anciens péchés ne revivent donc pas : il y a
simplement, dans la rechute du coupable, une malice
spéciale d'ingratitude.
3° La culpabilité qui est l'effet de l'ingratitude du
péché commis après la pénitence est-elle aussi grande
qu'avait été celle des péchés précédemment pardonnes? —
Malgré l'opinion de certains théologiens qui concluent
affirmativement, saint Thomas déclare qu'« il n'est pas
nécessaire qu'il en soit ainsi ». Le retour de culpabilité
ne peut être que proportionné a la gravité du péché qui
suit la pénitence : ■ or il peut arriver que la gravité du
nouveau péché égale celle de tous les péchés précé-
dents; mais cela n'arrive pas toujours ni nécessaire-
ment. » Les péchés passés ont pu être des adultères,
des homicides, des sacrilèges; et le péché nouveau est
un acte de simple fornication. De plus, « l'égalité de la
gravité de l'ingratitude avec la grandeur du bienfait
reçu n'est qu'une égalité de proportion, de sorte que
dans l'hypothèse d'un égal mépris du bienfait et d'une
égale offense du bienfaiteur, l'ingratitude sera d'au-
tant plus grande que plus grand aura été le bienfait ».
Le péché commis après la pénitence ne ramène donc
pas nécessairement, à raison de l'ingratitude qu'il ren-
ferme, un degré de culpabilité égal à celui des péchés
précédents.
4° Enfin cette ingratitude, cause du retour des péchés
déjà pardonnes, n'est pas elle-même un péché spécial,
tout au moins habituellement. — lit la raison en est que
l'ingratitude est incluse dans tout péché mortel, dont
elle constitue un élément essentiel. Pour que l'ingra-
titude fût un péché spécial, il faudrait que l'on com-
mît le péché expressément au mépris de Dieu et du
bienfait reçu. Comme le dit saint Augustin, De nuturu
et gratta, c. xxix, P. L., t. xliv, col. 2(53, « tout péché
ne procède pas du mépris de Dieu, bien qu'en tout
péché, le mépris de Dieu soit inclus dans celui de ses
préceptes ». En règle générale, l'ingratitude n'est donc
qu'une circonstance du péché, circonstance qui ne
change pas l'espèce du péché. Cf. Cajétan, m h. I.
On le voit, saint Thomas, tout en expliquant en
bonne part les assertions de ses prédécesseurs (et il use
du même procédé bienveillant dans la solution des
2651
REVIVISCENCE
REYNAUD (MARC-ANTOINE)
2652
objections) nie absolument la reviviscence des péchés
antérieurement pardonnes. La peine qui leur était due
ne revit dans la peine due au nouveau péché commis
que dans la mesure où ce péché requiert d'être châtié.
Et enfin, l'ingratitude qui est au point de départ de
toute rechute n'est pas, sauf exception, un péché spé-
cial distinct du nouveau péché commis : et donc, sa
culpabilité se mesure à la culpabilité même de la
nouvelle faute.
///. APRÈS saint tiiomas. — Tous les théolo-
giens sont unanimes à maintenir ces deux points : les
péchés une fois pardonnes ne revivent ni quant à la
coulpe, ni même quant à la peine. S. Bonaventure, In
IV^nSenl., dist. XXII, a. 1, q. i et n; Albert le Grand,
id., a. 1-4; Duns Scot, id., q. un. ; Pierre de Tarentaise,
id., q. i, a. 1, 2; Richard de Médiavilla, id., a. 1, q. i-iv;
Durand de Saint-Pourçain, id., q. i; Dcnys le Char-
treux, id., q. i.
Les dissertations qu'on rencontre chez les théolo-
giens du xvi« ou du xvii« siècle sont d'ordre purement
spéculatif, ou se développent sur des points tellement
subtils qu'il est inutile d'y insister. La controverse la
plus importante concerne la possibilité d'une revivis-
cence des péchés de polenlia absoluta Dei. Affirment
cette possibilité : Suarez, De pœnilentia, disp. XIII,
sect. ii, n. 14; Grégoire de Valencia, InIIDmpurt.Sum.
S. Thomœ, t. iv, De peenilenlia, q. v, punct. 1 ; Silvius,
In jT//am pari. Sum. S. Thomœ, q. lxxxvhi, a. 1;
Gonet, De pœnilenlia, disp. V, n. 13-14, etc. Nient cette
possibilité : De Lugo, De pœnilenlia, disp. X, sect. n;
Vasquez, In lllam pari. Sum. S. Thomie, q. lxxxviii.
C'est à cette dernière opinion que se rallie l'unanimité
des théologiens contemporains, du moins parmi ceux
qui parlent encore de cette question antiquala de la
reviviscence des péchés.
Les théologiens modernes, quelle que soit leur opi-
nion dans la controverse théorique de la reviviscence
des péchés de polenlia absoluta Dei, se contentent d'ex-
poser la doctrine précisée par saint Thomas el d'expli-
quer en un sens acceptable les autorités autrefois invo-
quées en faveur de la reviviscence. C'est le procédé
employé par Suarez, de Lugo, Valencia, Vasquez,
Gonet, Billuart, etc. On le retrouve, en abrégé, chez
les auteurs plus récents, Palmieri, De Augustinis,
Chr. Pesch, etc.
Le schéma habituel présente la doctrine certaine de
la non reviviscence des péchés pardonnes comme une
conséquence de la rémission absolue du péché dans la
justification, rémission absolue affirmée par a) l'Écri-
ture; b) hs Pères; c) le concile de Trente (sess. v.
can. 5: sess. vi, can. 17, Denz.-Bannw., n. 7112, 827);
rémission confirmée par la raison théologique. Le
meilleur exposé que nous ayons trouvé en ce sens est
celui de P. (laitier, De pœnilenlia, n. 553-550. On vou-
dra bien s'y reporter.
La seule question pratique agitée aujourd'hui autour
de la reviviscence des péchés est celle de l'obligation
de confesser les péchés pardonnes en raison d'un acte
de contrition parfaite ou remis par un sacrement des
vivants. Si le pécheur justifié néglige volontairement
d'accuser ses péchés, pardonnes, au temps prescrit,
lesdits péchés ne revivent pas à proprement parler;
mais il reste toujours l'obligation de les accuser et
d'accuser la faute grave commise en ne les accusant
point. Mais les péchés eux-mêmes, comme tels, ne
revivent pas.
1° Il est difficile de fournir une bibliographie sur la ques-
tion de la reviviscence des péchés chez les théologiens anté-
rieurs à s:iini Thomas. < >n ne peul guère Indiquer que l'ar-
ticle <ie J. de GheBincfc, La reviviscence des péchés pardonnes
a l'époque de- Pierre Lombard et <!<■ Gandulphede Bologne, dans
la Nouvelle revue Ihéologlque de Louvaln, 1909, p. M)0 408.
On trouvera aussi de substantielles notes dans A. -M. Gietl,
Die Scntenzen Rolands, Fribourg-en-B., 1891, p. 249-250.
Les théologiens modernes et contemporains qui parlent de
cette époque sont ;n général déficients : une exception doit
être faite en faveur de P. Galtier, op. cit., n. 533 sq.
2° Sur la théologie moderne, les références peuvent être
innombrables. Parmi les grands auteurs, citons : Suarez,
De pœnilentia, disp. XIII, sect. i; De Lugo, De pœnilentia,
disp. X, sect. i; Vasquez, In IH^rn part., q. i.xxxvm;
cf. In I*™-!!*, disp. CGVIII: Gonet, De pœnilentia, disp. V,
a. un.; Billuart, De pvnilcntia, dist. III, a. 3, etc.
Les manuels passent généralement sous silence cette
question ou ne lui accordent qu'un intérêt minime (dix
lignes dans Billot). Quelques auteurs ont cependant abordé
la question plus abondamment. Voir Chr. Pesch, Prœlcc-
tlones ilagmalicœ, t. vu, De pœnitcntia, n. 305-315; I.épicier,
De pivnitentia, p. 198-218; Palmieri, De pœnitcntia, th. xvm,
p. 225-234, avec le préambule xin, p. 223-225.
A. Michel.
REYN (Louis de), frère mineur capucin de l'an-
cienne province de Lille de la fin du xvir2 et du début
du xvme siècle. Originaire de Dunkcrque, il s'est illus-
tré dans l'ordre des capucins, surtout par ses prédi-
cations et ses ouvrages contre les hérétiques. Ainsi
nous avons de lui : Spéculum abominationum sive epi-
laphia omnium hivresiarcharum a temporibus aposto-
lorurn ad usque modo, prosa prœeunle, métro expressa.
Enucleatur etiam séries romanorum pontificum nec non
conciliorum tam generalium quam parlicularium. Opus
non minus utile quam lectu dclectabile per singulas
annoTum centurias distributum, in quo hœresiarcharum
doctrina, mores et acla ex professa exponunlur, Ypres,
1701, in-8°, xxx-4 14-22 p.; Antidotum adversus lucre-
sum venena sive praxis peculiaris multiplex convincendi
heterodoxos romanœ Ecclesiœ adversarios. Opus bipar-
titum, in quo enucleantur acla Martini Luther ac
Joannis Calvini. Insuper anatome sectarum omnium
modernarum ear unique status hodiernus. Exhibetur sijs-
tenta prœsens s. catholicae el apostolicae Ecclesise roma-
ine per quatuor partes mundi, Saint-Omer, 1716, in-8°,
xvi-229-19 p.
Ayant décrit dans le premier volume les différentes
sectes hérétiques, qui ont infecté l'Église depuis les
apôtres jusqu'à l'époque où il écrivit, le P. Louis, dans
le second volume, propose les remèdes à employer soit
pour se prémunir contre les hérésies, soit pour les
abjurer et se convertir au christianisme. Ces remèdes
il les emprunte à la sainte Écriture, à la tradition de
l'Église, aux conciles, aux saints Pères, aux meilleurs
théologiens et écrivains. Le dernier ouvrage comprend
deux parties. Dans la première il y a d'abord deux
apparatus, dans lesquels l'auteur examine pourquoi
tous n'adhèrent pas à la vérité et enseigne comment
il faut instruire un hérétique dans la vraie foi; suit
alors l'exposé de cent quinze remèdes contre les héré-
sies. Dans la deuxième partie le P. Louis retrace la vie
et l'activité de Luther et de Calvin et donne une ana-
lyse minutieuse et l'état plus ou moins exact de toutes
les sectes hérétiques modernes. L'auteur y procède pal
mode de dialogue entre Etymophylus et Veredicus.
Tout cela est présenté dans un style simple et familier,
de sorte que même les esprits médiocres peuvent com-
prendre sans difficulté l'exposé et profiter des remèdes
qui y sont fournis, soit pour se prémunir contre les
hérésies, soit le cas échéant pour les abjurer et retour-
ner à l'Église catholique.
Bernard de Bologne, Bibliotneca scriplorum onl. min.
capuccinorum, Venise, 1717. p. 17.">; IL Ilurter, Nomen-
clalor, :!• éd., t. rv, col. 717.
A. Teetaert.
REYNAUD Marc-Antoine (1717-1796), naquit
vers 1717 à Limoux, dans le Languedoc, ou suivant
d'autres à Brive-la-Gaillarde; il se destina de bonne
heure à l'état ecclésiastique et il fit ses études à l'ab-
baye de Saint-Polycarpe, au diocèse de Narbonnc. A
la mort de l'abbé La File Maria, le 1 mars 1728,
2653
REYNAUD (MARC-ANTOINE1
RHETORIENS
2654
l'abbaye récemment réformée se divisa au sujet de la
bulle Unigenitus. Les opposants à la bulle finirent par
l'emporter, et, en 1741, le roi défendit de recevoir des
novices. Reynaud, alors simple tonsuré, se retira dans
le diocèse d'Auxerre où l'évêque Caylus l'ordonna
prêtre et le nomma curé de Vaux, en 1747. Il fut fort
mêlé aux affaires jansénistes et, bien qu'appelant de
la bulle, il s'éleva contre les exagérations des convul-
sionnaires secouristes. Au moment de la Révolution,
Reynaud refusa de prêter le serment à la Constitution
civile du clergé et il dut quitter sa cure de Vaux; il
fut incarcéré durant deux ans. Réduit à la misère, il fut
reçu à l'Hôtel-Dieu d'Auxerre, où il mourut le
23 octobre 1796.
Reynaud a composé un Abrégé de la vie de Nicolas
Creuzot, curé de la paroisse de Saint-Loup d'Auxerre,
son ami, décédé en odeur de sainteté, le 31 décembre
1761 (Nouv. ecclés. du 30 mai 1763, p. 90-92, et du
20 août 1764, p. 136); Histoire de l'abbaye de Saint-
Polycarpe, de l'ordre de Saint-Benoît, s. 1., 1779, in-12
(Nouv. ecclés. du 1er septembre 1785, p. 141-144), où il
loue fort l'esprit de cette maison qui était très favo-
rable aux appelants. Mais la plupart des écrits de
Reynaud ont pour objet les attaques des philosophes,
ou les controverses jansénistes. Ce sont : Le philosophe
redressé par un curé de campagne ou Réfutation du livre
de la Destruction des jésuites, par d'Alembert, in-12,
1765; Traité de la foi des simples, dans lequel on fait
une analyse de cette foi, qu'on prouve être raisonnable,
Auxerre, 1770, in-12; Lettre aux auteurs du Militaire
philosophe, du Système delanature. ..,in-12,1769,1772. —
Le délire de la nouvelle philosophie, ou Errata du livre
intitulé La philosophie de la nature, adressé à l'auteur
par un Père de Picpus, 1775, in-12.
Les autres ouvrages de Reynaud se rapportent aux
controverses jansénistes : Lettre aux cordicoles, sur
l'origine et les inconvénients de la fête du Sacré-Cceur de
Jésus et de Marie, Avignon, 1781, in-12; une seconde
édition parut sous le titre Lettre aux alacoquisles, dits
cordicoles, sur l'origine et les suites pernicieuses de la
fête du Sacré-Cœur de Jésus et de Marie, Paris, 1782,
in-12, réédité en 1787; Reynaud avait déjà publié,
sur les conseils de son ami Creuzot, Le secourisme dé-
truit dans ses fondements, 1759, in-12; comme les folies
indécentes, attaquées par lui, se reproduisaient tou-
jours, Reynaud publia plusieurs Lettres contre le
secourisme convulsionnaire : Lettre au R. P. L. P. D.
(P. Lambert, dominicain), 15 août 1781; Seconde
lettre aux secouristes, en réponse à la Lettre de M. N. à
M. A., 11 février 1785; Troisième lettre aux secouristes,
principalement à leur chef, le R. P. L. P. D., en réponse
aux Observations sommaires, 5 avril 1785; Quatrième
lettre aux secouristes, 11 novembre 1785, où il répond à
plusieurs écrits, en particulier à la Lettre d'un ami de
province, à la Lettre d'un parisien à M. E., curé de V.,et
à L'idée de l'œuvre des secours selon le sentiment de ses
légitimes défenseurs; enfin Cinquième lettre aux secou-
ristes, 8 décembre 1785 : clans toutes ces Lettres,
Reynaud attaque très vivement un partisan fana-
tique des convulsions, le P. Lambert, dominicain. Il
combat encore les convulsions dans des écrits plus
généraux : Le mystère d'iniquité dévoilé, 1788, in-12, où
il fait l'histoire des convulsions depuis 1732 et raconte
les folies et les illusions des convulsionnaires. Enfin
Lamentations amères et derniers soupirs des écrivains
secouristes qui, pour toute réponse au Mystère d'iniquité
dévoilé, répondent qu'ils ne répondront pas, 1788, in-12.
Reynaud intervint aussi dans les questions reli-
gieuses soulevées par l'Assemblée nationale de 1789 et
il s'opposa aux innovations : Réponse d'un curé de
campagne à la motion scandaleuse d'un prêtre (l'abbé
de Cournand, professeur au collège royal), 1790,
in-12; cet abbé avait proposé le mariage des prêtres.
Lettre à une religieuse sortie de son couvent et qui a
prétendu justifier sa sortie par le décret de l'Assemblée
nationale sur l'état religieux, 22 septembre 1790; Lettre
d'un curé d'Avignon à un curé de campagne, auteur
de « la Constitution et la religion parfaitement d'accord »,
9 décembre 1790; Réponse à l'Avis aux fidèles par
un janséniste jérosolymitain, 1791, in-12. L'abbé Sail-
land, très attaché à l'Église constitutionnelle, dans
YÉloge qu'il fit de Reynaud, le 19 janvier 1797, à
Saint-Étienne-du-Mont, cite de lui une Explication
des évangiles à l'usage des malades et un Catéchisme
pour prouver que la religion chrétienne est utile dans
toute espèce de gouvernement (Nouv. ecclés. du 3 juil-
let 1797, p. 53-54).
Michaud, Biographie universelle, t. xxxv, p. 507-508;
Picot. Mémoires pour sentir à l'histoire ecclésiastique pendant
le XVIII' siècle, t. vu, p. 333; Ami de la religion, du 22
février 1823, t. xxxv, p. 59-64.
J. Carreyre.
RHETORIENS. — C'est le nom que donne
Philastre de Brescia à des hérétiques d'Alexandrie et
de la région voisine qui, selon lui, auraient pour épo-
nyme un certain Rhétorius. Celui-ci « louait toutes les
hérésies, disant que toutes étaient justes, qu'aucune
n'errait, que tout ce monde était dans la bonne voie ».
Hœres.. xci, P. L., t. xn, col. 1202-1203. En transcri-
vant cette notice, que d'ailleurs il abrège, saint Augus-
tin fait la remarque que cette attitude d'esprit lui
paraît invraisemblable. De hœres., c. lxxii, P. L.,
t. xlii, col. 44. L'auteur du Prœdeslinalus amplifie au
contraire la donnée de Philastre, qu'il n'a pas lu et
qu'il ne connaît que par Augustin. L. I, hœres., lxxii,
P. L., t. lui, col. 612. Toutes nos connaissances re-
viennent donc au seul Philastre.
Ses renseignements, d'où les tient-il? Si l'on était
sûr de l'authenticité du Contra Apollinarium qui se lit
dans les œuvres de saint Athanase, on aurait peut-être
la source plus ou moins directe de Philastre. Au 1. I,
n. 6, dans une diatribe contre les partisans d'une doc-
trine monophysite — du fait de son contact avec le
Verbe, la chair du Christ participe aux attributs de la
divinité, elle est incréée — l'auteur, après avoir allégué
contre ses adversaires le témoignage de I Joa., i, 1,
continue : « Comment dites-vous donc des choses qui
ne sont point conformes à l'Ecriture, et qu'il n'est
même point permis de penser : vous donnerez ainsi
(raison) à tous les hérétiques, selon la pensée très impie
de celui que l'on nommait jadis Rhétorius dont il est
dangereux d'exprimer l'impiété. Acôctetî y*P tâoiv
OttpCTlXOÏÇ XOCTX TT;V TOÛ 7TOTS XeYO[i.SVOU 'Pv^TOpiou
svvoiav àas6eCTTâ-r/jv, ou xotl tï)v àcrsêeiocv è^etTrsïv
cpoSepôv. » P. G., t. xxvi, col. 1101 C. Où l'on voit
qu'est attribué à un Rhétorius, dont l'état-civil n'est
pas autrement précisé, un indifîérentisme doctrinal
assez analogue à celui dont parle Philastre. Mais
l'authenticité athanasienne du livre en question paraît
indéfendable. La date même de la composition est
incertaine. Si, comme le veulent beaucoup de critiques,
il ne faut pas trop éloigner cette date de la mort d' Atha-
nase (3 mai 373), le passage en question a pu servir
plus ou moins directement à Philastre. Mais ne serait-il
pas possible d'imaginer le rapport inverse? Le mono-
physisme très net qui se trahit ici et qui n'a pas grand'
chose de commun avec l'apollinarisme proprement dit
paraît plus tardif.
Ces rapports entre les deux textes de Philastre et de
Pseudo-Athanase fussent-ils précisés, que l'on ne serait
pas encore renseigné sur notre Rhétorius. Fabricius,
dans ses annotations à Philastre, P. L., ibid., a conjec-
turé qu'il faudrait reconnaître sous ce nom le rhéteur
Thémistius, un des plus brillants représentants de la
deuxième sophistique (317-388). On trouve de fait à
plusieurs endroits de l'œuvre de cet orateur païen des
iiiir,5
RHÉTORIENS — RIBADENEIRA (GASPAR DE)
2656
développements sur l'indifférentisme doctrinal qui
s'apparentent avec ce que nous lisons dans Philastre
et Pseudo-Athanase. Fabricius signale l'oratio xn
adressée à Valens, l'oratio V à Jovien : voir édit. Din-
dorf, p. 189sq.,81 sq. La conjecture est intéressante;
elle demeure une conjecture.
É. Amann.
RHODES (Georges de), jésuite. Né à Avignon en
1597, probablement frère du célèbre jésuite mission-
naire, Alexandre de Rhodes (1591-1660), entré dans la
Compagnie en 1613, il enseigna cinq ans les humanités
et la rhétorique, six ans la philosophie, treize ans la
théologie dogmatique et morale et fut recteur du
collège de Lyon, où il mourut le 17 mai 1661. Nous
avons de lui deux ouvrages : Disputationes thealogise
scholastiese, t. i, de Deo, de angelis, de homine; t. n,
de Chrislo, de Deipara, de sacramentis, Lyon, 1661,
in-fol. (rééditions : Lyon, 1671 et 1676); Philosophia
peripatetica ad veram Aristotelis mentem tibris quatuor
digesta, Lyon, 1671, in-fol. L'auteur expose les ques-
tions avec concision et clarté. Bien au courant des
diverses opinions scolastiques, il s'inspire dans ses
solutions d'un large éclectisme. Il est partisan convaincu
de la science moyenne : celebratissima illa scientia...
mirabilium omnium Dei operum conscia, conciliatrix
gratiie atque prœdestinationis cum creata libertate, socia
decretorum. La prédestination à la gloire n'est ni
antérieure ni postérieure à la prévision des mérites,
mais lui est simultanée. (Sur cette théorie, voir Le
Bachelet, S. J., Prédestination et grâce efficace, t. i,
p. 365 sq.) Les actes surnaturels sont spécifiés par
leur objet formel. Dans l'analyse de l'acte de foi, il se
rapproche de Suarez, sans cependant le suivre en tout.
Le P. Musnier, dont la thèse sur le péché philoso-
phique fut l'occasion de la condamnation portée par
Alexandre VIII en 1690, s'était inspiré d'un passage
du P. de Rhodes : Peccatum morale in iis qui Deum vel
omnino ignorant vel non actu considérant, vere nihilo-
minus peccatum est grave, sed nullo tamen modo est
Dei offensa, neque peccatum mortale dissolvais Dei
amicitiam, neque dignum seterna pœna. Disput. tlieol.,
t. i, 1671, p. 390; cf. H. Beylard, S. J., Le péché phi-
losophique, dans Nouvelle revue théologique, 1935,
p. 676.
Sommervogel, Bibl. de la Comp. de Jésus, t. VI, col. 1721
sq.; Hurter, Nomenclator, 3* éd., t. ni, col. 948 sq.
J.-P. Grausem.
RHODON, écrivain antimarcionite de la fin du
ne siècle. Rhodon ne nous est connu que par Eusèbe
qui parle assez longuement de lui, Ilist. eccl.,].\',c. xin.
De race asiatique, il vint à Rome, où il fut disciple de
Tatien, mais il ne suivit pas son maître lorsque celui-ci
s'écarta de l'orthodoxie. Il composa un écrit Contre
Marcion qui était dédié à un certain Callistion et un
commentaire de l'Hexaméron. Peut-être put-il encore
rédiger un autre ouvrage destiné à réfuter les Pro-
blèmes de Tatien : il avait en tout cas l'intention de le
faire, afin de résoudre les difficultés que Tatien avait
relevées dans l'Écriture. Eusèbe, //. E., V, xm, 8.
Les ouvrages de Rhodon sont perdus, à l'exception
des quelques fragments du livre Contre Marcion qu'Eu-
sèbe a pris soin de transcrire. Ces fragments sont des
plus précieux. Le premier expose les divisions qui, du
temps de Rhodon, s'étaient introduites parmi les mar-
cionites : Apelle, dit-il, proclame un seul principe, mais
affirme que les prophéties viennent d'un esprit ennemi ;
d'autres, comme Potitus cl Basilicus, restent fidèles à
renseignement primitif de Marcion et introduisent
deux principes; d'autres encore vont plus loin et pré-
tendent qu'il n'y a pas seulement une ou deux natures,
mais trois: de ces derniers, le chef est un certain
Syncros.
t'n second fragment, plus curieux encore, rapporte
une discussion que Rhodon eut un jour avec Apelle,
qui était alors un vieillard. De cette discussion, dont
Apelle avait pris l'initiative, ressort l'impression que
Rhodon était un esprit subtil et délié, habile à utiliser
tous les ressorts de la dialectique. Apelle, paraît-il,
aurait fini par déclarer « qu'il ne fallait pas du tout
épiloguer sur le discours, mais que chacun devait res-
ter comme il croyait »; il aurait même affirmé « que
tous ceux qui espéraient au crucifié seraient sauvés,
pourvu seulement qu'ils fussent trouvés en bonnes
œuvres »; finalement, il aurait avoué que la question
la plus obscure de toutes était celle de Dieu. Rhodon
ayant insisté là-dessus et ayant demandé à Apelle
pourquoi il n'admettait qu'un principe, celui-ci avoua
qu'il ne pouvait pas en donner la raison, mais que telle
était son impression. Cette réponse fit beaucoup rire
Rhodon qui, avec son tempérament de dialecticien, ne
comprenait pas qu'on pût se contenter d'impressions.
De nos jours, on a tenté de réhabiliter Apelle en en
faisant une sorte de mystique et en louant la puis-
sance de son intuition; cf. E. de Faye, Gnostiques et
gnoslicisme, 2e édit., Paris, 1925, p. 188. Du moins est-il
certain que Rhodon aurait fort peu goûté cette apo-
logie.
Nous ne savons rien de plus sur Rhodon, que ce
que nous apprend Eusèbe. Saint Jérôme lui attribue,
sans aucune preuve, la composition de l'écrit anonyme
antimontaniste cité par Eusèbe, Hist. eccl., 1. V, c. xvi.
Cf. De vir. ill., 37 et 39. P. de Labriolle, Les sources de
l'histoire du montanisme, Fribourg et Paris, 1913,
p. xx-xxi, a bien montré l'inconsistance de cette hypo-
thèse qui n'a de fondement que l'ignorance de son
auteur en matière de littérature chrétienne pour le
second siècle. On a également voulu attribuer à Rho-
don le fragment de Muratori. E. Erbes, Die Zeit des
muratorischen Fragments, dans Zeitschrifl fur Kirchen-
geschichte, t. xxxv, 1914, p. 321-352; mais rien n'est
moins vraisemblable. Contentons-nous de dire que
l'antimarcionite Rhodon vivait à Rome vers le temps
de Commode : toute autre précision serait dangereuse.
A. Harnack, Rhodon und Apelles, dans les Geschichtliche
Studicn Albert Hauck zum 70. Geburstag, Leipzig, 1916,
p. 39 sq. ; du même, Marcion, Vas Evangelium vom
fremdrn Gott, 2' éd., Leipzig, 1924, p. 163 sq., 180 sq.,
404* sq.
G. Bardy.
RIBADENEIRA (Gaspar de), jésuite espagnol,
théologien, né à Tolède en 1611, admis dans la Compa-
gnie de Jésus en 1625, enseigna la philosophie et
pendant trente ans la théologie à Alcala et mourut à
Madrid en 1675. Il publia quatre ouvrages de théologie
devenus fort rares : De prsedestinatione sanclorum et
reprobalione impiorum : in /am partem S. Thomx,
q. XXII, XXII I et XXIV, Alcala, 1652, in-4°; De scientia
Dei: in L"n partem S. Thomœ, q. xiv, ibid., 1653,
in-4° ; De volunlale Dei: in /•"» partem S. Thomœ,
q. Xix et XX, ibid., 1655, in-4° ;De actibus humanis in
génère: in /am./yœ ,s'. Thomœ, a quœsl. vi, ibid., 1655,
in-4°. La bibliothèque de Salamanque possède en outre
deux ouvrages inédits de Ribadcneira : De prœdestina-
tione et auxilio gratiœ ; De scientia média.
D'après le P. Astrain, llisloria de la Compania de
Jesùs en la asistencia de Espana, t. vi, p. 50, le P. Riba-
dcneira voulait compléter par ses publications l'œuvre
commencée par le P. Antoine Bernard de Quiros
(cf. ci-dessus, t.xm, col. 1599). Cette affirmation parait
difficilement admissible : les publications de Quiros,
s'espaçant entre 1654 et 1666, sont contemporaines ou
postérieures à celles du théologien d'Alcala ; les deux
auteurs traitent d'ailleurs en grande partie des mêmes
sujets. Dans son Dr prœdeslinatione, Lyon. 1658, p. 13,
Quiros résume cl rejette l'opinion de Ribadcneira sur
la relation de la science moyenne et de la science de
2657 RIBADENEIRA (GASPAR DE
RIBALLIER (AMBR01SE) 2658
simple intelligence : Secunda sententia salva liberlale
possibilem admitlil directionem scientiœ mediœ; addit
tamen non esse necessario requisitam, sed posse Deum,
quin ullum evenlum conditionatum prœsciat, determinari
vi solius scientiœ simplicis inlelligentiœ ad volendam col-
lationem auxilii sicque servandam noslram liberlalem,
dum licet prœsupponat ductum scientiœ mediœ, non
tamen eo per se et essenliatiter indiget. Ita sentit Arriaga.
... et novissime P. Gaspar de Ribadeneyra... De prœ-
deslinalione, disp. IV.
N. Southwell, BiM. scriplorum S. J., Rome, lf 7\ p. 279;
Sommcrvogel, BiM. de la Comp. de Jésus, t. vt, col. 1723 sq;
Hurter, Nomenclator, 3° éd., t. îv, col. 8.
J.-P. GRAUSEM.
RIBADENEYRA (Pierre de), jésuite, auteur
spirituel. Né à Tolède le 1er novembre 1526 (non en
1527, comme l'indiquent les anciens biographes,
cf. Astrain, t. i, p. 206), il vint à Rome en 1539, dans la
suite du cardinal Alexandre Farnèse, et fut admis
dans la Compagnie par saint Ignace le 18 septembre
1540, âgé à peine de 14 ans. Le saint fondateur lui
témoigna toujours une prédilection spéciale et réussit,
à force de patience et de bonté, à discipliner ce carac-
tère primesautier et étourdi mais généreux; il l'éprou-
va cependant pendant cinq ans avant de l'admettre à
prononcer ses premiers vœux. Après avoir achevé ses
études à Paris, Louvain et Padoue, Ribadeneyra ensei-
gna la rhétorique au collège de Palerme et au Collège
germanique à Rome (1549-1552) et fut ordonné prêtre
en 1553. De 1556 à 1560, il travailla à établir la Com-
pagnie dans les Pays-Bas; en 1558, il accompagna le
duc de Feria à Londres et mit à profit les quelques
mois qu'il y passa pour combattre l'hérésie. De retour
en Italie, il remplit, de 1560 à 1573, les fonctions de
provincial de Toscane, de commissaire en Sicile, de
supérieur des maisons de Rome et d'assistant d'Es-
pagne et du Portugal. En 1573, le P. général Mercurian
l'envoya en Espagne pour refaire sa santé ébranlée. Il
séjourna d'abord à Tolède, puis à Madrid, consacrant
ce qui lui restait de forces à ses publications et au
maintien de la discipline et de l'unité dans la Com-
pagnie, qui était alors fort éprouvée par des divisions
en Espagne. Il mourut à Madrid, le 22 septembre 1611.
Le P. Ribadeneyra est connu surtout comme auteur
spirituel. De ses publications nous mentionnerons les
plus importantes ou les plus connues : 1° Ouvrages
concernant la Compagnie. — Vita Ignatii Loiolœ,
Naples, 1572; en 1583 il publia à Madrid une édition
espagnole retouchée et augmentée. L'ouvrage a été
souvent réimprimé et traduit dans la plupart des lan-
gues d'Europe (en français : Paris, 1608; Tournai,
1610, etc.); Vida del P. Francisco de Borja. Madrid,
1592, traduit en français (Verdun, 1596, etc.) et en
d'autres langues; Vida del P. M. Diego Laynez, pu-
bliée à la suite de la Vie de saint Ignace et de saint
François de Borgia, Madrid, 1591; Tratado en el
quai se da razon del Instituto de la Religion de la
Compania de Jésus, Madrid, 1605; lllustrium scrip-
lorum religionis Societatis Jésus calalogus, Anvers,
1608; rééditions augmentées : Lyon, 1609; Anvers,
1613 ; Rouen, 1653. C'est le premier essai d'une Biblio-
thèque des écrivains de la Compagnie. Il fut repris et
développé plus tard par le P. Alegambe et par le
P. Southwell. — 2° Ouvrages ascétiques. — Flos Sanc-
torum, o Libro de las vidas de les santos. Primera parte,
Madrid, 1599; Segunda parte, ibid., 1601. Cet ouvrage
célèbre a été, jusqu'à nos jours, très souvent réédité
et traduit en entier ou en extraits. C'est en France que
Us Fleurs des vies des saints ont eu, semble-t-il, le plus
de vogue, cf. Léon Aubineau, Notices littéraires sur le
XVIIe siècle, p. 256-277 (voir dans Sommervogel le
détail des éditions et traductions): Tratado de la tri-
bulacion, Madrid, 1589, etc.; il fut traduit en latin,
Cologne, 1603, etc., et en français, Douai, 1599, etc.;
Tratado de la religion y virtudes que deve tener el prin-
cipe Christian), Madrid, 1595; Anvers, 1597, etc., tra-
duit en latin, en français et en d'autres langues. Il
traduisit en outre en castillan les Méditations el Soli-
loques ainsi que les Confessions de saint Augustin et le
Paradis de l'âme d'Albert le Grand. — 3° Histoire. —
Historia ecclesiastica del scisma del reyno de Inglaterra,
Madrid, 1588; la même année parurent à Madrid une
réimpression corrigée et des rééditions à Valence,
Saragosse, Barcelone et Anvers. Une Segunda parte
parut à Alcala en 1593. L'auteur utilisa surtout, en le
remaniant et en l'augmentant, l'ouvrage de son ami
Nicolas Sanders. De origine ac progressu scliismatis
anglicani, Cologne, 1585; les rééditions de Sanders,
Cologne, 1610, 1628 et 1640, contiennent en appendice
des additions tirées de V Historia del scisma. — 4° L'au-
teur donna une édition d'ensemble de la plupart de ses
ouvrages (sans le Flos sanctorum) sous le titre Las
obras del P. Pedro de Ribadeneyra, 3 vol. in-fol., Ma-
drid, 1605. — 5° Les Confessions, les Lettres et plu-
sieurs écrits inédits du P. Ribadeneyra ont été publiés
dans les Monumenta historica Societatis Jesu, 2 vol.,
Madrid, 1920 et 1923.
J.-M. Prat, S. J., Histoire du P. Ribadeneyra, Paris, 1862;
Anonyme, L'établissement de lu Compagnie de Jésus dans les
Pays-Bas et la mission du P. Ribadeneyra èi Bruxelles en
1556, Bruxelles, 1886 (extrait des Précis historiques, 1886);
A. Astrain, S. J., Historia de la CompcAia de Jesûs en la
Asisiencia de EsprAa, t. i-iv, .Madrid, 1902-1913, passim;
P. Tacchi Venturi, S. J., Sloria delta Compagnia di Gesù
in Italia, t. n, Rome, 1922, p. 346-353; Sommervogel,
Bibliothèque de la Compagnie de Jésus, t. vi, col. 1724-1758;
M. Rivière, Corrections et additions à la Bibl. de la Comp.
de Jésus, col. 266-268, 740; E. de Vriarte, S. J., Calalogo
de obras anônimas y seudônimas de autores de la Comp. de
Je.'ûs..., Madrid, 1904-1916 5 vol., (voir t. v, index m,
p. 437).
J.-P. Grausem.
RIBALLIER Ambroise (1712-1785), né à Paris
en 1712, docteur de Sorbonne, fut grand maître du
collège Mazarin, ou collège des Quatre-Nations. Le
roi, par lettre de cachet, le nomma syndic de Sorbonne
en 1765; comme tel, il eut à combattre les jansénistes
et les philosophes, qui se vengèrent de lui par d'innom-
brables plaisanteries. Il intervint en diverses querelles
et composa plusieurs Mémoires, en collaboration avec
Legrand; il était abbé de Chambon, au diocèse de
Poitiers depuis 1768. A plusieurs reprises, les Nouvelles
ecclésiastiques se plaignent des difficultés que Riballier
mit en avant pour approuver ce qu'elles appellent
« les bons livres ». Riballier mourut en août 1785.
Riballier a publié Lettre èi l'auteur du Cas de cons-
cience sur la réforme des réguliers, in-12, s. 1., 1767,
pour répondre à un ouvrage intitulé : Casde conscience
sur la commission établie pour réformer les corps régu-
liers, in-12, 1767, dont l'auteur, d'après Bachaumont,
est dom Clérnencet; Lettre d'un docteur à un de ses
amis sur la censure de Bélisaire, in-12, Paris, 1768;
Riballier avait dénoncé le Bélisaire de Marmontel, le
2 mars 1767 (Nouv. ecclés. du 27 février-2 mai 1767,
p. 33-39, 42-52, 57-62, 69-72); Collectio thesium in
diversis universilatibus ac scolis orbis catholici propu-
gnatarum, a paucis abhinc annis, circa prœcipua theo-
logiœ ac juris canonici dogmata, Paris, 1768, in-8°. 11
avait laissé publier ces thèses, en y joignant des notes,
Notée regii censoris, qu'il avait rédigées avec Legrand.
Comme les Nouvelles ecclésiastiques du 27 décembre
1768, p. 206-208, avaient fait l'éloge de ce recueil et
prétendu justifier les thèses jansénistes sur la prédesti-
nation et la grâce efficace par elle-même, Riballier et
Legrand prirent la défense des Notes, et en trois
Lettres (1769-1770) rééditées en 2 vol. in-8°, Avignon,
1810, montrèrent que ces thèses qui soutiennent les
2659
RIBALLIER (AMBROISE]
RICCHINI (THOMAS;
2660
augustiniens Bclleli et Bcrli sont très distinctes des
thèses défendues par les appelants français. Les Nou-
velles ecclésiastiques à diverses reprises, attaquèrent
des thèses de Hiballier et de Legrand, 31 octobre-
7 novembre 17(59, p. 173-180; 25 avril, p. 65-68;
25 juillet 1770, p. 118-122; 10 avril-1" mai 1771, p. 57-
71; 2 octobre 1771, p. 157-159; 18-25 juillet 1772,
p. 97-104 (L. Bertrand, Histoire littéraire de la Com-
pagnie de Saint-Sulpicc, t. i, 1900, p. 383-385). On
attribue à Riballier l'Essai historique et critique sur les
privilèges et les exemptions des réguliers, in-12, Venise
et Paris, 1769. Riballier intervint dans uncpolémique
entre le chapitre et les curés de Cahors; deux docteurs
de Sorbonne, Xaupi et Billette firent un Mémoire en
faveur des curés; de leur côté, Riballier et Legrand,
dans une Consultation du 14 avril 1772, soutiennent
que les curés, tout en étant de droit divin, exagéraient
leurs prétentions. Riballier fit censurer le Mémoire de
Xaupi, en faveur duquel les jansénistes s'étaient
prononcés. Voir Nouv. ccclés. du 29 octobre-19 novem-
bre 1772, p. 173-178 et Mémoires de Picot, t. iv, p. 374-
376 ; Préclin, Les jansénistes du xvm* siècle et la Consti-
tution civile du clergé, Paris, 1929, in-8°, p. 320-321.
Michaud, Biographie universelle, t. xxxv, p. 536; Picot,
Mémoires pour servir à l'histoire ecclésiastique pendant le
XFM» siècle, t. v, p. 474-475.
J. Carreyre.
RIBAS (Louis de) , jésuite espagnol, théologien,
naquit à Valence en 1576, entra dans la Compagnie
en 1591, enseigna la philosophie à Saragosse et la
théologie à Valence, fut recteur du collège et supérieur
de la maison professe de Valence, provincial d'Aragon,
et mourut à Valence le 3 janvier 1647. Nous avons de
lui : Summa theologiœ, lomus I, complectens apparatum
ad theologiam et septem tractalus : de essentia Dei et
altribulis in communi, de attribulis Dei transcend'nta-
tibus, de visione Dei, de scienlia Dei, de voluntate Dei,
de providentia Dei, de prœdeslinalione et reprobatione,
Lyon, 1643, in-fol.
,N. Soutlivvell, Bibliotlu'ca scriptorum Societatis Jesu,
Rome, 1676, p. 572 sq.; Sominervogel, Bibl. de la Comp.
de Jésus, t. vi, col. 1758 sq.; Hurter, Nomenclator, 3e éd.,
t. m, col. 925.
J.-P. Grausem.
' RIBET Jérôme, né le 16 janvier 1837 à Aspet
(Haute-Garonne), entra au grand séminaire de Tou-
louse en février 1859. Désireux de se consacrer à la for-
mation du clergé, il vint à Paris, le 29 septembre 1862,
suivre le Grand cours du séminaire Saint-Sulpice et
faire sa Solitude, pendant laquelle, le 19 décembre 1863,
il reçut le sacerdoce. Durant une vingtaine d'années il
enseigna la philosophie, puis la théologie à Clermont,
Lyon, Rodez, Orléans, et une seconde fois à Lyon. En
1885 il quitta la Compagnie pour devenir secrétaire de
Mgr Sourrieu, évèque de Châlons, son compatriote et
son ami. Peu de temps après il rentrait dans son diocèse
et passa une dizaine d'années dans la cure de Saman.
Puis il se retira du ministère pour s'appliquer plus libre-
ment à la composition de ses ouvrages. Changeant plu-
sieurs fois de résidence, il vivait en 1903 retiré à Notre-
Dame de Piétat dans le diocèse deTarbes;en dernier
lieu il avait cherché asile à la maison des Pères Blancs,
de Notre-Dame-d'Afrique, où le supérieur général Mgr
Livinhac, son ancien élève, avait été heureux de l'ac-
cueillir. (7 est là qu'il mourut le 29 mai 1909. Nature
droite, élevée, passionnée pour la vérité et le bien,
caractère énergique, intransigeant sur les principes
mais ne sachant pas joindre à la fermeté la douceur et
l'indulgence nécessaire en pratique. Son principal
ouvrage, a pour titre : l.n mystique divine distinguée des
contrefaçons diaboliques et des analogies humaines, l'a-
ris, 1871-1883,3 vol. in-8°; 2" édition, 1895, et .i" en
1-903 en 4 vol. in-8". Œuvre Importante sur une ques-
tion alors peu explorée, et complétée par les deux
études suivantes : L'ascétique chrétienne, Paris, 1887,
(4e édit. en 1895), où l'on enseigne l'art d'acquérir les
vertus, et Les vertus et les dons dans la vie chrétienne,
Pau, 1901, in-8°, où l'on étudie leur nature intime et
leur place dans la vie spirituelle. Une de ses premières
publications avait été La clef de la Somme théologique, de
saint Thomas d'Aquin. On lui doit aussi un guide ora-
toire dans la prédication intitulé : La parole sainte,
1892, in-12; Les joies de la mort, Paris, 1902, in-12; Le
mois de Marie, Paris, 1903, in-12. Signalons un livre
très personnel, anecdotique, qui est bien dans le carac-
tère de l'auteur : Honnête avant tout, Paris, 1892, in-12.
Semaine religieuse de Toulouse, 1909; Bulletin trimestriel
des anciens élèves de Saint-Sulpice, 1909, p. 406-408; P. Pour-
rat, La spiritualité chrétienne, in-12, t. iv, Paris, 1928, p. 612.
E. Levesque.
RICARD DE MONT CROIX ou RiCOLDI
ou RICULD, dominicain florentin, mort en Italie
en 1309 après avoir séjourné longtemps dans les pays
du Levant. Il voulut traduire le Coran en latin. Mais il
ne put se résoudre à aller jusqu'au bout de sa traduc-
tion. Au lieu d'une simple version de la dernière partie,
il écrivit ses réflexions ou commentaires sur tout l'ou-
vrage. Il leur donna selon sa propre expression la forme
de lettres adressées à l'Église. L'ouvrage est connu en
divers manuscrits ou éditions sous le titre de Confuta-
tio alcorani. Au milieu du xiv« siècle, un auteur grec,
Démétrius Cydonius, traduisit l'ouvrage de Ricard en
langue grecque. Plus tard, selon Possevin, l'ouvrage
fut traduit du grec de nouveau en latin. Il fut imprimé
à Venise en 1609. On attribue aussi à Ricard une
« confession de la foi chrétienne faite en présence des
Sarrasins », ouvrage demeuré manuscrit. Mais Ricard
est surtout connu par son Itinéraire où il raconte ses
voyages en Orient et donne toutes sortes de renseigne-
ments. Dès le milieu du xiv° siècle l'ouvrage fut traduit
du lat in en français, popularisé par Jean Lelong, moine
de Saint-Bertin. Le manuscrit de Paris porte cet expli-
cit: « Explicit le itinéraire de la pérégrination Frère
Riculd de l'ordre des Frères Prêcheurs, et sont en cesl
livre contenu par sobriété les royaumes et les gens, les
provinces, les loix, les sectes, les hérésies, les monstres et
les merveilles que ledit Frères trouva es parties d'orient.
El en cils livres translatez de latin en français par Frère
Jean de Ypre moine de S. Berlin en Saintomer en l'an
MCCCLI accomplis. »
Quétif-Échard, Scriptores ordinis prœdicalorum, t. i,
1719, p. 504-506; Touron, Histoire des hommes illustres de
l'ordre des frères prêcheurs, t. i, 1743, p. 759-763.
M. -M. Gorce.
RICCARDI Nicolas (1585-1633), dominicain
génois, professeur de théologie à Valence en Espagne,
puis à la Minerve à Rome, maître du Sacré-Palais à
partir de 1629. Il avait écrit en italien des réflexions
sur les litanies de la sainte Vierge, d'abondants com-
mentaires sur l'Écriture sainte, des travaux sur le con-
cile de Trente, trois volumes qui paraissent avoir été
peu répandus : Theologus sive de christiana theologiu,
ejusque parlibus, libris, instrumentis, natura, proprie-
lalibus et aucloribus, deux recueils d'opuscules théolo-
giques, également rares, une dissertation sur la concep-
tion de la sainte Vierge, demeurée manuscrite. Ric-
cardi était pourtant un théologien dont l'enseignement
était réputé et un prédicateur dont le roi d'Espagne
avait déclaré l'éloquence « monstrueuse ».
Quétif-Échard, Scriptores ordinis prœdicatorum, t. n,
1721, p. 503-50 1.
M. -M. Gorce.
RICCHINI Thomas-Augustin, dominicain né a
Crémone en 1695, mort à Rome en 1762. Secrétaire de
la Congrégation de l'Index en 1749, maître du Sacré
Palais en 1759. Après s'être adonné à la poésie reli-
2661
RICCHINI (THOMAS;
ricci (scipion;
2662
gieuse, il publia diverses biographies édifiantes et se
fit l'éditeur de Moneta de Crémone : Patris Monctœ
adversus Catharos et Valdenses libri V, Home, 1743,
in-fol.
Hoefer, Nouvelle biographie générale, t. xi.u, 1863, col. 134
136.
M. -M. Gorce.
1. RICCI Dominique, dominicain italien moins
connu que le suivant son confrère, compatriote et con-
temporain Jacques Ricci. Il a laissé un ouvrage contre
le quiétisme : Homo interior juxta Docloris angelici
doctrinam necnon SS. Palrum exposilus, ad explo-
dendos errores Michaelis de Molinos damnalos an.
MDCLXXXVII, part. I, II et III, Naples, 1709, ou-
vrage très peu répandu.
Quétif-Échard, Scriplores ordinis pra-dicatorum, t. il,
1721, p. 774.
M. -M. Gorce.
2. RICCI Jacques, dominicain italien, secrétaire de
la Congrégation de l'Index, hagiographe, mort en 1703.
Ne pas le confondre avec Dominique Ricci.
Quétif-Échard, Scriplores (.rdinis pnvdicatorum, t. n,
1721, p. 762.
M. -M. Gorce.
3. RICCI Joseph, jésuite, né à Lecce le 2 juillet 1650,
admis dans la Compagnie le 23 mai 1665, enseigna
trente-deux ans les belles-lettres et diverses sciences
sacrées, dont pendant douze ans la théologie morale;
il fut recteur du collège Saint-Ignace de Naples et y
mourut le 17 mars 1713.
Au moment où le P. Thyrse Gonzalez travaillait à
convertir la Compagnie au probabiliorisme, le P. Ricci,
professeur au collège de Naples, publia un ouvrage
intitulé : Fundamentum theologiie moralis, seu de cons-
cientia probabili... opus in quo samma concordia et
doclrime uniformilas maxima inter omnes Doctores
calholicos, tam probabilistas, quam pmbabiliorislas in
assignanda proxima régula honeslatis et formanda cons-
cientia in materia opinativa seu probabili, ob oculos
proponitur, et solum rem esse cum novaloribus, Naples,
1702, 320 p., auxquelles il faut ajouter 20 p. de début.
L'ouvrage était dédié au T. R. P. Thyrse Gonzalez,
général de la Compagnie depuis 1 697 et qui devait mourir
en 1705. Dans la Parenesis ad lectorem par Anniba!
de Philippis, le grand succès du Fundamentum theologiœ
moralis, publié en 1694 parle P. Gonzalez, est signalé
(voir dans ce Dictionnaire art. Gonzalez de Santalla,
t. vi, col. 1491). Le P. Ricci, en deux dissertations,
l'une sur les principes de la probabilité directe, l'autre
sur ceux de la probabilité indirecte, s'efforce de mon-
trer que les moralistes de la Compagnie sont en somme
d'accord pour le fond et qu'entre doctrines du proba-
bilisme simple et doctrines du probabiliorisme il n'y a
guère que des diiïérences d'expression; au lieu de se
disputer, il faut lutter contre le jansénisme (nova-
tores). La thèse du P. Ricci est à rapprocher de celle
que soutenait vers le même temps le P. Louis Vincent
Mamiani délia Rovere, dans un ouvrage publié à
Rome e:i 1708 avec approbation du P. Tamburini.
successeur du P. Gonzalez, et dédié à Clément XI
(Concordia doctrime Probabilislarum cum doclrina
Probabilioristarum).
Animés des meilleures intentions, les deux ouvrages,
au point de vue doctrinal, semblent plus ingénieux que
solides et en somme étaient favorables au probabilio-
risme de Gonzalez; ils ne paraissent, ni l'un ni l'autre,
avoir eu grande influence, mais ils étaient à signaler
comme tendance.
Sommervoi;el, Bibliothèque de la ( omp. de Jésus, t.vi,
col. 178.3; Harter, Nomenclator, 3° éd , t. iv, col. 957-958;
DôUinger-Reusch, Geschichle der Moralstreiligkeiten, t. i,
1889, p. 258-259.
R. Brouillard.
4. RICCI Scipion (1741-1810) naquit à Florence le
9 janvier 1741; il était le neveu de Laurent de Ricci,
général des jésuites, et fit ses premières études chez
les jésuites de Florence; il étudia la théologie chez les
bénédictins de la même ville et s'initia aux doctrines de
Port-Royal. Il embrassa l'état ecclésiastique : d'abord
vicaire général de Florence, il devint évêque de Pis-
toie et Prato en 1780. Dès le début de son épiscopat,
il se déclara en faveur des projets de réforme de
Léopold II de Toscane et il approuva toutes les déci-
sions prises par ce prince dans le domaine de l'admi-
nistration, de la discipline ecclésiastique, pour le règh -
ment du culte et des cérémonies et même pour l'ensei-
gnement religieux dans les catéchismes et dans les
écoles. Ces innovations d'ailleurs étaient en grande
partie inspirées par Ricci lui-même. Conformément
aux désirs de Léopold, Ricci réunit, le 18 septembre
1786, le concile de Pistoie, où les doctrines jansénistes
furent proclamées, malgré l'opposition de plusieurs
évêques. A la suite d'ordonnances épiscopales pour la
suppression de pratiques regardées par l'évèque comme
superstitieuses, une émeute éclata à Prato, en 1787;
mais le duc de Toscane soutint Ricci. Une seconde
émeute, le 21 avril 1790, obligea Ricci à donner sa
démission, le 3 juin 1790; d'autre part, la bulle Auc-
torem fldei, le 28 août 1794, condamna les Actes du
synode de Pistoie. Ricci fut emprisonné, lors de l'occu-
pation de la Toscane par les Français, en 1799. Par un
acte signé le 9 mai 1805, à Florence, Ricci se soumit à
la condamnation portée contre lui; mais de graves
historiens ont mis en doute la sincérité de cette sou-
mission. Voir art. Pistoie, t. xn, col. 2226-2230. Ricci
mourut le 27 janvier 1810.
Ricci consacra toute son activité, qui fut très grande,
à répandre dans son diocèse de Pistoie les réformes pré-
conisées par les jansénistes. Dès le 6 octobre 1781, il
traça un Règlement pour l'école de théologie du sémi-
naire épiscopal de Prato, afin de préparer son clergé à
le seconder dans son programme. On doit enseigner la
théologie, en supprimant « toutes les spéculations inu-
tiles et toutes les pointilleries dont plusieurs scolas-
tiques ont étrangement défiguré la théologie ». Pour
les questions controversées, le professeur doit se
dépouiller de tout esprit de parti, de toute prévention
pour une école particulière; il rejettera toute opinion
nouvelle et embrassera les sentiments qu'il trouvera
le plus conformes à l'ancienne discipline de l'Église;
pour les questions de la prédestination et de la grâce,
il se tiendra « éloigné du molinisme et de tous ces
tempéraments inventés par une démangeaison d'inno-
ver, pour s'attacher à l'enseignement de saint Augus-
tin sur ces matières, dans lequel l'Église a toujours
reconnu sa doctrine ». Le séminaire durera quatre
ans: il y aura deux leçons par jour, avec un programme
bien déterminé, durant la troisième et la quatrième
année, on exercera fréquemment les élèves « aux confes-
sions sèches et imaginaires, afin qu'ils apprennent
insensiblement la pratique nécessaire du tribunal de
la pénitence ». La solution des cas de conscience sera
publiée chaque année. Nouvelles ecclésiastiques du
12 novembre 1788, p. 183-184. En fait, Ricci fit impri-
mer un Abrégé des résolutions des cas de conscience,
dressées dans son séminaire de Prato par le P. Bandini,
moine observantin, professeur de théologie dans ce
séminaire : on y trouve les thèses jansénistes touchant
le rapport de toutes nos actions à Dieu comme fin
dernière, sur la nécessité de la foi explicite aux mys-
tères de la Trinité et de l'Incarnation pour être justifié.
Nouv. eccl. du 21 août 1781, p. 135. Ricci fit aussi publier
un Recueil d'opuscules concernant la religion en douze
volumes, dont on trouvera l'analyse détaillée, ici même,
t. xn, col. 2136-2139, et il rédigea lui-même quelques
Instructions pastorales. Ibid., col. 2140-2143. Les prin-
2663
RICCI (SCI PI ON
R I C H A R D (CHARLES-LOUIS)
266^
cipalessonl : ['Instruction pastorale sur la nouvelle dévo-
tion au Sacré-Cœur de Jésus, datée du 3 juin 1781, pour
détourner ses diocésains de celle dévotion; il plaisante
■i les cordicoles » et leur « fanatisme aveugle » et les
« dévotions fantastiques et féminines » (Xouv. ecclés.
du 9 janvier 1782, p. 5-8). L'instruction du 3 fé-
vrier 1782 sur le jeûne et la pénitence (Nouv. ecclés. du
10 juillet 1782, p. 109-111). L'instruction, datée du
Ie* mai 1782, sur la nécessité et la manière d'étudier la
religion est particulièrement intéressante; il s'y élève
« contre les mauvais guides, partisans d'une morale
plus propre à fomenter les passions qu'à les guérir »;
il recommande la lecture des bons livres : le Catéchisme
de Naples, la Bible de Sacy, l'Abrégé de l'histoire de
l'Ancien Testament de Mesenguy, ['Histoire ecclésias-
tique de B. Racine, l'Exposition chrétienne de Mesenguy
et le Catéchisme de Bossuet, qui fut supprimé plus
tard, comme insuffisamment orthodoxe (Xouv. eccl s.
du 18 décembre 1782, p. 201-20 I). Grâce à la libéralité
du duc de Toscane, les Œuvres de Mesenguy et les
Réflexions morales de Quesnel furent distribuées gra-
tuitement à tous les curés du diocèse de Pistoie et.
Prato. Peut-être pour le remercier, Ricci rappela, le
0 février 1784 « les devoirs des sujets à l'égard du
souverain ». Cependant, surtout après le synode de
Pistoie, la conduite de Ricci était vivement attaquée,
même dans son diocèse. Le 5 octobre 1787, l'évèque
adressa au clergé et aux fidèles de son diocèse une
longue lettre pastorale de 111 pages, pour justifier la
conduite qu'il a tenue dans son diocèse, rappeler les
ouvragesqu'il a donnés pour l'instruction de son peuple
avec une réfutation des imputations calomnieuses
qu'on a répandues contre lui (Nouv. ecclés. du 10 dé-
cembre 1788, p. 197-200). Un anonyme répondit à ce
plaidoyer par un écrit intitulé Remarques pacifiques
d'un curé catholique, adressées à M. l'évèque de Pistoie
et Prato; cet écrit fut interdit en Toscane sous les
peines de droit.
Les Actes et décrets du synode diocésain de Pistoie,
2 vol. in-12, 1788, traduits en latin et en français
en 1791 et condamnés par la bulle Auctorem f.dei ont
été longuement étudiés à l'art. Pistoie. Ricci se
déclara en faveur des décrets de l'Assemblée consti-
tuante sur la Constitution civile du clergé, dans
une Réponse aux questions proposées sur l'état de
l'Église de France (Nouv. ecclés. du 23 août 1791,
p. 135).
Michaud, Biographie universelle, t. xxxv, p. 560-561;
Iloe'er, Nouvelle biographie générale, t. xlii, col. 511-512;
Ami de la religion du 22 juin 1822, t. xxxn, p. 177-180,
relativement à la rétractation de Ricci; De Potter, Vie et
mémoires de Kicci, évéque de Prato et Pistoie, réformateur du
catholicisme en Toscane, Bruxelles, 182", 3 vol. in-8°, et
Paris, 1826, 4 vol. in-8°, refondu en 1 vol. in-8", Bruxelles,
1857, traduit en allemand, Stuttgart, 1826, 4 vol. in-12, et
en anglais, Londres, 1850; cette vie fut condamnée par un
décret de l'Index du 19 novembre 1825; De Potter, Extraits
de la nie de Scipion Kicci OU Supplément contenant tons les
retranchements exigés pur la police française dans la contre-
façon de Paris. Bruxelles, 1826, in-8"; la contrefaçon avait
été faite par l'abbé Grégoire; !><• Potter cite souvent une Vie
manuscrite de Ricci} Pico', Mémoires pour servir à l'histoire
ecclésiastique pendant le XVIII> siècle, t. v, p. 113-118, 2.">i-
262, et l. vi, p. W7-415; Cantu, /.<.s hérétiques d'Italie,t. v,
3° discours, p. 102-222; Améliore Gelli, Memorie di Scipione
Kicci scritte da medesimo e publicale con documenli, Florence,
2 vol. in-12, 1865, mis à l'Index le 13 juin 1865; <'.. M. F.,
// vesCOVO Scipione de' Ricci c le reforme religiose in ToSCana
sollo il régna <n Leopoldo il. Florence, 1865-1868, •! vol.
in-12; Gaetano Beani, / vescovl di Plstoria c Prato. dalV
17S2 ait' 1871, Pistoie. 1881, in 8°, p. 68-153; Giovanni-
Antonlo Venturi, // vescovo de' Ricci e lu Corte romana fmo
al sgnodo di Pistoia, Florence, ixs:>. in .S"; Jules Gendry,
Pie \'i. s» vie, son pontificat < i ■ 1 1 Pi 99), t. i, Paris, p. 452-
483; Niccolo Rodollco, <m amici e tempi di s. de' Kicci.
Florence, 1020, in-S"; Arturo Jemolo, // giansenismo in
Italia prima de délia Revolutione, Bari, 1028, in-S", p. 350-
382; Protest. Hcalcnctjclopàdie, t. xvi, p. 743-749; Kirchen-
lexieon, t. x, col. 32-41 (art. Pistoia}.
J. Carreyre.
RICCiOLI Jean-Baptiste, jésuite italien. Né
a Ferrare le 17 avril 1598, entré au noviciat le 6 oc-
tobre 1014, il enseigna d'abord les humanités, puis la
philosophie et pendant vingt ans la théologie et
l'astronomie à Parme et à Bologne, fut préfet
des études à Parme et mourut à Bologne le 25 juin
1671.
Il doit sa célébrité surtout à ses études et publica-
tions sur l'astronomie. Pendant une dizaine d'années,
de 1640 à 1650, il fit de nombreuses expériences et
observations avec le concours du célèbre physicien
François-Marie Grimaldi, S. J. (1613-1663); il en publia
les conclusions dans son grand ouvrage Almagestum
novum astronomiam veterem novamque compleclens,
Bologne, 1651, 2 vol. in-fol., complété par Astronomia
reformata, Bologne, 1665, 2 vol. in-fol. Ces ouvrages
ont encore aujourd'hui un réel intérêt à cause de leur
érudition historique. Le P. Riccioli cherchait à concilier
l'ancienne et la nouvelle astronomie. Mais, par suite de
la condamnation de Galilée, il écarta le système de
Copernic et s'efforça même de le réfuter dans un
opuscule intitulé Argomento fisicomatlematico contro
il moto diurno délia terra, Bologne, 1668, in-4°, suivi
d'une Apologia pro argumenta physicomathematico con-
tra systema Copernicanum, Venise, 1669, in-4°. Il
reconnaît cependant les mérites du système combattu
qui lui paraît assez admissible comme simple hypo-
thèse; mais, bien que l'immobilité de la terre ne soit
pas de foi, « nous tous catholiques, nous sommes obli-
gés parla vertu de prudence et d'obéissance d'admettre
ce qui a été décrété [contre Galilée], ou du moins de
ne pas enseigner le contraire d'une manière absolue ».
Almagestum, t. 1, p. 52. Il publia en outre un grand
ouvrage de chronologie, Chronologia reformata et ad
certas conclusiones redacla, Bologne, 1669, 3 vol. in-fol.,
ainsi que divers ouvrages sur la géographie et la topo-
graphie et même sur la prosodie et la phonétique (voir
les titres dans Sommervogel).
Il laissa également deux ouvrages de théologie*: De
dislinctionibus entium in Deo et in creaturis, Bologne,
1669, in-fol., et Immunitas ab errore tam spéculation
quam practico defînitionum S. Sedis apostolicœ in
canonizationc sanctorum, in feslorum ecclesiasticorum
institutionc et in decisione dogmatum quœ in verbo Dei
scripto traditove implicite tanlum continentur aut ex
allerulro suffteienter dcducunlur, Bologne, 1668, in-4n.
Ce dernier livre fut, par décret du 27 mars 1669, pro-
hibé donec corrigatur; il figure encore actuellement à
l'Index. Nous ignorons quelles étaient les corrections
demandées; Benoît XIV le cite plusieurs fois dans son
De bealificutione et canonizationc, sans mentionner la
condamnation. Cf. Beusch, Der Index der verbotenen
Bûcher, t. 11 a, p. 140.
Fabronius, Vitiv Ilalorum, t. 11, p. 355-378; J. Schreibe-,
dans Siimmen ans Maria-Laach, t. liv, 1898, p. 252-272;
B. Duh'-, S. .t., Jesuttenfabeln, 4" éd., p.28 ' sq.; Sommervo-
gel, Bihl. de la Comp. de .lésas, t. VI, col. 1796-1805; llurtcr,
Nomenclaior, 3° éd.. t. iv, col. 160-171; L. Koch, S. J.,
Jesuilen-Lexikon, col. 1542 sq.
J.-P. Grausem.
1. RICHARD Charles-Louis, dominicain fran-
co is, né en avril I7l l à Blainville-sur l'Eau en Lorraine,
fusillé à Mon s, le 10 août 1794. D'une vieille famille
lorraine, il entra, âgé de seize ans. au couvent des domi-
nicains de Blainville comme novice. 11 fit profession a
Nancy. Ses études théologiques se tirent à Paris où il
devint docteur en théologie et où il continua a de-
meurer, menant l'existence d'un polémiste occupé à
défendre les principes religieux menaces par les philo-
2665
RICHARD (CHARLES-LOUIS)
RICHARD (FRANÇOIS;
2666
sophes du xvme siècle. Il le fit avec l'intransigeance
qu'on peut supposer. Il attaqua dans plusieurs opus-
cules un arrêt du parlement de Paris, intervenu au
sujet du mariage d'un juif converti. La prudence
l'obligea à se retirer à Lille en 1778. Il put s'y main-
tenir jusqu'au moment de la Révolution. 11 passa alors
dans les Pays-Bas. En 1794, lors de la seconde invasion
des Français, il se trouvait à Mons. Son grand âge — il
avait quatre-vingt-trois ans — l'empêcha de fuir. Mais
il ne réussit pas à demeurer caché. Arrêté, il fut jugé
par une commission militaire qui le condamna à mort.
Le motif de cette comdamnation était que le P. Richard,
quelques semaines avant l'entrée des Français dans la
ville, avait publié un opuscule intitulé : Parallèle des
Juifs qui ont crucifié Jésus-Christ avec les Français qui
oui exécuté leur roi, Mons, 1794, in-8°. Le P. Richard
fut fusillé le 15 août 1794 et, quoique vieillard et sans
force, il montra un courage héroïque.
11 avait commencé par s'intéresser à la démonologie,
et avait rédigé une Dissertation sur ta possession des
corps et de l'infestation des maisons par les démons, 1740,
in-8°. Mais tout le reste de son activité philosophique et
théologique a été dirigée par un esprit ardemment anti-
révolutionnaire. Il a pris le contre-pied des Encyclo-
pédistes. A l'époque où les philosophes prenaient parti
pour les « révolutions de Rrabant », Richard publiait
un ouvrage Des droits de la maison d'Autriche sur la
Belgique, Mons, 1794, in-8°. A l'époque où l'État fran-
çais voulait restreindre les libertés, le recrutement,
l'existence des ordres mendiants, Ch.-L. Richard mul-
tiplia les libelles contre le droit du souverain sur les
biens-fonds des moines, contre les ennemis des privi-
lèges des moines mendiants, par exemple il écrivit :
Examen du libelle intitulé « Histoire de l'établissement des
moines mendiants», Avignon, 1767, in-12. L'attaque ou
plutôt la contre-attaque du P. Richard contre les
Encyclopédistes allait souvent beaucoup plus loin et se
développait en plein terrain doctrinal. Il a écrit un
livre opposant « La nature en contraste avec la religion
et la raison », Paris, 1773, in-8°, des Observations mo-
destes sur les pensées de d'Alembert, Paris, 1774, in-8°,
car il était autant ennemi de d'Alembert que de Rous-
seau. A un libelle il répond par une Réfutation de
l'Alambic moral. Ce ne sont que défenses de la religion,
de la morale, de la vertu, de la société. Il écrit une dia-
tribe contre Condorcet, deux autres contre les protes-
tants qu'il déteste autant que les juifs. Il ne semble pas
qu'il ait beaucoup aimé les jésuites car il a éprouvé le
besoin d'écrire une Défense du pape Clément XI V. Mais,
bien entendu, il fait cause commune avec Trévoux
contre Voltaire. Il ne manque pas de verve dans son
Voltaire de retour des ombres et sur le point d'y retourner
pour n'en plus revenir, à tous ceux qu'il a trompés,
Bruxelles et Paris, 1776, in-12. D'autres parmi ses tra-
vaux montraient en face de la nocivité philosophique
les bienfaits du christianisme par exemple : Annales de
la charité et de la bienfaisance chrétienne, Paris, 1785,
2 vol. in-12. On peut se rendre compte de la facilité et
de l'abondance du P. Richard par le fait qu'il a publié
en 1789 quatre volumes de ses Sermons. Il était d'ail-
leurs capable de beaucoup d'application. Son Analyse
des conciles généraux et particuliers, Paris, 1772-1777,
in-4°, représente une réelle érudition.
On conçoit qu'animé de telles intentions, d'une telle
facilité et d'un tel acharnement à la tâche, le P. Richard
ait eu le grand dessein de dresser contre YEncyclop die
de Diderot et d'Alembert, sous une forme relativement
abrégée et plus populaire, une contre-encyclopédie,
l'encyclopédie de la religion. Réussissant à y intéresser
ses confrères dominicains des couvents du faubourg
Saint-Germain et de la rue Saint-Honoré il parvint au
bout de sa tâche : cinq in-folio parurent en 1760-1761
et un sixième en supplément parut en 1765. Le titre
manque un peu de modestie : Dictionnaire universel
dogmatique, canonique, historique, géographique et chro-
nologique des sciences ecclésiastiques, contenant l'his-
toire générale de la religion, de son établissement et
de ses dogmes, de la discipline de l'Église, de ses rits,
de ses cérémonies et de ses sacrements; la théologie
dogmatique et morale spéculative et pratique, avec la
décision des cas de conscience; le droit canonique, sa
jurisprudence et ses lois, la juridiction volontaire et
contentieuse et les matières bénéficiâtes, l'histoire des
patriarches, des prophètes, des rois, des saints et de
tous les hommes illustres de l'Ancien Testament; de
Jésus-Christ, de ses apôtres, de tous les saints et saintes
du Nouveau Testament; des papes, des conciles, des
Pères de l'Église et des écrivains ecclésiastiques: des
patriarcats, des sièges métropolitains ou épiscopaux,
avec la succession chronologique de leurs patriarches,
archevêques et évêques, des ordres militaires et reli-
gieux; des schismes et des hérésies; avec des sermons
abrégés des plus célèbres orateurs chrétiens, tant sur
la morale que sur les mystères et les panégyriques des
saints. Ouvrage utile non seulement aux pasteurs char-
gés par état des fonctions du sacré ministère, mais aussi
à tous les prêtres séculiers ou réguliers et généralement
à tous les fidèles de toutes les conditions, par le
R. P. Richard et autres religieux dominicains des cou-
vents du faubourg Saint-Germain et de la rue Saint-
Honoré. On aurait tort de rechercher dans cette
contre-encyclopédie ou plutôt dans ce supplément
catholique et rectificatif de l'Encyclopédie une pensée
subtile. Sans doute les grandes questions : conscience,
morale, grâce, providence sont traitées en théologie
thomiste. Mais il s'agit d'un thomisme simplifié pour
devenir simple bon sens. Bref l'ouvrage français du
xvme siècle ne vaut pas la Pantheologia de Rainier de
Pise publiée et adaptée, en latin, au siècle précédent
par Jean Nicolaï et qui était un monument philoso-
phique. On ne peut se défendre de l'impression qu'en
cette fin du xvnie siècle la théologie thomiste a perdu
toute initiative capable de conduire des esprits. Pour-
tant, lorsqu'on voudra un dictionnaire religieux au
début du xi\° siècle, on rééditera l'honnête compila-
tion du P. Richard sous le titre de Bibliothèque sacrée,
Paris, 1821-1827, 29 vol. in-8°.
Il est à craindre d'une manière générale que, dans sa
lutte contre la libre-pensée, le P. Richard ait voulu
être plus populaire » que les philosophes. 11 n'a pas su
acquérir leur prestige de menues, même d'indigentes
finesses. Pourtant, il voyait très clair sur les dangers du
philosophisme. Voir Moulaert, la Vie et les œuvres du
R. P. Ch. -Louis Richard, Louvain, 1807, in-16, p. 20,
28-29, 42, 77-78, 175. Il avait parfaitement prévu,
vingt ans d'avance, que le philosophisme amènerait à
la Révolution, ibid., p. 97.
Outre la monographie de Moulaert, citée plus haut, voir
L'ami de la religion, t. xxx, ix:>2.
M. -M. Gorce.
2. RICHARD François, né à Pont à-Mousson, en
1612, entra dans la Société de Jésus, à Nancy, le 7
novembre 1631. En 1644 il fut envoyé en Grèce, pour
y travailler à l'œuvre des missions; c'est dans l'île
d'Eubée (Négrepont) qu'il mourut en décembre 1673.
Il a écrit, en grec vulgaire, un ouvrage d'exposition du
dogme catholique, où il traite d'une manière spéciale
les points controversés entre Grecs et Latins : 'II Tàpyoc
t?,ç ma-rscoç TÎjç 'Pco(i.aïx?,ç 'ExxX'/jaîaç sic, tJjv 8i«-
çévSeuiTLV tî;ç ôpOoSo^îaç, Le bouclier de la foi de
l'Église romaine pour la défense de l'orthodoxie, deux
parties, Paris, 1658. Cet ouvrage fut jugé digne d'une
réfutation par le polémiste grec Georges Coressias. Voir
ici, t. m, col. 1847. Le P. Richard a écrit également une
Relation des missions des Pères de ta Compagnie de
Jésus dans l'île de Sanl-Erini (Santorin), Paris, 1657.
2(1117
RICHARD (FRANÇOIS'
RICHARD DE CORNOUAILLES 26G8
Dom Calmet, Bibliothèque lorraine, p. 812; E. Lcgrnnd,
Bibliographie hellénique du XVII' s., t. Il, p. 100-105; Som-
mervogel, Bibliothèque de la Compagnie de Jésus, t. VI,
col. 1>S09. ^ .
E. Amanx.
3. R ICHARD Gilles. Voir Gilles, t. vi, col. 1358.
4. RICHARD D'ARMAGH, ainsi nommé de
la ville d'Irlande dont il fut archevêque (d'où, son nom
latin d'AïuiAGHANUs); nommé aussi Fitzralph (ftlius
KadulphiJ, prélat anglais du xive siècle (f 1360). Né
aux dernières années du xmc siècle, à Dunkalk (comté
de Louth), il fit ses études à Oxford, où il aurait été
l'élève de Jean de Baconthorp et devint fellow de
Balliol Collège; en 1333, il était vice-chancelier de
l'université, puis chancelier. En 1334, il est chancelier
de la cathédrale de Lincoln et, peu après, archidiacre de
Chester; en 1337 le pape Benoît XII le fait doyen du
chapitre cathédral de Lichtficld. Dix ans plus tard le
pape Clément VI le nommait archevêque d'Armagh, et
il était sacré à Exeter le 8 juillet 1317. Aussi bien, il
était pour lors fort connu à la cour d'Avignon, où l'on
relève sa présence en 1335, 1338, 1341, 1342, 1344,
1349, sans qu'il soit nécessaire d'ailleurs, d'admettre
un séjour continu.
C'est à la cour de Benoît XII (1334-1342), que Ri-
chard Fitzralph entre en relations avec les prélats
arméniens venus pour négocier l'union de leur Église
avec Rome. Ce lui fut l'occasion de rédiger un ouvrage
important en 19 livres : Summa in quœslionibus Arme-
norum (dont le 1. I porte le titre Summa de erroribus
Armenorum), qui sera imprimé à Paris, par Jean Petit,
en 1511, in-fol. (très rare; à la Bibl. nat. de Paris sous
la cote D. 934; ctRés.D. 2344); Richard y examine et
y discute les doctrines où les arméniens dilïèrent des
catholiques. En voir un sommaire dans A. Possevin,
Apparatus sacer, t. n, 1608, p. 325-326.
Rentré dans les Iles britanniques, l'archevêque
d'Armagh se fit une réputation de grand prédicateur,
et il s'est conservé en manuscrits un certain nombre de
ses sermons. Mais il fut particulièrement célèbre par
la position qu'il adopta dans la querelle entre le clergé
séculier et les ordres mendiants, qui reprend de plus
belle dans la seconde moitié du xive siècle. Chargé, au
cours de 1349, d'une visite canonique en Angleterre, il
recueille les échos des plaintes des curés et transmet
à la Curie pontificale, en juillet 1350, le mémoire qui
les contient : Propositio ex parle preelatorum et omnium
curatorum lotius Ecclesiœ coram papa in pleno consis-
torio... adversus ordines mendicantes (en ms. à la Bod-
léienne d'Oxford, n. 144, fol. 251 b). En même temps,
Richard mettait en chantier un traité plus personnel :
De pauperie Salvatoris qu'il complétera ultérieurement.
En 1356, lors d'une nouvelle visite canonique dans le
diocèse de Londres, il retrouve, plus excitée que jamais
la même controverse, et il prend position de manière
plus résolue encore en beaucoup de sermons (quatre de
ces sermons sont publiés à la fin de l'édition de la
Summa in quœslionibus Armenorum de 1511). S'il
fallaitcn croireles religieux mendiants qui, bien enten-
du, combattirent l'archevêque, celui-ci aurait avancé
de graves erreurs : la mendicité volontaire était chose
répréhensible; le Christ n'avait jamais mendié, ni
n'avait conseillé la mendicité, il l'avait plutôt inter-
dite) etc. (voir un résumé dans Wadding, Annales
minorum, an. 1357, n. iv et v). Un franciscain, Roger
Conway (Rogerius Chonnous), prit la défense du genre
de vie des moines mendiants dans Defensiones pr<>
mendicantibus contra Armachanum. Les adversaires de
Richard firent si bien que finalement l'archevêque fut
cité à Avignon par le pape Innocent N' l. Le 8 novembre
1357, il prononçait devant la cour pontificale sa De
jensio curatorum contrit eos i/ui privilegiatos se ilicunt,
souvent publiée depuis 1175, soit à part, soit en di-
vers recueils; on la trouvera en particulier dans Goldast,
Monarchia, t. n, p. 1392 sq., et dans Brown, Fasci-
culus rcrum expetendarum et fugiendarum, t. n,
p. 466 sq. C'est sans doute à la même occasion que
Richard mit la dernière main à son traité en sept livres
De pauperie Salvatoris: les quatre premiers livres et le
sommaire des trois derniers sont publiés par R. L. Poole
en appendice à l'édition du De dominio divino libri III
de Wyclef, publiée par la Wyclif sociely, Londres, 1890.
C'est une œuvre considérable et qui demanderait une
sérieuse étude. Plusieurs des idées émises par l'Arma-
ghanus ont été reprises par Wyclef. Le procès de Ri-
chard à la Curie ne semble pas avoir eu de conclusion;
et l'archevêque mourut en Avignon, sans avoir été con-
damné, le 20 novembre 1360. Il laissait une réputation
de sainteté bien établie en Angleterre. En dehors des
ouvrages signalés, il reste de lui bon nombre de manus-
crits dont nous reproduisons les indications d'après
Tanner, Bibliotheca brilannico-hibernica, 1748, p. 284
sq. : Sermons, dont une série est intitulée : De laudibus
Mariée. Avenioni, Lectura Senlenliarum, Qusesliones Sen-
tentiarum, Lectura thenlogiœ, De peccato ignoranliœ, De
vafritiis judseorum, Dialogus de rébus ad sanctam
Scripturam pertinenlibus, Vita sancti Manchini abbatis
et des lettres. On trouvera dans Tanner, d'après Le-
land, les indications des manuscrits.
R. L. Poole, art. Fitzralph (Richard), dans le Dictionarg
of national biographg, t. xlx, 1889, p. 194-198 : Hurter,
Nomenclalor, 3e éd., t. n, col. 631 (sous le mot Fitzralph);
Trithème a déjà une courte notice, De scriptor. eccles., éd. de
Paris, 1512, fol. cxl.
É. Amann.
5. RICHARD DE CORNOUAILLES, appelé
aussi Richard le Roux, fut à Oxford, d'après Thomas
d'Eccleston, le cinquième maître en théologie du cou-
vent des frères mineurs. De advenlu minorum in Anglia,
édit. A. -G. Little, p. 65. Originaire d'Angleterre, il était
entré chez les mineurs à Paris « au moment où frère
Élie troublait tout l'ordre et où son appel était encore
pendant », et donc vers 1238. Il rentra en Angleterre,
où il fit profession, sans aucun doute à Oxford. En 1248
il y était encore. C'est à ce moment que le ministre
général, Jean de Parme, lui donna congé de se rendre
à Paris ; mais Richard, se ravisant, prit le parti de con-
tinuer à Oxford son enseignement; il commença à y
« lire » les Sentences en 1250, comme nous l'apprend un
texte de Roger Bacon. Compendium studii theologici,
édit. Rashdall, p. 52-53. Mais « à cause de certains
troubles », il demanda un peu plus tard à quitter l'An-
gleterre pour rentrer à Paris. Tous ces détails sont four-
nis par les lettres d'Adam de Marisco, dans Monumenla
franciscana, dans Rolls séries, 1. 1, p. 330, 349, 359, 360,
365. Le départ pour la France doit se placer en 1253. A
Paris, au dire d'Eccleston, Richard aurait professé
avec beaucoup d'éclat, magnus et admirabilis philoso-
phus judicaius est. Ce n'est pas l'avis de Roger Bacon,
qui, dans le passage cité plus haut, l'accable de son
mépris et le rend responsable de lourdes erreurs philo-
sophiques qui se sont perpétuées longtemps (Bacon
écrit en 1292). Vers 1256, Richard fut rappelé à
Oxford, pour prendre la succession de Thomas d'York.
Après 1259 on perd sa trace.
Richard ayant été, à Paris, le successeur et peut-être
le contemporain de saint Ronaventurc, qui y professa à
partir de 1251, il y aurait intérêt à pouvoir lire les
Commentaires des Sentences qu'il a composés. Le com-
mentaire de Ronaventure a même figuré, en certains
mss. sous son nom. Diaix mss. d'Assise contenant, le
premier un commentaire des 1. I et II expressément
attribué à Richard de Cornouailles (n. 346, de l'an-
cienne Ilibliolhcca sécréta), le second un commentaire
du 1. I, ayant même incipit (n. 339 du même catalogue)
ont disparu d'Assise et n'ont pas encore été identifiés.
2669
RICHARD DE CORNOUAILLES
RICHARD DE MEDIAVILLA
2 670
Un autre ms. (n. 375, du même catalogue) également
disparu contenait une Compilalio quatuor librorum Sen-
tenliarum sccundum magistrum Richardum Ruphi de
Anglia, jacla Parisiis ; on a proposé de l'identifier avec
le ms. 33 de la bibliothèque communale de Todi. On a
donné aussi de sérieux arguments pour l'attribution à
notre Richard d'un commentaire sur les trois premiers
livres des Sentences, contenu dans le ms. 62 de Balliol
Collège à Oxford, et qui contiendrait la substance des
leçons professées par Richard, en cette ville, de 1250 à
1253. Le ms. 196 de la même bibliothèque contient un
commentaire anonyme des quatre livres des Sentences.
A. -G. Little y verrait volontiers le commentaire pro-
fessé à Paris par notre auteur. Tout ceci aurait encore
besoin de précision.
Tout l'essentiel dans A.-G. Little. Franciscan school ut
Oxford, dans Arcliivum franciscanum hisloricum, t. xix, 102(5,
p. 841-845, qui reprend et complète son livre antérieur : The
gret; friais in Oxford; pour l'identilication du ms. 62 de
Balliol Collège, voir F. Pelster, dans Scholastik, 1. 1, p. 50-58.
É. Amann.
6. RICHARD DE MAIDSTONE ou MAY-
DESTONE (xivs.). Originaire du comté de Kent
(Angleterre), il entra chez les carmes, sans doute à
Aylesford (même comté), et fut envoyé à Oxford pour
faire ses études de théologie; il devint bachelier, (mis
docteur; il a dû rentrer ensuite dans son couvent, où il
mourut le 1er juin 1396. Polémiste ardent, il prit part
aux controverses sur la pauvreté, qu'avait ranimées
la prédication de Wyclef (t 1384); Richard s'attaqua
surtout à l'un des disciples du novateur, Jean Ash-
wardby. En dehors d'un poème Super concordia régis
Ricardi et civium Londinensium (publié dans Rolls
Séries, Polilical songs, t. n, p. 289-299), toute son
œuvre est demeurée manuscrite. Elle comporte, outre
quelques commentaires sur des passages ou des livres
bibliques (Psaumes de la pénitence, Cantique de Moïse,
Cantique des Cantiques) des traités polémiques : Pro-
tectorium pauperis (bibl. Bodléienne, ms. e Mus. 86,
fol. 160-176); Determinacion.es (ibid.. e Mus. 94), dont
la seconde est dirigée contra M. Johanncm (Ashwardby )
vicarium ecclesiœ Sanctse Mariée Oxon.; Contra lollar-
dos; Contra wiclefislas. Il reste aussi d'assez nombreux
sermons et des ouvrages de théologie : Qusestionum
liber unus; Super Senlentias libri IV; De sacerdotal i
functione lib. I : An quilibet constitutus in ordine sacer-
dotis tenealur ex vi ordinis ad officium prœdicandi? etc.
Tanner, Bibl. tritannico-hibernica, Londres, 1748, qui
renverra à Leland et à Baie; Cosme deYilliers, Bibl.car-
melilana, t. n, p. 682, 683; C.-L. KingsTord, art. Maidstcme
du Diclionary o/ national biogrt.phy, t. xxx\ , 1803, p. 330.
É. Amann.
7. RICHARD DE MEDIAVILLA, célèbre
professeur franciscain de la fin du xme siècle.
I. Vie. — Malgré les prodiges d'ingéniosité faits de-
puis quelque vingt ans pour préciser les données rela-
tives à la vie de cet auteur, il semble que l'on reste
encore dans l'incertitude sur bien des points. On ne sait
même pas encore comment il faut transcrire son nom.
Les anciens bibliographes anglais, Leland, Baie, le
nommaient, sans hésiter, Richard de Middleton ou de
Middletown, mais ne pouvaient dire laquelle des villes
anglaises de ce nom devait lui être attribuée comme
patrie. Récemment on a signalé deux mss., qui pa-
raissent tous deux anglais d'origine, le ms. 144 d'As-
sise, et le ms. 139 de Merton Collège à Oxford, qui
s'accordent à mettre des quodlibet sous le nom de
Richard de Menneville; et l'identité de ce dernier est
assurée, car le scribe qui a écrit ce nom en tête de la
série des trois quodlibet, d'ailleurs connus par ailleurs,
de notre Richard, n'hésite pas à intituler la première de
ces pièces : Primum quodlibet fratris Ricardi de Media-
villa (Merton Collège, ms. 139, fol. 162 r°). Mediavilla
est-il la traduction telle quelle de Menneville? Ce n'est
pas impossible. Menneville est-il un nom de localité, ou
un nom de famille? L'une et l'autre hypothèses ont élé
soutenues. Si c'est un nom de localité, faut-il chercher
celle-ci en Angleterre? On n'en a point trouvé; mais
les Menneville ou les Moyenneville ne manquent pas
en France. Par contre, si c'est le nom d'une famille
noble — naturellement originaire de France — il ne
manque pas d'attestations relatives à l'existence aux
xme et xive siècles dans le Northumberland de per-
sonnes portant le nom de Meyneville ou Menneville.
Voir F. Pelster, S. J., Die Herkunft des Richard von
Mediavilla, dans Philosophisches Jahrbuch de la Gœr-
resgesellschaft, t. xxxix, 1926, p. 172-178. Cette argu-
mentation n'a pas convaincu le P. Lampen, O. M., qui
est intervenu à plusieurs reprises, non pour démontrer,
comme on l'a dit parfois, l'origine française de Richard,
mais pour faire remarquer que l'on ne peut donner
aucune preuve de son origine anglaise. De fait, ni les
mss. contenant ses œuvres ni les plus anciens chroni-
queurs de l'ordre quand ils citent Richard de Media-
villa n'en font un Anglais. P. Glorieux n'a pas réussi
davantage à démontrer son origine française (Moyen-
neville près d'Abbeville). Noir France franciscaine,
1936, p. 97 sq. Mais c'est certainement à Paris que
Richard a enseigné, et les œuvres considérables qui
restent de lui reproduisent ses leçons et ses argumenta-
tions parisiennes; c'est à Paris qu'il a acquis une juste
célébrité.
Il y est vers 1280, au dire du Firmamenlum Irium
ordinum, fol. xlii, c. 2. En 1283, il est bachelier et fait
partie comme tel de la commission franciscaine qui
doit examiner les écrits de Jean-Pierre Olk'U. Cf. Chro-
nique des XXIV généraux, dans Analecta franciscana,
t. m, p. 374-376. Cette commission, on le sait, fut très
sévère à Olieu, voir ici t. xi, col. 983, et Richard
passa aux yeux de ce dernier comme un de ses plus
décidés adversaires. Quand en 1285 il compose un mé-
moire pour sa défense, Olieu met en cause avec d'autres
« maîtres en théologie » frère Richard de Mediavilla.
Texte dans Ehrle, Pelrus Olivi, publié dans Archiv fur
Litteratur-und Kirchengeschichte des M. A., t. m,
1887, p. 418; et sous une autre forme dans Duplessis
d'Argentré, Collectio judiciorum, t. i, p. 226. Ces deux
textes nous permettent de fixer à peu près les dates du
professorat de Richard à Paris, en les complétant par
les renseignements, assez maigres à la vérité, que l'on
peut retrouver dans les œuvres existantes de Richard.
C'est en 1284 qu'il devient maître, et il est aclu regens
dès septembre de cette année, jusqu'en juin 1287. A
partir de ce moment, ses traces se brouillent de nou-
veau. Par le procès de canonisation de saint Louis,
évêque de Toulouse, de l'ordre des frères mineurs, nous
apprenons que Richard a été en rapport avec celui-ci:
non peut-être à Barcelone lorsque Louis, fils de Charles 1 1
de Sicile, y était retenu comme otage, mais certaine-
ment alors que, rentré à Xaples, le jeune prince, retiré
au château de l'Œuf, après avoir déjà reçu la prêtrise,
s'instruisait dans la théologie. « Après le repas, dit un
témoin du procès, il s'appliquait à quelque conférence
sur des matières théologiques, philosophiques ou mo-
rales, surtout après l'arrivée de Richard île Mediavilla,
maître en théologie, qui lui avait été assigné comme
maître et socius. » Texte dans Analecta /ranciscana,
t. vu, p. 14. Ceci se passait après l'ordination sacerdo-
tale de Louis et donc pas avant 1296. Comme, par ail-
leurs, Richard n'est pas cité parmi les frères mineurs
bénéficiaires du testament que le jeune évêque de Tou-
louse dicte le 19 août 1297 (jour même de sa mort), on
en conclura, selon toute vraisemblance, qu'à ce mo-
ment Richard n'était plus dans l'entourage de saint
Louis. Sur ces rapports de Richard avec Louis, voir
\V. Lampen, Vlrum Richardus de M. fuerit S. Ludovici
267d
RICHARD DE MEDIA VILLA
2672
Tolosani magister, dans Arch. franc, histor., t. xix,
1926, p. 113-116; t. xxm, 1930, p. 246-248. Nous n'a-
vons plus d'autres renseignements personnels sur Ri-
chard après cette date; mais, avec Lechner, on peut
accepter comme date de sa mort 1307 ou 1308. Le frère
mineur dit l'Astesan, qui rédige, en 1317, sa Summa
de casibus mentionne dans son Proœmium les théolo-
giens de son ordre qu'il a mis à contribution et, visi-
blement, selon leur date obituaire. Il met Richard entre
Gauthier de Poitiers (t 1 307) et Jean Scot (f 1 308). Voir
le texte dans E. Hocedez, Richard de Middlelon, p. 133.
II. Œuvres. — L'œuvre littéraire de Richard «est
relativement bien conservée et considérable, même si
l'on défalque les productions douteuses ou apocryphes.
A cette dernière catégorie appartiennent des traités
canoniques : Distincliones super Decrclis (ms. de Douai,
644; de Vienne, Bibl. nat., 2194), Ordo judiciarius
(édit. de C. Witte, Halle, 1853), qui sont du canonistc
Richard l'Anglais; un Tractatus de clavium potes-
Jatc, qui est de Richard de Saint- Victor (cf. P. L.,
t. exevi, col. 1159-1178). Les anciens catalogues des
œuvres de notre auteur lui attribuent aussi un traité
De conceplu B. Marise virginis; ce doit être par suite
d'une confusion avec le même Victorin; en toute
hypothèse d'ailleurs, notre Richard ne saurait être
donné comme un défenseur du privilège mariai, car, en
son commentaire des Sentences, il enseigne clairement
que l'âme de la Vierge, par son union avec la chair, a
contracté la souillure du péché originel. III Sent.,
dist. III, a. 1, q. i, éd. de Brescia, p. 27.
Par contre l'authenticité des ouvrages suivants est
bien assurée. 1° Commentaire sur les quatre livres des
Sentences fourni par de nombreux mss., voir P. Glo-
rieux, Répertoire, n. 324; le I. IV imprimé à Venise,
1479 (cf. Hain, n. 10 984) et dans les années suivantes;
les quatre livres, en deux volumes, Venise, 1507-1509;
puis Rrescia, 1591. — 2° Quœsliones disputalœ au
nombre de 45; fournies par de nombreux mss., voir
Glorieux, ibid. , et E. Hocedez, dans Recherches de
science religieuse, 1916, p. 493-494; ce dernier a donné,
ibid., p. 500-513, le titre de chacune des questions; la
q. xin, Ulrum angélus vel homo intelligal verum crea-
tum in œlerna virlutc a été publiée par les Pères de
Ouaracchi, dans De humanie cognitionis ratione anec-
dota quaedam, 1883, p. 221 sq. — 3° Les quodlibel; les
mss. donnent d'ordinaire à la suite du commentaire
des Sentences trois quodlibel; ils ont été publiés en-
semble et dans le même ordre dans l'édition de Venise,
15(17-1509, à la suite dudit commentaire. On trouvera
le détail des questions dans P. Glorieux, La littérature
quodlibélique de 1260 à 1320, p. 258-271. A la suite de
cette table, ce même auteur fournit la capitulation de
deux autres quodlibel donnés à Richard par le ms.
14 306 de la Bibliothèque nationale de Paris, mais dont
l'attribution reste au moins douteuse; il se pourrait
que l'on ait affaire à une œuvre de Pierre de Falco; ces
deux textes sont demeurés inédits. — 4" Aux quodli-
bel se rattachent deux autres questions : 1. Quœslio
de privilégia papa Martini IV, et relative aux droits
accordés aux ordres mendiants d'entendre les confes-
sions, sans aucune approbation préalable des évèques
et des curés, à condition toutefois que les fidèles se
confesseraient une fois l'an à leurs curés respectifs.
Richard examine le point de savoir si celui qui s'est
confessé à quelqu'un de ces religieux est tenu de réité-
rer l'aveu de ses fautes quand il se confesse à son pro-
pre curé; ce texte a été publié par F. Delorme, O. M.,
Fr, Richardi de M . quœslio disputata de privilégia Mar-
tini papee IV ruine primant édita, Ouaracchi. 1925, où
l'on trouvera une riche documentation sur toute cette
affaire qui engendra bien des remous. — 2. Quœslio tic
gradu formarum répondant a celle question : Utrum
in quolibet composilo sil una forma; cet écrit doit être
incessamment publié; Pelster, Oxford theology and
theologians, p. 109, en rapproche une question ana-
logue du ms. l-r>8 d'Assise, fol. 55. — ■ 5° Plusieurs ser-
mons de Richard sont fournis par divers mss. E. Ho-
cedez, en a publié trois en appendice à son livre sur
Richard de Middlelon, Paris-Louvain, 1925, l'un pour
la fête de sainte Catherine de 1281, le second pour la
Purification de l'année 1283, le troisième pour le
samedi avant la Passion (3 avril 1283); un autre ser-
mon pour l'Ascension, de date incertaine, a été publié
par \V. Lampen dans la France franciscaine, 1930,
p. 388-390. — 6° Postules sur l'Écriture sainte. Les
affirmations des anciens bibliographes sur la composi-
tion par Richard de brèves annotations sur les quatre
évangiles et sur les épîtres paulines paraissent dignes
de foi; jusqu'à présent il ne s'en est rien retrouvé.
La date de ces différentes œuvres se laisse assez
facilement déterminer. Voir surtout E. Hocedez, op.
cit., p. 27 sq. Le Commentaire des Sentences a été
professé, mais non rédigé, en 1282-1284, il n'aurait pris
sa forme définitive que vers 1295. Il aurait donc été
précédé par la publication des Quœsliones disputalœ,
fin de 1284. Le 1er Quodlibelum se place à Pâques de
cette même année scolaire et donc en 1285, le 2e à
Pâques de l'année suivante, 1286, le 3e à Pâques 1287.
La Quœslio dispulala sur la confession serait de cette
même année scolaire 1286-1287. La date des sermons a
été indiquée ci-dessus. En définitive c'est dans les
années 1283-1287 que se situe la plus grande activité
scolaire de notre docteur.
III. Place dans le mouvement intellectuel. —
Les dates que l'on vient de fixer ont précisément leur
intérêt en ce qu'elles montrent le milieu dans lequel a
vécu et enseigné Richard.
Les deux écoles dominicaine et franciscaine et, si
l'on veut, aristotélicienne et augustinienne, ont défini
leur position vers le milieu du siècle. Un conflit d'idées
s'en est suivi qui a été violent. Les deux grands chefs,
Thomas d'Aquin et Bonaventure, sont morts presque
simultanément en 1274. Les épigones continuent le
combat et l'année 1277 semble marquer au compte de
l'aristotélisme une grosse défaite; pêle-mêle avec les
doctrines averroïstes — exagérations de l'aristoté-
lisme — sont condamnées par l'évêque de Paris,
Etienne Tempier, en bon nombre, des thèses stricte-
ment thomistes. Cette année devrait donc marquer L
triomphe de la théologie et de la philosophie augusti-
niennes dont l'ordre franciscain entend maintenir les
traditions. Or, il est extrêmement remarquable qu'un
homme comme Richard, franciscain dans l'âme, tout
en se montrant très en garde contre les thèses condam-
nées en 1277, ne professe pas, à l'endroit de l'aristo-
télism 3, toutes les défiances du milieu où il vit; non
moins intéressant de le voir prendre à son compte, en
théologie, plusieurs doctrines thomistes. Sans que l'on
puisse parler, à son sujet, d'éclectisme, il faut rendre
hommage à l'ouverture de son esprit qui ne paraît pas
se résigner à jurer per verba magistri.
Les historiens des sciences, en particulier P. Duhem,
ont signalé chez lui — et c'est plus vrai encore de son
contemporain R. Bacon — des curiosités relatives aux
choses de la nature, des idées sur la valeur de l'expé-
rience, des théories sur la pesanteur et le mouvement
des projectiles qui témoignent qu'il s'affranchit de la
tyrannie aristotélicienne sous laquelle se courbait en-
core, en ces m itières, un saint Thomas. Voir P. Duhem,
Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux gui
font lu, t. n, Paris, 1909, p. 368 sq., 411-412, 442 sq.
En ontologie il se rallie à un réalisme modéré :
Universale non potest esse actu in re extra, et l'on peut
dire (pie, jusqu'à un certain point, c'est la raison qui
lui donne naissance, ipsa universalitas est res constitula
a ratione; il n'empêche que cet « universel » a dans l'in-
2673
RICHARD DE MEDIAVILLA
2674
tellect une existence réelle, et cette existence est plus
réelle que celle des corps. Le voici d'accord avec saint
Thomas. Mais il s'en sépare sur la question du principe
d'individuation; pour Thomas d'Aquin, on le sait, ce
principe est à rechercher dans la materia signala in
quantilale, en telle sorte que, pour les êtres qui ne com-
portent pas de matière (les anges par exemple), il ne
peut y avoir plusieurs individus dans la même espèce.
Richard s'oppose nettement à ce point de vue; encore
qu'il reconnaisse dans les anges un certain hylémor-
phisme, il ne serait pas embarrassé, au cas même où l'on
n'admettrait pas chez eux de matière, de trouver un
principe qui permette de distinguer plusieurs individus
au sein d'une même espèce. Nous sommes en route vers
la philosophie de Scot. De même l'insistance avec
laquelle Richard fait remarquer que notre intelligence
perçoit immédiatement le singulier fait penser aux
affirmations du Docteur subtil. îl fausse compagnie à
saint Thomas sur la question de la multiplicité des
formes dans le composé; mais le retrouve dans l'étude
de la connaissance. L'école bonaventurienne, fidèle à
la pensée d'Augustin, faisait, dans l'intellection une
part considérable à l'illumination divine, sorte de grâce
de l'intelligence, analogue à la grâce qui actionne et
soutient le libre arbitre. Richard, tout en admettant,
bien entendu, le concours général divin pour notre
intelligence comme pour tous nos actes, voit d'abord
dans notre intelligence l'effort individuel et personnel
et il insiste avec force sur le côté actif de l'intellection.
Cf. P. Rucker, Der Ursprung unserer Begrifje nach
R. c. M., dans les Beitràge deBâumker, t. xxxi, fasc. 1.
Dans ce même domaine de la psychologie, il se garde
d'ailleurs des morcelages que le thomisme paraissait
vouloir faire. De même qu'il nie la distinction réelle
de l'essence et de l'existence, de même il veut que les
facultés soient simplement des fonctions diverses de
l'âme et non point des entités réellement distinctes de
sa substance. Moins intellectualiste que saint Thomas,
il attribue à la volonté le primat sur l'intelligence, le
rôle de celle-ci étant de disposer la volonté: c'est en
celle-ci, dans son pouvoir d'auto-disposition, qu'il faut
chercher d'abord la racine de la liberté. Pourtant,
quand il entreprend, en éthique, de discuter les fonde-
ments de la loi éternelle, il ne cherche pas dans la
volonté divine la raison dernière de la distinction entre
le bien et le mal. La loi divine, c'est dans la nature des
choses qu'il faut en voir le fondement. Tout ceci nous
montre dans Richard un esprit fort personnel qui, s'il
accepte les grandes directives de la pensée bonaventu-
rienne, ne laisse pas de demander à d'autres maîtres, et
spécialement à Thomas d'Aquin, des compléments
d'information.
L'influence de saint Thomas sur notre franciscain
serait, au dire d'un des meilleurs juges, le P. Hocedez,
plus profonde encore en théologie qu'en philosophie.
« Sur un grand nombre de questions libres, Richard
adopte la position thomiste; plus souvent encore il
propose les théories de saint Thomas comme probables,
sans se prononcer formellement pour ou contre elles. »
Voici quelques-unes des questions où il se rapproche-
rait du Docteur angélique : « Il rejette comme lui les
raisons séminales, sans accepter toutefois l'explica-
tion positive du saint Docteur. Les anges n'ont pu
pécher au premier instant de leur existence. Il incline
à croire, avec Thomas que, sans la chute, le Verbe ne
se fût pas incarné. Dans l'hypothèse que Dieu exigeât
une satisfaction ex condigno, les souffrances du Christ
devenaient nécessaires. L'impeccabilité du Christ est
une conséquence de la vision béatifique. Le caractère
sacramentel a son siège dans l'essence de l'âme, par
l'intermédiaire de l'intelligence. Les actes du pénitent
sont la quasi-matière du sacrement... Maison pourrait
également dresser une longue liste des thèses, et des
plus importantes, où Richard s'éloigne de l'Aquinate.
Avec saint Bonaventure, il conçoit la théologie comme
une science pratique. Pour lui, ce qui est objet de
science peut être objet de foi, saltem habitu. La grâce
et la charité ne se distinguent pas réellement (on
pourra voir une étude très approfondie de ce point par
J. Reuss, Die theologische Tugend der Liebe nach der
Lehre des Richard von M., dans Franziskanische Slu-
dien, t. xxn, 1935, p. 11-43, à compléter par une autre
monographie de V. Heynck, O. F. M., Die aktuelle
Gnade bei R. v. M., ibid., p. 297-325). Les vertus sur-
naturelles ont toutes leur siège dans la volonté. La
nature angélique est composée de matière et de forme
et se multiplie dans une même espèce. Il y a dans le
Christ un double esse et une double filiation. Sa nature
humaine intervenait dans les miracles seulement à
titre de cause morale et occasionnelle. Les sacrements
ne sont pas proprement causes de la grâce. (Il y a sur
la question de l'enseignement sacramentel de Richard
un travail considérable de J. Lechner, Die Sakramenl-
lehre des R. v. M., dans les Miinchencr Sludicn zur his-
lorischen Théologie, fasc. 5, Munich, 1925.) La béati-
tude consiste formellement dans un acte d'intelligence
et île volonté. L'intellect agent garde un rôle dans la
vision béatifique, etc. » Hocedez, op. cil., p. 381-385.
Pour ce qui est de la doctrine sacramentelle, qui a
été plus particulièrement étudiée, voici les conclusions
auxquelles aboutit J. Lechner. Il voit comme facteur
qui réalise l'unité dans la synthèse de Richard, l'accen-
tuation du rôle de la volonté divine; c'est elle qu'il faut
considérer avant tout dans l'action sacramentelle.
Écartant avec douceur l'activité physique instru-
mentale du sacrement — le terme d'efficacité ex opère
operalo est soigneusement évité — Richard met au
premier plan l'efficience divine l'A ceci explique la doc-
trine assez particulière qu'il a sur la matière et la
forme des sacrements et dont Scot devait s'inspirer.
La matière, c'est le signe lui-même, la forme c'est Vordi-
nalio ad sanctificandum que le Christ a attachée à ce
signe. Dans la doctrine du caractère, le primat de la
causalité divine se manifeste encore dans le fait que ce
caractère et ses effets ne sont qu'en relation morale
avec le signe sacramentel. « Il est bien remarquable,
dit Lechner, que notre Docteur ne tient à l'existence
absolue du caractère que sur la foi des auctorilates et
qu'il reste hésitant dans la question de la catégorie de la
qualité dans laquelle il faut ranger le caractère sacra-
mentel. » Pour ce qui est du baptême et de la confirma-
tion, on ne remarque chez lui rien de très particulier.
Mais sa théologie de l'eucharistie est digne d'attention.
C'est lui qui fait passer dans l'école franciscaine la spé-
culation de saint Thomas et de Pierre de Tarentaise,
tout spécialement pour ce qui concerne le concept de
transsubstantiation et l'influence vivante de l'eucha-
ristie sur la vie surnaturelle de l'âme. Et Lechner ren-
voie pour ce qui est du premier point aux subtiles ana-
lyses de Richard sur la signification du mot hoc dans la
formule de la consécration, sur le moment précis de la
transsubstantiation, sur la corruption aussi des espèces
sacramentelles qui met un terme à la présence réelle.
De grande importance est l'enseignement de notre
franciscain pour ce qui est de la pénitence. Avec plus
de décision encore que Thomas d'Aquin ou Pierre de
Tarentaise, il déclare que le pouvoir des clefs ne
s'exerce pas seulement sur la peine, comme le pen-
saient encore Alexandre de Halès et saint Bonaven-
ture, mais encore sur la coulpe. Cela l'oblige d'ailleurs
à accentuer le caractère sacramentel des actes du péni-
tent qui, avant même la confession, ne procurent la
rémission que par le vœu du sacrement à recevoir.
Mieux que saint Thomas, il aurait accentué dans cet
ordre d'idées la différence entre la contrition propre,
ment dite et l'attrition et il a, sur la manière dont l'ab.
2675
RICHARD DE MEDIAVILLA
RICHARD DE SAINT- VICTOR
2676
solution du prêtre « informe » l'attrition, des développe-
ments qui méritent d'être retenus. Les données de
Richard sur les autres sacrements ont moins d'im-
portance, encore qu'elles témoignent toujours d'une
pensée très personnelle.
Tout ceci montre que Richard de Mediavilla tient
une place tout à fait distinguée parmi les théologiens
de second ordre qu'a vu éclorc la fin du XIIIe siècle et
qui ont rendu classiques les synthèses élaborées par
leurs grands prédécesseurs. Les titres qui lui seront
donnés plus tard : Doclor solidus, copiosus, fundatissi-
mus expriment assez bien les qualités que la postérité a
découvertes chez lui. Il semble que l'on ait vu surtout
en lui un théologien tout à fait classique, à qui il était
indiqué de faire confiance. Le fait que Denys le Char-
treux lui fasse une place considérable dans son Com-
mentaire sur les Sentences est particulièrement signifi-
catif. Assez oublié depuis la Réforme et la contre-
réforme, il semble que le maître franciscain retrouve
aujourd'hui une nouvelle jeunesse.
On trouvera dans le livre de E- Hocedez, Richard de Mid-
dlclon, sa vie, ses œuvres, sa doctrine, Paris-Louvain, 1925,
une bibliographie exhaustive des travaux parus jusqu'à
cette date. Les travaux plus récents de F. Pelster, YV. Lam-
pen, V. Heynck, J. Reuss, P. Rucher et J. Lechner ont été
mentionnés au cours de l'article.
É. Amann.
8. RICHARD DE SAINT-LAURENT
(xme s.). Les circonstances de sa vie sont mal
connues; on sait qu'en 1239 il est doyen du chapitre
métropolitain de Rouen et qu'en 1245 il devait encore
remplir ces fonctions. Par la lettre d'envoi de son
œuvre majeure au célèbre dominicain Hugues de Saint-
Cher, on voit qu'il était en relations d'amitié avec celui-
ci. C'est tout ce que l'on peut dire de certain sur son
compte. Qu'il soit entré ultérieurement dans l'ordre de
Cîteaux, on l'a conjecturé du titre d'un de ses ouvrages.
Sa production littéraire qui est surtout d'ordre édi-
fiant est considérable; et il est même surprenant qu'un
écrivain si fécond ait été si profondément ignoré par
les plus studieux bibliographes du Moyen Age. Il lui
revient un De virliitibus en 2ii livres, conservé dans les
mss. 174dc Saint-Omer, 1530 et 1774 de Troyes; un De
viliis, dans les mss. 4 de Gray et 1530 de Troyes ; un De
exlerminatione mali et promolione boni, qu'on trouvera
édité parmi les œuvres de Richard de Saint-Victor,
P. L., t. exevi, col. 1073-11 1G; un certain nombre de
sermons ; un De origine ac viris illustribus ordinis cisler-
ciensis dans un ms. de Saint-Jacques de Liège (a donné
lieu au bruit que l'auteur était entré chez les cister-
ciens); enfin et surtout un énorme Mariale, intitulé
encore De laudibus beatse Mariœ virginis libri XII,
conservé par un nombre assez important de mss. parmi
lesquels il faut signaler le Paris, lat. 3173 qui a appar-
tenu à Hugues de Saint-Cher et lui avait été envoyé
« de Picardie » par l'auteur lui-même. Imprimé sans
nom d'auteur à Strasbourg, 1493, peu après à Cologne,
s. d., puis en 1509; à Douai sous le nom de Richard
en 1G25, cet ouvrage a été inséré par Jaminv, (). P.,
dans les œuvres d'Albert le Grand, t. xx, 2e part ., 1651 :
il figure encore aujourd'hui dans l'édition Vives de ce
même docteur, t . XXXVI, tout entier. L'auteur s'y réfère
à des passages de ses ouvrages antérieurs spécialement
au De virttiti bus e1 au De vitiis, ce qui permet d'assurer
son identité. Ce Mariale est une somme intéressante
de théologie cl surtout de dévotion mariâtes, très
propre à éclairer sur l'état des questions relatives à la
sainte Vierge en ce milieu du xm° siècle. .Après une
explication de la salutation angélique (I. I), l'auteur
entend montrer ce que Marie est pour nous, quomodo
Maria servivit nobis in singulis mrmhris cl sensibus
suis (1. II). Suit la description des privilèges accordés
à Marie (il n'est pas question de la conception imma-
culée), puis de ses vertus, de sa double beauté, cor-
porelle et spirituelle (1. III-V). Alors commence l'in-
ventaire des appellations qui lui conviennent : mère,
sœur, fille, épouse, princesse, reine et servante (1. VI)
et des symboles par lesquels on la peut désigner, sym-
boles célestes (1. VII), terrestres (1. VIII), aquatiques
(1. IX). Plus curieuse encore que ces dernières énumé-
rations, où la fantaisie se donne déjà fort libre carrière,
est la série des symboles représentant Marie qui sont
empruntés aux détails de l'habitation humaine :
trône, tribunal, chaire, lit, tente, grenier, etc. (1. X).
Avec le 1. XI viennent les images prises soit à l'art de
la guerre (château, citadelle, tour, place forte), ou à
l'art nautique (navire, ancre, port, arche de Noé, etc.).
Le 1. XII roule tout entier autour de l'appellation
Ilorlus conclusus, qui fournit à l'auteur un certain
nombre de gracieuses images. De toute cette symbo-
lique mariale dont la piété ultérieure n'a recueilli
qu'une minime partie (se reporter par exemple aux Li-
lanite Laurelanee), Richard n'est pas l'inventeur; il doit
beaucoup à ses prédécesseurs et en particulier à saint
Bernard. Son œuvre n'en reste pas moins le reflet de
son époque et à ce titre elle mériterait d'être étudiée.
Les notices littéraires : Oudin, De script, eccles., t. m,
p.l58;Fabricius,BiMiofftecam(:diœe(in/(ma>/a!im(a(is,t.vi,
p. 81 ; Quétif-Écliard, Scriplores ord. prœdic., t. 1, p. 177, et
même de Daunou, dans Hisl. lilt. de la France, t. xix, 1838,
ne sont plus au point. Les compléter par les renseignements
fournis par P. Glorieux, Répertoire des maîtres en théologie de
Paris au XIII» siècle, n. 118, 1. 1, Paris, 1933, p. 330-331.
É. Amann.
9. RICHARD DE SAINT-VICTOR. —
I. Vie. II. Écrits. III. Doctrine. IV. Appréciation.
I. Vie. — ■ Les maigres renseignements qui nous sont
parvenus sur la vie de Richard de Saint-Victor pro-
viennent exclusivement de la notice intitulée Richardi
canonici et prions Sancli Victoris parisiensis vita ex
libro V antiquilatum cjusdem Ecclesix, c. lv. Cette no-
tice fut rédigée par Jean de Toulouse, chanoine de
Saint-Victor et a été publiée pour la première fois en
1G50 en tête de l'édition de Rouen des œuvres de
Richard. Voir cette notice, P. L., t. exevi, col. ix-xiv.
Nous y apprenons que Richard était d'origine écos-
saise ou irlandaise, scoticœ nationis; qu'il fit profession
au couvent des chanoines réguliers de Saint-Victor au
temps de l'abbé Gilduin, et qu'il y fut le disciple du
célèbre Hugues. En 1159, en qualité de sous-prieur,
Richard souscrivit, avec l'abbé Achard et le prieur
Nanter, une convention passée entre l'abbaye de Saint-
Victor et Frédéric, seigneur de Palaiseau. Devenu
prieur en 1 162, Richard vit à Saint-Victor, dans le cou-
rant de l'année 1164, le pape Alexandre III et, en sep-
tembre 1170, il y reçut l'archevêque de Cantorbéry,
Thomas Recket, qui prêcha le jour de l'octave de saint
Augustin. La situation du prieur de Saint- Victor était
alors assez délicate, car l'abbé Ervise, successeur
d' Achard, joignait à une mauvaise gestion du temporel
de son abbaye une grande négligence pour l'observa-
tion de la discipline canoniale. Alexandre III lui avait
rappelé ses devoirs lors de la visite qu'il fit à Saint-
Victor, en 11G4, mais ce n'est qu'en 1172 qu'une com-
mission épiscopale, envoyée par le pape, obtint la
démission de l'abbé négligent. Nous ignorons quelle fut
l'attitude de Richard en cette affaire. On a voulu y
voir une allusion dans un passage de son opuscule De
gradibus carilalis, où il déplore la décadence de la fer-
veur religieuse. P. L., t. exevi, col. 1204. Mais la
teneur de ce passage est bien trop générale pour qu'on
puisse y reconnaître une allusion à des faits précis. Voir
Kulesza, La doctrine mystique de Richard de Saint-Vic-
tor, Saint -Maximin, s. d. (1925). Richard mourut le
in mars 1 173. peu de mois après l'installation de l'abbé
Guérin, successeur d' l'avise.
26:
RICHARD DE SAI NT- VICT OR. ŒUVRES
2678
II. Écrits. — Classification. — Les écrits de Ri-
chard étaient très recherchés déjà de son vivant. La
notice de Jean de Toulouse nous apprend qu'un prieur
de l'ordre de Cîteaux, nommé Guillaume, lui avait em-
prunté plusieurs de ses opuscules et que Jean, le sous-
prieur de Clairvaux, lui avait demandé de composer
pour lui une prière au Saint-Esprit. Nous verrons
encore que plusieurs des ouvrages de Richard ont été
composés à la demande de ses amis. Les éditeurs de
Richard ont classé ses écrits en trois groupes : le pre-
mier contient les écrits exégétiques; le deuxième, les
écrits théologiques; le troisième, les mélanges. Kulesza
a contesté l'exactitude et la terminologie de cette clas-
sification. Il propose de ranger les écrits de notre Vic-
torin en trois groupes : le premier contenant « les ou-
vrages qui se rapportent à la vie intérieure », donc qui
traitent d'ascétique et de mystique; dans le second, il
fait entrer « les écrits proprement théologiques », les
opuscules plus ou moins exégétiques étant réservés
pour le troisième. Tous ces écrits sont cités ici d'après
l'édition reproduite dans P. L., t. cxcvi.
1° Premier groupe. — Seize écrits constituent le pre-
mier groupe de la classification de Kulesza.
1. De prœparatione animi ad contemplationem, liber
dictus Benjamin minor (col. 1-G3); cet ouvrage est un
traité de morale mystique : il y est expliqué comment
l'âme doit se préparer à la contemplation par la répres-
sion des passions et l'acquisition des vertus. Le sous-
titre de Benjamin minor, sous lequel ce livre est sou-
vent cité provient de ce qu'il débute par le texte du
ps. lxvii, 28.
2. Le De gratia conteinplalionis, seu Benjamin major
(col. C3-192) est un traité de la contemplation. C'est
l'écrit de Richard qui a été le plus étudié et le plus cité
jusqu'à aujourd'hui. L'auteur l'a intitulé Benjamin
major parce que, selon le y. 28 du ps. lxvii cité plus
haut, Benjamin est présenté par lui comme le fils de la
contemplation, et parce qu'il est notablement plus long
que le Benjamin minor, qui traite de la préparation à
la contemplation.
3. Les Allegorise tabernaculi fœderis (col. 192-202)
donnent un résumé du traité de la contemplation sous
la forme d'une description allégorique de l'arche d'al-
liance.
4. Le Tractatus de gradibus caritalis (col. 1195-1207)
a été composé par Richard à la prière d'un religieux
de ses amis nommé Séverin. Il décrit en quatre cha-
pitres les quatre qualités de l'amour contemplatif.
5. Le Tractatus de quatuor gradibus violentée carila-
tis (col. 1207-1224) décrit la prière contemplative.
Kulesza en loue la profondeur et met en relief le tour
vraiment poétique de la description.
6. In Canlica canlicorum explicatio (col. 405-524).
7. Myslicee adnolationes in psalinos (col. 265-402).
8. Expositio canlici Habacuc (col. 401-405); ces trois
écrits exposent différents points de doctrine et de pra-
tique mystique en prenant des textes scripturaires
comme points de départ.
9. De exlerminalione mali et promolione boni (col.
1073-1116). Cet opuscule est un traité de morale mys-
tique. Il expose comment on doit purifier son âme et
indique les vertus nécessaires pour la persévérance
dans le bien. Il insiste sur l'utilité de la contemplation
pour la sanctification. Mais ce traité est revendiqué
pour Richard de Saint-Laurent (ci-dessus, col. 2675).
10. De conditione interioris hominis (col. 1229-1365).
Comme le titre l'indique, cet ouvrage est un traité de
vie intérieure, basée sur l'explication tropologique du
songe de Nabuchodonosor, relaté par le prophète
Daniel. Dans un passage intéressant, l'auteur regrette
que trop souvent les hommes d'étude, quand ils sont
parvenus à une situation éminente, perdent tout goût
pour les travaux solitaires de l'esprit, col. 1237.
DICT. DE THÉOL. CATHOL.
11. Le De missione Spiritus Sancti (col. 1018-1031)
est un sermon pour le jour de la Pentecôte, sur le
texte Spiritus Domini replevit orbem lerrarum,Sap.,i,S.
12. Le De comparalione Christi ad florem et Marise
ad virgam (col. 1031) est un très bref opuscule d'à peine
une colonne, qui ne fait que répéter ce qui se dit com-
munément sur ce sujet depuis saint Jérôme.
13. De sacrificio David prophetee (col. 1031-1042).
Cet opuscule contient des considérations d'ordre ascé-
tique et mystique proposées par l'auteur à l'occasion
du sacrifice de David, dont parle le ps. lxx et qu'il
compare à celui d'Abraham.
14. De difjerenlia sacrificii Abrahee a sacrificio bea-
lee Mariée virginis (col. 1043-1058). Ce traité donne des
réflexions mystiques et ascétiques, en comparant le
sacrifice d'Abraham à celui que Marie olïrit le jour de
sa purification.
15. Le Tractatus de medilandis plagis quee circa mundi
finem evenient (col. 201-212), n'est, comme le titre l'in-
dique, qu'une méditation sur les tribulations qui doi-
vent précéder la fin du monde.
16. De gemino paschate (col. 1059-1074) se compose
de deux sermons, l'un pour le dimanche des Rameaux,
l'autre pour la fête de Pâques.
2° Deuxième groupe. ■ — Le deuxième groupe, qui est
celui des écrits proprement théologiques comprend,
selon la classification de Kulesza, dix traités.
1. Le De Trinilate (col. 887-992) donne, en six
livres, la démonstration spéculative de l'unité de la na-
ture divine et de la trinité des personnes. Ce traité est
le seul des écrits importants de Richard qui soit
d'ordre exclusivement spéculatif. 11 est aussi le seul des
écrits théologiques qui soit vraiment original, et qui
fasse connaître la doctrine théologique particulière à
son auteur. Vincent de Beauvais voyait en lui le plus
important des ouvrages de Richard. Cf. Spéculum his-
toriée, 1. XXVIII, C. i.viii. Aussi en donnerons-nous
plus loin une analyse détaillée.
2. Le De tribus appropriatis personis in Trinitate
(col. 992-994) explique très brièvement pour quelles rai-
sons, dans la Trinité l'unité et la puissance sont attri-
buées au Père, l'égalité et la sagesse au Fils, la concorde
entre les deux premières personnes et la bonté au
Saint-Esprit. Cet opuscule est adressé à un certain
Bernard, qui avait consulté Richard sur celte matière.
11 nous semble fort douteux que ce personnage soit le
célèbre abbé de Clairvaux. Vincent de Beauvais semble
ranger cet opuscule comme septième livre dans le
traité De Trinilate.
3. Le Liber de Verbo incarnalo (col. 995-1010) est
dédié à un certain Bernard, qui ne paraît pas devoir être
identifié avec l'abbé de Clairvaux. Richard y expose
que seule une personne qui est en même temps Dieu et
homme est capable de donner à Dieu la satisfaction
qu'il est en droit d'exiger pour le péché, et que cette
personne ne saurait être que la seconde de la sainte
Trinité, le Fils de Dieu. Bien que Richard se flatte
d'avoir démontré a que la claire raison prouve que la
cause de l'homme exigeait spécialement la personne
du Fils pour son expiation », col. 1004, le traité De
Verbo incarnalo ne saurait être rangé parmi les écrits
purement spéculatifs, son auteur ayant lié son argu-
mentation à l'exégèse du verset d'Isaïe : Custos quid
de nocte? (xxi, 11) et l'ayant fâcheusement encombré
de réflexions parénétiques. Du reste, l'idée de la néces-
sité de l'incarnation n'est pas particulière au prieur
de Saint-Victor.
4. Le très bref opuscule intitulé Quomodo Spiritus
Sanctus est amor Palris cl Filii (col. 1011) explique en
quel sens le Père aime le Fils par le Saint-Esprit et le
Fils aime le Père par le même Esprit.
5. De supcrexcellenli baplismo Christi (col. 1011-
1016). Cet opuscule, dédié à un parent de l'auteur, con-
T. — XIII. — 85.
2679
RICHARD DK SAINT-VICTOR. ŒUVRES
2 680
tient des considérations pieuses sur le baptême reçu
par le Christ et sur celui qu'il a institué.
6. De statu inlerioris hominis (col. 1115-1159). Ce
traité expose l'état de la nature de l'homme après la
chute. Il décrit la triple plaie de l'homme, constituée
par la faiblesse, l'ignorance et la concupiscence; les
trois genres de péché qui en résultent, faiblesse, erreur,
et méchanceté, auxquels il oppose comme remèdes les
commandements de Dieu, ses promesses et ses menaces.
De nombreuses considérations d'ordre ascétique sont
mêlées à l'exposé de l'état de la nature humaine.
7. Dans l'opuscule intitulé De poteslate tigandi et sol-
vendi (col. 1159-1178), Richard distingue entre peccala
dimittere et peccala remiltere. Par peccala dimiltere, il
entend la relaxation de toute la peine due au péché,
tandis que peccala remiltere ne signifie, selon lui, que la
mitigation de cette peine. Cette mitigation est opérée
par le prêtre au sacrement de pénitence. Quant à la
relaxation totale, sans prestation d'aucune satisfac-
tion de la part du pécheur, elle n'est réalisée qu'au
baptême. Ce traité adressé à plusieurs personnes qui
avaient consulté Richard est du reste plutôt paréné-
tique que dogmatique.
8. De judiciaria poleslate in finali et universali judi-
cio (col. 1177-1185). Ce petit traité semble être un ser-
mon; il expose comment les apôtres procéderont au
jugement de tous les hommes et détermineront les
sanctions pour chacun d'entre eux. Il est lui aussi plu-
tôt parénétique que dogmatique.
9. Tractalus de spirilu blasphemise (col. 1185-1191).
Cet opuscule répond à une question posée concernant
l'identité du péché de blasphème et du péché contre
l'Esprit. L'auteur pèse le pour et le contre sans donner
de solution bien nette.
10. De differentia peccati mortalis et venialis (col.
1191-1194). Un homme mort coupable d'un péché mor-
tel et d'un péché véniel, ayant encouru la damnation
éternelle par le premier, a-t-il à subir un surcroît de
peine pour le second? Richard, auquel cette question
avait été posée, l'examine ici sans toutefois fournir une
solution nette.
3° Troisième groupe. — Sept ouvrages de Richard
sont classés par Kulesza dans le groupe des écrits exé-
gétiques.
1. Exposilio difllcultatum suborienlium in expositione
tabernaculi fœderis (col. 211-255). Cette « exposition »,
que Richard écrivit à la demande de ses amis, contient
dans une première partie la description littérale et tro-
pologique du tabernacle de l'ancienne alliance. Il s'y
joint des considérations d'ordre ascétique. Une
deuxième partie donne la description du temple de
Salomon, d'après les Livres des Rois. I Jne troisième par-
tie se borne à la chronologie des rois d'Israël et de
Juda. L'importance exégétique de ce traité est minime.
2. Declaralion.es nonnullarum difficultatum Scripturse
(col. 255-265), Cet opuscule que les éditeurs estiment
dédié à saint Bernard donne de brèves réflexions sur
les animaux purs et impurs de l'ancienne Loi et sur le
texte de saint Paul : Expurgate velus fermentum (1 Cor.,
v, 7). Il est sans grand intérêt et la dédicace à saint
Bernard semble fort douteuse.
3. Dans le grand traité intitulé In visionem Eze-
chielis (col. 527-600), Richard s'applique à donner des
explications littérales de la vision relatée dans le pre-
mier chapitre du prophète Ézéchiel, ainsi que de celle
qui décrit le temple des temps nouveaux dans les
c. xi. i et suivants du même prophète. I. 'auteur a inséré
des plans dans son commentaire.
4. Explicatio aliquorum passuum difflcilium Apos-
loti (col. 665-684). Les passages difficiles que Richard
essaie d'expliquer en cet opuscule ont Irait au rôle des
•œuvres de la Loi dans la sanctification du chrétien.
5. Les sept livres ([lie Richard a écrit In ApOCalyp-
sim Joannis (col. 683-887) forment le plus volumineux
de ses traités exégétiques. Il suit le sillage de la Glossa
urdinaria, divise comme elle l'Apocalypse en sept vi-
sions et joint à son commentaire des remarques et des
applications d'ordre mystique.
6. De Enunanuele (col. 601-665). Richard nous aver-
tit, dans un prologue, qu'il a écrit ce traité parce qu'un
certain Maître André avait donné une explication peu
satisfaisante du texte d'Isaïe Ecce virgo concipiet. Il
reprend les arguments de saint Jérôme pour montrer
que ce texte ne peut viser que la conception du Sau-
veur.
7. Quomodo Chrislus ponitur in signum populorum
(col. 523-527). Ce très bref opuscule ne contient que des
considérations pieuses sur le texte d'Isaïe : Radix Jesse
qui stat in signum populorum (xi, 10).
Cette brève revue de l'œuvre exégétique de Richard
suffit pour faire voir qu'elle est fort peu originale, voire
même très peu scientifique, comme le remarque Ku-
lesza, op. cil., p. 9.
Kulesza a omis de signaler parmi les écrits de Richard
le Liber excerplionum (dans l'appendice d'Hugues de
Saint-Victor, t. cxxvn, col. 193-225). On y trouve un
résumé des trois premiers livres du Didascalicon
d'Hugues de Saint-Victor. Il y expose l'origine et la
différence des arts libéraux; il donne une description
du monde et un résumé de l'histoire. Si cet écrit n'est
pas original, il démontre néanmoins que Richard
reconnaissait l'utilité du savoir profane et s'y intéres-
sait. L'éditeur de Richard, dans P. L., l'avait avec rai-
son, rangé parmi les mélanges.
Trithème et Montfaucon ont prétendu qu'un certain
nombre d'écrits de Richard se trouvent encore manus-
crits dans des bibliothèques d'Italie, d'Allemagne et
d'Angleterre. Aucun de ces traités n'a été publié et
leur authenticité semble fort douteuse. Voir la nomen-
clature de ces traités, P. L., t. exevi, col. xxix sq.
III. Doctrine. — Richard de Saint-Victor est sur-
tout connu comme auteur mystique. C'est en cette
qualité que ses contemporains l'estimaient et Dante
dit de lui que « pour contempler, il fut plus qu'un
homme ». Paradis, chant x, 130. Son influence a été
considérable sur la mystique allemande. Voir E. Krebs,
Meisier Dietrich, Munster-en-W., 1906, p. 132 sq. Pour
le détail de la doctrine mystique de Richard, voir ici
Mystique, t. x, col. 2613 sq.
L'œuvre exégétique de Richard étant négligeable
parce que peu originale, il reste à exposer sa doctrine
philosophique et théologique.
Longtemps notre Victoria fut méconnu; bien que sa
position dans l'histoire de la pensée scolastique ait été
convenablement exposée par Petau, les théologiens
paraissaient faire fort peu de cas de lui. Encore en 1905,
l'éditeur du deuxième volume de YHisloire de la phi-
losophie d'Ueberweg, un prêtre catholique cependant,
le rangeait parmi les mystiques qui tendent à éliminer
la dialectique de la recherche théologique, t. il, 9e éd.,
p. 222 sq. L'Histoire de la philosophie médiévale de
M. de Wulf, parue vers le même temps, ne connaît
Richard que comme auteur mystique. P. 231. Après
Scheebcn, c'est le P. de Régnon qui a eu le mérite de
mettre en évidence l'originalité de la spéculation théo-
logique de notre Victorin. Études de théologie positive
sur lu sainte Trinité, t. il, p. 235 sq. Cf. Scheebcn, Dog-
matik, t. i, p. 128. Plus tard, Clément Baumkcr a sou-
ligné l'importance de sa pensée philosophique, surtout
en ce qui concerne les preuves de l'existence de Dieu,
Witelo, Munster-en-W., 1907, p. 312.
Le traité De Trinitate étant le seul des grands écrits
de Richard qui soit exclusivement spéculatif, nous esti-
mons qu'une analyse détaillée constitue le meilleur
moyen de saisir l'originalité de la pensée du prieur de
Saint-Victor.
2681
RICHARD DE SAINT-VICTOR. DOCTRINE
2682
Analyse du De Trinitale. — Les deux premiers livres
traitent de l'unité divine; les quatre derniers sont
consacrés à l'étude de la trinité des personnes.
Prologue. — Le prologue de ce traité expose qu'étant
appelé à voir Dieu, le chrétien doit se préparer à cette
vision en se donnant de la peine pour saisir par la rai-
son ce qu'il tient par la foi. Nitamur semper comprehen-
dere ralione quod lenemus ex fide. Col. 889. Le chrétien
ne doit donc pas se borner à tenir pour vraies les vérités
révélées ; il doit essayer de les pénétrer par la réflexion,
tout comme les philosophes se sont appliqués à bien
comprendre le monde par le raisonnement. Ibid.
Livre Ier. — Les premiers chapitres précisent le but
que se propose l'auteur. L'homme parvient à la con-
naissance des êtres qui sont dans le temps par l'expé-
rience des sens. Ce qui est en dehors du temps lui est
accessible par le raisonnement et par la foi. L'objet de
la foi est au-dessus de la raison, semble même parfois
être contre elle. C'est pourquoi « une profonde et très
subtile pénétration », projunda et subtilissima indagalio,
col. 891, des données de la révélation est nécessaire.
Toutefois cette pénétration des articles de la foi n'est
possible qu'à celui qui croit fermement, selon la parole
prophétique : nisi crediderilis, non inlelligelis, 1s., vu, 9.
Or, rien n'est plus certain que la réalité de la révéla-
tion qui a été démontrée par des miracles. Le De Tri-
nitale ne se propose pas de procéder à l'examen spécu-
latif de tous les articles de la foi; il se borne à ceux qui
sont « éternels » et écarte « les mystères de notre
rédemption qui ont été réalisés dans le temps p.
Col. 890-892. Pour ces vérités éternelles, l'auteur ne
veut pas se contenter de «raisons de probabilité »; il a
l'intention d'indiquer « les raisons nécessaires », « d'en
dégager et d'en faire saisir le bien fondé »; car aux
êtres qui existent nécessairement... les preuves non de
probabilité, mais nécessaires, de necessilate, ne sau-
raient faire défaut, bien que parfois elles puissent se
dérober à notre recherche. Les êtres contingents sont
connus par l'expérience des sens et non par le raisonne-
ment, car ils peuvent ne pas être; mais les êtres éter-
nels... qui ne peuvent pas ne pas être... ne sauraient
manquer de raisons nécessaires. Toutefois ce n'est pas
l'affaire d'un chacun de les trouver et de les faire con-
naître ». Col. 892. L'auteur s'estime heureux s'il peut
inciter quelques esprits à s'adonner à de semblables
recherches.
Richard précise ensuite que le présent traité s'occu-
pera « de l'unité substantielle et de la trinité des per-
sonnes en Dieu ». Il expose brièvement cet article de
foi en des termes tirés du symbole Quicumque ; il ajoute
« avoir lu et entendu fréquemment l'exposé de cette
doctrine, mais ne pas en avoir lu les preuves ration-
nelles...; les autorités abondent, mais non les argu-
ments ». Col. 893. Ces prêchions données, l'auteur
passe aux preuves de l'existence de Dieu. Il en donne
trois. La première est tirée de l'existence d'êtres contin-
gents; la seconde, de l'existence de degrés dans les
êtres; la troisième, de l'existence de la puissance d'être,
potenlia essendi. Tous les êtres existants ou possibles,
explique-t-il, sont ou de toute éternité et par eux-
mêmes, ou ni de toute éternité ni par eux-mêmes, ou
de toute éternité mais non par eux-mêmes, ou par eux-
mêmes mais non de toute éternité. Il écarte cette der-
nière hypothèse qui suppose qu'un être non existant
serait capable de se donner l'existence. Col. 893. Comme
il est de bonne méthode de partir de ce qui est au-dessus
de tout doute, pour aboutir par le raisonnement, en se
servant de ce qui est connu par l'expérience des sens,
à ce qu'on doit penser des êtres qui sont au-dessus de
cette expérience, Richard prend comme point de dé-
part les êtres qui, n'étant ni de toute éternité ni par
eux-mêmes, sont soumis au changement. L'expérience
-quotidienne nous montre que ces êtres, les plantes, les
animaux, les hommes, les produits de la nature comme
ceux de l'industrie humaine n'existent qu'un certain
temps : ils paraissent et disparaissent plus ou moins
rapidement. « Mais en partant de l'être qui n'est pas de
toute éternité ni par lui-même, le raisonnement par-
vient à l'être qui est par lui-même et qui, de ce fait,
est de toute éternité, car si rien n'était de toute éter-
nité, rien ne serait par quoi ce qui n'a pas son être par
soi-même, ni ne peut l'avoir, aurait pu parvenir à l'exis-
tence. Il est donc prouvé que quelque être existe par
lui-même et, par là, de toute éternité; sinon il y aurait
eu un temps où rien n'était et alors rien n'aurait jamais
pu être, car ce qui aurait donné ou pu donner à soi-
même ou aux autres le commencement de l'existence
n'aurait été d'aucune manière. C'est ainsi que, de ce
que nous voyons, nous parvenons par le raisonnement
à ce que nous ne voyons pas, de ce qui passe nous arri-
vons à ce qui est éternel; du monde et des hommes,
nous aboutissons à ce qui est au-dessus du monde et à
Dieu. » Col. 894. Richard termine son argumentation
en citant saint Paul aux Romains, i, 20.
Nous avons tenu à citer ce passage passablement
rugueux, parce que, selon Clément Bàumker, nous
avons ici le premier essai d'une preuve de l'existence
de Dieu à posteriori, à l'aide du principe de causalité.
Voir Bàumker, Witelo, p. 312; Grûnwald, Geschiehle
der Gollesbeweise im Mitlelalter, thèse de Strasbourg,
publiée à Munster-en-YV., en 1907, p. 81 sq.; Ebner,
Die Erkenntnislchre des Richards von Saint-Yiklor,
thèse île .Munich, publiée à Muns ter-en- W., en 1917,
p. 74 sq.
Après avoir écarté l'opinion de ceux qui prétendent
que l'existence d'un être éternel qui n'est pas par lui-
même est une impossibilité, « comme si la cause devait
nécessairement précéder l'effet » et « comme si ce qui
est d'un autre devait nécessairement lui être posté-
rieur », le rayon du soh il procédant de celui-ci sans lui
être postérieur, col. 895, Richard passe à la seconde
preuve de l'existence de Dieu.
Ici encore, il veut partir d'une base absolument cer-
taine. On ne peut douter, explique-t-il, que, dans la
multitude des êtres, il n'en existe un qui soit le plus
haut, summum, le plus grand et le meilleur de tous. 11
est de même hors de doute que la nature rationnelle est
supérieure à celle qui est dénuée de raison; donc c'est
une substance rationnelle qui doit avoir la première
place parmi les Êtres. Comme cette substance ne peut
avoir reçu d'un inférieur ce qui constitue son être, il
s'en suit qu'elle ne peut l'avoir que d'elle-même. 11 en
est de même pour « la possession de la première place ».
Cette substance étant par elle-inème, est nécessaire-
ment de toute éternité, assurant ainsi la possibilité de
l'origine et de la succession des êtres sujets au change-
ment. « C'est ainsi, termine Richard, que l'évidence
des choses tombant sous l'expérience des sens prouve
l'existence d'une substance existant par elle-même. »
Col. 89G.
Richard expose ensuite que tout ce qui est parvient
a l'existence par le fait de la puissance d'être, polenlia
essendi, laquelle ne peut être que par elle-même et pos-
sède par elle-même tout ce qu'elle a. Toute essence,
toute puissance et toute sagesse provenant d'elle, elle
est la suprême essence, la suprême puissance et la
suprême sagesse. Comme aucune sagesse ne saurait
exister sans une substance rationnelle, il s'ensuit qu'il
est une substance suprême, summa substanlia, iden-
tique à la puissance d'être et qui est l'origine de toutes
choses. Col. 896. La suprême sagesse et la puissance
suprême étant identiques à la substance suprême, sont
nécessairement « l'une ce qu'est l'autre ». Col. 897.
Passant à la démonstration de l'unicité de la sub-
stance suprême, Richard explique que, si une substance
est la puissance suprême, une autre substance ne sau-
2683
RICHARD DE SAINT-VICTOR. DOCTRINE
2684
rait l'être, car alors « deux substances différentes
seraient une et une substance serait deux substances
différentes ». Col. 897. D'où il suit que la substance
suprême, du fait de son identité avec la puissance d'être,
est nécessairement unique; qu'aucune autre substance
ne peut lui être égale ni participer à sa nature.
Toutes choses étant de la substance suprême, la
divinité même est aussi d'elle. Col. 898. Dieu possé-
dant la divinité par lui-même, la substance suprême
la possède nécessairement par elle-même, d'où il s'en-
suit qu'elle est identique à Dieu. La substance suprême
ne pouvant communiquer sa nature à une autre sub-
stance, il faut en conclure « que la vraie divinité est
clans l'unité de la substance, que la véritable unité de
la substance est dans la divinité..., que Dieu ne saurait
être que substantiellement un ». Col. 898. Si l'unité
substantielle de Dieu rend impossible la communica-
tion de la divinité à d'autres substances, il ne s'ensuit
pas que plusieurs personnes ne puissent posséder la
nature divine. La sagesse de Dieu étant identique à sa
puissance, son savoir ne peut dépasser son pouvoir, ni
son pouvoir s'étendre plus loin que son savoir. La
sagesse de Dieu étant identique à sa nature, Dieu la
possède dans sa plénitude; donc il sait tout. Il en est
de même pour sa puissance, d'où il s'ensuit qu'il peut
tout. Étant tout-puissant, Dieu est nécessairement
unique.
Livre II. — Le 1. II est consacré à l'étude des « pro-
priétés divines ». Dieu étant sans commencement, parce
qu'existant par lui-même, sans fin, c'est-à-dire sempi-
ternel, parce qu'identique à la vérité qui ne peut dis-
paraître, immuable, parce que tout-puissant et possé-
dant par lui-même tout ce qu'il est, Richard en déduit
son éternité qu'il définit « durée sans commencement,
ni fin, ni changement ». Col. 903. Étant infini quant à
son éternité, Dieu l'est nécessairement quant à sa
grandeur (marjniludo), ce qui implique son immensité.
L'éternité et l'immensité étant la substance divine
même, il ne saurait exister qu'un seul éternel et qu'un
seul immense. Col. 904.
La substance divine existant seule par elle-même,
tous les autres êtres procèdent de l'activité de sa
nature ou de celle de son bon vouloir, secundum opera-
tionem nalurœ aut secundum imparlilioncm graliœ.
Col. 905.
La nature divine ne pouvant être ni détériorée ni
corrompue et Dieu étant substantiellement un, un
autre Dieu ne saurait procéder de l'activité de sa na-
ture, mais un être qui ne serait pas Dieu ne le pourrait
non plus. Tout ce qui n'est pas Dieu existe par l'opé-
ration de son bon vouloir et peut par conséquent ne
pas être. Tous les êtres contingents sont créés de rien,
les êtres matériels comme ceux qui sont immatériels,
la matière primordiale ne pouvant exister par elle-
même. Col. 905.
L'immensité et l'éternité de Dieu sont incommuni-
cables, du fait de leur identité avec sa substance. Il en
est de même pour sa sagesse et sa puissance. Cette con-
séquence n'est pas infirmée par le fait que l'homme
peut être puissant et sage, car Dieu est sa propre
sagesse et sa propre puissance, tandis que l'homme ne
peut que posséder une certaine sagesse et une certaine
puissance. Les « propriétés » divines étant identiques à
sa substance ne subsistent pas en celle-ci comme en un
sujet. C'est pourquoi il convient de le nommer
« essence supersubstanl ielle ». Col. 913. Dieu csl essen-
tiellement présent partout; il est en entier en tous
lieux, et ne peut être circonscrit en aucun espace,
col. 913; il est au-dessus du temps, le futur et le passé
n'existent pas pour lui. A la Mn de ce livre, Richard
note que, dans ce qui précède, il n'a voulu exposer que
ce que Dieu est par lui même de toute éternité, sans
s'occuper de ce qui le concerne d'une manière relative.
Livre III. — Richard aborde ici la question de la
Irinilé des personnes divines. La nécessité de cette étude
est urgente, parce que, à son avis, les écrits des Pères
sont déficients en ce qui concerne la preuve rationnelle,
raiionis alteslalio, de cette vérité de foi. L'auteur ne se
dissimule pas que d'aucuns tourneront son entreprise
en dérision; il affirme que c'est l'ardeur de son esprit
qui l'a incité à la tenter. Et. s'il ne réussit pas dans sa
démonstration, la satisfaction de l'avoir essayée le
dédommagera des critiques qu'il aura encourues.
Col. 915 sq.
Dieu étant la suprême bonté et le souverain bien
doit nécessairement avoir la suprême charité, le su-
prême amour. Or, l'amour doit nécessairement tendre
vers une personne aimée et, pour que la personne aimée
soit digne de l'amour divin, elle doit nécessairement
avoir la nature divine. « On voit par là, dit Richard,
comment la raison prouve facilement que, dans la véri-
table divinité, la pluralité des personnes ne saurait
faire défaut. » Col. 917. Rien n'assure la parfaite béa-
titude comme l'amour mutuel. Or, nécessairement
l'amour mutuel suppose plusieurs personnes; ainsi
l'amour mutuel qui ne saurait faire défaut à Dieu éta-
blit la pluralité des personnes divines. Col. 917. La
gloire de Dieu est parfaite. Or, si aucune personne ne
participait à la plénitude de la gloire divine, il faudrait
admettre que Dieu n'a pas voulu ou n'a pas pu avoir
de participants à sa gloire. La première éventualité
met en doute sa bienveillance; la seconde, sa toute-
puissance. Elles sont par conséquent impossibles l'une
comme l'autre. C'est ainsi que la plénitude de la gloire
de Dieu exige elle aussi la pluralité des personnes
divines. Col. 918.
Pour notre Victorin, ces preuves de la pluralité des
personnes divines sont si claires (aperle), si évidentes,
que ceux qui se refusent à les admettre doivent être
taxés d'insanité. Col. 918 sq.
La bonté et la charité de Dieu réclamant la pluralité
des personnes divines, celles-ci sont nécessairement
éternelles, car ce qui est rendu nécessaire par l'amour
divin ne saurait être qu'éternel comme cet amour divin
lui-même.
Les personnes aimées par Dieu de la plénitude de son
amour doivent aussi lui être égales ; s'il n'en était ainsi,
elles ne seraient pas dignes de la plénitude de cet
amour. La pluralité des personnes divines ne pouvant
constituer qu'un seul Dieu, qu'une seule substance
divine, « pourquoi s'étonner, s'écrie Richard, si la raison
par son raisonnement (ratio ratiocinando) découvre
une pluralité de personnes dans l'unique nature divine,
quand l'expérience constate l'existence du corps et de
l'âme, donc l'existence d'une pluralité de substances
dans la personne humaine'?... Qu'on m'explique com-
ment l'unité personnelle de l'homme peut subsister
dans une si grande dissemblance et diversité de sub-
stances, alors je dirai comment l'unité substantielle
(de Dieu) subsiste dans la grande similitude et l'égalité
de ces personnes. Tu dis : « Je ne saisis pas, je ne com-
« prends pas » ; mais ce que ton intelligence ne saisit pas,
l'expérience me l'afTirmc. Et, si l'expérience nous en-
seigne que, dans la nature de l'homme, il est quelque
chose qui dépasse l'intelligence, ne devrait-elle pas
t'avoir enseigné que, dans la nature divine, il est quel-
que chose qui dépasse ton intelligence. C'est ainsi que
l'homme peut apprendre en lui-même ce qu'il doit
penser de ce qui lui est proposé de croire par rapport à
Dieu. Ceci est dit pour ceux qui veulent définir el dé
terminer la profondeur des mystères divins (seercta)
d'après la mesure de leur capacité intellectuelle et non
d'après la tradition des Pères qui ont été instruits par
le Saint Esprit et qui ont enseigné avec son assistance.
Col, 921 sq.
ISi.'ii que Jusqu'ici Richard ait employé parfois le
2 685
RICHARD DE SAINT-MCTOR. DOCTRINE
JiiStJ
terme de pluralité de personnes, il n'avait en vue que
la démonstration de l'existence de la seconde personne
divine. Dans ce qui suit, il s'applique à montrer que
la plénitude de l'amour divin exige l'existence d'une
troisième personne, qui participe à la suprême bonté
et à la suprême charité de Dieu. Sans ce condilectus,
comme dit Richard, la seconde personne ne jouirait ni
de la plénitude de l'amour, ni de celle de la béatitude et
de la gloire. C'est aussi ce condilectus qui rend parfait
l'amour mutuel des deux premières personnes divines
et assure la perfection de la concorde divine. Col. 927.
Pour notre Yictorin,ces considérations constituent une
preuve évidente et indubitable de l'existence d'une
troisième personne en Dieu : manifesta et indubila ra-
tione convincitur. Col. 923, 927, 930.
Les trois personnes divines sont égales en ce sens
que cet être suprême et infiniment simple qui est la
substance divine appartient dans sa plénitude et dans
sa perfection à l'une des personnes comme à chacune
des autres. Col. 929.
Livre IV: La compatibilité de la trinité des personnes
et de l'unité de la substance. — Après avoir rappelé
qu'il faut être faible d'esprit pour ne pas être convaincu
de la pluralité des personnes divines par la démons-
tration qui vient d'en être donnée, col. 930, Richard
aborde la grosse difficulté de la compatibilité de la plu-
ralité des personnes et de l'unité de la substance divine.
Il ne s'en dissimule pas la gravité; il sait qu'elle a
engendré bien des hérésies, « car quand la foi vacille,
on révoque en doute ce que de multiples raisonne-
ments ont établi ». Mais, continue-t-il, si la trinité des
personnes en une seule substance est incompréhen-
sible, s'ensuit-il qu'elle est impossible'? Bien des choses
affirmées par l'expérience sont incompréhensibles;
pourquoi l'œil voit-il ce qui est hors de lui sans pouvoir
apercevoir la paupière qui le couvre? L'œil perçoit ce
qui est loin, pourquoi les autres sens ne peuvent-ils
saisir que ce qui les touche? Le corps et l'âme sont de
nature bien différentes et constituent néanmoins une
seule personne humaine. Bien des choses dépassant
l'expérience, mais démontrées par le raisonnement,
sont incompréhensibles : c'est le cas de l'éternité, de
l'immensité et de la toute-puissance divines, ainsi que
de l'identité des perfections divines entre elles et avec
la substance divine elle-même. Col. 932.
Quant à la terminologie du dogme trinitaire, Richard
ne veut pas du terme hypostase, « dans lequel, selon
saint Jérôme, il y a suspicion de venin ». Col. 932. Au
terme subsislence que d'aucuns ont proposé comme plus
propre que celui de personne, il reproche de manquer
de précision et d'être inconnu du grand public.
Richard veut donc s'en tenir à la formule : « une
substance divine en trois personnes ». Par personne
Richard entend une substance rationnelle douée d'une
propriété qui ne peut être possédée que par un seul et
qui, par conséquent, est incommunicable. Col. 934. La
substance répond à la question quid, et la réponse
qu'elle donne ne peut être qu' « un terme général ou
spécial ou une définition », par exemple : homme,
ange, Dieu. Quant à la personne, qui répond à la ques-
tion quis, elle ne peut répondre que par un nom propre :
par exemple, Barthélémy, Pierre, etc. Col. 934. Quand
nous disons : voici trois personnes, nous affirmons
l'existence de 1res aliqui, dont chacun est substance
rationnelle, mais nous n'indiquons pas par là si ces très
aliqui sont plusieurs substances rationnelles ou si tous
ensemble ils n'en possèdent qu'une. Sans doute, les
hommes, habitués plutôt à suivre l'expérience des sens
que les démonstrations de la raison, parce que trois
personnes humaines sont trois substances humaines,
inclinent à concevoir les choses divines à la façon des
choses créées ; • mais, si la foi sommeille, la raison doit
veiller, et nous venons de montrer clairement qu'il
n'est pas nécessaire que là où sont plusieurs personnes,
plusieurs substances doivent aussi se trouver. » Col. 935.
La raison nous avertissant que la substance répon-
dant à la question quid et la personne à la question
gins, de trois personnes différentes, chacune est néces-
sairement alius, aliquis; de trois substances différentes,
chacune est nécessairement aliud, aliquid. Comme,
dans la Trinité, la substance divine, l'être suprême et
simple, est commune aux trois personnes, il ne saurait
y avoir en elles aliud et aliud aliquid; il ne peut donc
exister en elle diversité (alielas) de substance, mais
seulement diversité (alielas) de personnes. Col. 935 sq.
Par ces considérations, Richard estime avoir démon-
tré rationnellement qu'il n'existe aucune contradiction
dans l'affirmation que Dieu est substantiellement un et
personnellement trine; « car, de même que la diversité
substantielle du corps et de l'âme ne détruit pas l'unité
de la personne humaine, la diversité des personnes
divines ne déchire pas l'unité de la substance divine. »
Col. 936.
Dans toute personne, il y a lieu de distinguer le mo-
dus essentiœ, qui nous renseigne sur son être, sa nature,
sur ce qu'elle possède, et le modus oblinentiœ, qui nous
fait voir de quelle manière elle possède son être, si c'est
par elle-même ou par un autre. Pour Richard, la per-
sonne est donc constituée par deux éléments, « ce
qu'elle a » et « d'où elle a » ce qu'elle possède. A son avis,
le terme existentia se prête bien pour désigner celte
double considération ; le radical sistere, sistence, concer-
nant l'essence, la nature, la réalité substantielle; le
préfixe ex visant la provenance de la sistence, ex aliquo
sistere quod est substantialiter ex aliquo esse. Sistere,
sistence, a donc trait au modus essentiœ, le préfixe ex
au modus oblinentiœ. Les personnes humaines, explique
Richard, diffèrent entre elles tant par le modus essen-
tiœ que par le modus oblinentiœ, chacune d'elles ayant
sa substance individuelle différente de celle des autres,
et son origine particulière. Les anges ont bien chacun
leur substance individuellement différente, mais leur
origine est commune, la toute-puissance créatrice de
Dieu. Ils diffèrent donc entre eux par le modus essen-
tiœ. Quant aux personnes divines, étant absolument
égales, parce qu'elles ne possèdent qu'une seule sub-
stance divine numériquement identique, elles ne peu-
vent différer que par le modus oblinentiœ, c'est-à-dire
par leur mode d'origine. Col. 939.
Si Richard s'était arrêté à ce résultat et en avait
conclu qu'en Dieu il y a une seule sistence, une seule
essence, c'est-à-dire la substance divine, et trois exis-
tences, c'est-à-dire trois manières de la posséder, sa
doctrine aurait gagné en netteté et en originalité. Mal-
heureusement, dans ce qui suit, il a appliqué la notion
d'existence à la substance divine elle-même, parce
qu'elle n'est pas ab alio aliquo, ce qui l'a contraint à
admettre une existence commune aux personnes, con-
trairement à sa définition.
Revenant au problème trinitaire, Richard expose
que la personne étant incommunicable, les différences
qui constituent les personnes divines, donc les " exis-
tences » sont nécessairement incommunicables, d'où il
s'ensuit qu'en Dieu il y a autant de personnes que
d' « existences incommunicables », quoi igilur in divi-
nitale personœ, toi incommunicabiles cxistcnliœ. Col. 942.
Chacune de ces personnes possédant la même substance
divine, le même être supersubstantiel, les mêmes per-
fections divines, en vertu d'une propriété personnelle et
incommunicable, ex proprielaie personali et incommii-
nicabili, chacune d'elle est toute puissante, parce
qu'elle possède la même et unique puissance suprême,
en vertu de sa « propriété personnelle », ex ista vel alia
proprietale. Col. 942. C'est ainsi que dans la divinité,
l'unité est secundum modum essentiœ, la pluralité
secundum modum oblinentiœ. Ibid.
2687
RICHARD DI- SAINT-VICfOR. DOCTRINE
2088
Richard termine son argumintation en disant que
l'explication qu'il vient de donner doit suffire aux
àmcs pieuses, une pénétration plus profonde de ce
mvstcre étant irréalisable durant la vie terrestre.
Col. 943.
A la fin de ce quatrième livre, Richard expose quel-
ques considérations concernant la définition de la per-
sonne. Celle que donne Boèce : Pcrsona rat ralionalis
naturx individuel substantiel ne lui semble pas heureuse,
la Trinité étant substance individuelle, mais non une
personne. Pour notre Victorin, la personne divine doit
être définie : nalurœ divime incommunicabilis existen-
tiel, la définition de Boèce ne pouvant valoir que pour
la personne humaine. Col. 945. Il aurait mieux valu,
pour la bonne marche de son exposé, que Richard pla-
çât ces considérations au début du 1. IV, quand il dis-
cutait les rapports de la substance et de la personne.
Du reste, le prieur de Saint-Victor eut peu de succès
avec ses critiques et ses suggestions concernant la défi-
nition de la personne. Saint Thomas les note en pas-
sant, mais s'en tient à la définition de Roèce. Sum.
iheoL, Ia, q. xx, a. 3, ad 4um.
Livre V: Des processions divines. — Ayant établi au
quatrième livre que les personnes divines ne diffèrent
que par leur mode d'existence, Richard se propose au
1. V de préciser ce mode d'existence, c'est-à-dire le
mode d'origine des personnes divines, afin que « sur ce
point aussi, nous puissions saisir et démontrer par la
raison la certitude de ce que nous tenons par la foi ».
Col. 949.
D'après Richard, les arguments qui, au premier
livre, ont démontré l'existence d'unesubstance a semet-
ipsa, valent aussi pour prouver qu'une des personnes
divines existe nécessairement par elle-même et non
par une autre. Si aucune personne divine n'existait
par elle-même, expose notre auteur, si chacune d'elle
existait par une autre, leur nombre irait nécessairement
à l'Infini, car, en ce cas, il n'y aurait dans la divinité
aucun « principe d'origine ». Col. 950. Ce principe d'ori-
gine étant nécessaire dans la divinité comme dans le
monde des êtres finis, une des personnes divines doit
nécessairement exister par elle-même, d'où il suit
qu'elle est l'essence suprême et la puissance suprême,
et que tout être, toute puissance, toute existence, toute
personne, humaine, angélique et divine, lui est rede-
vable de son existence. Étant l'origine de toute chose,
la personne divine existant par elle-même est néces-
sairement unique. Col. 951.
Si le mode d'existence a semetipso est incommuni-
cable, celui d'existence ab edio peut être commun à
plusieurs. Il n'est donc pas inconcevable qu'en Dieu
une personne existe par elle-même, et deux par d'autres
qu'elles et de toute éternité, la seconde tirant son ori-
gine de la première seule, et la troisième de la première
et de la seconde. Col. 982.
Toutes les personnes humaines procèdent d'autres
personnes humaines d'une manière immédiate, par
rapport à ceux qui les ont procréées, et d'une manière
médiate par rapport aux ascendants de leurs parents.
Col. 952. Dans la divinité, la perfection de la personne
qui est par elle même exige la procession d'une seconde
personne divine et la perfection de chacune de ces
deux personnes rend nécessaire la procession d'une
troisième personne divine, ainsi qu'il fut démontré au
1. III. Col. 951. .Mais en Dieu, aucune procession mé-
diate n'est possible; la seconde et la troisième per-
sonne divine, pour posséder la plénitude de la sagesse,
doivent chacune voir sans intermédiaire la personne
qui est par elle-même. Or. si l'une d'elle procédait de
cette personne d'une manière médiate, il lui serait
impossible de la voir directement, ce qui la mettrait
dans l'impossibilité de posséder la plénitude de la
sagesse, donc de posséder la substance divine elle-
même. Col. 956. Si en Dieu il existait une quatrième
personne, elle devrait procéder des trois autres d'une
manière immédiate, car si elle ne procédait de l'une
ou de l'autre que d'une manière médiate, elle ne pour-
rait la voir sans intermédiaire, ce qui est incompatible
avec la possession et la plénitude de la sagesse. Il en
serait de même s'il existait en Dieu une cinquième ou
une sixième personne et ainsi de suite in infinitum. Si
la troisième personne divine procédait de la première
sans procéder aussi de la seconde, elle ne pourrait voir
cette dernière sans intermédiaire, ce qui est incompa-
tible avec la possession de la plénitude de la sagesse,
avec la possession de la substance suprême. Col. 956.
C'est ainsi qu'en Dieu une seule personne, la
seconde, procède d'une seule autre; une seule per-
sonne, la troisième, procède des deux autres; une seule
personne, la première, ne procède d'aucune autre.
Col. 957.
Les personnes divines étant au nombre de trois, une
seule d'entre elles, la troisième, ne possède pas la pro-
cession active, aucune autre personne divine ne procé-
dant d'elle ; une seule, la première, de laquelle procèdent
la seconde et la troisième, n'a pas la procession passive,
car elle ne procède d'aucune autre. Une seule, la
seconde, a la procession active comme la procession
passive, la troisième personne procédant d'elle et elle-
même procédant de la première. Col. 957. Il y a donc
dans la trinité trois « distinctions de propriétés », qui
sont incommunicables : la personne sans procession
passive, existant par elle-même, étant nécessairement
unique, de même celle de laquelle aucune autre ne pro-
cède, ce qui implique l'unicité de celle qui a la proces-
sion active comme la procession passive. Ces trois
« distinctions de propriétés » établissent dans la Trinité
une très belle proportion; une seule personne donne
sans recevoir, une seule personne reçoit sans donner,
une seule personne donne et reçoit. La beauté de cette
proportion serait irrémédiablement faussée si la Tri-
nité devait être conçue d'une autre manière. Col.
959 sq. Richard termine son argumentation en remar-
quant qu'il faut être simple d'esprit, idiota, pour ne
pas saisir le bien-fondé de son exposé. Col. 961.
Seule, une personne qui possède la substance sou-
veraine peut jouir de la plénitude de l'amour. Or,
l'amour est gratuit, quand il s'adresse à une personne
de laquelle il n'a reçu aucun don ; il est dû, quand il ré-
pond à l'amour gratuit; enfin il est mixte, quand il se
donne gratuitement tout en répondant à l'amour gra-
tuit. Col. 961. Dans la Trinité, la personne qui existe
par elle-même pratique l'amour gratuit envers les
deux autres, la personne qui n'a pas la procession
active, rend aux deux autres la plénitude de l'amour
dû; mais comme nulle autre personne ne procède
d'elle, elle ne peut exercer l'amour gratuit dans sa plé-
nitude. Col. 962. En lin, la personne qui procède acti-
vement et passivement pratique l'amour gratuit
comme l'amour dû; elle possède donc l'amour mixte.
Col. 963. C'est ainsi que l'amour suprême est possédé
de trois manières différentes, par trois propriétés,
tout en étant substantiellement une seule et même
dilection. En Dieu, l'amour étant identique à la sub-
stance, chaque personne divine possède le même amour
divin comme elle possède la même substance divine
« selon la différence de sa propriété personnelle »,
c'est-à-dire selon la différence de son mode d'origine.
Col. 963. Chaque personne divine peut donc être dite
« l'amour suprême, distinct uniquement selon la dif-
férence des propriétés ». Les dilfércnces de propriétés
ne pouvant être qu'au nombre de trois, trois personnes
divines seulement peuvent posséder l'amour divin
dans sa plénitude. Jbid.
L'amour du étant la plénitude de l'amour divin
comme l'amour gratuit , la personne qui possède le pre-
2C89
RICHARD DE SAINT-VICTOR. DOCTRINE
2G90
mier ne peut être en aucune manière inférieure à celle
qui possède le second. Cette conclusion est encore cor-
roborée par le fait qu'en Dieu la communication de
l'amour est opération de nature et non de grâce. Col.
965. Il n'y a donc en Dieu qu'un seul amour substan-
tiel, qui diffère uniquement par les propriétés de per-
sonnes. Col. 966. Sur cette doctrine des processions,
cf. T.-L. Penido, Gloses sur la procession d'amour dans
Ephem. iheol. Loran., 1937, p. 48 sq.
Livre VI. — Le 1. VI est consacré à l'étude des
différences des processions du Fils et du Saint-Esprit.
La nature de l'homme créé à l'image de Dieu peut
nous fournir quelques indications sur la nature divine
et sur les différences des processions. Col. 967. La pro-
création d'un homme par son père ressemble à la pro-
cession de la seconde personne divine, car dans les
deux cas nous avons « une personne procédant immé-
diatement d'une autre personne par l'opération de la
nature ». Col. 968. Pour des raisons inhérentes à sa
nature, la première personne divine a voulu produire
de soi un consubstantiel; elle a donc voulu engendrer.
Bien qu'en Dieu il n'y ait pas de sexe, les termes de
Père et de Fils désignent convenablement les deux
termes de la génération divine. Col. 970. La troisième
personne divine procède, elle aussi, de la première,
mais si le Père a engendré le Fils, c'est pour commu-
niquer à un égal la plénitude de son amour; il a voulu
un condignus, tandis que, si le Père a voulu une troi-
sième personne qui lui soit égale, c'est pour la faire
participer aux trésors de l'amour qui lui est témoigné
par le Fils. C'est donc un condileclus que le Père a
voulu avoir par la procession de la troisième personne.
Il est clair que, dans l'ordre logique (non dans l'ordre
temporel qui n'existe pas en Dieu), la procession du
condignus est antérieure à celle du condileclus. C'est
donc la procession du condignus qui a le premier rang;
c'est pourquoi celui-ci est appelé le Fils. La procession
du condileclus ne venant qu'en deuxième ligne, celui-ci
ne saurait être appelé le Fils de la première personne.
Le condileclus n'est pas le Fils de la seconde personne,
bien qu'il procède d'elle d'une manière immédiate, car
il procède du Père de la même manière. Le Fils procède
du Père immédiate et principaliler; le Saint-Esprit pro-
cède du Père immédiate mais non principaliter. Dans
la nature humaine, il n'y a aucune analogie à la pro-
cession du Saint-Esprit; c'est pour cette raison qu'elle
ne peut être désignée par aucun terme qui lui soit
propre. Le Père et le Fils sont tous deux « esprits » et
« saints »; si le vocable Saint-Esprit est réservé à la
troisième personne, c'est parce que celle-ci étant le
commun amour du Père et du Fils rend saints les
esprits des hommes en les faisant participer à cet
amour. Col. 974.
Dans la Trinité, le Fils, tout comme le Père, possède
la plénitude de la divinité et la communique, tandis
que le Saint-Esprit reçoit cette plénitude sans la com-
muniquer. Possédant chacune la plénitude de la divi-
nité, les trois personnes sont intérieurement égales,
mais extérieurement différentes : le Père et le Fils
donnant la divinité, le Saint-Esprit la recevant sans
la donner. Or comme le terme Image se dit d'une res-
semblance plutôt extérieure, le Fils seul, parce qu'il
donne la divinité comme le Père, est l' Image de celui-ci;
ne donnant pas la divinité, le Saint-Esprit ne saurait
être l'image du Père. Col. 975.
Le Fils est appelé le Verbe de Dieu, parce que c'est
par lui que la sagesse divine est manifestée. Existant
par lui-même, le Père ne saurait être le Verbe d'un
autre. Le Verbe ne pouvant être verbe (parole) que
d'un seul, le Saint-Esprit qui procède de deux per-
sonnes ne peut être appelé le Verbe. Col. 976. Toute-
fois, comme personne divine, le Saint-Esprit perçoit la
parole interne de Dieu et peut contribuer à la faire
connaître aux hommes, selon la parole de l'Évangile :
quœcumque audiet, loquelur. Joa., xvi, 13.
Étant la plénitude de l'amour, le Saint-Esprit , quand
il est donné aux hommes, les remplit de l'amour qu'ils
doivent à Dieu. Par cet amour, les hommes deviennent
semblables au Saint-Esprit, qui n'a que l'amour dû. Ils
ne deviennent pas semblables au Père qui n'a que
l'amour gratuit, ni au Fils qui a l'amour gratuit comme
l'amour dû. C'est parce qu'il se rend les hommes sem-
blables en les remplissant de l'amour dû à Dieu quand
il leur est donné, que le Saint-Esprit est appelé le Don.
Col. 978.
La puissance, la sagesse et la bonté qui se trouvent
dans le monde, sont une image de la Trinité. La puis-
sance, au sens ontologique du terme, c'est-à-dire la
puissance d'être, existe partout où il y a un être; la
sagesse, par contre, n'existe que là où il y a la puissance
d'être, et la bonté ne saurait être que là où la puissance
et la sagesse se trouvent. Ne dépendant de rien d'autre,
la puissance désigne la première personne divine, qui
n'existe par aucune autre; la sagesse, qui suppose la
puissance, représente la seconde personne divine, qui
tire son origine de la première; enfin la bonté, qui ne
saurait exister sans la puissance et la sagesse, repré-
sente la troisième personne divine qui procède des
deux autres. Il convient donc pour ces raisons d'attri-
buer dans la Trinité au Père la puissance, au Fils la
sagesse, au Saint-Esprit la bonté. Col. 979 sq.'
Dans ce qui suit, Richard donne d'autres arguments
pour démontrer que seul le Fils est l'image du Père. Si
le Fils est l'image du Père, explique-t-il, ce n'est
pas parce qu'il possède la même substance divine que
lui : il ne saurait y avoir d'image « sans mutuelle con-
venance, jointe à quelques différences». Or, la substance
divine, qui est numériquement une, exclut la conve-
nance qui est impossible sans une dualité ; sa simplicité
rend aussi toute différence impossible. Dans la Trinité,
la raison d'image ne peut donc se trouver que dans les
propriétés des personnes : « il est commun aux trois
personnes, note Richard, de posséder la plénitude de la
divinité; c'est le propre du Père de ne pas recevoir et
de donner ; c'est le propre du Fils de recevoir et de don-
ner; il y a donc convenance par rapport à donner et
différence par rapport à recevoir. » Col. 984.
C'est du fait de la similitude de volonté que le Fils
peut être dit figure de la substance du Père: « de même
que le Père veut avoir une personne qui procède de lui
pour pouvoir lui communiquer les délices de l'amour
qui lui revient, ainsi le Fils veut en tout de même. »
Col. 986. Mais comment le Fils peut-il être la figure de
la substance du Père, puisqu'ils possèdent tous deux
une seule et même substance? A cette objection, Ri-
chard répond que le terme « figure de la substance du
Père » équivaut à celui de « figure de la substance inen-
gendrée », ou encore à celui de « figure de la personne
inengendrée », la personne du Père étant la substance
inengendrée, celle du Fils la substance engendrée.
« Mais, de notre temps, continue Richard, beaucoup
ont surgi qui n'osent pas dire cela... qui osent le nier
contre l'autorité des Pères, contre de si nombreux
témoignages de la tradition. Ils s'efforcent même de le
réfuter. D'aucune façon ils ne concèdent que la sub-
stance engendre la substance ou que la sagesse engendre
la sagesse; ils nient opiniâtrement ce que les saints
affirment et, en faveur de leur propre position, ils ne
peuvent alléguer aucune autorité. Qu'ils citent, s'ils le
peuvent, je ne dis pas plusieurs, mais une seule auto-
rité qui nie que la substance engendre la substance.
Mais, disent-ils, il faut interpréter les Pères. Les Pères
affirment bien que la substance engendre la substance,
mais nous les expliquons dans le sens que la substance
n'engendre pas la substance. Explication vraiment
fidèle et digne de respect, qui prétend faux ce que tous
■Jliîll
RICHARD UE SAI NT- VICT OR . APPRÉCIATION
J692
les Pères proclament d'une seule voix, et qui soutient
vrai ce que jamais aucun saint n'a énoncé! — Mais,
disent-ils encore, si la substance du Fils est engendrée,
et celle du Père inengendrée, comment n'est-elle
qu'une seule et même substance en l'un et l'autre? —
Oui, certes, la substance du Fils est engendrée, la sub-
stance du Père est inengendrée, la substance non
engendrée n'est pas engendrée, la substance engendrée
n'est pas non engendrée. Mais il ne s'ensuit pas qu'il y
ait autre et autre substance; il s'ensuit simplement
qu'il y a autre et autre personne... Je ne saisis pas,
dites-vous, je ne comprends pas. Eh bien! ce que vous
ne pouvez saisir par l'intelligence, vous pouvez ie
croire par la foi... Comprenez-vous par l'intelligence ou
démontrez-vous par des exemples qu'il peut y avoir
unité de substance dans une pluralité de personnes, ou
pluralité de personnes dans une unité de substance?
L'intelligence humaine est-elle plus dépassée par ce que
vous niez opiniâtrement que par ce que vous affirmez
dans la même foi que nous?... Si vous êtes également
incapables d'expliquer ces deux mystères, pourquoi
croyez-vous l'un sur la parole des saints Pères et ne
croyez-vous pas également l'autre sur leur parole? Or,
si à bon droit on croit aux saints Pères, la personne du
Père n'est pas autre chose que la substance inengendrée
et la personne du Fils n'est pas autre chose que la sub-
stance engendrée. » Col. 986 sq.
Nous avons cité ce passage, parce qu'il est caracté-
ristique pour la position théologique et pour la manière
de polémiser de Richard, mais aussi parce que vrai-
semblablement il vise Pierre Lombard.
Richard termine le De Trinilntc en donnant deux
exemples qu'il estime susceptibles de jeter quelque
lumière sur le mystère d'un seul Dieu en trois per-
sonnes. Premier exemple : Un homme, par son labeur
intellectuel, acquiert la science et l'enseigne ensuite à
un autre. Ces deux hommes possèdent essentiellement
la même science, le premier l'a par lui-même, le second
l'a reçue du premier. Il en est de même pour la sagesse
divine, le Père l'a par lui-même, le Fils l'a du Père,
tous deux possèdent la même sagesse qui est identique
à la substance divine. Col. 988 sq. — Deuxième exemple :
Un homme acquiert la science qu'il enseigne à un
autre, lequel la fixe par écrit. Un troisième lit cet écrit
du second et de ce chef acquiert la science. Ces trois
hommes possèdent la même science, le premier l'a par
lui-même ; le second l'a du premier et le troisième l' a du
premier et du second. C'est ainsi que, dans la Trinité,
le Père a la sagesse divine par lui-même, le Fils l'a du
Père et le Saint-Esprit l'a du Père et du Fils. Chacune
des trois personnes possède la même sagesse, identique
à la substance divine, mais chacune la possède d'une
manière différente. Col. 989 sq.
IV. Appréciation. — 1° La démonstration de la
Trinité. — L'ensemble du De Trinilale nous montre
que Richard, comme Anselme de Cantorbéry, veut sai-
sir et pénétrer par le raisonnement ce que l'Église nous
propose de croire. Sa foi cherche à comprendre, elle
peut être dite quœrens inlellecium. Richard est
convaincu que. sans une foi ferme, il est impossible de
parvenirà l'intelligence des vérités qui dépassenl la rai-
son et que celte intelligence n'esl pleinement réalisée
que par la connaissance des « raisons nécessaires «des
vérités révélées. La prêt eut ion de Richard de donner
des raisons nécessaires de la trinité des personnes dans
l'unité de la substance divine lui a valu bien des cri-
tiques. Pohle lui a reproché « de se vanter d'une ma-
nière suspecte en prétendant avoir trouvé des raisons
de nécessité [jour la Trinité ». Dogmatik, t. i, 4° édit.,
p. 321. Pour Thiébaul Ileitz, Richard exagère la capa-
cité de l'intelligence humaine en lui attribuant la
faculté de scruter la raison d'clre du plus Ineffable des
mystères. Il croit que notre Victorin a été entraîné à
cette exagération sous l'influence de l'Aréop agite, de
Scol Érigène et d'Abélard. Thiébaut Heitz, Les rap-
ports entre ta philosophie et la foi, de Bérenger de Tours ,'t
saint Thomas, Paris, 1909, p. 80 sq.
Pour arriver à une juste appréciation de la position
théologique de Richard, on doit tenir compte du fait
que tout son raisonnement spéculatif repose sur les
données de la foi. A plusieurs reprises, il rappelle la
parole du prophète : Nisi crediderilis, non inlelligelis.
Cf. Is., vu, 9. Ce n'est donc pas indépendamment de la
foi qu'il veut trouver les raisons nécessaires de ce que
nous devons croire. En outre il souligne à plusieurs
reprises le caractère mystérieux de la Trinité « qui ne
saurait être exposée par aucun homme en termes adé-
quats ». 11 réprouve énergiquement ceux qui entre-
prennent de la définir sans recourir aux enseignements
des Pères « qui ont été instruits par le Saint-Esprit et
qui ont enseigné avec son assistance ». Col. 965, 921.
Sans doute, à bien des reprises, Richard a répété que
sa démonstration de la pluralité des personnes et de la
compatibilité de cette pluralité avec l'unité de sub-
stance est tellement claire qu'il faut être faible d'es-
prit pour ne pas en être convaincu. Col. 918, 929, 951,
978, 993. Mais il n'en demeure pas moins convaincu
que la trinité des personnes dans l'unité de substance
est incompréhensible, tout comme l'unité de substance
dans la trinité des personnes. Il l'a dit à plusieurs re-
prises et tout particulièrement dans le long passage
que nous avons cité à la fin de l'analyse du De Trini-
lale. Col. 986 sq. Si Richard était si convaincu du
caractère mystérieux de la Trinité, que voulait-il donc
avec ses « démonstrations »? Il nous l'apprend au début
du traité : « Les vérités de foi, explique-t-il, sont au-
dessus de la raison, mais semblent parfois lui être con-
traires. C'est pourquoi elles exigent une très profonde
et très subtile pénétration. » Col. 891. De cette re-
marque il ressort que les démonstrations de Richard
tendraient avant tout à nous faire voir que le dogme
trinitaire, tout en dépassant la raison, ne lui est pas
contraire, que l'article de foi enseignant un seul Dieu
en trois personnes n'implique aucune contradiction.
Sans doute Richard a été trop loin en essayant d'éta-
blir spéculativement la trinité des personnes divines,
mais son but primordial qui était de montrer la conce-
vabilité rationnelle de la Trinité était correct et dans
la ligne de toute saine théologie. Il se peut, comme l'a
noté Grabmann après le P. de Régnon, que ce soit le
tempérament mystique de Richard qui parfois l'ait
entraîné au delà des bornes d'un sage raisonnement.
M. Grabmann, Gesehichle der scholastischen Méthode,
Fribourg-cn-B., t. il, p. 317; Th. de Régnon, Étude de
théologie positive sur la Trinité, t. il, p. 235 sq.
C'est encore un fait digne de remarque que la pré-
tention de Richard de trouver des raisons nécessaires
à la Trinité n'a provoqué aucun blâme formel de la
part des grands scolastiques. Dans les questions dis-
putées De veritate, q. xiv, a. 9, ad L»», saint Thomas
approuve Richard pour avoir dit (col. 894) que tout
ce qui doit être cru doit avoir des raisons nécessaires,
bien que celles-ci soient parfois inaccessibles à notre
entendement. Dans la Somme théologique, Thomas
d'Aquin cite le même passage de Richard sans le blâ-
mer, tout en déclarant non recevable la preuve de
l'existence de plusieurs personnes en Dieu ex plenitu-
dine bonitalis et felicilalis, proposée par le Victorin.
Sum. theol., I\ q. xxxii, a. 1, ad 2um. Mathieu d'Aqua-
sparta cite lui aussi le passage de Richard concernant
les raisons nécessaires des ait iclcs de la foi; il fait sienne
la distinction entre les vérités qui concernent Dieu
dans son être — celles qui font l'objet du De Trinilale
— et celles qui se rapportent à son activité ad extra
— celles que Richard a exclues de son traité. Pour les
premières, Mathieu admet l'existence de raisons néces-
2693
RICHARD DE SAINT-VICTOR. APPRÉCIATION
269'
saircs, tout en estimant qu'elles dépassent la capacité
de la raison humaine. Voir Quœstiones de flde et de
cognitione, Quaracehi, 1903, q. v. De flde, p. 138 sq.
Il résulte de ces considérations que L. Jannssens
semble avoir assez exactement formulé la position
théologique de Richard dans les trois propositions sui-
vantes : 1. le mystère de la sainte Trinité, parce qu'il
dépasse la raison humaine, ne peut être clairement dé-
montré, persuaderi : 2. il peut néanmoins être exposé
d'une manière efficace et prouvé d'une certaine façon,
quand on accepte la lumière de la révélation ; 3. comme
il concerne l'Être nécessaire, il peut en soi être démontré
par des raisons nécessaires, lesquelles toutefois sont
inaccessibles à l'entendement de l'homme. Jannssens
estime que la doctrine contenue dans ces trois propo-
sitions est non seulement correcte, mais très belle.
Tractatus de Deo trino, Fribourg-en-B., 1900, p. 405.
Sans doute, la troisième de ces propositions ne tient
pas compte du fait que Richard se flatte d'avoir décou-
vert des raisons nécessaires de l'existence des trois per-
sonnes en Dieu, mais, pour le reste, la position théolo-
gique du prieur de Saint-Victor est bien telle que
Jannssens la présente. Si Richard a trop fait crédit à la
raison humaine, ce fut sur des points de détail; dans
son ensemble, sa position est correcte.
2° Exposé systématique du «De Trinitale». — Dans ces
derniers temps, on s'est plu à mettre en évidence le
génie philosophique et l'esprit systématique de Richard.
Grabmann, Geschichle der scholastischen Méthode, t. n,
p. 415 sq.; Griinwald, Geschichle der Gollesbewcise im
Miltelalter, p. 78; cf. Buumker, Witelo, p. 312. Cette
appréciation n'est pas sans fondement. Partant de ce
qui lui semble le plus certain, l'existence d'êtres
contingents connus par l'expérience des sens, Richard
démontre à l'aide du principe de causalité que l'exis-
tence d'êtres contingents est inconcevable sans l'exis-
tence d'une substance suprême, nécessairement unique,
identique à la divinité. L. I et II. Xous avons déjà
noté dans notre analyse du De Trinitale, qu'à en croire
Bàumker, Richard est le premier penseur du Moyen
Age qui ait utilisé le principe de causalité pour la dé-
monstration de l'existence de Dieu. Quant à cette
démonstration elle-même, telle que Richard la donne,
Griinwald estime qu'elle doit être rangée parmi les
œuvres les plus spéculatives produites par la scolas-
tique, de saint Anselme à saint Thomas. Op. cit.,
page 78.
Abordant au 1. III le problème trinitaire, Richard
expose que l'existence d'une deuxième et d'une troi-
sième personne en Dieu résulte de la plénitude de la
bonté, de la béatitude et de la gloire divine. Le 1. IV
établit la compatibilité de la pluralité des personnes
dans l'unité de la substance divine en démontrant que,
les différences des personnes se réduisant à leur diffé-
rence d'origine, chacune d'elles peut posséder l'unique
substance à titre différent. Enfin les deux derniers
livres sont consacrés à l'étude des processions divines,
dans le but d'en fixer le nombre et d'établir en quoi
elles diffèrent l'une de l'autre.
L'ensemble du De Trinitale est donc judicieusement
ordonné mais le détail l'est moins. L'analyse de ce
traité nous a permis de constater que Richard tombe
souvent dans des redites.
L'argumentation du 1. III aurait gagné en netteté
si elle avait été plus concise. Il n'était nullement néces-
saire, pour prouver l'existence d'une troisième per-
sonne, de reproduire toute la démonstration ex pleni-
ludine bonitalis, felicilalis et glorise qui avait déjà été
donnée pour établir l'existence de la seconde. La cri-
tique de la définition de Boèce aurait dû être placée
au début du 1. IV, là où Richard expose ce qu'il faut
entendre par personne et non à la fin du livre, comme
il l'a fait. Enfin, quand, au cours du l.~VI, Richard
entreprend de démontrer que le Fils seul est l'image du
Père, il disloque fâcheusement son argumentation en
la donnant à deux endroits différents.
3° Les sources de Richard. — Le P. de Régnon a pré-
tendu que Richard avait dû étudier les Pères grecs,
l'ensemble de sa doctrine trinitaire étant plutôt grec-
que que latine, surtout en ce qui concerne sa concep-
tion des processions divines. De Régnon, op. cit. , p. 241 .
A notre avis, ces conceptions grecques, dans le De
Trinitale, s'expliquent par l'influence de l'Aréopagite
que Richard avait en haute estime, comme toute sa
doctrine mystique le démontre, sans que nous soyons
obligés d'admettre qu'il a étudié d'autres Pères orien-
taux.
4° Richard et le IVe concile du Lalran. ■ — A la fin du
1. VI, dans un passage que nous avons cité en entier,
voir col. 2690, Richard prend vivement à partie des
contemporains qui niaient que, dans la Trinité, la
substance inengendrée ait engendré la substance en-
gendrée. Le P. de Régnon a avancé que le \ ictorin vise
ici Pierre Lombard qui, de fait, enseigne dans ses Sen-
tences que « si la divine essence a engendré l'essence,
une chose s'est engendrée elle-même, ce qui est absolu-
ment impossible ». L. I, dist. V. Or, en 1215,1e IVe con-
cile du Latran, dans le décret qui condamne l'ensei-
gnement de l'abbé Joachim, fait sienne la doctrine de
Pierre Lombard, qui est nommément cité, et il définit
que la substance divine n'est « ni générons, ni genita, ni
procedens, mais que c'est le Père qui engendre, le Fils
qui est engendré, et le Saint-Esprit qui procède, de
sorte que les distinctions sont dans les personnes et
l'unité dans la substance ». Denz.-Bannw., n. 432.
Voir ci-dessus, art. Pierre Lombard, t. xn, col. 2010.
Plusieurs théologiens s'étant demandé si Richard est
englobé dans la condamnation portée par le concile
contre l'abbé Joachim, Petau a démontré que ce qui
est visé dans le décret conciliaire, c'est le trithéisme
de l'abbé de Flore, lequel suppose qu'en Dieu il y a
autant de substances que de personnes. Or Richard,
comme Pierre Lombard et comme le concile, attribue
dans la divinité les différences aux personnes et l'unité
à la substance; il ne saurait donc être touebé par celte
condamnation. Du reste, dans la suite du décret, le
concile enseigne avec Richard que le Père, le Fils et le
Saint-Esprit sont bien alius et alius, mais non aliud et
aliud. Tout au plus pourrait-on dire qu'après la défi-
nition du concile, la formule de Richard substantiel inge-
nita genuit substantiam genilam ne saurait être avan-
cée sans explication. Petau, Dogmala theologica,De Tri-
nitale, 1. VI, c. xn, § G; de Régnon, op. cit., p. 252 sq.
5° Influence sur la théologie postérieure. ■ — Bien que
des juges compétents, ainsi que nous l'avons vu plus
haut, prisent très fort f œuvre philosophique de Ri-
chard, son influence directe sur les grands scolastiques,
tels qu'Albert le Grand et Thomas d'Aquin, ne nous
semble pas démontrée. Quant à ses conceptions trini-
taires, elles ont exercé une influence directe sur Alexan-
dre de Halès, qui cite fréquemment Richard et déclare
vouloir suivre sa doctrine. Sur les rapports de Richard
et d'Alexandre, voir de Régnon, op. cit., p. 343 sq.
Les œuvres de Richard se trouvent au t. exevi de la
P. L. de Migne. lue préface de Mur Ilugonin renseigne sur
les éditions antérieures. L'édit ion de Migne n'est pas exempte
de fautes, surtout en ce qui concerne la ponctuation.
Sur la doctrine philosophique de Richard, voir M. de Vv'ulf,
Histoire de lu philosophie médiévale, <>e éd., t. i, Paris, PK54,
p. 222 sq.; Egbert, Die Erkenntnislehre Richards von S.-Vik-
for, Munster-en-W., 1917 ; Griinwald, Geschichte der Gottes-
beweise Un Miltelalter, Munster-en-YY., 1907, p. 78 si.
Sur les idées théologiques de Richard : Grabmann,
Geschichte der scholastichen Méthode, Fribourg-en-B., 1911,
p. 309 sq. (ne s'occupe que de sa position en général); P. de
Régnon, Études de théologie positive sur la sainte Trinité,
t. il, p. 235 sq. (ne traite que certains points de doctrine,
269J
RICHARD DE SAINT-VICTOR
RICHELIEU
2G96
sans exposé d'ensemble); Ottaviano, Rtccardodi San Villore.
la alla, le opère, il pensiero, dans Memorie dellaR. Academia
dei Lincei, Cl. di se. morale, t. iv, 1933, p. 411-541.
G. Fritz.
RICHE Auguste, né le 1er mars 1824, à Crécy-
sur-Serre, au diocèse de Soissons, d'une famille profon-
dément chrétienne, entra le 16 octobre 1843 au sémi-
naire de philosophie à Issy, où il reçut la tonsure le
1er juin 1844. Il retourna ensuite à Soissons, où il acheva
ses études théologiques et fut ordonné prêtre en 1848.
Son évêque le nomma aumônier militaire de la garni-
son de La Fore. Après dix années de ce ministère, il
demanda a entrer dans la compagnie de Saint-Sulpice.
Son année de Solitude achevée(1859-1860) il fut envoyé
comme vicaire à la paroisse Saint-Sulpice, à laquelle il
consacra le reste de sa vie, sauf le temps où il remplit
avec zèle les fonctions d'aumônier militaire durant la
guerre de 1870. Au retour il fut désigné pour préparer
à la mort les soldats de la Commune pris les armes à la
la main et condamnés par la cour martiale du Luxem-
bourg. Parmi ceux qui acceptèrent les consolations de
son ministère, il y en eut un qui l'avertit à temps de ce
qui avait été préparé pour détruire Notre-Dame de
Paris : ce qui permit d'éviter un désastre. A la paroisse,
à côté des fonctions ordinaires communes à tous les
vicaires, il eut à diriger plusieurs œuvres particulières,
celle des Étudiants, l'œuvre des Familles, la confrérie
de la sainte Vierge. Il fonda pour les étudiants la
conférence Foucault, qui le mit en rapport intimes avec
de nombreux jeunes gens et aussi avec des savants dis-
tingués, comme le docteur Auzoux, Frédéric Le Play et
le célèbre centenaire, membre de l'Institut, Chevreul,
qu'il ramena à la foi ou à la pratique religieuse. Il l'a
raconté lui-même dans Quelques pages intimes sur
M. Chevreul, Paris, 1889, in-8°, et dans Frédéric Le
Play, Paris, 1891, in-8°, il a rapporté ses relations
d'amitié avec cet illustre économiste et sa fin profon-
dément chrétienne. Les six dernières années de la vie
de M. Riche furent une longue épreuve et un martyre :
réduit à l'inaction par la paralysie et offrant à Dieu au
milieu de douleurs continuelles un perpétuel sacrifice
avec résignation et générosité. Il mourut le6 mars 1892.
Ses premières publications furent des traductions.
Au retour d'un voyage en Italie, à Assise, il publia :
Fiorelti ou petites fleurs de saint François d'Assise, tra-
duites de l'italien pour la première fois, 1847, in-18,
traduction louée par Ozanam pour son exactitude et
son élégance, elle eut six éditions; De l'incendie du
divin amour par saint Laurent Justinien, traduit du
latin, 1849, in-18, deux éditions; Le combat spirituel,
traduction nouvelle précédée d'un exposé critique sur
les traductions françaises publiées jusqu'à ce jour et
augmentée de la Paix intérieure el d'un supplément
au Combat spirituel, Paris, 1860, in-32. Son principal
ouvrage fut une œuvre apologétique: Le catholicisme
considéré dans ses rapports avec la société, œuvre dont
Pie IX avait accepté la dédicace, Paris, 1866, in-8°, de
plus de 500 pages, ouvrage loué par Mgr Dupanloup,
Mgr Plantier et par Mgr Mercurelli, secrétaire de
Sa Sainteté pour les lettres latines, qui souligne le plan
général de l'ouvrage, son importance et son opportu-
nité. Il y eut trois éditions ln-8°. Pour en répandre plus
largement la doctrine il en monnaya le texte en dix
petit s volumes in-18 qui sont autant de chapitres déta-
chés de son grand ouvrage : Le dogme, le culte, le culte
particulier de lu vierge Mûrie, les harmonies du culte de
la sainte Vierge et la virginité, l'homme, la famille,
l'Église dans su constitution et son influence, la société
Civile, les ordres religieux, l'art chrétien. Le volume et
ces dix opuscules traduits en cinq langues, lurent
répandus à cent cinquante cinq mille exemplaires.
Ses relations avec le docteur Auzoux ramenèrent à
étudier les sciences naturelles cl à publier : Les mer-
veilles de l'œil, étude religieuse d'analomie et de physio-
logie humaines, Paris, 1876, in-18; Les merveilles du
cœur, élude religieuse d'analomie el de physiologie
humaines, Paris, 1877, in-18, deux ouvrages qui ont
mérité à l'auteur les plus flatteuses approbations. Dans
le dernier, il traite déjà du Sacré-Cœur de Jésus. Ce
fut le début d'une série d'ouvrages sur cette question.
Le. cœur de l'homme el le Sacre-Cœur de Jésus, Paris,
1878, in-8°. A une critique du P. Ramière, publiée dans
le Messager du Cœur de Jésus, en juillet 1878, M. Riche
répondit par l'opuscule intitulé : Le cœur de l'homme et
le Cœur de Jésus, réponse de M. l'abbé Riche au R. P.
Ramière, Paris, 1898, in-8°. Ce premier ouvrage fut
suivi rapidement de plusieurs autres dans le même ordre
d'idées : Essai de psychologie sur le cerveau el sur le cœur,
1881, in-1 S ; Le sang de l'homme et le précieux sang de
Jésus, 1883, in-12; La génération de la pensée el de la
volonté, 1885, in-18; La face de l'homme el la sainte face
de Jésus, 1888, in-12 ; Neuvaine à la sainte face de Jésus,
1889, in-16: il traduisit la Neuvaine au Sacr.'-Cœur de
Jésus par S. Alphonse de Liguori, en y ajoutant une
introduction. Entre temps il publiait des ouvrages
de nature différente, comme Le Docteur des nations
ou la Somme de saint Paul en latin et en français,
1882, in-18; L'abbé Leseur, diacre de Saint-Sulpice,
1885, in-18; le Pater nosler par un prêtre de Saint-Sul-
pice, Paris, 1890, in-18; Souffrances et consolations, dont
la première édition en 1869 fut publiée sous le pseu-
donyme d'Auguste Wiseman et les deux autres sous son
véritable nom en 1872 et en 1881; L'amitié parue en
1871, petit livre in-12, qui eut trois éditions et fut fort
apprécié: Le livre de prières à l'usage des hommes, avec
des explications et des maximes, Paris, 1873, in-32;
Les derniers moments de M, Hamon, curé de Saint-
Sulpice, 1875, in-12.
Notice nécrologique par M. Icard, 4 avril 1892; M. l'abbé
Auguste Riche, par Gaston de Carné dans la Semaine reli-
gieuse de Paris, 19 mars 1892; L.Bertrand, Bibliothèque sul-
picienne, t. n, p. 475-483.
E. Levesque.
RICHELIEU (Armand-Jean du Plessis, car-
dinal de) (1585-1642), naquit à Paris, le 9 septem-
bre 1585; il fit de brillantes études au Collège de
Navarre et se distingua en particulier dans l'étude de
la théologie. Il fut sacré évêque à Rome, le 17 avril
1607, par le cardinal de Givry et devint évêque de
Luçon. Il acquit, de suite, la réputation de prédicateur
et de théologien; député aux États généraux de 1614,
il y joua un rôle capital comme avocat du clergé et il
attira l'attention de la reine mère, Marie de Médicis.
Il devint grand aumônier de la cour, en 1615, et secré-
taire d'État le 30 novembre 1616; désormais, il vécut
presque toujours à la cour, sauf les années d'exil à
Avignon. Il dirigea les affaires du royaume. Cardinal
le 5 septembre 1622; il fut principal ministre d'État
et chef des conseils, en 1624. Comme coadjuteur de
l'abbé de Cluny, puis comme abbé de Cluny, à partir
de 1627, il intervint dans la réforme des monastères
bénédictins. Il mourut à Paris, le 4 décembre 1642, et
fut enseveli dans la chapelle de la Sorbonne qu'il avait
fait rebâtir.
Malgré ses fonctions absorbantes, Richelieu a com-
pose des ouvrages importants, parmi lesquels on ne
citera (pie les ouvrages qui regardent la théologie. Pour
ses diocésains, Richelieu a composé des Ordonnances
synodales, publiées à la suite d'une Brève el facile ins-
truction pour les confesseurs de son grand vicaire
J.-Il. de Flavigny, Fontenay, 1613, in-12. Comme
ouvrage de controverse, il faut citer : Les principaux
points de la foi catholique défendus contre l'écrit adressé
au Roi pur les quatre ministres de Charenlon, Poitiers,
1617, in-12; Paris, 1617, 1629; Rouen, 1630; Paris,
1642, in-fol.; traduit en latin par Rodolphe Gazilius,
2G9:
RICHELIEU TUCIIER EDMOND'
2698
docteur de Sorbonne, Paris, 1623, in-8°. Cet ouvrage
dédié au roi, répondait à l'écrit des quatre ministres,
intitulé : La défense de la confession des Églises réfor-
mées de France, en réponse à un sermon prononcé devant
le roi par le P. Amoux. Le pasteur David Rlondel
répondit à l'écrit de Richelieu, dans la Modeste décla-
ration de la sincérité et vérité des Églises réformées de
France contre les invectives de l'évêque de Luçon et
autres docteurs catholiques romains, Sedan, 1619, in-8°.
Comme exposé doctrinal, Richelieu a écrit l'Instruc-
tion du chrétien, Paris, 1618, 1621, 1626, 1642, in-8°;
traduit en basque, 1626; en latin, 1626; en arabe, 1640.
C'est un abrégé de la doctrine chrétienne, composé
pour le peuple et destiné à être lu chaque dimanche, au
prône des messes, pour servir de texte aux instructions
des curés; des conseils pratiques, très sages, accom-
pagnent chaque instruction. Cet écrit eut plus de
trente éditions françaises et un grand nombre d'évêques
l'adoptèrent pour leur diocèse; il fut traduit dans pres-
que toutes les langues de l'Europe. On l'appelait le
Catéchisme de Luçon. Le Traité de la perfection du chré-
tien, commencé en 1636 et terminé en 1630, laissé en
manuscrit par Richelieu, est une suite de V Instruction
du chrétien; il fut publié en 1646, Paris, in-4°, et traduit
en latin en 1651 ; il a été reproduit par Migne, Diction-
naire d'ascélisme, t. n, p. 1017-1190. C'est un manuel
de piété qui indique les divers degrés par lesquels
l'âme, après s'être détachée des passions, dans la voie
purgative, arrive à l'union parfaite avec Dieu. Parmi
les moyens d'atteindre la perfection, Richelieu, dans
Y Avant-propos, indique « le fréquent usage des sacre-
ments de pénitence et d'eucharistie » et ainsi il se sépare
complètement des thèses jansénistes d'Arnauld. Il
revient sur ce même sujet dans le cours de l'ouvrage,
c. ix-xxn; au c. xliii, il conseille « l'action à tous les
chrétiens, qui en sont capables, et la contemplation
seulement à ceux qui y sont particulièrement appelés ».
Dans la correspondance de Richelieu, on trouve des
lettres de direction et des lettres de consolation, qui
montrent le ministre sous un jour peu connu et com-
plètent le Traité de la perfection du chrétien.
Enfin Richelieu avait composé un Traité qui contient
la méthode la plus facile et la plus assurée pour convertir
ceux qui se sont séparés de l'Église, Paris, 1651,in-fol.,
et Paris, 1657, in-4°. Certains ont attribué cet écrit à
l'abbé de Rourzéis. Il faut ajouter les inédits qui se
trouvent à la Bibliothèque nationale, ms. fr. 22 960
(extraits, pour la plupart théologiques, faits par Le
Masle, secrétaire de Richelieu) et n. 25 666 (sermons).
Dreux du Ravier, Dictionnaire historique et critique du
Poitou, t. m (1754), p. 355-412; Moréri, Le grand dictionnaire
historique, t. vm, 1759. p. 405-407, art. Plessis; Sainte-Beuve,
Port-Royal, t. i, p. 306-335; Mgr Perraud, Le cardinal de
Richelieu, évéque, théologien et protecteur des lettres, in-8°, Pa-
ris, 1882 ; G. Hanotaux, Histoire du cardinal de Richelieu, 1. 1,
La jeunesse de Richelieu, Paris, 1893 ; !.. Dussieux, Le cardinal
de Richelieu, étude biographique, Paris, 1886, in-8°; Gustave
Fagniez, Le P. Joseph et Richelieu, t. n, Paris, 1894, in-8°,
p. 1-79; Lacroix, Richelieu à Luçon, sa jeunesse et son épis-
copat, Paris, 181)0, in-12, p. 258-288; L. Valcntin, Cardinalis
Richelius.seriptorecclesiusticus, Toulouse, 1900, in-X°; Féret,
La faculté de théologie de Paris et ses docteurs les plus célèbres.
Époque moderne, t. iv, 1906, p. 25-51 ; dom Paul Denis, Le
cardinal de Richelieu et la réforme des monastères bénédictins,
Paris, 1913, in-8°; Mgr Grente, Rayons de France, Paris,
1935, in-12, p. 138-160 : Richelieu, homme d'Église.
J. Carreyre.
RICHEOME Louis, né à Digne en 1544, entra
dans la Compagnie de Jésus en 1565, à l'époque où
Maldonat était à la fois maître des novices et professeur
au collège de Clermont. Muni de la formation d'un tel
maître, il fut pendant cinq ans préfet des études litté-
raires et supérieur du pensionnat à l'université de
Pont-à-Mousson. En 1581, il devint recteur du collège
des Godrans, qui s'ouvrait à Dijon. Dès lors il ne cessa
de remplir les plus hautes charges de son ordre, alors
très actif en France malgré la persécution. Tour à tour
recteur, provincial et assistant, il fut très mêlé à la vie
religieuse de son temps. Il eut l'idée de porter la cause
de la Compagnie devant le roi Henri IV lui-même, par
ses préfaces, ses dédicaces ou ses livres, et gagna son
procès. Le parlement de Paris eut beau condamner et
saisir deux de ses imprimés, la seconde fois, le roi leva
l'interdit. Les jésuites lui sont donc redevables, autant
qu'au P. Coton, de la bienveillance royale qui, dès 1603,
leur permit de travailler avec un succès croissant.
D'une activité prodigieuse, Richeôme trouva, malgré
ses emplois, le temps de prêcher et d'écrire une quantité
d'ouvrages abondants : une vingtaine de livres et au-
tant de libelles. Il occupa ses dernières années à mettre
au jour ses écrits spirituels et à préparer l'édition
complète de ses œuvres principales, qui ne parut d'ail-
leurs qu'en 1628. Il mourut à Bordeaux en 1625.
Son œuvre est en partie apologétique et polémique
contre les protestants, ainsi : Trois discours pour la
religion catholique, les miracles, les sainls, les images,
Rordeaux, 1597, in-12; La sainte messe déclarée et dé-
fendue, Bordeaux, 1600, in-8°; Défense des pèlerinages,
Paris, 1604, in-8°; L'idolâtrie huguenote, Lyon, 1608,
in-8°; Le Panthéon huguenot, Paris, 1609, in-8°; L'im-
mortalité de l'âme déclarée.... Paris, 1621, in-8°; et en
partie ascétique : L'adieu de l'âme dévole.... Tournon,
1 590, in-8° ; Tableaux sacrés des figures mystiques, Paris,
1601, in-8°; La sacrée Vierge au pied de la croix, Arras,
1603, in-12; Le pèlerin de Lorelte, Bordeaux, 1604,
in-8°; La peinture spirituelle ou l'art d'aimer Dieu, Lyon,
1611, in-8°; L'Académie d'honneur dressée par le Fils
de Dieu, Lyon, 1614, in-8°; Le jugement général, Paris,
1620, in-8°; La guerre spirituelle, dans les Œuvres,
t. ii, p. 835-1024. Certains de ces travaux connurent
une dizaine d'éditions françaises et furent traduits en
latin, en flamand, en italien et en anglais. Les princi-
paux se trouvent réunis dans les Œuvres de Richeôme,
éditées chez Cramoisy, Paris, 1628, 2 vol. in-fol.
Apologiste solide et documenté, polémiste alerte,
prompt à la riposte, parfois mordant et truculent jus-
qu'à la trivialité, le plus souvent spirituel et courtois
plus qu'on ne l'était généralement à cette époque,
Richeôme fut pour les protestants, et en particulier
pour Pasquier et pour Duplessis-Mornay, un sérieux
adversaire dont ils reconnaissaient la valeur. Auteur
spirituel, il enseigne et dirige comme en se jouant, et
sa spiritualité, humaine, optimiste, abandonnée,
annonce saint François de Sales. Il fut très lu et très
goûté. « Son influence, écrit H.Bremond, qui lui con-
sacre cinquante pages de son Histoire du sentiment reli-
gieux, est d'autant plus significative qu'elle représente
plus exactement une des maîtresses forces du catholi-
cisme à cette époque » (t. i, p. 63). On pourrait tirer
de son œuvre un excellent volume de morceaux choisis
qui donneraient l'idée de sa science très sûre, de sa
piété ingénieuse, confiante et enthousiaste, et aussi de
cette éloquence qui lui valut chez les siens le titre un
peu flatteur de Cicéron français.
Sommervogel, Bibl. de la Comp. de Jésus, t. VI, col. 1815-
1831; J.-.M. Prat, Recherches historiques et critiques sur la
Compagnie de Jésus en France du tem/}s du 1'. Colon,
5 vol., passim; H. Fouqueray, Histoire de la Compagnie de
Jésus en France, t. i, n, ni, passim; H. Bremond, Histoire
littéraire du sentiment religieux en France, t. I, p. 18-07.
H. Beylard.
RICHER Edmond (1559-1631), naquit à Chesley,
village situé près de Chaours, au diocèse de Langres,
le 15 septembre 1599. Il était domestique au Collège du
cardinal Lemoine, lorsqu'il commença ses études avec
beaucoup de succès. Bientôt il enseigna la philosophie,
puis la théologie; il fut docteur, en 1592 probable-
2699
RICHER (EDMOND]
2700
meut. D'abord partisan de la Ligue, il devint le défen-
seur des droits d'Henri IV et zélé gallican. En 1595, il
était recteur du Collège du cardinal Lemoine, où il réta-
blit l'ordre c la discipline. Censeur de Sorbonne, il fut
nommé syndic le 2 janvier 1G02; à ce titre, il défendit
les libertés de l'Église gallicane et les droits de l'uni-
versité contre les empiétements des ordres religieux et
particulièrement des jésuites. Les thèses gallicanes de
Richer furent condamnées sous l'influence du cardinal
du Perron: le syndic dut donner sa démission, en 11.12.
Richer travailla très activement à sa défense et refusa
de se rétracter, malgré les attaques d'André Duval.
L'intervention du cardinal Richelieu l'amena à signer,
le 7 décembre 1029, un acte qui ressemble à une rétrac-
tation. Richer mourut le 29 novembre 1631.
Les ouvrages de Richer abordent des sujets très
divers; on ne citera ici que les écrits qui se rapportent
plus ou moins directement à la théologie. Parmi les
écrits plutôt littéraires, il faut citer les Nolœ ad Tcrlul-
liani librum De pallio, Paris, 1600 et 1635, in-8°, avec
une traduction et des notes de Marsile Ficin, et le De
oplinw Academiœ statu, Paris, 1603, in-8°, dédié à
Achille de Harlay et dirigé contre Georges Critton, pro-
fesseur au Collège royal ; celui-ci, désigné sous le pseudo-
nyme de Palémon, répliqua par le Paranomus auquel
Richer répondit par son Apologia pro scnatus-consulto
advenus scholœ Lexoveœ Paranonmm ad senatum augus-
lissimum, Paris, 1603, in-8°. Dans tous ces écrits, il
était question des règlements de l'université, alors que
Richer était censeur.
Richer édita les Œuvres de Gerson, clans lesquelles il
manifeste ses opinions personnelles touchant les droits
de l'Église gallicane : Joannis Gersonii, doct. et canon.
Paris., opéra mullo quam anlea aucliora et casti (/adora
in parles quatuor dislributa. Accessit vita Gersonii ex
cjus operibus fideliler collecta, emn indice rcriun et oer-
borum et aliquol opusculis Pétri de Alliaco cardinalis,
Jacobi Almaini et Joannis Majoris, docloruin Parisien-
sium, super Ecclesiœ et concilii auctoritale, pro Gersonii
et placitorum scholœ Parisiensis propugnatione, Paris,
1606, in-fol. Le but poursuivi par Richer était de dé-
fendre les thèses de Gerson contre les interprétations
que venait d'en donner Bellarmin et de montrer que la
doctrine de Gerson était la doctrine même de l'école de
Paris. Afin de répondre d'une manière plus complète à
Bellarmin, Richer composa dès cette époque un écrit
qui ne fut publié qu'en 1676 : Apologia pro Joanne Ger-
sonio, pro suprema Ecclesiie et concilii generalis aucto-
ritale et independentia regiœ polcstalis ab alio quam a
solo Deo. Adversus scholœ Parisiensis et ejusdem Docto-
ris chrislianissinii obtreclatores, Leyde, 1676, in-4°.
L'ouvrage fut imprimé en Italie dès 1607, mais d'une
manière très incorrecte, aussi Richer se proposa de le
faire imprimer lui-même; niais la publication du livre
de Rellarmin, en 1611, contre Barclay, engagea Richer
a reprendre son travail et les polémiques soulevées par
un écrit de Richer, qui n'était qu'un fragment del'Apo-
logie de Gerson, engagèrent Richer à retarder la publi-
cation de son travail. Celui-ci ne fut publié qu'en 1676
avec une réimpression de la Vie de Gerson. Il en fut de
même de l'écrit intitulé: Analysis tractatus Gersonii
de vita spiriluali anima.
L'Apologie de Gerson, contient les principes essen-
tiels (pie Richer a développés dans le célèbre livre inti-
tulé De ecclesiaslica et politica poleslale libellus, Paris,
1611 et Francfort, 1613 et 1621, in-4° el in 12; il y eut
diverses éditions ;i Cologne, puis à Amsterdam. Ce petit
écrit a provoqué de lies violentes discussions au sein
de la Sorbonne et dans l'Église de France et causa de
nombreux déboires ;i son auteur qui se vil enlever les
fonctions de syndic. L'ouvrage de Richer fut aussi-
tôt attaqué par de nombreux écrits: La monarchie de
i tiglise, contre les erreurs d'un certain livre intitulé De
la puissance ecclésiastique cl politique, Lyon, 1612,
in-12, par Pierre Pelletier, nouveau converti, ami et
commensal du cardinal du Perron; Deux avis, l'un sur
le. livre de M. Edmond Richer, docteur en théologie de la
faculté de Paris, intitulé «De la puissance ecclésiastique
et politique»; l'autresurun livre dont l'auteur ne se nomme
point, qui est intitulé « Commentaire de l'autorité de quel-
que concile que ce soit sur le pape : de. la réponse synodale
donnée à Bâlc», par Théophraste Pouju, sieur de Beau-
lieu, conseiller et aumônier ordinaire du roi, Paris,
1613, in-4°; Libelli de ecclesiaslica el politica polestate
elenchus, pro suprema romani Ponlificis in Ecclesiam
auctoritale par André Duval, Paris, 1612, in-8°; c'est la
meilleure critique; Lettre envoyée à M. Edmond Richer,
docteur de la f acuité de théologie de Paris, et naguère syn-
dic d'icelle, par un sien ami, qui charitablement lui
montre les erreurs de son livre «De ecclesiaslica cl politica
poleslale » el le convie de les effacer, non lanlum alramento,
sed eliam lachrymis, comme il a promis à MM. de la
Cour du Parlement, le mercredi, premier jour de fé-
crier 1612, el à la faculté, tant à l'assemblée tenue au
collège de Sorbonne, le premier jour de juin suicanl
qu'en plusieurs autres congrégations de ladite faculté,
Paris, 1614, in-12, par Joachim Forgemont, docteur de
Sorbonne; Nolœ sligmalicœ ad magistrum triginta pagi-
narum, Paris, 1614, in-12, de Jacques Sirmond: Advis
d'un docteur de Paris, sur un livre intitulé «De la puissance
ecclésiastique el politique », par le docteur Claude Du-
rand, Paris, 1622, in-12. Richer fut également blâmé
parla Sorbonne, le 3 février 1612 et défendu par le Par-
lement ; la Cour, à la demande du nonce Ubaldini et sur
le rapport du cardinal du Perron, autorisa la censure du
livre de Richer, qui fut condamné par l'assemblée des
évoques de la province de Sens, le 19 mars 1612 et par
l'assemblée provinciale d'Aix, le 24 mai 1612. L'Index
condamna l'écrit par un arrêt du 10 mai 1613. Richer
fit appel comme d'abus au Parlement de la censure de
Sens, avril 1613, mais cet appel fut rejeté; d'autre part,
Richer refusa de se démettre de la charge de syndic de
la faculté et il fut déposé, en septembre 1612; il publia
un écrit intitulé Demonslralio libelli de ecclesiaslica et
politica polestate, Parisiis primum édita anno Util, in
quo prœdiclus libellus rejerlur inleger, majus culislitteris
excudilur et demonslralur, Paris, 1622, in-12 et Amster-
dam, 1683, in-4°; cet ouvrage est surtout dirigé contre
l'écrit de Duval, intitulé Elenchus. Richer rétracta
son livre d'une manière assez équivoque, le 30 juin 1622.
et une seconde fois, le 7 décembre 1629; l'abbé Puyol
conclut que cette rétractation ne fut point sincère, car
Richer conserva les manuscrits, dans lesquels il avait
exprimé l'expression de ses sentiments intimes.
Pour éviter de nouvelles polémiques et de nouvelles
condamnations, Richer ne publia plus aucun écrit sur
cette question, si on excepte les Décréta sacrœ facullalis
iheologiœ Parisiensis, de poteslate ecclesiaslica et pri-
nialu romani Ponlificis contra seciarios hujus sœculi,
Paris. 1611, in-4°; mais il composa divers écrits qui
furent publiés après sa mort par des amis impénitents
ou des gallicans zélés. Ce sont : Edmundi Richerii doc-
loris theologici Parisiensis libellus de. ecclesiaslica et
politica poleslale. Necnon ejusdem libelli per eumdem
Richcrium demonslralio, in-12, Paris, 1660; Vindiciœ
doclrinœ majorum scholœ Parisiensis seu constans el
perpétua scholœ Parisiensis doctrina de auctoritale el
infallibililate Eeclesiœ in rebus fidei et morum, contra
defensores monarchiœ universalis et absolulœ Curiœ ro-
maine, Cologne, 1683, in-12: cet écrit en quatre livres
contient les décrets de la faculté de théologie de Paris
I ouchant la hiérarchie et la puissance de Rome (1. I) et
les trois autres livres contiennent de nombreux docu-
ments empruntés à divers auteurs et une apologie de
Richer contre ses calomniateurs; Edmundi Richer ii...
defensio libelli de ecclesiaslica el politica poleslale in
2701
RICHER (EDMOND) RICHOU (LÉON;
2702
quinque divisa libros, Paris, 1701, 2 vol. in-4°, dont le
manuscrit, plus complet que l'imprimé, se trouve à la
Bibliothèque nationale, mss. latins, n. 16 062-16 065;
cet écrit attaque très vigoureusement les adversaires
de Richer, en particulier Duval (Mémoires de Trévoux
de janvier 1703, p. 3-23); Edmundi Richerii de poles-
tate Ecclesise in rcbus lernporalibus et defensio articuli
quem terlius ordo comiliorum regni Francise pro lege
fundamenlali ejusdem regni defigi poslulavil, annis
1614 et 1615, Cologne, 1092, in-4° (Bibliothèque natio-
nale, mss. latins n. 16 061-16 062); Historiaconcilioram
generalium in quatuor libros dislribula, Cologne, 1680,
3 vol. in-4° et Rouen, 1683, 3 vol. in-8°; dans cet écrit,
Richer entreprend de prouver, par l'histoire des quinze
premiers siècles de l'Église, la légitimité de sa doctrine;
Traité des appellations comme d'abus; que c'est un
remède conforme à la loi de Dieu, lequel a donné aux rois
et princes chrétiens l' Église en protection et pareillement
tous les sujets qui vivent en leurs Étals sans nul excepter,
pour leur faire garder la loi divine, naturelle et cano-
nique el en rendre compte à Dieu seul, et juger souverai-
nement de toutes sortes de faits qui peuvent naître en
l'Église, comme de chose appartenante à la discipline
extérieure, Paris, 1763, 2 vol. in-12; dans cet écrit qui,
au dire de Richer, est le premier et le plus ancien traité
des appellations comme d'abus, l'auteur veut prouver
la souveraineté des piinces séculiers depuis le temps des
apôtres jusqu'au xvi« siècle et il raconte l'histoire des
démêlés de l'évêque d'Angers, Charles Miron, avec son
chapitre.
Dans ces divers écrits, Richer a exposé la doctrine du
gallicanisme politique, que le Tiers état affirma aux
États généraux de 1614. On peut ramener cette doc-
trine aux points suivants : 1° Droit divin des rois, ou
plutôt des régimes; 2° Indépendance absolue du pou-
voir civil : la puissance temporelle et la puissance spiri-
tuelle sont souveraines, chacune dans son domaine
propre; 3° Autorité purement spirituelle de l'Église:
pas d'immunités ecclésiastiques pour les personnes et
pour les biens. L'Église n'a d'autres droits temporels
que ceux qui lui ont été concédés par le pouvoir civil;
les pouvoirs de l'Église sont exclusivement spirituels;
l'Église n'a donc pas le droit de coaction; 4° Puissance
du souverain sur l'Église, qui reste soumise au roi en
tout ce qui se rapporte d'une manière quelconque au
gouvernement civil, ainsi la convocation des conciles
généraux appartient au souverain temporel; de même,
l'administration particulière de l'Église. Les libertés de
l'Église gallicane la rendent indépendante du pape,
mais la soumettent au souverain temporel. On a pu
dire que le gallicanisme politique réalise dans l'État ce
que le cartésianisme réalise en philosophie : il affranchit
l'État de l'autorité ecclésiastique. Du point de vue doc-
trinal, d'après Richer, le pape n'est que le chef minis-
tériel de l'Église, dont le chef essentiel est Jésus-Christ;
d'autre part, « l'infaillibilité appartient à toute l'Église,
ou au concile général qui la représente; c'est au concile
général que reviennent toutes les controverses, comme
au dernier et infaillible tribunal, contenant toute la
plénitude de la puissance ». Le pape lui reste soumis,
car Jésus-Christ a confié les clés, c'est-à-dire, la juri-
diction ecclésiastique, en commun et d'une manière
indivise « à tout l'ordre sacerdotal », qui était repré-
senté par les apôtres et les soixante-douze disciples;
aussi la puissance d'ordonner et de faire des lois
infaillibles réside dans l'Église universelle; c'est pour-
quoi les évêques ont une juridiction immédiate, et
ils sont indépendants du pape dans l'exercice de leur
autorité.
Richer intervint dans les polémiques soulevées par
Antoine Santarelli jésuite, qui avait attaqué l'autorité
des rois et s'appliqua à justifier la conduite de la Sor-
bonne qui avait comlamné l'écrit intitulé llisloria
rerum gestarum in Facullate théologien Parisiensi pro el
contra censuram libri Anlonii Sanclarclli jesuilœ, quem
librum memorata Facullas censura notavil anno 1626
(Bibl. nat., ms. latin n. 13 639) ; l'écrit intitulé Relation
véritable de ce qui s'est passé en Sorbonne les 15 de mars,
1er d'avril, 2 de mai 1626, le 2 de janvier et le 1" de février
1627, s. 1.. 1629, in-8°, n'est qu'un extrait de l'ouvrage
précédent. Richer avait déjà publié les Raisons pour les
condamnations ci-devant faites du libelle Admonilio, du
livre de Sanlarel el autres semblables, contre les Santa-
rellistes de ce temps et leurs fauteurs, par un Français
catholique, s. 1., 1626, in-8°.
Enfin, pour justifier sa propre conduite.Richer avait
composé une histoire de la Faculté de théologie de
Paris, sous le titre Historia Academiie Parisiensis,
6 vol. in-fol., à la Bibliothèque nationale, ms. latin
n. 9&f3-9948, dont un fragment se trouve, ibid.,
ms. français n. 10 561, sous le titre Edmundi Richerii
fragmentum historiée Académies Parisiensis, tempore
unionis vulgo La Ligue post mortem Henrici III, hoc
est, ab anno 15S9 ad annum 1595. Le travail de Richer
renferme de très nombreux documents et doit être
consulté, même après Y Historia Universilatis Parisien-
sis de Boulay. Le manuscrit latin n. 13 8S4 est un
recueil de morceaux choisis par un prêtre nommé
Mûrie et intitulé C.ollectio ex Richerio. Richer avait
rédigé une Histoire du syndicat d'Edmond Richer, qui
fui publiée a Avignon en 1752 et se trouve en copie ms.
à la Nationale, ms. fr. 10 561. Il faut ajouter enfin que
Richer avait une grande admiration pour Jeanne d'Arc;
il avait composé une Histoire de la Pucelle d'Orléans,
in-fol., à la Bibl. nat., ms. fr. n. 10 448. qui comprend
une Vie de la Pucelle, son Procès, la Revision du procès
et les Témoignages en faveur de la Pucelle. Philippe Hec-
tor Dunaiid a publié dans le Correspondant du 10 mai
L903, p. 534-548, un article intitulé : Le premier his-
torien en date de Jeanne d'Arc, Edmond Richer, docteur
de Sorbonne, syndic de la faculté de théologie el de T Uni-
versité de Paris (édité à part, Toulouse et Paris, 1904,
in-8").
Michaud, Biographie universelle, t. xxxv, p. 646-648;
Hoeter, Nouvelle biographie générale, t. xi.ii, col. 2-18-249;
Moréri, Le grand dictionnaire historique, t. ix, 175'.), p. 190-
191; Nicéron, Mémoires pour servir à l'histoire des hommes
illustres, t. xxvn, p. 356-373; Ladvocat, Dictionnaire hislo-
rique, littéraire et critique, t. III, p. 294-295; Barrai, Diction-
naire, t. iv, p. 106-112; lit. du Pin, Histoire ecclésiastique
du X VWsiécle, t. i, p. 377-425; Ad. Baillet, I.a oie d'Edmond
Richer, docteur de Sorbonne, Liège, 1714, in-8°; Bruxelles,
1715; Amsterdam, 1715; s. 1., 1734; c'est fa reproduction,
avec quelques passages supprimés, du ms. f r. de la Bib. nat.,
n. 2109; Puyol, Edmond Richer, Étude historique et critique
sur la rénovation du gallicanisme au commencement du XVII"
siècle, Paris, 1870, 2 vol. in-8", ouvrage très complet; Féret,
La faculté de théologie de Paris el ses docteurs les plus célèbres.
Époque moderne, t. IV, 1906, p. 1-24; P. Prat, Recherches his-
toriques et critiques sur la Compagnie de Jésus en l7rance au
temps du P. Coton, t. n, p. 365-438; Victor Martin, Le galli-
canisme et la réforme catholique, Paris, 1919, in-8°, p. 361-
364; du même dans la Revue des sciences religieuses, t. vin,
1927, p. 31-42 : L'adoption du gallicanisme politique par le
clergé de France (paru en volume, Paris, 1928); Préclin, Les
jansénisles du XV 111» siècle et la Constitution civile du clergé,
Paris, 1929, in-8°.
J. Carreyre.
RICHOU Léon, né à Angers le 25 mars 1823, fit
ses études à la maîtrise de la cathédrale, puis au petit
séminaire de Montgazon. Le 23 octobre 1842 il entrait
au grand séminaire d'Angers : son cours régulier
achevé, se sentant de l'attrait pour la vocation sulpi-
cienne, il vint à Paris le 11 octobre 1845, et l'année sui-
vante à la Solitude. En 1847, il fut envoyé au séminaire
de Rodez, où il passa le reste de sa vie, c'est-à-dire
quarante ans, d'abord économe, puis professeur d'Écri-
ture sainte et d'histoire. Ses dernières années furent
éprouvées par la maladie, et le 21 novembre 1887, il
2703
lUt'.lloi LEON
RIGAUD EUDES]
270'
mourait comme il s'était montré toute sa vie, âme sim-
ple, droite, de la plus exquise charité.
Après avoir donné Vue générale de l'histoire de
l'Église, Paris, 1860, in-8", il publia un manuel en
3 vol. in-12, 1871, sous le litre : Histoire de l'Église à
l'usage des séminaires, qui eut trois éditions, complé-
tées par un Altos pour servir à l'étude de i Ecriture
sainte et de l'histoire de l'Église. 11 donna aussi : Le
Messie dans 1rs livres historiques de la Bible et Jésus-
Chrisl dans l'Évangile qu'il regardait comme une intro-
duction à l'Histoire de l'Église, 18711, 2 vol. in-12, et
Le Messie et Jésus-Christ dans les prophéties de la
Bible, 1882, in-12.
Lettre nécrologique par M. Icard, le 28 novembre 1887;
L. Bertrand, Bibliothèque sulpicienne, t. n, p. 452-454.
E. J.EVESQUE.
RIESS Florian, jésuite allemand, ne en 1823, à
Tiefcnbach (Wurtemberg). Ordonné prêtre à Rotlen-
burg en 1845, curé à Ravensburg, puis répétiteur à Tu-
bingue, il fonda et dirigea deux journaux catholiques :
])as deutsche Volksblall et Bas katholische Sonntags-
blall. En 1857 il entra au noviciat de la Compagnie de
Jésus à Gorheim. En résidence au scolasticat de Maria-
Laach, il fonda, en 1864, les Stimmen ans Maria Laach,
qui parurent d'abord sous forme de brochures pério-
diques, puis, à partir de 1871, comme revue mensuelle
et sont encore aujourd'hui, sous le nom de Stimmen der
Zeit, une des revues catholiques les plus importantes
d'Allemagne. Professeur d'histoire ecclésiastique de-
puis 1870, il accompagna le scolasticat en exil à Ditton
Hall en Angleterre, où il continua à enseigner et à écrire
jusque quelques mois avant sa mort. Il mourut à Feld-
kirch le 30 décembre 1870.
On a de lui : Der selige Pelrus Canisius, Fribourg,
18(>5, in-8°; la même année il en publia une édition
abrégée : Bas Leben îles sel. P. C, ibid., in-12; Dus
Geburtsjahr Christi, chroiïologischer Versuch..., ibid.,
1880, in-8°; l'auteur conclut que Jésus est né en l'an
752 de Rome, qui serait aussi le point de départ de la
chronologie chrétienne établie par Denis le Petit : con-
clusions rejetées par l'ensemble des critiques actuels;
Nochmals dus Geburtsjahr .lesii, ibid., 1881, in-8°. dé-
fense de l'ouvrage précédent contre les objections du
I)r P. Schegg. Ce fut surtout par les Stimmen que le
P. Riess exerça une influence considérable sur la pen-
sée catholique en Allemagne, en particulier dans la
lutte contre le libéralisme et pour les droits de l'Église
et du pape. Dans la première série. Die lùiruclicu Papst
Pins IX. vont S. Dezemter 1864 (12 fascicules, Fri-
bourg, 1865-1869), il publia quatre études sur le Sylla-
bus. Dans la deuxième série, /)</.s ôkumenisehe Coneil
(12 l'asc, Fribourg, 1870-1871, en collaboration avec
le P. K. von Weber), il exposa et défendit l'autorité et
les décisions du concile du Vatican. N'eut articles dans
les Stimmen, devenues mensuelles, sont consacrés à
diverses quesl ions d'hisloire ecclésiastique. ( Voir dans
Somincrvogel les lit res de ces études cl articles. ) 1 )ans
le Kirchenlexicon de Hergenrôther et Kaulen il publia
les articles Anlinomismus et Confirmation.
Somincrvogel, Bibl. de la Comp. de Jésus, l. VI, col. 1840-
1817; l.. Koch, s. J., Jesuiten-Lexikon, col. 1540.
J.-P. Grausem.
1. RIGAUD Eudes, frère mineur devenu arche
vcque de liuiien (v I27.">). On sail peu de choses sur
ses origines; Il appartenait, sans doute, à une famille
noble, comme il ressort de quelques renseignements
fournis par son journal (voir plus loin) rclativeinenl a
ses frère cl sieur. Il a du n aille dans les premières
années du XIII* siècle; e'esl en I236 qu'il entre chez les
frères mineurs, selon toute vraisemblance au couvent
de Paris, où il a pu suivre les leçons d'Alexandre de
l lalès. Fn 12 12, s'il n'esl pas maître en théologie, il est
«lu moins une autorité dans l'ordre, puisqu'il est offl
ciellement chargé, conjointement avec Alexandre de
I lalès, Jean de La Rochelle cl Robert de La Passée, de
donner sur la règle franciscaine le commentaire connu
sous le nom d'Exposition des quatre maîtres. C'est cer-
tainement son nom de Rigaldus qu'il faut lire dans le
texte et non celui de Richardus, comme le portent des
mss. plus récents (c'est la raison qui avait fait désigner
Richard de Cornouailles, ci-dessus, col. 2GG8, comme
l'un des quatre maîtres). Jean de La Rochelle, qui avait
succédé a Alexandre de Halès dans la chaire de théo-
logie des frères mineurs, étant mort en février 1245,
Eudes Rigaud le remplaça comme maître régent du
couvent des franciscains. Il ne professa pas longtemps,
ayant été élu en 1247 archevêque de Rouen. Le pape
Innocent IV, qui pour lors séjournait à Lyon, le sacra
en mars 1218 et Eudes fit son entrée à Rouen à Pâques
de cette même année. Avec un zèle admirable il se
donna tout entier à l'administration de son diocèse.
Le journal de ses visites pastorales, soit dans le diocèse
même, soit dans la circonscription métropolitaine s'est
conservé. C'est un document précieux à tous égards
pour l'histoire des mœurs, de la religion, des coutumes
liturgiques, etc., au xine siècle. Il nous donne en même
temps des indications succinctes, mais fort précises, sur
les grandes affaires auxquelles fut mêlé l'archevêque.
Entré fort avant dans la confiance du roi saint Louis,
peut-être dès son séjour à Paris, Eudes fut souvent
consulté par le roi et employé par lui à maintes re-
prises. Nous n'avons pas à insister ici sur ce côte,
d'ailleurs fort intéressant, de l'activité d'Eudes. Il avait
déjà prêché la première croisade de Louis IX qui par-
tit eu 1248; en 1207 il prend lui-même la croix pour
accompagner le saint roi dans sa seconde expédition.
Peu après la mort de saint Louis, il est chargé de faire
les premières informations en vue de la canonisation.
En 1274 il est au IIe concile de Lyon, comme assistant
de saint Bonaventure; il meurt peu après son retour
du concile, le 2 juillet 1275.
Outre le journal dont nous avons parlé et qui a été
publié par Th. Ronnin en 1852, à Rouen, sous le titre
de Regeslrum visitationum archiepiscopi Rolhomagensis,
il reste d'Eudes Rigaud plusieurs œuvres importantes,
demeurées jusqu'à présent inédites. La plus volumi-
neuse est un Commentaire sur les quatre livres des Sen-
tences, dont l'authenticité est parfaitement établie.
Liste des mss. dans P. Glorieux, Répertoire des maîtres
en théologie de Paris au XIIIe siècle, t. II, Paris, 1934,
p. 31-32 à compléter par F. Pelster, dans Scholastik,
t. xi, 1936, p. 518-510: quelques extraits relatifs au
libre arbitre sont publiés par dom Lottin, dans Revue
thomiste, t. xxxiv, 1020, p. 234-248, et dans les Beitrdge
de Ràuniker, t. xxix, passim. C'est un des premiers
commentaires qui soit sorti de l'école franciscaine, un
des premiers aussi <jui ait pris cette ampleur. La dépen-
dance d'Eudes Rigaud par rapport à la Somme
d'Alexandre de I lalès serait évidente (à moins qu'il ne
faille renverser le rapport, car, on le sait, tout n'esl
pas clair sur les origines de la Somme attribuée à
Alexandre); Fudes dépend aussi du chancelier Philippe
et d'Albert le Grand. Dans le ms. 737 de Toulouse
(fol. lt>7 r°-273 r°), ligure un bloc compact de Quws-
liones disputai»-, OÙ le P. Pelster et dom Lottin voient
une œuvre authentique de noire franciscain. L'une de
ces questions est relative au libre arbitre et se trouve
d'ailleurs explicitement attribuée à frère Rigaldus
{ibid., fol. 231 v"A);ilom Lottin a publié la table des
matières de celte question assez, étendue (elle va jus-
qu'au fol. 212 v° b) et un certain nombre d'extraits,
dans Revue thomiste, t. xxxvi, 1931, p. 886-895. Le
ms. d'Arias 7 ■'>'.) fournit un certain nombre de sermons,
qui peuvenl se dater de 1246-1247.
Par contre les Poslillœ in Penlateuchum, in Psalte-
rium, in Eoangelium qui se retrouvent en divers mss.
2705
RIGAUD (EUDES) RIGOLEUC (JEAN
2 70 G
anglais doivent être restitués, selon toute vraisem-
blance, à Eudes (ou Odon) de Châteauroux, voir ici, t. xi,
•col. 935. Pour ce qui est du Compcndium pauperis,
abrégé de théologie, il est de Jean Rigaud.
Les premiers travaux de prospection dans l'œuvre
théologique d'Eudes Rigaud attestent, paraît-il, des
■qualités remarquables d'exposition théologique : Eudes
apparaît comme l'un des bons représentants de l'école
franciscaine parisienne à ses débuts; il fait très bonne
figure aux côtés d'Alexandre de Halès, Jean de La
Rochelle, Jean de Parme, Guillaume de Méliton, qui
tous préparent saint Ronaventure
V. Le Clerc, dans Histoire littéraire de la France, t. xxi,
1817, p. 616-628; R. Ménindrès, O. M., Eudes nigaud, sa
famille, années de formation, premiers travaux, dans lie: ue
■d'histoire franciscaine, t. vin, 1931, p. 156-178; Sydney
M. Brown, Notes biographiques sur Eudes Higaud (étudie sur-
tout la carrière épiscopale!, dans Le Moyen Age, 1931, p. 167-
194. Sur la doctrine, voir les deux études de doni Lottin
signalées dans le texte, qui renverront aux travaux de Pel-
ster; O. Lottin, Un commentaire sur les Sentences tributaire
d'Odon Higaud, dans Recherches de théol. anc. et m"d., t. vu,
1935, p. 402 sq. G. Eng ■lhardt, Adam de Pateorumvilla. l'n
maître proche d'Odon Rigaud, ibid., t. vin, 193 '>, p. ni sq.
É. Amann.
2. RIGAUD Jean, frère mineur, mort évèque de
Tréguier (xive s.). Originaire du diocèse de Limoges, il
entra, à une date qu'il est impossible de préciser, dans
l'ordre des mineurs, vraisemblablement à Limoges. Il
■devint l'un des pénitenciers du pape et fut nommé par
Jean XXII, le 21 février 1317, à l'évèché de Tréguier;
il mourut «en cour de Rome », c'est-à-dire à Avignon,
avant le 16 septembre 1323, date à laquelle un succes-
seur lui est donné. Cf. Eubel, Hierarchia caUiolica, t. i,
p. 521. Rigaud a composé une Vie de saint An/oinc
de Padoue, publiée en 1899 par le P. Ferdinand -Marie
d'Araules, d'après le ms. de Rordeaux 270. Il s'est
servi pour cela d'un remaniement, de 'a légende primi-
tive, dû à Julien de Spire, mais qu'il a complété en
utilisant des témoignages recueillis par lui-même, tant
à Limoges, où le saint avait demeuré en 1226, qu'à
d'autres endroits. Jean est aussi l'auteur d'une For-
mula confessionum, contenue en de nombreux mss.,
petit manuel offrant, à l'intention des confesseurs, le
tableau des actes qui doivent précéder, accompagner
ou suivre l'aveu des fautes; cet opuscule se situe dans
la série des Suranné confessorum, cf. ci-dessus, art.
Pénitence, t. xii, col. 948. Il a été composé après 1 309
■et certainement avant l'ouvrage suivant qui y renvoie.
Le Compendium pauperis, qui est antérieur à 1311,
conservé lui aussi par de nombreux mss., est un résumé
de l'ensemble de la théologie, qui n'a rien de très ori-
ginal, l'auteur en convient lui-même; en réalité c'est,
pour une bonne part, un démarquage du Compendium
de Hugues de Strasbourg, voir ci-dessous, l'art. Ripe-
lin; il faut ajouter d'ailleurs qu'un long appendice,
presque aussi volumineux que le reste de l'ouvrage et
qui a été parfois traité comme une œuvre à part, donne
une série de canevas de sermons pour les dimanches et
fêtes de l'année. Le Compendium, allégé de cet appen-
dice, aurait été publié à Râle, chez Jacques de Pfors-
len, en 1501, par les soins de François Wiler, <>. M.,
qui le donna comme étant de saint Ronaventure. Voir
Panzer, Annales typographici, t. VI, p. 175. Le Compen-
dium pauperis mentionne à trois reprises une Exposilio
missœ, composée par l'auteur. Elle n'a pas été encore
identifiée.
Sbaralea, Supplementum ad scriptores O. S. F., Rome,
1806, p. 455-156; Ferdinand-Marie d'Araules, La \'ie de
saint Antoine de Padoue /<«r Jean Rigauld, frère mineur,
évéque de Tréguier, Bordeaux, 1899; X. Valois, article Jean
Higaud, rrére mineur, dans Ilisl. tilt, de la France, t. xxxrv,
1914, p. 282-298. Voir aussi la bibliographie de l'art. Kipe-
i.in (Hugues) ci-dessous, col. 2737.
É. Amann.
3. RIGAUD Raymond, frère mineur (xma s.). La
Chronique des XXIV généraux sigrale à deux reprises
un Raymundus Rigaldi; il est élu en 1279 au chapitre
d'Agen comme ministre de la province d'Aquitaine;
en 1295, il est éîu une seconde fois à la même fonction
par le chapitre de Rrive et meurt en 1296. Voir Anal,
francise, t. m, p. 373, 432. Par ailleurs on relève son
nom dans le Carlulaire de V université de Paris, comme
celui d'un des taxateurs de l'année 1287, Cartul., t. n,
n. 556, p. 30; Raymond y est donné comme maître en
théologie II est donc pour lors aclu regens au couvent
de Paris, et sa carrière universitaire se siti e vers les
années 1280-1290; il a pu succéder à Richard de Me-
diavilla dans la chaire de théologie des franciscains. Le
ms. 98, de la bibliothèque municipale de Todi contient
de lui, fol. 1-51, une série de neuf quodlibet. lncipit :
In noslra commuai dispulalione de quolibet, et, fol. 51-
71, une Qmvstio disputata. Il s'est conservé aussi de lui
plusieurs sermons, n. 15 et 22 du ms. d'Erlangen 326.
Wadding, Scriptores O. M., Rome, 1806, p 206; Sbaralea,
Supplementum, Home, 1806, p. 631 ; F. Glorieux, Répertoire
des maîtres en théologie de Paris au XIIIe s., t. n, 1934, p. 124;
du même, La littérature quodlibéiique, t. n, 1 9 t5, p. 240 s j ;
V. Doucet Les neuf quodlibet de R. Rigauld dans la France
franciscaine, 1. XIX. 193'', p. l'2'> sq.
É. Amann.
RIGAULT Nicolas (1577-1654), né à Paris,
en 1577, étudia chez les jésuites et se lit remarquer, dès
son jeune âge, par une facilité extraordinaire; il lit des
études de droit et fut un grand ami du président De
Thou. Il devint garde de la bibliothèque du roi en 161 1
et mourut à Toul en 1(15 1.
Il a publié des Exhortations chrétiennes, imitées des
anciens Pères grecs et latins, Paris, 1620, in-12. Mais il
est surtout connu pour ses éditions des Pères : Terlul-
liani libri IX ex codice Agobardi, emendali, cum obser-
valionibus. Paris, 1628, in-8°; Tcrlulliani opéra recen-
siia et illustrala twlis et indicibus algue glossario sermo-
nis africani, Paris, 1634, Ln-fol.; et 1611: dans ses
noies il souligne souvent les points contestables, plus
ou moins favorables aux hérétiques; ses idées parfois
singulières le mirent en conflit avec plusieurs savants :
ainsi il prétend qu'en cas de nécessité, un laïc a le droit
de consacrer l'eucharistie; il soutient que Jésus-Christ
était dépourvu de tous les avantages de la nature et il
fut attaqué, sur ce point, par le P. Vavasseur, Minuta
Felicis Octai'ius ei Csecilii Cy priant De idelorum vani-
tate, Paris, 1613 et Lyon, 1652, in-4". .S'. Cijpriani
Opéra. Paris, 1649, Ln-fol,; Commodiani instruclioncs
adoersus gcnliiim deos, Paris, 1650, in-4°.
Moréri, Le grand dictionnaire historique, t. ix, 1759,
p. 207-208; K.chi Pin, Bibliothèque des auteurs ecclésiastiques,
t. xvii, p. 226-227; Nieéron, Mémoires pour servir <i ['fus-
foire des hommes illustres, t. xxi. p. 56-69; Hurler, Numen-
clator, 3 éd., t. in, col. IÔ85-1088.
.1. Cahkeyhe.
RIGOLEUC Jean, jésuite français, né à Quinlin,
dans le diocèse de Saint -Brieuc, le 2 1 décembre 1595.
Entré au noviciat de Rouen en 1617, il enseigna les
humanités au collège de Rennes; son troisième an rie
probation fait à Rouen sous la direction du P. Louis
Lallemant, il fut missionnaire dans les diocèses de
Vannes, Quimper et Orléans. Vers la fin de sa vie, il
redevint professeur, enseigna la rhétorique à Quimper,
puis la morale à Nanties, où il mourut en 1658.
Dans ses missions bretonnes, le P. Rigoleuc fut lf
compagnon et l'auxiliaire aussi modeste que dévoué
des PP. Maunoir et Iluby (cf. sur la méthode et le
succès de ces missions Henri Bremond, Histoire litté-
raire du sentiment religieux, t. v, p. 06 sq.). En spiri-
tualité il est un des disciples du P. Louis Lallemant :
moins célèbre que le P. J.-J. Surin, il est celui à qui
nous devons surtout de connaître renseignement de ce
270:
RIGOLEUC (JEAN)
HIMIM CONCILE DE
2708
maître : c'est d'après les notes prises au « Troisième An »
par le P. Rigoleuc que le P. Pierre Champion composa,
avec des modifications et remaniements qu'il est im-
possible de déterminer, l'exposé de cet enseignement
présenté dans le remarquable ouvrage : Vie et doc-
trine spirituelle du P. Louis Lallemanl, Lyon, 1694.
Quelques années auparavant, le même P. Champion
avait public une Biographie du P. Piigoleuc et ses
Œuvres spirituelles (Traités et Lettres), Lyon, 1680,
(rééditions à Avignon, 1822, à Paris, par le P. Auguste
Hamon, 1931 ; traduction anglaise, 1859). Sur la haute
valeur de l'auteur spirituel et de l'écrivain, ainsi que
sur ses rapports doctrinaux avec le P. Lallemant, voir
l'art. Lallemant Louis, t. vin, col. 2159-2461.
Nous croyons devoir signaler plus en détail deux
opuscules moins connus du P. Rigoleuc, qui intéressent
la théologie pastorale et la pratique pénitent ielle; ils
furent l'un et l'autre composés au cours de ses missions,
afin d'aider les prêtres de paroisse dan- leur ministère.
Le premier est intitulé : Instruction sur les princi-
paux devoirs des confesseurs et catéchistes, avec une con-
duite pour une retraite de trois jours et des avis pour la
direction des paroisses et pour ceux qui prétendent à la
prêtrise; « dressé suivant l'ordre et le commandement »
de Mgr Sébastien de Rosmadec, évèque de Vannes, il
fut approuvé par ce prélat, en 1646, « avec injonction
aux prêtres et confesseurs de le lire diligemment... »
Le second opuscule : Conduite des confesseurs au fait de
l'absolution, fut, d'après le P. Champion, imprimé sur
l'ordre de Mgr Charles de Rosmadec, neveu et succes-
seur du précédent. Après la mort du P. Rigoleuc, les
supérieurs du séminaire de Vannes réunirent les deux
opuscules et les publièrent de nouveau sous le titre :
Instructions ecclésiastiques sur les principaux devoirs des
confesseurs et des catéchistes et sur les exercices de piété
propres de leur état, avec une conduite pour la retraite
de trois jours, Vannes, 1680, 278 p. : réédition Caen,
1749, 199 p. Ces Instructions ecclésiastiques constituent
un document intéressant sur la théologie pastorale du
xvne siècle et sur l'état du ministère pénitentiel dans
les diocèses bretons à la même époque. En particulier
les premiers chapitres (cas où l'on doit donner l'abso-
lution, cas où l'on doit la refuser, cas où l'on peut dou-
ter qu'on doive la donner) montrent qu'une pratique
pénitentielle de caractère nettement probabiliste, et
en somme à peu près semblable à la nôtre, existait en
Bretagne avant la réaction rigoriste des Provinciales et
de l'Assemblée du clergé de 1700. Signalons aussi les
pages qui exposent « une méthode pour l'étude des cas
de conscience ». A plusieurs reprises le P. Rigoleuc fait
de cette étude une obligation grave pour les confesseurs.
Comme premier livre d'étude il recommande aux prê-
tres peu instruits le Directeur des confesseurs de Bcr-
taut. Il s'agit du Directeur des confesseurs en forme de
catéchisme contenant une méthode nouvelle, brève et facile
pour entendre les confessions, par M. Bertin Bertaut,
prêtre du diocèse de Coutauces, lre édition vers 1634;
A. Degert, La réaction des Provinciales sur la théologie
morale en France, dans Bulletin de littérature ecclés.,
Toulouse, 1913, p. 404, a noté le très grand succès et la
propagation très étendue de ce petit livre, qui atteignait
en 1668 sa 25e édition. A Bertaut, le P. Rigoleuc invite
de joindre le Manuale de Navarrus, l'Inslitutio de
Tolet , les Medullœ casuum de Fcrnandez et de Binsfeld ;
de tous ces ouvrages il existait des traductions fran-
çaises. Il conseille en outre de compléter celle élude
personnelle par des a conférences et disputes publiques
et privées (de cas), dont l'exercice éclaire et instruit
beaucoup les esprits ».
Sommervogel, Whl. de lu Comp. de Jésus, t. vu, col. 18.">0-
1851; Henri Bremond, Histoire littéraire du sentiment reli-
gieux..., t. v, Paris, 1920; Auguste I tamon, S. J., Jean Rigo-
leuc, Œuvres spirituelles, dans la collection Maîtres spirituels.
Paris, 1931 ; A. Pottier, La doctrine spirituelle du P. Louis
Lallemant. Texte primilij, Paris 1936. Préface.
R. Brouillard.
RIM INI (CONCILE DE).— Ce concile des évêques
d'Occident fut convoqué par l'empereur Constance
dans le but de mettre fin aux controverses trinitaires
par l'acceptation de la quatrième formule de Sirmium,
que le souverain estimait susceptible de concilier
toutes les divergences. Le concile devait ensuite ré-
soudre les difficultés d'ordre personnel et local qui
avaient surgi en diverses Églises d'Occident au cours
de la controverse dogmatique. Un concile des évêques
orientaux, réunis à Séleucie d'Isaurie devait réaliser
!c même programme pour l'Orient. Voir la lettre de
l'empereur Constance au concile de Rimini, dans
saint Hilaire, Fragmenta historica, vu, P. L., t. x,
col. 695 sq.; ou mieux Corpus de Vienne, t. lxv,
p. 93 sq.; Sulpice-Sévère, Chronica sacra, 1. II, c. xli,
P. L., t. xx, col. 152 sq.
Au printemps de l'année 359, quatre cents évêques
se trouvaient réunis à Rimini. L'Église romaine n'était
pas représentée. Il se peut que le gouvernement impé-
rial qui, à cette époque, reconnaissait deux papes,
Libère et Félix, voir l'art. Libère, t. ix, col. 635 sq.,
ne jugea pas possible de les convoquer tous les deux,
ni d'en inviter un en ignorant l'autre. A défaut du
pape, il semble que la présidence du concile fut dévo-
lue à Restitutus de Carthage. Ursace de Singidunum,
Valens de Mursa, Germinius de Sirmium et Gaius,
dont le siège épiscopal est inconnu, présentèrent à
l'agrément des Pères le symbole de foi rédigé à Sir-
mium le 22 mai 358, qui proclamait « le Fils semblable
au Père, selon les Écritures », et qui ajoutait : « Quant
au terme d'ousie, que les Pères ont employé avec sim-
plicité, mais qui cause du scandale aux fidèles aux-
quels il est inconnu, les Écritures ne le contenant pas,
il a paru bon de le supprimer et de ne plus parler
d'oi/s/'e à propos de Dieu et du Fils. Mais nous croyons
que le Fils est semblable au Père en toutes choses,
comme le disent et l'enseignent les Écritures. » Voir
cette formule dans Athanase, De synodis, c. vin, P. G.,
t. xxvi, col. 692 sq.; Socrates, Hisl. ecd.,l.II,c.xxxvn,
P. G., t. lxvii, col. 305 sq. ; Hahn, Bibliolhek der Sym-
bole, Breslau, 1897, p. 204. Mais la grande majorité du
concile, estimant que la formule de Sirmium était
« une nouveauté » qui contenait « beaucoup de points
de doctrine perverse », décida « ne pas devoir abandon-
ner le symbole reçu..., ni s'éloigner de la foi reçue de
Dieu par les prophètes et par le Christ, le Saint-Esprit
l'enseignant dans les évangiles et dans tous les apôtres;
laquelle foi parvint par la tradition des Pères, selon la
succession apostolique, jusqu'à ce qui fut traité à Nicée
contre l'hérésie de ce temps et dure jusqu'à mainte-
nant. Nous ne croyons pas pouvoir lui ajouter quelque
chose et il est clair que rien n'en peut être retranché.
Quant au terme et à la réalité (rem) de substance, un
grand nombre de textes scripturaires l'ayant insinué
à nos esprits, on ne doit pas y toucher, l'Église catho-
lique ayant toujours accoutumé de les confesser et de
les enseigner avec la doctrine divine». Voir la définition
du concile de Rimini dans Hilaire, Fragmenta historica,
vu, 3, P. L., t. x, col. 697, Corpus de Vienne, t. lxv,
p. 95; voir aussi la lettre du concile à Constance,
Fragmenta historica, vm, 1, col. 699 et p. 78 sq.
Ensuite le concile excommunia Ursace, Valens, Ger-
minius et Gaius pour avoir « essayé de renverser ce qui
avait été décidé à Nicée », et pour avoir présenté une
profession de foi inadmissible (21 juillet 359). Frag-
menta historica, vu, 1, col. 697 et p. 96.
Une délégation de dix membres du concile, conduite
par Restitutus de Carthage, fut envoyée à l'empereur
avec une lettre explicative pour lui communiquer ce
que la majorité venait de décider. La minorité, qui
2709
RIMINI (CONCILE DE;
2710
comptait environ quatre-vingts évèques, dépêcha, elle
aussi, plusieurs de ses membres vers l'empereur. Ursace
et Valens étaient à leur tête. Les deux délégations ren-
contrèrent Constance aux environs de Constantinople.
Il reçut immédiatement les membres de la minorité
que Valens lui amenait et refusa de voir Restitutus et
ses compagnons. Il leur enjoignit d'attendre sa déci-
sion à Andrinople d'abord, ensuite dans une station
postale de Thrace, nommée Niké. Ursace et Valens y
vinrent les visiter et les chapitrèrent si bien qu'ils se
prêtèrent à signer le formulaire de Sirmium, aggravé
du fait que le Fils n'était plus dit « semblable au Père
en toutes choses », mais seulement « semblable selon les
Écritures ». La formule signée par Restitutus et ses
compagnons est appelée le symbole de Niké. Voir
cette formule dans Théodoret, Hist. eccl., 1. II, c. xvi,
P. G., t. lxxxii, col. 1049; Athanass, De synodis,
c. xxx, P. G., t. xxvi, col. 745; Hahn, op. cit., p. 205.
Il n'est pas invraisemblable qu'Ursace et Valens, qui
ne dédaignaient pas les petites habiletés, se soient pro-
mis de profiter de la similitude des noms de Niké et
de Nicée pour faire passer leur formule comme le sym-
bole de l'illustre concile de Nicée.
Après avoir donné leur signature, Restitutus et ses
collègues annulèrent les décisions prises à Rimini, le
21 juillet précédent; ils levèrent l'excommunication
portée contre Ursace, Valens, Germinius et Gains et
certifièrent que ceux-ci n'avaient jamais été hérétiques
(10 octobre 359). Ensuite, les deux délégations revin-
rent ensemble à Rimini. Voir la décision de Restitutus
dans Fragmenta historica, vin, P. L., col. 702, Corpus
de Vienne, p. 85 sq.
La grande majorité des Pères qui se morfondaient à
Rimini depuis des mois ne fit pas trop de difficulté pour
suivre Restitutus dans sa palinodie. Une vingtaine de
récalcitrants, groupés autour de Phébade d'Agen et de
Servais de Tongres, vinrent à résipiscence quand Va-
lens les eut autorisés à ajouter au formulaire de Niké
des anathématismes dans lesquels ils condamnaient
ceux qui enseignent : 1. que le Christ-Dieu n'a pas été
engendré avant tous les siècles; 2. que le Fils n'est p;.s
semblable au Père selon les Écritures; 3. que le Fils
n'est pas éternel comme le Père; 4. que le Fils est une
créature comme les autres créatures; 5. que le Fils est
du non-être (ex non exstantibus) et non du Père;
6. qu'il fut un temps où le Fils n'était pas. Voir ces
anathématismes dans saint Jérôme, Adversus Lucife-
rianos, c. xvm, P.L., t. xxm, col. 171, qui les donne
comme proférés par Valens lui-même en plein concile,
avec l'assentiment général; mais ceci est inconciliable
avec l'attitude de la majorité des Pères vis-à-vis de
Valens, telle qu'elle ressort des pièces authentiques
citées plus haut, et avec le récit de Sulpice-Sévère dans
Chronica sacra, 1. II, c. xlv, P. L., t. xx, col. 154.
La pièce Fragmenta historica, appendix, sur laquelle
s'appuie J. /.ciller ( Les origines chrétiennes dans les pro-
vinces danubiennes, p. 287, n. 1), pour avancer que le
quatrième anathématisme ne contenait pas les termes
« comme les autres créatures » n'estpas de saintHilaire,
comme l'éditeur de P. L. le fait remarquer en note.
Le Corpus de Vienne ne l'a pas insérée parmi les Frag-
menta historica. Du reste, Sulpice-Sévère est formel
pour l'addition des termes « comme les autres créa-
tures » dans le quatrième anathématisme; et il ajoute
que Phébade ne s'est aperçu que plus tard des consé-
quences que les ariens pouvaient en tirer.
Le concile fut clos après que tous les évêques eurent
signé le formulaire et adressé à l'empereur une lettre
pour le remercier de son zèle pour la foi. Voir cette
lettre dans Fragmenta historica, ix, col. 703 et p. 87.
Une délégation, conduite par l'inévitable Valens, se
rendit à Constantinople, pour annoncer à l'empereur
la réussite de son entreprise. Arrivée à Constantinople,
elle entra en relation avec les homéîns, groupés autour
d'Acace le Borgne, malgré les objurgations de saint
Hilaire et nonobstant une lettre pressante qui leur
fut adressée par les évêques homéousiens. Cette lettre
se trouve dans Fragmenta historica, x.col. 705 et p. 174.
Enfin, le 1er janvier 360, la pacification religieuse de
l'empire fut proclamée, tous les évêques d'Orient et
d'Occident présents aux deux conciles convoqués par
l'empereur ayant donné leur assentiment à la formule
de Niké-Rimini. Voir Séleucie d'Isaurie (Concile
de). Mais, dans le courant de cette même année 360,
les évêques des Gaules, réunis à Paris, cassèrent ce qui
avait été décidé à Rimini. Les évêques d'Italie en
firent autant trois ans plus tard. Voir la lettre des
évèques de Gaule dans Fragmenta historica, xr,
col. 710 et p. 43 sq. ; la lettre des évèques d'Italie,
Fragmenta historica, xm, col. 716 et p. 158.
La formule de Rimini ayant été dans les siècles sui-
vants la règle de foi des Églises barbares appelées
communément ariennes, il est utile d'en donner ici la
traduction complète. « Nous croyons en un seul vrai
Dieu, le Père tout-puissant, de qui tout est, et au I- ils
unique de Dieu, engendré de Dieu avant tous les
siècles et tout commencement, par lequel tout a été
fait, ce qui est visible comme ce qui est invisible, lequel
est seul engendré, lui seul du Père seul. Dieu de Dieu,
semblable à celui qui l'a engendré, selon les Écritures,
sa génération étant inconnue de tous, hormis du Père
qui l'a engendré. Nous savons que ce Fils unique de
Dieu, envoyé par le l'ère, est venu du ciel comme il est
écrit, pour la destruction du péché et de la mort, qu'il
est né selon la chair, du Saint-Esprit et de la vierge
Marie, comme il est écrit, qu'il a vécu avec ses dis-
ciples et (pie, après l 'accomplissement de toute l'écono-
mie selon la volonté du l'ère, il a été crucifié, est mort,
et a été enseveli; qu'il est descendu aux enfers, mais
l'enfer a tremblé devant lui; qu'il est ressuscité des
morts le troisième jour; qu'il conversa avec ses dis-
ciples et qu'après quarante jours il a été élevé au ciel;
qu'il siège à la droite du l'ère; qu'il viendra au dernier
jour de la résurrection dans la gloire du l'ère pour
rendre à chacun selon ses œuvres. Nous croyons au
Saint-Esprit, que le Fils unique de Dieu, Jésus-Christ,
Dieu et Seigneur, a promis d'envoyer au genre humain,
le Paraclet, l'Esprit de vérité, comme il est écrit, que
le Fils a envoyé après son ascension au ciel, quand il se
fut assis à la droite du Père, pour venir de là juger les
vivants et les morts. Le terme d'ousie qui a été em-
ployé par les Pères avec simplicité, mais qui cause du
scandale aux fidèles auxquels il est inconnu, les Écri-
tures ne le contenant pas, doit être supprimé et doré-
navant, on ne devra plus parler d'ousie, principale-
ment parce que les Écritures ne mentionnent jamais
Vousie par rapport au Père et au Fils. On ne doit pas
non plus parler d'une seule substance (Û7r6ffraatç), par
rapport à la personne du Père, du Fils et du Saint-
Esprit. Nous disons que le Fils est semblable au Père,
comme le disent et l'enseignent les Écritures. Toutes
les hérésies condamnées précédemment, ainsi que
celles qui ont surgi dans ces derniers temps, en oppo-
sition à la présente formule, doivent être frappées
d'anathème. »
Notons pour terminer que saint Jérôme estime celte
formule susceptible d'une interprétation bénigne,
même la raison qui y est donnée pour prohiber le
terme ousie lui semble plausible, verisimilis ratio pnv-
bebalur. Adversus Luci/erianos, c. xvm, col. 171. C'est
quand il parle plus loin de la perfide interprétation
donnée par Valens de Mursa aux décisions conciliaires
qu'il écrit les mots célèbres : Tune usia> nomen aboti-
tum est; tune Nicasnse jidci damnai io eonclamala est.
Ingemuil lotus orbis et arianum se esse miratus esl,
c. xix, col. 172 C. 11 semble aussi que la formule de
DICT. DE THEOL. CATHOL.
IV.
86.
2711 Hl M INI (CONCILE DE
RIPALDA (JEAN MARTI NEZ DE
2712
Sirminm-Rimini soit la première profession de toi qui
mentionne la descente de Jésus aux enfers. Voir Des-
cente DE JÉSUS AUX EXFERS, t. IV, COl. 569.
J.es textes se trouvent principalement dans les Fragmenta
hislorica, de saint Hilaire, dont nous avons donné les réfé-
rences au cours de l'article. Le meilleur exposé moderne se
trouve dans J. Zeiller, Les origines chrétiennes dans les pro-
pinces danubiennes det 'empire romain, Paris, l'.UH, p. 2x1 sq.
Voir aussi Histoire de l'Église publiée sous l:i direction
de Fliche et Martin, t. m, Paris. 1936, p. 1<>3 sq.;
L. Duchesne, Histoire ancienne de l'Église, t. 11, p. 297 sq.
G, Fritz.
RINALDI Odorico(ou Rayxaldus sous la forme
latinisée), oratorien, né à Trévise, de famille patricien ne,
en 1595, mort à Rome le 22 janvier 1671. Il lit ses pre-
mières études en sa ville natale, les continua au collège
des jésuites et à l'université de Parme, entra à l'Ora-
toire de Turin, disent les uns, de Rome, disent les
autres, à l'âge de vingt-trois ans, en Kil8, et fut appli-
qué de bonne heure à la continuation de l'œuvre gigan-
tesque des Annales ecclésiastiques commencée par Ba-
ronius. Il apporta à ce travail une telle ardeur et une
telle continuité qu'à partir de 1646, où parut son pre-
mier volume (xuie de la collection), jusqu'en 1671, il
publia sept in-folio; trois autres volumes, préparés par
lui, parurent après sa mort : le tout embrassant la pé-
riode 1198-1565. En même temps, il résumait l'œuvre
de Raronius et la sienne en un abrégé publié à Rome
sous le titre de : Annales ecclesiastici ex lomis oclo ad
unum pluribus auclum redacli... in-fol., 1667, et 3 vol.
in-4°, 1669. Il fut élu à deux reprises supérieur général
de sa congrégation, qu'il gouverna avec sagesse. Inno-
cent X lui offrit la direction de la bibliothèque Vati-
cane; mais il refusa cet honneur pour se livrer sans ré-
serve à ses travaux historiques. Il enrichit de beaucoup
de manuscrits la bibliothèque de l'Oratoire; et laissa
par testament un legs important à la confrérie de la
Trinité des Pèlerins, de Rome. Au dire de bons juges,
comme Mansi, son annotateur de l'édition de Lucques
(1736-1758), et Tiraboschi, son œuvre considérable,
sans valoir celle de Raronius, et tout en laissant aussi à
désirer, au point de vue critique, pour la chronologie et
l'interprétation des sources, représente une grande va-
leur pour les nombreux documents originaux qu'elle
reproduit, une méthode sûre et les agréments du style;
bien au-dessus de Rzovius et de Sponde, il occupe assu-
rément le premier rang parmi les continuateurs de
Raronius.
Villarosa, Memorie degli scrillori fdippini, Naples, 1837,
p. 199; Biographie universelle, t. xxxvm, 1824, p. 115.
F. Honnard.
RIPA (Jean de) ou JEAN DE MARCHIA,
théologien franciscain, Doclor diffleilis, qui enseigna à
l'université de Paris vers le milieu du xiv« siècle. Peu
cité par les auteurs postérieurs, son nom a été tiré de
l'oubli par l'ouvrage du cardinal l-'.hrle, l)er Scnlenzen-
kmunentar Peters von Candia, des Pisaner Papstes
Alexanders V ., dans Franziskanische Slud ien, Beiheft 9,
Munster, 1925. Pierre de Candie parle, en effet, à plu-
sieurs reprises de Jean de Ripa et par lui nous pouvons
avoir quelques indications touchant la chronologie de
ses œuvres et ses manuscrits. D'après ces indications,
le Commentaire sur le premier livre des Sentences au-
rait été écrit par Jean de Ripa entre l'année 1344 cl
1357. Eli plus de cet ouvrage considérable, on croit
pouvoir citer, comme étant de Jean de Ripa, un petit
opuscule, Determinationes. Le cardinal Ehrle Indique
les manuscrits plus ou moins complets du Commentaire.
Quatre appartiennent à la Vaticane; un à la Biblio-
thèque nationale de Paris; un à la bibliothèque natio-
nale de Florence; un à la bibliothèque municipale
d'Assise ci un a la bibliothèque municipale de Padoue.
Voir op. cil-, p. 275-277.
On trouvera également ces indications dans l'in-
troduction de la récente thèse de Hermann Schwamm,
Magistri Joannis de Ripa, O. F. M.,doctrina de prm-
scientia divina, Rome, 1930, p. 1-4. D'après Schwamm,
Jean de Ripa serait l'initiateur de la thèse « banné-
zienne » des décrets prédéterminants, qui se rattache-
rait ainsi, par Jean de Ripa, au scotisme bien plus
qu'au thomisme. Schwamm a édité, dans sa thèse, le
(exte de dist. XXXVIII, q. H, a. 1-4; dist. XXXIX,
q. unica, a. 1-4; et divers fragments du prologue et des
dist. XLIV-XLVIII.
A. Michel.
RIPALDA (Jean Marti nez de) né à Pampe-
lune en 1594, entra dans la Compagnie de Jésus en
1609. Il enseigna la philosophie à Monteforte, puis la
théologie à Salamanque. Son succès fut tel qu'on l'es-
tima, paraît -il, de son temps, comme le meilleur théo-
logien de l'Espagne, sinon de l'Europe entière. Il
s'adonna aussi à la théologie morale et termina sa vie
au collège impérial de Madrid dans les offices de pro-
fesseur et de censeur de la foi au conseil suprême de
l'Inquisition. Il mourut en 1648.
Son œuvre capitale est un traité du surnaturel : Dis-
pulationes theologicœ de ente supernalurali. Il parut
d'abord en deux volumes in-folio : le premier, imprimé
à Bordeaux en 1634; le second, à Lyon, en 1645. Un
troisième fit bientôt suite, édité à Cologne en 1648 et
contenant, par manière d'appendice de la doctrine pré-
cédente, une longue réfutation de Haïus et des baïa-
nistes. Des presses de cette dernière ville était déjà
sortie, en 1635, une Brevis expositio Magistri Sentenlia-
rum du même auteur. Elle fut rééditée plusieurs fois :
à Lyon, en 1636, puis en 1696; à Venise, en 1737; en
dernier lieu à Paris, par Vives, en 1892. Un troisième
ouvrage, De virlutibus theologicis, ne fut publié qu'a-
près la mort de l'auteur, Lyon, 1562. Une réimpression
du De ente supernaturali parut à Lyon, en 1663. A Pa-
ris, vers la fin du xixe siècle, virent le jour presque en
même temps deux rééditions importantes de ses écrits
théologiques : l'une entreprise par Vives, en huit vo-
lumes qui se succédèrent de 1871 à 1873; l'autre par
Palmé, en quatre tomes, publiés en 1870-1871.
La bibliothèque de Salamanque conserve en manus-
crits plusieurs autres traités de Ripalda : De visione
Dei; De voluntale Dei; De priedestinatione; De angelis et
auxiliis.
VoirHurter, Xomenclalor litterarius, 3e éd., t. in, col. 928;
Sommervoge), Bibl. de la Comp. de Jésus, t. v, col. 610-643;
Antonio, Bibliotheca hispana nova, t. 1, Madrid, 1 783, p. 736 ;
Astrain, Historiadella Compana de Jesûs, t. v, p. 81, 86, 169.
I. Caractère de l'œuvre. — 1° La réfutation de
Baïus. — La partie la plus négligeable de cette œuvre
n'est peut-être pas celle qui concerne la critique de
Haïus. En la présentant à ses lecteurs, l'auteur se féli-
citait d'avoir eu l'avantage de lire les opuscules authen-
tiques du professeur de Louvain. Ils avaient pourtant
été condamnés en 1567 et l'on était alors en 1648. Le
cardinal Tolet en ayant communiqué le texte original
à Pierre Arrubal pour son usage personnel, quand ce-
lui-ci se retira à Salamanque, il y apporta le document
et c'est là que Ripalda en prit connaissance. A l'en
croire, Vasquez aurait été sur ce point beaucoup moins
bien partagé. Quand il réfuta, lui aussi, à Alcala, les
mêmes erreurs, il n'avait plus sous les yeux les œuvres
de Haïus dont il n'avait d'ailleurs connu à Rome qu'une
partie, celle qui a trait à la nécessité de la grâce. Voir
éd. Vives, t. v, ad lectorem. (C'est d'après l'édition
Vives que seront données ci-après toutes les références
aux œuvres de Ripalda.)
Toujours est-il que le travail de Ripalda est fort bien
documenté. Il cite et discute minutieusement les pas-
sages de saint Augustin exploites par le docteur de
Louvain. Sans doute son exégèse soulïre-t-elle d'une
2 713
RIPALDA. GRACE ET JUSTIFICATION
2714
infirmité très commune à cette époque; elle est beau-
coup trop dialectique, plus soucieuse de raisonner sur
les mots dégagés de tout contexte historique et litté-
raire, que de leur restituer le sens concret qui leur était
attribué par l'auteur. A tout le moins trouvera-t-on
dans l'ouvrage du professeur de Salamanque tout le
matériel de citations patristiques dont s'alimentait la
controverse entre amis et ennemis de Bains, ainsi que
les commentaires qu'on y ajoutait de part et d'autre
pour se prévaloir de l'autorité du Docteur de la grâce.
Cette critique du baïanisme ne passa pas inaperçue et
produisit vraisemblablement quelque effet puisque,
de Louvain.on lui fit l'honneur d'une riposte acerbe et
très étendue. Parue en 1649, sous ce titre : Joannis
Miirlinez de Ripalda e Socielale nominis Jésus vulpes
capta per theologos sacrae facultatif Academiœ Lova-
niensis, elle fut plus tard traduite en français et « pu-
bliée par ces mêmes docteurs, de l'ordre des évoques
des Pays-Bas et de la Faculté », dans les Annales de la
société des soi-disant jésuites, t. iv, 1769, p. 189-445.
Après avoir repoussé comme d'infamantes calomnies
les accusations portées par le théologien espagnol contre
l'orthodoxie de sa faculté, l'auteur anonyme qui lui
donne la réplique l'incrimine à son tour d'impostures,
de falsifications de textes et, comme bien l'on pense,
de pélagianisme. Cet auteur s'appelait en réalité Jean
Sinnich; son factum fut mis à l'Index par décret du
Saint-Office le 23 avril 1654. Cf. Indice dei libri proibili,
1929, p. 491 et 548.
2° Le De ente supernalurali. — Quant au De ente
supernaturali, il est très représentatif d'une époque et
d'un milieu. A la date où il paraît, les grandes disputes
systématiques sont closes; tout au moins la doctrine
caractéristique de chacune des écoles adverses est
fixée dans ses thèses principales et dans les arguments
essentiels qui les prouvent. Qu'il s'agisse des contro-
verses De auxiliis ou des problèmes fondamentaux de
la métaphysique, les questions importantes qui méri-
taient discussion ont déjà été retournées en tous sens;
au moins à les prendre du point de vue de la philoso-
phie et de la théologie scolastique, il ne reste plus rien
de capital à découvrir ni à exploiter en elles. En fait
d'explication rationnelle des mystères de l'être ou de
la grâce, il n'y a plus, semble-t-il, qu'à choisir entre les
positions délimitées par le thomisme, le scotisme, le
nominalisme ou l'enseignement plus éclectique des
jésuites Molina, Vasquez, Suarez. Si l'on veut trouver
encore de l'inédit, on en est réduit à revenir sur ce qui
a déjà été résolu ou à raffiner sur des corollaires acces-
soires, à moins qu'on ne se décide à quitter le réel pour
étudier des ordres hypothétiques de création ou de
grâce. C'est en tout cas dans cette voie que s'est engagé
Ripalda.
Il y était d'ailleurs invité par son milieu, l'université
de Salamanque. N'était-ce pas, en effet, une nécessité
dans ces centres d'études ecclésiastiques, pour animer
les disputes scolaires ou les séances d'argumentation
qui fondaient la réputation des collèges, de se signaler
par des opinions nouvelles et même audacieuses. On
excitait ainsi l'intérêt des étudiants ou du public et
l'on amorçait des polémiques longuement entretenues
par la suite. Toujours est-il qu'en lisant le De ente
supernalurali, on y trouve à chaque instant la trace de
ces joutes intellectuelles et du genre spécial de théolo-
gie qu'elles provoquaient. A maintes reprises, Ripalda
nous prévient qu'avant lui personne ou à peu près n'a
touché à la question qu'il aborde. Apud scolasticos
nullam invenio disputationem de illa. Hujus quœstionis
non meminerunt scolastici. Hsec dispulalio a nullo Iheo-
logorum scribenlium in examen vocatur, écrit-il au début
de trois études fort abstruses touchant la nature de
la puissance obédientielle active et passive, De ente
sup., 1. II, disp. XXV, proœm.; disp. XXVII, n. 1;
disp. XXX 1 1 1, proœm. Malheureusement la peine qu'il
se donne pour découvrir ou tirer au clair ces questions
nouvelles manque vraiment de proportion avec leur
intérêt propre. Qu'on en juge par ces quelques titres :
An cognitio supernaturalis possit concurrere ad aclum
peccati? (De ente sup., 1. III, disp. LVII); An cognitio
supernaturalis possil esse falsa potestale absolula Dei?
(ibid., disp. LIX); An dignilas Deiparœ se sola seorsim
a gratia habituali possil sanclificare personam et digni-
ficare opéra supernattwalia ud meritum vitee œternx ?
(1. IV, disp. LXXIX), etc. Ici ou là il avertit candide-
ment que la controverse est fastidieuse, toute verbale,
vide de choses. Il ne lui en consacre pas moins de nom-
breuses colonnes. Voir p. ex. loc. cit., 1. III, disp. XXXI.
Le plus souvent, semble-t-il, c'était à l'intérieur du
collège de la Compagnie de Jésus à Salamanque qu'on
se livrait ainsi bataille dans les régions les plus nua-
geuses de la théologie. Le partenaire habituel de Ri-
palda dans ces luttes académiques est un de ses col-
lègues, Pierre Hurtado de Mendoza qui fut d'abord
son maître. La vénération sincère qu'il lui porte ne
l'empêche pas de le contredire à tout propos. Voir
disp. L, sect.ix, n.55; disp. LVII; disp. LIX, etc. Dans
d'autres occasions il se mesure avec le cardinal Jean
de Lugo, un de ses anciens professeurs lui aussi : De
enle sup., 1. II, disp. LXI; De fïde, disp. XVII; ou bien
il s'associe à des escarmouches plus importantes entre
membres de l'académie de Salamanque, De enle sup.,
1. IV, disp. CXXIII; ou à une sortie collective de
toute l'Académie contre nonnullos recentiores C.omplu-
tenses, De caril., disp. XL; sans préjudice évidemment
de la lutte commune qu'il soutient avec ses confrères
jésuites contre les thomistes. Sur ce point cependant
les récents décrets du Saint-Siège lui imposent une
réserve à laquelle il se résigne difficilement. Faute de
pouvoir discuter, il expose au moins l'état de la con-
troverse et en raconte quelques péripéties, 1. IV,
disp. CXIII.
II. La doctrine. — Cet aperçu général sur l'œuvre
ne suffit-il pas à donner la conviction qu'une étude
complète et détaillée du De enle supernalurali n'offri-
rait guère d'intérêt? Les théologiens d'époque posté-
rieure n'en ont d'ailleurs retenu que trois thèses carac-
téristiques, laissant le reste périr dans l'oubli. Encore
n'était-ce pas d'ordinaire pour les adopter, mais pour
les signaler à l'attention à titre d'opinions extrêmes et
curieuses. Ces thèses sont célèbres. L'une a trait à la
possibilité d'une substance créée qui serait destinée
par essence à la vision intuitive; une autre à l'élévation
surnaturelle de tous les actes moralement bons du
monde présent; la dernière à l'explication du salut des
infidèles par la foi large. Celle-ci a déjà été discutée par
le P. Harent.à l'article Infidèles, t. vu, col. 1764 sq.,
de façon si judicieuse qu'il est inutile de l'étudier à
nouveau. Seules les deux premières demandent encore
à être analysées et critiquées. Toutefois, comme il
importe à l'intelligence de la doctrine de Ripalda sur
la substance surnaturelle de savoir comment il a com-
pris le rôle joué par la grâce habituelle dans la justifi-
cation, il ne sera pas hors de propos d'examiner d'abord
brièvement son opinion sur ce point controversé.
1° Le rôle de la grâce habituelle dans la justification.
— A première vue il paraîtrait logique d'accepter ou
de proscrire l'hypothèse d'un esprit naturellement
ordonné à la vision béatifique, suivant qu'on attribue
ou non à la grâce habituelle un caractère strictement
divin. En effet, si la grâce nous pourvoit d'un mode de
sainteté et d'activité qui n'appartient de droit qu'à
l'Acte pur, il est clair que pareil degré de perfection
n'appartiendra jamais d'emblée à aucune substance
tirée du néant. Or, pour juger de l'estime qu'un théo-
logien professe à l'égard de la vie surnaturelle, la
meilleure méthode n' est-elle pas de lui demander s'il
RIPALDA. GRACE ET JUSTIFICATION
2716
la trouve assez excellente pour détruire par sa seule
présence la malice du péché ou pour obtenir en justice
à qui la possède l'amitié et l'adoption du Père céleste?
Pour détruire une malice infinie ou exiger l'amitié de
l'Être infini, ne faut-il pas avoir soi-même une valeur
approximativement infinie? L'existence éventuelle
d'une âme qui serait capable de mériter par ses actes
spécifiques la gloire du ciel s'accommode donc d'une
synthèse de la justification où la sanctification et
l'adoption divine proviennent d'une faveur réellement
ou formellement distincte du don de la grâce, mais pas
du tout, semble-t-il, d'un système qui identifie méla-
physiquement rémission des fautes et infusion de la
charité. Dès lors Ripalda n'a pu admettre la possibilité
d'une « substance surnaturelle » sans répudier cette
dernière conception de la grâce qui est, comme on le
sait, la conception thomiste, ou tout au moins sans la
transformer profondément. Comment a-t-il au juste en
ces matières organisé ses thèses de façon à éviter toute
incohérence doctrinale?
1. La rémission du péché. — ■ Malgré sa subtilité,
Ripalda ne pouvait guère proposer, au sujet de la des-
truction des fautes graves par la vie surnaturelle, une
opinion entièrement inédite. Tout au plus lui restait-il
à critiquer les théories précédemment émises par le
thomisme et le scotisine et par Suarez et à les combi-
ner en un mélange nouveau. On sait comment les dif-
férentes écoles ont pris position dans cette controverse.
D'après les thomistes, le péché habituel s'identifiant
par définition avec la privation de la grâce sancti-
fiante, entre elle et lui l'opposition est métaphysique;
même absolument parlant, ils ne pourraient habiter
ensemble dans une âme; le surnaturel ressemble de si
près à la sainteté divine qu'il répugne comme elle par
essence à toute souillure morale, au moins à toute
souillure grave. Le Docteur subtil, par contre, n'a pas
consenti à détourner les yeux de la condition créée des
dons infus et leur a, par suite, refusé le pouvoir de
balancer par eux-mêmes la malice incalculable du
péché ou celui de contraindre Dieu à l'absoudre.
Le pardon des fautes est donc à son avis un bienfait
de Dieu distinct et complémentaire de la concession
de la grâce; de soi, vie surnaturelle et péché mortel ne
sont pas incompatibles. Suarez, ici comme en d'autres
occasions, a mêlé thomisme et scotisme. Avec les
tenants du premier système, il place les dons infus au-
dessus de toute créature réelle ou possible; toutefois il
nie que leur absence là où ils devraient exister constitue
l'essence du péché habituel; et, d'autre part, à l'en
croire, entre leur présence et celle d'une faute grave, il
n'existerait qu'une opposition physique dont Dieu
pourrait par miracle suspendre les effets, comme ceux
de toutes les causes naturelles ou de toutes les lois de
l'univers matériel.
Les conclusions qu'adopte Ripalda se distinguent à
peine de celles de Suarez, sauf sur la question de la
compatibilité de la grâce et du péché. Lui non plus
n'accepte pas d'identifier pleinement le péché mortel
avec la privation de la grâce. A maintes reprises il
s'insurge contre cette conception, par exemple : De ente
supern., disp. CXXXII, sect. xix, n. 251. Mais si,
d'après lui, l'infusion de la grâce n'équivaut pas par dé-
finition à la rémission du péché, du moins l'exige-t-elle
par nature. Cette exigence toutefois ne serait que mo-
rale; car entre deux termes dont l'un, le péché, appar-
tient à l'ordre moral, il ne peut être question d'oppo-
sition physique au sens propre du mot. Il ne pense
donc pas, comme Suarez, qu'entre la présence de la vie.
surnaturelle et le pardon des fautes la connexion est
aussi nécessaire qu'entre l'entrée de la chaleur et la
disparition du froid. L'excellence de la grâce lie (uni
pense pas aiil hmél iqurmciit la malice quasi Infinie du
péché. En Valeur morale, le pardon des fautes dol1 être
estimé à plus haut prix que l'octroi des vertus infuses.
Sans doute, la grâce est-elle en soi d'un degré de per-
fection physique assez élevé pour déterminer Dieu à se
réconcilier avec l'homme coupable; cependant elle ne
peut l'y obliger en toute rigueur, pas plus que nos
mérites ne le contraignent en justice tout à fait stricte
à nous donner la gloire. Entre nos œuvres surnaturelles
et la vision intuitive il n'y a pas d'équivalence abso-
lument rigoureuse, mais seulement, comme l'a enseigné
saint Thomas, égalité de proportion, en ce sens qu'étant
ce qu'il est, Dieu se doit de récompenser nos actes
vertueux par la contemplation de son essence. De
même l'excellence de la grâce ne peut pas moins obte-
nir de la puissance et de la libéralité divine que la puri-
fication de l'âme dont elle fait sa résidence.
Ainsi se manifeste de quelle manière l'expulsion par
la grâce des souillures morales se distingue de la dis-
parition du froid sous l'influence de la chaleur. Pour
que cesse le froid il suffît que Dieu prête son concours
naturel à l'activité physique de la chaleur. Par contre.
Dieu ne pardonne pas les fautes graves en coopérant
à la causalité normalement exercée sur elles par la
grâce ; il les remet par un acte libre dicté à sa généro-
sité par la complaisance que lui inspire la beauté des
dons surnaturels.
Si la grâce, d'après Ripalda, n'exclut pas le péché
par la seule perfection de son essence, elle ne le détruit
pas davantage en vertu de l'amitié divine dont elle
serait de soi le gage indiscutable. Il n'accepte pas en
effet de considérer l'amitié du Créateur comme un effet
formel absolument inévitable des vertus surnaturelles.
En termes scolastiques, il déclare que, si la grâce con-
fère à l'homme par nature la justice et l'amitié de Dieu,
ce n'est pas in actu secundo, ni même in aclu primo
efficaci, mais seulement in actu primo sufjicienti. Loc.
cit., n. 253.
Cette formule n'enlève pas toute obscurité à sa doc-
trine, tant s'en faut, et les Salmanticenses ne se sont
pas fait faute de la prendre à partie (De justif., disp. II,
dub. iv, n. 109). Toutefois expliquée par le contexte, il
n'est pas impossible de la situer à sa place exacte dans
la série des systèmes concernant la causalité formelle
de la justice infuse. Tandis que Scot requiert qu'une
faveur divine vienne s'ajouter du dehors à la grâce pour
la rendre justifiante, d'après Ripalda elle obtient cet
effet par elle-même, au moins médiatement, en provo-
quant par sa splendeur la complaisance divine d'où
provient le pardon. Et si l'on veut, d'autre part, con-
fronter sa thèse avec celle de Suarez, on n'y trouvera
entre les dons infus et le péché qu'une opposition mo-
rale ex nalura rei, au lieu d'une opposition physique ex
nalura rei.
Ayant ainsi, par comparaison avec son illustre con-
frère, atténué quelque peu la vertu sanctificatrice natu-
rellement incluse dans la grâce, il ne lui plaît pourtant
pas de concéder à son exemple que, absolument par-
lant, la vie surnaturelle pourrait être octroyée à une âme
gravement coupable. La grâce justifiant ex natura rei,
si Dieu concourait à la persistance du péché en contra-
riant par uri miracle les causes normalement destinées
à l'expulser, Ripalda pense, comme les thomistes, qu'il
en port irait, dans ce cas, la responsabilité. Voir loc.
cit., sect. xx, et en sens contraire Suarez, De gral.,
1. VII, C. xix, n. l(i.
Y a-t-il dans la multiplicité des formules utilisées
par les théologiens eu cette matière beaucoup plus que
des divergences verbales, il est difficile de le discerner.
En tout cas (lemeurera-t-il impossible de prendre parti
avec quelque connaissance de cause pour l'une ou
pour l'autre, tant que n'apparaîtra pas clairement, au
choc des arguments qu'on s'oppose de système à sys-
tème, si oui ou non la grâce contient un élément pro-
prement divin, en quelque sorte aussi naturellement
2717
RIPALDA. GRACE ET JUSTIFICATION
2718
incompatible avec le péché que la sainteté de l'Être
infini lui-même. Aussi pour se prononcer avec équité
entre les partisans d'une grâce connaturellement sanc-
tifiante et leurs contradicteurs, est-il indispensable
de les entendre expliquer, chacun dans leur sens, sous
quelle forme et dans quelle mesure exacte la vie sur-
naturelle nous met sur un pied d'égalité avec la per-
fection de Dieu. Quel est sur ce point l'enseignement du
De ente supernaturali?
2. La participation à la nature divine. — Ripalda a
au moins le mérite de s'être mieux rendu compte que
beaucoup de ses prédécesseurs de la difliculté consi-
dérable du problème et d'avoir tenté un gros effort
pour le résoudre. Ce n'est qu'en étudiant plus loin sa
thèse de la possibilité d'une substance surnaturelle
que nous pourrons décider s'il y a réussi ou non. Qu'il
suffise, pour le moment, de constater en quoi il se dis-
tingue des thomistes et de Suarez au sujet de la parti-
cipation à la nature divine par les dons infus et de la
manière précise dont cette participation nous constitue
les fils et les amis de Dieu.
L'opinion de Vincente, qui voyait dans la grâce une
communication de l'infinité divine en tant que telle,
ne lui agrée pas et il la rejette résolument, 1. VI,
disp.CXXXII.sect. vin.n. 99. Par ailleurs, il voit aussi
des difficultés à la doctrine de Suarez. Nulle part, pré-
tend-il, les Livres saints ni les Pères ne font mention de
cette intellectualité éminente que la vie surnaturelle
nous donnerait en partage; par contre, ils font fré-
quemment allusion à la sainteté très élevée dans la-
quelle elle nous établit. Mais plus encore, semble-t-il,
ce sont des raisons systématiques qui ont amené Ri-
palda à se séparer ici de son illustre devancier.
Une fois admise en effet la possibilité d'une subs-
tance créée dont la contemplation béatilique serait
l'opération spécifique, la vision intuitive perd son
caractère de privilège divin; elle devient l'acte propre
de deux natures au moins : celle de Dieu et celle de la
substance surnaturelle. « Atque adeo, conclut notre
auteur, non erit gratia nunc existens magis particeps
naturœ divinœ quam creatse: quod detrahit excellentise
quam hac parlicipalione intendant exprimere Ecclesiae
Patres et theologi. » Ibid., n. 97.
D'après lui, l'attribut divin auquel nous avons part
en tout premier lieu par les vertus infuses, c'est la bonté
morale, en tant qu'inclinant exclusivement aux actes
honnêtes et répugnant à tout mal. Ibid., n. 105. Jus-
tifié, l'homme se trouve absolument bon et saint,
pourvu en principe de toutes les vertus, tel enfin qu'il
ne pourrait commettre un péché grave sans déchoir
aussitôt de la perfection où la grâce l'a élevé. Sans
doute la sainteté divine est beaucoup plus grande
encore; elle est incompatible avec la moindre faute,
même vénielle. Mais rien de surprenant à cela, puisque,
par la vie surnaturelle, nous ne faisons que participer
à la bonté de l'Être infini; nous ne la recevons pas
tout entière.
Qu'on ne s'y trompe pas, participer à la bonté mo-
rale de Dieu, ce n'est point seulement pour Ripalda,
comme on l'a parfois insinué, participer moralement
à la sainteté divine, en l'imitant le mieux possible par
la pratique de la justice; c'est beaucoup mieux que
cela; c'est participer à la perfection ontologique de
l'Être infini en vertu de laquelle il est naturellement
enchaîné au bien. Au lieu de définir la grâce par le pou-
voir physique de voir l'essence divine, comme le fait
Suarez, il lui attribue, lui, comme caractère propre, de
nous communiquer physiquement une nature assez
semblable à celle de Dieu pour que le péché grave la
détruise, comme il détruirait la nature divine, si par
impossible elle agissait mal.
Toutefois la bonté morale n'est pas de soi une per-
fection plus strictement réservée à l'Acte pur que l'in-
tellectualité. Se trouver par nature incompatible avec
une faute mortelle ne paraît pas nécessairement plus
divin que d'être rendu capable de contempler face à face
l'Être infini. D'ailleurs, qui admet la possibilité d'une
créature ordonnée de droit aux différents privilèges de
la vie surnaturelle, logiquement , semblc-t-il, ne devrait
pas se soucier d'établir que nous participons par la
grâce aux perfections les plus caractéristiques de l'Acte
pur; il devrait même le contester. Une qualité qui
n'élève pas au-dessus de toute nature créable ne mérite
pas d'être considérée comme divine. Ripalda cependant
ne paraît pas consentir à dépouiller le surnaturel de
cette prérogative singulière, au moins le surnaturel qui
nous est conféré en fait dans le monde présent. On
diminuerait, déclare-t-il, l'excellence de la grâce telle
que les Pères et les théologiens l'ont comprise, en la
réduisant à n'être plus qu'une communication de pri-
vilèges qui seraient la propriété spécifique d'une nature
créée, la substance surnaturelle, tout autant (pie de la
nature divine elle-même. Loc. cil.
Mais alors il lui incombe d'expliquer conunen t la par-
ticipation à la sainteté suprême dont il fait l'élément
spécifique des vertus infuses nous déifie mieux que la
faculté d'exercer la contemplation béatilique. La sub-
stance surnaturelle dont il admet la possibilité n'exi-
gerait-elle pas d'ailleurs l'impeccabilité en même temps
que la vision intuitive? L'incompatibilité avec le péché
grave lui appartiendrait donc en propre autant qu'à
Dieu.
S'il persiste malgré tout à considérer les avantages
que nous confère actuellement la grâce comme plus
divins qu'ils ne le seraient chez une créature qui en
jouirait connaturellement, à lui de justifier sa manière
de voir. Or, il y a quelque apparence qu'il ait essayé de
le faire. Quand il explique en effet comment nous par-
ticipons à la nature infinie par les dons infus. il note que
par eux nous ne ressemblons pas à Dieu simplement
comme un homme ressemble à un autre homme, mais
plutôt comme un fils à son père. La Sainte Trinité nous
transforme à son image, non pas comme un sculpteur
exprime du dehors son idée dans une statue, mais en
nous engendrant pour ainsi dire comme ses enfants.
En d'autres termes, lorsqu'il sanctifie les justes. Dieu
s'exprime activement en eux par un mode d'opération
et de concours d'un autre ordre que celui de la création.
Ainsi s'expliquerait qu'au cas OÙ existerait une sub-
stance surnaturelle, la grâce ne nous ferait pas partici-
per à elle comme elle nous fait maintenant participer à
la nature divine; bien qu'égaux en perfection â cette
créature juste par essence, nous ne procéderions pas
d'elle par génération comme nous procédons de la Tri-
nité par les dons infus. Loc, cil., sect. ix, n. 102-103.
Peut-être y aurait-il dans ces explications, d'ailleurs
fort imprécises et fort obscures, l'indication d'une voie
qui acheminerait vers la solution du problème de notre
divinisation. Encore faudrait-il définir en quelque
façon ce qui distingue en Dieu l'activité du créateur
de celle du sanctificateur et montrer sur quel fonde-
ment dogmatique repose cette importante division. 11
serait inopportun d'entrer ici dans celle question ; qu'il
suffise de relever un passage oii Ripalda s'efforce de la
résoudre : Expressio activa Dei, écrit-il, non est quœ-
cumque productio sed specialis quia Dcus non omnia
quie producit exprimit; quippe prœter concursum quein
conjerlliluloomnipolentiœ omnibus creaturis conwwnem,
dénotai concursum peculiarem litulo naturœ qua natura
est, ratione cujus eliamsi Deus non esscl omnipotens,
vindicaret natura divina speciali litulo in gratiœ produc-
tionem concurrere... Ipsamel natura divina immédiate
prout ab omnipotentia distinguitur confert aclionem in
gratiam, imaginent formaient sui, qua eam exprimere
dicilur. Loc. cit., n. 103. Dieu concourrait donc à la
sanctification de nos âmes litulo naturœ et non pas ti-
271!)
RM'ALDA. LA SUBSTANCE SURNATURELLE
2720
tulo omnipotenliœ. Se cachet il un sens profond sous
ces formules quelque peu déconcertantes dont Ripalda
n'est malheureusement que trop coutumier, nous lais-
sons au lecteur le soin d'en juger par lui-même.
Toujours est-il que, nous étant communiquée par
manière de procréation, la grâce devrait avoir pour
première et nécessaire conséquence de nous faire les
fils de celui qui nous engendre à une vie nouvelle.
Ripalda n'y contredit pas; cependant il n'a pas songé
à unir plus étroitement l'adoption divine à la charité
infuse que la rémission des péchés. La filiation adop-
tive comme le pardon des fautes n'est, à son avis,
contenue qu'en germe dans la grâce habituelle, en
germe tout disposé à porter son fruit : in actu primo
sufficienti, suivant l'expression déjà citée, mais qui
toutefois ne le donne que sous l'influence d'une inter-
vention complémentaire de la bonté de Dieu. C'est que
la filiation intégrale, in actu secundo, confère un droit
de stricte justice à l'héritage éternel. Or, semblable exi- -
gence de la gloire du ciel ne peut se trouver incluse
dans aucune qualité créée, même pas dans celle où le
Père céleste a le plus fidèlement reproduit ses perfec-
tions infinies.
Ainsi la doctrine de Ripalda évolue-t-elle du tho-
misme au scotisme en perpétuelles allées et venues.
Elle touche au scotisme par ses thèses de la distinction
réelle entre concession de la grâce et pardon du péché;
de l'inefficacité de la vie surnaturelle à sanctifier ou à
mériter le ciel par sa seule vertu propre. Elle se rap-
proche au contraire du thomisme en maintenant mal-
gré tout aux dons infus un caractère divin et un certain
pouvoir physique d'effacer les fautes et de procurer
l'amitié ou l'adoption filiale du Créateur. Elle va main-
tenant fausser compagnie au thomisme comme au sco-
tisme, en soutenant la possibilité d'un esprit jouissant
par nature des privilèges que Dieu n'accorde présente-
ment que par grâce.
2° La subslance surnaturelle. — Les pages qui sont
consacrées dans le De ente supernaturali à la question
de la substance surnaturelle n'étaient pas de nature à
étonner leurs premiers lecteurs. L'enseignement
qu'elles contenaient n'avait rien d'inédit; Ripalda ne
l'ignorait pas; même il avait mis en quête son érudition
coutumière pour se couvrir d'une liste aussi longue que
possible de prédécesseurs. Il importait en matière aussi
délicate d'opposer tant bien que mal tradition à tra-
dition. La doctrine thomiste était professée par des
théologiens très nombreux et jouissait d'un prestige
considérable. Personne n'osait la condamner; à peine
s'enhardissait-on à la discuter; encore n'était-ce que
timidement. Aussi Ripalda ne songe-t-il pas à contes-
ter la force du courant qu'il essaye de remonter. A s'en
tenir à l'argument d'autorité, reconnaît-il, sans aucun
doute c'est à l'opinion qui nie la possibilité d'une sub-
stance surnaturelle qu'il faut se ranger. Disp. XX [II,
sect. m, n. 8. Malgré tout, à son avis, cette autorité ne
s'impose pas au point de rendre téméraires ceux qui
manifesteraient une préférence pour la thèse contraire;
il mettra donc en quesl ion la valeur des suffrages qu'on
accumule contre les dissidents de la thèse commune.
Sans doute exagère-t-il. quand il se (latte de n'avoir
aucun adversaire déclaré parmi les t héologiens anciens,
qui, d'après lui, n'auraient louché nulle part à ce sujet.
Ibid.. sect. M. n. 1. S'ils ne s'en sont pas occupés en fer-
mes explicites, saint Thomas el ses premiers commenta-
teurs l'ont traité au moins cquivalcniment. Quant aux
Pères de l'Église, il serait plus facile de concéder à
Ripalda qu'ils n'ont pas envisagé le problème. Il parait
bien qu'il n'a pas lort de délier ses contradicteurs
d'établir en leur faveur un argument de tradition assez
ample pour condamner par avance toute recherche en
sens opposé. La position qu'il vcul défendre contre
foute censure est d'ailleurs aussi prudente que possible.
Il la formule en ces termes négatifs : Nota a me non
asserlum lalem substantiam esse absolute possibilemsed
solum non ostendi aligna ralione repugnanlem. Ibid.,
sect. m, n. 8.
Passant alors en revue les preuves de raison commu-
nément invoquées pour attribuer aux dons infus une
perfection supérieure à celle de toute nature créée ou
créable, il consacre à les discuter des développements
si abondants, si minutieux, si pleins d'arguties dialec-
tiques, qu'il serait long et fastidieux même d'en donner
un résumé précis. Qu'il suffise d'indiquer dans les
grandes lignes ce qu'il répond aux difficultés plus im-
portantes soulevées d'ordinaire contre la possibilité
d'une substance destinée par essence à la béatitude et
à l'impeccabilité et comment, cette possibilité étant
admise, il conçoit et définit le surnaturel.
1. Esprit crée et vision intuitive. — ■ L'incapacité
radicale de tout esprit créé à voir Dieu par ses seules
facultés, tel est le principe fondamental dont Ripalda
se devait tout d'abord de contester la certitude. Beau-
coup d'autres s'y étant appliqués avant lui, il lui res-
tait peu de chances de traiter ce thème avec originalité.
De fait, après avoir exposé les preuves sur lesquelles
thomistes et scotistes fondent leur démonstration,
chacun à leur manière, il se contente de les réfuter les
unes par les autres. Voir disp. XXIII, sect. iv et vi.
S'il réussit sans peine, et pour cause, à montrer la
difficulté considérable qu'on éprouve à fixer au juste
dans quelle mesure un esprit doit en égaler un autre
pour être à même de le contempler face à face, il ne
contribue guère pour sa part à donner au problème une
solution décisive. Rien n'exige, assure-t-il, dans la
faculté connaissante et dans le terme connu, un degré
équivalent d'immatérialité et de simplicité, puisque,
pourvu du lumen glorise, l'esprit demeure aussi com-
posé et aussi éloigné de la perfection divine qu'aupa-
ravant. Mais il n'en reste pas moins pourtant que, im-
possible sans le lumen glorise, la vision intuitive devient
accessible grâce à lui. D'autre part, supérieure aux
forces de l'âme ou de l'ange, elle ne dépasse pas celles
de la substance surnaturelle. Pourquoi cette différence?
Comment le lumen glorise ou le mode d'intelligence
caractéristique de la substance surnaturelle parvien-
nent-ils à mettre à portée de facultés limitées un être
sans limites? La question se pose pour Ripalda comme
pour les thomistes dont il fait le procès. Tant qu'il n'y
aura pas répondu, il n'aura rien enseigné de plus que
les autres sur la nature et la fonction propre des dons
infus. Or voici en quels termes il la résout : Inlelleclus
humamis non indigel principio élevante ad eliciendam
visionem beatam prœcise quia est distans infinité a Deo,
quoniam cliam ut illustratus lumine glorise est infinité
distans, sed quia est distans perfectione naturali el non
supernaturali. Inlelleclus aulem subslantiœ supernatura-
lis non distant perfectione naturali sed supernaturali ad
minium quonunc distal inlelleclus humanus ut illustratus
lumine glorise. I.oc. cit., sect. VI, n. 27. Ce qui revient à
dire : le surnaturel étant donné, l'éloignement infini
qui sépare de Dieu toute créature ne fait plus obstacle
à la vision intuitive. Pétition de principe si manifeste,
qu'elle (Me à Ripalda tout droit d'accuser ses adver-
saires de trancher le débat par des affirmations sans
preuves.
2. Esprit créé et droit à la béatitude. — Ce n'est pas
seulement l'acte de la contemplation béatilique qui
parait â l'opinion commune, par suite de sa perfection
transcendante, incommunicable de droit à une créa-
ture, ce sont encore, et tout autant , les privilèges
précieux qui eu sont la conséquence nécessaire. En pre-
mier lieu, la béatitude. N'esi-ce pas en effet l'enseigne-
ment île l'Écriture et des Pères (pie personne, excepté
Dieu, ne jouit par nature d'un bonheur sans mélange
et sans lin? Loc. cit., secl. iv.
2721
RIPALDA. LA SUBSTANCE SURNATURELLE
2722
Présentée sous cette forme, l'objection n'embarrasse
guère Ripalda. Est-il bien sûr, commence-t-il par
demander, que la substance surnaturelle serait néces-
sairement bienheureuse? La perfection propre aux
dons infus est-elle incompatible avec une période
d'épreuve plus ou moins longue où l'on souffrirait des
misères de la vie présente? D'une part l'état de grâce
est distinct de l'état de gloire; par ailleurs la grâce
sanctifiante n'épuise pas à elle seule, à beaucoup près,
la notion de surnaturel. Rien n'empêche, par exemple,
de concevoir un esprit à qui appartiendrait en propre
la vertu de foi ou la vertu d'espérance, mais non la
charité ou un pouvoir de connaître équivalent au
lumen gloriœ. Il prendrait place parmi les substances
surnaturelles sans posséder en partage originellement
le bonheur immuable du ciel. Pourquoi, en effet, n'y
aurait-il pas une hiérarchie d'essences dans l'ordre de la
grâce, comme il y en a une dans l'ordre de la nature?
Certaines seraient d'emblée capables d'exercer l'acte
de foi, d'autres l'acte de charité, d'autres enfin l'acte
de vision intuitive; mais une même différence géné-
rique les séparerait toutes radicalement de n'importe
quelle autre perfection créée. Ibid., sect. v, n. 20.
Par ces explications, peut-être Ripalda coupe-t-il
court à la seconde difficulté soulevée contre lui, au
moins dans la mesure précise où il est permis de la con-
sidérer comme distincte de la précédente. Si le concept
de substance surnaturelle n'implique pas de soi la béa-
titude, au moins n'est-ce pas de ce chef qu'il s'oppose à
la doctrine révélée. Mais, est-il besoin de le dire, cette
solution accessoire n'apporte aucune lumière sur le
point central du débat. Qu'elle ait pour opération spé-
cifique l'acte de foi ou l'acte de contemplation béati-
fique, la substance surnaturelle ne s'en trouve ni plus
ni moins réalisable, puisque les vertus théologiques ne
sont pas plus proches de l'ordre normal de création que
le lumen gloriœ. En effet, ce que communément l'on
prétend supérieur aux exigences essentielles de tout
esprit fini, ce n'est pas tant l'acte même de la vision
intuitive que le degré de perfection physique requis
pour le produire ou pour le mériter. Le mérite devant
être à hauteur de la récompense, pour mériter un
bonheur divin, il faut être divinisé. Or, les vertus in-
fuses de foi et d'espérance sont destinées par essence à
faire agir de manière profitable au salut, à acheminer
vers la gloire du ciel et à en rendre digne au moins de
congruo. Elles ne peuvent donc remplir ce rôle que si la
qualité de leur être équivaut à celle de la faculté dont
l'activité nous béatifiera plus tard. Dès lors, pourquoi
seraient-elles plus communieables à une intelligence
créée que la faculté de voir face à face l'essence di-
vine ? Peu importe par suite au présent problème que
la substance surnaturelle possède en propre la foi ou le
lumen gloriœ.
Il n'y aurait guère plus d'intérêt à analyser les pages
suivantes du De ente supernaturali. où Ripalda, après
avoir montré qu'il n'y a aucun lien nécessaire entre
l'idée de béatitude et celle de substance surnatu-
relle, s'applique à prouver que rien ne s'oppose à ce
qu'un esprit fini se trouve d'emblée et par nature en
possession de sa fin dernière. La première partie de sa
démonstration consiste en une étude de textes de saint
Augustin. Il s'étonne, à juste titre, qu'on ait osé invo-
quer son autorité ou celle d'autres Pères de l'Église en
cette controverse. La tradition primitive ne s'est jamais
occupée que des créatures existantes. Tout au plus
a-t-elle parfois dénié à tout être contingent, réel ou
possible, la faculté de se béatifier par lui-même, assu-
rant que, seule, la possession de Dieu suffisait à rendre
vraiment heureux. Elle n'a jamais songé à contester
qu'une intelligence pût être produite, pour qui la jouis-
sance de l'Être infini fût en même temps un droit et un
fait. Ibid., sect. vi, n. 25.
Quant aux arguments de raison que Ripalda discute
ensuite, nous n'avons que faire de nous y arrêter. Le
plus important, qui tend à établir l'impossibilité d'une
exigence connaturelle de la béatitude par l'impossibi-
lité d'une exigence de la vision intuitive, a déjà retenu
notre attention. Au moins avons-nous indiqué précé-
demment comment il a été utilisé par Ripalda. A vou-
loir en examiner plus à fond le fort et le faible, nous
sortirions de notre sujet.
3. Esprit créé et impeccabilité. — De même rien ne
nous oblige à étudier en détail la manière dont Ripalda
cherche à nous persuader successivement que la
substance surnaturelle ne serait pas nécessairement
impeccable et qu'il n'y aurait d'ailleurs aucun incon-
vénient majeur à ce qu'elle le fût. Contentons-nous de
relever brièvement dans les six sections qu'il consacre
à ce sujet quelques idées et procédés d'argumentation.
Avec une érudition très compétente, il expose d'a-
bord les arguments scripturaires, patristiques et spé-
culatifs que lui opposent ses adversaires : les tho-
mistes, Vasquez, Suarez, quibus, communi consensu,
avoue-t-il, videntur accessisse omnium theologorum suf-
jragia. Ibid., sect. vu, n. 38. L'autorité des condamna-
tions portées contre sa doctrine est évidemment consi-
dérable; il ne fait pas difficulté à en convenir, n. 39,
n. 58, sans toutefois s'en émouvoir outre mesure.
Quant à la démonstration rationnelle qui corrobore la
preuve de tradition, il ne la trouve pas suffisamment
convaincante.
L'impeccabilité, remarque-t-il tout d'abord, n'est
pas une conséquence inévitable de la présence de la
grâce. Ici-bas, par exemple, les dons infus n'empêchent
pas de commettre des fautes graves et ils sont compa-
tibles avec la souillure du péché véniel. Sans doute,
dans l'exercice de son activité la plus parfaite, dans la
vision intuitive, le surnaturel confère l'impeccabilité;
mais, comme Ripalda l'a noté à propos de la béatitude,
il n'est pas défendu de concevoir une substance n'ayant
droit à y participer que dans une moindre mesure. Si le
seul habilus de la foi était connaturel à cette substance,
elle pourrait offenser Dieu sans déchoir de sa perfec-
tion propre. Rien mieux, prétend-il, même si la grâce
sanctifiante constituait l'un de ses avantages normaux
et à supposer de plus que la grâce ne pût en aucun cas
coexister avec le péché, il serait encore possible de se
représenter une substance surnaturelle qui se révolte-
rait contre Dieu, sans perdre pour cela ses propriétés
originelles. Mais, pour le prouver, il faut quitter le
domaine de la réalité pour celui de l'hypothèse. Il n'y
aurait, à son avis, aucune impossibilité métaphysique
à distinguer les fonctions spécifiques du surnaturel de
celles de la grâce sanctifiante.
Rien n'empêche, par exemple, d'appeler surnaturel
le principe des vertus et des actes dont la perfection
physique égale celle de la foi ou de l'espérance infuses
ou même, si l'on veut, de la vision intuitive. Ainsi com-
pris, le surnaturel se concevrait comme un degré très
élevé d'intelligence et de volonté, approchant le plus
près possible des puissances divines de connaître et
d'aimer, mais tout aussi compatible avec la présence
du péché que n'importe quelle autre nature spirituelle.
La substance surnaturelle, en tant que telle, ne s'anéan-
tirait pas plus en violant la loi morale que ne s'anéan-
tit une âme ou un pur esprit en commettant une faute
grave. Par contre, la grâce sanctifiante serait par défi-
nition la qualité qui répugne au péché, l'origine et l'es-
sence même de la sainteté. Dans cette hypothèse, elle
se présenterait à la manière d'un principe physique
susceptible de remplir des fonctions assez diverses, sui-
vant le sujet à qui elle est conférée. Dans le Christ, la
grâce sanctifie l'humanité sans y détruire aucun péché
et sans y être, à proprement parler, l'origine des puis-
sances et opérations surnaturelles, celles-ci ayant déjà
2 72:1
RIPALDA. LA SUBSTANCE SURNATURELLE
2724
leur raison d'être dans l'union hypostatiquc. Implan-
tée dans la nature pure, elle élèverait sans détruire de
faute. Dans l'état actuel créé par la faute d'Adam, elle
élève et purifie tout à la fois. Pourquoi écarter la pos-
sibilité d'un ordre de choses où elle sanctifierait sans
être la source de l'activité surnaturelle? Loc. cil.,
secl . vin, n. 41.
En découpant ainsi dans le monde des possibles
toutes les essences et hypothèses nécessaires à la
défense de sa cause, Ripalda ne peut manquer de
réplique aux objections de ses adversaires. Si une pre-
mière fiction ne suffit pas, il est prêt à en inventer deux
ou trois autres. Voir ibid., n. 41 et 42. Mais ces suppo-
sitions gratuites n'apportent aucun éclaircissement au
véritable problème. Seule, en effet, nous préoccupe la
grâce du monde où nous vivons. Si elle était métaphy-
siquement inséparable d'une essence créée, cette «race
la rendrait-elle impeccable? Voilà uniquement ce que
nous désirons savoir. En dissertant sur la possibilité ■
de substances qui ne seraient surnaturelles que par
participation à la vertu de foi ou à d'autres formes non
sanctifiantes de dons infus, Ripalda quitte le terrain
de la discussion telle que l'ont envisagée les grandes
écoles théologiques. Il n'y rentre que vers la fin de son
argumentation, quand il invoque en faveur de son
point de vue, la compatibilité de la grâce et du péché
admise par les scotistes, les nominalistes et autres
graves auteurs. Ibid., n. 42. Mais ce n'est plus le mo-
ment d'étudier la valeur de cette preuve; il en a été
traité plus haut.
Ripalda touche plus efficacement à la question en
cause, quand il s'efforce ensuite de revendiquer la pos-
sibilité d'une créature capable par elle-même d'éviter
toute faute. Ici encore ses adversaires ne s'entendent
pas sur la nature ni sur la portée des raisons qui incitent
à faire de l'impeccabilité un privilège divin. Il lui est
assez facile de les renvoyer dos à dos. Aux thomistes,
il riposte avec Suarez que, même enchaînée par essence
à son devoir, la volonté n'en deviendrait pas la règle
suprême de ses actes; qu'il s'est trouvé d'ailleurs et se
trouve encore des créatures inaptes à offenser Dieu :
le Christ par exemple et les élus; qu'à la suite de saint
Thomas, ces théologiens n'ont pas craint de refuser aux
anges la possibilité de se révolter contre la loi natu-
relle. Ibid., secl. ix, n. 45; sect. xn, n. 63.
C'est encore de Suarez qu'il s'inspire en affirmant,
contre Vasquez, que la liberté peut préférer un objet
honnête, même s'il lui est proposé de façon moins vive
et moins attrayante que l'objet déshonnête. N. 47.
S'appuyant par contre sur les thomistes, pour qui la
grâce répugne physiquement à la présence du péché,
il montre à Suarez qu'il n'y aurait aucune imprudence
à chercher l'origine de l'impeccabilité ailleurs que dans
la vision intuitive. N. 51. Il s'efforce enfin, par une
longue discussion, de persuader à Granado qu'on ne
mettrail aucune contradiction interne dans le concept
de créai nie raisonnable en y introduisant l'impuissance
à aimer le mal. Inutile de suivre le va et vient de sa
démonstration dont il emprunte les éléments tantôt à
une école cl tantôt à une autre, s'alliant puis s'oppo
saut lotir à tour a chacune d'elles suivant son intérêt
du moment. De cette argumentation éclectique et
opportuniste ne se dégage aucune évidence qui auto-
rise une conclusion ferme soit en faveur de la thèse qu'il
défend, soit en laveur de celle qu'il combat.
4. La définition du surnaturel. - Plus intéressante
est è certains égards l'objection dirigée contre Ripalda
au nom de la notion de surnaturel, à qui il ôterait pure-
ment et simplement toute raison d'être.
Sans doute cet te ohjccl ion paraît-elle, en un sens, ne
soulever qu'une question île mots. Car s'il est raison-
nable de se demander si h' surnaturel doit être ou non
estimé supérieur a tonte nature créable, encore faut-il
prendre, soin de préciser et d'approfondir les termes du
problème, sinon on le rend absurde, on le détruit même
en l'énonçant. Étant lui aussi un principe d'activité,
donc une nature au sens général du mot, le surnaturel
ne pourrait en aucune hypothèse subsister en soi sans
faire partie de l'ordre des natures créables et créées;
sans par suite se supprimer par la base avec l'idée qu'il
représente. Dans ces conditions, en effet, la grâce ne
pourrait pas plus être considérée comme surnaturelle
a L'égard d'aucun esprit que l'homme ne peut être tenu
pour tel par comparaison avec l'animal ou l'animal
avec la plante. Ainsi posé, et c'est sous cette forme que
beaucoup d'auteurs l'ont envisagé, le débat manifes-
tement n'a trait qu'à la manière de s'exprimer. Tou-
tefois, d'un point de vue légèrement modifié, il ne
semble pas pouvoir se liquider pleinement sans que
soit mise en cause la notion classique de la grâce. Car,
s'il est tout à fait excessif de prétendre qu'à elle seule
l'hypothèse d'un esprit ordonné par essence à la vision
de Dieu détruit la notion de surnaturel, au moins est-il
justifié de se demander si elle n'exige pas une mise au
point attentive ou même une retouche importante.
En matière de tradition dogmatique, la manière de
s'exprimer elle-même a son importance. Ripalda ne
l'ignorait pas. Or, quoi qu'il eût tenté pour en atténuer
l'autorité, il n'en restait pas moins que l'opinion com-
mune était beaucoup plus favorable à la façon de par-
ler de ses adversaires. La grâce a toujours été tenue
pour divine et qui dit divine désigne évidemment par
là un ordre de réalité supérieur au créable aussi bien
qu'au créé. Dans la position qu'il a prise, Ripalda n'est-
il pas contraint de se séparer sur ce point de l'enseigne-
ment le plus répandu? Au premier abord cela paraît
logiquement nécessaire. Attribuer à Dieu la puissance
de produire une intelligence dont la contemplation
béatifique serait l'acte spécifique et normal, n'est-ce
pas nier par le fait même que la faculté de voir la
Sainte Trinité dépasse les exigences de toute créature
possible? Et si les dons infus ne s'élèvent pas au-dessus
du niveau de perfection d'une essence finie, de quel
droit les appellerait-on divins?
Cependant l'auteur du De ente supernalurali ne
craint pas d'affirmer que, même si l'hypothèse d'une
substance surnaturelle était avérée, la grâce ne cesse-
rait pas de l'emporter en excellence sur tout être
contingent, réel ou réalisable. Son opinion sur ce point
ne trahit aucune hésitation : Ad supernaturalitatem,
ultra substantiels existe/îles, possi biles etiam vincendie
sunl... Ultra collectionem subslanliarum ac facullalum
non cxistenlium entia supernaturalia constituenda sunl.
Loc. cit., disp. III, sect. i, n. 3; cf. sect. il, n. 16. Mais
comment va-t-il sortir de l'apparente contradiction où
il s'enferme en enseignant en même temps que les dons
infus ne dépassent pas le niveau de perfection des
natures créables et qu'ils lui sont néanmoins supé-
rieurs? C'es^en résolvant cette difficulté, à première
vue insurmontable, que Ripalda se fait fort de mettre
en lumière le caractère vraiment distinctif du surna-
turel. A l'en croire, personne avant lui n'y était encore
parvenu.
Pour trancher le problème, il attribue au mot nature
deux acceptions différentes. D'abord une acception
générique qui se vérifie dans tout principe physique
possédant en propre une activité quelconque. En ce
sens la substance surnaturelle est une nature. Mais
d'après une autre acception plus rigoureuse, on n'ap-
pellera nature que l'une des deux ou peut-être même
des multiples classes de substances et qualités créables
par la toute-puissance divine. Les essences contin-
gentes demandent en effet, au jugement de Ripalda, à
être réparties en diverses catégories absolument irré-
ductibles l'une à l'autre, catégories qui, suivant une
expression très fréquente sous sa plume, ne sont liées
2725
RIPALDA. LA SUBSTANCE SURNATURELLE
2726
entre elles par aucune connexion transcendantale.
C'est là précisément, pense-t-il, que se trouverait la
note spécifique distinctive de l'activité infuse. En vain
les théologiens s'efforcent-ils de l'opposer à toutes les
autres activités finies par sa supériorité relative à leur
égard. Car, s'ils parviennent ainsi sans peine à établir
une hiérarchie indéfiniment ascendante d'essences
créées et à mettre en évidence la place particulièrement
élevée qu'y vaut à la grâce sa perfection quasi divine,
ils n'expliqueront jamais, par cette méthode de classi-
fication, pourquoi le degré d'intelligence proportionne
à la vision intuitive mérite d'être tenu pour surnaturel
à l'égard de tous les degrés inférieurs, tandis que l'in-
telligence angélique, par exemple, n'a pas le droit d'être
estimée telle à l'égard de la raison humaine.
Cet inconvénient irrémédiable disparaîtrait, si l'on
rangeait les créatures, non plus en fonction de leur
activité plus ou moins proche de celle île l'Acte pur,
mais en fonction de la présence ou de l'absence de lien
transcendantal les unissant entre elles. Par ce nouveau
procédé, on aboutirait à constituer au moins deux
compartiments principaux de natures physiques con-
tingentes, compartiments rigoureusement isolés l'un de
l'autre, contenant chacun ses existants et ses possibles,
et dont on pourrait convenir d'appeler le premier natu-
rel et l'autre surnaturel. Sans doute demeurerait-il per-
mis, dans l'hypothèse envisagée, de se demander si les
substances ou accidents appartenant au second groupe
sont ou non supérieurs à toute créature possible, mais
le problème se présenterait sous une forme très diffé-
rente de celle qui lui a communément été donnée. Les
êtres surnaturels se distinguant, eux aussi, en réels et
en réalisables, il ne s'agirait plus de savoir s'ils l'em-
portent en perfection sur n'importe quelle essence
créée ou créable, mais seulement sur les existants et
les possibles ressortissant à l'ordre dit naturel. Ainsi
posée, la question se résoudrait d'ailleurs sans aucun
doute par l' affirmative. Si bien que la doctrine qui sert
de base au De ente supernaturali se résume exactement
dans cette définition de l'auteur : Nalura supra qucan
enlia supernuluralia considerantur est collectio omnium
substantiarum et accidentium tam exislentium qucan pos-
sibilium quœ nullulenus cum gratia justifteante contient
sunt. Disp. III, sect. IV, n. 22. Mais, de toute évidence,
cette formule ne serait qu'une pure tautologie, si l'on
ne nous expliquait pas au juste en quoi consiste cette
connexion transcendantale qui décide de l'entrée dans
le monde de la grâce ou au contraire en tient à l'écart.
Comment Ripalda la conçoit-il?
D'après lui, deux essences sont unies trancendanta-
lement, lorsque la possibilité de l'une entraîne celle de
l'autre et l'absurdité de la première, celle de la seconde.
Par contre, il n'existe aucun lien transcendantal entre
deux substances ou deux qualités quand l'une d'elles
étant supposée intrinsèquement contradictoire, l'autre
ne cesse pas pour autant d'exister ou d'être tout au
moins réalisable. Disp. III, sect. u, n. 13. Ainsi l'idée de
Dieu étant donnée, l'éventualité d'un univers produit
par lui ne peut plus être niée, parce qu'il y a relation
trancendantale entre le concept Dieu et le concept
créature. Disp. IX, sect. iv, n. 22. Réciproquement et
pour le même motif, si la notion d'Acte pur répugnait
à la raison, la notion d'essence contingente devrait être
tenue pour chimérique. Le monde naturel, d'après
Ripalda, n'étant enchaîné au monde surnaturel par
aucune connexion transcendantale, il s'impose dès lors
de conclure que ces deux mondes sont à ses yeux assez
indépendants l'un de l'autre, dans l'ordre logique
comme dans l'ordre des faits, pour que l'absurdité de
l'idée de grâce ne commande pas l'absurdité d'une idée
de création pure et simple. Mais à les comprendre au
pied de la lettre, pareilles explications n'entraînent-
elles pas forcément cette conclusion que l'être surna-
turel et l'être naturel ne sont pas gouvernés par les
mêmes principes premiers? Si haut par suite qu'on
s'élève dans les degrés de perfection de celui-ci, on ne
court aucun risque d'atteindre le degré le plus bas de
la perfection de celui-là, ces deux perfections étant
totalement étrangères l'une à l'autre.
Mais, si telle était bien la doctrine de Ripalda, ne
faudrait-il pas convenir qu'il a séparé ces deux catégo-
ries d'êtres à peu près comme Kant a séparé le nou-
mène du phénomène. Si bien qu'à prendre ses expres-
sions au pied de la lettre, non seulement l'essence de la
grâce nous serait complètement inconnue, mais sa
réalité même n'étant pas régie par des lois identiques
à celles de notre ordre de choses, il y aurait autant de
vérité à affirmer en même temps qu'elle existe et
qu'elle n'existe pas. A vrai dire, ces conclusions extrê-
mes et inattendues de la part d'un théologien scolas-
tique ne sont exprimées nulle part dans le De ente
supernaturali. Et même, lorsque l'absence de connexion
transcendantale entre dons infus et dons communs de
la création y est expliquée avec un peu plus de détail,
elle n'y est pas présentée sous une forme aussi décon-
certante, tant s'en faut. En affirmant, en effet, que la
grâce n'est liée à la nature ni physiquement ni logique-
ment , Ripalda, à y regarder de plus près, semble n'avoir
voulu exprimer que cette vérité assez élémentaire :
aucune substance naturelle existante ou possible n'est
capable par ses propres forces ni de produire ni de
connaître quoi que ce soit de surnaturel. Ainsi à l'inté-
rieur de chacun des deux groupes dits de la création et
du surnaturel, il y a communication causale et inten-
tionnelle de sujet à sujet: mais aucune relation de ce
genre n'existe d'un groupe à l'autre. La grâce se défi-
nirait donc en dernière analyse par sa transcendance à
l'égard de toutes les activités et de toutes les intelli-
gences, réelles ou possibles, d'un inonde inférieur qui
lui serait tellement étranger que, si elle venait à dis-
paraître, aucun des esprits de ce inonde imparfait ne
s'en apercevrait, aucune des causes qui s'y exercent
ne perdrait sa raison d'être.
Mais, s'il en est ainsi, Ripalda ne nous ramène t il
pas par un long détour à la même affirmation gratuite
qu'il reprochait à ses adversaires d'avoir mise a la
base de leur doctrine? S'il a réussi à quelque chose,
n'est-ce pas à L'exprimer en formules plus difficilement
intelligibles? La grâce, enseignent les thomistes, ne
peut appartenir en bien propre a aucun esprit contin-
gent, parce qu'elle rend capable d'opérations normale-
ment réservées a la divinité. Que la contemplation
béatifique soit, de droit, le privilège exclusif de l'Être
infini, corrige Ripalda. on le pense assez communé-
ment, mais personne encore ne l'a prouvé. Suppo-
sons-la propre à un esprit contingent, la supériorité de
celui-ci par rapport à ce (pie nous appelons la création
n'en sera pas moins sauvegardée, si l'on revendique
pour lui une perfection telle qu'elle le place au-
dessus de toute efficience et de toute connaissance dite
naturelle. Sans doute, riposteraient probablement ses
adversaires, mais en quoi consiste au juste cette per-
fection caractéristique de la grâce? On nous l'ail grief
d'avoir dénié arbitrairement à toute intelligence finie
le pouvoir de contempler l'essence divine, après avoir
reconnu aux anges inférieurs la faculté de voir d'autres
anges beaucoup plus parfaits. Mais est-il moins gratuit
de prétendre qu'aucun des esprits purs, réels ou pos-
sibles, du monde dit naturel n'est assez pénétrant pour
se faire une idée même lointaine des réalités d'un ordre
supérieur qu'on qualifie de surnaturel? Se trouverait-il,
qu'en envisageant la question sous cette forme inédite,
on soit enfin parvenu, comme on s'en était flatté, à
transformer une longue et stérile querelle de mots, en
une discussion portant vraiment sur le fond des choses?
Ripalda sera sans doute le seul à se l'être persuadé.
2727
IUIWLDA. THÉORIE DE LACTE BON
2728
A tout le moins la logique de son système ne l'obli-
geait-elle pas à refuser à son hypothétique substance
mu naturelle, ce caractère proprement divin que la tra-
dition s'est toujours complu à attribuer à la grâce?
D'après ses définitions, en effet, puisqu'il existe au
moins deux ordres de natures créablcs, une substance
pourrait être supérieure à l'un de ces deux ordres, sans
mériter pour autant d'être appelée divine. Ripalda
semble parfois s'être incliné sans regret devant cette
nécessité.
Ainsi, par exemple, il écrit : Constat maie definiri esse
supernalurale esse perlinens ad ordinem divinum. Disp.
XXIII, sect. xvi, n. 82. L'intelligence ordonnée par
essence à la vision intuitive ne serait donc au maximum
qu'cxtrinsèquement divine, soit en vertu de son union
très intime avec Dieu, soit à cause de l'amitié qui la
porterait nécessairement vers lui, ou du droit de pro-
priété dont elle jouirait en quelque sorte à l'égard de
son essence infinie.
Toutefois, en d'autres passages de son œuvre, Ri-
palda semble s'être appliqué à rendre, au moins à la
grâce qui nous sanctifie présentement, un pouvoir vrai-
ment déifiant. Nous avons déjà vu comment. C'est que,
d'après lui, les dons infus seraient produits par une
opération différente de l'acte par lequel Dieu tire d'or-
dinaire du néant les êtres contingents, le Créateur fai-
sant vivre une âme de la vie surnaturelle en exprimant
en elle son image à la manière d'un père qui se repro-
duit dans son fils en l'engendrant.
Théologien attitré de la substance surnaturelle, Ri-
palda n'est pourtant pas celui qui en a le premier envi-
sagé l'hypothèse, ni celui qui en a écrit avec le plus de
clarté et avec les arguments les plus décisifs. Il a au
contraire compliqué à plaisir une question déjà très
difficile en elle-même ; il s'y est étendu outre mesure, en
y mêlant souvent une métaphysique de mauvaise qua-
lité dont notre exposé ne donne qu'une idée insuffi-
sante. En aboutissant après tant d'efforts à une solu-
tion qui demeure si obscure et si discutable, n'a-t-il pas
du moins prouvé définitivement que notre participa-
tion à la nature divine par la grâce comporte un pro-
fond mystère dont la raison théologique ne percera
jamais l'obscurité?
3° Caractère surnaturel de tout acte bon. — Si l'ensei-
gnement de la révélation et du magistère ecclésias-
tique ne satisfait pas toute notre curiosité sur la nature
de la grâce et laisse le champ ouvert aux conjectures,
il n'en va pas autrement pour ce qui concerne la me-
sure suivant laquelle cette grâce est distribuée par la
Providence à chacun des membres du genre humain.
Autant il était difficile de concilier le caractère divin
des dons infus avec leurs imperfections essentielles de
qualités finies, autant il paraît chimérique au premier
abord de s'essayer à accorder ces deux vérités de foi : le
premier des secours surnaturels nécessaires au salut est
absolument gratuit; aucun homme pourtant ne se
perd que par sa faute. Si la grâce n'est duc à personne,
celui qui la dispense devrait pouvoir la donner ou la
refuser comme il lui plait et cependant n'est-il pas con-
traint en justice de l'offrir à tous, s'il oblige chaque
âme, sous peine de damnation, à mériter la vision béa-
tifique?
Pour résoudre cette apparente contradiction qui se
manifeste entre le dogme de la volonté salviliquc uni-
verselle et celui de la prédestination Indépendante des
bon nés (eu vres.de nombreux t héologiens mit eu recours
à l'adage traditionnel : jucicnli quod in se est DeUS mm
denegai gratiam. Quiconque, expliquent-ils, use mal des
facultés naturelles dont il dispose librement, n'est pas
fondé à se plaindre, si on lui refuse l'accès a un ordre
d'activité et de béatitude supérieures. Il scia jus te nient
condamné à l'enfer, sinon pour n'avoir jamais agi sur-
naturellemenl . au moins pour ses fautes graves contre
la loi morale. Par contre, l'entrée du monde de la grâce
est ouverte à tous ceux qui vivent en conformité avec
la lin dernière propre à leur essence, non point parce
que la pratique des vertus humaines les en aura rendus
dignes, mais parce qu'il a plu à Dieu qu'il en fût ainsi.
D'après cette manière de voir, le premier appel à la foi
et à la justification dépend donc d'un décret divin sans
lien d'exigence ni même de convenance avec les œuvres
de la créature, gratuit par conséquent. Mais comme en
fait cet appel est adressé un jour ou l'autre à toute âme
de bonne volonté, il peut être considéré comme prati-
quement universel, rien ne fermant à l'homme la voie
du salut, si ce n'est son obstination dans le péché.
Ainsi les molinistes pensent-ils sauvegarder à la fois
les privilèges de la liberté et le droit souverain du Tout-
Puissant à choisir ses élus sans souci de leurs mérites.
Taxée de semi-pélagianisme par les tenants de l'école
bannézienne, leur solution n'agrée pas non plus à Ri-
palda. Incapable de se résigner à suivre les routes bat-
tues, il cherche ici encore à en frayer une nouvelle à
distance moyenne entre dominicains et jésuites.
1. Discussion de la thèse molinisle. — Les griefs
articulés par les thomistes contre la doctrine du De
concordia lui paraissant dépasser toute mesure raison-
nable et tirer leur origine d'une déformation grave de la
pensée de l'auteur; Ripalda se défend de les prendre à
son compte, 1. I, disp. XVIII, sect. m, n. 16. Toutefois
l'interprétation moliniste de l'axiome facienti quod in se
est ne lui en demeure pas moins suspecte. Trop voisine
à son avis des erreurs de Cassien, elle résiste mal aux
arguments dogmatiques de ses adversaires.
La grâce, en effet, n'est pas donnée à ceux qui la
cherchent, l'implorent du ciel ou travaillent à l'acqué-
rir; bien au contraire, ceux-là la trouvent qui ne son-
geaient pas à elle et ils l'entendent qui leur répond alors
qu'ils ne l'appelaient pas. Ces quelques formules tirées
du concile d'Orange n'expriment-elles pas la doctrine
fondamentale que saint Augustin et ses successeurs
ont obstinément opposée à toutes les formes de péla-
gianisme? En plein accord par conséquent, tradition et
magistère tiennent pour plus ou moins entaché d'hé-
résie quiconque unit d'un lien nécessaire le surnaturel
au mérite, à l'effort, à la prière de l'homme en tant que
tel. Or, n'est-ce pas à cela précisément que tend la
théologie des molinistes? Pour soustraire à la damna-
tion l'âme dont l'unique tort consisterait à n'avoir pas
été gratuitement prédestinée à la vision intuitive ou
aux moyens d'y parvenir, ils lui promettent les secours
suffisants pour se sauver à la seule condition qu'elle
obéisse à la voix de sa conscience. Mais, si l'on appelle
salutaire toute œuvre qui rapproche du ciel, ne convien-
drait-il pas dès lors d'attribuer cette épithète à l'obser-
vation de la loi morale? En effet le païen qui s'y adonne
contraint Dieu pour ainsi dire à lui offrir la foi, son
amitié et son adoption; donc à lui ouvrir les rangs des
élus à la grâce. D'après saint Paul et l'enseignement
des Pères, l'accès à la justification dépend uniquement
du bon plaisir divin qui touche ou endurcit les cœurs
comme il lui agrée, qui aime ou rejette avant toute con-
sidération du désir ou des vertus de la créature. A en
croire les molinistes au contraire, c'est l'homme qui
choisit et fait les premiers pas vers Dieu, certain que
ses avances ne seront pas repoussées: en réalité c'est
lui qui par les œuvres de son libre arbitre se discerne de
la masse des infidèles et des pécheurs.
Sans doute la bonne volonté serait impuissante à
émouvoir la charité infinie, si celle-ci n'avait pas elle-
même décidé d'avance de se laisser loucher par une
démarche impropre de soi à l'influencer le moins du
monde. En dernière analyse, ce n'est donc pas en con-
sidérai ion de l'effort humain qu'aura été concédé l'ap-
pel a la foi. mais par application d'une loi divine qui
n'a aucunement été inspirée à son auteur par l'intcn-
2729
RIPALDA. THEORIE DE L'ACTE RON
2730
tion de récompenser la pratique des vertus naturelles.
Cette loi ayant été portée par pure bienveillance, elle
communique à l'octroi de la grâce qui en résulte son
propre caractère de bienfait gratuit.
Cette réponse ne satisfait pas entièrement Ripalda.
En un sens il la juge trop arbitraire. Nulle part, objecte-
t-il, l'Écriture ni les Pères ne font allusion à une déci-
sion providentielle de mettre les dons infus à portée de
tout homme qui vit honnêtement. Le dogme ne fournit
donc à l'explication moliniste aucun argument décisif.
Cependant il ne la condamne pas non plus et lui four-
nit même un sérieux appui. En elïet, la volonté salvi-
fique universelle est une vérité de foi. Or, ne serait-elle
pas frustrée, s'il se trouvait des âmes qui, ayant accom-
pli leur devoir dans toute la mesure où il dépendait
d'elles, ne recevraient que la damnation pour prix de
leur générosité? D'autre part il semblerait étrange que,
fréquemment donnée à des pécheurs endurcis, la grâce
pût être complètement absente de la vie d'un homme
de bien. Dans le système imaginé par l'auteur du De
concordia, on échappe à ces éventualités inadmissibles.
C'est un avantage qu'il faut lui reconnaître, sans préju-
dice de savoir s'il n'y aurait pas un autre moyen de les
éviter, plus habile et plus adapté à l'enseignement de
l'Église.
Nombreux d'ailleurs sont les théologiens qui ont
compris le principe facienti quod in se est dans le sens
d'un enchaînement infaillible entre la pratique persé-
vérante du bien naturel et l'offre divine de la foi. On en
trouve même parmi les plus anciens et les plus graves
qui ont attribué aux œuvres humaines une aptitude
positive à acheminer vers la justification . Pris dans leur
acception obvie, maints passages de saint Thomas par
exemple expriment cette doctrine. A tout le moins en-
seignent-ils que l'infidèle de bonne volonté se voit, un
jour ou l'autre, inévitablement récompensé par le don
de la grâce. Disp. XVIII, sect. n, n. 14;sect. ni, n. 16.
Va-t-on faire de ces auteurs et du Docteur angélique lui-
même autant de semi-pélagiens? Or, pour les défendre
contre cette accusation infamante, on n'a d'autre res-
source que d'assimiler autant que possible leur doctrine
à celle de Molina et de se persuader que, dans leur
pensée, les actes moralement bons ne préparaient pas
à la vie surnaturelle par leur valeur intrinsèque, mais
seulement par suite du bon plaisir divin qui en a ainsi
arbitrairement statué. L'enseignement du De concordia
n'était donc pas, au moins en cette matière, une nou-
veauté hardie. Les patrons de grande autorité ne lui
font pas défaut. A peine divulgué, d'ailleurs, il gagna
si rapidement les suffrages des théologiens contempo-
rains qu'à l'époque où était écrit le De ente superna-
turali, l'opinion commune se prononçait en sa faveur.
Disp. XX, sect. i, n. 2.
Malgré tout Ripalda refuse de s'y conformer et de se
laisser convaincre qu'il ne s'y mêle aucune trace de
semi-pélagianisme. S'il voit mieux que les thomistes
que, même infailliblement unie à la venue de la grâce, la
disposition naturelle négative ne l'exige pourtant en
aucune façon à titre méritoire (disp. XVIII, sect. m,
n. 18), par contre il ne semble pas avoir compris com-
ment elle réussit à s'accorder avec l'indépendance de
Dieu dans le choix des élus. Il n'a pas vu que, replacée
dans le contexte doctrinal du système moliniste, l'assu-
rance donnée à tout infidèle de bonne volonté de ne
pas mourir sans avoir rencontré l'occasion de se justi-
fier ne concède en réalité à l'homme dans l'affaire de
son salut qu'une initiative purement apparente. Sans
doute, la distribution de la grâce étant ainsi comprise,
des décisions libres dont il est l'arbitre incontestable
lui permettent de forcer pour ainsi dire l'entrée du
monde surnaturel. Mais ces décisions libres n'échap-
pent pas au contrôle divin ; elles lui sont même si rigou-
reusement soumises qu'elles lui doivent d'être orien-
tées vers le bien plutôt que vers le mal. Car, si tel ordre
de providence a été réalisé où le païen ayant honnête-
ment vécu s'est ouvert par là le chemin du ciel, c'est en
vertu d'un décret éternel que la considération des
œuvres humaines n'a pas influencé. S'il avait plu à
Dieu d'arrêter son choix créateur sur un autre univers
où, à la lumière de la science moyenne, il apercevait
le même païen s'adonnant de plein gré au vice plutôt
qu'à la vertu et justement puni par la privation de la
grâce, il aurait ainsi, sans léser les droits de l'intéressé,
changé la valeur morale de ses actes et le sort final des-
tiné à les rétribuer. En dernière analyse, Molina réserve
donc à Dieu, autant que Banez, un moyen infaillible de
plier les volontés à sa guise et par le fait même de com-
mander en maître souverain l'accès à la justification et
à la béatitude. Plus préoccupé sans doute d'échafauder
un nouveau système que de s'assimiler parfaitement
les théories existantes, Ripalda ne paraît pas avoir
approfondi la doctrine de son célèbre confrère jusqu'à
cette dernière assise qui la supporte tout entière. Faute
de quoi il persiste à la juger défavorablement et pré-
tend y suppléer par une autre qu'il a forgée de toutes
pièces.
2. La thèse de Ripalda. — Les arguments molinistes
lui ont au moins inspiré cette conviction que, dans l'obli-
gation où il est placé de mériter la vision intuitive, le
libre arbitre serait certainement frustré dans ses droits,
si un décret émanant de la bonté infinie n'avait pas
enchaîné d'une manière ou d'une autre l'offre de la
grâce à la pratique des vertus naturelles. Mais dans
quel ordre faut-il ranger l'un par rapport à l'autre ces
deux éléments essentiels du mérite et du salut : l'aide
surnaturelle et l'effort volontaire? La volonté salva-
lique de Dieu a-t-elle prescrit que la pratique des ver-
tus humaines précéderait l'offre de la grâce ou au con-
traire qu'elle la suivrait? En acceptant la première de
ces deux hypothèses, les théologiens jésuites, àen croire
Ripalda, auraient plus ou moins abandonné l'ensei-
gnement de la tradition et donné à la nature un rôle
trop important dans la conquête du ciel. Quant à lui,
il pense éviter ces écueils en choisissant le second mem-
bre de l'alternative. La grâce ne serait pas accordée à
l'infidèle en conséquence de l'observât ion du Décalogue,
mais, Dieu l'ayant ainsi voulu, dès l'éveil de sa raison,
à chaque occasion de bien faire, elle se tiendrait à sa
disposition, prête à élever à une fin supérieure ses bons
désirs et ses décisions honnêtes. Il ne se produirait par
suite dans le inonde aucun acte bon qui ne fût surna-
turel.
Mais comment se réaliserait en fait cette coopéra-
tion de la grâce à tout exercice correct du libre arbitre?
Nous l'ignorons. Ripalda en a imaginé deux ou trois
formes plausibles.
Étant admis que d'une pensée indélibérée surnatu-
relle peut naître un acte réfléchi naturel, ne serait-il pas
permis tout d'abord de concevoir les œuvres honnêtes
qui précèdent la foi comme divinisées par le dehors?
N'existe-t-il pas un groupe d'anciens et graves théolo-
giens qui ont ainsi compris le mérite de l'homme justi-
fié? Ne s' expliquant pas qu'un même terme simple et
indivisible, la décision libre, relevât à la fois de deux
principes efficients : la faculté spirituelle et la vertu
infuse, ils croyaient esquiver la difficulté en se conten-
tant d'une élévation permanente des puissances de
l'âme sans influence sur la nature de leurs opérai ions.
Ces dernières conservant leur caractère purement hu-
main auraient néanmoins, d'après eux. mérité la vision
intuitive par suite de la dignité incomparable de la per-
sonne à qui elles auraient appartenu. De même, provo-
quée par une excitation surnaturelle, toute œuvre
naturellement bonne égalerait en valeur morale la
grâce qui l'a fait surgir dans l'âme.
Pour ceux à qui cette explication désuète n'inspire-
2 7.'5i
III l'A LDA. THÉORIE DE L'ACTE BON
2 732
mit pas confiance, il resterait à choisir entre deux
autres. Ou bien résoudre le eas des vertus naturelles
pratiquées avant la foi d'après les théories connues
concernant l'élévation des actes qui s'intercalent entre
l'acceptation des vérités révélées et la justification, cl
dans cette hypothèse les œuvres honnêtes du païen em-
prunteraient leur caractère surnaturel soit à un con-
cours extraordinaire prêté du dehors par la toute-
puissance divine, connue le veulent Molina et Suarez;
soit à une qualité intérieure mais transitoire du genre
de la prémotion thomiste. Ou bien, et c'est l'opinion
que préfère Ripalda, supposer que toute activité volon-
taire conforme à la loi morale se double d'une activité
infuse rigoureusement parallèle, commandée par les
mêmes motifs et également orientée, au moins dans
l'intention du sujet, vers la lin spécifique de l'homme.
Dès lors toute opération naturelle serait accolée à une
autre, surnaturelle, inconsciente, moralement identi-
fiée à la première, quoique physiquement distincte.
Disp. XX, sect. m.
Le fait d'ailleurs importe beaucoup plus que la ma-
nière de l'expliquer. Avant tout, en effet, il s'agit de
savoir si, clans notre plan de providence, tout acte
honnête est en réalité élevé par Dieu a l'ordre fie la vi-
sion intuitive. Ripalda l'avoue lui-même, la gravite et
la nouveauté d'une telle doctrine demandent qu'on lui
procure l'appui de solides arguments. Ces arguments,
quels sont-ils? Disp. XX, sect. xvm, n. 89.
Le meilleur n'est peut-être pas le premier invoqué ni
le plus estimé par son auteur. Il est tiré de la raison
théologique et se fonde sur notre vocation universelle
et obligatoire à la contemplation béatifique. On peut
l'énoncer ainsi : toute activité qui n'aide pas le sujet
d'où elle émane, à conquérir sa fin, est une force
dépensée en pure perte; or Dieu nous destine à un
bonheur surnaturel; il aurait dès lors pour ainsi dire
organisé lui-même le gaspillage de nos œuvres, si pen-
dant une période plus ou moins longue de notre exis-
tence, il se refusait à nous munir des moyens indispen-
sables à l'accomplissement du devoir qu'il nous impose.
Ne serait-il pas déraisonnable de sa part de laisser
notre libre arbitre s'exercer à vide, ne fût-ce qu'en une
seule occasion? Nos décisions morales important toutes
au salut éternel qui est pour nous l'unique nécessaire, la
grâce doit donc se trouver à noire disposition en toute
circonstance où nous en avons une à prendre, Disp. XX,
sect. xvm, n. <S(i.
Ripalda se confie cependant davantage aux argu-
ments qu'il a tirés du dogme et de la tradition. A son
avis, la condamnation de Pelage, l'enseignement de
saint Augustin et du concile d'Orange créent d'insur-
montables difficultés à toute théorie cherchant à main-
tenir dans notre monde l'existence d'actes naturelle-
ment bons.
« Est fruit de la grâce tout ce qui n'esl pas péché »,
répètent obstinément du V« au VIIe siècle l'Église et les
Pères. Comment leur eût-il élé permis de parler ainsi,
s'ils axaient reconnu chez les païens la présence de ver-
tus purement humaines? Observer le Décalogue, au
moins pendant un court espace de temps, n'exige
aucune aide divine extraordinaire. Depuis saint Tho-
mas, les théologiens le pensent et l'écrivent unanime-
ment. 1 ''.ntre eux et les documents dogmal iques anlipé-
lagiens, il y aurait donc absolue contradiction, si vrai
ment ces derniers n'avaient pas proscrit l'existence de
tout acte honnête qui ne lui pas surnaturel. De tels
actes n'étanl pas des taules, ils ne pcuvenl pas, a s'en
tenir aux données de la tradition plus ancienne, être
réalisés sans une glace. Au contraire, a en croire l'en-
semble des docteurs plus récents, les seules forces de la
nature raisonnable suffisent à les produire. Comment
réduire celte opposition et expliquer d'où venait a
saint Augustin cl aux Pères du concile d'Orange leur
conviction qu'une aide gratuite de Dieu était néces-
saire à tout exercice légitime de la liberté, sinon en sup-
posant que, dans leur pensée, il n'existait en fait que
deux sortes d'oeuvres : des œuvres coupables et des
(envies salutaires?
Cette déduction s'imposerait rigoureusement, si la
logique et l'histoire n'avaient pas trouvé d'autre
moyen de réconcilier la théologie moderne avec la tra-
dition primitive. Mais il n'en est rien; elles en ont au
contraire proposé plusieurs, un, entre autres, qui garde
encore des partisans et qui jouissait d'une grande fa-
veur auprès des contemporains de Ripalda. Celui-ci
l'expose par manière de difficulté qu'il lui incombe de
résoudre. Si saint Augustin et le concile d'Orange,
explique-t-on couramment, ne font guère allusion à
une catégorie d'actes intermédiaire entre celle des
péchés et celle des actes surnaturels, c'est qu'à leurs
yeux la pratique des vertus purement humaines tenait
une place si négligeable dans l'affaire du salut qu'ils
j ugeaient préférable de la passer sous silence. D'ailleurs,
dans la descendance d'Adam au milieu de laquelle ils
vivaient, toute œuvre inapte à mériter le royaume
de Dieu peut à bon droit passer pour un péché, de
la même manière que l'enfant qui y naît est estimé
coupable et passible de damnation. Ainsi se trouve
ramenée à une simple divergence verbale l'opposition
qui sépare la doctrine de saint Augustin de la nôtre.
Du point de vue historique, il appelait péché ce que, du
point de vue philosophique, nous nommons morale-
ment bon.
Cette interprétation classique de la formule : nemo
iutbcl de suo nisi mendacium et peceatum et autres équi-
valentes, n'ébranle pas l'attachement de Ripalda à sa
propre thèse. A cette exégèse il en oppose une autre.
Prétendant juger des expressions employées dans la
controverse pélagienne d'après les idées principales qui
y furent mises en cause, il lui parait inadmissible que
les Pères aient omis de traiter la question des actes
naturellement bons ou qu'ils les aient considérés
comme des péchés. Quel était en effet le véritable sujet
débattu entre eux et leurs adversaires? Précisément
les œuvres de la nature en tant que telle. D'après les
partisans de Julien d'Éclane, elles suffisaient au salut
et n'exigeaient l'aide d'aucune grâce, puisque ni l'assen-
timent aux vérités révélées, ni l'exercice des vertus
morales ne dépassaient les forces propres de l'homme.
Si saint Augustin et le magistère romain, en les con-
damnant, n'avaient rien dit des actes moralement bons,
n'auraient-ils pas fait preuve d'une complète incom-
préhension du principal objet de la discussion? Et
s'ils avaient laissé entendre qu'à leurs yeux ces actes
ne valaient pas mieux que des péchés, il eût été trop
facile aux hérétiques de tourner en ridicule leurs ana-
thèmes, en répliquant, d'accord avec la théologie mo-
derne, qu'une œuvre non salutaire n'était pas néces-
sairement une faute. Aussi ne pouvait-on réduire effi-
cacement les pélagiens un silence qu'en opposant à leur
enseignement sur les vertus humaines un autre ensei-
gnement concernant les mêmes vertus, les seules dont
ils reconnussent l'existence. Contraints de traiter de
la pratique purement morale du Décalogue, si les Pères
et la sainte Église proclament qu'en chaque cas elle
exige une grâce, ils affirment donc équivalemment que
Dieu, en fait, surnaturalise tous les actes honnêtes du
monde présent.
A en croire Ripalda, un examen attentif des écrits
de sainl Augustin confirmerait cet argument fondamen-
tal. Ainsi le saint docteur n'a-t-il jamais voulu se laisser
convaincre par Julien d'Éclane de la présence chez les_
infidèles d'actes stcrililer boni, c'est-à-dire naturelle-
ment lions. Et, quand lui sont échappés parfois quel-
ques mots d'admiration pour la vertu de quelques-
uns d'entre eus. comme Polémon ou Assuérus, il a
2733
RIPALDA. THEORIE DE L'ACTE BON
2 734
pris soin de noter qu'ils en étaient redevables à un
bienfait de Dieu. Rien de plus célèbre d'ailleurs que sa
conception de l'honnêteté païenne qui, dans les cas très
rares où elle n'est pas un vice déguisé, provient sans
aucun doute d'un don céleste. Voilà donc, d'après le
grand antagoniste des pélagiens, des œuvres humaine-
ment dignes d'éloges et qui, n'étant pas inspirées par la
foi, n'en sont pas moins surnaturelles, puisqu'elles sont
le fruit de la grâce. Ces exemples ne prouvent-ils pas
l'exactitude de la règle universelle précédemment
énoncée, savoir qu'entre le ve et le vne siècle les défen-
seurs de la doctrine catholique étaient unanimement
convaincus que, dans la vie de l'incroyant comme dans
celle du croyant, tout acte conforme à la loi morale était
physiquement orienté par Dieu vers la fin supérieure
et gratuite qu'en fait il nous destine? (Voir quelques
autres arguments de Ripalda tirés de la raison théolo-
gique dans Capéran, Le problème du salul des infidèles,
Essai historique, p. 335.)
3. Critique. — Cette exégèse, est-il besoin de le dire,
ne s'impose pas. Les principes d'où elle part nous
semblent contestables et les raisons qu'elle invoque en
sa faveur heurtent de front, à notre avis, une interpré-
tation courante de maintes idées ou expressions fami-
lières à saint Augustin. Ripalda suppose en effet qu'en-
tre Pelage et ses contradicteurs la querelle portait sur
les œuvres humainement bonnes, au sens moderne du
mot, tout le problème consistant pour eux à détermi-
ner si, dans notre état présent, nous pouvons les accom-
plir sans grâce et mériter par elles la vision intuitive.
A vrai dire le sujet controversé était beaucoup plus
complexe et moins précis. Ni dans un camp, ni dans
l'autre, on ne distinguait clairement le naturel du pré-
ternaturel ou du surnaturel et l'enjeu de la lutte n'était
pas d'établir des définitions scientifiques de ces divers
ordres de perfections. Au lieu de se poursuivre pendant
des siècles, le débat eût été au contraire rapidement
vidé, si, du côté hérétique ou du côté catholique, on
avait eu ces définitions nettement présentes à l'esprit.
En réalité, loin de tout concept systématique et de
toute élaboration théologique tant soit peu poussée des
notions de grâce et de béatitude, sur le plan concret du
dogme et de la vie chrétienne, on se disputait surtout
au sujet de l'existence du péché originel, de la nécessité
ou de l'effet propre du baptême et sur la dépendance de
la liberté créée à l'égard d'une aide ou d'une prédesti-
nation divine. Pour sortir d'indécision en ces graves
problèmes, des notions plus poussées du surnaturel et
de ses rapports avec l'homme en tant que tel eussent
été du plus grand secours. .Malheureusement, ces
notions, où les trouver alors?
C'est en effet simplifier à l'excès le pélagianisme que
de prétendre avec Ripalda qu'il contestait absolument
toute espèce d'élévation divine par des dons infus.
Julien d'Éclane confessait au moins que, bonne origi-
nellement, l'âme était par le baptême rendue meilleure
encore et que, destinée de soi à la vita alterna, elle était
orientée par l'effet de ce sacrement vers le regnum Dei.
Cette vita seterna conçue comme un médius locus entre
le salut parfait et la damnation, sans être l'équivalent
de nos limbes, puisqu'elle n'était pas un séjour de
réprouvés, n'atteste-t-elle pas pourtant que l'idée
d'une double béatitude et par suite d'une certaine
opposition entre deux ordres naturel et surnaturel,
n'était pas étrangère à la pensée pélagienne?
De même est-ce fausser la notion augustinienne de
la grâce, en l'unifiant et la précisant par trop, que de
la réduire à signifier toujours une transformation phy-
sique conférant le pouvoir de mériter ou de pratiquer
la contemplation de l'essence divine. Rien que L'idée
d'une grâce élevante ne soit pas absente de ses œuvres,
tant s'en faut, l'évêque d'Hippone n'en a pas moins
présenté la grâce surtout comme un avantage psycho-
logique ou moral dont la Providence a favorisé celui-ci
plutôt que celui-là. Davantage encore a-t-il insisté sur
le fait que, si l'œuvre est bonne plutôt que mauvaise,
la cause doit en être cherchée en Dieu beaucoup plus
qu'en l'homme.
Cette mise au point étant faite, qu'en advient-il du
fondement patristique et dogmatique sur lequel Ri-
palda a construit sa théorie? Si l'idée d'une nature pure
n'a effleuré qu'à peine l'esprit de saint Augustin et de
ses contemporains, amis ou adversaires, et si le mot
grâce s'entend souvent chez eux d'autre chose que
d'une disposition physique éloignée ou prochaine à
voir Dieu, son hypot hèse parait manquer de base. Dans
ce cas, le principe alors si souvent inculqué qu'un
bienfait divin se trouve à l'origine de tout acte non
coupable, ne concerne pas les œuvres de l'homme en
soi, c'est-à-dire les œuvres moralement bonnes, mais
celles de l'homme historique, obligé par Dieu à une
perfection de beaucoup supérieure à l'honnêteté carac-
téristique de son essence et il est loin de signifier que,
sans une aide strictement surnaturelle, cet homme
offenserait Dieu autant de fois qu'il prendrait une déci-
sion libre.
L'appui que Ripalda s'est imaginé découvrir pour sa
doctrine dans les quelques textes où saint Augustin
concède aux païens l'une ou l'autre vertu, n'est guéri'
plus solide. L'interprétation qu'il en propose est
même déconcertante. En effet, les formules où s'esl
fixée la théologie augustinienne de la grâce sont telles
que BaïUS et Jansénius, se fondant sur leur sens maté-
riel, ont pu tenter, non sans raisons apparentes, de
couvrir de l'autorité du saint docteur leur conception
d'une humanité ordonnée par essence à la contempla-:
tion béatifique, mais si ravagée par le péché originel,
qu'elle est devenue incapable par elle-même du moin-
dre bien. S'ils avaient raison, la catégorie du purement
naturel et du moralement bon disparaîtrait non seule-
ment des réalités existantes mais même des hypothèses
possibles. Ces actes méritoires de la vision intuitive ne
seraient surnaturels qu'à l'égard de nos facultés dé-
chues; ils auraient été normaux chez Adam avant sa
chute.
Pour réfuter cette funeste exégèse de la pensée augus-
tinienne. les défenseurs du dogme se sont mis en quête,
dans les écrits de l'évêque d'Hippone, de passages
où il ferait allusion à des œuvres qui fussent humaine-
ment honnêtes, sans être dignes de la béatitude pro-
mise aux chrétiens. Ils n'en ont guère trouvé d'autres
que ceux où saint Augustin impute quelques actes ver-
tueux à des personnages comme Assuérus ou Polémon
qui ne connaissaient pas le Christ ni sa révélation, pré-
cisément les endroits où Ripalda prétend trouver men-
tion d'actes surnaturels avant la foi. Mais contre ce
dernier s'inscrit en ternies décisifs le principe fonda-
mental si souvent rappelé par l'adversaire de Julien :
« sans la foi rien qui plaise à Dieu ». Comment dès lors
saint Augustin ne se serait-il pas contredit s'il avait
attribué à un païen un acte salutaire?
L'idée que Ripalda cherche à donner de la discussion
sur les actes steriliter boni nous semble également para-
doxale. A l'en croire, Augustin en les répudiant
n'aurait point condamné l'explication pélagienne de
la vertu des infidèles en tant qu'elle suppose la possi-
bilité dans le genre humain déchu d'oeuvres honnêtes
non surnaturelles, mais uniquement parce qu'elle
transforme cette possibilité en réalité quotidienne. Or,
pareille exégèse ne résiste pas à une confrontation
attentive avec les textes. L'indignation manifestée en
cette occasion par Augustin manquerait de cause pro-
portionnée, si elle avait pour unique objet une doctrine
que ses adversaires partageraient en somme avec sainl
Thomas et la grande majorité des docteurs catholiques,
savoir le caractère purement naturel des œuvres nu-
2735
IUIWLDA. THÉORIE DE L'ACTE H<>\
2 7 36
maiius accomplies avant ta foi. Ripalda lui-même pré-
sente sa théorie avec circonspection comme une nou-
veauté discutable et l'évêque d'Hipponc aurait ana-
thémalisé ceux (le ses contemporains cpii n'auraient
pas accepté <le s'y ranger? N'est-ce pas de la plus haute
invraisemblance?
D'ailleurs ce cpie rejette Augustin, ce n'est pas seu-
lement l'existence, mais le concept même cpie s'étaient
forgé les pélagiens de l'acte sleriliter bonus. S'ils
avaient déjà tort à ses yeux d'appeler bons des actes
<|iii ne contribuent pas positivement au salut, à plus
forte raison les jugeait-il i épréhensibles de faire passe-
ces actes pour dignes de la vie éternelle. D'après l'en-
seignement de la foi, tout ce qui ne mène pas au
royaume de Dieu est passible de condamnation au ju-
gement dernier. Quelque louables qu'elles soient du
point de vue humain, les vertus païennes, chrétienne-
ment parlant, ne peuvent donc aboutir qu'à une
réprobation et c'est une hérésie que de leur destiner
pour récompense, comme le fait Julien, une béatitude
plus ou moins semblable à celle des élus.
On le voit, la controverse entre l'évêque d'Hipponc
et ses adversaires ne portait pas sur la légitimité du
concept moderne d'acte moralement bon qui, lui,
ne mérite pas le ciel et aboutit même à une damnation,
mais sur l'orthodoxie du concept pélagien d'acte sté-
rilement bon qui, sans être surnaturel, rendrait
pourtant digne d'un sort équivalent à un salut, impar-
fait sans doute, mais réel. La doctrine opposée à
Julien sur ce point par son contradicteur n'offre par
suite aucun appui ni à la doctrine janséniste, ni à la
thèse de Ripalda, Augustin n'exprimant ici sa pensée
qu'au sujet des actions moralement bonnes, au sens
pélagien de l'expression, essentiellement différent du
nôtre, et ne le condamnant que pour la négation du
péché originel qui y était impliquée.
Ces graves objections que suscite sa thèse n'ont pas
complètement échappé à Ripalda. Deux surtout lui
ont paru mériter discussion. La première provient
d'une proposition de Baïus condamnée par l'Église.
Pris à la lettre, l'enseignement qui résulte de cette
condamnation semble prêter au pape Pie V une doc-
trine contradictoire de celle du concile d'Orange et fait
ainsi ressortir à l'évidence combien le point de vue des
théologiens du xvie siècle, dans la controverse des actes
moralement bons, différait de celui des contemporains
de saint Augustin. Sans la grâce, proclamait le magis-
tère contre Cassien et ses disciples, tout est mensonge
et péché. C'est une erreur, affirme contre Baïus le même
magistère, de croire que sans la grâce la liberté est
enchaînée au péché. Ripalda, nous l'avons vu, se
réclame de la première de ces deux assertions dogma-
tiques et la commente ainsi : puisque la grâce inter-
vient dans chacune de nos œuvres honnêtes, n'est-ce
pas qu'en réalité Dieu élève à l'ordre surnaturel tous
les actes conformes à la loi morale que, même déchues,
nos facultés peuvent produire par leurs propres forces?
Mais cette paraphrase, difficile à mettre d'accord avec
le sens général de la querelle pélagienne. n'est -elle pas
plus inconciliable encore avec le second principe op-
posé plus tard par l'Église au baïanisme et qui semble
reconnaître implicitement l'existence effective d'ac-
tions moralement bonnes non surnaturalisées'? Aban-
donnés aux seules ressources de leur libre arbitre,
affirme-t-il, les lils d'Adam ne pèchent pas nécessai-
rement en tout ce qu'ils font. Donc, est -il permis de
conclure, il leur arrive portais de hien agir sans l'aide
d'aucune grâce, c'est-à-dire de manière humainement
honnête.
Toutefois la rigueur de cette dédud Lan es i plus appa-
rente (pie réelle. Ripalda en fait 1res justement la
remarque : dans le cas présent comme en tout autre
du même genre, le magistère n'avait pour but que de
redresser une erreur. Or, le tort principal de Baïus
n'élait-il pas de prétendre que le péché originel nous
avait ôté le pouvoir de pratiquer la moindre vertu? En
sens opposé. Pie V affirme donc sans plus que même
sans aucune aide gratuite de Dieu, le bien purement
moral nous reste accessible. Se trouve-t-il en fait des
vies où cette sorte de bien ait une place quelconque
avant ou après la foi? 11 appartient aux théologiens
d'élucider cette question étrangère aux controverses
baïanistes, l'Kglise n'ayant, dans les circonstances don-
nées, aucune raison de la trancher. Voir disp. XX,
sect. vi, n. 28; sect. xxi, n. 99.
La seconde objection soulevée au nom de la tradi-
I ion dogmatique contre Ripalda semble beaucoup plus
embarrassante pour lui. Nous l'avons déjà signalée.
L'enseignement commun des docteurs ayant toujours
considéré la foi comme l'origine première du salut,
n'est-ce pas y déroger que d'ouvrir aux âmes l'entrée
du monde surnaturel avant que le message explicite du
Christ ne leur soit parvenu? Pour échapper à cette très
sérieuse difficulté, l'auteur du De ente supernalnrali
n'a le choix, semble-t-il, qu'entre l'une ou l'autre de
ces deux voies : ou bien contester l'universalité et la
rigueur du principe dont on s'arme contre lui; ou bien
en accepter matériellement la formule, mais lui cher-
cher un sens qui mette l'accès de la foi à portée de tous
les esprits et de toutes les bonnes volontés. C'est sur
cette seconde route qu'il s'est engagé, en élaborant sa
célèbre théorie de la fides late dicta.
Logiquement a-t-il été amené à sa doctrine de la foi
large par son opinion sur le caractère surnaturel de
tous les actes bons, adoptant celle-là pour défendre
celle-ci contre une difficulté gênante; ou est-ce au
contraire sa conviction que la certitude rationnelle de
l'existence d'un Dieu créateur et rémunérateur suffit à
ouvrir à l'homme la porte du mérite et de la justifica-
tion, qui l'a conduit à agréger à l'ordre surnaturel tout
usage de la liberté conforme à la loi morale, il importe
peu de le savoir et on aurait peine à en décider. En
tout cas, c'est d'une même préoccupation de son esprit
que sont nées ces deux thèses étroitement connexes,
du souci que nous indiquions précédemment, de mettre
d'accord la gratuité de la grâce et la volonté salvi-
fique de Dieu. Dieu serait en défaut, assure-t-il, si,
nous ayant fixé la vision béatifique pour fin exclusive
et obligatoire, il permettait que, sans aucune faute de
notre part, nous demeurions, ne fût-ce qu'un jour ou
une heure de notre vie, complètement dépourvus des
moyens de tendre à elle; à plus forte raison si notre
existence entière s'écoulait sans qu'ils aient jamais été
mis à notre disposition. Or. au nombre de ces moyens se
rangent en tout premier lieu la grâce et la foi. Mais la
foi stricte, assentiment à la révélation fondé sur l'au-
torité divine, ne paraissant pas accessible à une por-
tion considérable du genre humain, la Providence n'eût
pas été équitable d'en faire la condition primordiale du
salut. La foi faute de laquelle ici-bas, au dire de l'Écri-
ture et des Pères, toute activité libre est vaine et toute
vie vouée à la damnation, doit donc s'entendre d'une
connaissance des perfections divines acquise par les
seules lumières de la raison, quoique physiquement
élevée à l'ordre surnaturel par une motion extraordi-
naire, dont le concours est incessamment offert à toute
volonté bien disposée. Ainsi, d'après Ripalda, se résou-
drait facilement l'angoissant problème du salut des
infidèles qui perdraient dans ces conditions tout droit
d'incriminer Dieu de leur imposer, sous menace de
peine éternelle, un devoir qu'il ne les mettrait pas à
même de remplir.
Que vaut cet le théorie? Pour en juger en véritable
connaissance de cause il faudrait l'exposer plus en
détail, analyser et critique! chacun des arguments
d'Écriture et de Tradition dont son auteur l'a étayée.
2 73 7
R] l'ALDA
RITES (CONGREGATION DES1
2738
Mais il est inutile de reprendre ici un travail qui
a déjà été fait. Voir art. Infidèles (Salul des), t. vu,
col. 1704 sq.
En l'étudiant attentivement, on retrouvera dans
cette thèse de Ripalda les mêmes qualités et les mêmes
défauts qui caractérisent son œuvre entière : une éru-
dition bien informée, mais qui digère mal les docu-
ments qu'elle a recueillis et les exploite plus souvent à
coups de syllogismes qu'à l'aide d'une exégèse sou-
cieuse de rigueur objective; une subtilité raffinée qui
s'exprime en formules obscures et complique parfois
les questions au lieu de les approfondir: un désir ma-
nifeste de se signaler par des opinions inédites et auda-
cieuses, mais que domine toujours le plus sincère atta-
chement à la doctrine commune et que corrige une
prudente défiance envers ses propres innovations.
Théologien de valeur et intéressant à plus d'un
égard, sa réputation a cependant été surfaite par ses
contemporains (Hurter, Xomenclator lillerarius, t. ni,
col. 928) qui eurent certainement tort de le considérer
comme le rival en mérite du cardinal Jean de Lugo.
P. Dumoxt.
RIPELIN Hugues, dominicain, plus connu sous
le nom d'HuGUES de Strasbourg, descendant de la
famille strasbourgeoise des Ripelin, naquit au premier
tiers du xme siècle. Il entra au couvent dominicain de
Strasbourg, qui jouissait alors d'une grande réputation.
Il est très probable qu'il y fut l'élève de saint Albert le
Grand et le condisciple d'Ulrich de Strasbourg. On peut
supposer qu'il termina ses études à Paris, mais on ne
saurait affirmer qu'il y conquit le grade de maître en
théologie. Nous le trouvons prieur du couvent de
Strasbourg en 1268. Vers la fin du siècle il remplit la
même charge au couvent de Zurich. En 1300 et en 1303,
il fut provincial de nation allemande, et plus tard vi-
caire de la même nation. Ajoutons que les chroni-
queurs en font un excellent prédicateur et un très bon
directeur spirituel.
Plus que ces détails biographiques par trop frag-
mentaires, c'est l'œuvre de Hugues de Strasbourg qui
mérite de l'intérêt. Les chroniqueurs lui attribuent des
Sermones uarii, un Commentarium in IV Ubros senten-
iiurum, des Quodlibeta, des Disputationes et des Expia-
nationes. De tout cela, il ne nous reste rien, si tant il est
qu'Hugues soit l'auteur de tels ouvrages. La seule
œuvre qui nous soit parvenue, c'est le Cornpendium
theologicœ veritalis. Il en existe des centaines de manus-
crits, et les éditions en furent nombreuses jusqu'au
xvne siècle. La plus récente, qui a vu le jour en 1880
par les soins du P. Éphrem, trappiste, se contente de re-
produire une édition de 1559, parue sous le nom de De
Combis, O. M., Cornpendium totius théologien* veritalis
VII libris digeslum... per Fralrem Joannem de Combis
O. M. Lugduni, 1559. Denuo edidit Fr. Ephrem Abbas
B. M. de Trappa de Monte Olivarum, Fribourg-en-
Brisgau, 188U. Ces manuscrits et leurs éditions
attribuent l'œuvre aux auteurs les plus divers. Les
noms de saint Thomas, de saint Albert le Grand, de
saint Bonaventure, d'Alexandre de Halès, de Hugues
de Saint-Cher, d'Ulrich de Strasbourg se lisent tour à
tour en tête des différentes copies et, jusqu'au début
de ce siècle, les avis étaient partagés. Mgr Grabmann
et L. Pfleger, se fondant sur des témoignages de chro-
niqueurs et de manuscrits presque contemporains
d'Hugues de Strasbourg, ont démontré que le Corn-
pendium était bien son œuvre.
L'ouvrage est un manuel de théologie au sens large
du mot, contenant l'essentiel de ce que devait con-
naître à cette époque un prêtre qui avait charge
d'àmes. Il est divisé en sept livres, qui traitent succes-
sivement de Dieu, de la création, du péché, de l'incar-
nation, des sacrements et des fins dernières. Hugues
nous avertit lui-même dans la préface qu'il n'a fait
qu'utiliser les matériaux des grands théologiens qui
l'ont précédé. En fait, il s'est surtout inspiré de saint
Bonaventure. Si le Cornpendium ne se distingue pas
par l'originalité des spéculations, il réalise au mieux les
qualités d'un bon manuel : écrit en une langue sobre
et précise, il donne un résumé complet et bien ordonné
de la théologie du temps. Ces mérites en ont fait « le
manuel le plus célèbre du Moyen A.ge > (Mandonnet,
Des écrits authentiques de saint Thomas d'Aquin, 2e éd.,
I-'ribourg, 1910, p. 86). Les très nombreux manuscrits,
tant latins qu'allemands, qui en subsistent, ainsi que
les multiples éditions qui en parurent témoignent de
la haute estime que des générations de prêtres ont por-
tée à l'œuvre de Hugues de Strasbourg.
QuétH-Echard, Scriptores,0. P., t. i, p. 470-471 ; Histoire
littéraire de la France, t. XXI, |>. 157; articles de !.. l'Ileger,
dans Zeiischrift /urkatli. Theol.,t. xxvin, 1904, p. 420-440;
t. xxix, 1905, p. 32i-;s:ii>; t. xi.v, 1921, p. 147-i;>:{; Hauck,
Kirchengesch. Deutschlands, t. v a, Leipzig, 191 1, p. 257-259;
M. Grabmann, Mittelalterliches Geistesleben, Munich, 1926,
p. 174-184.
A. Raugel.
RITES (CONGRÉGATION DES). — I. Aperçu
historique. — II. Organisation actuelle.
I. Aperçu historique. — La Sacrée Congrégation
des Rites tire son origine de la fameuse bulle Immensa,
22 janvier 1588, dans laquelle, au nombre des quinze
congrégations créées ou confirmées par Sixte-Quint,
figurait celle qu'il instituait spécialement pro sacris
ritibus et cieremoniis.
Jusqu'à cette époque, une certaine liberté apparte-
nait aux Églises particulières en matière de culte et de
cérémonies : la réglementation en était pratiquement
abandonnée aux évêques et aux conciles provinciaux.
Ceux-ci ne recouraient à Rome que pour les cas diffi-
ciles et dans les circonstances vraiment embarras-
santes ; le pape alors tranchait les questions, après avoir
pris conseil des cardinaux ou d'hommes compétents. Il
en résultait, pour la liturgie un manque d'uniformité.
Vn premier effort dans le sens de l'unification, pré-
vue et voulue par le concile de Trente en sa xxve ses-
sion, cf. Richter, Canones et décréta, p. 471, avait été la
réforme du bréviaire en 1568 et celle du missel en 1570.
Mais ces deux ouvrages ne furent pas imposés aux
Églises particulières ou aux ordres religieux qui avaient
à leur disposition leurs propres livres depuis deux siècles
et plus.
Dans la pensée de Sixte Y, l'institution d'une congré-
gation spéciale pour les rites et cérémonies devait
poursuivre ce mouvement de réforme et d'unification :
« C'est pourquoi, dit la bulle, voulant développer de
plus en plus la piété des enfants de l'Église et relevés
le culte divin, nous avons choisi cinq cardinaux qui
auront pour mission principale de faire observer exac-
tement les vieux rites sacrés, en tous lieux et par toutes
les personnes, dans les églises de Rome et de l'univers,
y compris notre chapelle pontificale, pour tout ce qui
concerne la messe, les offices divins, l'administration
des sacrements et en général les autres fonctions cul
tuelles : si les cérémonies sont tombées en désuétude,
qu'on les restaure; si elles sont corrompues, qu'on les
réforme. Les cardinaux auront tout d'abord à réformer
et à corriger, autant que besoin sera, le pontifical, le
rituel et le cérémonial ; ils reviseront aussi les offices des
saints patrons et les concéderont après nous avoir
consulté. Ils étudieront avec le plus grand soin les
questions relatives à la canonisation des saints et à la
célébration des fêtes, afin que tout se fasse selon les
règles, avec ordre et conformément à la tradition des
Pères... »La bulle chargeait encore la Congrégation des
questions de protocole dans la réception des souverains,
ambassadeurs et autres personnages; elle la constituait
de plus juge des préséances et arbitre des contestations
2 7;', !i
RITES (CONGRÉGATION DES;
2740
qui pourraient s'élever à l'occasion de toutes les céré-
monies, sacrées ou profanes.
L'étendue des pouvoirs confiés au nouvel organisme
était considérable. Disons de suite que l'unification
liturgique rêvée par Sixte V ne fut réalisée à peu près
complètement dans l'Église latine qu'au xix(' siècle.
Du moins y eut-il, dès la fin du xvie siècle, un dicastère
romain chargé de résoudre les difficultés soulevées par
la célébration du culte, et prit-on peu à peu l'habitude
de recourir à ses lumières et d'accepter ses décisions.
La multitude même des attributions de la nouvelle
congrégation amena bientôt leur division. Tout d'a-
bord une section spéciale fut créée au sein de la con-
grégation pour s'occuper des cérémonies de la chapelle
pontificale et de la cour papale. Cette section prit, au
cours des âges, une telle importance, qu'elle devint elle-
même un dicastère à part : la « Cérémoniale », dont la
bulle Sapienti consilio de Pie X, 29 juin 1908, a con-
firmé l'existence et dont le Code canonique, can. 254,
a précisé les attributions. Quant aux questions de pré-
séances, la réforme de Pie X, Normiv peculiares, c. vin,
art. 4, n. 5, en fit passer la connaissance, partie à la
S. Congrégation du Concile, partie à celle des Religieux.
Cf. Acla ap. Sedis, t. I, p. 36 sq.
La constitution Immensa de Sixte V n'avait attribué
aucune compétence à la Congrégation des Rites en
matière de culte ries reliques. Une congrégation spé-
ciale, dite « des Indulgences et saintes Reliques », éta-
blie par Clément IX en 1669, reçut mission rie s'en
occuper. Elle en resta chargée durant plus de deux
siècles. Mais, dès 1904, Pie X avait placé cet organisme
sous l'autorité du préfet et du secrétaire de la Congré-
gation des Rites; il le supprima en 1908, lors de la
réforme de la Curie, rattachant la section des Indul-
gences au Saint-Office (laquelle section passa en 1917
à la Pénitencerie), et les affaires concernant le culte
des reliques à la Congrégation des Rites, dans le do-
maine de laquelle elles sont encore aujourd'hui.
Notons encore que trois sections ou commissions
avaient été adjointes à la Congrégations ries Rites en
ces cinquante dernières années : une section liturgique,
créée par Léon XIII en 1891 ; une section historique,
organisée par le même pape en 1892, et une commis-
sion pour le chant sacré, ajoutée par Pie X en 1904. Ces
trois sections, maintenues intactes par la constitution
Sapienti consilio (1908), furent supprimées par un molli
proprio rie Pie X en date du 16 janvier 1914 et leurs
attributions furent reportées à la Congrégation elle-
même. Acla ap. Sedis, t. vi, 1914, p. 25.
IL Organisation actuelle. — Aujourd'hui, la
compétence et le fonctionnement de la Congrégation
des Rites sont tracés par le Code, au can. 253, qui
reproduit, presque dans les mêmes termes, la plupart
des dispositions de la bulle Sapienti consilio, § 1, n. 8.
11 faut y ajouter les prescriptions du récent moin pro-
prio (6 février 1930), instituant auprès de la Congréga-
tion une section historique, dont sont précisées les attri-
butions. Acla ap. Sedis, t. xxn, 1930, p. 87.
1° Composition. — Comme les autres dicastères rie
la Curie romaine, la Congrégation ries Rites est compo-
sée tout ri'aborri d'une commission de cardinaux, en
nombre variable, ordinairement une vingtaine, tous
choisis par le pape et rionl quelques uns résident hors
rie Rome. Ces derniers, qui sont en général des chefs rie
diocèse, n'ont, par le fait de leur appartenance à la
Congrégation, aucun travail imposé; ils peuvent seule-
ment, lorsqu'ils viennent à Home, prendre pari aux
réunions et donner leur avis sur une affaire. A la tète
rie la Congrégation est le cardinal préfet qui assure pra-
tiquement la direction et le fonctionnement du dica-
stère. Il est assisté d'un secrétaire, aux fondions 1res
importantes, d'un sous-secrétaire et d'un substitut,
auxquels se joignent plusieurs autres prélats qui
forment le bureau ou secrétariat. A côté de ces hauts
fonctionnaires, que l'on rencontre dans les autres dica-
stères, il faut signaler la présence d'un certain nombre
d'officiers propres à la Congrégation ries Rites : le pro-
moteur de la foi, assisté d'un sous-promoteur ou asses-
seur, tous deux prélats, qui remplissent le rôle du mi-
nistère public ou procureur fiscal dans les causes de
béatification ou de canonisation des saints : on les
appelle vulgairement « avocats du diable ». Auprès
d'eux se trouve un chancelier, qui est en contact direct
avec les poslulateurs des causes, avocats, procureurs,
censeurs, traducteurs, experts, qui, sans faire partie à
proprement parler de la Congrégation, sont agréés par
elles et interviennent dans ce genre de procès.
Parmi les autres prélats majeurs, attachés au dica-
stère, nommons: un des protonotaires apostoliques par-
ticipants, le doyen de la Rote avec deux des plus an-
ciens auditeurs, le Maître du Sacré-Palais, tous chargés
plus spécialement des questions se rapportant à la sec-
tion des saints ; le sacriste de Sa Sainteté, qui intervient
dans les affaires concernant les reliques, et le secrétaire
de la Cérémoniale pour les questions liturgiques. A un
rang inférieur, on trouve encore au nombre des mi-
nistres subalternes : un hymnographe, le premier
adjutor studii ou sous-substitut, le second adjutor, l'ar-
chiviste, le scriptor, le protocoliste, le notaire et le chan-
celier.
A côté de la Congrégation, il faut mentionner l'im-
portant collège des consulteurs, prélats ou religieux qui
ont pour mission d'étudier les causes ou affaires qui
leur sont communiquées et de donner sur la question
un avis motivé. D'après le molu proprio de Pie X
(16 janvier 1914), ils sont divisés en deux groupes dis-
tincts, dont les uns sont chargés des causes des saints,
les autres ries questions concernant la liturgie et les
reliques. Acla ap. Sedis, t. vi, 1914, p. 25. Pie XI y a
ajouté un troisième groupe de vingt consulteurs pour
la section historique créée en 1930. Acla ap. Sedis.,
t. xxn, 1930. p. 87.
2° Compétence. — 1. Au point de vue territorial, la
Congrégation des Rites ne connaît pas de limite pour
l'exercice deses pouvoirsdans les affairesde sonressort,
pm sua' competentise negoliis nulli sunt constitua lerrilo-
rii limites: cf. Ordo servandus, Normse peculiares, c. i,
§ 1, g, Acla ap. Sedis, 1. 1, 1909, p. 36 sq. On peut donc
dire qu'aucune région de la chrétienté n'échappe à sa
juridiction, pourvu qu'il s'agisse de matières où elle est
compétente.
2. Matières. — Quant à déterminer les matières qui
forment le domaine propre de la Congrégation, ce n'est
pas toujours chose aisée : ce domaine voisine de si près
avec ceux de la Congrégation du Concile et de la Congré-
gation des Sacrements, qu'il est parfois difficile detracer
une ligne rie démarcation très nette. Le canon 253,
§ 1 a défini les matières qui sont exclues de sa compé-
tence : ce sont celles qui se rapportent « de loin seule-
ment aux rites sacrés », quœ latius ad sacros rilus refe-
runtur, par exemple les droits de préséance et autres
semblables qui ressortissent à la Congrégation du
Concile, si elles sont traitées administrativement, à la
Rôle romaine ou à un autre tribunal spécialement dési-
gné, si l'on a recours à la voie judiciaire. En détermi-
nant que la Congrégation des Rites n'a à s'occuper que
des rites et cérémonies rie V Église latine, le même ca-
non 253 exclut rie ses attributions toutes les liturgies
orientales; mais par liturgie latine, il ne faut pas en-
tendre seulement la liturgie romaine, mais toutes les
aut res liturgies originaires rie l'Occident : ambrosienne,
mozarabe, lyonnaise, etc., ainsi que les différentes
liturgies monastiques (des bénédictins, chartreux, cis-
terciens, carmes, dominicains, prémontrés), en quelque
région qu'elles soient en usage.
l.a Congrégation ries Piles n'a pas à connaître non
2741
RITES (CONGRÉGATION DES;
2742
plus des rites particuliers qui sont de règle dans la cha-
pelle pontificale ou la cour papale, pas plus que des
cérémonies spéciales propres aux fonctions que les car-
dinaux exerceraient en dehors des sanctuaires ponti-
ficaux : ces diverses fonctions sont du domaine de la
Congrégation du Cérémonial. Cf. can. 254 et bulle
Sapienti consilio, cap. I, 9°.
Le domaine propre de la Congrégation des Rites
s'étend à une triple catégorie d'affaires qui corres-
pondent aux trois sections dont se compose aujourd'hui
ce dicastère, à savoir : 1. les causes de béatification et
de canonisation des saints, ainsi que le culte des
reliques, can. 253, § 3; 2. les questions proprement
liturgiques, c'est-à-dire qui touchent de très près,
proxime, aux rites sacrés et cérémonies de l'Église
latine; 3. les causes historiques des serviteurs de Dieu,
pour lesquelles on ne peut recueillir de témoignages des
contemporains, ni avoir des documents certains de
dépositions antérieurement recueillies.
3° Les trois sections. — 1. La section des saints. —
C'est de beaucoup la plus chargée; les causes de béati-
fication et de canonisation actuellement pendantes
aux Rites sont très nombreuses; de nouvelles causes
sont sans cesse introduites et la solution de semblables
affaires demande beaucoup de temps et de travail,
encore qu'une partie de ce travail incombe aux tribu-
naux diocésains. Cette section fonctionne selon les
règles d'une procédure judiciaire, dont les éléments
remontent à Urbain VIII (bref Cseleslis Jérusalem cives,
5 juillet 1634). Ces règles furent complétées et précisées
au cours des âges, spécialement par Benoît XIV (1740-
1758). Le Code canonique actuel expose aux canons
1999-2141 l'ensemble de la procédure à suivre pour
conduire ce genre de procès. Voirici Procès ecclésias-
tiques, t. xm, col. 639 sq., et aussi les articles Béati-
fication, t. ii, col. 493, et Canonisation, t. n, col.
1626 sq., en tenant compte, pour ces deux dernières
études, des modifications apportées par le Code. Pour
le détail, les formules et le style usité à la Congrégation
des Rites, on se reportera au Codex pro poslulaloribus,
4« éd., Rome, 1929.
Aux questions qui ont trait à la béatification et à la
canonisation, le canon 253 joint comme annexe et suite
naturelle « toutes les alîaires qui se rapportent de
quelque manière aux reliques des saints, quœ ad sacras
reliquias quoquo modo referuntur ». En dépit de sa con-
nexion avec le culte des saints, ce domaine est plutôt
de la compétence de la deuxième section, car c'est sur-
tout sous l'aspect du culte à rendre à ces reliques et des
modalités de ce culte que la Congrégation s'en occupe.
Dès lors, il n'est plus question de procédure judiciaire
comme dans les causes de canonisation; c'est seule-
ment la voie disciplinaire ou administrative qui est
suivie.
2. Les questions liturgiques. — Le mot liturgie doit
ici être pris au sens strict; il ne comprend que ce qui
touche immédiatement aux cérémonies et rites sacrés.
Les questions relatives à la discipline des sacrements,
celles, parexemple, qui concernent le lieu, letempset les
conditions de leur administration ou de leur réception,
ne sont pas du ressort de la Congrégation des Rites,
mais de la Congrégation des Sacrements. Ce même di-
castère interviendra également pour permettre la célé-
bration de la messe en plein air, sur bateau ou en
dehors des heures fixées par le droit commun. S'il
s'agit au contraire de questions relatives à la discipline
du clergé ou des fidèles, comme la dispense ou l'anti-
cipation des heures canoniales, l'exemption de la messe
conventuelle, la dispense du jeûne prescrit avant la
consécration des églises, c'est la Congrégation du Con-
cile qui est compétente. Dans tous ces cas en effet , le rite
lui-même, la cérémonie à exécuter n'est pas en cause.
Bien plus, s'il s'agit non plus de cérémonies accessoires,
DICT. DE THÉOL. CATHOL.
mais de rites essentiels à la validité des sacrements,
leur réglementation, parce qu'elle touche au dogme,
ressortit au Saint-Office.
Que reste-t-il donc pour les rites ou cérémonies au
sens strict? Ce sont tout d'abord les prières qui doivent
être récitées ou chantées dans la célébration de la
messe, dans l'administration des sacrements, dans
l'office divin et en général dans toutes les fonctions
ecclésiastiques : processions, funérailles, etc.. Ce sont
ensuite les actes, gestes et autres mouvements qui
accompagnent les paroles : signes de croix, inclinations,
génuflexions; ce sont encore les choses qui servent
de quelque manière au culte extérieur, par exemple
l'église, l'autel, les ornements, le mobilier, les cierges,
l'encens, etc. En résumé, la liturgie est l'ensemble des
paroles, des actes, des choses ou même des personnes
qui concourent à rendre à Dieu un culte extérieur et
public. Là gît le domaine propre de la seconde section
de la Congrégation des Rites. A ce titre, les sacramen-
laux, qui consistent surtout en prières et cérémonies,
sont essentiellement de sa compétence.
Afin que tout soit ordonné sagement et exécuté
ponctuellement dans l'exercice du culte divin, l'Église
a édicté des lois très précises appelées rubriques. 11
appartient à la Congrégation des Rites de veiller à ce
qu'elles soient observées pour la célébration du saint
sacrifice, l'administration des sacrements et la récita-
tion de l'office divin ; elle a aussi la charge de les inter-
préter, de les corriger et d'en urger l'observation. C'est
elle encore qui veille sur les livres liturgiques : missel,
bréviaire, rituel, pontifical, cérémonial des évêques,
martyrologe, pour les corriger, préparer les nouvelles
éditions, composer et approuver les offices nouveaux,
reviser les propres diocésains, reconnaître les nouveaux
ordos ou calendriers (par exemple, à l'occasion de
l'adoption d'une nouvelle liturgie).
A ce travail de modération et de surveillance s'ajoute
le soin de répondre soit aux innombrables questions
qui sont posées à la Congrégation pour résoudre des
doutes en matière liturgique, soit aux demandes de dis-
penses ou de faveurs, par exemple : translation d'une
solennité; élévation d'une fête à une classe supérieure,
choix d'un bienheureux comme patron d'une église ou
d'un pays, etc..
Dans ce même ordre de choses, le Code lui reconnaît
encore le droit d'accorder des insignes et des privilèges
honorifiques, soit personnels, soit locaux, pour un
temps ou à perpétuité, pourvu que ces privilèges et
insignes aient rapport avec les rites ou cérémonies sa-
crées; mais elle doit veiller à ce que dans leur usage ne
se glissent pas des abus. Au nombre de ces privilèges
liturgiques citons par exemple : un titre de basilique
mineure accordé à une église, le port de certains insi-
gnes concédé à des évêques, chanoines, curés; l'usage
du trône épiscopal pour un simple coadjuteur, le port
du rochet pour un évêque régulier.
La compétence de la Congrégation s'étend enfin à
toutes les questions concernant les reliques : authenti-
cité et culte qui leur est rendu. Par reliques, il ne faut
pas seulement entendre une parcelle du corps d'un
saint, ni même quelque pièce de ses propres vêtements.
On étend ce nom parfois à des objets (memoriœ,
pignora) qui ont eu quelque rapport matériel avec tel
saint ou tel martyr et suffisent à évoquer son souvenir,
par exemple un objet ayant touché son corps, un linge
marqué de quelques gouttes de son sang, peut-être
même un peu d'huile puisée à la lampe qui brûlait de-
vant son tombeau. La Congrégation a le devoir de
veiller à ce que, dans ce culte relatif, des abus ne se
glissent pas et qu'il reste toujours digne de Dieu et de
ses saints. Elle réglemente la solennité des expositions
de reliques, la forme des reliquaires, leur fermeture:
elle intervient dans certaines questions particulière-
T. — XIII. — 87.
2743 RITES (CONGRÉGATION DES) RIVET DE LA GRANGE (ANTOINE) 2744
ment délicates et difficiles concernant l'authenticité;
elle accorde des autorisations pour transférer définiti-
vement d'une église à une autre des reliques dites
insignes, can. 1281, pour exposer à la vénération pu-
blique des reliques de bienheureux, can. 1287, etc..
La Congrégation des Rites ne distribue pas elle-même
de reliques. Cette fonction est réservée à Home au car-
dinal vicaire, qui a la garde de la « lipsanothèque », et
au sacriste du pape, qui possède un trésor personnel de
reliques. On peut aussi, pour en obtenir, s'adresser
aux postulateurs des causes et aux chefs d'ordres
religieux.
3. La section historique. — Sa création remonte au
motu proprio de Pie XI, en date du 6 février 1930,
et. Acta ap. Sedis,t. xxn, 1930, p. 87. Elle n'a pas pour
fonction principale, ainsi qu'on l'a écrit, de faire des
recherches pour la revision des leçons du bréviaire ou
des notices du martyrologe, pas plus qu'elle n'a dans
ses attributions de surveiller et d'approuver les nou-
velles éditions des livres liturgiques. Dans la dernière
partie du document précité, qui détermine la compé-
tence de cette section, il est dit seulement que, « pour
des raisons évidentes d'utilité, on devra recourir à ses
lumières et la consulter au sujet des réformes, correc-
tions et nouvelles éditions des textes et livres litur-
giques », art. 3, n. 8. Son intervention en ces matières
restera donc exceptionnelle et n'aura pour but que de
fournir à la deuxième section, qui est chargée de ces
sortes d'affaires, toute documentation utile au point
de vue historique.
Le rôle propre de la troisième section est de s'occu-
per de causes historiques des serviteurs de Dieu. Par
causes historiques, il faut entendre, dit le molu proprio,
« celles pour lesquelles on ne peut plus ni recueillir des
dépositions de témoignages contemporains des faits en
question, ni avoir de documents certains rapportant
des dépositions dûment recueillies en temps opportun ».
Dans ces sortes de causes, après le procès ordinaire et
la recherche des écrits, on omettra désormais, dans le
procès apostolique, tout ce qui normalement est pres-
crit au sujet de la vie, des vertus, du martyre ou du
culte ancien rendu au serviteur de Dieu. C'est sur ces
divers points que la section historique est chargée de
faire toutes investigations opportunes.
Pour mener à bien ce travail, la section comprend un
nombre imposant de consulteurs, spécialisés dans les
études et recherches historiques : on en compte
aujourd'hui une vingtaine. A la tête de l'organisme se
trouve un rapporteur général, à qui incombe la direc-
tion des travaux. Il est actuellement assisté d'un vice-
rapporteur.
La procédure est la suivante : lorsque le procès infor-
matif d'une de ces causes dites historiques est arrivé à
la Congrégation des Rites et y a été régulièrement
ouvert, le rapporteur général en examine toutes les
parties qui sont de sa compétence; il fait lui-même ou
fait faire toutes les recherches qu'il juge nécessaires,
demandant au besoin au postulateur l'original ou la
copie de tous les documents qu'il croira utiles. Les
documents ainsi recueillis sont transmis aux consul-
teurs spécialisés et distribués selon les compétences res-
pectives de ces derniers. Leurs vota, joints aux conclu-
sions du rapporteur, sont remis au préfet de la Congré-
gation qui les communique au promoteur de la foi.
Lorsque ce dernier a fait ses objectï >ns et produit ses
conclusions, le dossier complet passe aux consulteurs
de la i" section (celle des béatifications et canonisa-
tions), qui se serviront des documents e1 avis ainsi
communiqués pour rédiger leurs vœux comme à l'or-
dinaire. Si le promoteur soulève des difficultés d'ordre
historique, c'est aux consulteurs de la m* section qu'il
appartient de répondre à ses demandes ou objections.
4° Conclusion. — La Congrégation des Rites a un
caractère spécial et revêt des aspects changeants selon
que l'on considère l'une ou l'autre des sections qui la
composent, lesquelles ont chacune un fonctionnement
propre. En règle générale, les autres Congrégations ne
procèdent que par voie administrative ou disciplinaire,
et n'ont (sauf le Saint-Office dans des cas bien déter-
minés), aucune juridiction en matière contentieuse. Il
est dans les attributions de la Congrégation des Rites
de traiter selon les règles d'une minutieuse procédure
judiciaire les causes des saints et bienheureux, causes
qui échappent totalement à la compétence de la Rote
romaine. Cette manière de procéder, dite voie extraor-
dinaire (encore qu'elle soit d'un usage très fréquent),
est propre à la première section. Voir l'art. Procès,
t. xm, col. 639 sq.
La deuxième section, chargée de la liturgie et du
culte, y compris le culte des reliques, suit la voie ordi-
naire et normale des autres Congrégations. Elle pro-
mulgue des décrets (qui peuvent être de portée géné-
rale ou restreinte), tranche les différends, résout les
doutes ou difficultés, accorde des faveurs, dispenses, le
tout dans la ligne administrative. Pour l'expédition des
affaires courantes, le cardinal préfet, le secrétaire de la
Congrégation, au besoin le promoteur de la foi et leurs
substituts se réunissent en congresso; c'est aussi dans
cette assemblée réduite que se préparent les discussions
qui feront l'objet des réunions plénières ou congréga-
tions générales.
Quant à la troisième section, son fonctionnement est
de nature particulière : son travail consiste avant tout
à faire des recherches de textes et documents, d'exa-
miner la valeur de ceux qui lui sont soumis et de fournir
un avis compétent ordinairement à la première sec-
tion, éventuellement à la seconde; mais elle n'a pas à
prendre de décisions proprement dites, ni dans le do-
maine du dogme, ni dans celui de la discipline.
Outre les recueils des actes officiels du Saint-Siège: bul-
laires, Acta apostolicas Sedis, Codex, on consultera utilement
les ouvrages suivants :
1° Avant le Code. — Oyetti, De romana Curia, Rome, 1910;
Bangen, Die rïmische Kurie, Munster, 1854; Benoit XIV,
De servorum Dei beati /icatione et bealorum canonizatione.
Home, 1747; Bouix, De Curia romana, Paris, 1859; Gapello,
/ le Caria romana, t. i, Rome, 1911 ; Grimaldi, Les Congréga-
tions romaines (à l'Index), Sienne, 1890; Leitner, De Curia
romana, Katisbonne, 1909; Monta, De Curia romana, Lou-
vain, 1912; Simier, La Curie romaine. Noies historiques et
canoniques, Paris, 1909; Wernz, Jus deercterfium, t. Il, Prato,
1915; Ferraris, Prompta bibliotheca, t. n, Conqregationes
romanse, col. 1129; Bittandier, Annuaire pontifical, Paris,
années 18)8 sq.; Villien, dans Canoniste contemporain,
année 1913; Besson, La réorganisation de la Curie romaine,
dans Nouvelle revue théologique, années 1908-1909, t. xl-xli.
2° Après le Code. — Wernz-Vidal, Jus canonicum, t. n,
De personis, Rome, 1923; V. Martin, Les Congrégations ro-
maines, Paris, 1930; (;. .lacquemet, Tu es Petrus, Paris,
1934. Les divers commentateurs du Code : Cosshl, Ver-
meersch-Creusen, Blat, Toso, etc..
A. Rride.
RITUALISME. Voir art. Puseyisme, t. xm,
col. 1387-1399.
RIVET DE LA GRANGE Antoine (1683-
1749), né le 30 octobre 1683 à Confolens, d'une famille
dont une branche était protestante, fit ses premières
études à Confolens, puis à Poitiers. Après un accident
grave, il entra chez les bénédictins de MarmoutLr, le
25 mai 1701, et prononça ses vœux le 27 mai 1705.
Il étudia la théologie à Saint-Florent de Saumur, puis
il revint à Poitiers et enfin à Paris, en 1717, où il fut
chargé de rédiger une Histoire des bénédictins. Il fut
alors mêlé aux polémiques jansénistes et fit appel de la
bulle Unigenitus; c'est pour cela qu'en 1723 il fut
exilé au monastère Saint-Vincent du Mans, où. il resta
jusqu'à sa mort, le 7 février 1749.
2745 RIVET DE LA GRANGE (ANTOINE) RIVIÈRE (BON-ERANÇOIS) 2 746
D'après Dreux du Ravier, Rivet a laissé en manus-
crit une Analyse d'un mémoire présenté à l'assemblée du
clergé, sur la Constitution du 7 septembre 1713, pour
savoir s'il est à propos de se contenter d'explications pour
la recevoir, et Lettre d'un théologien à un religieux béné-
dictin de la congrégation de Saint-Maur, sur la signa-
ture du Formulaire contre les cinq propositions attribuées
à Jansénius, datée du 22 mai 1723. D'après le même
auteur, Rivet aurait publié une Lettre à Notre Saint
Père le pape Innocent XIII et une Lettre d'un ami de
France à un pasteur du diocèse d'Utrecht, sur ce qui est
dit de dom Thierry de Viaixnes, dans les Nouvelles
Ecclésiastiques du 16 décembre 1735, à l'article Utrecht,
lettre datée du 29 mars 1738.
Rivet est un des principaux collaborateurs qui ont
composé le célèbre Nécrologe de Port-Royal des Champs,
Ordre de Cileaux. Institut du Saint-Sacrement, qui con-
tient les éloges historiques, avec les épitaphes, des fon-
dateurs et bienfaiteurs de ce monastère et des autres
personnes de distinction qui l'ont obligé par leurs ser-
vices, honoré d'une affection particulière, illustré par
la profession monastique, édifié par leurs pénitences et
leur piété, sanctifié par leur mort ou par leur sépulture,
Amsterdam, 1723, in-4°. Cet ouvrage fut l'occasion de
l'exil de dom Rivet.
Mais l'ouvrage capital de Rivet est l'Histoire litté-
raire de la France, où l'on traite de l'origine et du progrès,
de la décadence et du rétablissement des sciences parmi
les Gaulois et parmi les Français... Le premier volume
parut en 1733; en tète de chaque volume, il y a un Dis-
cours dans lequel Rivet donne une vue d'ensemble sur
la période étudiée et des Avertissements qui sont desti-
nés à corriger les erreurs ou les omissions des volumes
précédents; on a pu dire que ce sont de précieux essais
de critique littéraire où sont discutées les opinions.
Rivet avait achevé le t. ix, lorsqu'il mourut ; ce volume
contenait le début du xn° siècle. Voici le contenu de
chacun des volumes parus sous sa responsabilité. Le
t. i (1733), renferme les quatre premiers siècles {Mé-
moires de Trévoux, nov. 1733, p. 1977 sq.); t. n (1735),
comprend le ve siècle (Mém. de Trévoux, févr. 1735,
]). 197-219. et mars, p. 428-447); t. m (1735), comprend
les vie et vne siècles (Mém. de Trévoux, oct. 173(1,
p. 2184-2208, et nov., p. 2401-2411); t. rv(1738), com-
prend le vme siècle et le début du ixe siècle (Mém. de
Trévoux, nov. 1738, p. 2133-21(15, et nov. 1738, p. 2358-
2389); t. v (1740), comprend la suite du i.xe siècle
(Mém. de Trévoux, sept. 1741, p. 1(179-1720. et janv.
1712. p. 59-100); t. vi (1742), comprend le Xe siècle
(Mém. de Trévoux, janv. 1743, p. 109-141); t. vu
( 1746), comprend les 68 premières années du xie siècle
( Mém. de Trévoux, oct. 174(1, p. 222(1-2248 et nov. 174(1,
p. 2384-2415); t. vin (1748), comprend la fin du XIe siè-
cle (Mém. de Trévoux, sept. 1718, p. 1813-1810); t. ix
(1750), comprend le début du xne siècle (Mém. de Tré-
voux, mars 1 751 , p. 687-708,-et oct. 1751, p. 2141-2163).
Les t. x, xi et xn, parus en 175(1, 1759 et 17(13, sont
l'œuvre des bénédictins et, en particulier, de dom Clé-
mence; ils s'arrêtent à l'an 1167. Le travail resta in-
terrompu jusqu'en 1807; à cette date, une commission
nommée par l'Institut reprit l'œuvre et le t. xm parut
en 1814, rédigé par de Pastoret, Brial et Daunou. De
nombreux savants: Victor Le Clerc, Littré, Paulin Paris,
B. Hauréau, Léopold Delisle, Gaston Paris... ont conti-
nué le travail, qui constitue une mine inépuisable de
renseignements sur la littérature profane et religieuse,
ainsi que sur les écrivains eux-mêmes et leurs ouvrages.
Le t. xxv, publié en 1869, aborde l'histoire du xive siè-
cle: les volumes contemporains sont beaucoup plus
détaillés : ainsi les t. xxv à xxxv ne comprennent que
les années 1300 à 1340. Une table générale des quinze
premiers volumes fut publiée en 1874, par Camille
Rivain; c'est une sorte de dictionnaire abrégé de l'his-
toire littéraire de la France pour la période antérieure
au xine siècle; les t. v à xv ne sont plus au point au-
jourd'hui, à cause des nombreuses découvertes qui ont
été faites depuis leur publication. Dans la Revue de
France, juin 1923, p. 528-551, Ch. V. Langlois raconte
comment, après une longue interruption (1763-1807),
s'est poursuivie la publication de cet admirable tra-
vail entrepris par dom Rivet.
Éloge de dom Rivet, en tète du t. ix de l'Histoire litté-
raire de la France, p. xxiii-xxxvm, par dom Taillandier;
cet éloge a été abrégé par Moréri, Le grand dictionnaire his-
torique, 1759, t. ix, p. 220-222; Tassin, Histoire littéraire de
la congrégation de Saint-Maur, Bruxelles, 1770, in-4°, p.651-
6(><>; La bibliothèque générale îles écrivains de l'ordre de Saint-
Benoît, t. il (1777), p. 470-488, reproduit à peu près le texte
de Tassin; Dreux du Radier, Bibliothèque historique et cri-
tique du Poitou, t. v, p. 1-18, et Histoire littéraire du Poitou,
t. il, p. 384-386.
J. Carreyre.
RIVIÈRE Bon-François, théologien appelant,
connu sous le nom de Pelvert. Né à Rouen, 5 août
1714, il étudia d'abord chez les jésuites de cette ville,
ensuite à l'université de Paris. Il entra dans une com-
munauté de clercs formée sur la paroisse Saint-Ger-
main-1'Auxerrois et fut attiré à Troyes par l'évêque
Rossuet, qui lui procura des bénéfices, l'admit aux
ordres et en fit même, pendant quelque temps, un pro-
fesseur de théologie dans son séminaire. Le successeur
de Hossuet fut Poucet de La Rivière qui congédia Pel-
vert. Le prêtre congédié se retira d'abord dans la
communauté de Saint-Josse à Paris, puis alla demeurer
avec l'abbé MénildrieU. Son refus de signer le Formu-
laire l'empêcha d'exercer le saint ministère. Il mourut
a Paris, le 18 janvier 1781, ayant publié un assez grand
nombre d'écrits, qui ont tous paru anonymes.
Ces écrits sont : 1° Dissertations théologiques et cano-
niques sur l'approbation nécessaire pour administrer le
sacrement de pénitence, 1755. — 2° Dénonciation de la
doctrine des ci-devant soi-disant jésuites, aux archevê-
ques et évêqucs. 1767. 3° Deux Lettres sur la distinc-
tion de religion naturelle et de religion révélée et sur les
opinions théologiques, 1769; à ces Lettres, Pelvert en
ajouta successivement trois autres, l'une en 1770. en
réponse à une critique des deux premières, par un
docteur de la faculté: une autre, la même année, sur
l'ouvrage de Maleville intitulé Examen approfondi des
difficultés de Rousseau contre la religion chrétienne , et
enfin une dernière lettre, en réponse à un écrit d'un
docteur contre la troisième ; les cinq lettres réunies en
deux volumes. — 4° Six Lettres d'un théologien où l'on
examine la doctrine de quelques écrivains modernes contre
les incrédules, 1776. 2 vol.; ces lettres, dirigées contre
quatre anciens jésuites, se terminent par une disserta-
tion sur la croyance des simples. — 5° Dissertation sur
la nature et l'essence du sacrifice de la messe, voir ici
Messe, t. x, col. 1218, et Pi.owden, t. xn, col. 2407.
Pelvert fut blâmé par ses amis d'avoir attaqué Plow-
den. Voici la liste des écrits alors dirigés contre Pelvert:
Lettre d'un théologien, 19 octobre 1788, par Jean-Pierre
Mon, ex-dominicain, connu sous le nom de Dumont;
les trois Lettres à un ami de province, par Jabineau,
1779; Observations et aveux sur les opinions cl les dé-
marches de l'auteur des cartons, Réponse de l'ami de pro-
vince, Réponse à l'auteur de la dissertation, trois écrits
du P. Lambert, 1779; Entretien d'Eusèbe et de Théophile
sur le sacrifice de lu messe, Lettre à l'auteur de la Disser-
tation, Réponse aux observations, trois brochures de
Larrière; Éclaircissements pacifiques sur l'essence et les
différentes parties du sacrifice de Jésus-Christ, ou Lettre
d'un prieur à l'abbesse, 28 août et 31 octobre 1779, par
l'abbé Boulliette, chanoine d'Auxcrre; Lettre d'un ami
à l'auteur de la Dissertation, par Joseph Massillon, neveu
de l'évêque; De l'immolation de Jésus-Christ clans le
sacrifice de la messe, 1778, et Lettre à M. l'abbé ***, soi-
■11 'il
RIVIÈRE (BON-FRANÇOIS)
RIVIUS (EUSTACHE'
2 748
disant de l'ordre des minimes, de dom Labat, bénédic-
tin. La plus vive de ces attaques est celle du P. Lam-
bert. Pelvert trouva un défenseur dans l'abbé Mey, qui
donna des Observations sur la Lettre de M. L. (Larrière),
puis de Nouvelles observations et la Lettre du R. P. ***,
de l'ordre des minimes, à un docteur de Sorbonne, sur
l'écrit « De l'immolation ». On a encore sur cette contro-
verse le Vrai état de la dispute ou Lettre à un ecclésias-
tique sur la dispute au sujet du sacri fice, 12 février 1781,
par l'avocat Le Paigc. Tous ces écrits sont anonymes.
■ — 6° A ces écrits Pelvert répondit par la Défense de la
Dissertation ou Réfutation de quatorze écrits, 1781, 3 vol.,
publiée seulement après la mort de l'auteur. — 7° Ex-
position succincte et comparaison de la doctrine des
anciens et des nouveaux philosophes, 1787, 2 vol.; à cet
ouvrage Pelvert n'a pas mis la dernière main. —
8° Lettre à une religieuse sur la défense de lire les Ré-
flexions morales et les Nouvelles ecclésiastiques, parue
seulement en 1782; l'attribution à notre auteur n'est
pas certaine.
Michaud, Bibliographie universelle, t. xxxm, art. Plnwden
(François ), p. 532; t. xxxvi, art. Rivière, p. 85; et ici MESSE,
t. x, col. 1217-1221 ; Plowden ( 1 rançois/, t. xn, col. 2106.
A. Michel.
RIVIÈRE (Poiycarpe de LA), écrivain ascé-
tique et historien. Selon toute probabilité, il naquit
d'une famille noble propriétaire de la localité portant
le nom de La Rivière, à Tence, dans l'ancien Velay,
vers 1586, et passa son adolescence à la cour de la reine
Marguerite de Valois, au château d'Usson, en qualité
de page. Dégoûté du monde, il essaya de se faire jésuite
et passa quelque temps dans un noviciat de la Compa-
gnie. Au commencement de l'an 1608 il entra définiti-
vement à la Grande Chartreuse et y fit ses vœux le
1er mars 1609, âgé de vingt-trois ans. En 1616, le
général de l'ordre l'envoya à la chartreuse de Lyon
pour y exercer les fonctions de procureur. Il fut ensuite
prieur de Sainte-Croix-en-Jarez (1618-1627), de la m d-
son de Bordeaux (1627-1629) et de celle de Bonpas
(1631-1638), ainsi que covisiteur des provinces d'Aqui-
taine et de Provence. Le mauvais état de sa santé et
les grandes recherches qu'il faisait à Avignon pour ses
travaux historiques obligèrent le chapitre général de
le décharger du priorat de Bonpas et de lui accorder des
permissions extraordinaires, dont on n'a pas d'exem-
ple dans l'ordre. Quelque temps après, il obtint encore
d'êlre envoyé à la chartreuse de Moulins, où il séjourna
dix mois, et, pendant ce temps, il fut presque toujours
malade. Quand il fut guéri, il demanda l'autorisation
de se rendre aux bains du Mont-Dore, ce qui lui fut
accordé. A la fin du mois de septembre 1639, il partit
avec un domestique d'un couvent de religieuses de
Moulins, qui l'accompagna jusqu'à Clermont. Depuis,
il est impossible de retrouver sa trace. Un voile mysté-
rieux couvre encore les causes de sa disparition et
l'époque de sa mort. Ses manuscrits furent vendus,
vers 1719, à M. de Mazaugues, président au parlement
d'Aix; et plus tard Mgr d'Inguimbert, évêque de Car-
pentras, en fit l'acquisition. Aujourd'hui ils se I rouvent
en partie à la bibliothèque publique de Carpentras, et
en partie à la Méjane d'Aix.
Au sujet de ses œuvres historiques, toutes inédites,
dom I'. de La Rivière a été différemment jugé. Sa bonne
foi même a été révoquée eu doute. Ainsi, dans le t. xx
des Analecta bollandiana, p. 105, il est apprécié fort
sévèrement. D'autre pari A. Vachez, avocat à Lyon,
dans son Histoire de lu chartreuse de Suinte C.roix-en-
Jarez, Lyon, L 904, trouve les accusations des bollan-
disîes « excessives » et demande, avec raison, que l'on
tienne compte de l'époque "u vivait l'auteur et du dé-
faut de critique qui ('■tait (01111111111 à la plupart des lus
toriens de son temps. « .Je redirai de lui, écrit il, ce que
j'ai dit. un jour, de lialu/.e : il a pu être trompé, il n'a
jamais été lui-même un trompeur. » Op. cit. , p. 286 et 296.
Voici la liste chronologique des ouvrages imprimés
et manuscrits du P. de La Rivière :
1° Récréations spirituelles sur l'amour divin et le bien
des âmes, etc., Paris, 1617, 1619 et 1622, in-8°. L'auteur,
dans cet ouvrage et dans plusieurs autres, a caché son
nom dans cette anagramme : « J'ay de propre le ciel
d'amour» ou «J'ay d'amour le ciel propre. » — 2° L'âme
pénitente au pied de la croix, Lyon, 1618, in-16, 440 p. ;
Lyon, 1625, in-24. — 3° L'éloquent amoureux ou saintes
pensées sur le Cantique de Salomon, ouvrage imprimé
dont l'auteur fait mention dans l'avertissement placé
en tète du suivant. — 4° L'adieu au monde ou le mes-
pris de ses vaines grandeurs et plaisirs périssables, Lyon,
1618, 1619, 1621, 1625 et 1631, in-8°; Paris, 1631, in-8°.
— 5° Le mystère sacré de nostre Rédemption contenant en
trois parties la mort et passion de Jésus-Christ, Lyon,
1620, 2 tomes in-8°, conservés à la bibliothèque muni-
cipale de Bordeaux; Lyon, 1621-1623, 3 tomes in-8°.
— 6° Angélique. Des excellences et perfections immortelles
de l'âme, Lyon, 1826, in-8".
Mais dom Poiycarpe est surtout demeure célèbre par
ses travaux historiques, restés d'ailleurs en grande par-
tie inédits : Annales Ecclesiœ gallicanie seu noliliœ epis-
copatuum Gallise, inédit, entrepris pour compléter le
Gallia christiana de Robert. — Annales Avenionensium
episcoporum seu Annales Ecclesiœ, civitalis et comilalus
Avenionensis, conservé en ms. à la bibliothèque de
Carpentras, en 3 vol. in-fol., les deux premiers en latin,
l'autre en français; le catalogue des évêques d'Avignon
depuis la fondation de cette Église jusqu'à l'établisse-
ment des papes en Avignon, publié par le Gallia chris-
tiana de Denys de Sainte-Marthe est tiré du ms. de
dom Poiycarpe. — Annales episcoporum Diensium, ms.,
utilisé par les frères Sainte-Marthe et par Hauréau.
— Hisloria ordinis carlusiensis ou Annales carlusiano-
rum, à laquelle le général de l'ordre refusa l'approba-
tion; elle est citée dans le Gallia christiana, Paris, 1656,
t. ii, p. 364 ; t. iv, p. 970, et dans l'édit. de 1728, t. iv,
col. 1077. — Catalogus priorum Majoris Cartusiœ Gra-
tianopotitanœ, publié par Cl. Robert dans son Gallia
christiana.
Dom Poiycarpe était en relations avec tout ce que
la Provence comptait alors d'érudit, et spécialement
avec Peiresc ; quelques-unes de ses lettres se trouvent
au t. x de la correspondance de ce savant conservée à
la bibliothèque d'Aix. Calai, gén. des mss. des biblioth.
publ., t. xvi, p. 126. Plusieurs autres se trouvent à la
bibliothèque d'Inguimbert à Carpentras.
Hoefer, Nouvelle Inographie générale, t. xxix, col. 616, à La
Rivi re ; Vachez, La chartreuse de Sainte-Croix en Jarez,
Lyon, 1904, et Le Christ d'ivoire, légende, Lyon, 1894; Mio-
che. I.a chartreuse du Port Sainte-Marie, Montreuil-sur-Mer,
1896, p. 564-560, 577-579; Bayle, Lom Poiycarpe de La
Rioiire, dans Mémoires de l'Académie de Vaucluse, t. vu,
1888; le I'. Eus. Didier, Panégyrique de saint Agricol, Avi-
gnon, 1755; Bréghot Du Lut et l'éricaud, Catalogue des
Lyonnais dignes de mémoire, 1839.
S. Aiironr..
RIVIUS Eustache ou en flamand VAN DER
RIVIEREN, dominicain né à Zichen en Brabant,
mort à Louvain en 1538. Il a été, à Louvain, l'un des
premiers à s'élever contre les doctrines de Luther au
nom de l'orthodoxie catholique. Il serait intéressant de
pouvoir dater exactement son opuscule Errorum Mar-
tini I.ulheii brevis eonfulatio, publié à Anvers. Un autre
de ses écrits : SacTomenlorum brevis elucidaiio simulque
nonnulla per> ersa Lutheri dogmata excludens, etc., fut
publié en 1523. Bivius a aussi écrit Apologia proprie-
laiisin Erasmi Roterodami enchiridii canonem quinium,
Anvers, 1531, in-.S".
Scriptores sancli ordinis i>nvdic., t. il.
Quétif-Echard
1721, p. loi',.
M. -M. Gorge.
2749
ROBBE (JACQUES) — ROBERT DE LEICESTER
2750
ROBBE Jacques (1678-1742), né à Villers-Camp-
sart, près d'Amiens, en 1678, fit ses études de philoso-
phie et de théologie à Paris; il fut successivement pro-
fesseur de philosophie au collège Mazarin, censeur de
la nation de Picardie (1709), procureur de cette nation
(1710),recteurdel'Université(10oct.l710-9oct.l711)
et professeur de théologie et enfin grand maître du
collège Mazarin (1724). Il fut un adversaire déclaré du
jansénisme; il mourut au collège Mazarin, en 1742.
Robbe laissa plusieurs manuscrits qui furent publiés
après sa mort par ses deux neveux, François-Michel et
Jacques Le Bel : Traciaius de mysterio Verbi incarnati,
dédié à Christophe de Beaumont, Paris, 1762, in-8°;
Tractatus de aaguslissimo eucharistiœ sacramento,
Neufchateau, 1772,in-8°; Tractatus de gratia De/, Paris,
1780-1781, 2 vol. in-8°, qui contient une longue disser-
tation historique et théologique sur le jansénisme ; Dis-
sertation sur la manière dont on doit prononcer le canon
et quelques autres parties de la messe, où l'on examine ce
que l'on doit entendre par le submissa voce dans cet
endroit du concile de Trente, pia mater Ecclesia...,
Neufchateau, 1770, in-12; dans cet écrit, Robbe com-
bat les innovations des jansénistes dans les cérémonies
de la messe.
Michaud, Biographie universelle, t. xxxvi, p. 99; ZVou-
velles ecclésiastiques du 20 mai 1742, p. 77-78; Féret, La
faculté de théologie de Paris et ses docteurs tes plus célèbres.
Époque moderne, t. vu, p. 246-247, note; Abbé Le Sueur,
Deux recteurs picards de l'université de Paris au XVII" siècle,
Amiens, 1892, in-8°, p. 3-23 et 38-46.
J. Carreyre.
1. ROBERT DE COURSON, professeur à
Paris, puis cardinal (t 1219). Certainement anglais
d'origine, sans qu'il soit possible de déterminer d'une
manière exacte, ni le lieu, ni la date de sa naissance,
Robert apparaît pour la première fois à Paris vers 1 195,
où il est encore élève de Pierre le Chantre. Après la mort
de celui-ci (1197), il s'attache quelque temps à Foulques
de Neuilly, dont il seconde la prédication en vue de la
croisade. Mais il est déjà professeur vers 1204. S'il esl
chanoine de Noyon en 1204, chanoine de Paris en 1209,
c'est sans être astreint aux obligations canoniales, son
temps étant partagé entre l'enseignement et de très
nombreuses vacations en qualité de juge-délégué. Le
15 mars 1212, il est nommé par le pape Innocent III
cardinal du titre de Saint-Étienne-au-mont-Cœlius, et
presque aussitôt chargé en France d'une importante
légation; il s'agit de préparer la réunion du IVe concile
du Latran, et en même temps la grande croisade dont
rêve de plus en plus Innocent III. C'est dans ce sens
que Robert oriente les délibérations de plusieurs conci-
les importants, Paris, Rouen, Bordeaux. Puis, brus-
quement, au cours de 1214, il prend une part considé-
rable à la croisade contre les albigeois. C'est lui qui, en
juillet-août 1214, confirme, à Sainte-Livrade, la posses-
sion à Simon de Montfort des conquêtes faites par lui
sur les hérétiques. En même temps, Robert, représen-
tant du Saint-Siège, règle une foule de questions plus
ou moins considérables. Mais il semble avoir manqué
d'habileté; son emportement, sa maladresse, son esprit
brouillon lui attirent une sérieuse impopularité. A plu-
sieurs reprises il reçoit des blâmes d'Innocent III et le
pape Honorius III cassera plusieurs de ses décisions.
Revenu à Rome pour le concile du Latran (automne
de 1215), il ne sera plus désigné pour des légations ulté-
rieures. Honorius III lui est encore moins favorable
qu'Innocent. Sans doute il l'envoie à la croisade de
1218, mais non comme légat; Robert est simplement
adjoint comme prédicateur au cardinal Pelage. Il
arrive sous Damiette avec le gros de l'armée à la mi-
octobre 1218 et meurt le 6 février 1219.
Magisler legens in theologia, Robert avait certaine-
ment composé un Commentaire sur les Sentences, connu
par un catalogue anglais; cf. M. R. James, The ancienl
libraries of Canlerbury and Dover, Cambridge, 1903,
p. 267, n. 655, mais qui ne s'estpas retrouvé. Par contre,
il subsiste une douzaine de manuscrits d'une Somme
théologique, composée entre 1204 et 1210 ; la partie
relative à l'usure a été publiée par G. Lefèvre en 1902 :
Le traité De usura de Robert de Courçon, dans les Tra-
vaux de l'Institut catholique de Lille; quelques fragments
relatifs à la pénitence avaient déjà été donnés par
P. Petit, Psenilentiale Theodori, t. i, p. 367-376. Les
attributions qui lui ont été faites d'autres ouvrages,
sont plus que douteuses.
A côté de cette contribution personnelle à la théolo-
gie, Robert de Courson a été mêlé en 1215 à l'établis-
sement de diverses règles relatives à l'enseignement
qui ne furent pas sans importance. Son décret pour
la réorganisation des études à Paris, édité dans
Denifle et Châtelain, Chartularium universitatis Pari-
siensis, t. i, n. 20, p. 78 sq., prévoit les conditions à
remplir par ceux qui doivent enseigner tant à la faculté
des arts qu'à celle de théologie. Il faut attirer spéciale-
ment l'attention sur la défense qui est faite aux « ar-
tistes » d'expliquer la A/e/ap/iysf'çued'Aristote qui com-
mençait à pénétrer dans renseignement de la philoso-
phie et dont on se défiait grandement dans le monde
ecclésiastique officiel.
Pour la biographie de Robert, tous les travaux antérieurs
sont annulés par celui de Gli. Dickson, Le cardinal Robert de
Courson. Sa vie, dans Arch. d'hist. doctrinale et littéraire du
Moyen Age, t. IX, 1934, p. 53-142. Pour la doctrine voir :
l'introduction de G. Lefèvre, op. cit.; M. Grabmann, Gesch.
der scholastischen Méthode, t. u, p. 493-497. Des renseigne-
ments importants sur le contenu de la Somme dansB. Hau-
réau, Notices et extraits de quelques mss., t. I, p. 167-185.
É. A MANN.
2. ROBERT DE GENÈVE, nom du pape
d'Avignon Clément VII (1378-1394). Voir l'article
Schisme (Grand) d'Occident.
3. ROBERT DE LA BASSÉE, frère mineur du
XIIIe siècle. Au nombre des quatre « maîtres en théo-
logie de Paris » qui « exposent » en 1242 la règle fran-
ciscaine, figure, à côté d'Alexandre de Halès, dé Jean
de La Rochelle et d'[ Hudes] Rigaud, un certain Ro-
bertus de Bassia, sur l'identité duquel on a longuement
discuté, la graphie de son nom d'origine oscillant, selon
les mss., entre Bassia, Bascia, Bastia, Baseta, Basileta,
Hassia et méjrie Russia. Si on se range, avec le P. Cal
lebaut, à la graphie Bassia et que l'on traduise ce nom
par La Bassée (petite ville aux environs de Lille), on
comprend assez bien comment, dans la commission
d'enquête envoyée par saint Louis, en 1247, dans les
diocèses d'Arras, Thérouanne et Tournay, figure le
frère Robert de La Bassée (Robertus de Bassea). Ce
frère Robert qui était maître en théologie avant 1241
aurait laissé, outre cette Exposition de la règle des frères
mineurs dite Expositio quatuor magistrorum, et éditée
dans le Firmamcnlum trium ordinum, Paris, 1512,
p. xvii, et des sermons, un Liber de anima (mentionné
au dire de Sbaralea par la Chronique de Marc de Lis-
bonne, part. II, 1. I, c. lv) et un Commentaire sur les
quatre livres des Sentences. Rien ne s'en est encore
retrouvé.
Wadding, Scriptores O. M., Rome, 1806, p. 210, au vocable
Robertus de Ruisia sine Rutenus: Sbaralea, Supplementum,
Rome, 1806, p. 635 (cf. 040) au vocable Robertus de Eastia
(l'auteur ajoute : non de Bascia qui nullus est locus); A. Cal-
lebaut, note dans Arehivum francise, historié., t. x, 1917,
p. 229-230, cf. p. 317; P. Glorieux, Répertoire des maîtres en
théologie de Paris au XIII' s., t. n, Paris, 1934, p. 5-1.
É. Amann.
4. ROBERT DE LEICESTER, frère mineur
du xive siècle, ainsi nommé de sa ville natale. Entré
chez les frères mineurs, il étudia et professa à leur cou-
2 7r>!
ROBERT DE LEIC ESTER
ROBERT DE M EL UN
?7.V>
vent d'Oxford où il fut le 18" maître eu théologie. En
1201, il dédie à Richard Swiniield. évêque de Hereford,
un traité De ratione temporum sive de computo hebrseo-
rumaptato ad kalendarium lalinorum (Bibl. bodléienne,
Digb. 21:.'). En 1325 il était certainement en résidence
à Oxford et l'un des deux magistri extranei de Balliol-
College. D'après Baie, il serait mort à Liehtfield en
1318. mais au dire de A. Liltle, l'assertion sérail sans
preuves. Outre un Commentaire sur les Senlenrrs, un
livre de Quodlibeta et un traité Dr paupertate Chrisli
que Leland lui attribue, il faudrait portera son compte
un Enchiridion paenitentiale... ex distinctionibus... It<>-
berti de Leycester, contenu dans le ms. 220 de Pem-
broke-College à Oxford.
Tanner, lïibl. Britaimico-Hibernica, Londres, 1748, p. 636
(d'après Leland); A. -G. Little, art. Leicester (Robert of )
dans Dictionary o/ national biographg, t. .x.x.xn, Londres,
1892, p. 426.
É. Amann.
5. ROBERT DE MELUN, dit aussi Robert
deHereford, né en Angleterre à la fin du xie siècle,
étudiant à Oxford, puis à Paris, professa d'abord les
arts libéraux sur la Montagne Sainte-Geneviève vers
1137. Il succédait à Abélard et eut parmi ses audi-
teurs Jean de Salisbury. C'était un professeur prompt,
bref et clair. Il poussait à ce qu'on introduisît les
écrits d'Aristote dans l'enseignement «les arts libéraux.
Il aimait à expliquer les Topiques. Il procédait d'ail-
leurs avec beaucoup d'originalité. Plus tard, il alla à
Melun diriger une école, ce qui était déjà arrivé à Abé-
lard. Il semble que tout un petit milieu scolaire ait
existé à Melun à cette époque. Vers 1140. à l'époque
du concile de Sens, Robert de Melun s'intéresse déjà
à la théologie de la Trinité. En 1148, au concile de
Reims, Robert s'attaque avec vigueur et finesse à di-
vers écrits de Gilbert de La Porrée. D'ailleurs, le cas
échéant, il n'hésitait pas à s'élever dans son enseigne-
ment contre Pierre Lombard lui-même, après avoir
combattu dans le même camp que lui contre Gilbert
de La Porrée. On pense qu'ensuite Robert de Melun
vint occuper une chaire de théologie à Paris à l'abbaye
de Saint- Victor. Robert quitta Paris pour l'Angleterre
vers 1 160, appelé par le roi Henri 1 1 sur les conseils de
Thomas Becket. Il devint archidiacre d'Oxford, puis,
en 1163, évêque de Hereford. Il prit parti pour le roi
Henri II contre Thomas Becket, avant de se rallier à
la cause de ce dernier. Il mourut à Hereford le 27 fé-
vrier 11(17. Il ne faut pas le confondre avec un autre
évêque de Hereford, nommé lui aussi Robert (1075-
1095) qui a donné un abrégé fort estimé de la grande
chronique de Marianus Scotus.
Trois ouvrages de théologie de Robert de Melun
nous sont parvenus : Queestiones de divina pagina,
Qusesiiones de epistolis Pauli, Senientiœ. Il existe deux
rédactions de ce dernier ouvrage, une complète et une
brève; mais la rédaction abrégée ne paraît pas être
l'œuvre de Robert lui-même. Les Senientiœ surtout ont
été très répandues. Elles ont été pour ainsi dire clas-
siques à Paris dans le dernier tiers du XIIe siècle. L'au-
teur lui-même, modéré dans ses opinions personnelles,
sévère dans ses critiques contre les abélardiens outran-
ciers, échappait à la suspicion des zélotes de l'école de
Saint-Victor.
Depuis quelques années, divers érudits ont publié
des extraits des écrits de Robert de Melun (voir leur
liste dans R.-M. Martin, Œuvres île Robert de Melun, 1. i,
p. xxm-xxv).
Sur une foule do quest Ions de I néologie : incarnat ion.
Trinité, toute-puissance divine, liberté de l'homme,
nature et portée du péché originel, Robert de Melun a
eu ses i héories propres.
Les Queestiones de divina pagina exposent, après les
opinions pour et contre (comme dans le Sic et non
d' Abélard), une théorie qui donne les solutiones. Ces
solutiones représentent une étape intermédiaire entre
le Sic et non et le procédé analytique et spéculatif qui
sera celui de chaque article dans la Somme de saint
Thomas. Il se pose à ce sujet un problème complexe
sur l'enseignement au Moyen Age et son évolution. On
manque d'éléments précis pour aboutir à des éclaircis-
sements suffisants. Robert de Melun dans ses Quœs-
tiones connaît les écrits logiques d'Aristote, la Bible, les
Pères grecs et lat iris, WalafridStrabon. Il reste en étroite
relation d'idées avec les plus fameux maîtres de son
temps : Abélard, Gilbert de La Porrée, Gratien. Mais
il a sur tous les sujets des vues personnelles. Il se
réfère aussi à Magister Hugo, c'est-à-dire Hugues de
Saint-Victor, le plus spontané et le plus indépendant
parmi les victorins, ses amis.
Commentateur de saint Paul, comme l'a reconnu
A. Landgraf, Robert de Melun a fait école et les autres
commentateurs se sont inspirés de lui.
Son livre le plus répandu est d'ailleurs les Senientiœ,
où il fait preuve d'une remarquable et féconde origi-
nalité. Il y apparaît comme une sorte d'intermédiaire
entre Pierre Abélard et l'abbaye de Saint-Victor. Il
n'hésite même pas à combattre sur ce terrain doctrinal,
le cas échéant, des amis de Saint-Victor et non des
moindres : Guillaume de Saint-Thierry et surtout saint
Bernard de Clairvaux lui-même. Comme l'a remarqué
le I'. R.-M. Martin, Robert de Melun défend implicite-
ment Abélard dans une affaire de condamnation doc-
trinale importante. Le concile de Sens de 1140, parmi
dix-huit propositions abélardiennes qu'il condamnait
au sujet de la Trinité, avait noté les deux propositions
suivantes :
1 . Quod Pater sit plena polenlia, Filius quœdam poten-
tia, Spirilus sanclus nulla polenlia.
14. Quod ad Patrem, qui ab alio non est, proprie vel
specialiter atlineat operalio, non eliam sapientia et beni-
gnilas. Abélard pouvait être condamné de ce chef; mais
Robert de Melun ne pouvait pas admettre la thèse sui-
vante de saint Bernard qui avait fait condamner Abé-
lard. Chaque personne de la Trinité, pensait saint Ber-
nard, est également puissante, sage et bonne. Pour le
prédicateur de la deuxième croisade, si le Père seul est
puissant, le Fils et le Saint-Esprit ne le sont pas; si le
Fils seul est sage, le Père et le Saint-Esprit sont dé-
pourvus de sagesse; si le saint Esprit seul est bon, le
l 'ère et le Fils sont sans bonté. Robert de Melun défend
la distinction qui attribue la bonté à l'Esprit, la sagesse
au Fils, la puissance au Père. Mais il ne refuse pas lis
deux autres qualités à chaque personne à laquelle il
attribue spécialement une qualité et une seule des
trois. Par ce procédé, Robert de Melun veut empêcher
(pie l'on confonde les personnes divines: il ne lui vi snt
nullement a l'idée d'attribuer des degrés de perfection
inégaux aux diverses personnes. Toutes les trois ont la
plénitude de la puissance, de la sagesse et de la bonté.
Il arriva (pie les théologiens de Saint-Victor com-
prirent. Malgré leur peu d'estime pour Abélard, l'opi-
nion de Robert de Melun leur plut. C'était une théorie
complète de l'appropriation trinitaire qu'exposaient
les Senientiœ. Tout cela était neuf et Robert de Melun
caractérisait heureusement cette appropriation par
trois ternies : allribuilur, allribuilur specialiter, appro-
priatur. Richard, prieur de l'abbaye victorîne, repren-
dra cette théorie quelques années plus tard. Elle de-
viendra classique. Elle sera enseignée et prêchée par
les trois docteurs de l'Église du xmc siècle parisien :
Albert le Grand, Bonaventure et Thomas d'Aquin.
H. -M. Martin, Œuvres de Robert de Melun, 1. 1, Qutesllones
île divina pagina, 1934, s? p. de texte et i,u p. d'introduc-
tion sur Robert de Melun; compléter par : 15. -M. Martin,
Pro Peiro . I belardo, l 'n plaidoyer de Robert de Melun contre
suint Reniant, dans Renne îles sciences philosophiques et
2753
ROBERT DE MELUN
ROBERTI (JEAN;
2 754
théologiques, 1923, p. 308-333; A. Landgraf, Familienbil-
dur.g bei Paulinenkommentaren des 12. Jahrhunderts : Robert
von Melvm and seine Schule, dans Biblica, 11)32, p. 169-193.
M.-M. Gorce.
6. ROBERT D'OXFORD ou DE HERE-
FOR D, dominicain du xme siècle dont on sait par
divers catalogues qu'il écrivit en faveur de saint Tho-
mas contre Henri de Gand, et aussi contre un certain
Gilles qu'il serait peut-être téméraire d'assimiler à
Gilles de Lessines ou à Gilles de Rome.
G. Meersseman, Laur. Pignon catalogi etchronica; accedunt
catalogiStamsensiseiUpsalensisscripiorum O.P., Rome, 1936.
M.-M. Gorce.
7. ROBERT PAU LU LUS (xn« siècle). Le nom
de Maître Robert Paululus, d'Amiens, se lit dans le ms.
lut. 11 579, fol. 53 v°, de la Bibliothèque nationale de
Paris, en tête d'un ouvrage de 20 folios sur les céré-
monies et les sacrements. Ce même nom Magister Ro-
berlus Paululus, minister episcopi Ambianensis a été lu
par Mabillon dans des chartes de Corbie de 1174, 1179
et 1184. Voir Acla sanct. O. S. B., éd. de Venise, t. m,
1734, p. xxxv. Il est tout indiqué d'identifier ces deux
noms, ce qui fixe Robert Paululus dans le dernier tiers
du xiie siècle. Le De cwremoniis, sacramentis, o/f.ciis et
observationibus ecclesiaslicis, qui lui est attribué par
le ms. en question, a figuré d'abord parmi les œuvres
d'Hugues de Saint-Victor. P. L., t. ci.xxvii, col. 381-
456. C'est une explication en trois livres des diverses
cérémonies et des sacrements, qui présente assez exac-
tement l'état de la théologie à la fin du XIIe siècle.
C. Oudin, Scriptores ecclesiastici, 1722, t. n, col. 1569;
Fabricius, Bibl. lut. Media- .Btatis, 1736, t. V, p. 609; t. VI,
p. 300; Ceillier, Hist. des auteurs sacrés et ecclés., lre édit.,
t. xxu, p. 216 sq.; Histoire littéraire de la France, t. XIV,
1822, p. 556-558 (Daunou).
É. Amann.
8. ROBERT PULLEYN, ecclésiastique an-
glais, devenu cardinal et chancelier de l'Église ro-
maine (f vers 1150). 11 est difficile de tracer son curri-
culum vide, et il vaut mieux signaler les quelques
documents qui jalonnent sa vie. Les Annales d'Osneg,
marquent en 1133 qu'à cette date « Robert Pulein »
commença d'expliquer à Oxford les divines Écritures,
dont l'étude était bien tombée en Angleterre. Rerum
britann. M. .-£. scriptores, Annal, monastici, t. iv,
p. 19. En 1 134, il figure comme archidiacre de Roches-
ter; cf. Le Neve, Fasl. Eccles. anglic, t. n, p. 579.
Le continuateur de la chronique de Siméon de Dur-
ham sait que le roi Henri Ier (f 1er décembre 1135)
avait offert un évêché à Robert, qui le refusa. Rer.
britann.. t. lxxv, 2, p. 319. Vers 1140, une lettre de
saint Bernard nous apprend qu'il est à Paris; l'abbé de
Clairvaux sollicite à deux reprises de l'évêque de
Rochester la permission pour Robert de demeurer en
France, où il exerce par son enseignement une heu-
reuse action. Epist., cev, P. L., t. clxxxii, col. 372.
.Mime renseignement fourni pour cette même date
approximative par Jean de Salisbury, qui, à Paris,
étudie quelque temps la théologie sous Roberlus
Pullus. Voir Metalogicus, I, v; II, x, P. L., t. cxcix,
col. 833 A, 869 A. Pourtant en 1143 Robert est encore
désigné comme archidiacre de Rochester; cf. Le Neve,
ibid. Mais en 1145, il est à Rome et contresigne,
comme prêtre cardinal et chancelier de l'Église ro-
maine, la dernière bulle du pape Lucius II. Jalfé,
Regesta PP. RR., n. 8713. De même contresigne-t-il
les bulles d'Eugène III depuis le début du pontificat
jusqu'au 2 septembre 1146. Voir Jafîé, ibid., t. n,
p. 21. A partir de cette dernière date son nom dis-
paraît des registres. Dans les tout premiers mois du
règne d'Eugène, saint Bernard avait écrit à Robert
pour lui demander de veiller sur le nouveau pape.
Episl., ccclxii, col. 563. Ainsi, Anglais d'origine,
archidiacre de Rochester, professeur à Oxford (qui
le compte comme un de ses fondateurs), Robert vient
ultérieurement enseigner à Paris (où rien n'indique
qu'il se soit formé avant de professer à Oxford); c'est
pour peu de temps; la Curie l'accapare, et c'est à
Rome qu'il termine sa vie, vers le milieu du xne siècle.
Son œuvre littéraire fut assez considérable. Les
bibliographes se transmettent, depuis Pits, une série
de titres d'ouvrages inédits ; Sermons, Commentaires
sur l'Apocalypse el les Psaumes; traité De conlemplu
mundi, etc. Nous pouvons juger de la contribution de
Robert aux études théologiques par les Sententiarum
libri VIII, publiés en 1655 par dom H. Mathoud, et
réimprimés dans P. L., t. clxxxvi, col. 639-1010.
C'est un exposé complet, assez bien ordonné de toute
la théologie, aussi bien spéculative que pratique. Une
capitulation complète, rédigée par l'auteur lui-même,
permet d'en suivre assez aisément la marche, col. 639-
674; on trouvera une analyse dans Ceillier, Hist. des
ailleurs sacrés et ecclés., 2e éd., t. xiv, p. 392-399.
Après avoir établi, surtout par la dialectique, l'exis-
tence et les attributs de Dieu, l'auteur expose, à l'aide
des sources de la révélation, le mystère de la Trinité,
puis le problème du mal, celui aussi de la prédesti-
nation, enfin la question de la puissance divine. L. I.
Vient ensuite l'étude de la création, où il est surtout
question de l'homme, de sa nature, puis de la chute el
de ses conséquences. L. II. Pour restaurer l'homme et
le racheter, l'incarnation est le moyen prévu par Dieu;
c'est l'occasionvde développer les doctrines christolo-
giques. L. III et IV. L'œuvre du Sauveur se continue
par l'Église, qui propose aux hommes la foi et les
sacrements, et tout d'abord le baptême. L. V. Ce
sacrement efface le péché originel, mais n'en supprime
pas toutes les séquelles; l'auteur les étudie, surtout la
concupiscence et l'ignorance, ce tpii amène la consi-
dération des causes qui diminuent ou suppriment
la responsabilité. Nient ensuite l'étude relative aux
anges, bons et mauvais. Enfin retour aux sacrements,
et d'abord à la pénitence. L, VI. Non sans digression
sont étudiés ensuite la satisfaction, puis l'ordre et le
mariage. L. VII. L'eucharistie couronne cette étude.
Enfin la considération des tins dernières termine tout
l'ouvrage. L. VIII.
La marche générale est donc assez différente de celle
d'Abélard; elle fait plutôt présager celle du Lombard.
Sur les rapports entre ces diverses œuvres, et d'autres
de la même époque, voir l'article Sententiaires. La
dialectique joue un rôle considérable dans l'œuvre
de Robert, et la discussion des « autorités i est plus
sobre que dans Abélard. L'esprit général est très
conservateur et l'on comprend bien la sympathie
qu'éprouvait saint Bernard pour Robert Pulleyn.
Outre les articles déjà anciens des encyclopédies, Kir-
chenlexicon et Prot. Realencyclopaedie, au mot Pulh in, voir
surtout Dictionary of national biography, I. xvn, 1896,
p. 19 sq.; R.-L. Poolc et M. Bateson, Index Britannirorum
scriptorum, Oxford, 1902, p. 385; A. Landgraf, dans The
new-scholasticism, Washington, 1930, p. 1-14. Quelques
aperçus intéressants dans .1. de Ghellinck, /.;• mouvement
théologique du XII' siècle, Paris, 191 1, passim l voir la table).
É. A.MANN.
ROBERTI Jean, jésuite ( 1 569- 1 651 ). Né le
4 août 1569 à Saint-Hubert (Luxembourg belge), il en-
tra au noviciat de Trêves le 27 mars 1592, enseigna la
logique et la physique à Wurtzbourg ( 1 601 1-161 12 ), l'Écri-
ture sainte à Mayence (1605-1607), puis fut recteur à
Fuldaetà Paderborn. Il revint ensuite à l'enseignement
à Trêves (1619-1620), et à Douai. De 1621 a 1647 il est
à Liège préfet de la sodalité des ecclésiastiques; trans-
féré à Namur, il y mourut le 14 février 1651. Polémiste
acharné, il commença par entrer en lutte contre cer-
taines théories du médecin Paracelse (1493-1541 ), sur
2755
ROBERT! i.l LAN
!{()(.. \BKRTI (JEAN-THOMAS DE'
2756
la vertu curative de l'unguentum sympatheticum et
armarium parl'action du magnétisme animal. Dans un
ouvrage de 1608, réédité en 1613, Tractalus de magne-
tica curatione vulnerum, le calviniste Goclcnius, pro-
fesseur à Marbourg, avait repris cette théorie et vanté,
au détriment des miracles, l'efficacité merveilleuse
du magnétisme. Le P. Roberti l'attaqua vivement
dans une thèse soutenue à l'université de Trêves :
Dissertatio theologica de superstitione, Trêves, 1615,
réimprimée l'année suivante à Louvain sous le titre
Tractalus novi de magnetica curatione vulnerum. Il
accuse le médecin calviniste d'impiété et de blasphème,
de superstition, de magie, voire d'idolâtrie. Ses atta-
ques visent en même temps les calvinistes en général :
ils refusent les miracles aux catholiques et s'abandon-
nent eux-mêmes aux superstitions les plus impies.
Une réplique publiée par Goclcnius en 1617 provoqua
de la part du jésuite deux nouvelles attaques plus
développées et non moins virulentes : Goclenius heau-
tonlimorumenos, id est curationis magneticie et unguenti
armarii ruina, Luxembourg, 161 S, et Metamorphosis
magnetica caluino-gocleniana, Liège, 1618. Le médecin
riposta de nouveau en 1619 : Morosophia Joannis Ro-
berti jesuilœ. Celui-ci revint à la charge : Goclenius ma-
gus serio délirons, Douai, 1619. Entre temps le médecin
bruxellois Van Helmont avait composé un traité en
faveur de la théorie magnétique. Il soumit son manus-
crit à la censure ecclésiastique; l'autorisation de l'im-
primer fut d'abord accordée, puis retirée. Toutefois, à
l'insu de l'auteur, l'ouvrage fut imprimé à Paris en 1621 :
De magnetica vulnerum naturali et légitima curatione,
disputatio contra opinionem D. J. Roberti. Tout en cri-
tiquant sur certains points Goclcnius, Van Helmont
admet comme certain le magnétisme animal; il lui
attribue même les guérisons miraculeuses opérées par
les reliques ainsi que les maléfices des sorcières. Ro-
berti publia sans tarder une réfutation : Curationis
magneticie et unguenti armarii magica impostura,
Luxembourg, 1621. Il reproche vertement au médecin
bruxellois son dédain de la théologie, son abus de l'Écri-
ture sainte, ses moqueries contre les miracles, ses théo-
ries superstitieuses. L'ouvrage de Van Helmont fut
censuré par de nombreuses facultés de théologie et de
médecine, lui-même emprisonné.
Ce ne fut pas la seule polémique de Roberti. En 1616
l'ancien jésuite Marc-Antoine de Dominis, archevêque
de Spalato, s'enfuit en Angleterre à la suite de dissen-
sions avec le pape. Passé à l'anglicanisme, il se livra
dans sa prédication et dans plusieurs écrits à de vio-
lentes attaques contre le Saint-Siège. Voir ici, t. iv,
col. 1668-1675. Roberti, qui l'avait déjà pris à partie
en 1618 dans sa Metamorphosis calvino-gocleniana,
publia contre l'apostat et les anglicans en général un
réquisitoire virulent intitulé Ecclesise anglicanœ refor-
mata: basis, impostura..., Luxembourg, 1619. Il consa-
cra plusieurs autres ouvrages à la controverse avec les
novateurs, en particulier : Parallela sacrœ missœ cl
ccenir hœreticaz, thèse soutenue à l'université de Trêves
en 1616; De. l'idolâtrie prétendue de. l'Église romaine en
l'adoration des images, Liège, 1635, réédité à Tournai
en 1638, réponse à un libelle d'Abraham Rambour et
Pierre du Moulin, ministres réformés à Sedan; La
confession de foi des Églises prétendues réformées des
Pays-Bas, convaincues de fausseté..., Liège, 1612. Tous
ces écrits attestent la science et les qualités de polé-
miste de l'auteur. Mais son ardeur combattive l'en-
traîna plus d'une fois à des excès de langage regret-
tables que le Père général lui reprocha à plusieurs
reprises. Cf. A. Poncelet, Histoire de la Compagnie de
Jésus dans les anciens Pays-Bas, t. n. Bruxelles, 1927,
l>. 505, note 4.
Les ouvrages qui restent à signaler sont de nature
plus pacifique. Un des premiers qu'il publia est consa-
cré à l'Écriture sainte : Myslicœ Ezechielis quadrigse...,
Mayence, 1615. C'est un essai de synopse des quatre
évangiles. Suivant l'ordre chronologique, il donne en
autant de colonnes le texte grec et latin du récit évan-
gélique et des passages parallèles. Un triple index ter-
mine le livre qui est une réussite remarquable d'ingé-
niosité et de typographie. Cf. Fr. Falk, dans Zeil-
schrift fur kath. Théologie, 1898, p. 368-371.
En dehors de la controverse, les préférences de notre
auteur allaient à l'hagiographie. La plus importante
de ses œuvres a pour objet la vie et le culte du patron
de son pays natal : Historia S. Huberti, principis Aqui-
tani, ultimi Tungrensis et primi Leodiensis episcopi...,
Saint-Hubert, 1621. A l'aide d'un questionnaire rédigé
en quatre langues et largement répandu, l'auteur put
réunir sur le saint une foule de données nouvelles. « A
un labeur considérable autant que consciencieux
avaient présidé de réelles qualités de critique, vrai-
ment remarquables pour qui songe à l'état de l'histo-
riographie à l'époque de l'auteur... C'est avec fruit que
le livre est encore consulté de nos jours par tous ceux
qui ont à s'occuper de saint Hubert. » J. Vannérus, Bio-
graphie nationale de Belgique, t. xtx, col. 527 sq. ; on
trouvera dans cette excellente notice une analyse
détaillée de l'ouvrage. Dans Sanctorum quinquaginta
jurisperitorum elogia, Liège, 1632, Roberti s'efforce de
prouver que, contrairement à l'opinion courante, saint
Yves n'est pas le seul saint jurisconsulte; il donne la
biographie de cinquante saints représentants de cette
profession qu'il comprend à vrai dire très largement,
puisqu'il y fait figurer Moïse, Aaron, Job, et Charle-
magne. Legia catholica, Liège, 1633, a pour but d'éta-
blir que, depuis saint Materne, Liège est toujours res-
tée fidèle à la foi catholique. La même année il consa-
cra un ouvrage au patron de cette ville : Vita S. Lam-
berti martyris..., Liège, 1633.
Nous devons enfin au P. Roberti la publication de
deux textes anciens : Contemplus mundi, opuscule ascé-
tique d'un anonyme du Moyen Age, Luxembourg,
1618, et Flores epitaphii sanctorum de l'abbé d'Echter-
nach, Théofroy. Luxembourg, 1619, édition qui lui
fait le plus grand honneur.
Neyen, Biographie luxembourgeoise, t. il, 1861, p. 85 sq.;
Sommervogel, Bibl. de la Comp. de Jésus, t. vi, col. 1900-
1906; surtout J. Vannérus, article Roberti Jean dans Bio-
graphie nationale de Belgique, t. xix, 1907, col. 515-532.
J.-P. Grauskm.
ROBINET Urbain (1683-1758), né en Bretagne
en 1683, fut docteur de Sorbonne et devint chanoine et
vicaire général de Paris et abbé de Bellozane. Il mourut
à Paris le 29 septembre 1758. Il a publié un résumé de
la théologie de Tournely. sous le titre Compendiosœ
instilutiones excerptse ex contractis prœlcctionibus Hono-
rati Tournely, Paris, 1731, 2 vol. in-8°, et Medulla
thcologiœ Tournelianœ, Cologne, 1735, 2 vol. in-4°. Qué-
rard lui attribue un Mémoire pour prouver la néces-
sité de l'évocation générale des appels comme d'abus et
une Lettre d'un ecclésiastique à un curé, où l'on expose le
plan d'un nouveau bréviaire. Robinet avait publié un
Breviarium Rothomagense, Rouen, 1733,4 vol. in-12,ct
un Breviarium ecclcsiasticum clcro propositum, Paris,
1714, in-12.
Férct, I.u faculté de théologie de Paris et ses docteurs les plus
célèbres. Époque moderne, t. vu, 1910, p. 437; Hurtcr, No-
menclator, 3f éd.. t. iv, col. 1113.
.1. Carreyre.
ROCABERTI (Jean-Thomas de), dominicain.
Né vers 162 1 à Perelada sur la frontière du Roussillon,
il appartenait à une vieille famille catalane alliée à la
famille française des Mirepoix. Après des études à
Toulouse, il prit l'habit de Saint-Dominique à Gérone
et étudia la I licol igie à Valence. Bientôt il y professa à
l'université; et il devint, en 1664, maître général de son
21b i
ROCABERTI (JEAN-THOMAS DE) — RODRIGUEZ (ALPHONSE)
2 758
ordre. Malgré son affection pour la cour de France, il
combattit âprement le gallicanisme et en particulier
celui de son subordonné, le dominicain Noël Alexandre.
En 1677, maître de Rocaberti devenait archevêque de
Valence. En 1695, il était promu grand inquisiteur
d'Espagne. Il fut à deux reprises vice-roi de Valence.
Il mourut à Madrid en 1699.
Il a commencé par publier en 1651 un ouvrage sur la
noblesse de sa famille. En 1668 il publiait sous le titre
Alemento espiritual cotidiano exercicio de medilacion.es,
à Barcelone des extraits de Louis de Grenade, d'Henri
Suso et de sainte Catherine de Sienne. L'année sui-
vante toujours à Barcelone, dans le même format in-4°,
il publiait : Teologia mistica. Instruction del aima en la
oracion y méditation. Après qu'il eut été déchargé du
gouvernement de son ordre, il consacra la meilleure
partie de son activité théologique à la lutte contre le
gallicanisme. Ce furent d'abord trois in-folios publiés à
Valence sous le titre commun de De romani pontificis
aucloritate. Le premier volume paru en 1691 était sur-
tout doctrinal. Le second paru en 1693 était plus his-
torique. Le troisième, en 1694, traitait de la puissance
temporelle du pape. A partir de 1695 et jusqu'en 1699,
Rocaberti publia 21 vol. in-folio à Rome sous le titre
de Bibliotheca maxima pontificia. Le Parlement de
Paris, par un arrêt du 20 décembre 1695 avait interdit
l'entrée en France du De romani pontificis aucloritate.
Continuant néanmoins sa lutte anti-gallicane, l'ultra-
montain Rocaberti dans sa Bibliotheca réunissait tous
les ouvrages qui, du point de vue théologique ou cano-
nique, pouvaient constituer une encyclopédie des droits
du pape. Rocaberti a également publié des commen-
taires de Nicolas Eymeric sur saint Paul, des sermons
de saint Vincent Ferrier et de saint Louis Bertrand.
A. Mortier, Histoire des maîtres généraux de l'ordre des
frères prêcheurs, t. vu, 1914, p. 86-159.
M. -M. GoiiCF..
ROCCA Ange. Né à Kocca-Contrata (Marche
d'Ancône) en 1545, il entra fort jeune chez les ermites
de Saint-Augustin à Camerino, acheva ses études à Pa-
doue et professa à Venise. Appelé à Rome en 1579 par
le P. Fivizzano, vicaire général de l'ordre et en même
temps sacristc de la chapelle pontificale, il entra dans
les bonnes grâces du pape Sixte V (1585-1590), qui le
chargea de surveiller les publications de la typographie
vaticane et l'introduisit dans la Congrégation chargée
de reviser la Vulgate. A la mort de Fivizzano, en 1595.
Rocca lui succéda dans sa charge de sacriste aposto-
lique; en 1605 il fut nommé évêque in partibus de
Thagaste. Il mourut à Rome le 8 avril 1620. Son sou-
venir reste attaché à la bibliothèque Angélique, dont
il avait commencé le rassemblement et qu'il donna au
monastère de Saint-Augustin, à la condition qu'elle
resterait publique. Cette bibliothèque, l'une des plus
importantes de Rome, subsiste encore aujourd'hui.
Ange Rocca a beaucoup écrit sur les sujets les plus
divers mais particulièrement sur les questions de céré-
monial et de liturgie. Ses multiples opuscules, renforcés
par un bon nombre d'inédits, ont été rassemblésen 1719:
F. Angeli Roccee opéra omnia, 2 vol. infol. ; nouvelle édi-
tion en 1745, qui ne diffère de la précédente que par
le frontispice : Thésaurus pont i fie iarum sacrarumque
untiquilatum neenon rituum, praxium ac cxremoniarum
(ce titre indiquant mieux le contenu). Nicéron donne
la description des quarante et un numéros de ces
œuvres complètes : retenons seulement : n. 7, De sanc-
torum canonisatione commentarius; n. 8, Cœremoniœ in
ipsa canonisatione observari consuetœ, cum catalogo
sanctorum quorum canonisationes inveniri poluerunl;
n. 19, De sanguine a Christo Domino in resurrectione
reassumpto; n. 20, De prœputio Christi Domini in
resurrectione reassumpto et in basilica Lateranensi asser-
vato (très révélateur de la manière de Rocca); n. 26,
Sacrorum Bibliorum emendaliones juxla concilii Tri-
dentini decretum in libros tantum Genesis, Exodi et
Levilici; n. 27, Chronhistoria de apostolico sacrario (énu-
mération de la série des sacristes apostoliques; dans
l'édition des Œuvres la liste est continuée jusqu'en
1719). Ne figure pas dans ce recueil un Discorso filoso-
fico è teologico délie comète, Venise, 1577. Rocca a réé-
dité aussi plusieurs ouvrages d'Agostino Trionfo (en
particulier le De potestate ecclesiastica et les (juœsliones
in I. II. Senlcntitirum),de Gilles Colonna; les sermons
de Pelbart de Themesvar.
La notice la plus exacte est celle qui se lit dans la conti-
nuation de la Chronhistoria, dans Opéra, t. i, p. 348' Nicé-
ron, Mémoires pour servir à l'histoire des hommes illustres,
t. xxi, p. 91-100; il n'y a pas de renseignements nouveaux
dans les Biographies de Micliaud et d'Hoeter.
É. A MANN.
RODRASEM (François de) , capucin du XVIIe
siècle. Polonais d'origine, et missionnaire aposto-
lique en Bohème où il fit un long séjour, il a composé
un ouvrage de controverse : Resporsiones ad septua-
ginla objecliones ab hœrelicis conjictas, Raudnitz, 1620,
puis traduit en tchèque, en 1627. On lui devrait aussi,
au dire de Wadding, divers ouvrages d'édification en
langue tchèque : Directoire pour les nouveaux convertis,
1633; Échelle spirituelle, 1636; Vie de saint Antoine de
Padoue, Prague, 1646; Exercices spirituels, ibid., 1647.
L Wadding, Scriptores O. M., p. 91; J.-H. Sbaraka,
Supp'ementum, p. 281; Bernird de Bologne, Bibliotheca
script. O. M. capuccin., p. 9S.
É. Amann.
1. RODRIGUEZ Alphonse, jésuite, auteur spi-
rituel. Il ne faut pas le confondre, comme il est arrivé
bien des fois, avec saint Alphonse Rodriguez (1531-
1617, canonisé en 1888), frère coadjuteur de la Compa-
gnie de Jésus, auteur d'un certain nombre d'opuscules
ascétiques et surtout mystiques, précieux par la des-
cription de ses expériences personnelles; voir Diction-
naire de spiritualité, t. i, col. 395-402.
I. Vie. — Le P. Rodriguez naquit à Valladolid, en
1538 et non en 1526, comme on l'a écrit tant de fois.
(Cf. Éludes, t. ci., p. 299). Il entra au noviciat de Sala-
manque en 1557. En 1564, âgé seulement de vingt-cinq
ans, il est nommé maître des novices dans la même ville,
où il se fait remarquer aussi comme excellent casuiste.
Deux ans plus tard, il passe au collège de Monterrey en
Galice, dont il est recteur de 1570 à 1576, tout en ensei-
gnant la morale et en exerçant le ministère apostolique.
A partir de 1579, il est à Valladolid, chargé des cas de
conscience et sans doute aussi de la formation spiri-
tuelle des jeunes religieux. En 1585, il est envoyé, en
qualité de maître des novices et de recteur, à Montilla
en Andalousie, probablement pour réagir contre le rigo-
risme pratique qui sévissait dans cette province. Le
P. Acquaviva le charge en 1598 de visiter les maisons de
l'Andalousie. En 1607, après un séjour de sept ans à
Cordoue, il reprend à Séville les fonctions de maître des
novices et de Père spirituel. Il y meurt le 21 février
1616. De l'avis unanime de ses supérieurs et de ses
contemporains, le P. Rodriguez était un homme d'orai-
son et de vie intérieure. Il avait un don remarquable
pour la formation et la direction spirituelle des reli-
gieux, fonction qu'il exerça avec le plus grand succès
pendant plus de quarante-cinq ans.
II. Œuvres. — 1° Mentionnons pour mémoire
quelques écrits non imprimés. Plusieurs séries de ses
instructions spirituelles ont été conservées. Les archives
de la maison de Loyola en possédaient trois volumes
manuscrits, contenant 241 exhortations datées de 1589
et de 1595 : Plàticas espirituales hechas en el colegio de
Montilla. Une autre série a été lithographiéc : Plàticas
de la doclrina cristiana hechas en Sevilla ano de 1610,
in-4°, 420 pages. Ces instructions, dont une partie seu-
2759
RODRIGUEZ (ALPHONSE1
2700
lemenl a été conservée, ont été la source immédiate el
comme le premier jet de son ouvrage imprimé. Nie-
remberg lui attribue en outre des études sur la théolo-
gie morale, a doctes écrits, fort recherchés »; le célèbre
moraliste Thomas Sanchez s'en serait inspiré dans ses
Consilia. Ils ne nous sont pas parvenus.
2" Son grand ouvrage, le seul qu'il ail publié lui-
même, la Pratique de la perfection chrétienne, le range
parmi les meilleurs auteurs spirituels espagnols de la
grand.- époque et lui a valu sa réputation traditionnelle.
1. Éditions et traductions. — La 1" édition parut à
Séville en 1609 : Exercicio tic perfeccion y virtudes cris-
tianas, 3 vol. L'auteur publia, également à Séville, une
2'' édition en 1611-1612, et une 3« en 1615-1616. Il ne
semble pas avoir connu l'édition qui paru! à Barcelone
en 1613. L'ouvrage eut un succès extraordinaire, bai
Espagne, on en compte quarante-quatre réimpressions
complètes et douze partielles. Il a élé traduit en une
vingtaine de langues.
Les traductions françaises sont au nombre de huit,
dont six appartiennent au xvir8 siècle. La première
parut à Paris dès 1621, oeuvre du I'. Duez, jésuite I.;:
meilleure de toutes est celle de l'abbé Régnier-Desma-
rais, Paris, 1675-1679. Faite sur l'édition de 1615 que
l'auteur lui-même avait revue et corrigée, elle est
devenue classique et a été souvent réimprimée jusqu'à
nos jours. Une nouvelle traduction a été publiée par
l'abbé Crouzet, Paris, 1X(>3. Parmi les anciennes ver-
sions, il en est une qui constitue une curiosité théolo-
gique : un Rodriguez jansénisant. bile parut, sans nom
de traducteur, à Paris chez Coignard en 1673, fut réé-
ditée à Paris en 1074 et à la même date à Avignon.
Comme elle est dédiée à Mgr de Gondrin, archevêque
de Sens, ami des jansénistes et grand adversaire des
jésuites, on l'a attribuée à son grand-vicaire Alexandre
Varet, auteur d'un ouvrage janséniste sur la pénitence
publique. En fait, elle est de Nicolas Binet, avocat au
parlement de Paris, ami de Port-Royal, comme l'indi-
quent du reste les initiales N. B. A. A. P. D. P.. dans le
Privilci/e du Pat/ (Ouérard, Supercheries littéraires, t. II,
1234). D'après de Hacker, transcrit par Sommervogel,
t . vi, col. 1954, ■ Régnier-Desmarais accuse le traducteur
d'à voir altéré le texte espagnol dans plusieurs endroits...
et surtout dans le c. x du premier traité, où, dit-il, en
parlant de la grâce, on prêle à l'auteur des termes tout
contraires aux siens ». De Hacker ne dit pas où l'abbé
a formulé ce reproche; il ne ligure pas dans sa traduc-
tion (du moins dans les éditions de 1675 et 1699 et les
réimpressions récentes). Il est exact que dans le cha-
pitre en question, la traduction de Binet est parfois ten-
dancieuse, s' efforçant de déprécier la grâce suffisante. Il
écrit par exemple : « Outre cette grâce suffisante, il y
en a une autre plus particulière, qui est lu vraie grâce
ilu Sauveur, sans laquelle nul ne peut résister en effet à la
tentation ni lu surmonter. <■ Les mots soulignés ne
figurent pas dans le texte espagnol. La même tendance
apparut en d'aulres passages fin même chapitre.
2. //(// el analyse. Comme l'expose l'auteur dans
la préface, son ouvrage a été composé à l'aide des
conférences spirituelles que, pendant plus de quarante
ans, il avait faites aux novices cl aux religieux de son
ordre. Son but principal est d'être utile a l'avancement
spirituel de ses frères: Cependant, ajoutc-t-il. » j'ai
essayé de disposer cet ouvrage de manière qu'il fût
utile non seulement a toute notre Compagnie en parti-
culier (d à tous les religieux, mais aussi à Ions ceux en
général qui aspirent a la perfection du christianisme. ■
C'est pourquoi, continue t-il, il l'a intitulé Pratique de la
perfection chrétienne, parce que les choses y sont traitées
d'une manière qui en peut rendre la pral ique I rès aisée.
L'ouvrage est divisé en trois parties. I.a première,
Divers moyens pour progresser dans la vertu et la per-
fection, comprend huit traités : l'estime cl le désir de
notre avancement spirituel; la perfection des actions
ordinaires: la pureté d'intention; l'union et la charité
fraternelle; l'oraison: l'exercice de la présence de Dieu :
l'examen particulier; la conformité à la volonté de
Dieu. La deuxième partie a pour titre : Pratique de
quelques vertus qui conviennent à tous ceux qui veulent
servir Dieu. Elle contient les huit traités suivants : la
mortification; la modestie et le silence: les tentations:
l'amour déréglé des parents; l'humilité; la tristesse et
la joie; les trésors que nous possédons en Jésus-Christ
et la manière de méditer sa passion: la sainte commu-
nion et la messe. Comme l'indiquent leurs titres et les
sujets traités, ces deux parties conviennent à toute
âme désireuse de servir Dieu parfaitement. La troisième
partie, Pratique des vertus qui conviennent à l'élut reli-
gieux, s'adresse aux religieux et plus particulièrement
aux membres de la Compagnie de Jésus.
La composition est méthodique et d'une clarté lim-
pide mais abondante et quelque peu lâche. Rien d'ail-
leurs de sec ou de compassé; on trouve à chaque ins-
tant quelque trait bien amené, de petits tableaux, des
comparaisons piquantes ou gracieuses, des dictons
populaires pleins de saveur. Il serait déplacé de repro-
cher à l'auteur un manque de sens critique en matière
d'hagiographie ou d'histoire ecclésiastique : il est de
son temps.
III. Doctrine spirituelle. — Le caractère de
l'œuvre de Rodriguez ressort du but qu'il s'est tixé et
que le titre lui-même indique : c'est un ouvrage d'ini-
tiation pratique à la vie spirituelle accommodé à l'usage
de tous les chrétiens de bonne volonté. Ce caractère
pratique, qui en fait le principal mérite, en marque
aussi les limites : il ne faut pas y chercher un système
ou des théories en forme; même les considérations pra-
tiques sont à prendre dans leur ensemble, car elles se
complètent et à l'occasion se corrigent les unes les autres.
Le premier traité, De l'estime et du désir de notre
avancement spirituel, ne met en avant que des motifs
spirituels « intéressés », considérés sans doute comme
plus efficaces en règle générale pour les débutants. Mais
le troisième traité, De la pureté d'intention, amène déjà
l'âme progressivement jusqu'au niveau du « pur
amour », qu'il enseigne explicitement d'après saint
Ignace. C. xiv.
Par le traité De l'oraison, Rodriguez prend bonne
place dans le mouvement de vulgarisation de l'oraison
mentale. Celle qu'il enseigne est active : c'est la médi-
tation des mystères de la vie de Jésus-Christ, telle qu'il
l'a reçue des Exercices de saint Ignace. Cependant, en
conseillant d'insister sur les « mouvements affectueux
de la volonté • et de s'y arrêter selon l'attrait de l'âme,
Rodriguez en vient à recommander une sorte de
contemplation active, c. xn et xm, comme le note
M. Pourrai, I.a spiritualité chrétienne, t. ni. Impartie,
p. 318; mais là encore, le caractère « pratique » et
effectif de l'oraison garde toujours ses droits dans les
résolutions finales, c. xiv.
Pour l'oraison passive, il se défend de l'enseigner.
puisqu'elle dépend de la seule initiative de Dieu. C. IV.
A vrai dire, il ne l'envisage en cet endroit que dans ses
formes les plus élevées et les plus extraordinaires: aussi
en déconseille I -il le désira des lecteurs peut-être encore
trop peu avancés. Il insiste surtout sur la longue pré-
paration que suppose la " vie contemplative ainsi
entendue, dont il ne prétend d'ailleurs nullement Inter-
dire l'accès aux âmes dùmenl préparées. C. iv-vi.
Rodriguez n'a pas, vis-à-vis des voies passives, une
attitude d'opposition systématique, bien qu'il mani-
feste à leur égard en plusieurs endroits une réserve lies
prudente et quelque peu craintive. Pour l'expliquer,
M. Pourrai, op. cit., p. 31."), rappelle qu'il fut témoin
des troubles causés par le mouvement de mysticisme
exagéré qui se produisit autour du P. Halthazar Alva-
2761 RODRIGUEZ (ALPHONSE) — RODRIGUEZ (EMMANUEL
2 762
rez. Il faut noter cependant qu'un auteur contempo-
rain, le P. Louis du Pont, disciple et biographe du
P. Alvarez, se montre fort résolument mystique. M. Sau-
dreau, La vie d'union à Dieu, p. 471 sq., reproche à Ro-
driguez. avec modération du reste, de ne pas tenir suf-
fisamment compte de l'existence d'une contemplation
commune à côté de la contemplation extraordinaire.
Mais il reconnaît qu'en plusieurs passages, qu'il cite,
s la doctrine traditionnelle reprend ses droits ». Les
critiques assez graves et péremptoires portées par
H. Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux,
t. m, p. 133 sq. et ailleurs, ne se justifient pas par un
examen complet et approfondi des textes et semblent
inspirées par des vues systématiques. Cf. J. de Guibert,
Revue d'ascétique et de mystique, 1929, p. 183 sq.
Le traité De la conformité à la volonté de Dieu fait
penser en certains chapitres au Traité de l'amour de
Dieu de saint François de Sales : Rodriguez y enseigne
l'indifférence et la résignation, même par rapport aux
dons et aux progrès spirituels. C. xxiv sq. Il préconise
l'exercice de l'amour de complaisance, c. xxxn, tout
en rappelant pour finir que l'amour effectif doit rester
notre exercice le plus ordinaire. C. xxxiv. Dans le traité
sur la communion et la messe (IIe part., tr. vm, c. x),
il recommande vivement la communion fréquente et
se rattache ainsi à l'apostolat eucharistique de son ordre.
Les meilleurs traités sont sans doute ceux où il en-
seigne la conquête patiente et méthodique des vertus
dominantes comme la mortification, l'humilité, la cha-
rité envers le prochain, etc. C'est là que ses qualités
de finesse psychologique et son ton de bonhomie en-
courageante réussissent le mieux.
Ses citations très nombreuses et puisées dans la pure
tradition catholique donnent un fondement suffisam-
ment large et solide à la spiritualité active qu'il tient
de son ordre. Parmi les Pères, il cite le plus souvent
saint Augustin et saint Bernard; parmi les théologiens,
saint Thomas a ses préférences; mais il consulte aussi
Suarez, son contemporain, et divers théologiens jé-
suites. Il cite parfois des auteurs païens, ce qui déplaît
fort au janséniste Binet; mais il n'en abuse point
comme d'autres écrivains ascétiques ou prédicateurs
de l'époque.
Rodriguez a été goûté, lu et relu par de nombreuses
générations d'aspirants à la perfection et tous sans
doute, ou peu s'en faut, y ont trouvé leur profit. Au
jugement de M. Pourrat, op. cit., p. 319, « peu d'ou-
vrages ont exercé une action- aussi profonde et aussi
étendue ». L'éloge le plus autorisé est celui que lui
décerna S. S. Pie XI dans la Lettre apostolique Unige-
nitus Dei Filius, adressée le 19 mars 1924 aux supé-
rieurs généraux des ordres religieux. Parlant de la for-
mation des novices à la vie intérieure et à la perfec-
tion, le souverain pontife écrit : « Il sera de la plus
grande utilité de lire assidûment et de méditer les écrits
de saint Bernard, du Docteur séraphique saint Bona-
venture, d'Alphonse Rodriguez, ainsi que de ceux qui,
en chacun de vos ordres, ont fait autorité en matière
de spiritualité; la valeur comme l'influence de leurs
ouvrages, loin d'avoir vieilli avec le temps, semble plu-
tôt croître de nos jours. » Acta apostolicœ Sedis, 1924,
p. 142.
Sommervogel, Bibl. de la Comp. de Jésus, t. vi, col. 1946-
1963; E. Nieremberg, Varones illustres de la Camp, de Jesùs,
nouv. éd., t. ix, p. 239-245; Astrain, Hist. de la Compania
de Jesûs en la asistencia de Esp., t. iv, p. 83 sq. ; E. Reyero,
El grande asceta espanol, P. A. Rodriguez, Valladolid, 1916
(brochure) ; A. Pérez Goyena, Tereero centenario de la muerle
delP. A. i?., dans .Rai Jn g Fe, février 1916, p. 141-155; A. de
Vassal, Un maître de la vie spirituelle : le P. A. Rodriguez,
dans Études, t. cl, 1917, p. 297-321 ; A. Pottier, Le P. Louis
Lallemant et les grands spirituels de son temps, t. i, Paris,
1927, p. 257 sq.
J.-P. Grausem.
2. RODRIGUEZ Antoine-Joseph. Bénédictin
portugais (xvm8 s.), né en 1705 à Mérida en Estrama-
dure, il entra, ses premières études terminées, dans
l'ordre de Saint-Benoît, où il se fit bientôt une répu-
tation par son ardeur au travail. Ses études ne por-
tèrent pas seulement sur les sciences proprement ecclé-
siastiques, il acquit une réelle compétence dans les
questions de physique et d'histoire naturelle et fit cam-
pagne contre nombre d'errements en matière médicale.
Sa Paleslra critico-medica, Madrid, 1735, est une pro-
testation énergique contre les empiriques et leurs re-
mèdes. Combattu par beaucoup de ceux dont il dénon-
çait l'ignorance, il fut défendu par les plus éclairés
des prélats de la péninsule; l'archevêque de Tolède le
nomma examinateur synodal, et lui fit donner par ses
supérieurs l'autorisation de demeurer à Madrid, où il
mourut en 1781. Il a laissé un Traité de théologie morale
et de droit civil. Madrid, 1788, 4 vol. in-4°; une Démons-
tration des fondements de la religion chrétienne, in-8°,
ibid., 1762; une Bibliotcca Espanola, Madrid. 1781-
1783, 2 in-fol., le t. i étant consacré aux auteurs rab-
biniques; le t. n aux écrivains païens et chrétiens jus-
qu'au xme siècle.
Michaud, Biographie universelle, nouv. éd., t. xxxvi,
p. 291 ; Hurter, Nomenclator, 3e éd., t. v a, col. 547.
É. Amann.
3. RODRIGUEZ Emmanuel (x vie-xvne s. ). Né
à Estremoz en Portugal vers le milieu du xvi6 siècle,
il entra chez les frères mineurs de l'observance à Sala-
manque; par la suite il professa à Toulouse, à Cahors,
puis de nouveau à Salamanque, où il a dû passer la
plus grande partie de sa vie; il y mourut en 1613.
Orienté surtout vers la morale et le droit canonique, où
il avait acquis une compétence reconnue de tous, il a
surtout laissé des œuvres de ce genre. Retenons une
Suma de casos de consciencia (avec un appendice sur les
visites canoniques), dont une première rédaction en
deux volumes parut à Salamanque en 1604, puis en
1607 ; un deuxième recueil, différent du premier et con-
tenant des additions importantes, parut à Saragosse en
1615. Wadding lit de cet ensemble un abrégé qui parut
en 1616. 11 y eut aussi une traduction latine et une
italienne du premier recueil; tout ceci complique assez,
la question littéraire. Très préoccupé aussi de met Ire
en pleine lumière les privilèges des réguliers. Emmanuel
Rodriguez compila deux énormes ouvrages : Quses-
tiones regulurcs et canonicœ, 3 in-fol., Salamanque, 1 598,
et plusieurs autres éditions ultérieures, à Lyon, à Ve-
nise, etc., et Collectio et compilatio privilegiorum regula-
rium mendicantium et non mendicantium ab l 'rbano 1 1
usque ml Clementem Y I II concessorum, souvent publiée
avec l'ouvrage précédent. Les Qusestiones regulares de-
vaient amener en Sorbonne un assez vif incident en
1622. Cette exhibition des divers privilèges, plus ou
moins authentiques, des réguliers parut extrêmement
déplacée. Les séculiers de la faculté épluchèrent
d'abord un A bréyé de l'énorme ouvrage, puis le livre lui-
même. Une commission fut chargée d'examiner le tout.
A l'assemblée du 1er juin, les examinateurs déclarèrent
y avoir trouvé « différentes propositions très contraires
aux deux états et aux bonnes mœurs, pernicieuses,
erronées, scandaleuses, téméraires, dans lesquelles on
abuse des bulles des papes, qui dérogent au concile de
Trente, qui sont injurieuses à la dignité des apôtres,
qui détruisent l'autorité des pasteurs et des curés dont
la véritable bulle est l'Évangile, qui renversent tout
l'ordre hiérarchique et même qui outragent les rois et
les princes ». Une intervention du chancelier d'État,
qui se produisit au cours de juin et devant laquelle la
faculté dut finalement s'incliner, empêcha l'affaire de
prendre de plus amples proportions, et nous ne pou-
vons dire exactement quelles étaient les particularités
de l'ouvrage de Rodriguez qui avaient si vivement ému
2763 RODRIGUEZ I-..M M A NUEL) — HOELEWINCK (WERNER]
2764
les sorbonnistes. L'affaire témoigne à sa façon que la
vieille querelle entre séculiers et réguliers n'était pas
encore vidée.
L. Wadding, Scriptores O. M., Rome, 1806, p. 72; J.-
TI. Sbaralea, Supplemenlum, p. 230; N. Antonio, Bibl. his-
pana nova, 2f éd., t. i, p. 355. — ■ Pour l'affaire de Sorbonne :
Duplessis d'Argentré, Collectif) judiciorum, t. II, 2e part.,
p. 132 sq.; Fcret, I.a lacullé de théologie de Paris, époque
moderne, t. ht, p. 154.
É. AMANN.
ROELEWINCK Wemer, théologien et histo-
riographe chartreux, naquit à Laër au diocèse de Muns-
ter-en-\Vcstphalie, en 1425. Après avoir terminé ses
études universitaires, il entra au noviciat de la char
treuse de Cologne et y lit ses vœux en 1448. Il mou-
rut, après cinquante-cinq ans de religion, martyr de son
dévouement envers ses confrères malades de la peste.
C'est après en avoir enterré sept qu'il succomba le 26
août 1502, à l'âge de soixante-dix-sept ans. Sa vie mo-
nastique se partagea entre l'observance régulière et
l'étude. Ses ouvrages le firent estimer de ses contempo-
rains, qui le consultaient de toutes parts. Le célèbre
abbé Trithème alla le visiter dans sa cellule. La chro-
nique du monastère en a fait cet éloge : « C'était un
historien insigne, un grand canoniste, un théologien
subtil, et un remarquable interprète des saintes Écri-
tures. Mais, ce qui est plus important, il était fort
adonné à la vie intérieure. On l'appelait communé-
ment le saint ou le Père éclairé, à cause de ses vertus et
du don de haute oraison, qu'il avait reçu de Dieu. »
La bibliographie de Roelewinck intéresse l'histoire
même de l'imprimerie à Cologne et ailleurs, parce que
plusieurs de ses ouvrages furent imprimés une trentaine
d'années avant sa mort et ont donné lieu à plusieurs
contestations historiques. La liste suivante, divisée
par matières, fera connaître les principales éditions des
œuvres imprimées et les titres de celles qui restèrent
manuscrites.
1° Écriture sainte. — 1. In Thobiam expositio, ms. —
2. In acta apostolorum commentarii, ms., cf. Petrejus,
Biblioth. cartusiana, p. 41. — 3. Commentaria in
epistolas S. Pauli, ms. en six grands volumes. Le char-
treux Sutor dit que cet ouvrage important est divisé
en 14 livres, et porte le titre de Doctrina Pauli. Il
importe de signaler V Expositio in omnes epistolas diui
Pauli, que le chartreux Môrckens, bibliothécaire de la
chartreuse de Cologne, a fait marquer dans la Biblio-
theca Coloniensis du P. Hartzheim, comme étant un
ouvrage distinct du précédent. — 4. Expositio in epis-
tolas omnes canonicas que Trithème vit dans la cellule
de l'auteur. In epistolas S. Joannis Apostoli, ms. in-
folio.
2° Théologie et droit canon. — 1. Liber qui dicitur
Paradisus conscientiœ et qusestioncs XII pro SS. théo-
logies studiosis. Ce sont deux ouvrages distincts. Le
premier, selon Arnold Bostius, traite abondamment de
la charité dans les trois voies de la vie intérieure; le
second renferme un éloge et un guide dans l'étude de
la théologie. Une première édition exécutée par Arnold
Thcrhoernen, dans l'enclos de la chartreuse de Cologne,
en L465, in-4°, est restée inconnue aux bibliographes. Le
P. Hartzheim l'a notée dans sa Bibl. Colonial., d'après
les renseignements du chartreux doni Môrckens. En
1475, le même typographe réimprima ces livres.
encore à Cologne, in-l°, mais séparément, (cf. Hain,
Hcpertorium, n. 12 .'5X2 et 13638; Panzer, Annales
typ., t. i, p. 270, n. 29). 2. Formula vivendi canonieo-
rum sive vicariorum secularium aut etiam devotorum
presbiterorum (sic). Cologne, Arnold Thcrhoernen,
deux fois, sans dale (1 177 et ...?), in-4°; il y en a eu
trois autres édil ions, deux sans date el sans nom d'im-
primeur, antérieures à 1 500, et une faite a « 1 Icllis ■ en
i 196, in 1° (cf. Hain, n. 7252-7256). Le P. Hartzheim
dit qu'elle a été imprimée aussi à Munster après sa
mort (1502) avec une addition du docteur Henri
Koppeler. Après 1501, on la réimprima in-4°, aussi
sans aucune marque (cf. Panzer, t. I, p. 182, n. 214).
Formula vivendi, etc., Cologne, Martin de Werdena,
1500, in-8°. — 3. Libellas de regimine rusticorum, qui
etiam valde ulilis est curalis, capellanis, drossatis, scul-
tetis et aliis ofjicialibus eisdem in utroque statu presiden-
tibus :il y en a cinq éditions (cf. Hain, n. 13 725-13720).
— 4. Libellus de venerabili sacramento et valore missa-
rum ratione pretii satisfactivi tam pro vivis quam pro
mortuis, etc., Cologne, Arnold Therhoernen, 1470, in- 1°
(cf. Hain,n. 14 005); Paris, sans aucune marque (1480?),
1405, 1407, 1409, 1500, une autre édition sans date,
mais antérieure à 1501 (cf. Daunou-Pellechet, Cata-
logue des incunables de la bibliothèque Sainte- Geneviève,
Paris, 1802, n. 1150 et 1204), Paris, 1513 ; Cologne, 1535,
avec le traité d'Alger sur l'eucharistie. — 5. Formula
timoratorum episcoporum ad Joannem, episcopum Mo-
nasteriensem, ms. — 0. De dignitate et potestate sacer-
dotum lib. I, ms. — 7. De hospitalariis et operibus mise-
ricordiœ vacantibus lib. I, ms. — 8. De fraterna correc-
tione tractatus imprimé à Cologne par Arnold Therboer-
nen, en 1470, in-4°, 58 feuillets, sans aucune marque
(cf. Hain, n. 5760; Panzer, t. iv, p. 117, n. 388; Migne,
Dictionn. de bibliogr., t. Il, col. 124 et t. vi, col. 61). —
0. De visitatione monastica atque de iis quœ impediunt
bonum processum ejus lib. I, Cologne, 1470, i'i-4°
(Hartzheim). — 10. Quœstiones et resotutiones octo,sive
consilia prœlatis el religiosis data, ms. — 11. Stella
prœpositorum, sive régulée viginti pro Ecclesiarum prœ-
latis, ms. in-8°. — • 12. De contraclibus an sint liciti
lib. I, ms. — ■ 13. De. calcndario el marttjrologio lib. I,
ms. — 14. Dissertationes dues de marti/rologio pascha-
lique luna,cum tabula ad inveniendam quotannis Sep-
tuagesimam, imprimées in-4°, en 1472, peut-être à Co-
logne (cf. Hartzheim, et Migne, op. cit., t. iv, col. 687).
— 15. De difjerenlia passionum, et quid sit passio
lib. I, ms. — - 16. De securitate licentiœ preelatorum lib. I,
ms. — 17. De septem horis eanonicis reverenter et fruc-
luose in ecclesia legendis aut decantandis, imprimé sans
aucune marque, mais peut-être à Cologne, Quentell,
après 1500, in-4°, 6 feuillets (cf. Panzer, t. iv, p. 280,
n. 401 c). — 18. Tractatus de virlulis essentia, directione
et bonitale lib. III, ms. in-folio. — 19. Epistola de ora-
tione Christi in cruce ad propositam quœstionem : An
Christus oraverit pro omnibus, ms. in-8°. — 20. Liber de
regimine principum, ms. — 21. Tractatus de optimo
génère gubernandi rempublicam, ms. — 22. Epistola ad
quemdam abbatem O. S. B. : an episcopatum lutelarem
(sic) secure possil acceptare, ms. in-8°. — ■ 23. Quœslio
cum solulione data religiosis, ut vitenl sœcularia negotia,
ms. in-8°.
3° Spiritualité. — 1, Quœstiones decem de profecti-
bus reltgiosorum lib. I, ms. — 2. Tractatus de deside-
riis sanctis, ms. in-8°. — 3. De contemplatione simpli-
cium lib. I, ms. — 4. Epistola ad quemdam religiosum
de contemplatione . ms. in-8°. — 5. Le P. Hartzheim,
d'après les notes de dom Môrckens, marque les opus-
cules suivants, comme avant été imprimés à Cologne,
en 1 170, in- 1° : Tractatus de perfectiore inslitutionenovi-
tiorum; Tractatus de vinea spirituali sive projeetu reli-
gionis. Ces deux traités furent réimprimés comme il
suit : De spirituali vinea sive religionis projeetu: née-
non de perfectiore novitiorum inslilutione traclatuli dun
(à la fin du volume : De vinea... finiuni Xtircnberge im-
pressi pcr... Joannem Stuchs. Anno domini Millcsimo
quingentesimo decimo tercio, etc.), in-4°, 46 feuillets,
avec gravures xylographiques. Ces deux livres, dans
cette édition, oui été complétés par un autre opuscule
d'un chartreux anonyme, dont voici le titre : Exerci-
tium pemtile quod Monnaie Cartusirnse intilulatur, etc.,
1 I feuillets.
27G5
ROELEWINCK (WERNER
ROEST (PIERRE1
2 7 G G
4° Vies de saints. — ■ 1. Legenda sanctissimi Servacii,
Tungrensis Ecclcsiœ prœsulis, etc., Cologne, Arnold
Therhoernen, 1472, in-4°, 30 feuillets, caractères go-
thiques. — 2. Vita S. Hugonis ex cartusiano episcopi
Lincolniensis. C'est un abrégé de la grande vie, en cinq
livres, composée par dom Adam, bénédictin et cha-
pelain de saint Hugues. Surius l'a publiée dans son
recueil de Vies des saints, au 17 novembre, après en
avoir corrigé le style. Arnaud d'Andilly en a donné une
traduction française dans ses Vies des saints, Paris,
1664, in-fol., p. 662-681. — 3. Vita S. Pauli apostoli
lib. VII, se trouvait, en 1850, à Middlehill (Angleterre),
dans la bibliothèque de sir Philipps (cf. Migne, Dic-
tionn. des manuscrits, t. Il, col. 169, n. 608). — 4. Vita
S. Gervasii, ms. — 5. Vita S. Jacobi, ms.
5° Sermons. — 1. Un sermon latin sur la T. S. Vierge
imprimé à Cologne, en 1470, par Arnold Therhoernen,
in-4° (cf. Hartzheim, op. cit.). — 2. Sermo ad pupulum
prœdicabilis in festo prœsentationis B. Virginis per
impressionem multiplicatus sub hoc currente anno 1470,
Cologne, Arnold Therhoernen, in-4°, 12 feuillets, carac-
tères gothiques (Panzer, t. ix, p. 121-122, n. 3 c, pense
que l 'édition suivante est différente de celle-ci). Sermo...
in festo prœsentacionis beatissime Marie semper virginis
cum magna dilingencia ad communem usum multorum
sacerdotum presertim curatorum collectus. Et ideirco
per... M» CCCC° LXX°, etc., in-4°, 12 feuillets, dont
11 seulement chiffrés, car. goth., sans nom de lieu, ni
d'imprimeur. Sermo... avec la lettre de l'archevêque de
Mayence, Adolphe, accordant des indulgences, Co-
logne, A. Therhoernen, s. d., in-4°, 24 feuillets, car.
goth. (cf. Hain, Repertorium, n. 91), réimprimé dans
cette ville, en 1474, in-4°, « per me Goiswinum Gops
de Euskyrchen » ; deux autres éditions n'ont aucune
marque (cf. Panzer, t. iv, p. 271-272 et p. 283). —
3. Sermo capitularis de sancto Benediclo abbate, imprimé
vers 1480, in-4° (à Cologne?). Cette édition indiquée
par Migne, Dictionn. de bibliogr., t. iv, col. 179,
semble être la même que celle vue par Trithème dans
la cellule de l'auteur. — 4. Sermo de S. Benedicto, im-
primé, Cologne, in-4°, 1470 : dom Môrckens a noté
cette édition comme étant distincte de la précédente
(cf. Hartzheim). — 5. Un grand nombre de sermons
restés inédits.
Gu Histoire. — Roelewinck est très connu comme his-
torien. Son ouvrage intitulé : Fasciculus temporum, a
eu pendant un demi-siècle et plus une vogue extraor-
dinaire. C'était le manuel d'histoire depuis la création
du inonde le plus répandu et le plus accrédité. Les édi-
tions latines se multiplièrent prodigieusement et les
traductions française, flamande et allemande eurent
aussi leur succès. Aujourd'hui, il est difficile de faire
le recensement exact de toutes les éditions. Plusieurs
bibliographes, parmi lesquels il faut mettre le fameux
Maittaine, ont catalogué des éditions qui n'ont jamais
paru. On a écrit plusieurs autres inexactitudes au sujet
de l'auteur et du continuateur de sa chronique. La vé-
rité est que Roelewinck a poussé sa chronique jus-
qu'à 1484; Jean Linturius a commencé ses additions
en 1475 et s'est arrêté en 1514, il s'occupe des événe-
ments arrivés dans sa province, et surtout dans sa pa-
roisse (Hofï, dans la basse Autriche). Le P. Hartzheim
dit que les éditions de Cologne de 1474 et 1479 rap-
portent le récit de la résurrection du docteur damné de
Paris, qui fut l'occasion de la retraite de saint Bruno,
fondateur des chartreux. On l'a supprimé dans quel-
ques réimpressions.
L'édition princeps du Fasciculus temporum parut à
Cologne, en 1472, par Arnold Therhoernen. Il en existe
encore deux exemplaires connus, dont un à la biblio-
thèque Bodléienne, d'Oxford (cf. Migne, Dictionnaire
de bibliographie, t. i, col. 568). La deuxième édition
Impressa... per me arnoldum therhuernen, sub annis dni
M.cccc.lxxiiij, etc., à Cologne, est in-fol., avec carac-
tères gothiques et gravures xylographiques; elle a
73 feuillets (Hain. n. 6918). On trouvera les renseigne-
ments sur les autres éditions dans Hain, Panzer, etc.
Le Fasciculus temporum est reproduit dans la collec-
tion publiée par Jean Pistorius sous le titre : Rerum
Germanicarum scriptores aliquot insignes Medii Mvi ad
Carolum V, Francfort, 1583 (ou 1584), et 1613; Ratis-
bonne, 1726 et 1731, 3 vol. in-fol. — Trad. flamande,
Utrecht, 1480, in-fol., 330 feuillets, caractères gothi-
ques (Hain, n. 6946). — Trad. allemande, Bâle, 1481,
in-fol. ; (Strasbourg), 1492, in-fol. (Hain, n. 6939-40);
Augsbourg, 1524, in-fol. — Trad. française, Petit Far-
delet des temps, Lyon, 1478: cette édition marquée par
François de La Croix du Maine est bien douteuse, dit
M. Brunet. Le traducteur est le P. Pierre Farget, au-
gustin; Lyon, 1483, 1490, in-folio et plusieurs autres à
la suite. (Cf. De La Plane, Notices bibliographiques sur
deux ouvrages imprimés dans le XVe siècle et intitulés l'un
Breviarium in Codicem par J. Lefèvre, et l'autre Fasci-
culus temporum par Werner Rolewinck, Paris, Labbé,
1845, in-8°.)
Un autre ouvrage d'histoire a aussi rendu célèbre
dom Werner Roelewinck, Liber de laude antique?
Saxoniœ, nunc Westphalise dictée, imprimé (à Cologne)
sans marque, in-4°(cf. Hain, n. 13961). Le P. Hartz-
heim donne la date de 1488. — Le livre Ortwini Gra-
tii opus de laudibus Westphaliœ seu antiqu.se Saxoniie,
est le même ouvrage, imprimé en 1500, in-4°, sans au-
cune autre indication, avec une épigramme de Ortwin
Gratius, in tandem Westphalorum... (cf. Maittaire,
p. 741 ; Panzer, t. iv, p. 73, n. 678), Cologne, Quentell,
1513 et 1511, in-4", 38 feuillets; Cologne, 1602, in-12,
et 1639, in-8°. Ces deux éditions ne sont pas complètes
et renferment des appréciations opposées aux senti-
ments religieux de l'auteur (Hartzheim). Leibnitz a
inséré cet ouvrage, d'après l'édition de 1513, dans son
recueil intitulé : Scriptorum Brunsicicensia illustran-
tium, t. m, 1710. — De Westphalorum situ, moribus,
virtulibus et laudibus, auctore \V. R., Wetzl, 1736, in-8°.
— Enfin un dernier ouvrage historique de Roelewinck
intitulé : De origine Frisonum n'a jamais été publié.
7° Œuvres diverses. — 1. Liber de origine nobililalis
divisé en quarante-trois chapitres. Il a été imprimé
in-4° sans désignation de ville, de date et de nom d'im-
primeur (cf. Hain, n. 12 079 et Panzer, t. ix, p. 228,
n. 117). — 2. Traclalus de optimo génère gubernandi
rem publicam. Ad Enertvinum comitem de Benlhem,
ms. — 3. Tractalus de excellentiis Alberti cognomenlo
Magni, ms. in-8°. 1. Ad quemdam O. S. B. abbalem,
qui coactus fuit suscipere episcopatum lib. I, ms. —
5. Sermo de fraternitate vulgari simul convivantium, ms.
in-8°. — 6. Epistola de vera salutarique amicitia, ms.
in-8».
CI. Trithème dans ses deux ouvrages : Itluslr. viror. Ger-
manUe et De scriplor. ecclesiast.; Arnold Bostius, De pnvci-
puis aliquot cartus. familiœ Patribus, c. xx.xvn; Sixte de
Sienne; Possevin; Gérard Vossius; Petrejus, Bibliotheca
cartusiana; Morozzo, Theatrum chronol. S. O. C, Turin,
1681; Hartzheim, Bibliotheca Coloniensis; Le Vasseur,
Ephemerides ord. cartus., t. in, p. 141-142 ; Michaud, Biogra-
phie uniuersellc; Hoefer, Biographie générale; documents-
particuliers.
S. Autore.
ROEST Pierre, jésuite, polémiste. Né à Niinèguc
en 1562, entré dans la Compagnie en 1586, il enseigna
pendant quarante-quatre ans la philosophie, la théo-
logie et l'Écriture sainte à Wurtzbourg, Mayence,
Molsheim, Trêves et Cologne, où il mourut le 17 avril
1642. Outre des thèses de théologie défendues à Wurtz-
bourg et à Trêves, nous avons de lui plusieurs ouvrages
de polémique antiprotestante : De sacramm imaginum
et reliquiarum cultu contra Conrardi Vorstii Calviniani
76 1
ROEST imkrrk
H 0 1 1 1115 A C 1 1 E H ( K E N É -F R A N ÇOIS)
27G8
lànovitates, Wurtzbourg, 1608; Pseudo jubilœum anno
1/117 calendis novembris insolenti feslivitate a Luthera-
nis... célébration, Molsheim, 1618, à propos «lu cente-
naire des thèses de Wittemberg; Duorum Lulheranorum,
Thomse Wegelini... et M. Joannis Schachingeri... hallu-
cination.es... de resurrectione mortuorum, Trêves, 1619;
Apologia pro Deiparse Virginis caméra cl historia,
Trêves, 1625, c'est une défense de la Sanla-C.asa de
Lorette contre l'ouvrage du protestanl Matthias Ber-
negger, professeur à Strasbourg, Hypobolimsea diva
Maritv Deiparse ramera seu Idolum Laurelanum,
Strasbourg. 1619, dans lequel et ait attaqué également
le Pseudo-jubilteum. Son tempérament combattit et
intransigeant entraîna le P. Hoest a attaquer très vive-
ment son collègue à l'université de Cologne, le P. Fré-
déric Spe. Lorsque celui-ci laissa publier par un ami sa
fameuse Caalio criminalis (1631) contre les procès de
sorcellerie, le I'. Roest voulut faire mettre l'ouvrage à
l'Index. Il fallut l'intervention du I'. général pour l'y
faire renoncer.
J.-F. Foppens, Bibliotheca Belgiea, t. n, p. 1005; Sommer-
vogel, Bibl. de lu Compagnie de Jésus, t. vu, col. 9-11;
B. Duhr, Geschichte der Jesuiten..,, t. n a, p. 584; t. n b,
p. 761.
J.-P. Grausem.
ROGATISTES, secte donatiste. Voir Dona-
TISME, t. IV, COl. 1710.
ROGER Louis, originaire du diocèse de Bourges,
docteur en théologie, fut doyen et archidiacre de la
cathédrale de Bourges, au xvme siècle. H a publié un
écrit intitulé Dissertationes dv.se critico-theologicse, l'i-
ris, 1713, in-8°. La première de ces dissertations est
dirigée contre les sociniens et les nouveaux critiques,
sur le verset des trois témoins célestes, I Joa., v, 7. « Il
y en a trois ([ni rendent témoignage dans le ciel. » C -s
paroles montrent nettement la distinction des trois
personnes en Dieu. La seconde est dirigée contre les
Juifs sur la prophétie d'Isaîe vu, 11 : « Voilà qu'une
Vierge concevra et enfantera »; ces paroles prouvent la
virginité de Marie par la signification du mol hébreu
aima {Mémoires de Trévoux, févr. 1711, p. 193-216),
D'après les Mémoires de Trévoux, août 1717, p. 1359-
1379, Roger avait dressé le projet d'un ouvrage sur
l'eucharistie, afin de compléter l'ouvrage alors célèbre
de /.// perpétuité île la foi. L'auteur souligne la grande
valeur de l'argument de prescription contre ies pro-
testants.
I tinter, Nomenclator , 3e éd., t. iv, col. 810.
.1. Carreyre.
ROHRBACHER René-François, historien
ecclésiastique (1789-1856).
I. VIE. Né le 27 septembre 1789 :ï Langatle. près
de Sarrebourg, alors du diocèse (le Nancy, René-Fran-
çois fut. par suite du malheur des temps, livré à lui-
même pour sa formation intellectuelle. Son père, mo-
deste maître d'école, et son curé, M. de l-'rimont. lui
enseignèrent les premiers éléments de l'allemand, du
français et du latin; il lit ensuite en un an et demi ses
humanités aux collèges de Sarrebourg et de l'hais-
bourg, et resta trois ans et demi comme surveillant
dans ce dernier établissement. Déjà sa vocation d'his-
torien s'éveillait : il consacrait ses loisirs et ses vacances
à lire les Mémoires pour servir à l'histoire ecclésiastique
de Tillemont, ainsi <pie les ouvrages de Chateaubriand,
de .1. de Maisl re el de I îonnld.
Son éducation cléricale fut très écourtée : entré au
grand séminaire de Nancj en 1810, il recul aussitôt des
mains de Mgr d'Osmond la tonsure, et. en 1X12, la
prèl lise. ( )n le nomma Immédiatement vicaire, non pas
a Wibersviller, comme l'affirment la plupart de ses bio
graphes, mais à Insming, OÙ il exerça aussi le profe
rat. Cf. E. Martin, Histoire des diocèses de Toul, de
Nancy et de Saint-Dié, t. m, p. 287, n. 1. Six mois après,
il était vicaire à Lunéville. En 1821, il entra chez les
missionnaires diocésains, dont il devint le supérieur de
1823 à 1826. Son ministère ne le détournait pas de ses
études historiques : il lut, entre autres, la Geschichte
der Religion Jesu-Christi, du comte Fr.-L. de Stolberg,
et la Restauration der Staatswissenschaft, de L. de
Haller, protestant que cette étude allait conduire au
catholicisme.
C'est alors qu'il fut attiré et séduit par les premières
publications de l'abbé F. de Lamennais. En 1825, il
entre avec lui en relations épistolaires et, le jour même
où Lamennais était condamné en correctionnelle,
26 avril 1826, Rohrbacher arrivait à Paris pour se
mettre à son service. Il entra alors pleinement dans
l'esprit et dans les desseins du maître, mais en sachant
garder sa personnalité et conserver assez de liberté
intellectuelle pour saisir ce qu'il y avait d'inexact et de
faux dans certaines de ses doctrines, pour les modifier
et les corriger. Il le suivit à La Chesnaie, puis fut en-
voyé à Malestroit, en 1828, pour diriger les études phi-
losophiques et théologiques des jeunes clercs du novi-
ciat de la congrégation que les deux frères Jean et Féli-
cité de Lamennais voulaient fonder. Il adhéra sans res-
triction et publiquement à l'encyclique Mirari vos du
ir> août 1832; après la publication des Paroles d'un
croyant, il écrivit à l'auteur et critiqua son livre; une
nouvelle lettre du 10 avril 1835, pour essayer de le ra-
mener dans la voie droite, demeura sans résultat.
Cf. Histoire universelle de l'Église catholique, éd. Fèvre,
t. i, 1899, p. 28-29. Le 0 septembre 1835, il quittait la
Bretagne pour rentrer en Lorraine.
Mgr de I-'orbin-Janson lui confia dans son grand
séminaire, en 1835, la chaire d'Ecriture sainte (il com-
posa avec ses élèves une grammaire hébraïque); en
1811, il y ajouta la chaire d'histoire ecclésiastique,
pour ne garder, à partir de 1847, que ce dernier ensei-
gnement. Tout en prenant part aux controverses de
l'époque sur le libéralisme, sur la liberté d'enseigne-
ment et sur la question des classiques soûl '\'ée par le
Ver rongeur des sociétés modernes de l'abbé Gautne, il
prépara et acheva la première édition de son Histoire
universelle. 11 en lut la préface à l'Académie Stanislas,
où il avait été reçu en 1838 par Guerrier de Dumast.
Les troubles de 1818 eurent leur répercussion sur
l'avenir de Rohrbacher : le séminaire fut accusé d'ul-
tramontanisme et de ménaisianisme. Le professeur
incriminé dut s'éloigner : il partit à Paris, soi-disant
pour préparer la deuxième édition de son Histoire. On
n'attendit pas son retour : au lieu de lui donner un
suppléant, l'administration diocésaine aurait nommé
un titulaire à la chaire d'histoire ecclésiastique.
Cf. Ilist. univ., éd. Fèvre, t. i, 1899, p. 86, n. 1. 11 se
retira au séminaire du Saint-Esprit, où il mourut le
17 janvier 1856.
II. Œuvres. - 1" Autour du ménaisianisme. —
Ces premiers ouvrages de Hohrbacher, à partie Caté-
chisme du sens commun, furent composés en Bretagne;
ils doivent leur origine à ses relations avec Lamennais
et ont très souvent pour objet de corriger une erreur
du maître ou de préciser un point de doctrine
Son premier ouvrage est le Catéchisme du sens com-
mun, Paris. 182"), in-12. Il avait lu, étant vicaire,
l' lassai sur l'indifférence en matière de religion. Il avait
même écrit au Défenseur, t. III, p. 219, pour le jus'.i-
lier. En 1822, il commença à préparer le Catéchisme du
sens commun, pour se prouver que « la règle de la foi
atholique, de tenir pour certain ce qui a été cru en
tout temps et par tous, esi vraiment catholique et uni-
verselle et s'applique non seulement à la religion, mais
aussi a toutes les connaissances humaines ». Ilist. univ.,
éd. Fèvre, t. i, p. 35. Il l'édita à Paris, en 1825; en 1812.
2769
R 0 H RB AC II E R ( R E N E-F R A N CO 1 S ;
2770
paraissait une 3e édition entièrement refond.ie, et, en
1855, une 4e sous le titre : Catéchisme du sens commun et
di' lu philosophie catholique. L'auteur s'écarte de la doc-
trine de Lamennais, pour qui « le consentement com-
mun, sensus communis, est pour nous le sceau de la
vérité et il n'en est pas d'autre ». Essai, t. il, c. xm.
Dans son Catéchisme, divisé en trois parties, il étudie
le sens commun comme fondement et règle de la cer-
titude, il expose les vérités principales que la foi et le
sens commun nous obligent de croire, et il critique ceux
qui ne suivent pas la règle du sens commun et de la foi
catholique. Selon lui, le sensas communis est l'ensemble
des principes premiers de la raison naturelle et de leurs
principales conséquences. Pour en connaître les élé-
ments il faut s'adresser à la tête du genre humain, à
l'Église. Il n'exclut pas, mais suppose les sens, le sens
intime et la raison dans l'individu; comme règle, il
n'admet l'autorité du genre humain en dehors de
l'Église qu'autant que ses témoignages sont conformes
à la tradition chrétienne. Il revint sur ce sujet dans une
Lettre à M. F. de Lamennais, du 23 mars 1835 (Hist.
univ., éd. Fèvre, t. i, p. 127-129), à propos de la publi-
cation des Paroles d'un croyant, se séparant de plus en
plus des idées de cet auteur : « Dieu m'a donné
comme trois lumières : l'autorité de son Église,
l'expérience de mes compagnons et enfin ma propre
raison.
Arrivé à Paris, pour rejoindre Lamennais, il s'essaya
d'abord dans la polémique. En 1826, il publiait à Paris
la Lettre d'un anglican à un gallican, et la Lettre d'un
membre du jeune cierge à l'évéque de Chartres. Ces deux
publications étaient provoquées par la controverse
gallicane. Dans la première, il combat la Déclaration
de 1682 et montre que l'aboutissement des principes
gallicans est l'Église établie à la façon d'Henri VIII ou
des trente-neuf articles d'Elisabeth. La seconde traite
des mêmes matières à un point de vue différent. Peut-
être contribua-t-elle à l'évolution de Clausel de Montais
qui abandonna le gallicanisme après 1830.
L'année suivante, 1827, pour détruire l'illusion de
Lamennais sur l'Église primitive et pour montrer que
le christianisme n'avait pas dégénéré, que l'Église
catholique était toujours féconde, il donna à Paris, en
2 vol., le Tableau des princijxdes conversions qui ont eu
lieu parmi les protestants depuis le commencement du
XIXe siècle; après la seconde édition, 1811, paraissait
une traduction allemande, à SchalTouse, 1811. Il pu-
blia, en même temps que le Tableau, des Motifs qui ont
ramené à l'Église catholique un grand nombre de pro-
testants, suivi du Catéchisme de controverse du P. Scheff-
macher. Une 3e édition paraissait en 1850. Il décrit la
lutte difficile que les convertis ont eu à soutenir contre
les préjugés, la volonté généreuse d'être toujours fidèles
à la vérité et à la vertu, la justification qu'ils donnent
de leur nouvelle foi.
Son intimité avec Lamennais le fait s'intéresser à la
fondation de l'Avenir, auquel il donne plusieurs ar-
ticles, deux, entre autres, sur le célibat. Après la sus-
pension du journal, il écrivit, en 1832, une Justifica-
tion de la doctrine de Lamennais contre la censure impri-
mer à Toulouse. Treize évêques avaient signalé à Gré-
goire XYI cinquante-six propositions extraites des ou-
vrages de l'auteur de l'Essai et de ses amis. Rohrba-
cher s'était senti touché et voulut se justifier. Mais il
ne livra pas cette lettre à la publication; il en confia à
sa mort le manuscrit au P. Gauthier, du séminaire du
Saint-Esprit, demandant qu'on la conservât, car il en
avait envoyé une copie à Lamennais. La préface seule
a été publiée dans l'Histoire universelle, éd. Fèvre, t. i,
p. 23-24; il y reconnaît la possibilité d'erreurs en des
choses accessoires et affirme sa pleine soumission au
Saint-Siège.
La Religion méditée, parue à Paris, en 1 836, en 2 vol.
et rééditée en 1852, se propose de rectifier une idée
chère à Lamennais, que l'Église de nos jours était, dans
une complète décadence. Hn étudiant les Pères pour
son Histoire universelle, Rohrbacher s'était rendu
compte qu'il y avait là un préjugé. Il résolut alors de
faire, écrit-il, « une suite de méditations sur toute l'his-
toire de la religion et de l'Église, depuis la création du
monde jusqu'au jugement dernier, afin de montrer par
les faits que, dans ces derniers temps comme dans les
autres, l'Église catholique a toujours été digne de Dieu
et que, de nos jours même, elle n'a cessé d'enfanter de
saints personnages et des œuvres saintes. » Hist. univ.,
éd. Fèvre, t. i, p. 43. On voit déjà dans cet ouvrage
l'idée maîtresse de son Histoire, qui fait commencer
l'Église à la création.
Ce fut également pour corriger une idée fausse de
Lamennais que Rohrbacher publia les Réflexions sur la
grâce et la nature, Besançon, 1838. Il avait eu entre les
mains, en 1832, les cahiers de philosophie de Lamen-
nais, qui préparait alors un Essai de philosophie catho-
lique, qui deviendra l'Esquisse d'une philosophie. Dans
ces cahiers, Lamennais ne voyait dans la grâce qu'une
restauration de la nature et semblait confondre l'une
avec l'autre; et ces erreurs se répandaient parmi les
élèves de Malestroit. Rohrbacher prépara sis Ré flex ions
en étudiant saint Thomas, saint Bon aventure, Louis
de Blois et les décrets du Saint-Siège. H soumit son
travail à Lamennais qui l'approuva pleinement et pro-
mit de modifier dans ce sens son Essai. 11 rétablit la
distinction entre naturel et surnaturel, prouve l'exis-
tence des deux ordres de nature et de grâce, montre
l'influence nécessaire de la grâce sur la nature. Mais on
reconnaît qu'il n'est sur ce terrain qu'un écrivain
d' « avant-poste ».
Kn préparant son Histoire universelle, il fut frappé
de l'injustice des historiens vis-à-vis des papes, notam-
ment de ceux de la grande période du Moyen Age, de
Grégoire VU à Boniface VIII : la conduite de ces papes
et de l'Église était attaquée dans maints ouvrages. Il
s'attacha à cette question dès 1829, et publia en 2 vol.,
Besançon, 1838, les Rapports naturels entre les deux
puissances d'après la tradition universelle, suivis du
Discours de réception de l'auteur à l' Académie Stanislas
de Nancy. Il y étudie les lois multiples de l'ordre social :
la condition du pouvoir dans l'humanité, sa constitu-
tion dans l'Église, les limites inorales que doit respec
ter la puissance temporelle, la conciliation entre la
liberté et l'ordre, le droit divin de l'Église dont l'entier
exercice doit lui être reconnu.
2° L'Histoire de l'Église. — Ces publications ser-
virent à Rohrbacher de préparation à sa monumentale
Histoire universelle de l'Église catholique. Il y travailla
depuis 1826; elle parut de 1812 à 1849, en 28 volumes
in-8°, chez Gaume, à Paris. Il donna lui-même une
seconde édition de 1849 à 1853. Une Table dressée pri-
mitivement par L. Gauthier et remaniée ensuite et un
Atlas dessiné par A. -H. Dufour portèrent l'édition à
30 volumes. L'œuvre de Rohrbacher s'arrête à 1845.
Elle a été continuée par J. Chantrel, de 1815 à 1868,
sous le titre Annales ecclésiastiques, t. xvi et xvn de
l'édition in-4°, puis par dom Chamard, de 1868 à 1889,
t. xvni et xix, sous forme d' Éphémértdes, avec tables
permettant de grouper facilement les faits. Une nou-
velle édition a été réimprimée avec ces additions, en
1903, par Guillaume, à Paris. D'autres furent entre-
prises par Mgr J. Fèvre, l'une allant jusqu'à la vingt-
cinquième année du pontificat de Pie IX, la seconde
« revue, annotée, augmentée d'une vie de Rohrbacher,
de considérations générales, de dissertations, et conti-
nuée jusqu'en 1900 », 16 vol. in-4», Paris. 1899-1901.
C'est la meilleure édition. L' Histoire universelle lut tra-
duite en allemand (en partie) et publiée à Munster, à
partir de 1860, par Hulskampf et divers auteurs; en
2771
ROHRBACHER (RENÉ-FRANÇOIS]
27 72
anglais, par l'abbé Brown-Barris, anglican converti, à
Londres; en italien, par G. Tcglio.
Deux grandes idées on', dirigé l'auteur dans la com-
position de son Histoire : elles sont indiquées dans l'épi-
graphe placée en tète, de l'ouvrage et sont empruntées,
l'une à saint Épiphane, Adv. Ivrr.. I. I, t. i, n. 5, P. G.,
t. xi.i, col. 181 : 'Ap/7] TcàvTfov èrmv yj xaOoXixv) xal
àylot 'ExxXvjaîa. « Le commencement de toutes choses
est l'Église catholique », et l'autre à saint Ambroise,
lnps.xL,n. 30, P. L.,t. xiv, col. 1082: Ubi Pelrus, ibi
Ecclesia.
Hohrbacher avait d'abord pensé commencer son
récit en partant de Jésus-Christ, avec l'intention de
montrer dans une introduction que cette histoire re-
montait à l'origine du monde. Cependant l'abus que
Lamennais faisait du terme vague d'Église primitive
lui fit modifier son plan, et ce qui devait être seulement
indiqué dans une introduction devint l'objet capital.
« Comme l'Église catholique elle-même, je crus devoir
embrasser tous les siècles dans son histoire, à partir de
la création du monde. » C'est le trait distinctif de cette
Histoire : « Le monde et l'homme créés dans le Verbe;
l'homme placé dans l'état surnaturel, déclru, mais
racheté et rendu à sa destination béatifique; Adam et
les patriarches, Moïse, les prophètes, Jésus-Christ et
les apôtres, les papes, les saints et les docteurs; le
Christ promis, figuré, préparé, incarné, crucifié, conti-
nué dans une société qui existait d'ailleurs dès l'ori-
gine du monde et qui ne finira qu'au dernier jugement;
toutes les nations ayant leur rôle terrestre subordonné
à la mission catholique de cette Église; toutes les doc-
trines, toutes les vertus, toutes les grandeurs trouvant
dans cette société leur principe, leur modèle, leur pré-
paration ou leur sanction; l'humanité enfin sous tous
ses aspects surnaturels, allant d'une éternité à l'autre. »
Hist. univ., éd. Fèvre, t. i, p. 61.
La seconde idée directrice de l'Histoire universelle
est apologétique : l'exaltation de l'Église et des papes.
L. Veuillot l'a exprimée dans cette phrase typique :
« 11 nous a restitué le pape dans l'histoire », et ce point
de vue a été accentué dans son édition par Mgr Fèvre
qui a trouvé l'auteur trop timide encore malgré sa har-
diesse dans ses efforts pour « nous rendre le pape ».
Hist. univ., éd. Fèvre, t. i, Avant-propos, p. vi. Cet
ultramontanisme est celui de Lacordaire, de Lamen-
nais, de Montalembert, du cardinal Gousset, de l'Ave-
nir. Il est né d'une réaction contre le gallicanisme
qu'une union trop étroite entre le trône et l'autel, sous
la Restauration, avait revigoré. L'Église était retom-
bée sous la tutelle dont l'avait affranchie la Révolu-
tion. Mais le danger d'une réaction est souvent de
dépasser les bornes. Rohrbacher rejette le droit divin
du pouvoir royal et son absolutisme, son caractère
d'inamissiblité; par contre, il exalte la papauté, sur-
tout les grands papes du Moyen Age méconnus par
l'histoire officielle. « Comment voulez-vous, disaient
Rohrbacher et ses illustres amis, que nous croyions à
l'immutabilité du pouvoir dans un pays qui fait une
révolution chaque quinze ans, et (pie nous nous enchaî-
nions à cette doctrine quand personne n'y croit plus,
pas même les rois qui, presque tous, ont. accepté des
charlcs restrictives? Mais nous serions dans le monde
les seuls tenants de l'absolut is nie, avec quelques Russes
arriérés de Moscou, les ulémas de Conslaulinoplc. H
cinq ou six vieux abonnés de la Quotidienne! Laissez
donc l'Église se mouvoir au grand soleil de la liberté,
sous l'autorité affranchie du seul chef qui ail mission
de Dieu pour la gouverner. » Card. Mathieu, Discours
de réception à l'Académie Stanislas, Nancy, 188:,, p, 26.
Aussi Rohrbacher s'en prend-il avec une incroyable
dureté non seulement aux idées, mais à leurs représen
tanis. Bossuel ne trouve pas grâce devanl lui. Fleury
esi sa bêle noire: Il l'attaque i oui au long de son Histoire.
Ces deux idées maîtresses ont largement influencé
toute la composition de l'Histoire universelle. Il ne faut
pas y voir une étude critique, comme on la ferait de
nos jours : une telle œuvre serait d'ailleurs au-dessus
des forces d'un seul homme. Rohrbacher a peu recouru
aux sources; il a utilisé, et largement, les travaux de
ses devanciers; il a épuisé l'historien allemand Stol-
berg; « il se borne souvent à coudre bout à bout des
fragments d'auteurs contemporains ». Introduction de
Mgr Fèvre, p. x. Cela explique les inégalités du style,
qui se montre trop souvent âpre et parfois sauvage,
incorrect, à côté de pages éloquentes; souvent aussi
l'originalité des expressions était voulue.
On peut lui reprocher en outre sa manie de prophé-
tiser, sa franchise trop rude, sa sévérité outrée contre
certains grands personnages (Bossuet), ses rapproche-
ments bizarres et artificiels entre le passé et le présent.
Ces défauts laissent subsister un certain nombre de
qualités : l'unité du plan qui développe la destinée de
la cité de Dieu sur la terre; sa thèse de la primauté de
Pierre s'exerçant à travers les âges; l'exposé du dogme
et la réfutation des hérésies; l'analyse et la critique des
auteurs, jugés d'après les principes de ses précédents
ouvrages. Ce sont ces qualités qui expliquent son suc-
cès dans le monde ecclésiastique du xixe siècle et spé-
cia'ement dans les chaires des réfectoires des grands
séminaires.
Files ne peuvent cependant suppléer au manque
complet de critique et faire de l'Histoire universelle un
ouvrage historique auquel on puisse se reporter en
toute sécurité. Dans sa brochure sur l'Enseignement de
l'histoire ecclésiastique, Mgr Douais signalait 1' « insuf-
fisance des histoires générales de Rohrbacher et de
Darras, qui, parce qu'elles furent écrites dans un sens
anti-gallican, parurent combler toutes les lacunes, mais
dont le succès a été considéré à l'étranger comme la
preuve la plus significative de la décadence des études
historiques au sein du clergé français. » Cité par de
Smedt, Principes de la critique historique, 1883, p. 286.
Les critiques des contemporains portèrent particuliè-
rement sur les doctrines contenues dans l'Histoire uni-
verselle, reflet de celles qui se trouvaient exposées dans
les premiers ouvrages de Rohrbacher. Elles se firent
jour dès la publication des premiers volumes. Le 24
juin 1845, l'Ami de la religion, qui avait d'abord été
favorable à l'Histoire universelle, reproduisaitun article
de sévère critique paru l'année précédente dans le
Journal historique et littéraire de Liège; l'abbé Justa-
rnond publiait des Observations critiques sur l'Histoire
universelle de l'Église catholique de M. l'abbé Rohrba-
cher, Orange, 1817; l'abbé Caillau s'élevait contre
Rohrbacher dans la Bibliographie catholique; l'abbé de
La Couture donnait un volume d'Observations sur le
décret de la Congrégation de l'Index du 27 septembre
1851 et sur les doctrines de quelques écrivains; un Mé-
moire, clandestin adressé à l'épiscopat français renou-
velait les attaques de Caillau.
On reprochait notamment à l'auteur d'accorder aux
gcnlils une connaissance du vrai Dieu plus grande que
ni leur en accordent les Pères et les théologiens, de
faire remonter l'Église catholique aux origines de l'hu-
manité, de voir dans cette Église plus de démocratie
(pic n'y en voit Bellarmin, de supposer à la souverai-
ne! é temporelle une origine démocratique, contraire-
ment à l'enseignement traditionnel, et de la subor-
donner à l'Église sur d'autres points que celui de la
conscience, de ne reconnaître pour la certitude ration-
nel le (pie le sens commun à l'exclusion des autres
moyens de certitude.
Rohrbacher répondit à ces diverses attaques : dans
une lettre à l'Ami de. ta religion du 1 I juin 1815 (Hist.
univ., I. i. p. 110-1 16), où il revient sur les questions de
la certitude, «le la nature cl de la grâce, (Us limites
2773
ROHRBACHER (RENÉ-FRANÇOIS) — ROIS (LIVRES DES)
2774
du pouvoir ecclésiastique, invoquant pour se justifier
les Pères et les théologiens; dans ses Observations à
M. l'abbé Caillau sur ses douze articles de critique...,
19 juillet 1849 (Hist. univ., t. i, p. 141-148); dans ses
Observations sur un volume de M. l'abbé de La Coulure
et sur un Mémoire clandestin adressé à l'épiscopat...,
1852 (Hist. univ., t. i, p. 149-158); dans une Lettre à
Mgr d'Astros, archevêque de Toulouse, du 24 janvier
1855 (Hist. univ., t. i, p. 122-126). Ses amis prirent
également sa défense : l'abbé Gridel, Quelques observa-
tions au rédacteur de l'Ami de la religion, dans l'Espé-
rance, courrier de Nancy, 19 et 21 août 1845 (Hist. univ.,
1. 1, p. 130-136); Lettre de C. C, datée de Metz, 24 août
1845, dans V Abeille, union catholique d'Alsace, 30 août
1845 (Hist. univ., t. i, p. 136-137); Lettre de J.-C. Lar-
dinois, datée de Liège, 20 août 1815, en réponse à l'ar-
ticle du Journal historique de Liège (Hist. univ., t. i,
p. 138-140).
Il est inutile d'entrer dans le détail de toutes ces
controverses. Notons seulement que, en ce qui con-
cerne ses idées sur la gentilité, Rohrbacher s'efforce de
tenir le milieu entre les théories des jansénistes, pour
qui les gentils avaient totalement perdu les lumières
de la révélation et la grâce du salut, et celles de Lamen-
nais, pour qui les idées religieuses s'étaient conservées,
même au sein du paganisme, pures et intactes, l'ido-
lâtrie n'étant pas une erreur de l'esprit, mais un
crime de la volonté. Rohrbacher montre que l'on ren-
contre chez les peuples barbares des vestiges de la tra-
dition primitive, non toutefois exempts d'erreurs. Il
emploie cependant des expressions équivoques qui
rendent sa pensée douteuse sur ce point. Il trouve des
textes de Pères et de théologiens pour se justifier.
Au reproche fait à sa théorie de la communication
de la souveraineté temporelle par le peuple, il répond
en invoquant l'autorité de .Mgr Parisis, La démocratie
devant l'enseignement catholique. Sur les relations entre
les deux pouvoirs, il avait déjà précisé ses idées de
façon originale, dans une lettre à Lamennais du
23 mars 1835. L'Église, disait-il, conduit la grande
caravane vers le ciel. Les puissances temporelles prési-
dent aux gîtes qui se trouvent sur la route. Leur devoir
est de disposer toutes les facilités pour permettre aux
pèlerins de continuer leur route et, pour cela, de s'en-
tendre avec la première. Si le préposé d'un gîte devient
par trop mauvais et qu'on puisse le remplacer, la puis-
sance qui préside à la caravane peut et doit le rempla-
cer. S'il y a trop de difficultés, il ne faut pas le tenter:
il ne s'agit que d'un gîte. Si une bande de la caravane
réussit toute seule dans cette entreprise hasardeuse,
tant mieux. Sinon, on remédiera à la mésaventure le
mieux que l'on pourra. Hist. univ., t. i, p. 128.
Ces controverses doctrinales alarmèrent l'autorité
ecclésiastique. L'évêque de Nancy, Mgr Menjaud,
nomma une commission pour examiner l'Histoire uni-
verselle. L'abbé Gridel rédigea un long rapport de
50 p. in-4°, qui, signé par la commission et approuvé
par l'évêque, fut envoyé à l'auteur. Celui-ci promit d'en
tenir compte; mais, pour couper court à toute contro-
verse et à toute nouvelle manœuvre, il soumit son
œuvre à Rome, avec d'autant plus d'empressement
qu'elle avait été déférée au tribunal de l'Index. Le
cardinal Mai', préfet de la Congrégation, n'y « trouva
rien qui méritât le moindre blâme ». Il le fit savoir à
l'auteur en 1846 et en 1847 et promit son intervention
pour faire cesser les attaques. Hist. univ., t. i, p. 07.
Rome avait senti l'importance de l'ouvrage pour ache-
ver de ruiner le gallicanisme.
Lorsque la deuxième édition de l'Histoire universelle
fut terminée, Rohrbacher publia encore, en 1853-1854,
en 6 vol. in-8°, une Vie des saints pour tous les jours de
l'année. Elle fut traduite en italien par G. Teglio, Le
vile dei santi per ogni giorno dell' anno. Elle est compo-
DICT. DE THÉOI.. CATIIOL.
sée d'extraits de l'Histoire universelle et se donne pour
but de fournir un aliment aux âmes pieuses et de mon-
trer la fécondité de l'Église.
On trouve encore dans les œuvres de Rohrbacher un
Sermon prononcé le vendredi saint, 13 avril 1838, dans
l'église de Lunéville et dans la cathédrale de Nancy, suivi
de la Lettre d'un Israélite de Lunéville; des Remarques
sur la science et la bonne foi historique de M. Sismondi
deSismondi; Quelques remarques sur l'histoire de France,
dans Y Université catholique, 1841 ; Le monopole univer-
sitaire dévoilé à la France libérale et à lu France catho-
lique; Les doctrines, les institutions de l'Église et le sacer-
doce enfin justifiés devant l'opinion du puys, par une
société d'ecclésiastiques sous la présidence de M. l'abbé
Rohrbacher, Nancy, 1810, in-8°.
L'abbé Rohrbacher a laissé une œuvre considérable;
son Histoire universelle connut un grand succès, dû, en
partie, au fait qu'il fut le premier à mener jusqu'au
bout une œuvre aussi considérable, et surtout à la
réaction contre ce qui restait en France de jansénisme
et de gallicanisme. Rohrbacher avait pris nettement
position : il a écrit, selon Hùlskampf, Kirchenlexikon,
t. x, p. 1241, moins en historien qu'en apologiste. Mais
l'apologiste n'est-il pas tenu de s'appuyer sur les faits
dûment établis par une étude et une critique sérieuses
des documents?
h' Introduction à l'édition de l'Histoire universelle de
Mgr Fèvre, Paris, 1899-1901, contient une longue notice
(t. i, p. 1-91) sur la vie et les travaux de Rohrbacher, et plu-
sieurs pièces justificatives (p. 110-138). L. Veuillot, Notice
biographique sur AI. l'abbé Rohrbacher, Univers du 23 jan-
vier 1856; du même, Notice sur l'abbé René-François Rohr-
bacher, auteur de l'Histoire universelle..., Paris, 1856, in-12;
J.-A. Boullan, Notice sur l'abbé Rohrbacher, Paris, 1856;
Michaud, Nouvelle biographie générale, t. xliii, Paris, 1862;
Abbé Gilly, Élude sur l'Histoire ecclésiastique par Rohrba-
cher, dans la Revue des sciences ecclésiastiques, t. v;Ch. Sainte-
Foi, Notice biographique et littéraire sur l'abbé Rohrbacher,
Paris, 1876; Cardinal Mathieu, L'abbé Rohrbacher, discours
de réception à l'Académie Stanislas, Nancy, 1883; J.-H.-J.
Thiriet, Un mol sur l'abbé Rohrbacher, dans Semaine reli-
gieuse de Nancy, 1885; L. Finot, L'abbé Rohrbacher, le pre-
mier grand historien de l'Histoire universelle de l'Église
catholique, Sainte-Marie-aux-Mines, 1893; Hùlskampf, art.
Rohrbacher, dans Kirclienlexikon, 2e' éd., t. x, Fribourg, 1897;
Hurter, Nomenclator (3e éd.), t. v a, col. 1275-1277.
L. Marchai,.
ROIS (LIVRES DES). Dans la Bible grecque des
Septante, à la suite du Livre des Juges et de celui de
Ruth, vient un groupe de quatre livres désignés par un
même titre Baat.Xei.cov et distingués les uns des autres
par l'une des quatre premières lettres de l'alphabet
grec. La réunion de ces quatre livres constitue un
ouvrage historique que la Bible hébraïque appelle
Livres de Samuel et Livres des Rois. Le titre, ainsi que
les autres de la Bible grecque, est sans doute d'origine
alexandrine et antérieur à l'ère chrétienne ; on le trouve
non seule mentdans Origène (Eusèbe, Hist. ceci, 1. VI,
c. xxv, P. G., t. xx, col. 581), mais encore dans la liste de
Méliton de Sardes. Ibid., 1. IV, c. xxvi, col. 396.
De la version grecque, par l'intermédiaire de l'an-
cienne version latine, ce titre a passé dans la Vulgate,
en subissant toutefois une modification. Saint Jérôme
corrige le grec Bocaikeiiùv, llcgnorum, en Regum, cor-
respondant plus exactement à l'hébreu Melakîm, rois,
titre des troisième et quatrième livres réunis en un seul
dans le texte massorétique : Melius multo est Mala-
chim, i. e. Regum quam Mamlachot, i. e. Regnorum di-
cere. Non enim multurum gentium describit régna, sed
unius Israelitici populi, qui tribubus duodecim conline-
tur. Prsefatio in Libros Samuel et Malachim, P. L.,
t. xxvni, col. 553.
Le concile de Trente, dans la liste des livres inspirés,
De canonicis Scripturis decretum, sess. iv, mentionne
après Ruth: quatuor Regum et l'emploi de la formule,
T. — XIII. — 88.
27:
ROIS (LIVRES I ET II DES). ANALYSE
2776
les Livres des Rois ou les quatre Livres des Rois a pré-
valu dans l'Église catholique. Saint Jérôme l'employait
déjà. Ibid.
Malgré ce groupement sous un môme titre, les quatre
Livres des Rois forment en réalité deux ouvrages his-
toriques bien distincts, dont l'étude respective mon-
trera les caractères nettement différents. Ceux-ci appa-
raissent non seulement dans le style et le vocabulaire,
mais encore dans la manière de comprendre l'histoire;
c'est ainsi que le souci des données chronologiques et le
renvoi aux sources d'information sont aussi fréquents
dans les deux derniers livres qu'ils le sont peu dans les
deux premiers; c'est ainsi encore que l'historien des
rois de Juda et d'Israël est sans cesse préoccupé de
l'observation de la Loi et que son jugement sur les dif-
férents rois est commandé par leur fidélité plus ou
moins grande à cette Loi et surtout par leur attitude à
l'égard des hauts-lieux, tandis que de telles préoccu-
pations sont absentes des deux premiers livres. Et'
cependant l'auteur des deux derniers semble bien, par
la façon dont il commence son récit, vouloir se ratta-
cher à l'ouvrage précédent, à tel point que plus d'un
témoin de la version grecque attribue le début du
IIIe livre jusqu'au f. 11 du c. n au IIe livre, pour ne
commencer le III0 qu'au c. Il, f. 12. Deux parties donc
dans cet article : 1° Les deux premiers Livres des Rois
ou les Livres de Samuel et 2° Les troisième et qua-
trième Livres des Rois.
I. LES DEUX PREMIERS LIVRES DES ROIS OU
les livres de samuel. — I. Titre. II. Contenu
(col. 277(5). III. Origine (col. 2780). IV. Valeur histo-
rique (col. 2788). V. Doctrines (col. 2791). VI. Texte
(col. 2803).
I. Titre. — Originairement les deux premiers Livres
des Rois, qui en réalité n'an forment qu'un seul ainsi
que l'attestent leur histoire et leur composition, por-
taient un titre affirmant cette unité. Origène dira à
leur sujet : Bacn.Xsiwv 7TpcÔT/), Ssûxepa, Ttap' a'jTOÏç sv,
2a[i.ou7]X ô 0soxXy)toç. Eusèbe, Hist. eccl., 1. VI, c. xxv,
P. G., t. xx, col. 581. Même affirmation de saint Cyrille
de Jérusalem, Catech., iv, 35, P. G., t. xxxm, col. 500.
D'après un manuscrit grec, une note, à la fin du pre-
mier Livre de Samuel, fait observer qu'Aquila ne di-
vise pas le livre en deux parties, mais, à la manière des
Hébreux, fait des deux un seul. Cf. Field, Origenis
Hexaplurum..., part. I, p. 513. Saint Jérôme, dans le
Prologus galeaius, désigne le troisième livre du groupe
des Prophètes selon la division de la Rible hébraïque du
nom de Samuel, (pie nous appelons, ajoute-t-il, pre-
mier et deuxième des Rois. P. L., t. xxvnr, col. 553.
Dans son éuumération des livres sacrés, le Talmud men-
tionne, après les Juges et avant les Rois, Samuel, consi-
dérant chacun d'eux comme un seul ouvrage, Baba
Jlnllirn, 1 1 a. Dans les éditions de l'hébreu massoré-
tique enfin, la somme des versets des Livres de Samuel
n'est donnée qu'à la fin du second et le verset du milieu
du livre est placé au f. 2 1 du c. xxvm du premier livre.
La division en deux livres n'en est pas moins fort
ancienne, elle remonte aux traducteurs grecs ou à des
copistes de la version grecque. C'était un usage, nous
le savons par les auteurs classiques, d'écrire sur des
rouleaux de dimensions déterminées les oeuvres grec-
ques ou latines; c'est pour se conformer à cet usage que
certains livres de la Rible d'étendue assez considérable
furent divisés en deux pour leur transcription; ainsi
en ful-il pour les livres de Samuel, des Rois et des
Paralipomènes. Cette division passa des bibles grec-
ques dans les bibles latines et finalement dans 1rs
bibles hébraïques elles mêmes, ou elle apparaît pour la
première lois eu 1 I IX dans un manuscrit; la Rible de
Rombcrg, imprimée a Venise en 1517-1518, emprunta
à la Yulgalc sa division en deux livres, qui depuis lois
fut conservée dans toutes les éditions du lexte masso
rétique. Cf. Ginsburg, Introduction to the massoretico-
critical édition o/ the hcbreiv Bible, 1875, p. 580 sq. La
division a été faite de façon heureuse, le récit de la
mort de Saiil marquant bien la fin du premier livre.
Quant aux noms eux-mêmes de Livres de Samuel ou
de deux premiers Livres des Rois, il est certain que le
titre adopté par les Septante et la Vulgate répond
mieux au contenu d'un ouvrage où il est question suc-
cessivement de Saùl et de David. Celui qu'avaient
adopté les Juifs peut toutefois se justifier, «Samuel
étant au premier plan dans toute la partie initiale de
l'ouvrage et ayant exercé une influence prépondérante
sur les événements du règne de Saiil et sur les débuts
de la carrière de David. Il semble improbable que le
judaïsme ait voulu, à l'origine de cette dénomination,
attribuer à Samuel la composition du livre auquel on
donnait son nom : le fait que sa mort est rapportée déjà
dans I Sain., xxv, 1, paraît s'y opposer d'une façon
définitive. Toutefois cette considération n'a pas em-
pêché le rabbinisme postérieur de passer outre et de
proclamer Samuel l'auteur d'un ouvrage dont la moitié
pour le moins relate des événements survenus après sa
mort. » L. Gautier, Introduction à l'Ancien Testament,
2e édit., 1914, t. i, p. 253-254.
II. Contenu. — 1° Sujet. — Les Livres de Samuel
font partie de cet ensemble de l'histoire d'Israël qui
commence avec la conquête de Canaan et se termine
avec l'exil. Suite du Livre des Juges, auquel ils se rat-
tachent par la menace du danger philistin commencée
sous Samson et continuée sous Héli, ils embrassent une
période de temps sensiblement moins étendue puis-
qu'elle va seulement de la naissance de Samuel à la fin
du règne de David, ne dépassant pas un siècle par con-
séquent. Les événements de cette période, l'une des
plus importantesde l'histoire d'Israël en raison de l'ins-
titution du gouvernement monarchique, se groupent
tout naturellement autour des trois personnages de
premier plan du livre, Samuel, Saiil et David; d'où l'on
peut diviser les Livres de Samuel en trois parties :
1° Histoire de Samuel. 2° Règne de Saiil. 3° Règne de
David.
2° Analyse. — 1. Histoire de Samuel (I Reg., i-xn).
— Dans une introduction comprenant les sept pre-
miers chapitres, nous apprenons la naissance de Sa-
muel, sa consécration au service de Jahvédans le sanc-
tuaire de Silo, dont le grand prêtre Héli avait la charge,
et sa vocation. A cause des nombreuses prévarications
des fils de ce dernier dans le service des sacrifices, le
jeune Samuel, sur l'ordre de Jahvé, prédit la mort des
prévaricateurs. C. i-m. Une guerre avec les Philistins,
dont l'issue est malheureuse pour Israël, en est l'occa-
sion; Ophni et Phinéès, les deux fils d'Héli, périssent
dans le combat, tandis que l'arche de l'alliance de
Jahvé, transportée au milieu du camp des Hébreux,
tombe aux mains des Philistins et que le grand prêtre
lui-même à la nouvelle du désastre succombe. C. iv.
(..•pendant la main de Jahvé s'est appesantie sur les
Philistins à cause de l'arche, aussi la renvoient-ils en
Israël à Carialliiarim, c. v-vi, et Samuel, devenu juge
en Israël, vengera son peuple d'une domination qui
pesait sur lui depuis les jours déjà lointains de Sam-
son. C. vu.
Les chapitres suivants, vm-xn, décrivent les cir-
constances préparatoires à l'établissement de la mo-
narchie. Samuel devenu vieux établit ses fils comme
juges à Bersabée; ils ne suivirent pas malheureuse-
ment les traces de leur père, aussi les anciens du peuple
\ inrent-ils lui demander de leur donner un roi pour les
juger. Pareille démarche n'était pas faite pour plaire à
Samuel qui essaya, mais eu vain, de les faire renoncer
à leur dessein en leur montrant tous les inconvénients
<pii ne manquerait pas d'en résulter. Sur l'ordre de
Dieu, le prophète accède à leur désir, c. vm, et, recon-
2777
ROIS (LIVRES I ET II DES). ANALYSE
naissant dans Saill celui élu par Jahvé pour devenir le
chef de son peuple, il lui confère sans plus tarder l'onc-
tion royale. C. ix. Dans une assemblée, convoquée à
Maspha, le sort ratifie le choix du nouveau roi et
Samuel dresse la charte de la royauté qu'il dépose
devant Jahvé. C. x.
La victoire de Saùl sur les Ammonites menaçant les
habitants de Jabès d'un odieux traitement affermit
l'autorité du jeune roi, solennellement reconnu à Gai-
gala devant Jahvé. C. xi. Il ne reste plus à Samuel qu'à
renoncer à la judicature; c'est ce qu'il fait, protestant
de son désintéressement durant tout l'exercice de son
autorité et rassurant le peuple sur la bienveillance di-
vine qu'il continuera de solliciter pour Israël. C. xn.
2. Règne de Saiil (I Reg., xm-xv). — Brièvement,
ces deux chapitres relatent quelques épisodes du règne
du nouveau roi ne retenant que ceux-là seulement qui
préparent la réprobation du roi et qui sont marqués
par quelques manquements graves à la loi de Jahvé.
La victoire tout d'abord couronne les campagnes de
Saùl; les Philistins sont battus, mais, à l'occasion
de leur défaite, une première faute du roi offrant un
sacrifice sans attendre l'arrivée de Samuel lui attire les
sévères reproches de ce dernier et l'annonce de sa dé-
chéance. La victoire sur les Philistins n'en est pas
moins complète, grâce surtout à Jonathas, le fils de
Saiil. C. xiii-xiv, f. 4(i.
Après quelques versets, sorte d'aperçu général du
règne de Saùl, xiv, 47-52, se place le récit d'une cam-
pagne contre les Amalécites, occasion, comme la pré-
cédente contre les Philistins, d'une faute grave de
Saùl : la violation de l'anathème auquel tout le peuple
d'Amalec avec son roi et tout le butin conquis avaient
été voués. Nouveaux reproches de Samuel, nouvelles
menaces de déchéance et séparation définitive entre
le roi et le prophète. C. xv.
3. Règne de.Dut>(d(IReg.,xvi-IIReg., xxiv). — Deux
sections principales dans cette troisième partie : Saùl
et David, David seul roi.
a) Première section : Saiil et David (1 Reg., xvi-xxxi).
— Tandis que Saùl, réprouvé de Dieu, s'achemine vers
sa perte, David, élu de Dieu, assure son triomphe dé-
finitif à travers de multiples épreuves.
Sur l'ordre de Jahvé, Samuel se rend à Bethléem
pour y sacrer roi David, le plus jeune des fils d'Isaï.
Peu de temps après, David est mandé à la cour de Saùl
pour calmer par les sons de sa harpe le roi obsédé par
un mauvais esprit. G. xvi.
Au chapitre suivant le jeune David apparaît comme
le vainqueur du Philistin Goliath; si cette victoire
marque le commencement de son amitié avec Jonathas,
elle marque aussi celui de la jalousie de Saùl contre
l'heureux vainqueur, devenu le favori du peuple.
C. xvn. Plusieurs tentatives de Saùl pour se débarras-
ser d'un rival de plus en plus dangereux restent vaines
et l'épreuve elle-même imposée à David pour gagner
la main de Michol, fille du roi, ajoute encore à son
triomphe et à sa popularité. C. xvm.
Jonathas, fidèle à son amitié pour David, le récon-
cilie avec son père, mais de nouveaux succès rempor-
tés sur les Philistins raniment la jalousie du roi qui
essaie de frapper David de sa lance ; Michol, grâce à un
subterfuge, le dérobe aux recherches de Saùl, lui per-
mettant de chercher asile à Rama, puis à Naioth,
auprès de Samuel. C. xix. Poursuivi dans sa retraite,
David se plaint amèrement à Jonathas de la haine qui
s'acharne contre lui; il reçoit du jeune homme l'assu-
rance qu'il veillera sur lui et le préviendra de tout
danger qui pourrait le menacer à nouveau. C. xx. C'est
ainsi que, averti par le signal convenu, David, réduit à
fuir une nouvelle fois, se rend d'abord à Nobé, auprès
du grand prêtre Achimélech, puis chez Achis, roi de
Geth, c. xxi, et ensuite cherche un refuge dans la
caverne d'Odollam et dans la forêt de Hareth, tandis
que son persécuteur se venge sur les prêtres de Nobé
et les fait massacrer pour avoir donné asile à David.
C. xxii.
C'est à une existence de proscrit désormais jusqu'à la
mort de Saùl qu'est réduit le futur roi d'Israël. La vic-
toire qu'il remporte sur les Philistins devant Ceïla,
dont il délivre les habitants, est une nouvelle occasion
pour son ennemi, toujours plus acharné à sa perte, de
reprendre sa poursuite avec l'espoir de l'enfermer dans
la cité délivrée; averti du danger, David part avec ses
gens, au désert de Ziph d'abord, où Jonathas vient le
réconforter, puis de là au désert de Maon et finalement
sur les hauteurs d'Engaddi où, tenant entre ses mains
la vie de Saùl, il l'épargne généreusement, c. xxm-
xxiv, comme il le fera encore dans une circonstance
analogue rapportée au c. xxvi. Entre temps, au c. xxv
est relaté, avec la mort de Samuel, l'incident survenu
entre David et le riche Nabal, dont l'épouse Abigaïl
deviendra la femme de David.
Pour se mettre définitivement à l'abri des poursuit es
de Saùl, David va demander un asile au pays des Phi-
listins et s'établit avec ses compagnons chez Achis,
roi de Geth; il en reçoit en fief la ville de Siceleg, d'où
il part en incursions pour des razzias dans le Sud chez
les Amalécites et autres ennemis héréditaires de Juda,
tout en laissant croire à Achis que c'est contre les
Israélites qu'il guerroie. C. xxvn. Engagé par ce der-
nier dans une campagne des Philistins contre Israël,
mais récusé par les autres chefs, David, heureusement
sorti d'un mauvais pas, se tourne contre les Amalécites
qui avaient fait de sa résidence, Siceleg, un monceau de
ruines et de cendres. Cependant Saùl reculait devant
l'envahisseur philistin et, en désespoir de cause, ne rece-
vant aucune réponse de Jahvé, demande à une nécro-
mancienne d'évoquer Samuel. La voix du prophète
d'Israël se fait encore entendre pour annoncer le dé-
sastre de son peuple, la mort de son roi ainsi que celle
de ses fils. L'événement ne confirma que trop ces som-
bres prévisions : la défaite d'Israël tourna au désastre
et les cadavres de Saùl et de ses fils, abandonnés sans
sépulture sur le champ de bataille, subirent les outrages
des vainqueurs. C. xxvm-xxxi.
b) Deuxième section (II Reg.) : David seul roi. —
D'abord à Hébron sur la tribu de Juda, puis à Jéru-
salem sur tout Israël.
a. A Hébron (II Reg., i-iv, 12). — A la nouvelle
de la mort de Saùl et de Jonathas, David exhala sa
douleur en une lamentation, c. i, et bientôt fut reconnu
roi sur la maison de Juda, tandis qu'Isboseth, un sur-
vivant des fils de Saùl, était établi roi sur Israël par
Abner, chef de l'armée du roi défunt. Une guerre civile
en résulta, mais Abner, se rendant bien compte de l'in-
capacité de son faible souverain, ne tarda pas à se rallier
au parti de David, ce qui ne l'empêcha pas de tomber
sous les coups de Joab, le général de David qui avait
à venger la mort de son frère. Le roi, qui pourtant
voyait disparaître ainsi le dernier obstacle qui aurait
pu retarder son accession au trône d'Israël, pleura
dans une élégie le grand chef que venait de perdre l'ar-
mée. Le malheureux Isboseth, désormais sans appui,
tomba à son tour sous les coups d'assassins que David
fit sévèrement châtier. II Reg., i-iv, 12.
b. A Jérusalem sur tout Israël (II Reg., iv, 14-xx,
26). — La voie dès lors était libre, aussi David fut-il re-
connu par toutes les tribus d'Israël, après avoir régné
sept ans et six mois à Hébron sur la maison de Juda.
S'étant rendu maître de la forteresse de Sion, encore au
pouvoir des Jébuséens, il y fixa sa résidence pour en
faire la capitale du royaume de tous les Hébreux,
réunis désormais sous un seul chef.
Il restait au nouveau roi à parfaire l'œuvre de son
prédécesseur en libérant le territoire de l'occupation
'9
ROIS (LIVRES I ET II DES). ORIGINE
2780
étrangère et plus spécialement de celle des Philistins.
Deux combats victorieux y contribuèrent efficace-
ment, l'un à Baal-Pharasim, l'autre qui dégénéra en
une poursuite de Gabaon à Gézer. G. v.
Pour achever de faire de Jérusalem la véritable capi-
tale d'Israël, il fallait en faire le centre religieux du
pays. C'est à quoi devait contribuer le transfert de
l'arche d'alliance sur la colline de Sion. Après une pre-
mière tentative malheureuse pour l'y amener, son ins-
tallation solennelle eut lieu au milieu des transports de
tout le peuple et de David lui-même, sautant et dan-
sant devant Jahvé. C. vi. A. l'arche sainte, David veut
édifier un sanctuaire digne de l'abriter, mais le pro-
phète Nathan s'y oppose, promettant par contre à la
postérité royale une durée sans limites; une belle
prière exprime la reconnaissance de David à Jahvé.
C. vu.
Au chapitre suivant sont brièvement mentionnées
des guerres contre les Philistins, les Moabites, les Ara:
méens,les Syriens et les Édomites; puis, ayant signalé
la bienveillance dont David, en souvenir de son ami
Jonathas, usa envers le fils de ce dernier, Miphibo-
seth, c. ix, le narrateur rapporte deux nouvelles cam-
pagnes victorieuses contre les Ammonites et contre
les Syriens. C. x.
A un épisode d'une de ces campagnes, le siège et la
prise de Rabba, se rattache la double faute de David,
son adultère avec Bethsabéc et le meurtre d'Urie. C. xi.
Aux reproches, aux menaces du prophète Nathan le roi
répond par l'humble aveu de sa faute. Elle sera pardon-
née, sans doute, mais le châtiment n'en frappera pas
moins rudement le coupable, d'abord dans l'enfant né
de l'adultère, puis dans la famille royale, c. xn, où ne
tardent pas à se produire de tristes événements, l'in-
ceste d'Amnon avec Thamar, une fille de David, et la
vengeance qu'en tire Absalom, frère de la victime, en
faisant massacrer l'incestueux au cours d'un festin.
Pour échapper au châtiment, le meurtrier s'enfuit au
pays de Gessur, mais après un exil de trois ans, grâce à
l'habile intervention de Joab, David autorise le retour
du fugitif avec lequel il finit par se réconcilier.
C. xm-xiv.
La révolte d'Absalom fut la réponse au pardon de
David. Après quatre années de propagande, employées
à se concilier les mécontents dont le nombre allait
toujours grandissant, Absalom, croyant le moment
venu de détrôner son père, fait annoncer dans toutes
les tribus que désormais il règne à Hébron. La conju-
ration devient menaçante, à tel point que David, pour
échapper au danger, quitte en hâte Jérusalem, accom-
pagné de serviteurs demeurés fidèles et en butte aux
injures d'un Beiijainite de la maison de Saûl, Séméï.
Cependant Absalom, dédaignant le conseil d'Achito-
phel, se rallie à celui de Causal, espion déguisé, et laisse
ainsi au roi fugitif le temps de chercher un abri au-delà
du Jourdain et de réunir autour de lui ses guerriers qui,
sous les ordres de Joab, mettent en déroute les révol-
tés; le fils rebelle est parmi les victimes du combat. La
nouvelle de la victoire fut singulièrement assombrie
pour David par l'annonce de la mort d'Absalom.
D'abord inconsolable, il consentit enfin, sur les ins-
tances du général vainqueur, à s'associer aux joies du
triomphe et à reprendre le chemin de Jérusalem, rece-
vant avec bienveillance les soumissions, celle-là même
de son insulteur Séméï. Une autre tentative «le révolte,
celle des Israélites entraînés par Séba n'eut pas plus de
succès; les insurgés livrèrent eux-mêmes la tète de leur
chef qu'ils jetèrent par-dessus les murs de la ville
assiégée. C. xv-xx.
Dans les derniers chapitres se trouve d'abord le récit
d'une famine survenue au temps de David eu châti-
ment d'un crime de Satil, non encore expie, contre les
(iabaoniles, auxquels David livre les derniers descen-
dants de Saiil pour être pendus à Gabaa. C. xxi, 1-14.
Vient ensuite la double relation des exploits guerriers
de David et de ses héros. C. xxi, 15-22 et xxm, 8-39.
Entre cette double relation, s'intercalent l'hymne de
reconnaissance de David, c. xxn, et ses dernières
paroles. C. xxm, 1-7. Le livre se termine par la des-
cription du fléau de la peste qui frappe Israël en
punition d'un dénombrement du peuple ordonné par
David. C. xxiv.
Ce n'est qu'aux premiers chapitres du IIIe Livre des
Rois que sont racontés les derniers jours du roi et la
proclamation de Salomon à la succession au trône
d'Israël.
Qu'un plan d'ensemble, d'où résulte une certaine
unité de rédaction, ait commandé le choix et la distri-
bution des matériaux, c'est la conclusion qui se dégage
de l'analyse des deux premiers Livres des Rois. Ra-
conter l'histoire suivie de la période qui va de la nais-
sance de Samuel à la fin du règne de David, donner
ainsi une suite au Livre des Juges, avec lequel il pré-
sente d'ailleurs de telles affinités qu'on a voulu voir
dans les sept premiers chapitres des Livres de Samuel
une partie intégrante de son texte primitif, tel appa-
raît bien le but poursuivi par le rédacteur des deux pre-
miers Livres des Rois. Comment l'a-t-il atteint, de
quels éléments d'information disposait-il, comment les
a-t-il utilisés, à quelle date se place ce travail de rédac-
tion, autant de questions auxquelles l'étude de l'ori-
gine des Livres de Samuel essaie d'apporter une ré-
ponse.
III. Origine. — D'après la tradition et d'après la
critique. — 1° la tradition. — Le Talmud dit que
Samuel écrivit son livre ainsi que les Juges et Ruth,
qu'il mourut et que Gad et Nathan le continuèrent.
(Baba Bathra, vi, 14 b, 15 a.) Cette tradition juive qui
reconnaissait trois auteurs pour les Livres de Samuel,
remonte vraisemblablement à ce passage de I Par.,
xxix, 29-30, qui termine l'histoire de David : « Les
actions du roi David, les premières et les dernières,
voici qu'elles sont écrites dans l'histoire de Samuel le
voyant, dans l'histoire de Nathan le prophète et dans
l'histoire de Gad le voyant, avec tout son règne et tous
ses exploits et les vicissitudes qui lui sont survenues,
ainsi qu'à Israël et à tous les royaumes des autres
pays. » Si l'on manque de preuves pour identifier ces
différentes sources avec le livre canonique de Samuel,
il n'en manque pas au contraire pour les contredire,
ne seraient-ce que les passages portant trace d'une
rédaction certainement non contemporaine des événe-
ments, tels que : I Reg., vu, 5; ix, 9; xxvn, 6; et
d'autres.
Théodoret pensait que chacun des prophètes avait
écrit ce qui se passait de son temps et qu'ensuite
d'autres auteurs se servirent de ces mémoires pour ré-
diger les quatre Livres des Rois. Qusesl. in I Reg.,
Prxf., P. G., t. i.xxx, col. 529. Cette opinion était déjà
celle de Diodore de Tarse, qui distingue également entre
le rédacteur final et ceux qui fournirent la documenta-
tion. P. G., t. xxxiii, col. 1588. Quant à ce rédacteur
final les uns y ont vu Jérémie (Isaac Abravanel et
Grotius), d'autres Isaïe ou Ézéchias (Sanctius), ou
encore les écoles de prophètes et même des écrivai.is
publics (Richard Simon).
.Mais pas plus qu'on n'est autorisé à voir dans le pas-
sage cité des Paralipomènes les Livres de Samuel, on
ne l'est à voir dans les documents, mis en œuvre par le
rédacteur de ces livres, les écrits des prophètes Sa-
muel, Gad et Nathan; le seul endroit, en effet, où l'au-
teur indique sa source est II Reg., i, 18 et il s'agit alors
du Livre, du Juste, déjà cité dans Jos., x, 13.
La tradition, on le voit, ne nous est pas d'un grand
secours dans la recherche des origines des deux pre-
miers Livres des Rois. Reste la critique.
2781
ROIS (LIVRES I ET II DES). ORIGINE
2 782
2° La critique. — 1. Documents. — ■ Les historiens
hébreux dont les œuvres nous sont parvenues em-
ploient, en les reproduisant plus ou moins librement,
des sources écrites. Le Livre des Paralipomènes, par la
comparaison qu'il nous permet d'établir entre ses
sources et leur mise en œuvre, nous renseigne abon-
damment sur la méthode suivie. Si pour les Livres de
Samuel nous n'avons pas les mêmes indications rela-
tives aux sources utilisées, ni le moyen d'apprécier leur
mise en œuvre, nous pouvons du moins dégager d'un
certain nombre d'observations le procédé de composi-
tion adopté par leur auteur.
Apparaissent en premier lieu des répétitions : ainsi
trouvons-nous un double récit de l'institution de la
royauté, I Reg., vm-ix, un double récit du rejet de
Saiil par Samuel, I Reg., xm-xiv, une double explica-
tion du proverbe : « Saiil est-il aussi parmi les pro-
phètes? », I Reg., x, 12 et xix, 24, une double présen-
tation de David à Saiil, I Reg., xvi-xvm, une double
relation des circonstances dans lesquelles Saiil trouva
la mort, I Reg., xxxi et II Reg., i, 2-12. A ces quelques
répétitions d'autres sont encore parfois ajoutées; on
observe que deux fois il est rapporté que David s'en-
fuit de la cour de Saiil, qu'à deux reprises la vie de
Saiil est entre les mains de David, que ce dernier trouve
deux fois un refuge à la cour du roi Achis; dans ces
quelques exemples la double relation d'un même événe-
ment apparaît moins clairement, car certains épisodes
ont pu se reproduire à deux reprises, surtout, comme
c'est le cas pour les exemples cités, quand leurs circons-
tances sont bien différentes.
Non moins significatives au point de vue du mode de
composition sont les divergences, les contradictions
disent certains critiques, qu'on peut relever au cours
du livre. Samuel, par exemple, est tantôt le chef théo-
cratique de son peuple, semblable à Moïse, adminis-
trant, gouvernant en qualité de représentant de Jahvé;
tout le peuple répond à son appel, il commande, il châ-
tie avec une autorité qui dépasse celle d'un roi; tantôt
au contraire, il n'est plus que le « voyant » d'une petite
bourgade dont les lumières sont mises à contribution
pour la découverte d'objets perdus, parfaitement
inconnu d'ailleurs à Saiil, qui pourtant a sa résidence
toute proche. L'institution de la royauté se présente
ici comme voulue de Dieu et favorablement accueillie
par Samuel; c'est par bienveillance que Jahvé, touché
de l'affliction de son peuple, lui donne un roi avec l'as-
surance qu'il délivrera son peuple du joug des Philis-
tins; là, au contraire, le désir du peuple d'avoir à sa
tête un roi est jugé comme un acte de révolte contre
Dieu, c'est une véritable apostasie, en tous points sem-
blable aux rébellions de jadis, une marque de défiance
envers la providence divine, mise en échec par les Phi-
listins. I Reg., vm-ix. Plus accentuées encore appa-
raissent les divergences des différents portraits de Da-
vid : au c. xvn, c'est un jeune berger qui se rend au
camp de l'armée, non pour combattre, mais pour saluer
ses frères et prendre de leurs nouvelles; sa lutte contre
Goliath attire l'attention de Saiil qui veut connaître le
héros et le retenir près de lui, xvn, 48... et xvm, 2.
Tout autre est le David du chapitre précédent, xvi,
14-23 ; c'est un homme de guerre qui vit à la cour de
Saiil comme écuyer et joueur de cithare. De telles diver-
gences ne font d'ailleurs que corroborer la dualité des
récits ou l'existence de doublets déjà constatée.
Les particularités du style, soit dans le choix des
expressions, soit dans les procédés de rédaction, qui
vont d'un récit s'attardant aux moindres détails à
l'analyse sèche et rapide, viennent encore confirmer
la distinction de maints passages, déjà obtenue par les
répétitions et les divergences de points de vue, et per-
mettront de les grouper en plusieurs documents.
La conclusion qui se dégage de cet ensemble d'obser-
vations c'est que les deux premiers Livres des Rois ont
été composés à l'aide de documents dont le rédacteur
a combiné les éléments, tantôt pour en faire un récit
ordonné et suivi, tantôt pour les grouper par simple
juxtaposition, de manière à les compléter l'un par
l'autre. Cette conclusion se trouve confirmée par le fait
que le rédacteur lui-même nous avertit qu'il a utilisé
le Livre du Juste dont il a tiré les élégies de David sur
la mort de Saiil et de Jonathas. II Reg., i, 18. Ne
peut-on supposer de même que le cantique d'Anne et
l'élégie sur la mort d'Abner proviennent également de
quelque recueil poétique, peut-être aussi le psaume xvn
(xvm de l'hébreu). La comparaison enfin avec les pas-
sages parallèles du Livre des Paralipomènes incline à
penser que les rédacteurs de Samuel et des Chroni-
ques ont tous deux puisé à des sources communes. Il
est non moins probable que des documents officiels
étaient à la disposition de ces rédacteurs, telles des
listes des principaux fonctionnaires de la cour ou de
l'armée. II Reg., vin, 16-18; xxi, 15-22; xxm, 8-39.
L'existence de scribes, de chroniqueurs, d'archivistes
justifie cette hypothèse.
2. Rédaction. — De ces documents peut-on reconsti-
tuer la trame à travers l'œuvre du rédacteur? Beau-
coup de critiques s'y sont essayés avec des résultats
assez peu concordants.
a) La critique indépendante. — Eichhorn, qui le pre-
mier s'est engagé dans cette voie, voyait dans les pas-
sages parallèles des Paralipomènes et de Samuel des
emprunts à une ancienne et courte biographie de Da-
vid, que chacun des auteurs des deux ouvrages aurait
amplifiée à sa manière, Einleitung in das Aile Testa-
ment, 2e édit., 1790, p. 450. Thenius souligne davantage
le caractère de compilation : les histoires d'Héli, de Sa-
muel, de Saiil, de David proviennent d'autant de
sources différentes, comme le prouvent la différence de
ton dans chacune d'elles et les formules de conclusion
qui en marquent la fin, Die Bûcher Samuels, 2e édit.,
1864.
Avec Wellhausen, Die Composition des Hexaleuchs
und der hisiorischen Bûcher des A. T., 3e édit., 1899,
p. 238-266, l'étude des origines des Livres de Samuel
s'élargit; les mêmes documents et les mêmes procèdes
de rédaction se retrouvent dans la série : Juges, Samuel,
Rois; trois parties principales sont à distinguer dans
Samuel : 1° I Reg., i-xiv, groupement historique plutôt
que littéraire; 2° I Reg., xiv, 52 II Reg., vin, 18;
3° II Reg., ix-xx, continuée jusqu'à III Reg., Il; à ces
éléments essentiels bien des additions rédactionnelles
ou des modifications postérieures n'ont pas manqué,
entre autres le supplément de II Reg., xxi-xxiv.
C'est surtout Budde, Die Bûcher Richtcr und Samuel,
1890, qui a montré dans le Livre de Samuel les mêmes
documents que ceux qui ont servi à la composition du
Livre des Juges et reconnu les mêmes procédés rédac-
tionnels, et a discerné une double source dont les traces
sont faciles à suivre principalement dans les doubles
récits de l'appel de Saiil à la royauté et de l'entrée en
scène de David. Ces deux sources suffisent pour rendre
compte des particularités de la rédaction et ne sont
autre chose que la continuation des écrits élohiste et
jéhoviste des Juges et du Pentateuque. Un premier
rédacteur a réuni ces deux sources en un seul tout,
tandis qu'une autre rédaction se ressentait tantôt de
l'influence deutéronomiste, tantôt de l'influence sacer-
dotale. Le commentaire publié en 1902 par le menu-
auteur, de même que son édition des Livres de Samuel
dans la Bible polychrome de Haupt, 1894, n'ont fait
que reprendre cette explication en la mettant au point.
C'est à peu de chose près l'opinion à laquelle se
rangent Cornill et Gautier dans leurs introductions à
l'Ancien Testament. « Le Livre de Samuel, écrit ce
dernier, est tiré de deux sources qui présentent une
2783
ROIS (LIVRES I ET II DES). ORIGINE
278^
ressemblance si frappante, l'une avec le Yahwiste du
Pentateuque, l'autre avec l'Élohiste, que nous leur
appliquerons les mêmes désignations sans entendre
par là les identifier absolument avec leurs homonymes.
Ces deux narrations se trouvent utilisées concurrem-
ment, ce qui constitue un enrichissement d'informa-
tions. Toutefois cet avantage est inséparable de certains
inconvénients remarqués dès longtemps et consistant
en répétitions et en divergences. Comme dans le Pen-
tateuque, il y a dans chaque source des éléments de
dates différentes, des couches successives, les unes plus
anciennes, les autres plus récentes. Un rédacteur a com-
biné ces deux documents. Puis est intervenue l'école
deutéronomistique qui, sur une moindre échelle que
dans le Livre des Juges, mais d'une façon pourtant ap-
préciable, a marqué le livre de Samuel de son empreinte.
Enfin diverses adjonctions plus tardives sont encore
venues grossir l'ouvrage et des retouches, portant le
cachet de l'époque postexilique, sont reconuaissables
çà et là. » Introduction à l'A. T., 2e édit., 1914, p. 254.
Comme Buddc, P. Dhorme, clans l'introduction à son
commentaire des Livres de Samuel, 1910 (Études
bibliques), admet deux sources primitives seulement
que l'on peut suivre à travers tout l'ouvrage. « Sou-
vent, remarque-t-il, nous nous écartons de Budde pour
l'attribution de tel ou tel morceau à l'une ou à l'autre
des sources, mais des ressemblances de style et de pro-
cédés littéraires entre ces sources et celles qui ont servi
au livre des Juges nous ont paru indéniables. Nous leur
avons gardé les noms de E et de J, sans préjuger la
question de l'Hexateuque... L'emploi de ces sigles n'a
rien qui puisse nous effaroucher car tout le monde
admet maintenant que des groupes de récits avec cha-
cun leur genre littéraire spécial ont pu exister côte à
côte jusqu'à l'époque de la captivité. » P. 7.
Avec des réserves plus ou moins accentuées, des cri-
tiques tels que Driver, Smith, Nowack, dans leurs
introductions et commentaires, se sont ralliés égale-
ment à l'hypothèse de Budde. Sellin, tout en reconnais-
sant, lui aussi, deux sources principales, qu'il figure
par les sigles K et K1 et dont il fait la continuation du
Jéhoviste et de l'Élohiste du Pentateuque, y voit l'éla-
boration d'éléments anciens et, en réaction contre les
conclusions de Wellhausen et de Stade, en fixe la date
avant le Deutéronome, aux environs de 700 pour le
plus récent, et sous le règne de Salomon pour l'autre,
qui serait ainsi l'œuvre d'un témoin des événements
survenus sous le règne de David. Einleilung in das
A. T., 5« édit., 1929, p. 70-76.
Pour Steuernagel, Lehrbuch des Einleilung in das
A. T., 1913, p. 331-336, et pour Eissfeldt, Einleilung
in das A. T., 1934, p. 302..., trois sources principales
sont à la base des Livres de Samuel. Pour ce dernier,
outre les documents J et E, suite de ceux de l'Hexa-
teuque, il y a lieu de reconnaître, tout comme dans le
Pentateuque, Josué et les Juges, une troisième source
qui, malgré le souffle religieux qui l'anime, ne porte
qu'un minime intérêt à tout ce qui touche au culte, et
que pour cette raison il appelle : source laïque, repré-
sentée par le sigle L (Laienquclle). Une rédaction deu-
téronomiste mit en œuvre ces documents, mais avec.
des remaniements moindres qu'on ne l'admet d'ordi-
naire.
A l'encontre de l'hypothèse, en faveur chez la majo-
rité des critiques, de deux ou trois documents princi-
paux en rapport plus ou moins étroits avec ceux du
Pentateuque, un des récents commentateurs de Sa-
muel, Caspari, Die Samuelbùcher, 1926, en explique
l'origine par la réunion de petits récils d'époques dif-
férentes, trois surtout, reliés par des passages qui éta-
blissent entre eux une certaine unité; hypothèse à la
fois fragmentaire et documentaire. 1 1. Gressmann enfin,
dans l'introduction de son commentaire, 1921, p. xvm,
se refuse à voir dans le Livre de Samuel de véritables
sources; des divergences ou des répétitions, telles
qu'on en rencontre dans ce livre et celui des Rois,
relèvent avec grande vraisemblance de la critique du
texte; il s'agit de variantes, comme le prouvent les
transcriptions sensiblement différentes du texte de ces
livres dans les manuscrits ; n'est-ce pas d'ailleurs ce que
suggère la version des Septante qui offre une recension
particulière avec des leçons parfois meilleures, mais
aussi parfois moins bonnes que celles de l'hébreu mas-
sorétique.
b) La critique catholique. — Sans rejeter l'emploi de
sources par l'auteur des Livres de Samuel, elle se refuse
en général à suivre la critique indépendante dans l'hy-
pothèse de deux ou trois sources principales, dont la
trame se poursuit à travers tout l'ouvrage; elle se
refuse surtout à y voir la continuation des documents
élohiste et jéhoviste du Pentateuque avec des rédac-
tions successives deutéronomistique et sacerdotale.
Les hypothèses ne manquent pas non plus de variété.
Le P. de Hummelauer, après avoir relevé les pas-
sages parallèles de Samuel et des Paralipomènes, en
fait remonter l'origine à une source commune, car on
ne saurait voir dans le premier la source du second qui
a des développements inconnus des Livres de Samuel.
Cette source commune serait la chronique du roi David,
citée I Par., xxvn, 24. Cinq parties la composent dont
la première, I Reg., i-vir, aurait pour auteur Samuel
lui-même; la seconde, vrn-xvi, l'histoire de Saiil,
œuvre de Samuel ou du prophète Gad; la troisième,
xvn à xxx ou xxxi, David à la cour de Saùl, serait de
Gad à partir du c. xxv; la quatrième, II Reg., i-xx,
l'histoire de David, écrite du vivant même du roi, et
xi-xx, sans doute par Nathan, qui aurait donné à l'en-
semble du livre sa forme définitive pour servir à l'édu-
cation de Salomon; la cinquième ou l'appendice, xxi-
xxiv, composée d'éléments sans lien entre eux ni avec
ce qui précède, et ajoutée à une date qu'on ne peut
déterminer. Comment, in Lib. Samuelis, 1886, p. 4 sq.
Wiesmann prétend résoudre les difficultés des Livres
de Samuel par l'hypothèse des inversions dans le texte
et faire ainsi disparaître les doubles récits. Pour l'éta-
blissement de la royauté en Israël, par exemple, il faut
distinguer entre l'appel par Jahvé de Saiil comme
prince, naghid, d'Israël, I Reg., ix, 1-x, 16; x, 27b -Xi,
11 et l'élection de Saùl comme roi d'Israël, vm, 1-22;
x, 17-24, 27»; xi, 12-xn, 25; x, 25, 26; xm, 2, 19-22.
La suite des événements apparaît dès lors la suivante :
Saùl, ayant reçu en secret l'onction qui le sacre prince
d'Israël, est, de ce fait, à la tête du peuple et chef de
l'armée; en tant que tel il fait campagne contre les
Ammonites. Entre temps le peuple réclamant un roi,
Samuel qui tout d'abord s'y refuse y consent finale-
ment, et organise l'élection à Maspha; l'attitude de Saùl
qui se cache durant l'élection par le tirage au sort s'ex-
plique par la crainte qu'il a de n'être pas agréé de Dieu ;
il est couronné roi à Galgala. Zeitschrift fur kath.
Théologie, 1910, p. 118...; 1914, p. 391...
Dans un commentaire plus préoccupé de critique
textuelle que de critique littéraire, Schlôgl, tout en
opposant presque une fin de non-recevoir aux conclu-
sions des critiques sur l'origine des Livres de Samuel,
n'en admet pas pour autant l'unité de composition; des
prophètes Samuel, Gad et Nathan proviennent sans
doute maints éléments de ces livres, dont de nombreux
bouleversements et gloses soulignent le caractère com-
posite. Die Bûcher Samuelis, 1901.
Le dernier en date îles commentateurs catholiques
de Samuel, Leimbach, après avoir longuement analysé
les différentes théories aussi bien de la critique indé-
pendante que de L'exégèse traditionnelle, constate une
grande variété d'opinions chez les représentants de
l'une et de l'autre et pense que le jugement de Gress-
2 7 85
ROIS (LIVRES I ET II DES ORIGINE
786
mann sur la théorie des deux sources (cf. supra), non
moins que l'ouvrage de P. Volz et W. Rudolph, Der
Elohist als Erzâhler, ein Irrweg der Penlalcuchkritik,
1933, invitent à la réserve et en donnent le droit. Die
Bûcher Samuel, 1936, p. 4-16.
c) Discussion de certains arguments. — L'exégèse
traditionnelle n'accepte pas d'ailleurs comme doublets
tous les passages invoqués à l'appui de la thèse de la
pluralité des sources, surtout quand la véracité histo-
rique risque de n'être pas suffisamment sauvegardée.
Au sujet, par exemple, des deux récits de la présen-
tation de David au roi Saiil, d'abord comme joueur de
harpe, I Reg., xvi, 14-23, puis comme vainqueur de
Goliath, xvn, nombreuses ont été les explications pro-
posées pour échapper à la difficulté que pose l'ignorance
de Saiil au sujet de la personne de David après sa vic-
toire sur le géant philistin, xvn, 55-56, alors qu'il avait
pris en affection ce même David venu à sa cour et qu'il
en avait fait son écuyer. xvi, 21. « Le roi, remarque-
t-on, connaissait suffisamment le berger de Bethléem
pour l'attacher à sa personne en qualité d'écuyer et de
musicien; mais le courage de David l'étonné et fait
qu'il s'intéresse davantage à lui; de plus, ayant promis
sa fille au vainqueur de Goliath, il désire des informa-
tions plus précises sur la parenté de celui qui peut de-
venir son gendre, et c'est pour ce motif qu'il charge
Abner de s'en occuper... Nous n'avons donc ici aucune
contradiction réelle. » Vigoureux, Les Livres saints et
la critique rationaliste, 5e édit., t. iv, 1902, p. 490-498.
D'autres cherchent la solution de la difficulté dans la
reconstitution du texte primitif qui serait représenté
non pas par l'hébreu massorétique mais par le grec des
Septante, tel du moins qu'il ligure dans le Vaticanus où
manquent précisément les versets qui font difficulté,
xvn, 12-31 et xvn, 55-xvin, 5. Cf. Peters, Beilrâge zur
Text-und Literarkritik sowie zur Erklârung der Bûcher
Samuel, 1899, p. 58. A noter que VAlexandrinus et la
recension de Lucien ont un texte conforme à celui de
l'hébreu. Pour le P. de Hummelauer, autre encore est
la solution du problème : xvi, 23, marque la fin de l'his-
toire de Saiil, tandis que xvn, 1, est le commencement
d'un nouveau récit, l'histoire de David; la juxtaposi-
tion de deux récits originairement indépendants
explique l'incohérence du texte actuel. Op. cit., p. 13,
184-185. Schlôgl, op. cit., p. 113, se rallie à une solution
analogue. Il est certain que l'explication la plus natu-
relle est celle qui suppose deux sources juxtaposées et
non coordonnées. Que ces deux sources se retrouvent
dans tout le cours du livre, c'est ce qui n'apparaît pas
aussi nettement.
Pour un autre exemple non moins discuté, les expli-
cations proposées sans le recours à l'hypothèse des
doublets sont plus satisfaisantes. Il s'agit de l'établisse-
ment de la royauté en Israël. Les causes qui sont à
l'origine de cet établissement ne s'excluent pas; elles
sont exposées dans deux récits, d'une part, I Reg., vin ;
x, 17; xii ; et d'autre part, ix, 1-10, 16; xi; xm; xiv;
xv : âge de Samuel, indignité de ses fils, jalousie à l'en-
droit des peuples voisins qui ont un roi à leur tête,
danger philistin ont été tour à tour envisagés pour
répondre à la complexité de la situation historique.
Il n'y aurait pas davantage de contradiction dans la
double attitude observée vis-à-vis de la royauté. Son
établissement rentrait, en effet, dans le plan divin et
désirer un roi n'avait en soi rien de coupable; seuls les
motifs qui étaient à l'origine de ce désir étaient ré-
préhensibles : mépris de Jahvé, le roi invisible de son
peuple, ingratitude envers la providence divine, man-
que de confiance en Jahvé; ce sont ces motifs qui
encourent la réprobation divine; mais, puisque la
royauté avait sa place marquée dans le plan divin,
Dieu ordonne d'accéder au désir du peuple, tout en
laissant entendre que cette institution de la royauté
pourrait bien tourner au détriment de ce peuple au
cou raide. Schlôgl, in hoc loco.
Les deux récits du rejet de Saiil, I Reg., xm, 8-14,
et xv, 10-26, n'imposent pas non plus l'hypothèse de
deux sources différentes. La première désobéissance de
Saiil n'était pas sans excuse, la crainte de voir son
armée s'évanouir le pressait d'offrir l'holocauste avant
la rencontre avec les Philistins sans attendre Samuel
qui n'était pas arrivé au ternie fixé; aussi la sentence
de condamnation n'est en somme qu'une menace dont
l'exécution peut être plus ou moins différée. La seconde
désobéissance au contraire est impardonnable, aussi
la sentence est cette fois sans appel et définitive :
« Parce que tu as rejeté l'ordre de Jahvé, il te rejette
aussi comme roi sur Israël. » I Reg., xv, 23. D'autres
voient dans l'épisode du c. xm le rejet de la famille et
dans celui du c. xv le rejet de la personne même de
Saùl. Leimbach, op. cit., p. 14-15.
Parmi les auteurs catholiques modernes, historiens
ou exégètes de l'Ancien Testament, il ne manque pas
cependant de partisans d'hypothèses qui admettent
l'existence de deux ou trois sources principales et
continues dans les Livres de Samuel. Sans parler de
P. Dhorme, déjà cité, on peut mentionner J. Schàfers
dans une étude sur les quinze premiers chapitres du 1. I
de Samuel, Biblische Zeilschrift, 1907, p. 1, 126, 235,
359 ; Sehulz dans son commentaire, Die Bûcher Samuel,
1919-1920, et surtout dans son étude intitulée Erzâh-
lungskunst in den Samuelbûchcrn (Biblische Zeitfragen)
1923, où il distingue plusieurs séries de récits, deux
entre autres, M (Mizpa) et Gi (Gilgal) qu'il placerait
volontiers, l'un dans les derniers temps de David,
l'autre à l'époque de Salomon. « A la base des Livres
des Juges et de Samuel, note un récent historien de la
religion d'Israël, sont deux documents de peu de
temps postérieurs aux événements qu'ils racontent,
remontant peut-être au temps de David pour ce qui
concerne la période des Juges, au ixe ou à la fin du
Xe siècle pour ce qui regarde les origines de la royauté.
De bonne heure es documents ont été fondus par de
premiers rédacteurs en une histoire plus suivie de cha-
que période. Après la découverte du Deutéronome et
avant la fin du vne siècle, de nouveaux rédacteurs ont
repris ce travail et interprété l'histoire ancienne d'après
les principes posés dans le Code nouvellement divul-
gué. » Touzard, dans J. Bricout, Où en est l'histoire dea
religions? t. il, 1911, p. 38, n. 1. Un des récents his-
toriens catholiques de David croit également trouver
dans la pluralité des sources dont les traces se discer-
nent tout au long des Livres de Samuel la meilleure
explication de leur origine. La vie et les aventures du
roi d'Israël, suppose-t-il, auraient donné lieu à toute
une littérature, qui dut être très vaste, à en juger par le
nombre des fragments que la Bible nous en a conserves.
« Dans la mesure où la réalité en matière si difficile peut
encore être découverte, on ne se tromperait sans doute
guère en supposant que les documents originaux de
cette littérature se répartissent en quatre groupes : un
prophétique et un sacerdotal, où l'aspect religieux pré-
domine avec les nuances particulières aux deux grandes
écoles des prophètes et des prêtres; un judéen et un
israélite où les auteurs, sans perdre de vue non plus la
grande part prise par Yahwè dans la destinée de David,
se sont davantage appliqués à raconter par le détail les
origines, les aventures, l'œuvre militaire et la vie pri-
vée de leur héros... Quand les rédacteurs inspirés de
nos Livres de Samuel et des Chroniques entreprirent de
raconter à leur tour l'histoire du fils de Jessé, ils pui-
sèrent abondamment dans ces diverses sources, et d'au-
tant plus que la vie tout entière de ce roi très saint et
très aimé portait en elle-même les leçons les plus salu-
taires. Ce qu'ils en tirèrent, en puisant tantôt d'un
côté et tantôt de l'autre, ils le combinèrent non sans
2787
ROIS (LIVRES I ET II DES). VALEUR HISTORIQUE
2788
habileté, niais aussi sans chercher, sous la pression fie
ces exigences critiques qui nous rendent si injustement
sévères à l'égard des histoires anciennes, à éviter ou à
faire disparaître les divergences qui marquaient la dif-
férence d'origine de leurs renseignements. » Desnoyers,
Histoire du peuple hébreu, t. n, p. 74-75.
Autant, d'après l'exposé qui précède, apparaît avec
certitude l'utilisation de documents par l'auteur des
Livres de Samuel, autant la mise en oeuvre de ces
documents et leur reconstitution demeure incertaine. Il
semble, toutefois, que l'hypothèse de quelques sources
principales, dont les éléments sont tour à tour utilisés,
répond d'une façon plus satisfaisante aux multiples
données du problème des origines du livre. A condition
de ne pas compromettre la véracité historique d'un
livre inspiré, qui ne saurait se concilier avec des diver-
gences allant jusqu'à la contradiction, rien n'empêche
de s'y rallier.
La détermination de la date de rédaction et surtout
de l'époque des documents, particulièrement impor-
tante au point de vue de la valeur historique, dispose
d'éléments d'information plus précis et aboutit à des
résultats plus certains.
3. Date. — Quelques allusions à la séparation des
royaumes d'Israël et de Juda, IReg., xvm, 10; II Reg.,
ii, 7-9; m, 10, et surtout I Reg., xxvn, 6 : « La ville de
Siceleg appartient jusqu'à ce jour aux rois de Juda »,
indiquent assez clairement que le livre a été composé
après le schisme des dix tribus. D'autre part, l'absence
de toute désapprobation à l'endroit de la pluralité des
sanctuaires, d'autant plus significative quand on la com-
pare à l'attitude du rédacteur de III et IV Reg. en
pareille matière, suppose un auteur écrivant antérieu-
rement à la réforme de Josias, 621 ; l'absence également
de toute allusion à l'exil assyrien après la chute de
Samarie en 722 fait reporter antérieurement à cette
date la composition du livre, conclusion que confirme
la pureté relative de la langue à travers tout l'ouvrage.
Malgré ces raisons, nombre de critiques prétendent
retrouver dans la rédaction du livre la marque de
l'école deutéronomistique; quelques passages mêmes
appartiendraient à l'époque postexilique.
Plus que l'époque de rédaction, ce qui importe c'est
l'âge des principaux documents utilisés par le rédac-
teur. Or ici, quelles que soient les opinions sur l'histoire
de la composition du livre, l'accord tend à s'établir de
plus en plus sur la très haute antiquité de ces docu-
ments, qui auraient été rédigés à une époque contem-
poraine ou du moins très proche des événements rap-
portés et qui, de ce fait, se présentent comme l'œuvre
de témoins du règne de David, consignant par écrit
leurs témoignages sous le règne de Salomon. En effet,
la relation des événements survenus au temps de Da-
vid prouve par son contenu et d'une manière irréfu-
table qu'elle provient de cette époque même, son au-
teur étant parfaitement au courant de tout ce qui se
passe à la cour, aussi bien du caractère que des intrigues
des différents personnages; elle ne saurait être repor-
tée au delà du règne de Salomon. Cf. Mever, Die Israe-
liten und ihre Nachbarstàmme, 1900, p. 185-180. De
tels documents sont de toute première valeur, selon la
remarque d'un autre critique, Kittel, constituant une
littérature historique vraiment étonnante pour ces
temps reculés d'Israël, et dépassant de beaucoup tout
Ce que l'ancien Orient nous a donné en matière d'his-
toire, aussi bien les sèches annales officielles des 1 !ahy-
loniens et des Assyriens, que les récits fabuleux de la
littéral lire populaire égyptienne; c'est réellement de
l'histoire authentique. Cf. Meyer, ibid.
H ne saurait Être question, par contre, de dire quel
esl l'aiileur des Livres de Samuel, la divcrsil c des noms
proposés et la longue période de I >avld à Bsdras durant
laquelle s'échelonnenl ces noms Indiquent assez le
manque de données solides pour résoudre le problème.
IV. Valeur historique. — Celle-ci s'impose tout
d'abord comme la conséquence des remarques précé-
dentes sur l'époque des documents qui sont à la base
des Livres de Samuel; elle s'impose non moins par la
nature et le caractère de ces mêmes documents, par la
comparaison avec d'autres livres de l'Ancien Testa-
ment et l'histoire des peuples voisins.
1° Nature et caractère des documents. — L'abondance
et la précision des détails, la finesse de touche dans la
peinture des personnages, la sincérité dans l'aveu des
fautes des héros mêmes de l'histoire sont autant de
garanties de l'exactitude du récit. « La couleur locale
y est très vive et le ton de la narration est d'une sim-
plicité qui est un garant de véracité historique. Les
auteurs n'ont pas cherché à atténuer la vérité pour
faire l'apologie de leurs personnages: le péché d'Héli,
les fautes de Saùl, les crimes de Joab, l'adultère de
David, l'inceste d'Amnon, la révolte d'Absalom, tout
est dépeint sans parti-pris de. flatter celui-ci ou celui-là.
Aussi les critiques sont-ils d'accord à reconnaître une
très haute portée historique à ces récits et il serait
oiseux de chercher à réfuter des systèmes aussi exagé-
rés que ceux de Winckler et de Jérémias qui voient
partout l'influence des mythes astraux, ou de Jensen
qui reconnaît dans les épisodes les plus naturels des
succédanés de l'épopée de Gilgamès... Nous avons là
des documents uniques pour la reconstitution des évé-
nements qui ont motivé et suivi l'un des faits les plus
importants de l'histoire d'Israël, l'établissement de la
royauté. » Dhorme, op. cit., p. 9.
Des difficultés soulevées contre lavéracité des Livres
de Samuel, quelques-unes ont déjà été examinées à
propos de l'origine des doubles récits comme ceux de la
présentation de David à la cour royale, de l'institution
de la monarchie, ou du rejet de Saùl ; d'autres ne com-
promettent pas davantage cette véracité; le détail de
leur exposé et de leur discussion relève du commentaire.
Retenons seulement que plusieurs données numériques,
certainement fausses ou tout au moins douteuses, pro-
viennent, les unes d'altération du texte, comme c'est le
cas pour les 50 000 hommes de Bethsamès frappés pour
avoir porté leurs regards sur l'arche de Jahvé, I Reg.,
vi, 19, ou l'âge de Saûl, un an, lorsqu'il devint roi,
1 Reg., xm, 1 ; d'autres, de quelque méprise ou sures-
timation que l'interprétation peut ramener à de plus
justes proportions. Ainsi, à propos du recensement
ordonné par David, il apparaît que le nombre total
des guerriers, 1300 000, supposant une population
globale de cinq à six millions d'habitants, déliasse la
réalité; on s'en rapprocherait peut-être, si, au lieu
d'entendre le mot éléph dans le sens ordinaire de mille,
on y voyait la désignation d'un contingent militaire
n'ayant qu'un rapport plus ou moins étroit avec la va-
leur exacte de mille hommes. Ainsi, au lieu des 800 000
hommes de guerre pour Israël, faudrait-il lire 800 ba-
taillons. On sait d'ailleurs combien l'exagération était
de mise, de la part des gouvernements sémitiques an-
ciens en pareille matière. Cf. Dcsnoycrs, Histoire du
peuple hébreu, t. II, p. 250, n. 1.
Contre la vérité historique de tels documents rien à
conclure non plus des traits miraculeux (pic présentent
certains récits, comme ceux de l'enfance de Samuel, de
l'institut ion de la royauté ou de la vie dj David, dont
la vérité esl contestée pour des raisons étrangères à la
critique.
2° Comparaison des Livres de Samuel avec d'autres
livres de l'Ancien Testament et même du Nouveau, —
Elle montre le crédil donl ces livres ou leurs sources
jouissaient auprès (les ailleurs inspirés. Livres des Rois
cl Livres des Paralipomènes surtout renferment des
passages reproduits à peu près textuellement de ceux
de Samuel. Déjà .lérémie fait allusion, à plusieurs re-
2789
ROIS (LIVRES I ET II DES). VALEUR HISTORIQUE
2790
prises, à l'un ou l'autre texte des Livres de Samuel,
Jer., h, 37 et II Reg., xm, 19; Jer., xv, 1 et I Reg., vu,
5-9; xn, 19-23. L'antique tradition conservée dans les
titres de quelques psaumes emprunte aux Livres de
Samuel l'indication de la circonstance pour laquelle tel
psaume a été composé; ainsi en est-il pour les psaumes
attribués au temps de la persécution de Saùl, vu;
xxxin (Vulg.,et ainsi des autres) ;li; lui; lv; lvi;
lviii: xcii; pour celui qui marque l'apogée de David,
xvn ; pour un autre rapporté à la guerre syro-édomite,
lix; pour celui du repentir du roi David, après son
péché avec Bethsabée et le meurtre d'Urie, l; pour
deux autres enfin ayant trait à la fuite devant Absa-
lom, m, lxii. L'auteur de l'Ecclésiastique, xlvi, 13-
xlvii, 11, dans son éloge de Samuel, Nathan et David,
se réfère continuellement au texte de nos deux livres.
Notre- Seigneur lui-même, dans sa réponse aux Phari-
siens reprochant à ses disciples de violer le sabbat, leur
dit : « N'avez-vous pas lu ce que fit David, pressé par
la faim, lui et ses compagnons... ? » Matth., xii, 3, 4.
L'épisode auquel il fait allusion rappelle la fuite de
David devant Saiil. irrité contre lui, et son arrivée à
Nobé, où, exténué de fatigue et de faim, il reçoit
du grand-prêtre Achimélech du pain consacré que
seuls les prêtres pouvaient consommer. I Reg.,
xxi, 2-7.
Le Livre des Juges qu'on oppose parfois à celui de
Samuel non seulement ne le contredit pas, mais encore
l'éclairé et le complète. Pas de contradiction, en effet,
au sujet de II Reg., v, 6, qui nous apprend que Jérusa-
lem était encore au pouvoir des Jébuséens au temps de
David, alors que Jud., i, 8 laisserait entendre que Jéru-
salem aurait été prise par les Hébreux dès les débuts de
la conquête de Canaan. Ce dernier verset, selon la juste
remarque du P. Lagrange, est tellement en opposition
avec le reste de l'histoire biblique qu'il faut nécessaire-
ment le considérer comme une glose. On voit, en effet,
dans Jos., xv, 03 et Jud., i, 21, que les Jébuséens conti-
nuaient d'habiter la ville après l'installation en Canaan ;
et l'histoire du Lévite, racontée Jud., xix, 10-12, sup-
pose encore cette situation. Cf. Dhorme, Les Livres de
Samuel, p. 307. Pour ce qui est de la situation reli-
gieuse, les quatre premiers chapitres du Ier Livre des
Rois la représentent d'une manière tout à fait concor-
dante avec celle des derniers chapitres du Livre des
Juges; le centre de l'unité religieuse est toujours le
sanctuaire de Silo, dans la tribu d'Éphraïm, déjà
célèbre au temps de Josué. Jos., xvm, 1. C'est à Silo
que chaque année a lieu le pèlerinage des Israélites vers
Jahvé comme à l'époque des Juges. Jud., xxi, 19. De
même toute une partie de l'histoire racontée aux livres
de Samuel s'explique par la présence des Philistins sur
les frontières d'Israël, comme ils l'étaient au temps de
Samson, qui toute sa vie fut en lutte contre eux, Jud.,
xm-xvi; comme lui, Samuel doit faire face aux incur-
sions de ces mêmes ennemis, I Reg., vu; c'est pour en
triompher que Jahvé, sous le symbole de l'arche, doit
descendre au camp d'Israël; c'est pour les repousser
que Saùl est choisi comme roi; David, enfin, traqué
par son adversaire, cherchera un asile chez ces mêmes
Philistins et c'est dans un dernier combat contre
eux que Saùl trouvera la mort. I Reg., xxxi. Contre
ces perpétuels envahisseurs David aura encore à
se défendre. II Reg., v, 17-25. Cf. Dhorme, op. cit.,
p. 53.
3° Rapports avec l'histoire générale. — ■ Si l'histoire
générale n'offre pas ici comme pour les IIIe et IVe Livres
des récits parallèles, elle n'est pas cependant sans pro-
jeter quelque lumière sur la période des débuts de la
monarchie en Israël et sans mettre en relief la valeur
des informations que nous donnent à son sujet les
Livres de Samuel.
Le rôle prépondérant des Philistins, dont il vient
d'être question, au début et durant une longue partie
de la période qui nous occupe, cadre fort bien avec ce
que nous savons par ailleurs, surtout par les documents
égyptiens et les fouilles récentes. Les « Peuples de la
mer », c'est-à-dire des îles de la mer Egée et de l'île de
Crète, finirent, après plusieurs tentatives, par s'établir
définitivement en Canaan, malgré la victoire remportée
sur eux par Ramsès III (1201-1169); les Philistins qui
étaient du nombre des envahisseurs s'installaient le
long de la côte depuis le promontoire du Carmel jus-
qu'à Gaza. Étaient-ils vassaux de l'Egypte ou avaient-
ils sauvegardé leur indépendance, on ne sait ; ce qui est
certain, c'est qu'ils étaient si bien chez eux dans cette
région (pie. par une bizarrerie de l'histoire, c'est des
Philistins, de ces incirconcis détestés d'Israël, que
viendra à la Terre promise le nom de Palestine ou Phi-
listie, par lequel les voyageurs grecs la désignaient déjà
du temps d'Hérodote. Cf. Desnoyers, op. cit., 1. 1, p. 42.
La décadence qui marque les règnes des successeurs de
Ramsès III. aussi bien ceux de la XXe dynastie (120 1-
1100) que ceux de la XXIe (1100-947), permit aux Phi-
listins et aux autres peuplades égéennes, Zakkalas,
Cretois, Pléthis, de consolider leur établissement en
Canaan et d'assurer ainsi pendant de longues années
leur supériorité sur les nouveaux envahisseurs, les Hé-
breux.
Ce n'est pourtant pas par le nombre qu'ils l'empor-
taient sur leurs rivaux, obligés qu'ils étaient de recou-
rir a des mercenaires hébreux pour renforcer leur armée,
I Reg., xiv, 21, c'était bien plutôt par la supériorité de
leur civilisation, qui depuis longtemps florissait aux
pays égéens dont ils étaient originaires. Leur armement
était fort en avance sur celui des Hébreux; comme les
Cananéens ils ont des chars de guerre ; certains de leurs
guerriers sont revêtus d'armures de bronze ou de fer,
alors que, du temps de Saul, il n'y avait encore, chez
leurs adversaires, que le roi qui le fût. I Reg., xvn, 38-
39. Pour s'assurer sans doute la fabrication exclusive
des armes de fer, ils obligeaient au xi° siècle les Hé-
breux de la montagne d'Éphraïm à recourir à leurs
artisans pour remettre en état leurs instruments agri-
coles. I Reg., xm, 19-21.
Des traces de cette civilisation égéo-crétoise ont été
retrouvées à Beisàn, la Bethsan de I Reg., xxxi, 10,
où les Philistins déposèrent, dans le temple d'Astarté,
les armes de Saùl et attachèrent aux murailles le ca-
davre de celui-ci. Les jarres funéraires et quelques pièces
artistiques, colliers de perles, scarabées, figurines,
mises au jour par les fouilles américaines entreprises
dès 1921, sont attribuées non sans vraisemblance à
une race nouvelle à ce moment en Palestine et dont la
culture amalgame des influences égéo-eréloises et égyp-
tiennes,fondues au creusetd'une indéniable originalité.
Or, précisément, cette époque du xir= siècle (à laquelle
on attribue ces objets) est celle de l'introduction des
Philistins en Palestine, ou plutôt celle du mouvement
envahissant des Peuples de la mer. » Leur installation
à Bethsan s'expliquerait de la manière suivante. « Tan-
dis que Pavant-garde philistine, écrasée par Ramsès III
sur la côte méridionale de la Palestine, implante ses
épaves dans la région d'Ascalon, le gros de la coalition
s'égaille à travers le pays, dompte les Cananéens moins
cohérents et moins avantageusement armés et s'ins-
talle par groupes où sa fortune l'a conduit. Par la voie
très propice que la plaine d'Esdrelon ouvrait devant
ses redoutables chars de guerre, un des clans dispersés
put aisément se glisser jusqu'à la vallée du Jourdain
et, séduit par la position avantageuse de Beth-San =
Beisân, la conquérir et s'y fixer. » Vincent, Les fouilles
américaines de Beisân, dans Revue biblique, l923,pA40-
441. Bien plus, on y a trouvé, parmi de nombreux
objets en terre cuite d'un sanctuaire, une série de ma-
quettes modelées en forme de maisonnettes avec des
2791
ROIS LIVRES I ET II DES). DOCTRINES, DIEU
2 792
personnages au milieu desquels une représentation de
femme occupe une place prépondérante et dont les
gestes, les attitudes et le:, attributs suggèrent l'identi-
fication avec l'Astarté syrienne. Ne serait-ce pas dés
lors ce sanctuaire d'Astarté qui aurait reçu les tro-
phées de la victoire sur Saiil, « vieux sanctuaire cana-
néen, maintenu en vénération par les pharaons des
XIXe et XXe dynasties, ou temple érigé par l'un ou
l'autre de ces pharaons à la déesse principale du lieu,
ce temple d'Astarté demeura en exercice après l'effon-
drement de la suzeraineté égyptienne aux jours de
Ramsès III. Les nouveaux maîtres de Beisân, ces Phi-
listins dont les premières fouilles avaient déjà livré la
trace, se substituèrent aux Égyptiens dans le culte à
la divine maîtresse de céans. » Vincent, ibid., 1926,
p. 120. Cf. Barrois, art. Beisan, dans Supplément au
Dictionn. de la Bible, t. i, col. 950-950.
Un autre fait, plus important encore que celui de
la prépondérance philistine, est la fondation d'un
royaume hébreu par David. Ce qui rendit la chose pos-
sible, ce fut sans doute la défaite de l'ennemi hérédi-
taire, le Philistin, ainsi que celle des autres peuplades
voisines, mais ce fut surtout le fait que la puissance
assyrienne, qui avec Téglatphalasar Ier avait porté sa
domination jusqu'en Syrie, traversait alors une période
de décadence et n'était plus capable d'intervenir dans
les affaires de la Syrie, parce qu'elle-même était rejetée
au-delà del'Euphrate. Il en allait de même de l'Egypte.
Les successeurs de Ramsès non plus que les rois de la
XXIe dynastie n'avaient d'autorité sur les chefs sy-
riens. Si jamais les circonstances furent propices à
l'établissement d'un royaume groupant sous son auto-
rité des peuples affranchis des puissants voisins du Sud
et de l'Est, ce fut bien celui de l'avènement de David
auquel ne manqua ni le secours divin, ni le concours de
circonstances favorables.
Les lettres d'El-Amarna enfin, si précieuses pour la
période précédente, nous prouvent combien les rela-
tions épistolaires étaient fréquentes entre les rois et les
grands de la cour et, de ce fait, confirment l'exactitude
d'un simple épisode rapporté aux Livres de Samuel :
l'envoi d'un message de David à Joab par Urie.
II Reg., xi, 14. La relation elle-même du voyage de
l'Égyptien Wénamon vers 1100 pour acheter du bois
en Phénicie est intéressante à rapprocher de ce qui est
dit aux Livres de Samuel sur les relations commerciales
entre David et Hiram, roi de Tyr. Cf. Desnoyers, op.
cit., t. ii, p. 20-27.
V. Doctrines. — De la plus haute importance pour
l'histoire d'Israël, les Livres de Samuel ne le sont pas
moins pour sa religion, dont ils nous font connaître les
croyances, au sujet surtout de la divinité, les pratiques
cultuelles et aussi les espérances. Importantes en elles-
mêmes par la connaissance qu'elles nous donnent de la
religion d'Israël à une époque aussi ancienne, les don-
nées des Livres de Samuel le sont encore par la lumière
qu'elles projettent sur l'ensemble de l'histoire de cette
religion et particulièrement sur le jahvéisme ou la reli-
gion de Moïse, en confirmant la vérité de ses origines,
tout en montrant la lente et progressive réalisation de
l'idéal religieux mosaïque, aussi bien dans l'ordre
des croyances (pie dans celui des institutions et du
culte.
La religion d'Israël n'avait pas été sans subir quel-
que fléchissement durant la période des Juges, dans les
croyances du moins et le culte du peuple, sous l'in-
fluence des religions cananéennes. Si de nouvelles révé-
lations n'avaient point enrichi sa foi — - " la parole de
Jahvé était rare en ce temps-là . I Reg., m, 1 — elle
avait toutefois traversé repleuve sans perdre les traits
essentiels que lui avail donnes le législateur du Sinaï et
que s'efforçaient de maintenir les véritables fidèles du
jahvéisme. La période qui marque un renouveau dans
la vie nationale par l'institution de la royauté verra
également un renouveau dans la vie religieuse, suscité
par des personnalités telles que Samuel et que David
surtout, dont le nom domine non seulementlespremiers
temps de la monarchie mais encore toute son histoire,
politique et religieuse. Pour dégager les aspects essen-
tiels de cette vie religieuse, nous rechercherons d'abord
quelles idées on se faisait de la divinité, du messianisme
et du prophétisme, et ensuite quelle était l'organisa-
tion du culte.
1° Dieu. — Le Dieu d'Israël c'est Jahvé. Par l'al-
liance conclue jadis au Sinaï, par l'octroi de la Terre
promise à son peuple choisi, il est le maître du pays et
de ses habitants. Selon l'antique croyance, aussi bien
des I Iébreux que des peuples païens, c'est dans ce pays
qui lui appartient en propre et là seulement que le
sacrifice, acte essentiel de son cullc, peut lui être olïert;
« Va-t-en vers des dieux étrangers », disent à David les
hommes qui l'ont chassé du pays, afin qu'il ne puisse
plus faire partie de l'héritage d'Israël. « Forcer quel-
qu'un à quitter le territoire de Jahvé, c'est le con-
traindre à servir d'autres dieux. De même, faire habi-
ter le territoire de Jahvé par des étrangers, c'est les
mettre dans la nécessité de rendre un culte à Jahvé
(cf. IV Reg., xvn, 25). » I Reg., xxvi, 19. Dhorme, Les
Livres de Samuel, p. 233. Exilés ou déportés, les Israé-
lites se refusaient à offrir des sacrifices à leur Dieu, ne
croyant même pas pouvoir chanter un cantique de
Jahvé sur la terre étrangère. Ps. cxxxvi, 2-4.
Est-ce à dire que Jahvé était pour ses fidèles et pour
David en particulier un dieu purement national et ter-
ritorial? Non certes, car ce n'était pas sa divinité qui
était bornée par les frontières d'Israël, c'était simple-
ment son culte. Réfugié chez les Philistins, David n'en
continue pas moins à servir Jahvé qui, même en terre
étrangère, reste son Dieu, aussi puissant qu'en son
propre domaine. N'est-il pas, en elîet, le maître de la
nature, déchaînant l'orage pour confondre les ennemis
de son peuple, aussi bien que pour châtier l'infidélité
de ses sujets? I Reg., xn, 17-18; II Reg., xxn, 8-10.
La désinvolture de David à l'égard de la statue de
Milcom, le dieu des Ammonites (II Reg., xn, 30,
d'après la traduction préférable du grec), montre assez
qu il ne tenait pas Milcom pour un dieu véritable. Il ne
faut pas en effet se méprendre sur la portée des termes
employés pour désigner les divinités étrangères; lors-
que les Hébreux et ceux-là mêmes qui étaient fidèles
adorateurs de Jahvé appelaient dieux Baal, Astarté,
Milk et autres divinités païennes, ils « suivaient sim-
plement une manière de parler identique à la nôtre, et
ne songeaient pas plus que nous, en les gratifiant d'un
nom qu'elles ne méritaient pas, à faire d'elles des êtres
réels, ni à les doter fût-ce d'une simple parcelle,
de la divinité, cette divinité incommunicable, que
Jahvé seul possédait toute. «Desnoyers, op. cit., t. m
p. 255.
Ce qui prouve bien encore que la puissance de Jahvé
S'étendait au-delà des limites de son territoire, c'est
qu'il est, selon l'expression fréquemment employée
dans les Livres de Samuel (jusqu'à onze fois), Jahvé des
armées. Celte expression certes est employée à propos
de puissance militaire, I Heg.,xv,2;xvn,45; II Reg.v,
10, et même I Reg., xvn, 15 ; le sens en est clairement
indiqué dans cette parole de David à Goliath : « ... je
viens contre lui au nom de Jahvé des armées, le Dieu
des troupes d'Israël »; l'arche, transportée au milieu
des combats par les armées d'Israël, est l'arche de
l'alliance de Jahvé des armées, dont dépend la victoire;
mais la même expression se rencontre encore dans un
certain nombre de cas où il n'y a plus aucun rapport
entre Jahvé et les troupes d'Israël et alors ne faut-il
pas l'entendre au sens que lui donnent les prophètes.
pour qui elle évoque surtout l'idée des armées célestes,
2793
ROIS LIVRES I ET II DES). DOCTRINES, DIEU
celles des astres dont les mouvements si régulièrement
ordonnés suggéraient l'idée de troupes conduites par
un chef habile et puissant, celles des esprits dont le
séjour était placé dans les régions supérieures. Cf. Tou-
zard, Le Livre d'Amos,-p. lx. Ne voit -on pas d'ailleurs,
au temps des Juges déjà, les étoiles qui combattent
contre Sisara? Jud., v, 20. On peut donc entendre les
mots : Jahvé des armées, comme exprimant tantôt le
Seigneur des armées terrestres, tantôt le Seigneur des
armées célestes.
Contre ce Dieu, les divinités des peuples voisins, même
plus forts qu'Israël, les Philistins par exemple, ne sau-
raient entrer en lutte. Si le peuple de Jahvé a été battu
par ces derniers, si l'arche même, symbole de la pré-
sence de Jahvé, est tombée entre leurs mains, ce n'est
pas que le Dieu des Philistins soit plus puissant que le
Dieu d'Israël; l'épisode du temple de Dagon, IReg., v,
2-6, montre bien le néant de telle divinité, dont l'idole
à queue de poisson s'écroule devant l'arche de Jahvé,
tandis que ses fidèles sont frappés par la main du Dieu
d'Israël qui s'appesantit sur eux. Mais, observeront
d'aucuns, si ce récit de la lutte entre Jahvé et Dagon
prouve le triomphe et la prééminence du Dieu d'Is-
raël, ne prouve-t-il pas également la réalité de l'idole
païenne, dont le narrateur fait le dieu des Philistins
tout comme Jahvé est celui des Israélites? Malgré la
croyance antique qui attribuait un dieu à chaque na-
tion et qui certes n'était pas demeurée sans écho parmi
le peuple élu, on ne saurait prétendre qu'elle soit celle
de l'auteur des Livres de Samuel, dont la pensée s'ex-
prime à ce sujet avec toute la netteté désirable dans
ces paroles du prophète Samuel : « Ne vous éloignez pas
de Jahvé et servez Jahvé de tout votre cœur. Ne vous
écartez pas à la suite des choses de néant qui ne servent
de rien et ne peuvent sauver, car ce sont des choses de
néant. » I Reg., xn, 20-21.
On ne saurait davantage prétendre que les Hébreux
divinisaient leurs morts et les appelaient dieux. Du seul
passage où ce terme est employé sûrement pour dési-
gner les esprits des morts, à propos de l'évocation de
Samuel par la pythonisse d'Endor, I Reg., xxvm 13,
on ne saurait le conclure; il s'agit là sans doute d'un
terme technique à l'usage des nécromanciens, prove-
nant d'une superstition populaire ou d'usages anté-
rieurs et extérieurs au jahvéisme. Comment d'ailleurs
les morts, qui si souvent sont mis en contraste d'infé-
riorité avec les vivants, pourraient-ils s'égaler à des
dieux? La suite du récit montre bien que Saiil ne se
méprit pas sur la portée du mot employé par la nécro-
mancienne pour désigner l'être qu'il ne voit pas, mais
dont elle lui signale la présence; il ne se prosterne pas
pour l'adorer, le faisant seulement lorsque la descrip-
tion du spectre le convainc que c'est bien Samuel qui
vient d'apparaître. Un autre passage ordinairement
invoqué à l'appui de cette prétendue divinisation des
morts par les Hébreux, ïs., vin, 19, y contredit
plutôt. Cf. Lagrange, Éludes sur les religions sémi-
tiques, 1903, p. 271, n. 1; Desnoyers, op. cit., t. Il,
p. 129, n. 2.
Seul maître tout-puissant de la nature et des peuples,
Jahvé est aussi un Dieu juste, et par là s'affirme encore
son unité et sa transcendance. Loin d'être tenu, en sa
qualité de dieu national, à assurer partout et toujours à
son peuple prospérité et triomphe sur ses ennemis, il se
montre rigoureusement juste, aussi bien dans le châti-
ment que dans la bénédiction; bien plus, il défend
l'étranger innocent contre les siens qui l'oppriment
injustement; c'est ainsi qu'il venge l'honneur et la
mort d'Urie qui était un Hittite, qu'il venge de même
les Gabaonites, demeurés de nationalité amorrhéenne
bien que devenus les esclaves du sanctuaire. II Reg.,
xxi, 1, 9. Cette justice toutefois est tempérée de misé-
ricorde; au pécheur repentant elle ne refuse pas le par-
don, ainsi est-il accordé à David adultère et meurtrier,
mais s'humiliant sous les reproches du prophète Na-
than; confiant en cette mansuétude, David encore,
lors du recensement qui lui attire les menaces divines,
préfère s'en remettre aux mains de Jahvé qu'à celles
des hommes : « Tombons donc, s'écrie-t-il, entre les
mains de Jahvé, car grande est sa miséricorde! mais
puissè-je ne pas tomber entre les mains des hommes. »
II Reg., xxiv, 14.
Les exigences morales de la justice divine impliquent
la sainteté; pas plus que la justice elle n'est inconnue
aux Livres de Samuel. Les habitants de Bethsamès
redoutent la présence de Jahvé, le Dieu saint, I Reg.,
vi, 20; sa sainteté est pour eux synonyme de majesté
intangible et inaccessible; la mort qui les frappe pour
avoir porté leurs regards sur l'arche d'alliance et frappe
également Oza pour l'avoir touchée, II Reg.,vi, 6-8,
ne pouvait manquer de suggérer pareille notion de la
sainteté d'un Dieu si redoutable. Pour David il n'en
va pas de même; dans le ps. xvn (xvm de l'hébreu),
dont la composition ne semble pas devoir lui être sé-
rieusement contestée, en même temps qu'il célèbre la
puissance de Jahvé, le Très-Haut, le Dieu fort, le
maître souverain de l'univers, en dehors duquel il n'y
a pas d'autre vrai Dieu, il proclame sa justice qui rend
à chacun selon son mérite, sa sévérité pour les cou-
pables, sa miséricorde pour les innocents; il sait aussi
que ses bénédictions vont à une vie pure, sans impiété
ni iniquité, que sa voie est sans reproche et sa parole
sans alliage; à un tel Dieu vont son amour et sa con-
fiance, ses chants de louange et ses hymnes de recon-
naissance. On peut penser que l'influence de David, si
grande pour le rayonnement national d'Israël, ne fut
pas moindre pour son épanouissement religieux et que,
en même temps que s'affermissait et se développait la
puissance de ce peuple, s'affermissaient non moins sa
foi et sa confiance en la souveraineté, la justice et la
sainteté de Jahvé, le progrès national aidant au progrès
religieux. Le roi était, en effet, l'oint de Jahvé, traité
par lui comme un fils, II Reg., vu, 14, délégué par lui
auprès de son peuple; le rôle prépondérant joué par la
religion dans l'établissement de la royauté devait le
lui rappeler. C'est du reste ce que comprirent les pre-
miers rois de la dynastie davidique ; transport de l'arche
dans la capitale, érection d'un temple magnifique pour
l'abriter devaient assurer définitivement le triomphe
de Jahvé. Dans la suite de l'histoire de la royauté,
prêtres et prophètes continueront avec des succès di-
vers l'œuvre de Samuel en vue du maintien des droits
de Jahvé sur son peuple, méconnus parfois ou violés par
des rois impies; la théocratie antérieure à la royauté,
avait perdu de sa rigueur, mais ses prérogatives n'en
étaient pas moins sauvegardées.
Plus explicite encore dans l'affirmation des attributs
divins est le cantique d'Anne, la mère de Samuel,
I Reg., ii, 1-10, qui célèbre tour à tour la sainteté de
Jahvé, à nulle autre comparable, sa puissance, sa
sagesse, sa miséricorde. Mais à cause de son authenti-
cité généralement contestée et de sa composition re-
portée à une date tardive, nombreux sont les critiques,
parmi lesquels des catholiques, qui ne croient pas pou-
voir en faire état dans une reconstitution du milieu
religieux à l'époque décrite dans les Livres de Samuel.
Cf. Dhorme, op. cit., p. 31-34; Schàfers, / Sam.,i-X¥,
literarkritisch untersucht, dans Biblische Zeitschrîft,
1907, p. 4-7.
Ce Dieu puissant, juste et saint n'en est pas moins
un Dieu vivant, à la personnalité très agissante, dont
les interventions dans l'histoire de son peuple ne se
comptent pas. Celles-ci se produisent non seulement
dans les circonstances solennelles, comme l'institution
de la royauté, I Reg., vm, 9, 22, ou le choix de la
I famille davidique, I Reg., xvi, 1-3; II Reg., vu, 11-16,
2795
ROIS (LIVRES I ET II DES). DOCTRINES, LE MESSIE
279&
mais dans maintes autres circonstances pour décider
par exemple d'une entreprise ou assurer le succès d'une
campagne, I Reg., xxiv, 13-16, 22; xxvi, 9-11, etc..
Parfois grandioses, comme celle qui est décrite
II Reg., xxn, 8-12, ces manifestations de l'interven-
tion divine sont généralement plus discrètes; les
songes, les sorts, l'éphod traduisent la volonté de
.lahvé aux hommes qui en sollicitent et attendent
l'impulsion.
De telles consultations de la divinité sont fréquentes
au cours du règne de Saûl surtout et au début de celui
de David, ordinairement à l'occasion d'une campagne
à entreprendre. L'éphod-oraclc répondait par les sorts
sacrés ûrîm et tûmmlm à la demande du prêtre lévi-
tique ayant seul qualité pour l'interroger. Un épisode
de la guerre de Saùl contre les Philistins nous apprend
comment on procédait pour faire parler les sorts; dans
le texte plus complet tics Septante on lit : « O Jahvé,
dit Saiil, pourquoi n'as-tu pas répondu à ton serviteur
aujourd'hui? Si c'est en moi ou en mon fils Jonathan
qu'est cette iniquité, ô Jahvé, Dieu d'Israël, donne
ûrîm, mais si cette iniquité est en Israël, ton peuple,
donne tûmmîm. » I Reg., xiv, 41. Le recours aux sorts
sacrés ne semble pas avoir longtemps joui de l'estime
qu'il eut alors: seuls quelques rares passages de la
Bible y font allusion pour les époques suivantes :
Os., m, 4; I Esdr., n. 63 (II Esdr., vu, 65). Sans avoir
été abandonné complètement, on peut supposer que
d'autres moyens, surtout l'oracle prophétique, per-
mirent à Jahvé de manifester ses volontés. Ne voit-on
pas, en effet, les plus illustres représentants du prophé-
tisme sollicités par les rois pour connaître les desseins
de Jahvé?
A côté des moyens réguliers et légitimes de consulter
Jahvé, les Livres de Samuel en connaissent d'autres
que la loi réprouve ; tels sont les teraphim et l'évocation
des morts. Au sujet des premiers, mentionnés à deux
reprises, I Reg., xv, 23, pour les réprouver au même
titre que l'idolâtrie, et I Reg., xix, 13, pour raconter
le subterfuge de Michol, femme de David, les interpré-
tations sont divergentes. « Il est incontestable qu'ils
servaient à la divination, Ezech., xxi, 26; Zach., x, 2;
il paraît également certain qu'ils représentaient des
dieux qui n'étaient pas Jahvé, mais plutôt des dieux
domestiques, gardés dans la maison ou sous la tente,
Gen., xxxi, 19..., I Reg., xix, 13, 16; enfin qu'ils
avaient la forme humaine (I Reg., xix). » Lagrangc,
Le Livre des Juges, p. 272. La présence de teraphim
dans la maison de David, si elle suggère l'idée de
quelque pratique superstitieuse de la part de Michol,
ne saurait être invoquée contre le monothéisme du
narrateur non plus que contre celui de David lui-
même.
Le recours à l'esprit des morts, malgré toutes les
prohibitions dont il avait été l'objet, était aussi par-
fois usité. Saûl, qui pointant l'avait sévèrement inter-
dit, se résigne à l'employer en désespoir de cause, ne
recevant par ailleurs aucune réponse de Jahvé à toutes
ses demandes, ni par les songes, ni par l'ûrîm, ni par
les prophètes. 1 Reg.,xxvm, 6. L'évocation de Samuel
par la nécromancienne d'Endor pose un certain nom-
bre de problèmes. Il a déjà été question ci-dessus,
col. 2703, du sens à retenir pour le terme éloliîm em-
ployé pour désigner l'esprit du prophète; quant à sa-
voir s'il y a eu supercherie du démon ou de la pytho-
nisse ou au contraire apparition réelle permise par
Dieu, Pères et exégètes sont partagés. Dompte tenu de
l'addition des Septante dans f Par., \, 13 : " el le pro-
phète Samuel lui (à Saûl) répondit », el plus encore de ce
que dit l'Ecclésiastique, xi.vi, 23 (20 de l'hébreu), dans
l'éloge de Samuel : o Du sein de la terre il éleva la voix
en prophétisant pour effacer l'iniquité de son peuple »,
on peut admettre que l'âme du prophète, par une per-
mission divine, est réellement intervenue pour avertir
encore une fois Saiil, et cela sans l'aide d'aucun procédé
magique, dont le texte d'ailleurs ne fait nulle mention.
C'était déjà une des explications que proposait saint
Augustin (De diversis quœsl. ad Siinplicianum, 1. II,
c. m) et que saint Thomas faisait sienne : « Il n'est pas
déraisonnable de croire, disait-il, que, par une permis-
sion de Dieu et par un ordre secret qui échappait à la
pythonisse et à Saiil, l'âme d'un juste sans subir aucu-
nement l'influence des artifices et de la puissance ma-
giques, ait pu se montrer aux regards du roi, qu'il de-
vait frapper du jugement de Dieu; ou bien, ajoutait-il,
toujours à la suite de saint Augustin qui préférait l'ex-
plication suivante, il faudrait penser que ce ne fut pas
vraiment l'esprit de Samuel, arraché à son repos, mais
un fantôme et une illusion imaginative produite par
artifices diaboliques, l'Écriture lui donnant alors le
nom de Samuel en suivant le procédé commun qui
■ consiste à donner le nom des choses aux images qui les
représentent. » II^-II®, q. xcv, a. 4, ad 2"m. Cf. de
Hummelauer, Commcnlarius in Lib. Samuelis, p. 248-
252 ; Lesêtre, art. Évocation des morts, dans Vigouroux,
Dict. de la Bible, t. n, col. 2129-2131.
2° Le messianisme. — Si l'institution de la monar-
chie en Israël ne fut sans influence sur le monothéisme,
elle ne le fut pas non plus sur le messianisme, cet autre
élément essentiel de la religion de l'Ancien Testament.
Pour la période des trois premiers rois, le messianisme
n'est pas tant à chercher dans les prophéties propre-
ment dites, assez rares d'ailleurs, à n'envisager que les
seuls Livres de Samuel, que dans les institutions, les
personnes et certains événements.
La royauté, en effet, et ceux à qui en furent confiées
les destinées, surtout les plus glorieux d'entre eux,
David et Salomon, apparaissent déjà comme un com-
mencement de réalisation des antiques promesses
faites jadis au peuple hébreu, qui devait triompher de
ses ennemis, jouir d'une prospérité extraordinaire et
dominer sur les nations. C'est pourquoi « une ère de
prospérité et de gloire comme le premier siècle de la
royauté, un roi pieux et puissant comme David, un
monarque sage et splendide comme Salomon n'étaient
pas seulement une cause passagère d'orgueil national
et d'enthousiasme religieux... Yahwé les avait promis,
il les avait donnés et, par suite, la foi satisfaite dans ses
exigences ouvrait l'âme aux espoirs les plus vastes, et
convainquait les esprits que la suite des temps, mani-
festant cette progression constante dans le bienfait qui
caractérisait l'action de Dieu à l'égard de son peuple,
réservait à celui-ci la merveille encore plus grande
d'une royauté sans ombre et d'un Roi sans faiblesse. »
Desnoyers, op. cit., t. ni, p. 304. Les espérances alors
éveillées se préciseront au cours des siècles, grâce aux
oracles prophétiques qui, jusqu'au delà de la captivité
de Babylone, entretiendront la foi d'Israël en une ère
glorieuse, malgré les épreuves qu'elle aura à traverser;
mais toujours les traits qui essaieront une esquisse de la
splendeur de cet avenir évoqueront le souvenir de la
brillante période des origines, tandis que le héros qui
doit en assurer le triomphe ne saurait être étranger
à la dynastie davidique.
Sans entrevoir les grandioses perspectives incluses
dans l'institution monarchique à laquelle il répugnait,
Samuel n'en traçait pas moins les conditions qui
devaient en faire une institution avant tout reli-
gieuse, capable de sauvegarder les droits de Jahvé
et de concourir, malgré de trop nombreuses défec-
tions, à l'établissement du règne de Dieu dans le
monde.
Le prophète Nathan d'abord, David ensuite, vont
par leurs oracles préciser le sens et la portée des idées
messianiques. Les plus importants de ces oracles sont
celtes à rechercher dans le recueil des psaumes davi-
2 797
ROIS (LIVRES I ET II DES). LE PROPHETISME
2798
diques, surtout aux psaumes il, xv, cix, mais, sans
quitter les Livres de Samuel eux-mêmes, nous pouvons
■recueillir maintes indications précieuses soit au sujet
de l'avenir glorieux réservé à la dynastie davidique,
soit au sujet du Roi messianique lui-même.
A David qui avait projeté la construction d'un
temple à Jahvé le prophète Nathan fait savoir que ce
n'était pas lui mais son fils qui devait l'entreprendre;
Ja raison c'est que David était un homme de guerre et
avait versé le sang, I Par., xxvm, 3; mais en même
temps pour reconnaître et récompenser sa piété et sa
générosité envers Jahvé, Nathan lui annonce le sort
glorieux réservé par le Seigneur à sa descendance,
II Reg., vu, 11-16; cf. I Par., xvn, 10M4 : « Et Jahvé
t'annonce qu'il te fera une maison (Alors Jahvé te
rendra grand, car Jahvé te fera une maison, d'après
Ja traduction proposée par Dhorme et Schulz); quand
tes jours seront accomplis et que tu seras couché avec
tes pères, je susciterai après toi ta descendance, celui
qui sortira de tes entrailles et j'affermirai sa royauté.
C'est lui qui bâtira une maison à mon nom et j'affer-
mirai pour toujours le trône de son royaume. Je serai
pour lui un père et il sera pour moi un fils que je châ-
tierai, s'il fait le mal, avec la verge des hommes et les
coups des fils des hommes. Mais je ne retirerai point ma
miséricorde d'auprès de lui comme je l'ai retirée de
Saùl qui était avant toi. Ta maison et ta royauté dure-
ront à jamais en ma présence, ton trône sera alïermi
pour toujours. » Comment et par qui fut réalisée la pro-
messe ainsi faite à David? Par le Messie, disent les uns,
et par lui seul. C'était l'opinion des anciens, principale-
ment des apologistes; par Salomon affirment d'autres,
d'après le sens littéral, mais aussi par le Messie, au sens
typique ; par Salomon seul ou la descendance davidique
en général, prétendent maints critiques excluant toute
interprétation messianique.
D'après le texte lui-même il s'agit tout d'abord non
pas d'un individu mais d'une collectivité : la postérité,
la descendance davidique. L'hébreu zéro.', semence,
progéniture, n'y contredit pas et l'opposition marquée
au f. 15 entre la dynastie de David et celle de Saiil, de
même que la pensée de David au f. 19 : « tu parles,
Jahvé, au sujet de la famille de ton serviteur pour un
lointain avenir », confirment ce sens collectif. Sans
doute au passage parallèle des Chroniques, I Par., xvn,
1 1, le sens individuel de zéra' est donné par l'apposition
« d'entre tes fils », mais c'est afin de marquer davan-
tage l'interprétation messianique. D'autre part, si le
f. 13 : «Celui-là bâtira une maison à mon nom », dont
quelques-uns font une addition postérieure (Wellhau-
sen, Dhorme), désigne plus particulièrement Salomon,
ses successeurs ne sont pas exclus des promesses adres-
sées à la descendance et au royaume davidiques.
N'en sont pas exclus davantage le Messie et son
royaume spirituel et éternel, qui réaliseront dans leur
plénitude les merveilleuses promesses faites à David et
pour sa descendance et pour son royaume. C'est ce que
préciseront dans la suite d'autres oracles prophétiques,
dont la lumière plus vive permettra de discerner avec
plus de certitude et de netteté les réalités grandioses
incluses dans les paroles du prophète Nathan. N'est-ce
pas Isaïe qui, dans un passage incontestablement mes-
sianique, ix, 7 (hébr. G), annonce la naissance du prince
de la paix « pour agrandir la souveraineté et pour la
paix sans fin, sur le trône de David et dans son royaume,
pour l'affermir et le consolider dans le droit et la jus-
tice, dès maintenant et à jamais? » N'est-ce pas l'au-
teur de l'épître aux Hébreux, i, 5, qui, pour affirmer
la suprématie du médiateur de la nouvelle alliance sur
les anges, se fait l'écho du psaume n sans doute, mais
aussi de la prophétie de Nathan : « Je serai pour lui un
père, il sera pour moi un fils? » Ne peut-on en dire
autant des paroles de l'archange Gabriel à Marie pour
lui annoncer que celui qu'elle doit enfanter sera grand,
qu'il sera appelé le Fils du Très-Haut et que le Seigneur
Dieu lui donnera le trône de David, son père? Luc, i,
32. Enfin saint Pierre, en son discours du jour de la
Pentecôte, Act., n, 30, rappelle la promesse faite à
David par Nathan au nom de Jahvé, II Reg., vu, 12;
Ps., lxxxix, 4, 5; Ps., cxxxn, 11; il l'applique au roi
Messie, qui, d'après une tradition, descend de David.
Cf. Jacquier, Les Actes des Apôtres, 1926, p. 73.
Le f. 14 : « S'il fait le mal, je le châtierai », ne peut
évidemment s'appliquer au Messie, pas même au
Messie, victime expiatoire pour les péchés des hommes;
il doit s'entendre de Salomon et de ses successeurs, me-
nacés d'un paternel châtiment pour les fautes qu'ils
commettraient. L'auteur des Paralipomènes a omis ces
quelques mots les jugeant incompatibles avec la sain-
teté du Messie. I Par., xvn, 13.
Quant à l'hymne d'actions de grâce, adressé par
David à Jahvé au jour où il l'eut délivre de tous ses
ennemis et de la main de Saiil, II Reg., xxn et Ps. xvn
(xvm de l'hébreu), s'il ne peut s'entendre au sens
messianique littéral, on peut à la suite des Pères l'en-
tendre au sens messianique spirituel. Cf. S. Augustin,
Enarr. in Ps. XVII, t. 51, P. L., t. xxxvi, col. 154.
« Rien de plus naturel, en effet, note un récent com-
mentateur des psaumes, que de découvrir Notrc-Sei-
gneur à travers David juste et innocent, et pourtant
traqué et persécuté. N'est-il pas infiniment mieux que
son ancêtre, le roi victorieux, conquérant, le bien-aimé
du Père, son Oint, celui qui a les promesses à tout ja-
mais. On peut dire que Jésus-Christ est compris à la
lettre et éminemment dans le dernier verset qui parle
de David et de «sa race », car il est de cette race le joyau
et le couronnement; et c'est à lui qu'elle doit tous ses
privilèges. Saint Paul a cité le ?.50: "Aussi je te célé-
«brerai parmi les nations... «pour prouver que l'Ancien
Testament prédisait l'admission des Gentils au
bonheur du salut (Rom., xv, 9). » J. Calés. Le Livre des
Psaumes, t. i, 1936, p. 233.
Dans le cantique d'Anne, le dernier verset apparaît
bien messianique : « Jahvé brise son adversaire, le
Très-Haut tonne dans les cieux, Jahvé juge les confins
de la terre, il donne la puissance à son roi, et il élève
la corne de son Oint. » Mais ce trait d'un messianisme
aussi nettement accusé est une des raisons qui ont
fait mettre en doute l'authenticité du cantique tout
entier ou du moins de ce verset et du précédent.
Cf. Dhorme, op. cit., p. 29, 34; Leimbach, Die Bûcher
Samuel, 1936, p. 25-27.
Pour les « dernières paroles de David » enfin, dont
on conteste généralement l'authenticité, leur caractère
messianique est surtout sensible au f. 5, II Reg., xxm,
1-7; elles semblent un écho de la prophétie de Nathan :
« Ma demeure est stable près de Dieu, puisqu'il a établi
avec moi une alliance éternelle •>
Ainsi, dès le temps de la royauté naissante, la pers-
pective du règne de Dieu sur la terre s'esquisse par delà
les espérances nationales de l'avenir glorieux réservé
au peuple élu, et la figure du Messie se dessine sous les
traits de ce descendant de la race davidique pour qui
Jahvé sera un père.
3° Prophctisme. — • Le rôle prépondérant joué par
Samuel dans l'institution et l'organisation de la royauté
et partant dans l'affermissement et la sauvegarde du
monothéisme, non moins que celui de Nathan dans
l'annonce des promesses à la race davidique montre
assez l'importance du prophétisme, dont ils sont les
deux plus illustres représentants à l'époque des pre-
miers rois. A côté d'eux apparaissent en un relief,
nettement plus marqué que jusqu'alors dans les textes
anciens, des personnages du nom de nâbV , terme que
l'on traduit ordinairement par prophète et qui désigne,
aussi bien en hébreu qu'en français, des hommes de
2799
ROIS (LIVRES I ET II DES . LE CULTE
2800
premier plan comme ceux dont les oracles nous sont
parvenus dans les recueils prophétiques de la Bible, et
aussi d'autres hommes, groupés le plus souvent en cor-
porations ou confréries et qui, sous l'action de l'esprit
de Jahvé, manifestaient leur enthousiasme religieux
par des gestes, des paroles, des actes plus ou moins
désordonnés.
On les rencontre pour la première fois aux Livres de
Samuel, lorsque le prophète prédit à Saûl qu'il va
trouver sur son chemin « une bande de prophètes des-
cendant du haut-lieu et précédés de la harpe, du tam-
bourin, de la flûte et de la cithare, qui seront en train
de prophétiser ». Lui-même, saisi par l'Esprit de Jahvé,
prophétisera avec eux et sera changé en un autre
homme. I Reg., x, 5-6. C'est, en fait, ce qui arriva, à
l'entrée du futur roi d'Israël à Gabaa. I Reg., x, 10.
Dans une autre circonstance, à Naioth, I Reg., xix,
'20-24, les messagers de Saùl rencontrèrent une troupe
de prophètes avec .Samuel au milieu d'eux et ils se
mirent eux-mêmes à « prophétiser », si bien qu'ils ne
purent s'emparer de David comme ils en avaient
reçu l'ordre. A trois reprises différentes il en arriva de
même; Saûl se rendit de sa personne à Naioth, mais
l'Esprit de Dieu fut aussi sur lui et il marchait en pro-
phétisant et se dépouillant de ses vêtements il resta nu
tout le jour et toute la nuit.
De ce double épisode se dégagent les traits distinctifs
des manifestations auxquelles se livraient certains
hommes, réunis en groupements assez nombreux. Ces
manifestations de transport et d'enthousiasme reli-
gieux consistaient en danses, discours enflammés,
chants sacrés, stimulés par le son d'instruments de
musique ; elles ne laissaient pas que d'être contagieuses,
ainsi qu'il apparaît dans l'histoire des messagers de
Saûl et de Saûl lui-même à la poursuite de David.
En quoi, peut-on se demander, de telles manifesta-
tions pouvaient-elles bien contribuer au maintien et au
développement de la vie religieuse en Israël? Sans trop
s'attarder à l'aspect extérieurdeccsmanifestations.qui
ne sont pas sans analogie avec des phénomènes d'ordre
religieux observés chez d'autres peuples de l'ancien
Orient, il faut tout d'abord noter que leur origine est
due à l'Esprit de Jahvé, par quoi il faut entendre non
pas nécessairement une influence d'ordre tout à fait
surnaturel, mais peut-être « un brusque saisissement
d'enthousiasme religieux, naturel dans son origine,
mais rattaché cependant par l'écrivain sacré à l'esprit
de Dieu comme à sa cause. » E. Tobac, Les Prophètes
d'Israël, t. i, p. 21. Samuel, d'autre part, qui n'est pas
présenté comme l'un de ces prophètes, en proie aux
mêmes transports, se joint parfois à leur troupe, I Reg.,
xix, 20; n'est-ce pas à eux qu'il envoie Saûl pour qu'il
participe à leur inspiration, s'associe aux manifesta-
tions enthousiastes du groupe et par ce moyen reçoive
un cœur nouveau qui le changera en un autre homme
et le disposera à la mission que Jahvé lui destine.
I Reg.) x, 6, '.). Enfin, de ces jahvéistes ardents la foi
et le zèle pour le l Heu d'Israël, que tant de leurs compa-
triotes pouvaient être tentés d'abandonner sous l'in-
fluence cananéenne et la menace philistine, n'allaient
pas sans provoquer un réveil d'une foi endormie, ou
inquiète en rappelant que l'Esprit de Jahvé était
toujours vivant au milieu de son peuple et capable de
renouveler les prodiges de jadis pour le sauver de la
main de ses ennemis. Non sans raison on a établi un
rapprochement entre de telles manifestations aux ori-
gines de la royauté en Israël et les charismes aux pre-
miers temps de l'Église; ■ Dieu a pu vouloir multiplier
ces signes à celte époque où son «aille élaii particuliè-
rement menacé, de même qu'il a multiplié les charismes
dans l'Église naissante, où la présence sensible de son
Esprit était particulièrement nécessaire. » .1. Nikel,
dans Christus, 1916, p. SKI.
(Test par ce caractère moral et religieux que le pro-
phétisme d'Israël se distingue des manifestations simi-
laires d'autres religions anciennes. Qu'importe, en
clîet, l'analogie des formes extérieures : chants, mu-
sique, danses, transports, si l'esprit qui les anime est
celui non de vaines divinités, mais du Dieu unique, se
communiquant à des privilégiés pour soutenir leur foi
et leur vie morale, et les faire ainsi rayonner au milieu
d'un peuple toujours attiré par des cultes et des mœurs
moins austères.
Si tel est réellement le rôle des groupements de pro-
phètes, comment rendre compte du jugement sévère
sinon du mépris, dont ils sont parfois l'objet, non seu-
lement dans la suite de leur histoire, mais déjà même
du temps de Samuel? IV Reg., ix, 11; Jer., xxix, 26;
Os., ix, 7; Amos, vu, 14. L'étonnement ironique des
Hébreux, voyant Saûl se joindre à la troupe des nabis
et so livrer à leurs transports, s'exprime en une formule
devenue proverbiale et qui n'implique pas grand res-
pect pour les inspirés et leurs exercices prophétiques;
« Est-ce que Saûl est aussi parmi les nabis? » I Reg.,
x, 12; xix, 24. Sans doute l'ironie vise-t-elle Saûl plu-
tôt que les prophètes eux-mêmes, mais on conçoit
aisément que beaucoup de leurs contemporains n'aient
été que trop portés à juger défavorablement des
hommes qui, par leur genre de vie et leurs manifesta-
tions même étranges, condamnaient leur propre atti-
tude de défiance ou d'indifférence à l'égard du Dieu
d'Israël. Cf. Desnoyers, op. cit., t. m, p. 165-183.
4° Le culte. — Les croyances religieuses d'Israël à
l'époque de la monarchie naissante trouvent leur ex-
pression dans un culte, avec ses sanctuaires, ses mi-
nistres et ses sacrifices, dont l'examen permettra de
constater ce qu'était devenu, à travers les vicissitudes
de la conquête et de l'établissement en Canaan, l'idéal
religieux tracé jadis par Moïse dans la législation du
Sinaï. Il y a lieu d'observer que cet examen, pour être
complet, devrait faire entrer en ligne de compte les
renseignements bien plus nombreux et détaillés que
fournissent les Livres des Paralipomènes sur l'organisa-
tion liturgique elïectuée par David. Mais, à nous en
tenir aux seuls Livres de Samuel, dont le témoignage,
nous l'avons vu, ne saurait guère être contesté, nous y
trouvons des éléments d'information suffisants pour
une reconstitution de l'organisation cultuelle dans ses
pratiques essentielles.
1. Sanctuaires. — - Nombreux étaient les lieux saints
durant la période des Juges; leur multiplicité, favori-
sée par le morcellement politique, ne disparut pas avec
Samuel, non plus qu'avec la centralisation politique
instaurée par la monarchie; la construction même du
temple de Jérusalem ne parvint pas davantage à la
faire disparaître.
L'arche d'alliance, par la présence de Jahvé qu'elle
impliquai!, avait durant les migrations du désert et
de la conquête de Canaan efficacement contribué à
l'unité religieuse, mais, depuis l'établissement des tri-
bus dans les territoires conquis et la dispersion qui en
était résultée, son rôle était allé s'amoindrissant. Le
sanctuaire de Silo qui la possédait jouissait de ce fait,
et par suite de la présence du sacerdoce lévitique atta-
ché à son service, d'une situation privilégiée que sup-
posent encore les événements relatés au début du
Livre de Samuel; mais, lorsque l'arche tombera lamen-
tablement au pouvoir des Philistins, son prestige et
partant son rôle déjà diminués seront sans efficacité
dans l'organisation et la centralisation du culte, jus-
qu'au jour du moins où David la fera solennellement
transporter sur la colline de Sion.
Nobé.à pin «le distance de Gabaa, la capitale de Saul,
avait recueilli, après la capture de l'arche, les descen-
dants du prêtre Héli, et ainsi s'était constitué un
centre lévitique important, un sanctuaire avec l'éphod
2801
ROIS (LIVRES I ET II DES). LE CULTE
2802
et des pains de proposition disposés devant Jahvé.
I Reg., xxi, 7; xxn, 18. Plus important était toutefois
le sanctuaire de Gabaon, dont l'origine remonterait à
la conquête de Canaan, Jos., ix, et qui possédait, au
dire des Chroniques, le tabernacle que Moïse avait cons-
truit au désert et l'autel des holocaustes. I Par., xvi,
39-42; xxi, 29. Conscient de cette importance, David
tint à assurer le service d'un sanctuaire aussi vénérable
en le confiant à la branche aînée des prêtres aaronides
et à leur chef Sadoc; Salomon y vint au début de son
règne pour y sacrifier car c'était un grand haut-lieu.
III Reg., m, 4-15.
A ces sanctuaires, gardiens des antiques objets du
culte, s'en ajoutaient d'autres, dont l'importance, si
l'on en juge par les événements qui s'y rattachent, est
surtout d'ordre politique. Tel est le sanctuaire de Mas-
pha, témoin des assemblées plénières d'Israël, I Reg.,
vu, 5-12, 16 ; x, 17 ; tel celui de Galgala où Saùl fut pro-
clamé roi et convoqua ses guerriers, I Reg., xi, 14-15;
xni, 4-14; xv, 12; tel encore celui d'Hébron, lieu du
sacre de David, comme roi de la maison de Juda
d'abord, puis comme roi de toute la maison d'Israël,
II Reg., il, 4; v, 3; c'est là qu'Absalom, en révolte
contre son père, avait espéré recevoir à son tour l'onc-
tion royale. II Reg., xv, 7-12. Gabaa, Béthel, Bethléem
ont également leur sanctuaire. I Reg., x, 3; xvi, 1-5;
xx, 6. Enfin Samuel érige un autel dans sa ville de
Rama, Saùl et David en élèvent également. I Reg.,
vu, 7; xiv, 35.
Une telle multiplicité de sanctuaires et d'autels ne
répondait guère à l'unité imposée par le législateur et
facilitée par la vie nomade du désert et la présence de
l'arche au milieu des tribus. Si la tentative des Éphraï-
mites pour imposer leur sanctuaire aux tribus demeu-
rées à l'est du Jourdain, Jos., xxn, 9-34, n'avait pas eu
d'effet bien durable, pas plus d'un côté que de l'autre
du fleuve, le transfert de l'arche à Jérusalem et la cons-
truction du temple ne parviendront pas non plus de
sitôt à réaliser l'unité cultuelle, symbole et garantie
de l'unité religieuse.
2. Ministres. — ■ Le service de ces multiples sanc-
tuaires était assuré par les membres de la tribu de Lévi,
nombreux dans les sanctuaires plus importants comme
celui de Nobé par exemple. C'est dans ceux-là que se
rencontrait la portion privilégiée de la tribu de Lévi, la
famille sacerdotale qui descendait d'Aaron, frère de
Moïse; l'arche à Silo, l'éphod à Nobé, le tabernacle et
l'autel mosaïques à Gabaon y étaient gardés par les
descendants des deux fils survivants d'Aaron, Éléazar
et Ithamar; avec Héli c'était la branche cadette, celh
d'Ithamar, qui fut condamnée en la personne même
d'Héli, I Reg., n, 30; avec Sadoc, de la descendance
d'Éléazar, déchue pour un temps de ses droits, la
branche aînée recouvra ses droits, ainsi qu'en témoigne
son rôle lors de la révolte d'Absalom. II Reg., xvn-
xvm.
A côté de l'oblation du sacrifice, une des principales
fonctions des prêtres, il y avait la consultation de
l'éphod et l'interprétation de ses oracles; n'est-ce pas
Jahvé qui rappelle à Héli les fonctions sacerdotales?
« Je l'ai choisi (Aaron) d'entre toutes les tribus d'Israël
pour être mon prêtre ; pour monter à l'autel, pour faire
fumer l'encens, pour porter l'éphod devant moi. »
I Reg., ii, 29. Ces attributions essentielles s'accompa-
gnaient de fonctions secondaires concernant la garde
des objets sacrés, l'entretien des luminaires, le renou-
vellement des pains de proposition, l'accueil et la sur-
veillance des pèlerins, etc. I Reg., i, 9-19; n, 12-25, 29,
36; m, 3-15; xxi, 4-10. Les fils du grand prêtre Héli,
abusant de leur situation, au mépris des droits de
Jahvé et de ses serviteurs, attirèrent sur eux et leur
famille la malédiction divine. I Reg., n, 22-36.
Aux prêtres seuls cependant n'était pas réservée la
fonction capitale de l'oblation du sacrifice. Antérieu-
rement au sacerdoce lévitique, la coutume réservait
l'immolation de la victime offerte à Dieu au père dans
la famille, au cheikh dans le clan, au prince dans la
tribu. Ce privilège du chef constituait une sorte de
sacerdoce patriarcal qui, trop profondément entré dans
la pratique, ne pouvait disparaître du jour au lende-
main après l'institution mosaïque du sacerdoce lévi-
tique. C'est ainsi que, non seulement dans la période
des Juges , mais aussi du temps de Samuel et de David,
nous voyons Saùl offrir l'holocauste et les sacrifices
pacifiques et, s'il est blâmé par le prophète, ce n'est
pas pour avoir sacrifié lui-même, mais pour avoir déso-
béi à Jahvé en n'attendant pas l'arrivée de Samuel,
f Reg., xm, 9-12; nous voyons de même David offrir
holocaustes et sacrifices pacifiques devant l'arche et
sur l'aire d'Areuna et tout comme un prêtre bénir le
peuple au nom de Jahvé des armées. II Reg., vi, 13,
17, 18; xxiv, 25; cf. Deut., x, 8; xxi, 25; Num., vi,
23; Lev., ix, 22. Sans doute la formule « il sacrifia »
peut s'entendre dans certains cas dans le sens de don-
ner l'ordre de sacrifier, par exemple lorsqu'il est dit
que Salomon immola 22 000 bœufs et 120 000 brebis
pour le sacrifice pacifique offert à Jahvé lors de la
dédicace du temple, III Reg., vin, 63; mais, pour signi-
fier l'ordre d'offrir un sacrifice, l'hébreu n'est pas dé-
pourvu d'expression qui évite toute amphibologie :
« Ézéchias dit de faire monter l'holocauste sur l'autel ».
II Par., xxix, 27. La pratique royale qui continuait la
pratique patriarcale d'offrir le sacrifice ne disparut
qu'à la longue. La survivance d'usages et de coutumes
du passé ne contredit pas l'existence des lois du Penta-
teuque qui n'avaient pu faire disparaître d'antiques
pratiques, même chez des rois comme David et Salo-
mon. Ces rois d'ailleurs exercent leur autorité religieuse
à l'égard des prêtres; ils ne leur confèrent pas le pou-
voir sacerdotal, détenu par droit de naissance, mais ils
règlent et surveillent l'exercice de leurs droits. III Reg.,
n, 26-27. On sait la part prise par David dans l'orga-
nisation du culte d'après les Chroniques.
3. Sacrifices. — Acte essentiel du culte, le sacrifice
est souvent mentionné dans les Livres de Samuel;
l'holocauste et le sacrifice pacifique en sont les seules
espèces nommées, ce sont les formes anciennes de
l'offrande des victimes à Jahvé, l'une avec oblation
totale de la victime, l'autre avec participation à un
repas sacré. Le silence sur les autres espèces de sacri-
fice, soit pour le péché, soit pour le délit, n'implique
pas leur non-existence à l'époque de Samuel et de
David. Cl. l'art. Lévitique, t. ix, col. 485-487. L'em-
ploi du terme'didm pour désigner le tribut offert parles
Philistins afin de détourner la colère de Jahvé, I Reg.,
vi, 3-4, est identique au terme désignant le sacrifice
pour le délit. Sans lui donner évidemment le même sens
dans les deux cas on peut remarquer « que les trois élé-
ments qui constituent V'âSdm cananéen : restitution,
amende et sacrifice, se retrouveront dans V'âëâin lévi-
tique, en sorte que les institutions les plus caracté-
ristiques du « Code sacerdotal » plongent leurs racines
dans les couches les plus profondes des traditions
sémitiques et empruntent les noms de la langue popu-
laire. » Médebielle, L'expiation dans l'Ancien et le
Nouveau Testament, t. i, 1924, p. 20.
Intéressant sinon l'histoire du sacrifice proprement
dit, du moins d'une immolation « à mode sacrificiel »
et de l'une des plus instantes prescriptions du Lévi-
tique et du Deutéronome, relative à l'usage du sang,
est l'épisode qui marqua la déroute des Philistins. « Le
peuple; est-il rapporté, I Reg., xiv, 32-33, se jeta sur le
butin, et ayant pris des brebis, des bœufs et des veaux,
ils les égorgèrent sur la terre et le peuple en mangea
avec le sang. On le rapporta à Saùl en disant : « Voici
que le peuple pèche contre Jahvé en mangeant (la
2803
110 1 S (LIVRES I ET II DES). LE TEXTE
2804
chair) avec le sang, i Saiil dit : « Nous ave. commis une
in fidélité, roulez à Tins tant vers moi une grande pierre. »
Et sur cette pierre chacun égorgea son bœuf. Il y a là
une sorte de rite religieux; l'emploi de la pierre, consi-
dérée aux temps primitifs comme l'autel de l'immola-
tion, avait ici pour but d'assurer la séparation com-
plète du sang d'avec l'animal, séparation qui n'appa-
raissait pas suffisamment dans l'égofgement de la vic-
time à même le sol. Il n'est pas dit, ainsi que l'insinuent
quelques exégètes, que la pierre employée servit à
Saiil pour l'autel qu'il érigea ensuite; l'expression « il
construisit » donne à entendre que l'autel fut fait de
pierres entassées. I Reg., xiv, 35. Cet incident tout en
confirmant l'existence de la vieille législation sur la
défense capitale de l'usage du sang, cf. Lev., vu, 10-
14, suppose un mode différent d'immolation, puisque
dans la loi il est ordonné de répandre le sang simple-
ment à terre. Cf. Deut., xn, 16, 24; xv, 23.
Faut-il ajouter aux sacrifices ci-dessus mentionnés
les sacrifices humains qui, comme d'aucuns le pré-
tendent, auraient été offerts, l'un par Saiil en exécu-
tion de son vœu imprudent lors de la défaite des Phi-
listins à Machinas, I Reg., xiv, 24-26, l'autre par Sa-
muel, immolant Agag, le roi d'Amalec, à qui Saiil avait
laissé la vie sauve malgré ses nombreux méfaits et sur-
tout malgré l'anathème porté contre les ennemis,
I Reg., xv? Dans le premier cas on ne voit pas qu'une
Victime de substitution ait été offerte en rançon pour
Jonathas épargné, comme il est stipulé dans les cas de
rachat prévus par la loi; dans le second, l'hébreu que
l'on traduit ordinairement par « mettre en morceaux »
ou déchirer, demeure incertain car le mot n'est em-
ployé qu'ici seulement, xv, 33 ; le grec traduit eaçocÇev,
il égorgea. Par conjecture, certains proposent de cor-
riger ce verbe inconnu vayeëassÊf en vayeëassa', em-
ployé par le Livre des Juges, xiv, 6, à propos de Sam-
son, qui « déchira » le lionceau. « On voit que l'incer-
titude du sens du mot employé à propos de Samuel,
devrait rendre plus réservée l'accusation de cruauté
barbare que l'on porte contre lui et moins assurée
l'affirmation des historiens qui veulent retrouver ici un
exemple de sacrifice humain après la victoire, comme
il s'en offrait chez les anciens Arabes. » Desnoyers,
op. cit., t. il, p. 68, n. 1. La formule « devant Jahvé »
indique non pas un sacrifice offert à la divinité, mais
tout simplement le lieu de l'exécution, c'est-à-dire
devant le sanctuaire de Jahvé à Galgala.
VI. Le texte. — La solution de maints problèmes
littéraires ou exégéliques îles Livres de Samuel dépend
de la solution de problèmes de critique textuelle;
c'est pourquoi il y a lieu de déterminer brièvement
l'état du texte de ces livres.
Le texte massorétique se présente à nous dans un
état très défectueux. Exceptés les recueils prophé-
tiques d'Ézéchiel et d'Osée, aucun autre livre de l'An-
cien Testament ne nous offre un texte aussi mal con-
servé; à ce sujet la critique est unanime. Cf. l'édition
de Budde dans la Bible polychrome de Haupt, The
Books of Samuel. 1894.
Les causes de l'altération du texte sont les mêmes
que celles d'autres parties de la Bible, mais en plus
grand nombre dans le cas présent; c'est ainsi que l'on
a compté jusqu'à trente-neuf passages où le texte mas-
sorétique est lacuneUx par haplographie (une lettre ou
un mot transcrits une seule lois an lieu de deux).
Pour remédier à cet élat défectueux du texte deux
sources d'information s'olfrcnt au critique : les passages
parallèles et les anciennes versions.
Nombreux sont les passages parallèles dans les Livres
de Samuel cl dans ceux des Chroniques : I Reg., XXX]
■ i i Par., \, 1-12; II Reg., m, 2-5 et I Par., m. Il;
II Reg., v, 1 10 et [ Par., xr, 1-9; Il Reg., v, 11-25 et
I Par., xiv, 1-16; II Reg., vi, 2 1 1 et l Par., \m. Ml;
II Reg., vi, 12-16 et I Par., xv, 25-29; II Reg., vi, 17-
19 et I Par., xvi, 1-3, 43; II Reg., vu, 1-29 et I Par.,
xvii, 1-27; II Reg., vin, 1-18 et I Par., xvni, 1-17;
II Reg., x, 1-19 et I Par., xix, 1-19; II Reg., xi, 1 et
I Par., xx, 1; II Reg., xn, 19-21 et I Par., xx, 2-3;
II Reg., xxi, 18-22 et I Par., xx, 4-8; II Reg., xxm,
S-37 et I Par., xi, 11-41; II Reg., xxiv, 1-25 et I Par.,
xxi, 1-26; II Reg., xxn et Ps. xvii (hébr. xvm).
Parmi les anciennes versions, celle des Septante a
une spéciale importance, non seulement en raison de
son antiquité, mais aussi du fait que l'original hébreu
qu'elle traduit apparaît sensiblement différent du texte
massorétique. Si cette version nous était parvenue
dans sa forme primitive, a-t-on dit, elle équivaudrait à
un manuscrit hébreu du premier siècle de l'ère chré-
tienne ou même plus ancien (Smith, The Books of
Samuel, p. xxx). Des diverses recensions sous les-
quelles elle nous est parvenue, celle du Valicanus (B)
apparaît comme la plus fidèle et en même temps la
plus indépendante du texte massorétique actuel. Voir
le texte dans Swete, The Old Testament in Greek accor-
ding to the Septuagint, 1. 1, p. 545-668. Il n'en est pas de
même de celles que représentent l'Alexandrinus et le
texte de Lucien, édité par Lagarde; toutes deux ont
été retouchées en maints passages pour les rendre plus
conformes à l'hébreu massorétique. Cf. Méritan, La ver-
sion grecque des Livres de Samuel, m. La recension de
Lucien, p. 96-113. Sans lui donner systématiquement
la préférence, la version grecque ne laissera pas que
d'être d'une « incomparable utilité » pour la reconstitu-
tion du texte primitif.
Des anciennes versions d'Aquila, de Symmaque et
de Théodotion, il ne subsiste pour les deux premiers
Livres des Rois que quelques fragments, dont le texte
se trouve dans Field, Hexaplorum Origenis quse su-
persunl, 1875; quelques bonnes leçons s'y rencontrent.
Quant à la version syriaque, la Peschito, elle est dans
son ensemble conforme au texte massorétique; quand
elle s'en écarte, c'est probablement sous l'influence de
la version grecque, du fait de correcteurs ou des tra-
ducteurs eux-mêmes, de là son peu d'intérêt pour la
reconstitution du texte.
L'ancienne version latine, d'après les fragments qui
en subsistent (Sabatier, Bibliorum sacrorum latinœ
versiones antiquœ, 1713) et les leçons données en marge
dans le Codex gothicus Lcgionensis (Verccllone, Variœ
lectiones Vulgatse latinœ Bibliorum editionis,l&6i), peut
aider à rétablir le texte de la version grecque dont elle
dérive.
C'est par les Livres de Samuel et des Rois que saint
Jérôme commença sa traduction de l'Ancien Testa-
ment, avec quel souci de Vhebraica Veritas, il nous le dit
lui-même dans le Prologus galeatus : Legc primum
Samuel et Malachim meum, meum inquam, affirmant
n'avoir rien voulu changer à cette vérité hébraïque,
que de fait il reproduit très fidèlement. Dans les pas-
sages douteux il suit généralement Aquila, parfois
aussi adopte l'interprétation des rabbins et laisse sub-
sister à côté de la sienne l'ancienne traduction latine :
I Reg., i, 18-19, iv, 5. Cf. Stummer, Einige Beobach-
lungcn iiber die Arbeitsweise des Hieronymus bei der
Ucbersetzung des A. T. aus der Hebraica veritas. i,
Jùdische Traditionen in den Bùchern Samuel und Kô-
nige. a, Einfluss beslimmter Textgruppen der Seplua-
ginta. ni. Einfluss der Vêtus latina au) die sprachliche
(.estait der Yuhjata, dans llil'liea, 1929, p. 3-30.
Le Targum, quoique dans l'ensemble conforme à
l'hébreu massorétique, y fait quelques additions et
explique quelques passages.
I. Commentaires. — 1° Catholiques. — Origine, quelques
annotations sur les deux livres de Samuel, P. G., t. xvii,
col. 39-52; Mit. Klostermann, t. m, p. 295-303; Tliéodoret.
Quœsllones in Libros Regum, P. ('•., t. i.xxx, col. 527-800;
2805
ROIS (LIVRES III ET IV DES). ANALYSE
2806
Procope de Gaza, un commentaire qui reproduit souvent les
interprétations de Théodoret, P. G., t. lxxxvii, col. 1079-
1148 (cf. Eisenholer, Procopius von Gaza, 1897); les Quœs-
liones hebraiciv in Libros Regum, imprimées dans les œuvres
de saint Jérôme, P. L., t. xxm, col. 1329-1364, ne sont pas
authentiques; il en est de même du commentaire sur le pre-
mier livre de Samuel attribué à saint Grégoire le Grand,
P. L., t. lxxix, col. 17-468; Eucher de Lyon, dans Instruc-
tiones ad Salonium, P. L., t. l, col. 783; S. Éphrem, dans
Opéra surtaxa, Rome, 1732-1746, t. i, p. 331-567; S. Isidore
de Séville, De Veteri et Novo Teslamento quœstiones, P.L.,
t. lxxxiii, col. 391-414; S. Bède, In Samuelem prophetam
allegorica expositio, P. L., t. xci, col. 499-716; Jn Libros
Regum qmvstiones XXX, P. L., t. xci, col. 715-736; Kaban
Maur, Commentaria in IV Regum, P. L., t. cix, col. 9-124;
Hugues deSaint-Victor, Annotationes eluciduloriœ in Libros
Regum, P. L., t. clxxv, col. 93-106.
Les commentaires de Nicolas de Lyre, de Tostat et de
Cajétan à la Renaissance; ceux de Sanctius, Menochius,
Malvenda, Cornélius a Lapide, au xvn* siècle, dei'om Cal-
met et de Duguet au XVIIIe ; Clair, Les Livres des Rois, In-
troduction critique et commentaire, Paris, 1884, dans la
Suinte Bible avec commentaires; de Hummelauer, Commen-
tarius in Libros Samuelis, Paris, 1886, dans Cursus Seriplu-
ra- Sacra'; Schlôgl, Die Bûcher Samuels, Vienne, 1904, dans
Kurzgefasster wissenschafilicher Commenlur, de Scliàfer ;
P. Dliorme, Les livres de Samuel, Paris, 1910, dans Études
bibliques; Schulz, Die Bûcher Samuel, Munster-en-W.,
1919-1920, dans Exegetisches Ilandbuch zum A. T. de Nikel
et Schulz; Leimbach, Die Biiclter Samuel, Bonn, 1936, dans
Die Heilige Schrifl des A. T. de Feldmann et Herkenne.
2° Non catholiques. — Sébastien Schmidt, Le Clerc (Cle-
ricus), les Annotationes de Grotius; Thenius, Die Bûcher
Samuels, Leipzig, 1864, 3e édit. par Lôhr, Leipzig, 1898;
KeiL.Die Bâcher Samuels, Leipzig, 1864, 2e édit. ,1875; Kirk-
patrik, The firsl Book of Samuel, 1880; The second Book of
Samuel, 1881, dans Cambridge Bible (or schools and eollcges;
Klostermann, Die Bûcher Samuelis und der Ktnige, Nôrd-
lingcn, 1887, dans Kurzgef. Komm. de Strack-Zôckler;
IL P. Smith, The Books of Samuel, Edimbourg, 1899, dans
A critical and exegetical Commentarij; Budde, Die Btiehcr
Samuel, Tubingue-Leipzig, 1902, dans Kurzgef. Iland-
Comm. de Marti; Nowack, Richter, Ruth und Bûcher Samue-
lis, Gœttingue, 1902, dans Ilandkommentar zum A. T. de
Nowack; Caspari, Die Samuclbucher, Leipzig, 1920, dans
Kommentar zum A. T. de Sellin.
II. Tu a v ai x. — Pour les questions critiques et historiques
voir les introductions bibliques, les histoires et théologies
de l'Ancien Testament et entre autres travaux ceux de :
\\'ellhausen,Uer Text der Bûcher Samuelis, Gœttingue, 1872;
Driver, Xotes on the Ilebrew Text of the Books of Samuel,
1890; Peters, Beilrdge zur Text-und Lilcraturkritik... der
Bûcher Samuel, Fribourg, 1899; \V. Guth, Die atteste Schicht
in den Erzàhlungen ûber Saiil und David (I Sam., IX bis
I Reg., Il), Halle, 1904; Sievcrs, Metrischc Siudien, m Sa-
muel, I Teil., Leipzig, 1907; Schulz, Erzàhtungskunst in
den Samuel-Biichern, Munster-en-W., 1923; Desnoyers,
Histoire du peuple hébreu, Paris, t. i-m, 1922-1930.
Les articles des Dictionnaires et Encyclopédies : Fillion,
Rois. Les deux livres de Samuel, dans Vigouroux, Diction-
naire de la Bible, t. v, col. 1129-1145; Pirot, David, dans le
Supplément du même dictionnaire (Pirot); V. Orelli, Samue-
lis (Bûcher), dans Protest. Realencyklopàdie, 3e éd., t. xvn,
p. 148-452; Kaulen, Kônige (Bûcher der), dans Wetzer et
Welte, Kirchcnlexicon, t. vu, col. 913-920; Stenning, Sa-
muel I-II, dans Hastings, A Dictionarg of the Bible, t. iv,
p. 382-391 ; Stade, Samuel, dans Cheyne, Encgclopœdia
biblica, t. iv, col. 4270-4281.
A. Clamer.
II. TROISIÈME ET QUATRIÈME LIVRES DES
ROIS. I. Titre. II. Contenu (col. 280G). III. But
(col. 2810). IV. Composition (col. 2812). V. Valeur histo-
rique (col. 2817). VI. Chronologie (col. 2830). VII.
Doctrines (col. 2832). VIII. Texte (col. 2842).
I. Titre. — Les deux derniers Livres des Rois n'en
formaient primitivement qu'un seul, tout comme les
deux premiers. C'est ce dont témoigne Origène disant :
PaaiXstwv Tpî.TY], TsrapTy;, èv évl Oùa|j.(jts).ex Aa6î8
(titre hébreu du livre d'après ses deux premiers mots),
dans Eusèbe, Hist. eccl., 1. VI, c. xxv, P. G., t. xx,
col. 581 Dans le Prologus galeatus, saint Jérôme dit de
DICT. DE TIlÉOL. CATHOL.
même dans son énumération des livres du deuxième
groupe de la Bible hébraïque : Quartus Melachim, id
est Regum qui III et IV Regum volumine continetur.
P. L., t. xxvin, col. 547.
La division en deux parties se trouve déjà dans les
Septante, d'où elle a passé dans l'ancienne version
latine et la Vulgate, puis finalement, avec la Bible de
Bomberg en 1517, dans les Bibles hébraïques impri-
mées. Par contre, la version syriaque ne connaît aujour-
d'hui encore qu'un seul livre des Rois, renfermant
sans aucune interruption l'ensemble des deux livres.
La composition du livre aussi bien que l'esprit qui
l'anime tout entier témoignent nettement en faveur de
l'unité du livre, dont la division au milieu du règne très
court d'Ochozias n'a pas été très heureusement mar-
quée.
Quant à la réunion des Livres des Rois à ceux de
Samuel pour en faire un ouvrage historique unique,
sous le titre: «Les quatre Livres des Rois», on a vu ci-
dessus qu'elle ne répondait pas à la réalité, les deux
ouvrages étant essentiellement différents aussi bien
pour la forme que pour la composition et les tendances.
Il n'en est pas moins vrai que l'auteur du second semble
avoir eu le souci de rattacher son œuvre à l'histoire
racontée aux Livres de Samuel, ainsi que l'indique le
commencement de son récit et comme le supposent
maints témoins du grec qui attribuent encore III Reg.,
i-n, 11 au IIe Livre des Rois, pour ne commencer le
troisième qu'à III Reg., n, 12, avec les débuts du règne
de Salomon.
II. Contenu. — Les deux derniers Livres des Rois
racontent l'histoire du peuple d'Israël et surtout celle
de ses rois, depuis la mort de David, 960 environ, jus-
qu'à la ruine des deux royaumes d'Israël et de Juda,
respectivement 722 et 587, et la délivrance de Joachin
durant l'exil en 5G1. Ils embrassent ainsi une période
de quatre cents ans, importante non seulement par sa
durée mais aussi parce qu'elle marque l'apogée du
peuple hébreu, qui, après une ascension rapide avec
David, fut gravement atteint dès la mort de Salomon
parle schisme des dix tribus, cause de l'inévitable ruine.
L'ensemble des deux livres se répartit en trois parties
principales : 1° le règne de Salomon, III Reg., i-xi;
2° Le schisme et l'histoire des royaumes séparés d'Is-
raël et de Juda, III Reg., xn-IV Reg., xvn; 3° His-
toire du royaume de Juda jusqu'à sa ruine avec un
court aperçu de quelques événements survenus dans la
suite, IV Reg., xvm-xxv.
Cette histoire, pour une période quatre fois plus
longue pourtant que celle qui est racontée aux deux
premiers Livres des Rois, ne comporte pas un texte plus
long, c'est ce qui explique la manière parfois schéma-
tique dont certains règnes sont présentés; le procédé
d'ailleurs est assez variable, tandis que l'auteur s'at-
tarde sur tel ou tel roi, il passe très rapidement sur tel
autre, même des plus importants, Jéréboam II par
exemple.
L'introduction décrit la vieillesse de David et les
intrigues de son fils Adonias prétendantàsasuccession.
Grâ?e surtout à i 'intervention de Nathan, Salomon
reçoit l'onction royale du vivant de son père, qui, peu
avant de mourir, donne à son successeur ses dernières
instructions concernant le service de Jahvé et la
conduite à tenir vis-à-vis de certains personnages.
III Reg., i-ii.
1° Première partie : Règne de Salomon (III Reg., m-
xi). — Après une brève mention du mariage de Salo-
mon avec la fille du pharaon, le c. m rapporte la de-
mande adressée par le roi à Jahvé pour obtenir la
sagesse; son jugement dans l'alïaire des deux femmes
se disputant l'enfant de l'une d'elles prouve qu'il a été
exaucé. Vient ensuite une énumération des fonction-
naires de la cour royale et des intendants du pays, puis
T. — XIII. — 89.
2807
ROIS (LIVRES III ET IV DES). ANALYSE
2808
une description de la prospérité du pays et de la très
grande sagesse de son roi. C. iv-v, 14.
Les chapitres suivants se réfèrent aux constructions
de Salomon. Ce sont d'abord les préparatifs en vue de
la construction du temple au c. v, puis la construction
elle-même au c. vi et celle du palais royal ainsi que des
différents ornements du temple et des objets du culte
au c. vu. La dédicace solennelle de la maison de Dieu
est décrite et la prière de Salomon à Jahvé rapportée
au c. vin ; le Seigneur y répond en promettant au roi
longue durée à sa maison et à son royaume s'il demeure
fidèle aux préceptes de la Loi, mais en le menaçant
aussi de l'extermination d'Israël s'il est infidèle. C. ix,
1-14.
La fin du c. ix revient, pour le compléter, surlc récit
des préparatifs en vue de la construction du temple, et
signale la construction d'une flotte. Suivent plusieurs
épisodes qui ont pour objet de manifester la richesse et
la sagesse du roi, entre autres la visite de la reine de
Saba, c. x, tandis que le chapitre suivant laisse entre-
voir les funestes conséquences des fautes de Salomon,
surtout de sa faiblesse vis-à-vis de ses femmes étran-
gères, pour lesquelles il bâtit des sanctuaires idolâtres
aux portes mêmes de Jérusalem; et déjà apparaissent
les ennemis, entre autres Jéroboam, le fauteur du
schisme. L'histoire du règne de Salomon se termine
par la formule que l'on retrouve à la fin de chacun
des règnes suivants. C. xi, 41-49.
2° Deuxième partie: Histoire des royaumes de Juda
et d'Israël (III Reg., xn- 1 V Reg., xvn). — Pour retracer
cette histoire de deux États voisins pendant plus de
deux siècles, l'auteur aurait pu raconter d'abord et
intégralement celle de l'un des royaumes pour passer
ensuite à celle de l'autre ou bien prendre selon l'ordre
de leur succession chronologique les événements sur-
venus dans les deux royaumes pour passer continuelle-
ment de l'un à l'autre, il a préféré un autre procédé qui
consiste à raconter entièrement le règne d'un roi de
Juda, par exemple, depuis son avènement jusqu'à sa
mort, quitte à revenir en arrière pour reprendre l'his-
toire d'un ou de plusieurs des rois d'Israël qui ont
régné dans l'intervalle; procédé, a-t-on observé, qui a
l'avantage de mener de front les deux histoires sans les
hacher en menus morceaux et d'éviter des retours en
arrière trop considérables. Gautier, Introd. à l'A. T.,
t. I, p. 292.
A la mort de Salomon, son fils Roboam lui succède;
mais les tribus du centre et du Nord se séparent de
celles du Sud pour constituer un royaume distinct avec
Jéroboam. III Reg., xn, 1-20. Grâce à l'intervention
de Séméïas, homme de Dieu, une lutte fratricide est
évitée. C. xn, 21-24. Le chef du nouveau royaume pour
détourner son peuple de la maison de Jahvé à Jérusa-
lem organise le culte à Dan et à Béthel avec les veaux
d'or. G. xn, 25-33. Pour pareil méfait la menace du châ-
timent ne tarde pas ; un homme de Dieu, venu de Juda,
annonce la destruction des hauts-lieux et l'immolation
de leurs prêtres, mais cet homme de Dieu lui-même,
pour être entré dans la maison d'un vieux prophète à
Béthel, est dévoré par un lion. C. XIII. Jéroboam n'en
persiste pas moins dans sa voie mauvaise, aussi un pro-
phète, Allias, prédit le châtiment qui frappera le roi et
sa maison. Mort de Jéroboam. C. xiv, 1-20.
De xiv, 21 à xvi, 28, il y a une suite de courtes bio-
graphies des rois de Juda, Roboam, Abia et Asa, puis
de ceux d'Israël, Nadal), Baasa. l'.la. /ambri et Amri.
Sur le règne d'Achab, marqué par la lutte entre les
prophètes de Baal et ceux de Jahvé, le récit s'étend
longuement. Le mariage d'Achab, roi d'Israël, avec
Jézabel, la fille du roi des Sidoniens, amène l'Introduc-
tion du culte du Baal phénicien en Israël. C. xvi, 29-33.
Le prophète Elle intervient alors pour Venger les droits
du Dieu d'Israël. Il annonce une longue sécheresse et
aussitôt, sur l'ordre de Jahvé, s'enfuit au torrent de
Carith et chez une veuve de Sarepta dont il ressuscite
le fils. C. xvn. La troisième année de la sécheresse, le
prophète reparaît devant Achab et, par son triomphe
sur les prophètes de Baal au mont Garmel, met fin à la
sécheresse. C. xvin. Il n'est pas pour autant à l'abri des
poursuites de Jézabel; pour y échapper il se réfugie
au mont Horeb, où le Seigneur lui apparaît et lui or-
donne d'oindre Hazaël pour roi de Syrie, Jéhu pour roi
d'Israël et Elisée pour prophète à sa place. G. xix. Une
double victoire est remportée par Achab sur les Syriens,
dont il épargne le roi Benhadad; un prophète le lui
reproche et le menace du même châtiment qu'il aurait
dû infliger au vaincu de Damas. C. xx. Avec le c. xxi re-
prend ce qu'on peut appeler le cycle d'Élie, un moment
interrompu. C'est l'histoire de Naboth, indignement
mis à mort par Achab sur les instances de Jézabel, et
l'annonce par Élie du terrible châtiment réservé aux
coupables. Allié à Josaphat, roi de Juda, Achab se met
en campagne, malgré les avertissements du prophète
Michée, fils de Jemla, pour reprendre aux Syriens la
ville de Bamoth-en-Galaad. Il y fut tué et, selon la
menace d'Élie, les chiens léchèrent son sang. C. xxn,
1-40. Une courte notice sur le règne de Josaphat et les
débuts du règne d'Ochozias d'Israël termine le cha-
pitre xxn, 41-54 et le IIIe Livre des Rois.
Avec Ochozias reparaît Élie, le messager redoutable,
pour annoncer au roi malade, qui avait envoyé consul-
ter Béel-Zébub, dieu d'Accaron, une mort certaine.
IV Reg., i. Le prophète lui-même est enlevé au ciel sur
un char de feu; Elisée prend sa succession. Commence
alors, parallèle à celui d'Élie, le cycle d'Elisée, dont les
débuts sont déjà marqués de quelques prodiges : assai-
nissement des eaux de Jéricho et châtiment de ses in-
sulteurs. C. n. Dans la campagne de Joram, fils d'A-
chab, allié aux rois de Juda et d'Édom contre les Moa-
bites, le prophète interrogé par les rois coalisés leur
annonce qu'ils trouveront enfin de l'eau et remporte-
ront la victoire; Mésa, le roi de Moab, pour conjurer
le sort qui l'accable, immole son fils premier-né en
holocauste. C. in.
Les chapitres suivants relatent toute une série de
prodiges opérés par Elisée : multiplication de l'huile
d'une veuve, résurrection du fils de la Sunamite, assai-
nissement de la nourriture des prophètes et multipli-
cation des pains, c. iv, guérison du général syrien Naa-
man de la lèpre et châtiment de Giézi, frappé de cette
même maladie, pour avoir extorqué de l'argent à Naa-
man. C. v. L'anecdote de la hache perdue et retrouvée,
le récit de l'attaque de Dothan, du siège de Samarie
par le roi de Syrie, c. vi-vn, une nouvelle anecdote
concernant la Sunamite, la relation d'un voyage du
prophète à Damas et de son entrevue avec Hazaël sont
autant d'occasions de mettre en relief la puissance
miraculeuse d'Elisée. G. vin, 15.
Après le cycle d'Elisée vient une brève description du
règne de deux rois de Juda, Joram et Ochozias. C. viii,
16-29. Le récit de la mort de ce dernier est reporté un
peu plus loin, après les chapitres ix et x, qui relatent
avec force détails la révolution qui mit fin au règne du
dernier descendant d'Amri et plaça sur le trône Jéhu.
Le nouveau roi, auquel Elisée avait fait donner l'onc-
tion royale, tue Joram, son prédécesseur, fait massa-
crer Ochozias de Juda ainsi que Jézabel, dont la triste
fin réalise les sombres prédictions d'Élie; périrent éga-
lement soixante-dix princes de la maison d'Achab et
quarante-deux de la maison de Juda. L'extermination
du culte de Baal par le massacre des serviteurs du dieu
phénicien et le pillage de son sanctuaire n'empêchèrent
pas le vengeur de la religion de Jahvé de tomber dans
les mêmes errements (pie Jéroboam; hauts-lieux et
veaux d'or n'en sont pas moins tolérés; Hazaël, roi de
Syrie, se fit l'instrument du châtiment divin. C. ix-x
2809
ROIS (LIVRES III ET IV DES). BUT
2810
A la mort d'Ochozias, Athalie, fille d'Achab, croyant
avoir fait périr tous les membres de la famille royale,
s'est emparée du pouvoir qu'elle garde six années. Mais
Joas, échappé au massacre et secrètement élevé dans
le temple, est proclamé roi à la faveur d'un soulève-
ment et Athalie massacrée. G. xi. Sous le nouveau
règne, le premier de ceux de Juda qui ne soit point
relaté d'une façon sommaire. eut lieu la restauration du
temple et le rachat, au prix de l'or qui se trouvait dans
la maison de Jahvé, de la paix avec Hazaël qui mena-
çait Jérusalem. C. xn
Une invasion syrienne menace gravement le pays
sous le règne de Joachaz, roi d'Israël; son successeur,
Joas, parvient à secouer le joug syrien en reprenant
à Benhadad, le fils de Hazaël, les villes perdues, selon
la promesse que lui en avait faite le prophète Elisée
peu de temps avant sa mort. C. xm. En lutte également
avec Amasias, le roi de Juda, il parvint à pénétrer dans
Jérusalem, dont il emporta les trésors, aussi bien ceux
du temple que ceux de la maison du roi. Amasias périt
assassiné, son fils Azarias lui succéda. C. xiv, 1-22.
Le règne glorieux de Jéroboam II en Israël, dont il
rétablit les anciennes limites, est brièvement raconté.
C. xiv, 23-29. Après une courte mention du règne d'Aza-
rias en Juda, xv, 1-7, vient la série des derniers rois
d'Israël, Zacharie, Sellum, Manahem, Phacée, sous les-
quels la ruine du royaume, déchiré par des luttes intes-
tines, se précipite pour s'achever sous les coups des
Assyriens. Téglatphalasar s'empare d'une partie du
territoire, xv, 8-38, puis, appelé par Achaz, roi de
Juda, contre Israël et la Syrie, prend la ville de Damas.
C'est là que le roi de Juda, venu à la rencontre du roi
d'Assyrie, fait construire un autel semblable à celui
qu'il avait vu clans la capitale syrienne et, de retour à
Jérusalem, y offre des sacrifices. Le successeur de Té-
glatphalasar, Salmanasar, après avoir assujetti Osée, le
dernier roi d'Israël, et lui avoir imposé le tribut, s'em-
pare de sa capitale, Samarie, et emmène son peuple
captif en Assyrie. C. xv, 39-xvn, 6. C'est la fin du
royaume d'Israël, dont les trop nombreuses infidélités
à Jahvé ont causé le juste châtiment. C. x vu, 7-23. A
la place des déportés s'en vinrent des colons assyriens
qui, tout en gardant le culte de leurs divinités, hono-
raient aussi Jahvé, dont un prêtre captif était venu
leur apprendre la loi. C. xvn, 24-41.
3° Troisième partie: Histoire du royaume de Juda
(IV Reg., xvin, 1-xxv, 30). — Le règne d'Ézéchias,
restaurateur de la religion de Jahvé, est longuement
raconté, du moins en trois de ses épisodes les plus im-
portants : l'expédition de Sennachérib contre Juda,
marquée par l'intervention du prophète Isaïe et la des-
truction de l'armée assyrienne sous les murs de Jéru-
salem; la maladie d'Ézéchias et sa guérison; l'ambas-
sade de Mérodach-Baladan, occasion pour Isaïe de
l'annonce de la captivité de Babylone. C. xvm-xx. De
ces mêmes événements le livre d'Isaïe nous fournit un
récit parallèle, avec de nombreuses variantes. Is.,
xxxvi-xxxix.
Avec Manassé, au long règne de cinquante-cinq ans,
et Amon, son successeur, les cultes idolàtriques retrou-
vent faveur et préparent le châtiment. C. xxi. Le
pieux roi Josias en retarde l'échéance par la réforme
religieuse qu'il entreprend à la suite de la découverte
du Livre de la Loi dans le Temple. C. xxii-xxm, 27. A
la mort tragique de Josias, Joachaz, son fils, lui suc-
cède pour peu de temps; après trois mois de règne, en
effet, il est emmené captif en Egypte. C. xxm, 28-35.
Durant les règnes des rois impies Joakim et Joachin,
la puissance babylonienne pèse de plus en plus lourde-
ment sur Juda; Sédécias, son dernier roi, se révolte
contre Nabuchodonosor, à qui pourtant il devait son
trône. Jérusalem, après un long siège, est prise et dé-
truite, le temple incendié et de nombreux Juifs em.ne-
nés captifs en Babylonie. C. xxm, 36-xxv, 21. Le livre
se termine par la relation de deux faits survenus, l'un
aussitôt après la ruine de Juda : le meurtre du gouver-
neur Godolias, préposé au pays par le vainqueur; l'autre
longtemps après: la libération du roi Joachin. C. xxv,
22-30. Le c. lu du livre de Jérémie présente, bien qu'a-
vec de nombreuses divergences, un texte parallèle à
celui du dernier chapitre du Livre des Rois.
III. But. — De cette analyse se dégage, entre autres
traits caractéristiques et en tout premier lieu, le but
didactique et religieux du livre. La relation des événe-
ments, encadrée dans des formules stéréotypées au
commencement et à la fin des différents règnes en
Juda et en Israël, est tout entière ordonnée vers ce but
primordial : montrer dans la fidélité à Jahvé et plus
particulièrement à la loi de L'unité du sanctuaire la
condition non seulement de la prospérité et du bonheur
d'Israël, mais encore de son existence même. Si les
préoccupations didactiques et religieuses ne sont
absentes d'aucun des livres de la Bible, nulle part n'ap-
paraît plus nettement le souci de dégager la leçon des
événements; ni les deux premiers Livres des Rois, ni
même le Livre des Juges, oùpourtant ce souci s'allinne
dans l'exposé de principes placé en tête du corps de
l'ouvrage et dans les formules de la fin de chaque judi-
cature, n'ont à ce degré fait œuvre de moraliste. C'est
ce but jamais perdu de vue qui rend compte du choix
des matériaux, de l'ampleur ou de la brièveté des infor-
mations retenues pour les différents règnes, de la na-
ture du jugement porté sur les personnes et sur les
événements, du choix même de certaines formules.
L'historien de quatre siècles de l'histoire d'Israël,
fertiles en événements de la plushaute importance pour
la vie politique et nationale, ne pouvait évidemment
passer entièrement sous silence certains faits d'ordre
politique qui expliquent d'ailleurs bien souvent l'attitu-
de religieuse des rois, mais il s'en tient à ce qui est indis-
pensable à son but, omettant bien des épisodes que le
rédacteur des Paralipomènes, aux préoccupations non
moins didactiques, mentionne pourtant, passant rapi-
dement sur d'autres sur lesquels ce même rédacteur
s'attarde plus longuement; il insistera au contraire sur
certains détails, certaines périodes qui vont plus direc-
tement à son but. C'est ainsi que les éléments d'infor-
mation retenus sont parfois très nombreux, bien que
jamais complets, tandis que par ailleurs ils sont très
réduits. Sans doute tous les rois d'Israël et de Juda,
quelle que soit la durée de leur règne, sont cités et
jugés, mais l'histoire de six d'entre eux seulement est
l'objet de plus amples développements, parce qu'elle
est d'une importance plus grande au point de vue reli-
gieux; tel est le cas du règne de Salomon, III Reg., i-
xi, constructeur du temple; celui d'Ézéchias et de
Josias, promoteurs de réformes religieuses, IV Reg.,
xvm-xx et xxii-xxiii, de Jéroboam Ier, d'Achab et
de Joram, fauteurs de pratiques ou même de cultes
idolàtriques, III Reg., xn, 25-xiv, 20; xvi, 29-xxii,
40; IV Reg., m, 1-ix, 20.
Dans le même sens, on peut constater la place rela-
tivement considérable donnée aux récits concernant
les prophètes, au temps surtout de la lutte décisive
entre le Dieu d'Israël et les dieux phéniciens, et le relief
donné aux portraits de prophètes comme Élie et Eli-
sée.
Chaque roi est jugé d'après son attitude vis-à-vis de
la Loi et tout spécialement de la loi deutéronomique de
l'unité du sanctuaire; selon qu'il aura combattu ou
favorisé le culte des hauts-lieux il sera loué ou blâmé.
Les principes, en elïet, dont l'auteur du livre voudrait
pouvoir constater la stricte application dans le gou-
vernement du peuple sont ceux que voulait déjà faire
prévaloir le Deutéronome, lorsqu'il demandait aux
Hébreux de servir de tout leur cœur le seul vrai Dieu,
2811
ROIS (LIVRES III ET IV DES). COMPOSITION
2812
Jahvé, parce qu'il les avait choisis parmi toutes les
nations pour en faire son peuple, et de ne lui ollrir de
sacrifices qu'au seul sanctuaire qui serait établi par
lui, c'est-à-dire au temple de Jérusalem. A ce compte,
le règne de David est pour l'auteur le règne idéal qu'il
voudrait retrouver pour chacun de ses successeurs.
Ézéchiaset Josias sont loués pour avoir fait ce qui est
droit aux yeux de Jahvé et avoir marché dans la voie
de David leur père sans se détourner ni à droite ni à
gauche. IV Reg., xviii, 3; xxn, 2. Ce ne fut malheu-
reusement pas le cas de la plupart des autres rois, non
seulement pour ceux d'Israël, mais encore pour beau-
coup de ceux de Juda, selon la sentence trop souvent
formulée : « Il fit ce qui est mal aux yeux de Jahvé. »
Si pour quelques rois de Juda cependant, tels que Asa,
Josaphat, Amasias, Ozias, la formule varie : « Il fit ce
qui est droit aux yeux de Jahvé », la louange n'est pas
sans réserve, car ce ne fut pas comme David ; les hauts-
lieux ne disparurent pas, on continua d'y offrir des
sacrifices et d'y brûler des parfums. III Reg., xv, 11,
14; xxn, 43-44; IV Reg., xiv, 3-4; xv, 3-4. Seuls Ézé-
chias et Josias sont loués sans restriction car tous deux
firent ce que nul de leurs prédécesseurs ou de leurs suc-
cesseurs n'avait fait, ils avaient fait disparaître les
hauts-lieux. IV Reg., xvm, 5; xxm, 25. Malgré l'im-
portance qu'il attache au culte de ces hauts-lieux et la
condamnation portée contre eux, l'auteur, tout en
regrettant la tolérance dont usèrent envers eux cer-
tains rois, sait reconnaître que par ailleurs ils firent ce
qui est droit aux yeux de Jahvé.
C'est à la lumière de ce même principe que s'éclaire
toute l'histoire du royaume schismatique d'Israël.
Jéroboam, son premier roi, n'en est pas plus tôt le
maître qu'il en préparc la ruine par l'introduction du
culte du veau d'or. III Reg., xn. C'est la faute origi-
nelle qui pèsera sur toute l'histoire de ce royaume d'Is-
raël, non pas seulement parce qu'elle est un manque-
ment grave à la défense de faire des images de la divi-
nité, mais parce qu'elle va directement à l'encontrc de
la centralisation du culte à Jérusalem. C'est parce que
les différents rois d'Israël ont tour à tour maintenu le
culte du veau d'or que tous ils sont sévèrement jugés;
Jéhu lui-même, malgré son zèle pour l'extirpation du
culte du Haal phénicien, n'échappe pas au verdict de
condamnation, car lui non plus « ne se détourna pas des
péchés de Jéroboam qui avait fait pécher Israël, ni des
veaux d'or qui étaient à Béthel et qui étaient à Dan. »
IV Reg., x, 21.
Pour le royaume de Juda, malgré les fautes d'un trop
grand nombre de ses rois, suivant la même voie que
ceux de la maison d'Achab, l'échéance du châtiment est
retardée; c'est sans doute parce qu'il est l'héritage de
David, mais aussi parce qu'il est le siège du sanctuaire
de Jahvé dont Ézéchias et Josias ont essayé de sauve-
garder les prérogatives contre l'envahissement du culte
des hauts-lieux. Aussi Juda peut-il attendre et espérer
une restauration après les épreuves, restauration déjà
entrevue à la fin du livre par le rétablissement de
Joachin dans sa dignité royale. IV Reg., xxv, 27-30.
Cf. Burney, art. Kings I and II, dans Hastings, A Dic-
tionary of the Bible, I. n, p. «57.
Il n'est pas jusqu'aux expressions les plus fréquentes
sous la plume du rédacteur qui ne reproduisent les
termes mêmes de la loi deutéronomique ou tout au
moins n'en portent l'empreinte par l'esprit qui les
anime. C'est ainsi que certaines phrases caractéristiques
du Deutéronome se retrouvent dans les I.i\ res des Rois,
dont elles deviennent également caractéristiques;
quelques exemples suffiront a le montrer : « Marcher
dans les voies de Jahvé ». III Reg., n, 3; m, 1 I ; VIII,
58; xi, 33, 38... et Deut., VIII, 6; x, 12; xi, 22; xix, 6...
• observer les lois de .lahvé, ses commandements,
ses ordonnances, ses préceptes. » III Reg., II, 3; m. M ;
vm, 58, fil; xi, 33, 34, 38; xiv, 8; IV Reg., xvn, 13,
19; xvm, fi; xxm, 3 et Deut., iv, 14, 40, 45; v, 1, 28;
vi, 2, 17... « De tout son cœur et de toute son âme. »
III Reg., n, 4; vm, 48; IV Reg., xxm, 3, 25 et Deut.,
iv, 29; vi, 5 ; x, 12 ; xi, 13 ; xm, 3, etc. Cf. liste détaillée
de ces expressions dans Driver, Introduction to the
litcrature of the Old Testament, 7e edit., p. 200-202.
IV. Composition. — 1° Sources. — Ayant à raconter
l'histoire d'une longue période — quatre siècles —
l'auteur des Livres des Rois avait naturellement à se
servir de sources anciennes écrites. Celles-ci nous sont
mieux connues que pour les Livres de Samuel, pour la
raison bien simple que l'auteur lui-même les mentionne
à plusieurs reprises, y renvoyant le lecteur désireux de
plus ample information. L'utilisation de documents
écrits dans la composition du livre apparaît nettement
dans les différences nombreuses et frappantes de style
et de vocabulaire, non moins que dans la comparaison
avec les Livres des Paralipomènes qui renferment
maints passages identiques, parfois mot pour mot, à
ceux des Livres des Rois. Le caractère de compilation
est ici plus fortement marqué que nulle part ailleurs
peut-être dans l'Ancien Testament.
Les sources auxquelles renvoient les Livres des Rois
sont au nombre de trois : le Livre des Actes de Salomon,
III Reg., xi, 41 ; le Livre des Annales ou Clironiques des
rois d'Israël, cité dix-huit fois. III Reg., xiv, 19;xv,
31... IV Reg., i, 18; x, 34...; le Livre des Annales ou
Chroniques des rois de Juda, cité quinze fois, III Reg.,
xiv, 29; xv, 7... IV Reg., vm, 23; XII, 19... Les Sep-
tante ajoutent au texte de la prière de Salomon après
la dédicace du temple : « Est-ce qu'elle n'est pas écrite
dans le Livre du Cantique, èv fkSÀîco tîjç wSrjç? »
S'agit-il d'une quatrième source, le Livre du Cantique,
ou plus probablement, d'après la correction proposée,
du Livre du Juste (haijijâsâr au lieu de haSsir) dont il
est déjà question dans Josué, x, 13? Si au contraire la
leçon du grec était à conserver comme originale, on
pourrait alors entendre le mot cantique au sens collec-
tif; il désignerait un recueil de poèmes religieux dont
les psaumes de la dédicace auraient fait partie.
Quels sont ces documents? Faut-il y voir des actes
officiels rassemblés par ce fonctionnaire dont le nom,
mazkir, figure dans les listes des personnages de la cour
de David, de Salomon, d'Ézéchias et de Josias et figu-
rait probablement aussi dans le personnel des autres
rois? II Reg., vm, 10; xx, 24; III Reg., iv. 3; IV Reg.,
xvm, 18, 37 ; II Par., xxxiv, 8. Ce n'est pas invraisem-
blable, car ce mazkîr, dont le nom signifie littéralemen t
celui qui rappelle, ô Û7toji.i[i.vr)a>«ûv, disent les Sep-
tante, avait sans doute pour fonction de tenir une rela-
tion officielle des événements publics, gardée dans les
archives royales. Pour d'autres, il s'agirait non d'un
rédacteur de chroniques, d'un historiographe, mais
plutôt d'une sorte de premier ministre ou de grand
vizir, chargé de rappeler au roi ses devoirs et ses fonc-
tions. Quoi qu'il en soit, la nature des événements
relatés d'après ces Chroniques des rois d'Israël ou de
Juda, constructions, guerres, en indique le caractère
politique et répond bien au genre supposé de ces sortes
de relations officielles. Il est plus probable toutefois.
d'après l'opinion de la majorité des critiques modernes,
que les sources utilisées pour la rédaction des Livres des
Rois étaient une œuvre basée déjà sur ces textes offi-
ciels; il importe assez peu d'ailleurs; le document, qu'il
soit de première ou de seconde main, ayant générale-
ment gardé sa teneur primitive.
Une autre question se pose au sujet des sources citées
dans les Livres des Rois. Quel rapport ont-elles avec
celles des Livres des Paralipomènes? Les passages
communs aux deux ouvrages sont nombreux et impor-
tants et pourraient suggérer l'hypothèse de l'identité
de sources, surtout d'après ce qui est dit IV Reg., xv,
2813
ROIS (LIVRES III ET IV DES). COMPOSITION
2814
36 : « Le reste des actes de Joatham et tout ce qu'il a
fait, n'est-il pas écrit dans le Livre des Chroniques des
rois de Juda? » et II Par., xxvn, 27 : «Le reste des actes
de Joatham, toutes ses guerres et tout ce qu'il a fait,
voici que cela est écrit dans le Livre des Rois d'Israël
et de Juda. » Cf. IV Reg., xxi, 17 et II Par., xxxm, 18;
III Reg., xiv. 29 et II Par., xn, 15. Cette identifica-
tion ne s'impose pas pour autant. Ainsi qu'il a été éta-
bli à l'art. Paralipomènes, t. xr. col. 1980-1982, il
faut distinguer le Livre des rois d'Israël et de Juda,
appelé aussi plus brièvement : Livre des rois d'Israël,
non seulement du livre canonique des Rois, mais
encore des ouvrages auxquels se réfère ce même Livre
des Rois et qui constituent deux ouvrages distincts,
traitant séparément de l'un et l'autre royaume.
Outre les Chroniques, expressément mentionnées
comme source d'information, le rédacteur a utilisé
d'autres documents qu'il ne cite pas nommément, mais
dont il est facile d'établir l'existence par les particula-
rités de la langue et le genre des récits qui distinguent
nettement certains passages les uns des autres.
A ces autres sources appartiennent en premier lieu
les histoires des prophètes Élie et Elisée, dont le texte,
s'adaptant sans doute aisément au dessein du rédac-
teur, a dû être reproduit en grande partie tel quel. Les
sources prophétiques, citées par l'auteur des Parali-
pomènes : Paroles de Nathan le prophète, prophétie
d'Ahias de Silo, vision d'Addo le voyant, II Par., ix,
29, paroles de Séméïas le prophète, ibid., xn, 15, paroles
de Jéhu, xx, 39, actes d'Osias écrits par Isaïe.xxvi, 22,
si elles constituaient, ce qui n'est pas certain, des oeu-
vres distinctes, ne durent pas être inconnues de l'au-
teur des Livres des Rois. Cf. art. Paralipomènes,
col. 1982.
De plus, certains récits longuement détaillés, comme
ceux de l'histoire d'Achab ou de Jéhu, d'Ézéchias ou
de Joas, ne semblent pas, dans leur forme actuelle pro-
venir des Annales ou des Chroniques, généralement
moins abondantes en renseignements. L'ampleur
enfin des informations relatives à la construction et à
la dédicace du temple rend assez probable que parmi
les sources utilisées devaient se trouver les archives du
temple.
2° Rédaction. — Quels que soient le nombre et la
nature des documents à la disposition du rédacteur,
celui-ci s'est en général contenté d'en reproduire des
extraits sans y apporter grande modification, les insé-
rant dans des formules toujours les mêmes, pour annon-
cer l'avènement et la mort des rois, et qui sont comme
la charpente de l'œuvre.
Dans ces formules on retrouve régulièrement des
indications chronologiques, le renvoi aux sources et le
jugement sur le roi, surtout d'après son attitude vis-à-
vis des hauts-lieux; leur forme littéraire est fortement
teintée de phraséologie deutéronomistique. Une diffé-
rence est à noter toutefois selon qu'il s'agit de l'un ou
l'autre royaume. Pour Juda, la formule d'introduction
est plus complète; elle mentionne d'abord le synchro-
nisme avec Israël en datant l'année de l'accession au
trône par l'année du règne correspondant du roi d'Is-
raël, puis l'âge du nouveau monarque, la durée de son
règne, le nom de sa mère et pour finir une courte appré-
tion de son caractère. Pour Asa, par exemple, elle est
ainsi libellée : « La vingtième année de Jéroboam, roi
d'Israël, Asa devint roi de Juda, et il régna quarante
et un ans à Jérusalem. Sa mère s'appelait Maacha,
fille d'Abessalom. Asa fit ce qui est droit aux yeux de
Jahvé, comme David son père. » III Reg., xv, 9-11.
Pour les rois d'Israël, la formule n'indique que le syn-
chronisme avec Juda, la longueurdu règne et une appré-
ciation très brève et toujours défavorable, motivée
par la continuation des péchés de Jéroboam; aiisi pour
Nadab, il est dit que, fils de Jéroboam, il devint roi
d'Israël la seconde année d'Asa roi de Juda et qu'il
régna deux ans sur Israël, qu'il fit ce qui est mal aux
yeux de Jahvé et marcha dans la voie de son père et
dans les péchés qu'il avait fait commettre à Israël.
III Reg., xv, 25-27. Quant à la formule terminale, elle
consiste ordinairement dans l'énoncé de la principale
source d'information, dans la mention de la mort et de
la sépulture du roi ainsi que du nom de son successeur,
avec cette différence, selon qu'il s'agit d'Israël ou de
Juda, que dans le premier cas sont régulièrement omis
les mots : « Il fut enterré avec ses pères. » Omission
facile à comprendre étant donnés les nombreux chan-
gements de dynastie survenus en Israël.
Ces formules, véritable cadre de la narration, ne
constituent pas le seul travail du rédacteur. Non seule-
ment il a fait un choix dans les annales, chroniques et
autres sources qu'il avait à sa disposition, mais encore,
en reproduisant ces matériaux qu'il jugeait conformes
au dessein de son œuvre, il y a introduit des éléments
personnels plus ou moins considérables, faciles à recon-
naître, car ils sont marqués de l'esprit et du style de
l'auteur des formules dont il vient d'être question. Cette
élaboration plus personnelle est surtout sensible à la
fin du livre, IV Reg., xvm-xxv; on conçoit, en etîet,
qu'à mesure que le récit s'approchait de l'époque même
où vivait le rédacteur, il put devenir plus circonstancié,
grâce à des informations directes et personnelles;
d'autre part, les détails plus abondants sur les réformes
d'Ézéchias et de Josias s'expliquent encore par l'inté-
rêt tout particulier qu'y attachait !e rédacteur; on a
relevé comme étant de sa main plusieurs passages fai-
sant partie de la relation des deux événements les plus
importants survenus au temps de Josias : la décou-
verte du Livre de la Loi et la réforme qui en fut la con-
séquence. Cf. IV Reg., xxn, 13-14, 16-20; xxm, 3, 21-
28; xxv, 22-26.
Malgré ce caractère de compilation, les deux derniers
Livres des Rois n'en constituent pas moins une œuvre
une dans son plan et dans son esprit, habilement com-
posée par l'heureuse adaptation à son objet. Ce qui ne
veut pas dire qu'on ne puisse y relever quelques iné-
galités : divergences, par exemple, entre l'affirmation
que le roi Salomon ne fit esclave aucun des enfants
d'Israël, car ils étaient des hommes de guerre, ses ser-
viteurs, ses chefs, ses officiers, les commandants de ses
chars et de sa cavalerie et cette autre qu'il leva parmi
tous les Israélites des hommes de corvée au nombre de
trente mille, IV Reg., ix, 22 et III Reg., v, 27; inad-
vertances, comme l'emploi de deux noms différents
pour désigner le même personnage, sans aucune indi-
cation pour faire comprendre qu'il s'agit bien d'un
seul et même roi d'Assyrie, appelé Phul, IV Reg., xv,
19 et Téglatphalasarun peu plus loin, v. 29; répétitions,
tel le double récit pas tout à fait concordant des expé-
ditions maritimes à Ophir, III Reg., ix, 26 et x, 11,
telle la double formule terminale du règne de Joas,
IV Reg., xm, 12-13 et xiv, 15-16; cf. IV Reg., xvn,
3-6 et xvin, 9-12; IV Reg., xvm, 13-xix, 39. récit de
la campagne de Sennachérib contre Jérusalem avec
maints doublets.
Pour rendre compte de ces quelques particularités,
le recours à l'emploi de sources différentes, dont le
rédacteur n'a pas toujours le souci de concilier les di-
vergences ou d'éviter les répétitions, suffira générale-
ment, sans qu'il soit nécessaire d'imaginer toute une
série de remaniements et de rédactions successives.
Ainsi Stade et Schwally dans leur édition des Livres
des Rois (Bible polychrome de Haupt) ont essayé de
distinguer documents, remaniements, additions, etc.
On assimilerait volontiers l'élaboration de ces livres à
celles du Pentateuque, des Juges et de Samuel, en y
retrouvant les mêmes documents et des remaniements
analogues d'ordre surtout deutéronomistique. Cf. Ben-
2815
ROIS (LIVRES III ET IV DES). COMPOSITION
2816
zinger, Jahwist und Elohist in den Kônigsbùchern,
1019; Hôlscher, Das Bueh der Kôniqe, seine Quellcn und
seine Bcdaktion, dans Gunkelfestschrift, 1923. L'hypo-
thèse d'une double rédaction deutéronomistique est
particulièrement accréditée : à la première reviendrait
la plus grande partie de l'œuvre : le discernement des
sources, le choix des extraits à insérer dans l'histoire
d'Israël et le ton général ; à la seconde appartiendraient
quelques informations complémentaires, entre autres
la relation des événements survenus après l'achève-
ment de la première rédaction et le calcul des synchro-
nismes. « Cette théorie des deux rédacteurs consécutifs,
observe un de ses tenants, ne rend pas seulement raison
des faits signalés, elle présente encore l'avantage d'ex-
pliquer certaines fluctuations dans les procédés de
rédaction et même dans l'orientation religieuse. »
Gautier, Introduction à l'Ancien Testament, t. i, p. 307.
Cf. Sellin, Einleilung in das Alte Testament, 5e édit.,
1929, p. 78; Steuernagel, Lchrbuch der Einleitunq in
das Alte Testament, 1912, p. 374-377.
3° Date et auteur. — 1. Date. — Reste à déterminer
l'époque de la composition du livre et la personne de
son auteur. Dans leur état actuel, les Livres des Rois
ne sauraient avoir été écrits avant la date du dernier
événement relaté, à savoir la délivrance de Joachin,
qui eut lieu la trente-septième année de la captivité,
c'est-à-dire en 561, et il semble bien que ce ne fut pas
immédiatement après, puisqu'il est dit que le roi de
Babylone pourvut à l'entretien de Joachin tout le
temps de sa vie. IV Reg., xxv, 27-30.
S'ils n'ont pas été écrits avant 501, ils ne l'ont pas
été non plus après 538, date de la fin de la captivité,
car on peut bien supposer que l'auteur, s'il l'avait
connu, aurait mentionné l'édit de Cyrus, événement
d'importance au moins égale à celle de la délivrance de
Joachin. La rédaction se placerait donc entre ces deux
dates, 501 et 538, pendant l'exil par conséquent. A
l'appui de cette conclusion on invoque certaines don-
nées des deux derniers chapitres du livre et quelques
allusions dans les chapitres précédents qui toutes suppo-
sent déjà la captivité de Babylone, III Reg., xi, 29;
IV Reg., xxm, 26-27; mais la menace de la captivité
qui fait l'objet des passages en question, n'implique
pas, malgré sa précision, une rédaction contemporaine
de l'événement annoncé. Plus pertinente est la remar-
que sur la manière dont il est parlé, III Reg., iv, 24, de
la domination de Salomon, s'étendant au-delà du
fleuve (l'Euphrate) et qui laisse supposer l'établisse-
ment du rédacteur dans la région située à l'est du
fleuve, c'est-à-dire en Babylonie avec les exilés; la
même expression dans les livres d'Flsdras et de Xéhémie
se réfère toujours à la situation des captifs.
Inversement, d'autres indications se rencontrent
dans le livre d'après lesquelles on serait plutôt en droit
de conclure à une rédaction antérieure à la ruine de
Jérusalem et à la disparition du royaume de Juda. On
cite en premier lieu l'expression « jusqu'à ce jour »,
impliquant le maintien, jusqu'au moment où écrivait
l'auteur, d'un état de choses tel qu'il se trouvait avant
la captivité. Ainsi les barres de l'arche d'alliance qui
étaient encore en place « jusqu'à ce jour », III Reg.,
vin, 8; ainsi les Cananéens, levés comme esclaves de
corvée par Salomon, et qui le son! demeurés « jusqu'à
ce jour », III Reg., ix, 21 : ainsi encore la séparation
entre les dix tribus et la maison de David, qui dure
«jusqu'à ce jour ». IV Reg., VIII, 22; XVI, 0. Étant
donné que l 'expression se rencontre surtout dans de
longs récits, reproduits sans doute d'après le texte
même des sources, faut-il l'attribuer à ces sources, ce
qui exigerait un temps assez long entre l'événement et
sa relation, ou bien plutôt au rédacteur, notant un fait
que les contemporains sont a même de vérifier?
Dans le même sens on cite encore les promesses
faites à David d'avoir toujours une lampe à Jérusalem,
c'est-à-dire un de ses descendants sur le trône de Juda.
III Reg., xi, 36; xv, 4; IV Reg., vin, 19. Il est certain
que le rappel d'une telle promesse s'explique plus natu-
rellement si, au moment même, il y avait encore un
monarque en Juda; toute la question sera de savoir si
le passage provient du document ou s'il est de la main
du rédacteur.
On a fait remarquer enfin que le travail de recherches
auquel a dû se livrer l'auteur des Livres des Rois se
conçoit mieux à Jérusalem que partout ailleurs, car,
dans cette ville, les annales ou chroniques, les archives
du temple et même les récits appartenant aux cycles
prophétiques étaient plus aisément à sa disposition.
Gautier, op. cit., p. 306.
En raison de ces observations, plus d'un crit-ique
moderne place la composition desLivresdes Rois avant
. la captivité et après la découverte du Livre de la Loi
sous Josias, en 621, à cause de l'esprit qui anime tout
le livre, et qui est le même que celui de la réforme entre-
prise à la suite de cette découverte. Le travail aurait
été achevé avant 600. Quant aux passages qui impli-
quent une date plus récente, ils seraient le fait de rema-
niements du temps de l'exil; on sait, en effet, que le
texte des Livres des Rois n'était pas encore fixé de
façon définitive à l'époque de la traduction des Sep-
tante, ainsi qu'en témoignent les nombreuses diver-
gences relevées entre le texte massorétique et la version
grecque.
2. Personne, de l'auteur. — Aux divergences de vues
sur la date de composition correspondent naturelle-
ment des divergences sur la personne de l'auteur. Si
l'on admet que la rédaction a eu lieu pendant l'exil, on
pourra, et c'est ce que font maints auteurs catholiques,
tenir pour l'opinion du Talmud : « Jérémie, y est-il dit,
a écrit son livre (ses prophéties), le livre des Melakim
(IIIe et IVe des Rois) et les Thrènes. » Baba bathra,
15 a.
A l'appui de l'hypothèse on invoque ordinairement
les arguments suivants : a) les affinités nombreuses
entre le recueil des oracles du prophète et les Livres des
Rois, surtout vers la fin et plus particulièrement IV
Reg., XVII, 13-20; xxi, 11-15; xxn, 16-19; Driver en
donne la liste dans Introduction to the literalure of the
Old Testament, 7e édit., p. 203. Mais pour rendre compte
de ces affinités est-il nécessaire de faire de Jérémie le
seul auteur des textes où on les rencontre? Pas néces-
sairement, car ces textes se rapportent à l'enseignement
prophétique dont le principal représentant était alors
Jérémie, et il n'est pas étonnant que le rédacteur des
Livres des Rois ait employé pour en parler une phraséo-
logie qui en bien des points lui est commune avec celle
du grand prophète du vne siècle; de plus, n'est-il pas
singulier que le verbe hiddiah, dont se servait si sou-
vent ce dernier pour désigner la dispersion des Juifs en
exil, Jer., vm, 3; xvi, 15; xxm, 3, 8... n'apparaisse
nulle part dans les Livres des Rois? — b) Le rôle capi-
tal joué par Jérémie dans l'histoire lamentable des
derniers rois de Juda et la place considérable que tien-
nent dans les Livres des Roislcs événements auxquels
se rapportent ses prophéties s'expliquent au mieux s'il
en est le rédacteur; l'absence de toute mention de son
nom n'y contredit pas, au contraire. — c) La descrip-
tion détaillée de l'activité des anciens prophètes sup-
pose de la part de l'auteur, portant son choix sur des
documents qui s'en font l'écho, une sympathie per-
sonnelle telle qu'on peut s'attendre à la rencontrer sur-
tout chez un prophète. — ci) Le dernier chapitre du
livre de Jérémie lu est un récit historique à peu près
textuellement identique à IV Reg., XXIV, 18-xxv, 30.
— e) Enfin le but poursuivi parl'auteur des Livres des
Rois et celui des oracles prophétiques est bien, le
même : Jérémie a composé en grande partie son œuvre
2817 ROIS (LIVRES III ET IV DES). VALEUR HISTORIQUE
2818
pour démontrer que Dieu avait été très juste en châ-
tiant sévèrement les Israélites et en mettant fin au
royaume théocratique; n'est-ce pas également le but
des IIIe et IVe Livres des Rois, rappelant sans cesse la
menace du châtiment réservé à l'infidélité?
A l'encontre de ces arguments les raisons ne man-
quent pas pour prouver que Jérémie ne saurait être
l'auteur des deux derniers Livres des Rois. — a) Si
celui-ci, en effet, résidait à l'est de l'Euphrate, comme
on le conjecture d'après III Reg., iv, 24 (col. 2815), ce
ne peut être Jérémie, qui, à la suite du meurtre de
Godolias, fut contraint de s'exiler avec ses compatriotes
en Egypte, où probablement il mourut. Jer., xltii, G.
La tradition juive conservée dans le Talmud et d'après
laquelle Nabuchodonosor aurait fait conduire le pro-
phète d'Egypte en Babylonie ne correspond guère aux
faits. Cf. le titre du ps. lxiv, d'après la Vulgate. —
b) A l'argument littéraire des affinités de style et de
langage, s'oppose l'absence dans les oracles du prophète
de nombreuses expressions caractéristiques des Livres
des Rois, ce qui rend peu probable la composition des
deux ouvrages par un seul et même auteur. — c) En
dehors de la lutte entre Jahvé et Baal dans le royaume
du Nord, dans laquelle Élie et Elisée interviennent
d'une manière décisive, ce n'est qu'incidemment qu'est
rappelé le rôle des prophètes. Il est certain, par exem-
ple, qu'Isaïe ne tient pas dans les Livres des Rois la
place qui fut la sienne dans l'histoire de son temps
d'après le recueil de ses prophéties, à plus forte raison
Jérémie qui n'est même pas l'objet d'une simple men-
tion. Si donc Jérémie n'est pas l'auteur des Livres des
Rois, il est vraisemblable que celui-ci appartenait au
milieu qui subissait l'influence du prophète et ainsi
s'expliqueraient les analogies de pensée et de style des
deux ouvrages.
.Moins probables encore les hypothèses qui font de
Baruch, d'Ézéchias, d'Isaïe ou même d'Esdras l'au-
teur des Livres des Rois.
V. Valeur historique. — L'autorité du témoi-
gnage apporté par les Livres des Rois n'est point com-
promise par l'incertitude qui subsiste au sujet de la
date de leur rédaction et de la personne de leur auteur.
Elle est garantie, en effet, par le caractère même des
documents utilisés, par la comparaison avec les récits
parallèles d'autres livres de la Bible surtout des Para-
lipomènes; elle est confirmée par toute une série de
documents extra-bibliques que les fouilles d'Egypte,
de Palestine et d'Assyrie surtout ont mis à jour.
Deux observations préliminaires s'imposent pour
répondre à des objections tirées du but didactique de
l'ouvrage et du caractère merveilleux de certains de ses
récits.
Que l'auteur des deux derniers Livres des Rois ait
entrepris d'écrire l'histoire d'Israël et de Juda pour en
dégager un enseignement, c'est certain. Qu'il reven-
dique pour la loi de l'unité du sanctuaire une fidélité
absolue, et que de l'attitude des rois à son égard dé-
pende leur éloge ou leur condamnation, c'est non moins
certain. Mais est-ce à dire qu'une telle conception de
l'histoire porte nécessairement atteinte à l'exactitude
historique? Nullement, car le point de vue religieux
auquel l'auteur se place n'influe que sur les jugements
qu'il porte sur les personnes et les événements et en
aucune manière sur la relation des événements eux-
mêmes.
Une deuxième remarque vise le caractère merveilleux
de maints récits, surtout dans l'histoire des deux
grands prophètes du ixe siècle, Élie et Elisée. Leur mis-
sion a été et est encore l'objet de nombreuses discus-
sions, non seulement dans tel ou tel de ses détails, mais
dans son ensemble même, pourencontestersinon l'exis-
tence du moins l'importance que leur attribuent les
récits conservés au IIIe Livre des Rois. Beaucoup, qui
I en admettent la valeur historique au moins substan-
tielle, prétendent y retrouver une part plus ou moins
grande de légende mêlée à l'histoire. Cependant, si
l'on se rappelle que la majeure partie en a été écrite
relativement peu de temps après les faits rapportés,
une cinquantaine d'années environ, on est bien obligé
de reconnaître que la légende n'aura guère eu le temps
de transformer, au point de les rendre méconnaissables,
les personnages d'Élie et d'Elisée. Mettre sur le compte
de la légende tout ce qui, dans un récit offrant par ail-
leurs toute garantie d'exactitude, présente un carac-
tère miraculeux n'est pas d'une saine critique. Com-
ment prétendre distinguer trait pour trait ce qui est
strictement historique de ce qui est simplement légen-
daire ; d'autant plus que la précision et l'abondance des
détails portent la marque d'un témoin et que bien des
faits s'étant passés aux yeux de tous, il était difficile
d'altérer la vérité dans des relations aussi proches des
événements. La valeur historique de l'ensemble de
l'ouvrage ajoute encore sa garantie à la véracité des
cycles prophétiques d'Élie et d'Elisée.
1° Nature des documents. — L'autorité du témoi-
gnage des Livres des Rois est assurée tout d'abord par
la date et le caractère même des documents employés
à leur rédaction. Les annales ou chroniques dont ils
reproduisent de larges extraits, peu ou point remaniés,
sont contemporaines des faits relatés ou du moins en
sont très proches; les cycles mêmes d'Élie et d'Elisée,
qui n'en proviennent pas, ne sont pas non plus très
éloignés de l'époque où vivaient les prophètes; non
sans vraisemblance on en a fixé la rédaction aux envi-
rons de 800 pour celui d'Élie et une vingtaine d'années
plus tard pour celui d'Elisée. Kittcl, Die Bûcher der
Konige, 1900, p. 1G0, 186.
Il est certain d'autre part que le rédacteur reproduit
fidèlement le texte de ses sources. Le fait même qu'il
les cite et y renvoie le lecteur montre assez qu'il n'a pas
à redouter le contrôle. Les différences relevées entre les
diverses parties de son oeuvre, surtout dans les récits
d'une certaine étendue, tant au point de vue. du style
que du vocabulaire prouvent une transcription fidèle,
où sont demeurées des expressions qui portent la
marque de leur époque; c'est ainsi que l'histoire d'Élie,
par exemple, est tenue à juste titre pour un des meil-
leurs spécimens de la prose narrative hébraïque, d'ori-
gine éphraïmite et presque contemporain des événe-
ments.
Cette fidélité dans la transcription des documents
est encore garantie par l'indépendante de jugement de
l'auteur, exempt de tlatterie à l'égard des rois et de
préférence injustifiée pour le royaume de Juda auquel
il appartenait. Si le royaume d'Israël est l'objet de
jugements plus sévères, ses destinées sont cependant
décrites d'une façon aussi complète que celles de Juda
et à l'exception de ceux d'Ézéchias et de Josias, aucun
règne de Juda n'est traité avec autant d'ampleur que
ceux de la dynastie des Amrides, d'Achat) et de ses
fils; il est vrai que c'est aussi le temps d'Elie et d'Eli-
sée.
Le souci de fidèle transcription enfin est poussé si
loin que, malgré les divergences que présentent entre
elles les données chronologiques des règnes en Israël
et en Juda, l'auteur les a laissées telles qu'elles se trou-
vaient dans ses documents, plutôt que d'essayer de les
faire disparaître en rétablissant la correspondance et
l'harmonie entre ces indications divergentes.
2° Comparaison avec les autres livres de la Bible. —
Nombreux sont les passages parallèles dans les Livres
des Paralipomènes, dont le deuxième couvre la même
période que les deux derniers Livres des Rois. Il s'agit
ou bien d'un emprunt direct par le Chroniqueur aux
Livres des Rois, ou bien de l'utilisation de sources
communes que les auteurs sacrés auraient adaptées à
2819
ROIS (LIVRES III ET IV DES). VALEUR HISTORIQUE
2820
leur point de vue particulier. Dans le premier cas. le
plus probable et le plus généralement admis, le Chro-
niqueur, par son recours fréquent aux Livres des Rois
montre en quelle estime il tenait leur témoignage; dans
le second, la concordance des récits de pari et d'autre
prouve la fidélité des deux auteurs à reproduire leurs
sources d'information.
Les livres prophétiques du temps de la royauté, par
leurs allusions aux événements relatés aux Livres des
Rois, en confirment l'exactitude. Le problème litté-
raire des rapports entre Isaïc. xxxvi xxxix et IVRcg.,
xyiii, 13-xx, 19 est très complexe et a reçu différentes
solutions; la plus satisfaisante suppose que le rédac-
teur de l'histoire de Juda a puisé les éléments de son
récit dans une composition d'origine prophétique, bio-
graphie d'Isaïe ou vision du prophète Isaie, qui n'a pas
nécessairement pour auteur le prophète lui-même, tan-
dis que le texte du recueil prophétique dépendrait fie
celui des Livres des Rois. Cf. art. Isaie, t. vm, col. 36- .
38. La présence dans un tel recueil d'un passage im-
portant des Livres des Rois ne peut que confirmer l'au-
torité qu'il tient déjà de son origine probable. Une
observation analogue peut être faite au sujet du c. lu
du Livre de Jérémie et de IV Rcg., xxiv-xxv, 30.
Cf. Condamin, Le Livre de Jérémie, 1920, p. 361-363.
L'auteur du Livre de l'Ecclésiastique, dans son éloge
des principaux personnages ayant vécu de la période
salomonienne à la captivité, sait où trouver les rensei-
gnements autorisés sur les ancêtres glorieux d'Israël;
les nombreux points de contact avec les Livres des
Rois révèlent assez clairement la source de ses infor-
mations. Eccli., xlvii, 12-xlix, 7.
Notre-Seigneur et les apôtres ont emprunté des cita-
tions et fait des allusions assez nombreuses aux Livres
des Rois, montrant ainsi l'estime dans laquelle ils les
tenaient et l'autorité qu'ils leur reconnaissaient. Notre-
Seigueur parle de la richesse des vêtements de Salomon
et de son incomparable sagesse qui lui avait valu la
visite de la reine de Saba, Matth., vi, 29; xn, 42, et
III Rcg., x, 25; x. 1-10; à ses compatriotes incrédules,
il rappelle ce qui arriva du temps d'Élie et d'Elisée,
eux aussi méconnus dans leur propre pays et allant
porter ailleurs ics bienfaits de leur puissance miracu-
leuse. Luc. iv, 25-27, et III Reg., xvn, 1-16; IV Reg.,
v, 1-19. L'histoire des deux prophètes d'Israël fournit
également à l'auteur de l'épitre aux Hébreux, xi, 35,
des exemples de la puissance de la foi pour la résurrec-
tion des morts; l'efficacité de l'intervention d'Elie pour
obtenir la sécheresse ou la pluie est rappelée dans
l'épitre de saint Jacques, v, 17. Dans son discours, le
diacre Etienne évoque le souvenir de David voulant
construire une demeure à Jahvé. Act., vu, 16-48,
et III Reg., vi, 1-38.
3° Documents extra- bibliques. — La valeur histo-
rique des Livres desRois se trouve enfin confirmée par
toute une série de documents étrangers à la Bible (pie
les découvertes archéologiques en Assyrie, en Egypte,
en Palestine même présentent avec une particulière
abondance pour vérifier, préciser, compléter l'histoire
des royaumes d'Israël et de Juda.
1. Égyptiens. — Les pharaons avaient été depuis de
Inn^s siècles et à maintes reprises les maîtres de Ca-
naan, tantôt d'une manière effective, tantôt d'une
manière purement nominale. (Cf. les Ici tics d'El-Amar-
na.) Avec Salomon les rapports d'État à État com-
mencent réellement; le roi d'Israël eut avec l'Egypte
non seulement des relations commerciales comme il en
avait avec Tyr, mais aussi des relations politiques; il
devint l'allié d'un pharaon, probablement Siamon
(970 950), dont il épousa la tille et dont il recul en
cadeau de noces, la ville de Gézer, un des derniers
refuges cananéens. III Reg., III, 1-ix. 16. Contre la
réalité historique d'un tel mariage on ;l objecté qu • les
rois d'Egypte ne donnaient pas leurs filles en mariage à
des princes étrangers; la preuve, c'est le refus d'Ame-
nophis III (1111-1380) à Kadashman-Harbé, roi de
Babylone, de lui accorder la mai i de sa fille. Cf. Knudz-
ton, Die El-Amarna Tcifeln, n. 4, p. 73. Sans doute ;
mais depuis ce refus plus de quatre siècles s'étaient
écoulés et entre temps la situation politique de l'Egypte
s'étail profondément modifiée, aussi l'alliance avec le
souverain d'un État dont la puissance allait grandis-
sant depuis David n'était pas alors à dédaigner. Inutile
donc de supposer que la reine d'Israël aurait été choisie
parmi les filles d'une des femmes de premier rang du
pharaon et non de la première de ses épouses; le faste
de la réception de la nouvelle reine suppose la très
liante noblesse de son origine. Cf. Dcsnoyers, Histoire
du peupl" hébreu, t. ni, p. 58, n. 1.
Les visées de l'Egypte sur la Palestine n'atten-
dirent mêm ■ pas la mort de Salomon pour se manifes-
ter à nouveau. Un Éphraïmite du nom de Jéroboam
s'apprêtait, sur l'instigation du prophète Ahias de Silo,
à affranchir les tribus d'Israël du joug de Salomon qui
pesait lourdement sur elles, lorsque, son intrigue décou-
verte, il alla chercher un refuge en Egypte. Le roi
l'accueillit comme il avait fait précédemment pour
Adad, l'Édomite. III Reg., xi, 17, 40. A la mort de
Salomon, le transfuge reparut pour fomenter la ré-
volte contre Roboam, fils et successeur de Salomon.
Le résultat en fut la séparation des tribus en deux
royaumes; Jéroboam devint roi d'Israël avec Samaric
pour capitale. III Reg., xn. En cet événement si désas-
treux pour Israël apparaît nettement la main de
l'Egypte, s'assurant ainsi par la division des Hébreux
une domination plus facile. Bientôt, en effet, dès la
cinquième année du règne de Roboam, Sésac envahit la
Palestine, pille Jérusalem et emporte les trésors de
Salomon. III Reg., xiv, 25-26. De retour dans ses
États, il fit graver sur l'une des murailles de Karnak
le nom des villes qu'il avait conquises; on y voit celui
de plusieurs cités de Juda, Aduram, Gabaon, Aïala et
aussi d'obscures bourgades, mantionnées dans le but
d'allonger la liste des trophées; y figurent également
le nom de plusieurs villes d'Israël, Ta'annak.Bethoron,
Magaddo, que Roboam avait sans doute prises au roi
il' Israël, auquel le roi d'Egypte les avait rendues.
Cf. Champollion, Monuments de l'Egypte, 1835,
pi. 281-285; Lepsius, Denkmâler, pi. 252-253 ; art. Sésac,
dans Dictionnaire de la Bible, t. v, col. 1(>80-168 1.
Plusieurs pharaons dans la suite, surtout dans leurs
luttes contre les Assyriens, entreront en contact avec
les habitants des royaumes d'Israël ou de Juda, tantôt
pour les molester, tantôt pour s'en faire des alliés,
selon les nécessités du moment; les noms de certains
d'entre eux sont cités dans les Livres des Rois, ceux
de Sua (Sabaka), IV Reg., xvn, I. de Tharaca (Tahar-
qa), IV Reg., xix, 9. de Néchao (Nécho II), IV Reg.,
xxiii, 29; niais jusqu'à présent ni les monuments ni les
textes égyptiens n'ont apporté quelque complément
d'information à ce sujet. L'existence d'une colonie
juive, dans l'île d'Éléphantine à la frontière méridio-
nale de l'Egypte, dont l'établissement remonte peut-
être a la seconde moitié du VIIe siècle, intéresse surtout
la période d'Esdras et de Néhémie, mais n'est proba-
blement pas sans rapport avec les déportations comme
telles qui eurent lieu sous Néchao II, IV Reg., xxm,
3 1, ou les exodes qui suivirent la ruine de Jérusalem et
le meurtre de Godolias. IV Reg., xxv, 25.
2. Assyro-Babyloniens. — Plus abondants et plus
précis les documents assyro-babyloniens confirment et
complètent a maintes reprises les données des deux
derniers Livres des Pois.
Des trois royaumes qui, au ixesiècle, se partageaient
la côte méditerranéenne. Syrie, Israël, Juda, le premier
était en train d'opérer à son profil cette concentration
2821
ROIS (LIVRES III ET IV DES). VALEUR HISTORIQUE
2822
du pays que ni les Hittites, ni les Philistins, ni les Hé-
breux n'étaient parvenus à réaliser; le roi d'Assyrie,
Salmanasar III, 860-825, empêcha la réussite de cette
tentative d'hégémonie syrienne par la défaite qu'il
infligea à Qarqar, dans la région de Hamath, en 854, à
une coalition dirigée par Adad-idri, roi de Damas. Le
monarque assyrien commémore sa victoire dans plu-
sieurs de ses inscriptions, Obélisque noir, Monolithe,
Inscription des taureaux, inscription sur une statue
provenant d'Assur. La liste des coalisés avec indication
de leurs forces respectives figure sur le Monolithe.
Cf. le texte dans III Rawlinson, pi. vin; la traduction
dans Gressmann, Altorientalische Texte und Bilder,
t. i, 1909, p. 109-110; Dhorme, Les pays bibliques et
l'Assyrie, dans Revue biblique, 1910, p. 04. Après
l'énumération des chars, cavaliers et soldats d'Adad-
idri de Damas et d'Irhuleni de Hamath, viennent les
2 000 chars et les 10 000 soldats d'Achab d'Israël, l'un
des plus puissants rois coalisés, ainsi qu'on peut en
juger par son rang dans la liste et le secours qu'il
apporte; aucun doute sur son identification, l'Achab
de l'inscription de Salmanasar est bien le même que
celui du Livre des Bois : A-ha-ab-bu mat Sir-'i-la-a-a =
Achab, roi d'Israël. Quant à Adad-idri, roi de Damas,
c'est le même personnage que lienhadad, avec qui
Achab fît alliance d'après III Reg., xx, 34, et le Mono-
lithe de Salmanasar. Comment l'Adad-idri de l'ins-
cription assyrienne est-il devenu le Benhadad de la
Bible? On ne sait; peut-être ce dernier nom était-il
une appellation générique, un des prédécesseurs d'A-
dad-idri, contemporain d'Asa et de Baasa, ayant déjà
porté ce nom de Benhadad. III Reg., xv, 16-22.
Cf. Dhorme, loc. cit., p. 71.
Cette campagne victorieuse de Salmanasar III s'in-
tercalerait entre la guerre d'Achab contre Benhadad,
rapportée III Reg., xx, et terminée par un traité
d'alliance, f. 36, et une nouvelle guerre du roi d'Israël
contre les Syriens, III Beg., xxii, pour essayer de
secouer leur joug, en profitant de la défaite, pourtant
partagée, du roi de Damas.
La victoire de Qarqar qui termina la campagne
assyrienne contre les coalisés de Syrie, de Hamath,
d'Israël et d'ailleurs, « devait rester célèbre dans les
fastes de l'histoire d'Assyrie. D'après le Monolithe,
Salmanasar avait tué 14 000 guerriers. Dans V Obé-
lisque il y en a 20 500, dans une statue provenant
d'Assur, 20 800; sur l' Inscription des taureaux de
Nimroud, le nombre en est porté à 25 000. Cette pro-
gression de la première donnée numérique est tout à
fait dans le goût de l'exagération orientale. Elle indique
avec quelle circonspection il faut accepter les chiffres
ronds dans I'évalution des pertes de l'ennemi ou des
forces du vainqueur ». Dhorme, Icc. cit., p. 07.
Une autre inscription de Salmanasar, sur une statue
d'Assur, est pleinement d'accord avec le récit biblique
sur l'avènement d'Hazaël, le successeur de Benhadad
(Adad-idri). Cf. Winckler, Keilinschriftliches Textbuch
zum A. T., 3e édit., p. 25. « Adad-idri étant mort, y
est-il dit, Hazaël (Ha-za-'ilu), homme de basse extrac-
tion (littéralement : fils de non quelqu'un) s'empara du
trône. » A ce renseignement de l'inscription assyrienne
correspond bien le récit biblique plus circonstancié,
qui nous apprend comment Hazaël devint roi de Da-
mas et comment il se jugeait lui-même; au prophète
Elisée qui lui révélait son accession prochaine au trône
il répondait : « Qu'est-ce donc que ton serviteur le
chien, pour qu'il accomplisse cette grande chose? >»
IV Reg., vin, 7-15.
Dans une autre de ses nombreuses campagnes, la
dix-huitième année de son règne, Salmanasar fran-
chit l'Euphrate pour la seizième fois, inflige une
cruelle défaite à Hazaël et reçoit le tribut des Tyriens,
des Sidoniens et de Jéhu, fils d'Ainri. Inscription des
taureaux et un fragment des Annales; cf. Dhorme,
loc. cit., p. 72-73. D'autre part, VObélisquc noir, stèle
sur laquelle le vainqueur a figuré en paroles et en
images le paiement de ce tribut, représente Jéhu, roi
d'Israël, ou son envoyé, prosterné devant Salmanasar;
la légende énumère les différents objets d'or, d'argent
et de bois précieux que le roi d'Assyrie reçoit comme
« tribut de Jéhu, fils d''Omri ». « On remarquera que ce
titre « fils d'Omri », attribué dans les deux textes sus-
mentionnés à l'usurpateur Jéhu, qui extermina la dy-
nastie d"0mri (cf. IV Reg., x, 1-11), ne peut être pris
dans le sens de « descendant »; c'est plutôt une sorte de
gentilice, synonyme d'Israélite... On sait en effet que
les Assyriens regardaient 'omri comme le véritable
fondateur du royaume d'Israël et désignaient ce
royaume par l'appellation « pays d'Omri «mat Ilu-um-
ri-i (I Rawlinson, 35, n. 1. I. 12), ou « pays de la famille
d"Omri » mat bit Hu-um-ri-a (III Rawlinson, 10, 1. 17
et 26). » Plessis, art. Dabylone et la Bible, dans le Dic-
tionnaire de la Bible, Supplément, t. i, col. 784.
Cf. Gressmann, op. cit., p. 111-112.
In petit-fils de Salmanasar III, Adad-nirâri III
(810-782), fils de Sammouramat. la Sémiramis dont la
mythologie grecque fit la fondatrice de Babylone, tra-
vailla à rendre à son empire l'extension atteinte aux
temps de son aïeul. L'inscription de Kalah (I Rawlin-
son, 35, n. 1) résume ses campagnes vers l'Ouest et le
Sud-Ouest entre les années 800 et 8()3. Entre autres
pays, depuis l'Euphrate jusqu'à la grande mer qui est
au couchant du soleil, le conquérant assyrien soumit à
ses pieds, le pays de Tyr et de Sidon, le pays d'Israël,
appelé pays d"Oinri, Edoni et la Philistie, et leur im-
posa un pesant tribut. Faut-il voir dans cet événement
la libération du joug syrien, qu'Hazaël et son fils
Benhadad III, rois de Damas, avaient imposé à Israël,
et que Jahvé aurait accordée à la prière de Joachaz,
IV Reg., xm. 3-5? Ce n'est pas sûr, et du reste les
Israélites n'auraient fait que changer de joug. La pro-
messe d'un libérateur aurait été plutôt réalisée par
Jéroboam II, qui rétablit les limites d'Israël depuis
l'entrée d'Émath jusqu'à la mer de l'Arabah. IV Beg.,
xv, 25-27. De l'inscription de Kalah un autre rensei-
gnement est encore à retenir. C'est la première fois (pie
le nom des Edomites figure dans un texte assyrien; or
la Bible nous apprend que les Édomites commençaient
alors à formerai! suddeJuda une puissance redoutable,
ayant définitivement secoué le joug de Juda. au temps
de Joram, fils de Josaphat. IV Beg., vin, 20-22. Le
pays des Philistins, également cité dans l'inscription
de Kalah et rencontré pour la première lois aussi dans
les textes assyriens, n'a pas perdu son antique renom:
tandis que celui de Juda, qu'on aurait pu s'attendre a
voir figurer après Israël, ne se trouve pas dans la liste
des pays soumis, pour cette raison sans doute qu'il
avait perdu son indépendance et suivait les destinées
de Damas, dont Joas avait en quelque sorte reconnu la
suzeraineté en sacrifiant à 1 1 .zael les trésors du temple
pour l'éloigner de Jérusalem. Cf. Dhorme, Icc. cit.,
p. 181-1X7.
Les campagnes successives des Assyriens au cours
du vme siècle contre les pays araméens du nord de la
Syrie avaient permis aux royaumes limitrophes 'le
secouer le joug de leurs puissants voisins, et c'est aii si
que Jéroboam 11 (vers 785-745) avait affranchi son
peuple de la tutelle de Damas et de Hamath. IV Beg.,
xiv, 25-27. Mais avec Téglatphalasar III (745-727|
nous retrouvons les Assyriens en Palestine, et Us
annales de ce roi, appelé Pùl ou Phul dans la Bible
d'après son nom babylonien Pûlu, ne sont pas sans
intérêt pour l'histoire des Livres des Bois. Dans un
fragment de ces annales (Bost, Die Keilinschrifttexte
Tiglath-Pilesers III.. t. i, p. 18), il est question d'une
campagne dirigée contre un certain Azriiahou du pays
2823
ROIS (LIVRES III ET IV DES). VALEUR HISTORIQUE 2824
de Jaudi; longtemps on l'a identifié avec Azarias de
Juda, mais par erreur, car le pays dont il s'agit est
celui de Jadi ou plus exactement de Jodi, en Syrie sep-
tentrionale au nord de l'Oronte; des inscriptions ara-
tnéennes trouvées à Zindjirli ont permis de l'identifier.
Cf. Wincklcr, Allorientalische Forschungen, 1. 1, p. 1 sq. ;
Dhorme, loc. cit., p. 101). Les mêmes annales nous
donnent la liste des princes qui apportèrent le tribut à
Téglatphalasar III; deux noms y figurent, dont l'iden-
tification cette fois ne prête pas à confusion; c'est
Rason, transformé par les Massorètes en Razin. mais
que les Septante écrivent Paacôv ou Poeaoao>v, et
Mc-hi-ni-me ou Manahem. De ce tribut la Rible nous
dit : « Pûl, roi d'Assyrie, vint dans le pays et Manahem
donna à Pùl mille talents d'argent afin qu'il l'aidât et
affermît le royaume dans sa main. Manahem leva cet
argent sur Israël, sur tous ceux qui avaient de grandes
richesses, afin de le donner au roi d'Assyrie. « IV Reg.,
xv, 19-20. Quant à Rason de Damas, c'est le Razin.
roi de Syrie, qui, avec l'appui d'Israël, attaquera Juda
à la fin du règne de Joatham et au début de celui
d'Achaz. IV Reg., xv, 37; xvi, 5; cf. Is., vu, 1-9. On
sait que. pour se défendre contre cette coalition, le roi
Achaz fit appel au secours des Assyriens. IV Reg., xvi,
7-9. Or, d'après la Chronique des Éponymes (canon H ) et
une petite inscription mutilée (III Rawlinson, 10, n. 2,
1. 6 sq.), Téglatphalasar fit campagne en Philistic en
7.34 ; c'est au retour de cette campagne que le vain-
queur assyrien, répondant à l'appel d'Achaz, aurait
pénétré en Israël, l'aurait livré au pillage et emmené en
captivité une partie de la population; Phacée, roi
d'Israël fut renversé et mis à mort par une conjuration
de gens partisans de l'Assyrie dont le chef A-u-si'
(Osée), établi roi par Téglatphalasar, fut assujetti à un
tribut de dix talents d'or. IV Reg., xv, 29-30. L'année
suivante, c'est Damas que le même roi assyrien « mit
en ruines comme par un déluge ». Annales, I, 195-209.
Le fait est signaléparlaRible disant que le roi d'Assyrie
monta contre Damas et, l'ayant prise, emmena ses habi-
tants en captivité à Qîr et fit mourir Razin. IV Reg.,
xvi, 9. Enfin une tablette de Nimroud ( 1 1 Rawlinson ,07,
I. 57-03; Rost, Die Keilinschrifltexte Tiglath-Pile-
sers III., t. i, p. 51 sq. et t. n, p. 24) énumère les diffé-
rents princes des contrées de l'Ouest assujettis au tri-
but par le même Téglatphalasar; parmi eux se trouve
Ia-u-ha-zi de Ia-u-da, qui n'est autre qu'Achaz, tenu à
reconnaître le secours assyrien, humblement sollicité
contre Phacée et Razin. Cf. Plessis, art. cit., col. 785-
786.
Sur la prise de Samarie, que laissaient prévoir les
fréquentes interventions de la puissance assyrienne en
Israël, les données bibliques et assyriennes semblent à
première vue se contredire. D'après un double récit des
Livres des Rois, Salmanasar IV (727-722), fils et succes-
seur de Téglatphalasar, monta contre Osée, le dernier
roi d'Israël, se l'assujettit et lui fit payer le tribut. Puis
à la suite d'une conspiration d'Osée, il le fit jeter en
prison et après avoir parcouru tout le pays, vint nul I re
le siège devant Samarie qu'il prit au bout de. trois ans,
la neuvième année d'Osée, emmenant Israël captif en
Assyrie. IV Reg., XVII, 3-6; xvm, 9-11. Selon les
Annales de S argon, I. 11-17, et l'Inscription des Fastes,
I. 23-25, au palais de Khoisabad, c'est Sargon II,
l'usurpateur, successeur de Salmanasar IV sur les trônes
de Ninive et de Babylone, qui serait le véritable con-
quérant de Samarie : i .le cernai, dit-il, la ville de
Samarie (Sa me ri mi) et je la conquis. .J'emmenai en
captivité 27 200 personnes qui habitaient en elle, je
m'emparai de 50 chars qui s'y trouvaient. « Bien des
solutions ont été proposées pour résoudre l'antimoine
(pli semble bien exister entre le document cunéiforme
et la narration biblique. Voici celle (pie propose Dhorme,
loc. cit., p. 371. Dans le premier des récits du Livre des
Rois, IV Reg., XVII, 3-6, est rapporté un double épi-
sode, d'abord la venue d'un roi d'Assyrie, du nom de
Salmanasar, qui fait du roi d'Israël son tributaire, f. 3,
puis une nouvelle invasion d'un roi d'Assyrie, dont
cette fois le nom n'est pas donné et qui, après un siège
de trois ans, finit pas s'emparer de Samarie; bien que
rien n'indique un changement de règne d'après le texte
de la Rible, on peut supposer d'après les déclarations de
Sargon que le roi d'Assyrie qui mit le siège devant Sa-
marie n'était pas le même que celui qui prit la ville ;
le premier était Salmanasar, le second Sargon. Le
deuxième refit, IV Reg., xvm, 9-11, qui synchronise la
chronologie d'Israël avec celle de Juda, ne retient que
le second épisode, le siège et la prise de la ville, et il
identifie le vainqueur de Samarie avec le roi de la pre-
mière campagne en Israël, d'où l'attribution à Salma-
nasar et non à Sargon de la prise de la ville. Une autre
solution suppose l'intercalation au f. 10 du c. xvm
du mot «et il la prit », qui serait ainsi une addition
qu'un scribe aurait cru devoir ajouter; si l'on laisse ce
mot de côté, le texte reste clair et la difficulté disparaît :
« Salmanasar... mit le siège devant Samarie; au bout
de trois ans la ville fut prise, et le roi d'Assyrie (c'était
alors Sargon au début de son règne) déporta Israël en
Assyrie. » Cf. Plessis, art. cit., col. 787. Il convient
d'ajouter que la leçon du qeri pour ce même mot « et ils
la prirent » est trop douteuse pour être retenue comme
moyen de solution; les Septante et la Vulgate, en effet,
ont, comme l'hébreu massorétique, le singulier, plus
normal puisqu'il n'a été question que de Salmanasar
et non des Assyriens. Pour d'autres enfin (Hommel,
Condamin), la solution serait à chercher tout simple-
ment dans le fait que Salmanasar ayant entrepris le
siège de Samarie, l'ayant poursuivi pendant trois ans
et étant mort très peu avant la chute de la ville, l'his-
torien biblique a fort bien pu, sans commettre une
erreur formelle, lui attribuer cette conquête. Cf. The
American journal of semilic languages and lileratures,
t. xxi, 1905, col. 179-182; A. Condamin, Babylone et
la Bible, dans Dictionn. apol., t. i, col. 355.
Le choix des pays où furent déportés les captifs
israélites et de ceux d'où furent amenés les colons
étrangers pour remplacer les déportés de Samarie,
mentionnés par la Bible seule, IV Reg., xvn, 0; xviii,
11 ; xvn, 24, cadre fort bien avec l'histoire assyrienne.
La déportation jusqu'en Médie des habitants de Sama-
rie, où Sargon les fit habiter dans les villes des Mèdes,
(et non dans les montagnes d'après les Septante), avait
pour objet sans doute de remplacer une partie des
Mèdes qu'à deux reprises, en 744 et en 737, Téglatpha-
lasar avait emmenés captifs. De même pour les villes
d'où sortirent les colons étrangers, on sait que c'était
une méthode déjà suivie par les devanciers de Sargon
de déplacer leurs sujets assimilés pour introduire dans
les pays conquis les mœurs assyriennes et l'esprit de
soumission à la métropole commune; quelques années
plus tard, 710-709, Sargon amena à Samarie des colons
de Cutha et de Babylone. Ces colons, au reste, n'ont
pas dû arriver en un seul convoi; le texte du Livre
des Rois aura groupé des envois successifs, échelonnés
sur plusieurs années. Du contact des cultes idolàtriques,
pratiqués par ces colons, avec le culte national d'Israël
devait résulter cette religion samaritaine qui fut un
cauchemar pour les Juifs de Juda, surtout après le
retour de la captivité. Dhorme, loc. cit., p. 373-375.
Du lits et successeur de Sargon, Scnnachérib (705-
681), de nombreux documents cunéiformes nous ont
conservé le souvenir des campagnes qu'il entreprit. On
y rencontre maints points de contact avec les récits
bibliques des démêlés d'Ézécbias avec le monarque
assyrien. IV Reg.. xviii-xix et les récits parallèles
d'Isaïe, xxxvi-xxxvii et du IIe Livre des Paralipo-
mènes, XXXII. Si la concordance des relations trans-
2825
ROIS (LIVRES III ET IV DES). VALEUR HISTORIQUE
282 6
mises par les uns et les autres est sur tel ou tel point
matière à discussion, leur accord certain dans l'en-
semble apporte une nouvelle garantie à l'exactitude
historique des Livres des Rois.
Sennachérib, après avoir assuré la tranquillité de
l'Assyrie, ébranlée par la mort violente de Sargon, ne
devait pas tarder à reprendre comme ses devanciers le
chemin de l'Occident. Les grands royaumes syriens de
Hamath et de Damas, le royaume d'Israël ne comp-
taient plus ou n'existaient plus; Juda avait survécu,
mais, sans tenir compte de l'exemple des deux voisins du
Nord non plus que des avertissements des prophètes,
on y était toujours prêt à tenter une révolte pour
s'affranchir du joug pesant de l'Assyrien; à cet effet
on comptait bien sur le concours de l'Egypte qui n'avait
pas renoncé à son antique suprématie sur les pays de
Canaan et d'Amourrou. A son instigation la rébellion
éclate dans les peuplades côtières de la Palestine, de la
Phénicie au pays des Philistins et jusqu'en Juda. Sen-
nachérib entre alors en campagne, défait les insurgés à
Altakou, l'Elthécé biblique (Jos., xix, 44; xxi, 23), et
prenant le chemin de Jérusalem par la route de l'Ouest,
— Isaïe, x, 28-32, imagine un itinéraire du Nord au Sud
pour symboliser la rapidité de l'invasion — vient
mettre le siège devant la capitale d'Ézéchias, ayant
tout pillé et ravagé sur son passage. Les préparatifs de
défense organisés par le roi de Juda prévinrent la chute
de la ville qui fut néanmoins obligée de payer le tribut.
Dans une inscription Sennachérib célèbre sa victoire :
« Quant à Ézéchias le Judéen qui ne s'était pas soumis
à mon joug j'assiégeai et je pris quarante-six de ses
villes fortes entourées de murs, et des villes sans nombre
de moindre importance, situées dans leurs alentours,
grâce au pilonnement des béliers, au choc des engins de
siège, aux assauts d'infanterie, aux raines, aux brèches
et démolitions. J'en fis sortir 200 150 personnes, grands
et petits, hommes et femmes, des chevaux, des mulets,
des ânes, des chameaux, du gros et du petit bétail sans
nombre, que je comptai comme butin. Lui-même, je
l'enfermai dans Jérusalem (Ur-sa-li-im-mu) sa capi-
tale, comme un oiseau en cage. J'établis contre lui des
circonvallations, et quiconque sortait par la porte de
sa ville, malheur à lui! Ses villes que j'avais pillées, je
les retranchai de son pays pour les donner à Milinti,
roi d'Asdod, à Padî, roi d'Accaron, et à Silli-Bel, roi de
Gaza; j'amoindris ainsi son pays. Au tribut que précé-
demment donnait leur pays, j'ajoutai et j'imposai des
dons et des présents pour ma Majesté. Quant à Ézé-
chias (Ha-za-qi-a-u), la redoutable splendeur de ma
Majesté l'abattit! les Arabes (Ur-bi) et ses meilleurs
(?) soldats, qu'il avait fait entrer à Jérusalem sa capi-
tale, pour la rendre plus forte firent défection. Avec
trente talents d'or, huit cents talents d'argent, des
pierres précieuses, des collyres... des lits en ivoire, des
fauteuils en ivoire, de la peau d'éléphant, des dents
d'éléphant, de l'ébène, du buis, divers objets, un lourd
trésor, et ses filles, les dames de son palais, les chan-
teurs, les chanteuses, je les emmenai derrière moi à
Ninive, ma capitale; et il envoya ses messagers pour
donner le tribut et faire acte de soumission. » Prisme
de Taylor, m, 11-41; traduction dans l'article cité
de Plessis, col. 790-791.
Le récit biblique, IV Reg., xvm, 13-xix, 36 et pas-
sages parallèles, se rapporte-t-il, ainsi que le pensent
nombre d'assyriologues et d'exégètes, à la campagne de
Sennachérib, racontée par le Prisme de Taylor, ou ne
relaterait-il pas plutôt deux campagnes distinctes du
même roi assyrien, séparées par un intervalle d'une
dizaine d'années, 701 et 691, selon que l'admettent, à
la suite de Stade et de Winckler, Dhorme, loc. cit.,
p. 511-518; Plessis, art. cité, col. 79Ï-793; Vandervorst,
Israël et l'Ancien Orient, 1915, p. 87-95? A la deuxième
de ces campagnes appartiennent l'intervention d' Isaïe
et la catastrophe de l'armée assyrienne, xvm, 17-xix,
36; seuls les premiers versets du récit, xvm, 13-16,
auraient trait à la première campagne et correspon-
draient à l'inscription assyrienne, avec laquelle ils con-
cordent de point en point. « On commence par dire que
Sennachérib a pris les villes fortes de Juda; ce sont
les quarante-six villes fortes du récit assyrien. Jérusa-
lem n'est pas prise, mais le roi accepte de payer le tribut
au vainqueur. Ce tribut comprend trente talents d'or
et trois cents talents d'argent dans le récit biblique,
trente d'or et huit cents d'argent dans le récit assyrien.
La différence entre l'évaluation des talents d'argent
peut provenir de la divergence qui existait entre le
système pondéral babylonien et celui des Hébreux. En
tout cas la narration de IV Reg., xvm, 13-16 donne un
résumé de la campagne, tandis que les cylindres de Sen-
nachérib détaillent les faits par le menu. » Dhorme,
loc. cit., p. 511-512. Une autre difficulté entre les deux
relations vient de l'omission dans le document assyrien
pourtant plus détaillé, du nom de Lachis, ville où les
envoyés d'Ézéchias vinrent trouver Sennachérib, omis-
sion d'autant plus surprenante qu'une série de bas-
reliefs, actuellement au British Muséum, représentent
le siège, l'assaut et la prise de cette ville avec cette ins-
cription : « Sennachérib, roi du monde, roi d'Assyrie,
s'assit sur un fauteuil et le butin de Lachis passa de-
vant lui. » Layard, Monum. of Niniveh, t. n, pi. xxi-
xxiii. Ne serait-ce pas que cet épisode de l'ambassade à
Lachis appartient à la seconde campagne, et que le mot
Lachis de IV Reg., xvn, 1 I ne serait qu'une glose insé-
rée à cet endroit sous l'influence du récit de la seconde
campagne qui commence au f. 17? Un fragment d'ins-
cription, signalé par le P. Scheil, dans Orientalische
Lileraturzeitung, 1901, col. 69 sq., permet de situer
cette seconde campagne. Il s'agit dans ce fragment
d'une expédition assyrienne vers le Sud-Ouest, en Ara-
bie, en 691-690; à son retour, Sennachérib remontant
jusqu'à Lachis, y installe son camp et envoie ses mes-
sagers à Ézéchias. C'est au retour également de cette
expédition que l'armée assyrienne, d'après une tradi-
tion égyptienne rapportée par Hérodote, Ilist., 1. II,
c. cxi.i, aurait été contrainte à la fuite par une invasion
de rats, rongeant les carquois, les cordes des ares et les
poignées des boucliers. « Si l'on songe, observe Dhorme,
aux ex-voto que les Philistins envoyèrent avec l'arche
en souvenir de leur peste bubonneuse, on reconnaîtra
dans ces rats les colporteurs de l'épidémie qui envahit
le camp de Sennachérib et à laquelle fait allusion le
récit biblique (IV Reg., xix, 35). Les privations de
l'armée durant son passage en Arabie, les eaux mal-
saines dont elle avait dû se contenter, autant de causes
qui facilitaient la contagion. » L'événement prédit
par Isaïe n'en est pas moins surnaturel et l'expression
«l'Ange de Jahvé «est habituelle pour signifier des
causes secondes qui suttout miraculeusement amènent
un désastre.
Pour l'hypothèse de l'unité de campagne dans le
récit biblique et la discussion des arguments apportés
de part et d'autre, voir : Maspéro, Histoire ancienne des
peuples de l'Orient classique, t. m, p. 286-295; Van
Hoonacker, L'invasion de la Judée par Sennachérib en
701 avant Jésus-Christ et les récils bibliques, dans
Mélanges d'histoire offerts à Charles Moeller, t. i, 1914,
p. 1-10; Tobac, Les prophètes d'Israël, t. n, 1912. p. 126-
138.
Sur la mort tragique de Sennachérib, assassiné par
Adramélech et Sarasar, ses fils, les documents cunéi-
formes confirment et précisent ce que dit IV Reg., xix,
37. D'après ce passage, Sennachérib fut frappé avec
l'épée par Adramélech et Sarasar tandis qu'il était
prosterné dans la maison de Nesroch son dieu. Cette
indication venant immédiatement après la mention du
séjour de Sennachérib à Ninive, y. 36, on pensait que
2827
ROIS (LIVRES III ET IV DES). VALEUR HISTORIQUE
2828
le meurtre avait été perpétré dans cette ville, mais un
texte des Annales d'Assurbanipal (Cylindre de. Rassam,
iv, 70 sq.) indique pour le lieu du crime Babylonc et
probablement l'entrée du temple, qui doit être celui de
Mardouk, devenu dans la Bible, Nesroch (cf. l'écriture
hébraïque des deux noms "]"T*10 et "]"1ÛJ). D'après
l'opinion du P. Condamin, longuement exposée dans
Recherches de science relig., 1918, p. 18-24, le m:urtre de
Sennachérib aurait eu lieu à Ninive. 1 'n nouveau texte
cunéiforme publié en 1920 confirmerait, d'après l'in-
terprétation d'Ungnad, cette opinion. Cf. Zeitschr. fiir
Assyriologie, t. xxxv, p. 50-51. Quant aux noms eux-
mêmes des meurtriers, des cinq fils de Sennachérib un
seul pourrait être rapproché de celui d'Adramélech. Les
prismes d'Asarhaddon et d'Assurbanipal, trouvés à
Ninive en 1927-1928, et récemment publiés par Thom-
son : The Prisms of Esarhaddon and of Ashu.rbcm.ipai
jound ai Nineveh 1927-1928, 1931, racontent longue-
ment les événements qui amenèrent Asarhaddon à
recueillir la succession de Sennachérib; on n'y trouve
pas la moindre allusion à la fin tragique de ce dernier,
assassiné par ses fils, d'où le soupçon déjà précédem-
ment formulé qu' Asarhaddon lui-même pourrait bien
être le parricide. Cf. Revue biblique, 1932, p. 469-470.
Parmi les nombreux rois tributaires d'Asarhaddon
(680-069), figure Manassé, roi de Juda. Prisme B.
III Rawlinson, 15-16. Il est encore sur une liste des
tributaires d'Assurbanipal (668 625). A la mort de ce
roi qui avait porté à son apogée la puissance et la civi-
lisation assyriennes, la décadence de l'empire fut extrê-
mement rapide, Ninive succombant en 612 sous les
coups des Babyloniens, des Mèdcs et des Perses coali-
sés. Les pays bibliques, assujettis jadis à l'Egypte puis
à l'Assyrie, ne vont pas pour autant jouir de l'indépen-
dance. La suprématie de Babylone ne tardera pas à
prendre la place de celle de Ninive, et Nabuchodonosor
(605-562) portera le dernier coup au royaume de Juda
en prenant Jérusalem et en emmenant captifs ses habi-
tants, ainsi que l'avaient prédit les oracles vainement
répétés du prophète Jérémie. Sur un événement de
cette importance les documents babyloniens n'ont
jusqu'alors apporté aucune confirmation ou précision.
3. Palestiniens. — Parallèle au récit biblique des
démêlés des rois d'Israël et de Juda avec Mésa, le roi
de Moab, IV Reg., m, 4-27, une inscription de Mésa
lui-même, découverte en 18">8, à Diban (Dibon), 20 ki-
lomètres environ à l'est de la mer Morte, décrit le règne
de ce roi et particulièrement sa lutte contre Israël.
« J'ai fait, dit Mésa, ce sanctuaire a Camos de Qorkha
en signe de salut, car il m'a sauvé de toutes mes chutes
et il m'a fait triompher de tons mes ennemis. Amri, roi
d'Israël, fut l'oppresseur de Moab durant de longs
jours, car Camos était irrité contre son pays. Et son fils
lui succéda et il dit lui aussi, j'opprimerai Moab. C'est
de mon temps qu'il parla ainsi et j'ai triomphé de lui
el de sa maison et Israël a péri pour toujours... » A en
croire l'inscription moabite, Mésa n'aurait connu que
des victoires sur Israël, mais ce qu'elle laisse entendre
discrètement par ces mots du roi d'Israël : « J'oppri-
merai Moab . fait précisément l'objet du récit biblique
de la campagne de Joram et de ses alliés les rois de
Juda et d'Édom. De même ce que dit encore l'inscrip-
tion de la reconstruction des villes de Beth Bamoth et
de Beçer qui étaient en ruines ainsi que de la mise en
état de défense de Qorkha, Qir Charoseth de la Bible,
IV Reg., m, .25, laisse supposer une campagne parfois
malheureuse. Une telle discrétion n'est pas étrangère
au récil biblique lui-même, qui termine une campagne
victorieuse par la simple ment Ion <\n retour dans le pays
des rois coalisés : i Prenant alors son lits premier-né,
Mésa l'offrit en holocauste sur la muraille. Et une
grande Indignation s'empara d'Israël el ils s'éloignèrent
du roi de Moab el ils retournèrent dans leur pays... o
IV Reg., m, 27. Que se passa-t-il exactement? « Le
point demeure obscur. Peut-être les Moabites com-
battirent-ils dès lors avec l'énergie du désespoir, peut-
être les Israélites redoutèrent-ils l'efficacité de l'hor-
rible sacrifice; élevés depuis le règne d'Achab dans des
idées à moitié païennes, ils ont pu craindre, non point
que Chamos se mît en colère contre eux, mais que
Jéhovah, auquel ils ne pouvaient offrir de victimes
humai les, se trouvât dans cet état d'infériorité que les
anciens coloraient publiquement en disant que leur
dieu était en colère. Si l'on admet que le roi de Juda
était Ochozias, le plus simple est de supposer que dès
lors les Syriens étaient en campagne. Les deux rois,
Joram et Ochozias, furent vaincus dans la première
année du règne d'Ochozias à Ramoth Galaad et peu
après tous deux périssaient de la main de Jéhu. Le
triomphe de .Mésa était complet et il a pu croire, au
moment où sombrait la dynastie d'Amri et où Jéhu
reconnaissait la suzeraineté du roi d'Assyrie, qu'Israël
était perdu, perdu pour toujours. » Lagrange, art.
Mésa, dais le Dictionnaire de la Bible, t. iv, col. 1020;
traduction et reproduction de la stèle dans l'article,
col. 1014-1021.
Plus récemment ont été exhumés du sol de la Pales-
tine maints vestiges dupasse, dont quelques-uns ne sont
pas sans intérêt pour l'histoire des Livres des Rois. C'est
ainsi que les fouilles de Tell-Djezer, à l'emplacement du
Gézer biblique, ont mis à jour, entre autres précieuses
découvertes, des traces de la reconstruction de la ville
par Salomon. Gézer, en elfet, après avoir été incendiée
par le pharaon, puis donnée en dot à Salomon, avait
été reconstruite par ce roi. III Reg., ix, 15-17. Si les
fouilles n'ont pas révélé une destruction radicale de
Gézer, elles ont permis de relever la trace de vastes
foyers d'incendie, ainsi que des vestiges de tours car-
rées et d'une partie du mur d'enceinte qui pourraient
bien remonter à l'œuvre de restauration entreprise par
le monarque israélite. Cf. Macalister, The excavation
of Gezer, 1902-1905 and 1907-1909, t. i, p. 255.
Mageddo ou Megiddo fut également une des cités
pour les travaux desquelles Salomon leva des hommes
de corvée. III Reg., ix, 15. Or les fouilles, entreprises
sur son emplacement par une mission américaine en
1928-1929, ont mis à jour des restes de bâtiments à
usagj d'écuries, cornai; le prouvent les détails d'une
installation remarquable par son ampleur et l'ingénio-
sité de sa disposition. « Chacune des salles a son passage
central pavé d'un dallage de lin calcaire bien conservé
en certains endroits. De part et d'autre se développe
parallèlement laplace réservée aux chevaux, recouverte
de pierres brutes, destinées à prévenir le glissement des
sabots et bordée de piliers vaguement carrés entre les-
quels se trouvaient les nnugeoires en pierre. Ces piliers
servaient en partie a supporter une toiture plate, en
partie à séparer les chevaux l'un de l'autre et a les atta-
cher, comme on peut en juger par les trous visibles à
travers l'angle des montants et où passait le licou.
L'ensemble de la construction mesure 55 mètres de
long sur 22 m. 50 de large et pouvait abriter 120 che-
vaux. Une telle découverte, si intéressante en soi, pré-
sente de plus l'avantage de fournir la clef pour l'inter-
prétation de monuments similaires, exhumés ailleurs
comme à Tell el-IIezy, Gézer, Ta'annach, et dont la
véritable signification avait échappé jusqu'ici. M. Guy
(directeur des fouilles) la met en relation avec le maqui-
gnonnage auquel se livra Salomon d'après III Reg., x,
26 29. Revue biblique, 1932. p. 152. Un ouvrage hy-
draulique comprenant puits, tunnel, réservoir, de
l'époque cananéenne, niais modifié partiellement au
temps de Salomon, a été également découvert à Ma-
geddo. Cf. Guy, New lighi from Armageddon (The Orien-
tal Institiile <>/ the Uni vers ity oj Chicago, n. 9), 1931.
A Jéricho, détruite par les armi es de Josué, a une date
2829
ROIS (LIVRES III ET IV DES). CHRONOLOGIE
2830
fort discutée (cf. Vincent, dans Revue biblique, 1932,
p. 403-433; 1935, p. 583-G05), ont été de même retrou-
vées des traces de reconstruction de la cité, entreprise
par Hiel, sous le règne d'Achat», vers 870. III Reg.,
xvi, 34.
Samarie, dont Amri avait fait la capitale d'Israël au
début du ix« siècle, a conservé d'imposants vestiges des
constructions de ce roi et de son fils Aehab. III Reg.,
xvi, 24. « Établie sur des constatations archéologiques,
l'attribution à Omri (Amri) et à Achab du palais dont
les vestiges ont été retrouvés au-dessous du temple
hérodien est pleinement confirmée par la découverte
d'un vase d'albâtre portant le nom du troisième succes-
seur de Sesonq (le Sisaq biblique), Osorkon II, con-
temporain d'Achab... » De môme des ostraca trouvés à
Samarie et écrits en caractères phéniciens très voisins
de ceux de l'inscription de Siloé. pour ne pas dire iden-
tiques, remontent très probablement à l'époque
d'Achab. Abel, dans la Revue biblique, 1911, p. 290-293.
De la même époque encore, d'après le niveau où ils
furent découverts et d'après leur parenté avec d'autres
ivoires trouvés à Nimroud et en Syrie, de magnifiques
ivoires, mis au jour en 1932-1933, provenant sans doute
du palais d'ivoire bâti par Achab, III Reg., xxn, 39.
Cf. Dictionnaire de la Bible, Supplément, art. Fouilles
en Palestine, t. m, col. 388.
Les découvertes faites depuis 1933 sur remplace-
ment de Lachis, qui joua un rôle si important dans la
campagne de Sennachérib contre Juda, IV Reg., xvui,
13-18, illustrent heureusement les données bibliques.
Outre les traces de brèches en divers secteurs du rem-
part, « le directeur du chantier a notamment retrouvé
le cimier d'un casque assyrien, tels qu'on en voit repré-
sentés sur les bas-reliefs de Lachis, conservés au Bri-
tish Muséum (voir Dicl. de la Bible, au mot Lachis,
t. iv, col. 14-27), de même qu'un sceau israélite portant
le nom de Shebna (fils de?) Ahab. Ce personnage est à
identifier selon toute vraisemblance avec Sobna, secré-
taire d'Ézéchias, qui accueillit aux portes de Jérusalem
les envoyés de Sennachérib, résidant alors à Lachis
(IV Refe., xvm, 18). » Dict. de la Bible, Supplément,
art. Fouilles, t. ni, col. 302. A signaler aussi, parmi les
objets recueillis au cours de l'hiver 1934-1935, un sceau
portant l'inscription : « A Godolias le gouverneur. »
Cf. IV Reg., xxv, 22.
Intéressant également la campagne de Sennachérib
contre Juda une autre découverte archéologique est à
retenir. Ézéchias, entre autres travaux de défense,
exécutés pour abriter sa capitale contre les envahis-
seurs assyriens, perça un tunnel en plein rocher, afin de
supprimer une source visible à l'Orient et en dehors de
la ville et d'en dériver le cours à l'Occident de la ville de
David, incluse alors dans une enceinte plus large. Ce
fut là un travail dont la Bible tint à transmettre le sou-
venir à la postérité, IV Reg., xx,20; II Par., xxxn, 30;
Eccli., XL vin, 17; mention spéciale est faite de l'obtu-
ration soigneuse et prudente des issues anciennes de
l'eau, II Far., ibid.; or « l'attribution du tunnel-aque-
duc à Ézéchias donne un sens même aux plus minimes
détails d'aspect si chaotique énumérés dans la descrip-
tion des monuments découverts (par les fouillis
d'Ophel, 1910-1911)» . Une inscription découverte en
1880 sur la paroi du tunnel, datée des environs de 700,
rappelle l'événement. Vincent, dans la Revue biblique,
1912, p. 530. Cf. ibid., 1911, p. 506-591; 1912, p. 424-
450; 551-574.
L'inscription araméenne de la stèle de Zakir, roi de
Hamath et de La'aS (Syrie), du commencement du
vme siècle avant notre ère, mentionne la victoire de ce
personnage sur la coalition, dont Bar-Hadad, fils de
Hazaël, roi d'Aram, était le chef. Bar-Hadad n'est
autre que Benhadad, le contemporain de Joas, roi
d'Israël (799-781). « L'importance historique de ce
texte, note le P. Savignac, n'échappera à personne, il
est destiné à jeter un nouveau jour sur une époque et
des personnages en relation étroite avec les récits de la
Bible. Il est fort possible que l'issue désastreuse de la
campagne entreprise par Bar-Hadad contre Zakir n'ait
pas été étrangère aux victoires remportées par le roi
d'Israël sur les Syriens. Joas profita sans doute de ce
que son ennemi était occupé au nord de Damas pour
l'attaquer au Sud et reconquérir une à une toutes les
villes enlevées par Hazaël à Joachaz. » Revue biblique,
1908, p. 598. Cf. H. Pognon, Inscriptions sémitiques de
la Syrie, de la Mésopotamie et de la région de Mossoul,
19(18.
VI. Chronologie. — Pour dater les événements de
l'histoire des royaumes d'Israël et de Juda, les données
chronologiques ne manquent pas dans les Livres des
Rois; aucun autre livre de la Bible n'en contient
d'aussi nombreuses et d'aussi détaillées; non seulement
pour chaque roi des deux royaumes sont donnés son
âge, lors de son accession au trône et la durée de son
règne, mais encore un synchronisme est maintes fois
établi entre les deux royaumes. C'est ainsi qu'en règle
générale est indiqué en quelle année du règne du roi
d'Israël un roi de Juda commence à régner et inverse-
ment.
Malheureusement ces données ne sont pas toujours
concordantes; ni le total des années de règne ne coïn-
cide, ni les données synchroniques; parfois même se
révèle un écart considérable, par exemple au sujet de la
somme des années des régnes depuis le schisme des
tribus jusqu'à la chute de Samarie il y a une différence
de dix-huit années entre Israël et Juda. D'autre part
les données chronologiques des Livres des Rois ne
concordent pas toujours avec les données certaines de
l'histoire profane, avec celles de la chronologie baby-
lonienne par exemple, qui, pour le dernier millénaire
avant Jésus-Christ, s'est révélée en général absolument
exacte. A la solution de ce problème chronologique les
réponses n'ont pas manqué; le jugement sévère de
san t Jérôme ne semble pas en avoir diminué beaucoup
le nombre. Relege, disait-il, omnes et Veteris et Novi
Teslamcnli librus, et tanlam annorum repaies dissonan-
liam, et numerum inlcr Judam et Israël, id est inter
regnum ulrumquc, confusum, ut hujusmodi liœrere
queeslionibus, mm lam studiosi, quam oliosi hominis esse
videatur, Epist., LXXll, ad Vitalem, P. L., t. xxn,
col. (170.
Il y a lieu tout d'abord de rechercher les causes pos-
sibles des discordances. Qu'on les attribue aux docu-
ments utilisés ou au rédacteur, la difficulté demeure. Il
est certain que les possibilités d'erreur sont plus fré-
quentes dans la transcription des nombres que dans
tout autre élément du texte; les altérations y sont iné-
vitables, dont certaines sont manifestes, quand il est
dit, par exemple, qu'un fils n'a que onze ans de moins
que son père. IV Reg., xvi, 2 et xvm, 2. Une autre
cause d'erreur serait à chercher dans la simultanéité
des régnes, autrement dit, dans le fait que les années
sont comptées ou depuis l'association au pouvoir ou
depuis le règne proprement dit; pour Joachaz, par
exemple, d'après IV Reg., xm, 1 et 10, il régna depuis
la vingt-troisième année jusqu'à la trente-septième de
Joas, roi de Juda, soit cpiatorze ans, or le total des
années de son règne est d'après le compte de l'auteur
sacré de dix-sept ans, xm, 1 ; tout s'explique si l'on
admet que Joachaz a été associé au trône l'avant-der-
nière année de Jéhu, c'est-à-dire la vingt-et-unième
année de Joas. De la même manière s'expliquerait le
double synchronisme de l'avènement de Joram, roi
d'Israël, IV Reg., i, 17 et m, 1, qui aurait été associé
au pouvoir par son prédécesseur Josaphat, IV Reg.,
vin, 10. Moins probable est l'hypothèse d'interrègnes
ou de périodes d'anarchie; elle n'a pas de base dans le
2831
ROIS (LIVRES III ET IV DES). LE MOUVEMENT RELIGIEUX
2832
texte qui suppose la succession immédiate sans inter-
ruption.
Au contraire plus digne de retenir l'attention dans la
recherche d'une solution du problème chronologique
est la différence dans la manière de compter les années
du règne d'un monarque. Il y avait en elïet dans l'an-
cien Orient deux systèmes en usage à cet égard : ou
l'on postdatait ou l'on antidatait. La postdatation,
telle qu'elle se pratiquait en Babylonie et en Assyrie,
consistait à regarder comme première année d'un mo-
narque celle qui commençait au nouvel an qui suivait
son avènement; l'intervalle de temps écoulé entre cet
avènement et le premier nouvel an s'appelait tête ou
commencement du règne reS ëarruti; de cette manière
l'évaluation de la durée d'une série de règnes ne ris-
quait pas de s'écarter beaucoup de la durée réelle de
la période correspondante. En Egypte au contraire, on
antidatait, c'est-à-dire que l'année, au cours de laquelle
un roi mourait, était à la fois la dernière année du roi
décédé et la première de son successeur, si bien qu'au
premier nouvel an commençait déjà la seconde année
du nouveau règne; dans ce systè7Tie, quand on fait le
total des années de règnes successifs, la même année,
soit ladernièred'un roi et la première de son successeur,
risque d'être comptée deux fois, à moins de réduire le
total d'autant d'années qu'il y a eu de successions.
Or la manière de compter la durée des règnes en Is-
raël a suivi tantôt l'un, tantôt l'autre système ; de là pro-
viendraient en grande partie les difficultés du synchro-
nisme. Dans le royaume d'Israël, l'usage d'antidater a
été introduit dans les actes officiels par Jéroboam, son
premier roi, qui venait de la cour d'Egypte, III Heg.,
xn, 2, tandis qu'à la même époque on postdatait en
Juda. Si l'on additionne les années des rois depuis la
scission des tribus jusqu'à la mort d'Ochozias d'Israël,
survenue la dix-huitième année de Josaphat de Juda,
IV Reg., m, 1, on obtient pour Juda soixante-dix-neuf
ans et pour Israël quatre-vingt-six; la différence n'est
qu'apparente, puisqu'on Israël, où l'on antidatait, la
même année se trouve comptée deux fois à chaque
succession, et comme il y en a eu six, on voit que les
deux sommes se ramènent, à une fraction d'année près,
à la même durée pour la période envisagée. L'usage
officiel de postdater qui prévalait en Juda depuis
l'époque de David et de Salomon fut maintenu jusqu'à
Athalie, princesse d'Israël qui introduisit le système
d'antidatation usité dans son pays natal. Le procédé
continua sous Joas, mais les années de règne d'Achaz
sont de nouveau postdatées sous l'influence assyrienne.
C'est d'ailleurs sous cette même influence que l'usage
d'antidater, en vigueur en Israël depuis Jéroboam jus-
qu'aux dernières années du royaume lit place à l'autre
système. La dynastie de Manahem, qui ne compte
que deux rois, et Osée, dernier roi d'Israël, adoptèrent
l'usage de postdater qui existait en Assyrie.
Un autre élément de solution des difficultés chrono-
logiques a été cherché dans les variations du commen-
cement de l'année civile, fixé tantôt au premier nisan
(mars) tantôt au premier tishri (septembre). Les deux
royaumes qui avaient un système différent de ('(impu-
tation des années des rois semblent bien avoir adopté
aussi une date différente pour le commencement de
l'année. Juda, qui resta fidèle à la maison de David,
conserva le nouvel an traditionnel, c'est-à-dire celui
d'automne ou de tishri. marqué par le renouveau de
vie ([n'apportait alors la pluie - l'assyrien lishritu
veut dire initiation, dédicace . Israël au contraire,
aurait adopté comme date du nouvel an, le premier
nisan. Cette question du commencement de l'année
demeure très discutée. Cf. Ktigler, Von Moues bis
J'uulus, 1922, p. 135 sq. ; Landersdôrf er, Studien zur
biblischen Versôhnungstag, 1924, p. 1 1 sq. four l'appli-
cation des principes de solution ci-dessus énoncés, voir
Couckc dans le Dictionnaire de la Bible, Supplément,
t. i, col. 1245-1269.
Quoi qu'il en soit de ces essais de solution, la chrono-
logie assyrienne, reposant sur le fondement solide de
la liste ou canon des éponymes, permet de dater avec
certitude quelques événements de l'histoire des
royaumes de Juda et d'Israël, mentionnés dans les do-
cuments cunéiformes. De ce nombre sont les suivants :
la bataille de Qarqar, 854, où Achab roi d'Israël, com-
battit contre Salmanasar III, cf. col. 2821 ; l'avènement
de Jéhu qui paya alors le tribut à ce même monarque
assyrien, 842; de même l'époque du tribut de Manahem
à Téglatphalasar III, 738, et celle de l'installation du
dernier roi d'Israël, Osée, en 732, par le même roi; la
prise de Samarie en 722; le siège de Jérusalem en 701
par Sennachérib; le début de la captivité de Joachin
en 598 et en Tin la prise de Jérusalem par Nabuchodo-
nosor en 587. C'est en tenant compte de ces dates éta-
blies avec certitude que les données chronologiques des
Livres des Rois doivent être examinées.
Sur la question de la chronologie des Livres des Rois,
outre les articles et ouvrages cités ci-dessus, voir :
Schrader, Die Keilinschrijten und das Aile Testament,
3° édit., 1902, p. 316-336; Trutz. Chronologie der ju-
duïsch-israelitischenKônigszeit, dans Katholik, 1906, 1. 1,
p. 28-48; 125-144; 214-222; Herzog, Die Chronologie
der beiden Kônigs bûcher, 1909; Deimel, Veteris Testa-
menti ehronologia monumentis Babylonico-Assyriis
illuslrala, 1912; Bover, La cronologia de los reyes de
Judâ e Israël, dans Razôn y Fe, 1913, p. 5-20; Hon-
theim, Die Chronologie des 3. und 4. Bûches der Kônige,
dans Zeitschr. fur kath. Théologie, 1918, p. 463-482;
687-718; Kléber, The Chronology of 3 and 4 Kings and
2 Paralipomenon, dans Biblica, 1921, p. 3-29; 170-205;
J. Lewy, Die Chronologie der Kônige von Israël und
Juda, 1927.
VII. Doctrines. — La longue période de l'histoire
d'Israël, couverte parles deux derniers Livres des Rois,
fut marquée de nombreux bouleversements aussi bien
dans l'ordre politique que social, qui ne furent pas sans
répercussion sur la vie religieuse du peuple d'Israël.
Aux manifestations de cette vie, soit dans le domaine
des idées, soit dans celui des pratiques, les Livres des
Rois contiennent maintes allusions, dont l'ensemble
constitue un élément précieux d'information pour l'his-
torien de la religion d'Israël à l'époque de la royauté;
mais il est bien certain que cette information pour être
complète ne saurait s'en tenir à ces seuls éléments;
sans parler des Chroniques, la littérature prophétique
présente à partir du vme siècle une mine abondante de
renseignements authentiques qui complètent heureu-
sement ce que nous apprend de la religion, la littérature
historique. Cf. les articles de ce Dictionnaire sur les
prophètes des vme et vne siècles. Il n'en est pas moins
vrai que le cadre de l'activité prophétique, la mutuelle
influence des événements politiques et religieux nous
sont connus surtout par l'histoire des Livres des Rois,
si brève et incomplète soit-clle parfois. C'est pourquoi,
avant d'esquisser d'après ces livres les principaux traits
de la religion d'Israël à l'époque de la royauté, il y a
lieu de retracer dans ses grandes lignes le mouvement
religieux dont les diverses phases vont de la mort de
David à la captivité de Rabylonc.
1° Esquisse du mouvement religieux de David à la
captivité. — L'institution de la royauté, grâce surtout à
Samuel et à David, avait eu d'heureuses conséquences
religieuses; les premiers rois de la dynastie davidique
s'étaient comportés en vrais représentants de Dieu,
qu'ils devaient être d'ailleurs en vertu de l'onction
sainte reçue au jour de leur sacre. Le transfert de
l'arche, l'érection du temple, l'instauration d'une litur-
gie somptueuse devaient dans la pensée de leurs au-
teurs assurer le triomphe définitif de Jahvé sur les
2833
ROIS (LIVRES III ET IV DES). LE MOUVEMENT RELIGIEUX
2834
divinités cananéennes et faire disparaître désormais
toute trace de leur culte en Israël.
L'événement ne justifia pas ces trop optimistes pré-
visions. Malgré l'influence réelle et profonde des insti-
tutions davidiques et salomoniennes, la religion de
Jahvé ne fut point ramenée à sa pureté primitive et
longtemps encore les Israélites s'en tiendront à un
ensemble d'idées et de pratiques religieuses apparte-
nant au vieux fond sémitique que lui ont légué ses
lointains ancêtres et qu'enrichira encore le milieu
cananéen. Rois fidèles et prophètes du vrai Dieu
auront fort à faire pour défendre et faire prévaloir la
religion de Jahvé dont la révélation du Sinaï avait
posé les fondements.
Le rôle et l'influence de David m trouvèrent pas en
Salomon le continuateur qu'auraient pu laisser espérer
la magnificenc2 déployée dans la construction du
temple et la sagesse qui lui avait été si généreusement
départie. Aussi s'en faut-il de beaucoup que l'impres-
sion religieuse laissée à son peuple sit été aussi pro-
fonde que celle de son prédécesseur. N'est-elle pas
significative à cet égard la conclusion du récit des gran-
dioses manifestations de la dédicace : « Ils bénirent leur
roi et s'en allèrent dans leurs demeures, remplis de
joie et le cœur content pour tout le bien que Jahvé
avait fait à David son serviteur et à Israël son peuple?*
III Reg., vin, 66. Salomon s'efface devant David;
c'est que son cœur n'était pas comme celui de son père
«tout entier à Jahvé ». III Reg., xi, 4. Sans se rendre
coupable d'une véritable apostasie, il toléra l'introduc-
tion du culte de dieux étrangers, et celui-là même qui
avait élevé à Jahvé un temple grandiose bâtira sur
la montagne qui est en face de Jérusalem un haut-lieu
pour Chamos, l'abomination de Moab et pour Moloch,
l'abomination des fils d'Ammon; peut-être alla-t-il jus-
qu'à olïrir des sacrifices à l'une ou l'autre de ces divi-
nités, comme le laisse entendre ce passage : « Il alla
après Astarté, déesse des Sidoniens et après Melchom,
l'abomination des Ammonites. » III Reg., xi, 5. Si la
fidélité du roi avait été la cause fondamentale de sa
splendeur, son infidélité le devint de la rapide dé-
chéance de son peuple; Ahias, le prophète de Silo,
annonce à Jéroboam que Jahvé va arracher le
royaume de la main de Salomon et lui donner dix tri-
bus, n'en laissant qu'une seule à sa descendance, et
encore à cause de David et de Jérusalem. III Reg., xi,
31-32.
Du point de vue théocratique le schisme fut le châ-
timent des péchés de Salomon; l'antique jalousie
d'Éphraïm contre Juda, qui s'était réveillée par le
mécontentement des Israélites sous la domination de
Juda, à cause du fardeau toujours plus pesant des cor-
vées, en est la raison historique. Le schisme politique
allait s'aggraver d'un schisme religieux; d'après l'idée
qu'on se faisait dans l'ancien Orient de l'étroite union
qui existait entre la religion et la monarchie, on ne pou-
vait concevoir que le sanctuaire du Dieu d'Israël fût
situé dans la capitale d'un autre royaume, celui de
Juda; l'unité religieuse qui n'avait pas disparu du fait
de la scission politique, puisqu'on continuait à se rendre
d'Israël à Jérusalem pour y offrir des sacrifices,
II Par., xi, 16, n'allait-elle pas refaire l'unité politique
et nationale? Pour conjurer le danger le seul moyen
était l'érection d'un ou de plusieurs sanctuaires dans
le royaume même d'Israël; c'est ce que fit Jéroboam à
Dan et à Béthel, sans parler du rétablissement du culte
des hauts-lieux, qui, plus encore que les deux sanc-
tuaires officiels, devaient contribuer à détourner les
Israélites de Jérusalem et de son temple. A cette pre-
mière faute contre la loi de l'unité du sanctuaire Jéro-
boam en joignit une deuxième en faisant exécuter des
images de Jahvé, des veaux d'or, contrairement aux
■ordonnances de l'Exode, xx, 4; xxxiv, 17. Le peuple
suivit son roi dans le péché, et c'est l'origine de tous les
malheurs qui vont fondre sur lui, pour aboutir finale-
ment à la destruction du royaume d'Israël.
L'intervention des deux grands prophètes du ixe siè-
cle, Élie et Elisée, si elle parvient à la retarder, ne l'em-
pêchera pas cependant. Il ne s'agissait plus alors son
lement d'un culte schismatique rendu à Jahvé, mais
bien d'un culte idolàtrique qui menaçait de supplanter
celui du vrai Dieu. Contre Achab et Jézabel, contre les
prêtres et les prophètes de Baal et d'Astarté, Élie et
Elisée ont vaillamment et victorieusement latte. « A
l'une des époques les plus tristes et les plus sombres
de l'histoire d'Israël, alors que la religion de Jahvé
menaçait de sombrer sous les violentes poussées de
l'idolâtrie, ils ont combattu l'envahissement des cultes
syriens de Baal et d'Astarté, introduits et protégés par
Jézabel et Achab; ils ont maintenu bien haut l'éten-
dard de Jahvé dont ils ont manifesté la puissance,
même devant les nations étrangères. La mission d'Élie
a un caractère religieux et moral nettement marqué;
Elisée la continuera, mais en prenant davantage part
à la vie politique d'Israël. » Tobac, Les prophètes d'Is-
raël, t. i, 1919, p. 98-99.
Si glorieuse et efficace qu'ait été l'intervention des
deux prophètes, si discrédité et presque détruit qu'en
demeura le culte de Baal, la conversion d'Israël ne fut
pour autant ni complète, ni générale, ni durable; aussi
la chute morale et religieuse, commencée aux jours de
Jéroboam, ne s'arrêta pas; le règne de Jéroboam II,
très brillant, politiquement du moins, n'y portera point
remède et n'empêchera pas la catastrophe finale de 722.
Jahvé rejette la race d'Israël, « car Israël s'était dé
tacbé de la maison de David, et ils avaient établi roi
Jéroboam, fils de N'abat; et Jéroboam avait détourne
Israël de Jahvé et leur avait fait commettre un grand
péché. Et les enfants d'Israël marchèrent dans tous les
péchés que Jéroboam avait commis; et ils ne s'en dé-
tournèrent point, jusqu'à ce que Jahvé eût chasse-
Israël loin de sa face comme il l'avait dit par l'organe
de tous ses serviteurs les prophètes ». IV Reg., wn,
21-23.
Ce jugement sévère avait bien produit une profonde
impression sur Juda, mais là encore le mal était trop
invétéré pour reculer devant la menace d'un châtiment
aussi redoutable, dont les prophètes ne ménagèrent
point l'annonce. Roboam, le successeur de Salomon,
n'avait pas compris ou pas voulu tenir compte de la
rude leçon de la séparation et continua sans doute les
errements de son père dans sa tolérance à l'égard des
cultes étrangers, III Reg., xv, 12, non moins qu'à
l'égard des hauts-lieux, dont le culte prit une extension
de plus en plus considérable malgré le temple. A côté
du service de Jahvé pratiqué dans ces hauts-lieux
refleurissaient les cultes idolàtriques des anciens habi-
tants de Canaan; des rois fidèles eux-mêmes comme
Asa, Josaphat ou Joas tolérèrent les sacrifices des
hauts-lieux; seul Ézéchias sera loué sans réserve pour-
son attitude très ferme contre les sanctuaires illégi-
times.
Le règne de ce roi marque un temps d'arrêt dans la
décadence religieuse de Juda. Chef pieux et énergique,
il purifia foncièrement la religion de Jahvé de toutes
les innovations étrangères qui s'y étaient glissées au
cours des siècles. Son contemporain Isaïe lui fut sans
doute un auxiliaire précieux dans ce travail de réno-
vation religieuse. Pour les âges suivants Ézéchias
apparut à côté de David comme l'idéal d'un roi pieux.
La réforme cependant avait été plus en surface qu'en
profondeur; le succès de la réaction de la religion popu-
laire semi-païenne avec Manassé ne le montre que trop.
De nouveau le jahvéisme des prophètes recula devant
la religion populaire, en partie peut-être parce que les
oracles annonçant la ruine prochaine de l'Assyrie fai-
2835
ROIS (LIVRES III ET IV DES). DOCTRINES, DIEU
2836
saient trop attendre leur réalisation. Ninive en effet
affermissait et étendait toujours davantage sa puis-
sance, et l'on peut bien penser que le culte des dieux de
si redoutables voisins n'allait pas sans réagir sur celui
de Jahvé pour le désagréger. En Juda, c'étaient les
temps d'Israël sous Achat) qui renaissaient; les cultes
étrangers, qui occasionnellement avaient pénétré dans
le pays, s'y étalaient maintenant au grand jour, jusque
dans le temple même de .Jérusalem, dont les parvis
virent se dresser des autels i à toute l'année du ciel".
Avec les cultes idolàtriques apparurent toutes sortes
de superstitions : divination, magie, nécromancie, sor-
cellerie; si bien que Manassé égara son peuple à tel
point" qu'ils firent le mal plus que toutes les nations
que Jahvé avait détruites devait les enfants d'Israël ».
IV Reg., xxi, 9.
Avec Josias une dernière tentative eut lieu pour
rétablir religion et culte de Jahvé. La réforme ins-
taurée à la suite de la découverte du Livre de la Loi fut
plus profonde et plus énergique que les réformes anté-
rieures analogues; elle ne fut pas plus durable. Avec la
fin tragique du roi disparurent les dernières espérances
d'une régénération politique aussi bien que religieuse
de Juda. Le malheur qu'annonçait sans se lasser le pro-
phète d'Anatoth approchait. La ruine de Jérusalem
en 587 et la captivité de Babylone allaient le consom-
mer. Et Jahvé dit : « J'ôterai aussi Juda de devant
ma face, comme j'ai ôté Israël et je rejetterai cette
ville de Jérusalem que j'avais choisie et cette maison
de laquelle j'avais dit : là sera mon nom. » IV Reg.,
xxin, 27.
2° Idées religieuses essentielles. — A travers de telles
vicissitudes que devenaient la notion du vrai Dieu et la
pratique de son culte; par quels moyens l'une et l'autre
furent-elles sauvegardées pour passer en héritage aux
captifs des bords de l'Euphrate et refleurir de nouveau
après le temps de l'épreuve, dans l'attente de la pleine
réalisation des antiques promesses, c'est ce qu'il reste
à esquisser.
1. Dieu. — La transcendance de Jahvé et le carac-
tère moral du monothéisme étaient des traits essentiels
de la religion d'Israël aux temps de Samuel et de David
(cf. étude doctrinale des deux premiers Livres des Hois);
néanmoins les interprètes de Jahvé auront dans la
suite à y revenir à maintes reprises pour les rappeler,
les préciser et en dégager les conséquences pratiques.
Tout comme l'institution de la royauté avait eu
d'heureux effets dans le domaine politique aussi bien
que religieux, de même la construction du temple avait
contribué au rayonnement national par les splendeurs
de la maison du vrai Dieu d'Israël, digne d'être com-
parée aux grands temples des peuples voisins, et au
développement du pur jahvéisme par la célébration
d'un culte, plus solennel désormais et plus conforme à
la loi de .Moïse.
La prière de Salomon au jour de la dédicace, 1 1 1 Reg.,
VIII, 12-53, dont certains éléments, surtout I 1-51, sont
parfois tenus pour des amplifications où se reconnais-
sent sans peine des idées et des expressions deutérono-
mistiques. est riche d'enseignements sur Dieu. Jahvé,
le Dieu d'Israël, dont la maison a été bâtie pour faire
habiter son nom au milieu de son peuple, n'est pas ren-
fermé dans les limites de cette demeure terrestre, non
plus que dans celles du royaume; ni le ciel ni la terre
ne sauraient le contenir, bien moins encore le temple,
quelle qu'en soit la splendeur, VIII, '27. (Test (pie Jahvé
n'a pas, comme les dieux des nations, sa présence et
sa puissance attachées a son temple ou même à son
image; on sait (pie les conquérants dans l'ancien Orient
faisaient enlever lors de la prise d'une ville l'image du
dieu de la cité, afin de lui ravir en même temps sa pré-
sence et son assistance. Jahvé est le Seigneur de tout
l'univers; aussi l'étranger qui n'est pas de son peuple
viendra néanmoins de son pays lointain prier au temple
de Jérusalem et par là tous les peuples connaîtront le
nom et la puissance de Jahvé, ils le craindront comme
le craint son peuple d'Israël, vin, 41-43, parce qu'ils
sauront qu'il est Dieu et qu'il n'y en a point d'autre.
Vin, <i<t. A la dilïérence encore des divinités païennes,
sa bienveillance pour les siens n'est point aveugle; il
récompense, mais punit également; la pluie qui tombe
en son temps est accordée à la fidèle observation de la
loi, son défaut est le châtiment de l'infidélité, vin, 35;
cf. Lev., xxvi, 3-4; Deut., xi, 13, 14; xxviii, 12; la
guerre est, elle aussi, un jugement de Dieu; la défaite
punit l'apostasie ou quelque autre péché grave et a
pour objet de rappeler au peuple coupable sa faute afin
de l'amener au repentir et à la conversion, vin, 33-34.
Et ce n'est pas seulement le peuple en tant que tel,
pris dans son ensemble, qui est invité à la prière en vue
du pardon, mais chacun en particulier doit recourir a la
miséricorde divine : « ... Si un homme, dit Salomon à
Jahvé, si tout votre peuple d'Israël fait entendre des
prières et des supplications et que chacun, reconnais-
sant la plaie de son cœur, étende ses mains vers cette
maison, écoutez-les du ciel, du lieu de votre demeure et
pardonnez; agissez et rendez à chacun selon toutes ses
voies, vous qui connaissez son cœur. » vin, 38-39.
La scission du royaume que les fautes de Salomon
provoquèrent au lendemain de sa mort ne permit pas la
réalisation des espérances qu'avait fait naître la cons-
truction du temple; ni l'unité politique, ni l'unité reli-
gieuse ne purent être maintenues et, bien loin de voir
les peuples étrangers reconnaître le Dieu d'Israël, ce
furent les Hébreux qui allaient devenir les serviteurs
des divinités étrangères. Par leurs actes et leurs paroles
lss deux grands prophètes du IXe siècle rappellent à ces
égarés (pie Jahvé seul est Dieu; dans les miracles
qu'ils accomplissent éclate le pouvoir de Jahvé sur la
nature, tandis que les Baals demeurent impuissants,
III Reg., xvn, 1; xviii, 41-4(1; xvn, 8-1(5, 17-24;
IV Reg., h, 9-14, 19, 25; iv, v; vi, 1-7. La puissance de
Jahvé n'est pas renfermée dans les confins d'Israël;
au fils de la veuve de Sarepta, au pays de Sidon, il rend
la vie; à Naaman, chef de l'armée du roi de Syrie, il
rend la santé, et le général syrien reconnaît clairement
qu'un Dieu capable de tels prodiges est le vrai Dieu :
« Voici donc que je sais, s'écrie-t-il, qu'il n'y a point de
Dieu sur toute la terre, si ce n'est en Israël. » IV Reg.,
V, 1 "). Sans doute sa foi monothéiste n'est pas parfaite,
comme en témoigne sa demande du f. 17; pour lui
Jahvé est un Dieu encore trop lié au territoire d'Is-
raël, c'est pourquoi il veut posséder un peu de la terre
de son sol pour y ofïrir des sacrifices.
La part que prend le prophète Elisée à la vie poli-
tique non seulement de son propre pays mais encore en
Syrie, à Damas, est la preuve que, pour lui, son Dieu a
autorité sur les nations étrangères aussi bien que sur
son propre peuple. IV Reg., vin, 7-15. Il est réellement
le seul vrai Dieu, ainsi que le proclame l'assemblée du
peuple devant les manifestations de sa puissance au
Carme! : « Us tombèrent le visage contre terre et
dirent : c'est Jahvé qui est Dieu, c'est Jahvé qui
est Dieu. » III Reg., xvm. 39. Il ne s'agissait pas alors
de monolàtrie simplement, c'était strictement le mo-
nothéisme qui était eu cause. « Le débat ne doit pas
seulement définir si Jahvé est le seul Dieu que doit
honorer Israël, sans préjudice de l'existence d'autres
dieux pour d'autres peuples, mais si Jahvé est l'uni-
que Dieu et si liaal n'est rien. » Tobac, op. cit., t. I,
p. 107. Il y a loin de ce monothéisme intolérant non
seulement au libéralisme pratique avec lequel les dieux
païens ouvraient leur pays et leurs temples même aux
dieux des territoires voisins, mais encore à la conviction
théorique qui poussait les polythéistes ou les héno-
Ihéistes à regarder comme pareilles aux leurs les divi-
283'
ROIS (LIVRES III* ET IV* DES). LE CULTE
2838
nités des autres royaumes. Cf. Touzard, art. Juif
(Peuple), dans le Dictionnaire apologétique, t. n,
col. 1595. Pour Élie, Jahvé est encore « Jahvé des
armées », xvm, 5; c'est un titre déjà rencontré aux
Livres de Samuel (cf. col. 2792), et qui revient souvent
sur les lèvres des prophètes et sous la plume des psal-
mistes; il représente sans doute le maître des armées
d'Israël, mais aussi le Seigneur des armées célestes et
des étoiles; ici le prophète l'emploie comme un nom
propre pour désigner le maître du monde comme dans
Amos, ix, 5.
Jahvé, le Dieu unique et tout-puissant, gouverne le
monde en stricte justice. Un épisode de la mission
d'Élie.son intervention au sujet de la vigne deNaboth,
met en un relief saisissant cet attribut divin. III Reg.,
xxi, 1-24. Un roi, avec toute son autorité de despote
oriental, n'a pas le droit de dépouiller l'un de ses sujets,
même des plus humbles, de l'héritage de ses pères; le
meurtre et le vol dont Achab se rend coupable sur l'ins-
tigation de Jézabel, seront punis par la mort violente
du roi et la malédiction de sa postérité. « On ne
saurait marquer d'une manière plus frappante ce
qui distingue Jahvé des autres dieux et fait sa supé-
riorité. »
2. Le prophétisme. — Les prophètes, dont l'interven-
tion fut si efficace pour dénouer la crise du jahvéisme
en Israël, ne sont pas les seuls dont fassent mention les
deux derniers Livres des Rois; on y trouve même une
prophétesse, Holda, qui fut consultée lors de la décou-
verte du Livre de la Loi dans le temple sous Josias.
IV Reg., xxn, 14-20. Mais déjà les prophètes dont les
oracles nous ont été conservés ont repris l'œuvre tou-
jours menacée de leurs illustres devanciers du IXe siè-
cle, pour dégager avec plus de force encore et de préci-
sion la notion du monothéisme moral des influences
néfastes de la superstition populaire, en rappelant les
enseignements confiés par Dieu au législateur du Sinaï
et en les faisant fructifier.
Quant aux groupements prophétiques, qui avaient
exercé une heureuse influence aux temps de Samuel,
leurs membres étaient encore nombreux, puisque le roi
Achab en rassembla quatre cents pour savoir s'il de-
vait ou non attaquer Ramoth-Galaad; mais leur ser-
vilité, leur basse et indigne complaisance pour le roi les
avaient discrédités dans la partie cultivée de la nation;
leur rôle religieux semble bien terminé; les authen-
tiques représentants de Jahvé le reprendront, et par
la noblesse et l'indépendance de leur attitude non moins
que par leur docilité aux ordres divins le rempliront
avec autorité. III Reg., xxn, 5-9.
Dans la lutte contre les divinités phéniciennes, c'est
d'un autre côté que vint le soutien. Jonadab, ancêtre
des Réchabites, partagea le zèle religieux de Jéhu pour
la destruction du culte de Baal, IV Reg., x, 15-17, et le
genre de vie nomade qu'il imposa à ses descendants,
1er., xxxv, (i-7, avait sans doute pour objet de leur
éviter les dangers de la corruption et de l'idolâtrie. La
richesse et le luxe des villes entraînant facilement à la
corruption des mœurs, et toute la production du sol
étant chez les Cananéens sous la protection des Baals
ou divinités locales, la tentation de rendre un culte à
Baal pour obtenir de bonnes récoltes de vin et d'huile
n'était que trop facile à prévoir. Cf. Osée, il, 5, 8
(liebr., 7, 10).
3. Le messianisme. — De David aux prophètes-écri-
vains du vme et du VIIe siècle, les espérances messia-
niques n'apparaissent guère dans la littérature biblique.
Élie et Elisée, trop préoccupés du présent, semblent
n'en pouvoir dégager leurs regards pour envisager
l'avenir. Leur œuvre de salut n'en était pas moins la
condition nécessaire à la mission d'Amos et d'Osée, qui,
au siècle suivant, annonceront, par delà le châtiment
d'une sévérité impitoyable, une ère de sanctification et
DICT. DE THÉOLOGIE.
de restauration dans la réconciliation des douze tribus
et l'assujettissement des peuples d'alentour.
Si les temps glorieux de David et de Salomon, qui
avaient laissé entrevoir des perspectives d'une ère
encore plus glorieuse, étaient bien révolus, les espé-
rances d'un avenir meilleur n'avaient pas pour autant
abandonné le peuple d'Israël. Le schisme en effet avait
singulièrement réduit la puissance des royaumes sépa-
rés, de celui de Juda surtout; les luttes fratricides
n'avaient fait qu'aggraver la situation, en attendant
que l'immixtion des puissances étrangères, assyrienne
et babylonienne, toujours prêtes à intervenir, ne
finissent par imposer leur domination; à la décadence
politique, à peine retardée par quelques règnes plus
glorieux dans l'un et l'autre royaumes, s'ajoutait la
décadence morale et religieuse que l'action pourtant
répétée et énergique fies prophètes de Jahvé ne par-
venait pas non plus à arrêter sur la pente fatale.
Pareille situation, loin de détourner les Israélites de la
pensée et de l'espoir de temps meilleurs, ne faisait au
contraire que stimuler leur impatience dans l'attente
de leur proche réalisation. Jahvé, le Dieu d'Israël.ne
se devait-il pas à lui-même et à son peuple de triom-
pher finalement de ses ennemis? Le peuple élu, la cité
sainte, gardienne de l'arche d'alliance, ne pouvaient
ni l'un ni l'autre disparaître; le « Jour de Jahvé »
serait celui de leur triomphe. « L'idée comme ''expres-
sion «jour de Jahvé » étaient familières à ceux qui fré-
quentaient les sanctuaires... Pour ces adorateurs qui
ne saisissaient pas de différence profonde entre les rela-
tions de Jahvé avec son peuple et les rapports dis
autres dieux avec leurs nations respectives, la caus • de
Jahvé s'identifiait avec la cause d'Israël ; le triomphe
de Jahvé ne pouvait être que le triomphe d'Israël. »
Touzard, Le Livre d'Amos, 1909, p. r.xxm. Des anti-
ques promesses on n'oubliait que la condition imposée
a leur exécution; c'est elle que rappelleront les oracles
îles prophètes d'Israël et de Juda. Si le jour de Jahvé
sera celui de la destruction des ennemis de son peuple,
il le sera aussi de tout ce qui s'oppose au triomphe de sa
justice, et par conséquent des Israélites infidèles, aussi
bien que des nations païennes; seul un petit reste sur-
vivra à qui il sera donné de voir la réalisa lion des pro-
messes.
Cette sorte d'eschatologie populaire, pour être eu
opposition avec l'enseignement prophétique, n'est ce-
pendant pas ce que d'aucuns prétendent : une émana
tion d'un messianisme oriental, adaptée au particula-
risme des Israélites (Gunkel, Gressmann). Seul, en
effet, parmi les peuples de l'ancien Orient, Israël a
connu l'espérance messianique qui. avec son mono-
théisme, est la caractéristique essentielle de sa religion.
Les théories émises en ces dernières années pour re-
trouver chez d'autres peuples, Babyloniens ou Égyp-
tiens, des conceptions analogues ou même l'origine du
messianisme hébreu ne sont nullement justifiées.
Cf. art. Messianisme, t. x, col. 1552-1564.
Ainsi, sans enrichir directement l'idée messianique,
les deux derniers Livres des Rois nous font connaître
le milieu religieux dont les conditions nous aideront à
mieux comprendre les prédictions d'un Isaïe ou d'un
Jérémie et à en saisir la portée et la valeur doctrinales.
4. Culte. — a) Sanctuaires. — La multiplicité des
sanctuaires de la période précédente allait-elle faire
place à l'unité prescrite par la Loi, du jour où le temple
de Jérusalem, par sa splendeur et son organisation,
laisserait dans l'ombre tous les autres lieux de culte
et en détacherait peu à peu les fidèles? Motifs
d'ordre religieux non plus que motifs d'ordre politique
ne furent assez puissants pour amener le peuple a
renoncer aux hauts-lieux qui continuèrent à subsister
en Israël et même en Juda. De la tolérance dont ils
furent l'objet on peut donner pour raison l'attache-
T. — XIII.
90.
2839
ROIS (LIVRES IIIe ET IVe DES). LE CULTE
2840
ment opiniâtre que leur gardait te peuple ; malgré tout,
c'était Jahvé qu'il y honorait, et on pouvait craindre
qu'il ne se tournât vers des hauts-lieux païens, si une
stricte défense lui avait été imposée de ne plus fréquen-
ter les sanctuaires accoutumés. On peut penser en effet
qu'après s'être rendu trois fois dans l'année au sanc-
tuaire national, l'Israélite voulait encore, en d'autres
occasions, se rendre au haut-lieu d'accès plus facile et
parfois d'illustre mémoire pour y pratiquer l'acte du
culte répondant à ses besoins religieux. Salomon lui-
même n'offrait-il pas des sacrifices sur les hauts-lieux
et n'y brûlait-il pas des parfums? Il est vrai, observe
l'auteur des Livres des Rois, qu'alors la maison n'avait
pas encore été bâtie au nom de Jahvé et que Gabaon
était le grand haut-lieu dès longtemps vénéré et dont
le service était assuré par Sadoc, un aaronide. 1 1 1 Reg.,
m, 2-4.
Pour Israël. qui s'était séparé de Juda, le temple de
Jérusalem comptera de moins en moins, encore qu'on
s'y rendît parfois pour offrir des sacrifices. II Par.,
xi, 16; xv, 9. Dan et Béthel et plus encore les anciens
hauts-lieux devaient répondre aux besoins religieux des
habitants du royaume d' Israël. L'érection de nouveaux
sanctuaires ne signifiait pas pour Jéroboam l'abandon
du culte de Jahvé; les veaux d'or n'y étaient pas des
représentations de Baal mais de Jahvé, comme autre-
fois dans le désert, Ex., xxxu, 4 ; dans l'ancien Orient,
à Babylone ou en Egypte, le taureau figurait souvent
la divinité. Le péché de Jéroboam ne laissait pas que
d'être très grave, en opposition formelle avec la loi de
l'unité du sanctuaire et de la défense du culte des
images. Cf. Ex., xx, 4; xxxiv, 17; Dcut., xn, 5.
On s'est parfois étonné de l'attitude d'Élic à l'en-
droit de ce culte schismatique ; nulle trace en effet, dans
toute son histoire, d'une lutte contre les sanctuaires
multiples, non plus que contre les représentations tau-
rolàtriques de Jahvé que les prophètes du vme siècle
combattront avec tant de violence. Faut-il en conclure,
comme on n'y a pas manqué, que ni la loi de l'unité de
sanctuaire ni celle qui proscrivait les représentations
symboliques de Jahvé n'existaient du temps d'Élie?
Il s'agissait bien alors, a-t-on justement observé, « de
polémiquer contre le culte schismatique et idolàtrique
qui, s'il était opposé à la loi, était au moins un culte de
Jahvé, alors que l'idolâtrie proprement dite avait
envahi toutes les classes de la société et jetait partout
de profondes et tenaces racines I II y aurait plutôt lieu
dese demander s'il existait encore en Israël, en ces jours
malheureux, un culte taurolâtrique de Jahvé, clai-
rement distinct du culte de Baal. En effet, les veaux
d'or de Dan cl. de Béthel, qui représentaient Jahvé,
étaient les symboles ordinaires du dieu syrien Hadad.
Ledieu Hadad, le Baal par excellence, le dieu du ciel et
de l'orage, aura certainement été du nombre des divi-
nités étrangères honorées en Israël au temps d'Achab.
Hadad aura eu son culte et ses prêtres et ses pro-
phètes. Il y aura donc eu en Israël des taureaux, images
de Jahvé, et des taureaux, images de Hadad. Oui ne
voit combien la pente était glissante, combien la tran-
sition était, facile du culte de .Jahvé au culte de Baal?
Ce qui importait surtout au prophète, c'était d'extir-
per l'idée de Baal et de rappeler éncrgiquem.-nt le sou-
venir de Jahvé. le Dieu des ancêtres, d'Abraham,
d'Isaac cl d'Israël (Iil Reg., xvin, 36). i Tobac, Les
prophètes d'Israël, t. i, p. 108 109. Certes l'œuvre du
prophète eût été plus complète et sans doute pi vis
durable, S'il avait pu ramènera l'unité du sanctuaire
les Israélites; c'était une tâche trop difficile sinon
impossible dans les conditions du temps d'Achab.
Pour la pleine application de la loi d'unité du sanc-
tuaire, de longues années seront nécessaires; les ré
formes de rois pieux tels que Josaphat, Êzéchias ou
Joaias n'y atteindront que d'une manière très passa-
gère; ce ne sera qu'après la longue épreuve de la cap-
tivité que le temple de Jérusalem réalisera sa véritable
destinée et sera l'unique sanctuaire du peuple de Dieu.
b) Ministres. — ■ Le privilège de la tribu lévitique
dans l'exercice du culte était reconnu dans les diffé-
rents sanctuaires au temps de Samuel et de David; à
plus forte raison en était-il de même dans le temple de
Salomon; les plus hautes fonctions y sont réservées à
la famille de Sadoc. III Reg., Il, 35. Dans les sanc-
tuaires locaux, l'offrande des sacrifices est également
assurée par les membres de la famille sacerdotale, du
moins dans le royaume de Juda, où l'observation de la
loi à ce sujet est plus stricte que dans le royaume
schismatique. En preuve l'attitude de Josias vis-à-vis
de ceux qui desservaient les hauts-lieux; leur incor-
poration dans le clergé de Jérusalem, bien qu'ils
n'aient pas été autorisés à monter à l'autel de Jahvé,
indique assez clairement qu'ils étaient prêtres, ayant
de plus été autorisés à manger les pains sans levain
au milieu de leurs frères. IV Reg., xxm, 8-9. Ces
ministres des hauts-lieux, ramenés au sanctuaire
unique, sont probablement ces lévites dont il est ques-
tion au Livre d'Ézéchiel, xi.iv, 9-16, et qui, à cause de
leurs errements, furent destitués de leurs fonctions
sacerdotales et mis au rang des portiers et des desser-
vants du temple. D'autre part le fait que ces prêtres
infidèles furent déchus de leur dignité pour remplir des
emplois inférieurs ne contredit pas l'existence d'une
catégorie de serviteurs subalternes antérieurement à
cette déchéance du temps de Josias, autrement dit, ne
contredit pas la distinction entre prêtres et lévites et
n'en est nullement l'origine; l'organisation même du
service du temple devait certainement comporter une
telle catégorie de ministres du culte. Quelques textes
dans les Livres des Rois paraissent consacrer cette
répartition des ministres du culte en deux ordres : les
prêtres et les lévites. III Reg., vm,4; IV Reg., xxn,4;
xxm, 4; xxv, 18. Cf. art. Lévitique, t. ix, col. 481-484.
En Israël la spécialisation des fonctions liturgiques
apparaît beaucoup moins rigoureuse. Jéroboam, pour
assurer le culte des sanctuaires de Dan et de Béthel,
« fit des prêtres parmi le peuple, qui n'étaient pas des
enfants de Lévi », III Reg., xn, 31; pour l'Israélite
croyant, ce n'était point là un véritable sacerdoce, et
cette usurpation était encore un péché de la maison de
Jéroboam, cause de sa destruction et de son extermi-
nation de la face de la terre. III Reg., xm, 33-34.
Parmi les prêtres, tous ministres du sacrifice, exis-
tait une organisation hiérarchique, du moins dans le
temple de Jérusalem. Déjà aux Livres de Samuel mais
plus encore dans ceux des Rois, on voit qu'il est fait
mention de prêtres qui, soit par leur rôle ou leurs fonc-
tions, soit par leur titre, apparaissent sinon identiques
au grand prêtre dont le Lévitique décrit la consécra-
tion et les fonctions en la personne d'Aaron, du moins
comme jouissant d'une situation privilégiée, qui les
met dans un rang à part, au-dessus des simples prêtres.
Ainsi, au temps d'Athalie, Joïada, appelé simplement
le prêtre Joïada.est à la tête de tout le clergé, dirigeant,
organisant la révolte contre l'usurpatrice, proclamant
et couronnant Joas roi de Juda, concluant enfin une
alliance entre Jahvé, le roi et le peuple. IV Reg., xi.
Sous .Josias, Ilelcias, désigné expressément par le titre
de grand prêtre, jonc un rôle de premier plan lors de
la réforme entreprise par le roi à la suite (le la décou-
verte du Livre de la Coi, dans le temple. IV Reg., XXII,
I. S; xxm, 4. Cf. Is., vin, 2.
Le sacerdoce lévitique n'avait pas fait disparaître
le sacerdoce familial ou patriarcal ni surtout le sacer-
doce royal. Se conformant aux antiques usages, Saiil et
David avaient sacrifié. Salomon fit de même à Gabaon
et à Jérusalem. III Reg., m, 3, 4, 15; VIII, 5, 62-64;
i\. 25. David et Salomon bénissent le peuple tout
2841
ROIS (LIVRES IIIe ET IVe DES . LE TEXTE
2842
comme des prêtres, III Reg., vin, 14, 55; trois fois par
an Salomon brûle des aromates sur l'autel des parfums
qui est devant Jahvé. III Reg., ix, 25. « Les rois
hébreux tenaient à ces pratiques qui satisfaisaient leur
piété en même temps qu'elles rehaussaient leur pres-
tige et rendaient leur autorité sainte. » Desnoyers,
op. cil., t. ni, p. 218. En Israël, Jéroboam monta à l'au-
tel pour sacrifier, ne faisant pas en cela du moins œuvre
de novateur, et au vne siècle encore, en Juda, Azarias,
l'Ozias des Chroniques, brûle des aromates sur l'autel
des parfums. II Par., xxvi, 16. Peu de temps après,
c'est Achaz qui fait brûler son holocauste et son obla-
tion et verse sa libation sur l'autel qu'il avait construit
d'après le modèle de Damas. IV Reg., xvi, 12-13. Ces
quelques traits montrent assez que la pratique royale,
qui continuait la pratique patriarcale du sacerdoce, ne
disparut qu'à la longue, après une période de luttes et
de revendications qui finit par imposer la reconnais-
sance des prérogatives que les prêtres lévitiques te-
naient de par l'institution mosaïque.
c) Sacrifices. — Holocaustes, sacrifices pacifiques,
oblations sont, comme à l'âge précédent, les formes
ordinaires de l'offrande des victimes et des produits du
sol. III Reg., vm, 64. Chaque jour est consacré par
l'holocauste du matin et l'oblation du soir. IV Reg.,
xvi, 15; III Reg., xvm, 29. Quant aux autres espèces
de sacrifices, surtout expiatoires, dont les Livres de
Samuel ne parlent pas, un texte des Livres des Rois
en suppose l'existence au temps de Joas de Juda :
« L'argent des sacrifices pour le délit et des sacrifices
pour le péché, y est-il dit, n'était point apporté dans
la maison de Jahvé : il était pour les prêtres. »
IV Reg., xn, 17. Les termes employés par l'auteur
pour désigner ces sacrifices sont les termes techniques
eux-mêmes du Lévitique, iv, 1-5, 26 : 'dsdm et hattà't.
Si dans le code lévitique il n'est pas question de somme
à payer, on peut supposer que, dans le cas prévu au
Livre des Rois, ceux qui étaient tenus à l'offrande d'un
sacrifice expiatoire, au lieu d'amener eux-mêmes les
victimes, en remettaient le prix aux mains ries prêtres
qui assuraient l'immolation. Il ne s'agit pas en effet
d'une simple amende pécuniaire, transformée dans la
suite en un sacrifice spécial (Wellhausen) ; on ne voit
pas à quel titre les prêtres auraient pu prétendre à une
telle amende, n'ayant subi aucun dommage. Aussi
n'est-ce pas sans raison qu'on voit dans ce texte la
preuve de l'existence, au temps de Joas, des deux sacri-
fices lévitiques pour le délit et pour le péché; ils y
apparaissent comme une institution florissante, en
vogue parmi le peuple et respectée du pouvoir. En
effet, malgré d'urgentes nécessités, l'autorité royale dé-
fend de faire servir l'argent des sacrifices expiatoires à
d'autres fins même aussi pieuses que la reconstruction
du temple, tant l'expiation est un devoir sacré. Cf. Mé-
debielle, L'expiation dans l'Ancien et le Nouveau Tes-
tament, t. i, 1924, p. 162.
La même conclusion, relative à l'antique usage des
sacrifices expiatoires, se dégage du reproche adressé par
le prophète Osée, iv, 8, aux prêtres qui se repaissent
du péché du peuple, et de la comparaison avec des
sacrifices analogues chez les anciens peuples de Canaan,
Philistins et Phéniciens. L'expiation du péché par un
sacrifice, loin d'être d'institution récente, s'avère de
))1 us en plus une institution de la plus haute antiquité;
l'école Graf-Wellhausen qui a voulu en faire une inven-
tion hiérosolymitaine de basse époque a abouti « à une
conception radicalement fausse des sacrifices en Israël ».
Dussaud, Le sacrifice en Israël, p. 2. Cf. art. Lévitique,
t. ix, col. 485-487.
Aux sacrifices offerts au vrai Dieu, des Israélites trop
nombreux en ajoutaient d'autres offerts aux idoles,
immolant parfois leurs propres enfants, malgré la
défense de faire passer ses enfants par le feu, en l'hon-
neur de Moloch. Lev., xvm, 21. Ce dieu avait un sanc-
tuaire proche de Jérusalem, III Reg., xi, 7, et il est
rapporté que les rois de Juda, Achaz et Manassé,
firent passer leurs enfants par le feu, IV Reg., xvi, 3;
xxi, 6; cf. IV Reg., xxm, 10, 13. Le sacrifice d'enfants
était un usage pratiqué chez les peuples voisins; l'his-
toire de la campagne contre Mésa, roi de Moab, en
fournit un exemple, IV Reg., m, 27; les fouilles des
antiques cités cananéennes de Ta'annach, de Mageddo,
de Gézer ont révélé l'existence de sacrifices humains
de fondation ou d'inauguration de monuments. De tels
sacrifices de fondation la reconstruction de Jéricho fut
l'occasion. Hiel de Béthel, malgré la malédiction dont
Josué avait menacé toute tentative de rebâtir les murs
de la ville vouée à l'anathème, Jos., vi, 26, « en avait
jeté les fondements au prix d'Abiram, son premier-né,
et en avait posé les portes au prix de Ségub, son der-
nier fils. » III Reg., xvi, 34. Cf. Vincent, Canaand'après
l'exploration récente, 1907, p. 197-200.
VIII. Texte. — Pour nous avoir été transmis dans
un état plus satisfaisant que celui des Livres de Samuel,
le texte hébreu des Livres des Rois ne saurait être dit
excellent, car nombreuses y sont les traces manifestes
d'altération et nombreuses aussi les corrections faites
d'après la version des Septante. Kittel, Biblia hebraïca,
t. i, 1905, p. 458-552; Stade et Schwally, The Books of
Kings, dans la Bible polychrome de Haupt, 1904 ; Bur-
ney, Notes on the hebrew text of the Books of Kings, 1903.
Pour la reconstitution du texte primitif, on dispose
de deux sources principales d'information, les textes
parallèles et les anciennes versions. Pour de très nom-
breux et importants passages il existe entre les deux
derniers Livres des Rois et le deuxième Livre des Para-
lipomèncs des ressemblances qui vont parfois jusqu'au
littéralisme; leur comparaison n'est pas sans intérêt
dans la recherche du texte primitif. Voici les princi-
paux de ces passages : III Reg., 5-15 et II Par., i, 7-
13; III Reg., x, 1-29 et II Par., ix, 1-28; III Reg., xn,
1-19 et II Par., x, 1-19; III Reg., xiv, 25-31 et II Par.,
xn, 916; 111 Reg., xv. 16-22 et II Par., xvi, 1-6;
III Reg., xxir, 2-35, 41-50 et II Par., xvn, 1-34; xx,
31 37; IV Reg., vm, 17-23, 25-29 et II Par., xxi, 5-10;
xxn, 1-6; IV Reg., xi, 1-xn, 14 et II Par., xxm,
lo-xxiv, il; IV Reg., xv, 32-38 et II Par., xxvn, 1-9;
IV Reg., xxi, 1-9, 17-24 et II Par., xxxm, 1-9, 18-25;
IV Reg., XXII, 1 -xxm, 4 et II Par., xxxiv, 1-33.
Cf. P. Vannutelli, Libri synoptici Veleris Teslamenli,
seu librorum Regum et Chronicorum loci paralleli, t. i,
1931; t. ii, 1934.
La version des Septante, avec ses nombreuses va-
riantes, additions, omissions, transpositions et autres
modifications, représente certainement une recension
de l'hébreu différente de celle qui a servi de base au
texte massorétique. Ses manuscrits n'offrent pas un
texte uniforme. D'après Sanda, le Vaticanus repro-
duirait un texte antéhexaplaire, tandis que l'Alcxan-
drinus un texte posthexaplaire, aussi le premier peut-il
revendiquer une plus grande originalité, le second
ayant été souvent modifié d'après l'hébreu massoré-
tique. Sanda, Die Bûcher der Kônige, 1911, p. xn.
Cf. Silberstein, Ueberden Ursprung des im Cod. Alexan-
drinus und Vaticanus des dritten Kônigsbuchcs der
Alexand. Ueberselzung, dans Zeitsch. fur A. T. Wis-
senschaft, 1893, p. 1-75; 1894, p. 1-30. La recension de
Lucien est aussi un témoin de grande valeur; nombre
de problèmes critiques qui s'y rattachent ne sont pas
toutefois élucidés. Cf. Rahlfs, Studien zu den Kônigs-
bùchern, 1904 ; Lucians Rezension der Kônigsbiïcher,.
1911. Les versions grecques plus récentes, Aquila,
Symmaque et Théodotion, peuvent à l'occasion être
mises à profit. Cf. Burkitt, Fragments of the Books of
the Kings according lu the translation of Aquila, 1897.
La vieille version latine, étant données ses nom-
2843
ROIS (LIVRES DES) — ROLLE RICHARD;
!844
breuses affinités avec la recension de Lucien, n'offre pas
grand intérêt. La Pcschito an contraire s'en tient étroi-
tement au texte massoiV tique; il en est de même de la
Vulgate, dont saint Jérôme a particulièrement soigné
la traduction. Cf. Berlinger, Die. Peschilla zum I. Uurh
der Kônige, 1897; Barnes, The Peschilla version o{
2 Kin/js, dans Journal oj theological stwlics, t. VI,
p. 220; t. xi, p. 533.
I. Commentaires. — 1° Catholiques. — Théodoret,
Quœstiones in Libros Rcgum, P. G., t. i.xxx, col. 668-800;
Procope de Gaza, dans P. G., t. lxxxvii, col. 1148-1200,
comme pour les Livres de Samuel il reproduit les inter-
prétations de Théodoret; S. Ambroise, De Elia... P. L.,
t. xiv, col. 698-728; S. Eucher, P. L., t. L, col. 1102-1208
(pas authentique); S. Isidore de Séville, P. L., t. lxxxiii,
col. 414-424; Bùdele Vénérable, P. L., t. xci, col. 715-808;
Raban Maur, P. L., t. cix, col. 9-280; Walafrid Strabon,
P. L., t. cxiii, col. 582-630.
Les commentaires de Nicolas de Lyre, de Tostat et de
Cajétan à la Renaissance, ceux de Menochius, Malvenda et
Cornélius a Lapide au xvne siècle, de Duguet et de dom Cal-
met au xvine.
Clair, Les Livres des Rois, Paris, 1879-1884; Neteler, Dus
3. nnd 4. Biieli der Kônige der Vulgata and des hebràischcn
Textes iiberselzt nnd erkldrl, Munster-en-W., 1899; Schlôgl,
Die Biicher der Kônige; Die Bûcher der Chronik, Vienne, 1911,
dans Kurzgefasster wissenschaft. Commcntar de Schafer;
Sanda, Die Biicher der Kônige, 1911, dans Exegelisches
Handbuch zum A. T. de Nikel et Scliulz; Landersdôrfer,
Die Biicher der Kônige, Bonn, 1927, dans Die heilige. Schrijl
des A. T. de Feldmann et Herkenne.
2° Non catholiques. — Le Clerc (Clericus); Grotius; The-
nius, Die Biicher der Kônige, 2e édit., 1873, dans Kurzgef.
exegel. Handbuch; Keil, Die Biicher der Kônige, 2° édit.,
1870, dans Biblischer Commentar iiber das A. T. de Keil et
Delitzsch; Bâhr, Die Biicher der Kônige, Biclefeld, 1868;
Lumby, The first Book oj the Kings, 1886; The second Book
of the Kings, 1888, dans Cambridge Bible...: Klostermann,
Die Biicher Samuelis und der Kônige, Nordlingen, 1887,
dans Kurzgef. Kommenlar de Strack et Zôckler; Rawlinson,
Kings, Londres, 1893; Benzinger, Die Bûcher der Kônige,
Fribourg-en-B., 1899, dans Kurzer Handkomm. de Marti;
Kittel, Die Biicher der Kônige, Gœttingue, 1900, dans
Handkomm. zum A. T. de Nowack; Barnes, Kings 1 and 2,
Cambridge, 1908.
II. Études. — Pour les questions critiques et historiques
voir les introductions bibliques générales et les histoires
et théologies de l'Ancien Testament et, outre les travaux
cités au cours de l'article : Wellhausen, Die Composition des
Pc il. und der hislor. Biicher des A. T., 3e édit., Berlin, 1899;
Diiller, Geogranhisrhe und ethnographische Studien zum 3. und
4. Bûche der Kônige, Vienne, 1904; Nagl, Die nachdavidisch •
Kônigsgeschichte Israels ethnographisch und geographisch
beleuchlel. Vienne, 1903; Desnoyers, Histoire du peuple
hébreu, t. ni, Paris, 1930.
Les articles des dictionnaires et encyclopédies : Fillioa,
7{«És (Troisième et quatrième livres des), dans Vigouroux,
Dictionnaire de la Bible, t. v, col. 1145-1162; Kaulen,
Kônige (Bûcher der), dansVVetzer et Welte, Kirchenlexicon,
2' édit., t. vu, col. 913-920; Volk, Kônige (Biicher der),
dans Protest. Realencg'dopddic, 3° édit., t. x, p. 622-628;
Birney, Kings I and II, dans Hastings, A Dictionarg <>/
the Bible, t. u, p. 856-870; Kautzsch, Kiuqt (Book) dans,
Cheyne, Encgclopsedia biblica, t. n, col. 2664-2072.
A. Clamer.
ROJAS (François de), frère mineur, originaire de
Tolède, fit partie de la province de Castille, et mourut
vers 1(356, après avoir joui d'un grand renom de prédi-
cateur. Il a laissé une très abondante production litté-
raire, surtout orientée vers la prédication. Outre des
recueils de sermons, on cite de lui des Commentaria in
concordiam eoangelistarum juxla translationes littérales,
anagogicos, morales et allegoricos sensus secundum ordi-
nem eoangeliorum tolius anni, partie en lai in, partie en
espagnol, Madrid, 1621, 2 vol. in-fol.; il faut distin-
guer de cet ouvrage une Ciilena aiiren ss. Ecclesiee dOC-
lorum per maris abyssum evangelicm historiée nauigan-
dum, in qtia translationes anliquiores et neoiericœ addii-
cunlur quœ <id litteralem et moralem sensum ulilius con
ducunl, Lyon, 1651, 3 vol. in-fol.; l'inspiration est
d'ailleurs analogue à celle de l'ouvrage précédent; de
même l'Elucidarium sanclorum virginum et marlyrum,
Madrid. 1634; l'Elucidarium Deiparœ virginis, 1643.
Le P. de Rojas avait aussi commencé la publication des
Annales de son ordre, en espagnol; il en parut trois vol.
in-fol. à Valence en 1652, qui couvrent l'histoire du
premier siècle de l'ordre.
N. Antonio, Bibliotheca hisoana nova, t. i, p. 4696. au
m ot. Fr. de Roxas; L. Wadding. Scriplores O. M., 1806,
p. 92; .T. -IL SI aralea, Supplemenlum, 1806, p. 282, qui a
Utilisé la notice de .Jean de Saint-Antoine
É. Amann.
1 . ROLAND Aubert, né en 1692, à Lifïol-le-Pctit
(Haute-Marne), entra en 1707 chez les cordeliers, où il
eut une assez grande notoriété. Un décret du Père géné-
ral, confirmé par un bref de Clément XII, lui donna le
titre d'écrivain de l'ordre, avec les droits et préroga-
tives attachés au rang de provincial. Administrateur
de l'hôpital de Saint-Mihiel, il y vivait encore en 1751,
quand dom Calmet rédigea sa notice dans la Biblio-
thèque lorraine. Outre deux ouvrages d'histoire locale :
Vie de la bienhet relise Philippa de Gueldres, duchesse de
Lorraine, qui parut à Toul sans nom d'auteur, en 1736,
et La guerre de René II, duc de Lorraine contre Charles
le. Hardi, dernier duc de Bourgogne, imprimée à Luxem-
bourg, sans nom d'auteur, en 1742, il a donné un gros
travail relatif aux controverses religieuses de l'époque
qui n'avaient pas épargné la Lorraine : Moyens faciles
de concilier les esprits sur les difficultés qui regardent la
bulle Unigenitus, Luxembourg, 1732-1735, 5 vol. in-4°.
Dom Calmet, Bibliothèque lorraine, Nancy, 1751, col. S34-
835, d'où la notice est passée dans Richard et Giraud.
É. Amann.
2. ROLAND DE CRÉMONE, italien d'ori-
gine, fait à Bologne ses premières études, puis, maître
es arts, entre chez les dominicains de cette ville, en
1219. Dix ans plus tard on le trouve à Paris où il devient
maître en théologie; c'est le premier dominicain qui
enseigne à l'université. Après avoir régenté l'année
1229-1230, il est envoyé à Toulouse, où il professe de
1230 à 1233, pour rentrer ensuite en Italie, où il four-
nira encore une longue carrière de prédicateur. Il meurt
en 1259. Son nom se lit en tête de Quiestiones super
quatuor libros Senlentiarum dans le ms. 795 de la Maza-
rine, à Paris. Le P. Ehrle a publié la liste de ces ques-
tions dans Miscellanea domenicana, 1923, p. 125-134.
Que tif-Échard, Script, ord. prœdicat., t. i, p. 125 sq. ;
JMandonnet dans Revue thomiste, 1896, p. 135-170, et dans
Thomas d'Aquin, novice prêcheur, p. 151; Elule, Xenia tho-
mistica, t. in, Rome, 1925, p. 536-544; P. Glorieux, Réper-
toire des maîtres en théologie de Piuis au XIII" siècle, t. i,
Paris, 1933, p. 42.
É. Amann.
ROLLE Richard, dit aussi Richard de Ham-
poi.e, ermite et écrivain spirituel anglais (xive s.). —
Né à Thornton (Yorkshire) dans les dernières années
du xme siècle, il est envoyé de bonne heure à Oxford,
pour y faire ses études. Mais, dès l'âge de dix-neuf ans,
épris de vie contemplative, il rentre dans sa patrie et,
sans vouloir s'engager dans aucun ordre monastique,
mène la vie érémilique en divers lieux, et finalement à
Hampole, près de Doncaster, au voisinage d'un cou-
vent de cisterciennes, d'où le surnom qu'on lui a donné
de Hampolitanus, devenu par corruption Pampolila-
nus. C'est là qu'il meurl te 29 septembre 1349, laissant
une grande réputation de sainteté. Bien qu'il n'ail
jamais été ni canonisé, ni béatifié, un office fut com-
posé en son honneur qui a figuré au bréviaire d'York;
c'est à la légende de cet office que l'on doit le plus clair
des renseignements sur ce personnage. Voir Breoiarium
ai! usum Ecclesise Eboracensis, II, dans Surlees Society,
t. lxxv, 1883, p. 789-805, 809-820.
2 8 î .:
ROLLE (RICHARD;
ROLLIN (CHARLES)
2846
Rolle a beaucoup écrit, soit en latin, soit en anglais;
plusieurs de ses œuvres composées en latin ont été
mises en anglais et inversement, ce qui complique un
peu son histoire littéraire, car il n'est pas toujours facile
de savoir quelle est la langue originale de tel ou tel
traité. Parmi les œuvres latines ont été publiés : De
emendatione vitœ ou De emendalione pcccatoris, publié
en 1510. que l'on trouvera réimprimé dans la Maxima
bibliolhcca vct. Patrum, éd. de Lyon, t. xxvi, 1G77,
p. 609-618, et dont l'allure générale, l'inspiration et le
style même font songer à l'Imitation; des Explana-
liones notabilcs, commentaire sur le livre de Job (pu-
blié à Paris, en 1510, avec le précédent comme appen-
dice, au Spéculum spirilualium) ; De incendio amoris et
Eulogium nominis Jesu, publiés tous deux à Anvers
en 1 533 avec le De emendatione, et que l'on trouvera
dans la même Biblioth. Patrum, ibid., p. 629-032 et
627-629. En 1535 et 1536 parut à Cologne D. Ricliardi
Pampolitani (sic) Anglosaxonis eremilcC, viri in divinis
scripluris ac veteri illa solidaque theologia eruditissimi,
in Psalterium davidicum, atque alia quœdam sacra;
Scriplurœ monunienla compendiosa justaque pia enar-
ralio, qui ajoutait aux textes susdits une paraphrase
des Psaumes et de certains passages des Lamentations
de Jérémie, des divers «cantiques «insérés au bréviaire,
de l'oraison dominicale, du symbole des apôtres et du
symbole de saint Athanase (ces trois derniers commen-
taires sont réimprimés dans la Biblioth. Patrum, ibid.,
p. 618-627).
L'œuvre anglaise de Rolle a attiré l'attention des
philologues qui ont étudié sa traduction du psautier
et d'autres textes scripturaires (Job, Jérémie). Deux
des traités latins, le De incendio amoris et le De emen-
dalione vitœ avaient été traduits en anglais en 1434-
1435 par Richard Misyn, cette traduction a été publiée
dans Early english Texl society, n. 106, Londres, 1896.
Deux traités en prose, composés par Hampole en
anglais ont été publiés en 1506 : Conlemplacyons of the
drede and loue of God, et The remedy ayenst the troubles
of (emptaeyons. Un long poème, consistant en un pro-
logue et sept livres, est intitulé Pricke of Conscience, il a
été traduit en latin, Stimulus conscientiœ; c'est une
méditation passablement pessimiste sur le début de la
vie humaine, l'instabilité des choses de ce monde, la
mort et ses suites. L'auteur s'inspire du De conlemplu
mundi d'Innocent III, du Compendium thcologicœ veri-
latis d'Hugues de Strasbourg, de YElucidarium d'Ho-
norius Augustodunensis. Les mss. sont extrêmement
nombreux; une édition en dialecte northumbrien (la
langue originale) a été donnée en 1863, pour la Philo-
logical society, t. vi, par le Rev. R. Morris. Au moins
aussi intéressants que le Pricke of Conscience sont les
paraphrases anglaises des psaumes et des cantiques,
publiées en 1884 par le Rev. H. R. Rramley. Dix autres
traités en prose ont été donnés en 1866 par G. -G. Perry
dans Early english Texl society, n. 20 (réédit. en 1921).
Dans son livre sur Richard Rolle, C. Horstmann a
publié un nombre assez considérable de courts poèmes
et de lettres de son héros. Ces diverses publications
permettent de fixer exactement la position de Rolle.
Encore que les lollardsde l'âge suivant aient essayé de
le tirer à eux, il nous apparaît d'une orthodoxie au-
dessus de tout soupçon. Sans doute, ce n'est pas un
théologien scolastique et il est plus familiarisé avec
l'Écriture et les Pères de l'Église, jusques et y compris
saint Bernard, qu'avec les docteurs du xme siècle. Les
plaintes qu'il laisse échapper sur la corruption des
mœurs de son temps se retrouvent en nombre d'au-
teurs contemporains ou postérieurs. Rien de tout cela
ne compromet sa doctrine spirituelle et il faut lui
rendre cette justice qu'il a cherché à mettre à la portée
de la masse chrétienne la vie contemplative dont il
avait lui-même expérimenté la douceur et l'efficacité.
Il y a une monographie importante : C.Hoistmtimi, York-
shire irriter* : Richard 1 <>lh of Hampole, an english Faiherof
ihe Churcl and his follotvers, l.o.idres, 2 vol., 1805-1 806, qui
renverra :m\ études antérieures assez nombreuses, et plus
encore en Allemagne qu'en Angleterre; art. Holle Richard (\\\
hit-lion, of national biograpiuj, t. xmx, 1897, y. 164-160; The
calhol. Encyclo/ edia, t. xm, p. 119.
É. Amann.
ROLLIN Charles (1661-1741), né à Paris, le
30 janvier 1661, fit ses humanités au Collège du Plessis
et suivit les cours de théologie en Sorbonnc. Il fut
tonsuré et ne voulut recevoir aucun ordre. Encore
jeune, en 1683, il fut professeur de rhétorique au Col-
lège du Plessis, puis professeur au Collège de France,
en 1688, et recteur de l'université de Paris (1694-1696)
et enfin principal au Collège de Beauvais (1696-1712):
il s'attacha à l'abbé d'Asfeld, ardent janséniste, et au
P. Quesnel, qui vint le voir au Collège de Beauvais.
Il fut toujours opposant à la bulle Unigenitus ,'t c'<st
à ce titre qu'il collabora aux Nouvelles ecclésiastiques.
Il fut partisan des Convulsions. En 1720, il fut de non
veau recteur de l'université, mais il vécut presque
toujours dans le silence, il mourut à Paris le 14 sep-
tembre 1741.
Rollin a composé un grand nombre de harangues
latines; il a rédigé neuf pièces de poésie latine, réunies
sous le titre de Selecta carmina clarissimorum quorum-
dam in Vniversitale professorum, Paris, 1727, in-12; son
principal écrit, connu sous le titre de Traité des études.
est le traité De la manière d'enseigner et d'étudier hs
belles-lettres, par rapport à l'esprit et au cœur, Paris,
1726-1728, 4 vol. in-12 : Rollin y propose trois maxi-
mes essentielles : 1. renseignement a pour objet la
formation du jeune homme parle développemenl i or-
mal de ses facultés; 2. l'éducation doit primer l'ensei-
gnement; 3. il n'y a pas d'éducation vraie sans la reli-
gion; il faut user de persuasion et de douceur et ne se
servir de châtiments et de verges que par exception.
L'écrit de Rollin fut critiqué par Gilbert., ancien rec-
teur de l'université, qui, dans ses Jugements des sa-
vants sur les maîtres d'éloquence et dans un autre Re-
cueil publié en 1727, fit des Observations sur le traité
de Rollin; de même, l'abbé Bellanger. sous le i seu-
donyme de Van der Meulen publia des Essais cri-
tiques sur les écrits de M. Rollin, Amsterdam, 17IO,
in-12, et un Supplément en 1741 (voir abbé Richard,
Discours sur le Traité' des études de Rollin, Dijon.
1883, in-8°). Rollin lui-même publia un Supplément
au traité de la manière d'enseigner et d'étudier les
belles-lettres, Paris, 1734, in-12. Le Traite des études a
été plusieurs fois réédité, en particulier à Paris,
en 1840. Rollin a également publié une Histoire an-
cienne des Égyptiens, des Carthaginois, des Assyriins,
des Babyloniens, des Mèdes et des Partîtes, des Mue,'
doniens, des Grecs, Paris, 1730-1738, 13 vol. in-12,
réédité à Paris, 1846-1849, en 10 vol. in-12, ave les
additions de Letronne, qui publia toutes les Œuvres
de Rollin, Paris, 1821-1825, 30 vol. in-8°. Il faut citer
aussi une Histoire romaine depuis la fondation île
Rome jusqu'à la bataille d'Actium, dont le t. i parut
en 1738 et le t. vi, en 1711; les volumes suivants,
préparés en partie par Rollin, ne furent publiés
qu'après sa mort, par Crevié, son disciple. Enfin
M. Aug. Gazier a publié dans ses Mélanges de littéra-
ture, p. 183-193, Paris. 1904, in-12, un chapitre inti-
tulé : Rollin défenseur de l'Université contre les jésuites;
fragments d'un Mémoire inédit, daté du 15 septembre
1739 : Rollin y défend les thèses jansénistes contre
la bulle Unigenitus « qui n'apporte, dit-il, que trouble
et confusion » et il s'y élève fortement contre l'ultra-
montanisme et le molinisme.
Au xixc siècle ont paru plusieurs éditions, plus ou
moins complètes des Œuvres de Rollin. Paris, 1 807- 1 81 1 1,
60 vol. in-8"; 1818, 18 vol. in-8°; Paris, 1821-1827.
2847
ROLLIN (CHARLES) ROMAINS (ÉPITRE AUX)
2848
30 vol. in-8°, enfin, Paris, 1810, 7 vol. in-8°, avec des
notes et éclaircissements par E. Berès.
Michaud, Biographie universelle, t. XXXVI, p. 372-370;
Hoefer, Nouvelle biographie générale, l.xi.n, col. 569-571;
Mon-ri, Le grand dictionnaire historique, t. IX, 1759, p. 316-
317; Nicoron, Mémoires pour servir éi l'histoire des hommes
illustres, t. xi.iii, p. 217-239; Nouvelles ecclésiastiques du
3 décembre 1741, p. 193-196, et du 7 janvier 1742, p. 4;
Nécrologe des plus célèbres défenseurs et confesseurs de la
aérité du X VIII' siècle, t. i, 1700, p. 143-444; Desessarts, Les
siècles littéraires, t. v, p. 452-455; différents Éloges de Hollin,
lors d'un concours établi par l'Académie française, en 1818,
et signés par Guéneau de Mussy, Saint-Albin-Berville,
Maillet-Lacoste, Aug. Trognon, J.-A. de Hivarol, Estienne,
Crignon Guénebaud ; Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. vi,
1854, p. 213-230; Villemain, Tableau de la littérature du
XVIW siècle, t. i, 1858, p. 223-235; Jules Janin, Causeries
littéraires et historigues, 1884, p. 99-178; II. Ferté, Rollin, sa
vie, ses œuvres et l'Université de son temps, Paris, 1902, in-8°.
J. Carreyre.
1 . ROMAIN, pape en l'année 897. Tout est obs-
curité à son sujet. Selon les catalogues pontificaux, que
confirme Flodoard (voir P. L., t. cxxxv, col. 830 D),
il succède à Etienne VI, le triste président du « concile
cadavérique », où fut condamné le pape défunt For-
mose. Ce concile est du mois de janvier 897 ; la réaction
qu'il suscita fut fatale à Etienne, qui fut jeté bas, puis
étranglé, sans doute en juillet. Dans ces conditions il
semble logique d'admettre que Romain, originaire de
Gallese, et pour lors prêtre du titre de Saint-Pierre-ès-
Liens, fut choisi par les adversaires d'Etienne, et donc
par les formosiens. Il est possible encore que, dès ce
moment, aient été préparées les mesures de réparation
qui furent promulguées sous le successeur, Théodore 1 1,
dont le pontificat fut encore bien plus court que celui
de Romain. A celui-ci les divers catalogues attribuent
une durée de l mois, plus ou moins. Il s'est conservé
une pièce provenant de la chancellerie de Romain et
confirmant les droits temporels des évêchés d'Elue (en
Roussillon) et de Gérone. Jaffé, n. 3515, 3516.
Jaffé, Regesla poniif. rom., t. i, p. 241 ; Duchesne, Le
Liber ponli ftcalis, t. n, p. 230, et les travaux cités aux
articles Formose et Etienne VI.
É. Amann.
2. ROMAIN DE ROME, dominicain de la
famille des Orsini, cousin du futur pape Nicolas III, est
à Paris dès 1266; il eut l'honneur de «lire les Sentences»
sous la régence de saint Thomas d'Aquin de 1270 à
1272, et de lui succéder après le départ de celui-ci
pour Naples ; il n'occupa d'ailleurs la « chaire des étran-
gers » qu'une année à peine, 1272-1273, étant mort au
cours de cette année scolaire. Outre des sermons, il a
laissé un Commentaire sur les quatre livres des Sentences
qui se retrouve dans le Vatic. Ollob. lut. 1430, et le
Valic. Palal. lai. 331. Il y aurait lieu d'étudier ces
textes qui ont été professés sous la direction du Doc-
teur angélique.
Quétif-Échaxd, Script, ord. prwdical., t. I, p. 263;
Fr. Ehrle, Xenia tliemislica, t. ni, Rome, 1925, p. 566-571 ;
P. Glorieux, Répertoire des maîtres en théologie de Paris an
XIII» siècle, t. I, Paris, 1933, p. 12'».
É. Amann.
ROMAINS (ÉPITRE aux). I Texte. Il Au-
thenticité et intégrité (col. 2856). 111. Destinataires
(col. 2869). IV. But (col. 2874). V. Analyse (col. 2875).
\ I. Date et lieu de composition (col. 2878). VII. Doc-
trines (col. 2878).
I. Texte. 1° L' fi pitre aux Romains dans le
• Corpus Paulinum ». — Les épftres de saint Paul
furent de très bonne heure réunies en collection ou
Corfius. La II" Pétri y fait allusion sans en préciser le
contenu et qualifie telle collection d' «Écriture »;
1 1 Pelr.. m. 16. Saint Ignace d'AntiOche «levait possé-
der ce recueil. Il écrit aux Kphésiens : « Dans chaque
cpîlrc.èvTtaoTJéTT'.aTo).?), il (saint Paul) fait mémoire de
vous dans le Christ Jésus », Eph., xn, 2; voir Funk,
Paires apostolici, h. L; W. Bauer, Die apostolischen
Vâter, dans Handbuch zum Neuen Testament de Lietz-
niann, Ergànzungsband, p. 212.
Il est très vraisemblable que saint Polycarpe et ses
correspondants possédaient également une collection
des écrits pauliniens. Cette hypothèse est rendue
encore plus vraisemblable du l'ait que l'évêque de
Smyrne envoie aux Philippiens sa collection des
épitres de saint Ignace. S'il ne fait point de même poul-
ies épîtres pauliniennes auxquelles il attribuait cepen-
dant plus d'autorité cpi'à celles d'Ignace c'est parce
que ses correspondants étaient déjà censés la posséder.
Cf. PhiL, xm, 2; m, 2, Funk, op. cit., p. 313, 299;
W. Bauer, op. cit., p. 298, 287. Ainsi les Églises pauli-
niennes devaient posséder une collection des lettres de
l'Apôtre dès les premières années du second siècle ou
même dès la fin du premier siècle.
Plus tard, en l'an 180, la réponse des martyrs Scilli-
tains mentionne parmi les livres apportés par les chré-
tiens, « les lettres de Paul, homme juste ». Vers la fin du
ne siècle le Canon de Muratori mentionne treize épîtres
proprement pauliniennes et les divise en deux groupes.
Dans le premier groupe il range celles qui sont adres-
sées à des Églises, dans le second celles qui sont adres-
sées à des individus, c'est-à-dire les épîtres pastorales.
L.'ànoaTo\iy.6\>... de Marcion, rédigé vers l'an 150, ne
comprenait que dix épîtres de Paul et parfois muti-
lées. Il omettait les pastorales, dont on trouve cepen-
dant de nombreuses traces dans les Pères apostoliques.
Cf. Harnack, Die Briefsammlung des Apostels Paulus.
Leipzig, 1926, p. 6, 14.
On est donc fondé à admettre que la collection des
épîtres de saint Paul renfermait, déjà au ne siècle au
plus tard, les treize lettres proprement pauliniennes.
Ces lettres formaient un tout et étaient copiées en-
semble sur les manuscrits ou volumina. Cette dernière
remarque vaut au moins pour les dix épîtres adressées
à des Églises. Les pastorales ont-elles formé un groupe
à part dans la tradition manuscrite, comme semble-
raient l'indiquer VAposlolicon de Marcion, le Canon de
Muratori et même les papyrus Chester Beatty ;
cf. Fr. Kenyon, The Chester Beatty biblical papyri,
fasc. 3, Londres, 1934, Introduction, p. vm? Ce n'est
point le lieu de l'examiner ici. Notons seulement que la
transmission du texte a été la même pour les épîtres,
au moins pour les dix premières, auxquelles appartient
l'Épître aux Romains. Aucune d'elles ne nous est par-
venue dans des manuscrits spéciaux. Les fragments
que l'on a trouvés dans certains papyrus ne prouvent
point le contraire, car il s'agit de passages copiés pour
l'usage individuel et auxquels on attribuait une vertu
particulière. Tel est le cas pour le papyrus P10, du
commencement du iv« siècle, contenant Rom., i, 1-7.
Voir plus loin, col. 2850.
Le texte de l'Épître aux Romains a donc eu le même
sort que celui des autres épîtres et son étude fait partie
d'une étude d'ensemble sur la critique textuelle des
épîtres pauliniennes. On en trouvera les éléments dans
les ouvrages les plus récents sur la critique textuelle
du Nouveau Testament, spécialement Lagrange, Cri-
tique textuelle, Paris, 1935, p 165 sq. ; K. Lake, The
text of the New Testament, Londres, 1928; A. Souter,
The text and canon of the New Testament, 3e éd.,
Londres. 1930; E. Nestle-E. Dobschûtz, EinfùJirung
in dus gricchisclie Neue Testament, Gœttingue, 1923 ;
II. Lietzmann, An die Rômer, 3e éd., 1928.
Nous nous bornerons ici à marquer la place del'épitre
dans le Corpus paulinum, à mentionner les principaux
témoins du texte et à en noter la valeur respective.
L'Épître aux Romains n'a pas toujours été placée en
tête des épitres de saint Paul comme clic l'est actuelle-
ment dans nos éditions. Le Canon de Muratori, nous
2849
ROMAINS (ÉPITRE AUX). TÉMOINS DU TEXTE
2850
l'avons déjà noté, distribue les épîtres pauliniennes en
deux groupes. En tête du premier groupe, il place la
première aux Corinthiens, et à la fin de ce groupe, c'est-
à-dire au neuvième rang, l'Épître aux Romains. Tertul-
lien assigne la même place à ces deux épîtres, bien qu'il
ne suive pas le même ordre pour les autres. Cf. Adv.
Marc, iv, 5, P. L., t. n (1844), col. 366. Il en est de
même pour saint Cyprien. Cf. Th. Zahn, Geschichte des
N. T. Kanons, t. ii, p. 59 sq. et 344-354.
Marcion suit un ordre tout différent. Il donne d'abord
le groupe des quatre grandes épîtres dans l'ordre sui-
vant : Gai., Iet II Cor., Rom.; puis le groupe des autres
épîtres sauf les pastorales : I et II Thess., Laodic.
(Ephes.), Col., Philip., Philem. A-t-il voulu, pour
chaque groupe, suivre l'ordre chronologique? C'estpos-
sible; mais il a pu également placer l'Épître aux
Galates la première parce qu'elle était la plus hostile
aux judaïsants. En tout cas l'on ne saurait le regarder
comme un témoin de l'ordre traditionnel le plus ancien
des épîtres.
Ce n'est qu'à partir du ine siècle que l'Épître aux
Romains est mise en tête de la liste. Cf. Zahn,
Rômerbrief, p. 1 sq. Elle l'est déjà dans P", papyrus
Chester Beatty. Saint Athanase, dans sa Lettre pas-
cale, en date de 367, P. G., t. xxv, col. 1437, dit que
les épîtres sont inscrites dans l'ordre suivant : « En
premier lieu l'Épître aux Romains... ». Il n'affirme
d'ailleurs point, comme on le lui fait dire, que cette
épître a été écrite la première. Il reproduit simplement
une liste où sont inscrites les épîtres ttj T<iJ;ei ypaç6|j.svai
OÛTOÇ.
La liste du Codex Claromontanus (Dp), liste plus
ancienne que le ms. et probablement du ive siècle,
place également l'Épître aux Romains la première; cet
ordre a prévalu dans les listes postérieures.
Les listes primitives attestées par le Canon de Mura-
tori, Tertullien, Cyprien, Origène plaçant I Cor. en tête
des épîtres, ont fait croire à Zahn que la première col-
lection avait été faite à Corinthe. Le fait serait confirmé
par la lettre de saint Clément, xlvii, 2, vers l'an 96,
cf. Zahn, Geschichte des N. T. Kanons, t. i, p. 835 ;
Harnack a partagé cette opinion en s'appuyant sur
I Cor., i, 2. Die Briefsammlung des Apostels Paulus,
p. 8 sq.
2° Les témoins du texte. — Les témoins du texte de
l'Épître aux Romains se répartissent en trois groupes
représentant chacun un type de texte.
1. Le premier groupe comprend ceux qui appar-
tiennent aux types appelés neutre et alexandrin dans
le système de Westcott-Hort ; d'abord les plus anciens
onciaux, qui paraissent le plus exempts de retouches,
d'additions, de corrections harmonisantes. 11 comprend
également les versions coptes ou égyptiennes et les
écrits des Pères de l'Église d'Alexandrie. Von Soden
regarde tous ces témoins comme fournissant un texte
revisé sous l'influence d'Hésychius entre le me et le
ive siècle. Cette hypothèse, qui n'est pas suffisamment
établie, déprécie la valeur des plus anciens témoins,
c'est-à-dire des onciaux du ive et du ve siècle. Lietz-
mann, dans son introduction à la critique textuelle
des épîtres de Paul, groupe tous ces témoins sous le
titre de « texte égyptien ». An die Kômer; Einjùhrung
in die Textgeschichte der Paulusbriefe, p. 6 sq. ; von So-
den l'appelle type H; Lagrange, type B. Cf. Lagrangc,
Critique textuelle, t. il, p. 466 sq.
A ce groupe appartiennent les onciaux suivants :
N ou S [01 ; 8 2], Sinaïticus, du ive siècle. Il contient
toute la Bible. — B [03 ; 8 1 ], Vaticanus, du rv< siècle.
H contient toute la Bible. Pour les épîtres de saint Paul
il offre des retouches dans le sens du texte dit occiden-
tal et semble parfois moins sûr que N. Toutefois il ne
faut pas exagérer l'influence du texte occidental sur
ce ms., au point de le regarder comme une recension
du type D. Cf. Lagrange, Critique textuelle, t. n,
p. 466 sq. — A [02; 8 4], Alexandrinus, du ve siècle. Il
contient toute la Bible. Les corrections ou variantes
singulières qu'il offre l'ont fait regarder comme repré-
sentant un type de texte alexandrin. En réalité, tout
en appartenant pour le fond au groupe B ou H (groupe
égyptien), il se rattache, par la tenue littéraire, au type
syrien ou antiochien. — C [04 ; 8 3] Codex Ephrœmi
rescriptus, palimpseste du Ve siècle. Il contient toute
la Bible, mais offre des lacunes : pour l'Épître aux
Romains, n, 5-m, 21 ; ix, 6-x, 15 ; xi, 31-xm, 10.
Parmi les cursifs signalons surtout 33 [8 48] = 17
parmi les pauliniens. Minuscule du ixe ou du xe siècle.
Voir "Westcott-Hort, The New Testament in the original
greek, Introduction, § 211.
Parmi les papyrus d'Oxyrhynque, quelques-uns
nous ont conservé des fragments de l'epître : P10
\Oxyr., n, 209] de l'an 316 environ, contient Rom., i.
1-7. Ce n'est pas un fragment de ms. ; les uns y voient
un exercice d'écriture, d'autres une amulette. Il est
dans la ligne du Vaticanus. Cf. Nestle-Dobschùtz,
Einfulirung in das griechische Neue Testament, 1923,
p. 144 ; Deissmann, Liehl vom Osten, 4e éd., p. 203 sq.
— P'-6 \Oxgr., xi, 1354], du vie ou du vne siècle, con-
tient Rom., i, 1-16. Texte en assez mauvais état. — ■
P2' [Oxyr., xi, 1355], du IIIe siècle, contient Rom., vm,
12-22, 24-27, 33-39 ; ix, 1-3, 5-9 ; en très mauvais état.
Il s'accorde avec le Vaticanus. — P32 [Hunt, 1911], du
vie ou du viic siècle, contient un fragment de Rom., xn.
— P40 [Heid'ilberg, 45]. du ve ou du vi8 siècle, contient
Rom., i, 24-27. — Ces papyrus, spécialement P10 et
P27 témoignent de la haute antiquité du texte repré-
senté par le Vaticanus.
P" ou papyrus Chestei Beatty est un codex des
épîtres de Paul datant du commencement du me siè-
cle. Il a été récemment publié par F. -G. Kenyon, The
Chester Beatty biblical papijri, fasc. 3, Pauline Epistles
and Révélation, Londres, 1934.
Il se compose de dix feuilles ne contenant que des
fragments de certaines épîtres. Pour l'Épître aux Ro-
mains, il contient Rom., v, 17-vi, 3,5-14 ; vin, 15-25,
27-35 ; ix, 22-32 ; x, 1-11, 12-xi, 2, 3-12, 13-22, 24-33.
Une autre partie du manuscrit, trente feuilles, a été
publiée par H. A. Sanders, A Third-Century papyrus oj
the Epistles of Paul, University of Michigan, 1935, et
reproduit par Kenyon dans un supplément au fasc. 3
mentionné ci-dessus, Londres, 1936. Le codex com-
prend ainsi les cinq sixièmes des épîtres pauliniennes.
Cette seconde partie contient Rom., xi, 35 à la tin.
L'Épître aux Hébreux, i-ix, 26, y est placée immédia-
tement après Rom. Le papyrus place la doxologie, xvi,
25-27, entre les f. 32 et 33 du c. xv.Il détache ainsi le
c. xvi, 1-23 comme une entité distincte, mais il marque
en même temps l'unité du c. xv avec le reste de l'epître.
Il s'accorde le plus souvent avec B puis avec A et X.
Il marque une tendance à rondre le texte plus coulant
par de légères modifications ou des omissions. Ce texte
appartient donc nettement au groupe « égyptien » bien
qu'on y rencontre déjà la tendance à rendre le texte
plus clair et plus coulant, tendance qui caractérisera
plus tard le texte antiochien ou Koiné. Il s'accorde
aussi assez souvent avec D, mais il reste étranger à bon
nombre de corruptions de DG. Il donne l'impression
que ces corruptions sont allées en s'augmentant, du
papyrus jusqu'à D. En somme ce ms., contemporain
d'Origène, est en faveur de l'antiquité et de la valeur
du texte égyptien dont le principal représentant est B.
Sanders n'est pas éloigné d'y voir le texte neutre de
Westcott-Hort. Voir Lagrange, Critique textuelle, t. II.
p. 473 sq. et 652 sq.
Au même groupe appartiennent les versions coptes.
1. Version sahidique, dans le dialecte de la haute
Egypte, vraisemblablement du me siècle ; édition cri-
2851
ROMAINS fEPITRE AUX). TÉMOINS DU TEXTE
2852
tique par G. Horner, The coptic version of the N. T. in
Ihc Southern dialcct, t. iv, The Epistles of S. Paul,
Oxford, 1920. — 2. Version bohaïrique, dans le dia-
lecte de la basse Egypte, pas antérieure au ive ou
même au v siècle ; édition critique par G. Horner, The
coptic version of Ihc N. T. in the Northern dialect., t. in,
Oxford, 1905.
A ce groupe se rattache aussi le texte d'Origène.
Le commentaire de l'Épître aux Romains ne nous
est parvenu que dans la traduction latine de Rufin,
P. G., t. xiv. Certaines leçons latines appartiennent
clairement à Rufin. On n'a donc point toujours la cer-
titude que les leçons du texte latin de Rufin reprodui-
sent celles du texte grec d'Origène. Toutefois un ms.
grec du x1' siècle, trouvé au Mont Alhos par von der
Goltz, nous a conservé le texte grec suivi par Origène
dans son commentaire de l'épîlre : Laura Alhos, 184,
BG4 [17.H9 ; a 78). Cf. O. Bauernfeind, Der Rômer-
brieflcxt des Origenes, dans Texte und Unlers., t. xliv,
1923, fasc. .'5. La meilleure étude sur cet important ms.
est celle de Kirsopp Lake, Six collations of New
Testament manuscripts (Harvard tleological sludies,
t. xvn), p. 141-219, Cambridge, 1932.
Ce texte est plus près du texte égyptien que des deux
autres. Lagrange estime que l'on ne saurait le quali-
fier de césaréen bien qu'il soit probablement originaire
de Césaréi-. Cf. Lagrange, Critique textuelle, t. n,
p. 470 sq.
A ce groupe il faut ajouter enfin les leçons de saint
Athanase et de saint Cyrille d'Alexandrie, dans U-s
fragments qui nous restent de son commentaire sur
l'Épître aux Romains, P. G., t. lxxiv, col. 773-855.
2. Le second groupe de témoins représente le texte
dit occidental. Il comprend des éléments assez divers.
Von Soden l'appelle type /, Lagrange, type D, de son
principal représentant, DP.
Ce groupe comprend d'abord les onciaux gréco-
latins dont le texte grec dépend assez souvent de l'an-
cienne version latine remontant au nc siècle et connue
surtout par les citations des Pères latins antérieurs à la
Vulgate :
Dp [06; a 1020], Codex Claromontanus, qu'il ne faut
pas confondre avec D«, Codex Bezœdes Évangiles et des
Actes. Il est du vr8 siècle ; le texte est disposé sur deux
colonnes, à gauche le grec, à droite le latin. Le texte
latin est celui de l'ancienne latine avant saint Jérôme ;
il n'a donc point été fait pour le ms. Il diffère du texte
grec dans Rom., iv, 9 ; v, 6, 14 ; vi, 5 ; xiv, 5. Le grec
offre une lacune pour i, 1-7, il a été suppléé dans i, 27-
30 par une main tardive, ainsi que le latin dans i, 2 1
27. On cite Dsr ou D pour le texte grec et d pour le
latin. —jEf [06; a 1027], du ix' siècle, n'est qu'une
copie de DP, non un témoin distinct, li contient les
passages omis dans DP, mais offre des lacunes pour
Rom., vin, 21-33 et XI, 15-25. — Gp [012; a 1028],
Codex Boernerianus (du nom du professeur Boerner de
Leipzig, 1705), du ix1' siècle; grec-latin interlinéaire;
il offre une lacune pour Rom., i. 1-5. Il est cité GST
pour le grec cl g pour le latin. Dans DP et GP le grec a
souvent été influencé par le latin; cf. Rom., i, 32;
vin, 20; xn, 9; xin, 12. FP [010; y 1029], Codex
Augiensis (de Reichenau, Augia dives), du ix" siècle. Le
grec dépend de G et le latin est très proche de la Vul-
gate. Ce n'est donc pas un témoin ayant une autorité
propre. H offre une lacune pour Rom., i. 1 m, 19. —
2 [018; a 1], pa'impseste du v siècle, au Vatican,
gr. 2001. v. Cf. Batiffol, L'abbaye de Rossano, 1891,
p. 02. 71 sq. : von Soden, Die Schriften des Neuen
Testaments, 1. 1, 1, p. 215. Il ne contient de l'Épître aux
Romains que xm. 1 xv, 9 (fol. :iu.">>.
A ce même groupe appartiennent les représentants
du texte latin de l'ancienne version latine. D'abord le
texte latin de DP, BP, GP cités d, e, g. A noter que </
et g sont les seuls qui aient une originalité propre.
Voir plus haut, col. 2851. Mentionnons également gw
( Guelfcrbglanus) de Wolfenbtittel, palimpseste go-
thique du viP siècle, qui contient des fragments de
Rom., xi-xv. Cf. \V. Streitberg. Die gotischc Bible,
t. i, Heidelberg, 1908, p. xxvi, 237-249.
Puis les Fragments de Freising, publiés par dom de
Bruyne, Rome, 1921, probablement d'origine espa-
gnole, des VIe et vu" siècles. Ils sont notés dans Nestle-
Dobschutz, Einfûhrung in das griechische Neue Testa-
ment, ]). 105 : rpl, rp2, rp"; ils contiennent Rom., v,
16-Vi, 19 et xiv, 10-xv, 13. l'n autre fragment de
l'Épître aux Romains, de Heidelberg. du vie siècle.
contient quelques versets : v, 14, 15, 17, 19, 20, 21 ;
vi, 1-2. Il est noté rp* dans Nestle-Dobschutz, ibid.
Cf. R. Sillib, Fin Bruchstùck der augustinischen Bibel,
dans Zeitschriftf. d. N. T. Wissenscliafl, 1900, p. 82-86.
Il faut ajouter aux manuscrits les citations des plus
anciens Pères latins : saint Cyprien, Priscillicn, Tertul-
lien, le traducteur de saint Irénée ; puis les textes des
commentaires antérieurs à la Yulgatc : l'Ambrosiaster
(366-381), à Rome; son texte diffère sensiblement de
celui de saint Cyprien, mais ressemble à celui de Lucifer
de Cagliari, son contemporain. Cf. A. Sou ter, Astudy of
Ambrosiasler,\>. 195 sq., dans Texts and Sludies, t. vii,4,
Cambridge, 1905. Pelage, dans les deux principaux ma-
nuscrits qui nous l'ont transmis, l'un du vmc-ixa siècle
et l'autre du xve, le texte biblique a été parfois corrigé
dans le sens de la Vulgate. D'autres manuscrits ont
conservé le texte de l'ancienne latine. Cf. A. Souter,
Pelagius's expositions of thirlecn epistles of S. Paul,
Cambridge, 1926-1931. S. Augustin, Fxpositio inchoala
in Ep. ad. Romanos, P. L.,t. xxxvi, col. 2063-2147. Le
Spéculum, P. L., t. xxxiv, col. 994 sq., qui date de
127, donne un texte conforme à la Vu'gatc, sauf dans
les introductions. Cet accord avec la Vulgate peut être
l'œuvre d'un correcteur.
D'après Lagrange, Critique textuelle, t. Il, p. 189 sq.,
l'ancienne version latine de saint Paul est une dans
son origine. Les différences depuis Cyprien jusqu'au
Ve siècle s'expliqueraient par le fait de recenseurs qui
ont travaillé sur le même fond. La preuve en serait que
certaines erreurs de traduction se retrouvent partout.
La comparaison avec Tertullien, qui traduisait à sa
manière, rend la chose encore plus vraisemblable.
Cette version serait née en Afrique, dès avant Cyprien.
Cf. aussi H. Rcensch, Das Neue Testament Tertullians,
Leipzig, 1871 ; II. von Soden, Das laleinische Neue
Testament in Africa zur Zeil Cijprians, Leipzig, 1909 =
Texte u. Unters.. t. xxxiii, p. 589-593 (n'a utilisé que
les citations de saint Cyprien); E. Diehl, Zur Text-
geschichte des lateinischen Paulus, dans Zcitschrift fur
die N. T. Wissenscliafl, 1921, p. 97 sq.
La Vulgate des épîtres pauliniennes est-elle l'œuvre
de saint Jérôme comme celle des évangiles? A s'en
tenir aux affirmations de saint Jérôme et aux données
de la tradition, la chose ne semble pas douteuse. La
comparaison de la Vulgate des épîtres avec celle des
évangiles est favorable à l'opinion traditionnelle : on
y remarque la même tendance à se rapprocher du grec,
à réagir contre les leçons du texte occidental ; les
mêmes caractères littéraires : choix des mots et cons-
tructions. Mais saint Jérôme a fait celte revision après
ses commentaires datant de l'an 387 et dont le texte
est sensiblement différent de celui de la Vulgate. On
ne saurait donc invoquer le texte de ces commen-
taires pour prouver (pie la revision n'a pas été faite.
D'ailleurs elle a élé moins profonde que celle des évan-
giles, car les épîtres n'offraient pas la variété de leçons
(pie l'on trouvait dans les évangiles. En un mot, la
Vulgate de saint Jérôme n'est point une traduction
nouvelle, mais bien une revision de l'ancienne latine
sur plusieurs manuscrits grecs. Elle offre donc et des
2853
ROMAINS (ÉPITRE AUX). CRITIQUE TEXTUELLE
2854
leçons de l'ancienne version latine et dos corrections
d'après le texte grec oriental. Elle réagit contre le
texte occidental et elle est d'une meilleure tenue lilté-
raire que l'ancienne latine. L'édition de Wordsworth
et White. Novum Testamcntum Domini nostri Jesu
Christi latine, pars 1», fasc. 1. Epistola ad Eomanos,
Oxford, 1913, contient un riche apparatus pour les
versions latines. La petite édition, par White, Novum
Testamcntum latine, editio minor, Oxford, 1911, est
reproduite dans l'édition du texte de Nestlé etdeMerk.
3. Le troisième groupe de témoins représente le texte
« syrien » ou « antiochien », celui de Basile, d'Éphrem,
de Jean Chrysostome, de Théodoret. Il doit probable-
ment sa formation a la receusion faite par le prêtre
Lucien, à Antioehe, avant 312. Cf. Nestle-Dobschûtz,
op. cit., p. 26-27. Son caractère est celui d'un texte
« revu et poli à l'usage des gens cultivés », Lagrauge,
op. cit., p. 486. (l'est d'ailleurs ce qui a fait sa fortune
comme texte officiel de Byzance.
Il a assez faiblement subi l'influence du texte occi-
dental. Ce sont plutôt les manuscrits gréco-latins qui
auraient subi son influence dans les leçons coulantes.
Yon Soden le représente par A' ( Koiné), Lagrauge. par
A. L'on n'accorde en général (pu- peu de valeur aux
leçons propres de ce type de texte.
Les onciaux qui le représentent ne sont pas anté-
rieurs au IXe siècle. Citons les suivants : K*P{018; I1];
du ixc siècle, contient les épîtres catholiques et saint
Paul, avec des notes marginales; au Mont Athos. —
i>P [020; a 5], du IXe siècle, contient les Actes, les
épîtres catholiques et saint Paul; Biblioteca Angelica.
39, Rome. — PaPr [025 ; a 3], du IXe siècle, palimpseste
de 1301, contient les Actes, les épîtres catholiques,
saint Paul et l'Apocalypse ; oflre des lacunes pour
l'Épître aux Romains : n, 15-ni, 5; vm. 33-ix, 11 ;
xi, 22-xn, 1 ; pour les épîtres pauliniennes il se rap-
proche beaucoup de AC.
A ce groupe appartient la version syriaque Peschitto,
du ve siècle dans sa forme actuelle. On en trouvera le
texte dans l'édition de Vienne, 1555, par J, A. Wid-
manstad et Moïse de Mardin, el dans l'édition de
J. Lerisden et C. Schaaf. Novum Testamcntum sijriu-
cum cum versione latina, Leyde, 1708-1709, reproduite
dans les polyglottes de Londres et de Paris ; également
dans l'édition en caractères orientaux publiée à Mos-
soul par les dominicains, 3 vol., LS87-1892. Voir aussi
The New Testament in syriac, édition de la Société
biblique de Londres, t. n (Épîtres), 1920. Pour les
épîtres de saint Paul, comme pour les évangiles, celle
version est la revision d'une ancienne version sy-
riaque dont on retrouve le texte dans les citations de
saint Éphrem et parfois aussi dans celles d'Aphraate :
cf. Patr. sur., t. i, p. xxvn.
Malheureusement nous n'avons plus en syriaque le
commentaire de saint Éphrem sur les épîtres de saint
Paul. Il nous est parvenu sous une forme abrégée dans
une version arménienne traduite en latin par les méchi-
taristes de Venise : J. Ephrœmi Syri commenlarii in
epistolas D. Pauli nunc primum ex armenico in lalinum
sermonem a patribus Mekilarislis translali, Venise,
1893. Cette traduction permet de reconnaître dans bien
des cas la leçon suivie par saint Éphrem. En général,
saint Éphrem est moins près du texte antiochien que la
Peschitto. Il n'est point démontré, comme l'a soutenu
von Soden, que la Peschitto ait eu une grande influence
sur les manuscrits grecs, pour les leçons où elle s'écarte
du texte antiochien. Cf. Lagrauge, op. cit., p. 517.
Notons, dans le même groupe, la version gothique,
qui dut être faite vers 350. Les épîtres de saint Paul ne
nous sont parvenues qu'à l'état fragmentaire dans trois
manuscrits très peu différents du vie siècle et un manus-
crit gothique-latin du ve. (Voir col. 2852 ) Cette version
appartient nettement au texte antiochien, mais elle a
subi aussi assez nettement l'influence de l'ancienne
version latine, surtout dans saint Paul. Voir W. Streit-
berg. Die gotische Bibel, Heidelberg, 1908, dans Ger-
manische Bibliothek, t. n, Abt. 3, et 21-' éd., 1919. '
3° La critigue textuelle. — Dans le système de "West-
COtt-Hort, suivi d'assez près par Grégory, on attribuait
une grande autorité aux anciens manuscrits onciaux
B, N, A, C, représentant les textes dits « neutre » et
« alexandrin », tout en reconnaissant dans B, pour les
épîtres de saint Paul, des retouches dans le sens du
texte occidental.
Von Soden a suivi une voie assez différente. Il a
regardé ces témoins anciens comme appartenant tous
au même type et représentant un texte revisé par
Hésychius à Alexandrie entre le nre et le IVe siècle. Ils
auraient fortement subi l'influence d'Origène et leurs
variantes singulières perdraient de ce fait leur valeur.
Par ailleurs von Soden accorde beaucoup d'autorité
aux manuscrits du type occidental D, E, G, F, manus-
crits gréco-latins, où le grec a subi l'influence de la ver-
sion latine. Les leçons anciennes particulières de ce
texte, en ce qui concerne saint Paul, s'expliqueraient
surtout par l'influence de Marcion. On les retrouverait
dans les citations de Tertullien et d'Origène.
D'autres critiques estiment que von Soden a dépré-
cié injustement les anciens manuscrits onciaux, contre
Lsquels ne sauraient prévaloir ni la recension antio-
chienne du texte, recension représentée par des té-
moins relativement récents, ni le texte auquel appar-
tiennent les manuscrits gréco-latins. Ce dernier texte
d'ailleurs forme un ensemble beaucoup trop complexe
pour que l'on puisse le qualifier de recension unique.
Cf. Xestlo-Dobsehutz, op. cit., p. 75; Erwin Nestlé,
Novum Testamentum grœce et latine, 11e éd., 1932,
p. l.'i* ; Lagrange, Épître aux Romains, introduction,
p. i.wi sq. ; Critigue textuelle, t. n, p. 483. D'ailleurs
les papyrus les plus anciens, surtout P10, P27 et P",
sont eu faveur des onciaux dont B est le principal
représentant.
D'autre part le texte de Marcion a-t-il eu sur le texte
des épîtres de saint Paul toute l'influence que certains
lui ont attribuée? Il y a une cinquantaine d'années, l'un
des principaux représentants de l'école hollandaise,
Van Manen, prétendait que le texte original de l'Épître
aux Romains devait être le texte marciouite, dont il
avait essayé une [restitution. En dehors de ce texte il
ne voyait que des interpolations. Cette thèse extra-
vagante a été reprise de nos jours et accentuée par
un groupe de néo-critiques que nous retrouverons,
col. 2857 sq. Sans tomber dans ces extravagances, von
Soden a attribué à Marcion une certaine influence sur
le texle des épîtres de saint Paul, comme au Diatessa-
ron de Tatien sur le texte des évangiles. Die Schrijten
des Neuen Testaments, p. 21)28-2(135. De l'ait, Marcion,
pour établir sa doctrine, s'appuyait sur saint Paul dont
il altérait délibérément le texte authentique. Dans
quelle mesure ces leçons marcionites se sont-elles in-
troduites dans la tradition manuscrite? Pour en juger
il faudrait pouvoir comparer le texte de Marcion à un
texte non recensé. Harnack a restitué avec vraisem-
blance le texte grec de Marcion. Voir art. Marcion,
t. ix, col. 2081. Mais où prendre le second terme de
comparaison ? Lorsque Marcion s'accorde avec D et la
version latine ancienne contre les recensions égyp-
tienne et antiochienne, doit-on conclure qu'il a in-
fluencé le texte occidental ou bien supposer que lui-
même dépend de ce texte dans la plupart des cas? L'on
aurait tort sans doute de poser en principe l'une aussi
bien que l'autre de ces deux alternatives. Lorsque
Marcion vint en Italie vers l'an 140, emportant vrai-
semblablement avec lui son texte propre, existait-il
déjà un texte du type occidental? La chose est très
vraisemblable et elle semble confirmée par les cita-
ROMAINS (É PITRE Al X). AUTHENTICITÉ
2856
tions de saint .Justin et de Clément d'Alexandrie.
Cf. Nestte-Dobschiitz, op. cit., p. 12-13 ; 20-21. En tout
cas, le texte de Mareion, tel que Harnack l'a restitué,
offre des caractères généraux contraires à ceux du texte
occidental. Mareion coupe, retranche, abrège, modifie
pour des raisons doctrinales ou même sans raison appa-
rente, tandis ((ne la caractéristique du texte occiden-
tal est plutôt la plénitude, la prolixité, parfois la sur-
charge. Lietzmann, Rômer, 3e éd., 1928, p. 14, est
d'avis que Mareion a fait sa rédaction des épîtres pau-
liniennes en travaillant sur un texte occidental déjà
établi. Chapman estime qu'il dépend du texte occi-
dental dans la plupart des cas. Revue bénédictine, 1012,
p. 244 sq. Le P. Lagrange nie que Mareion ait eu quel-
que influence sur les leçons particulières du texte D.
Il estime qu'il a opéré ses transformations sur le texte
le plus ancien, c'est-à-dire B, mais qu'il a pu avoir
dans la suite quelque influence sur la reproduction des
manuscrits. Lagrange, Critique textuelle, t. il, p. 51 1 sq.
L'on voit combien la question est complexe. Il faut
plutôt traiter les leçons comme des cas d'espèce. En ce
qui concerne le texte de l'Épître aux Romains on voit
une leçon marcionite dans i, 16 (sans 7rpâ>TOv), leçon
passée dans G et B. Cf. Tertullien, Adv. Marc, v. 13,
éd. Kroymann, p. 619; Harnack, Mareion, éd. 1924,
p. 102* sq. Mareion, spécialement, coupait les citations
et les formules de citations, comme Rom., i, 17;
xn, 19. Il écrivait, x, 3, àYvooûvTeç yàp tôv 6sôv, au
lieu de tyjv toû Geoû St,xai,oaûv7)v, ce qui se conçoit
facilement; Tertullien lit également : Deum ignoran-
tes, Adv. Marc, v, 14, p. G24. Or ces leçons, dont la der-
nière surtout est très caractéristique, n'appartiennent
pas au texte occidental. Par contre tcov zù<x.YyskiC,o-
pivwv elp7jv7)v, x, 15, pour compléter la citation d'Isaïe,
est une leçon du texte occidental, passée dans la Vul-
gate, contre le texte égyptien. Von Soden y a vu une
leçon marcionite, op. cit., p. 2030, mais ce n'est qu'une
interpolation sous l'influence des Septante. Cf. Lietz-
mann, Rômer, p. 101 ; Lagrange, Épître aux Romains,
Introduction, p. i.xxi-lxxii. En général bien des
leçons regardées comme marcionites peuvent s'expli-
quer autrement et Mareion ne semble pas avoir eu sur
le texte occidental l'influence prépondérante que cer-
tains lui ont attribuée.
En ce qui concerne l'influence de Mareion sur le
texte latin des épîtres, Lietzmann avait d'abord sou-
tenu que la première traduction latine de saint Paul
avait pris naissance dans les « cercles » marcionites.
Dans la troisième édition de son commentaire, il a
reconnu que cette hypothèse n'avait en sa faveur au-
cun argument solide et se heurtait plutôt à de sérieu-
ses difficultés. Rômer, 3e éd., 1028, p. 14-15. Sans doute.
Tertullien, en réfutant Mareion, a pu adopter certaines
de ses leçons. Mais de fait, le texte de saint Cyprien, le
plus ancien que nous connaissions pour les épîtres et
qui ne s'accorde pas avec les leçons marcionites, n'a
pas dû être fait par réaction contre une version mar-
cionite. La vieille version latine devait exister de très
bonne heure, car on en avait besoin, surtouten Afrique,
avant que l'on ait traduit et réfuté Mareion. Si la
vieille version latine était née et avait été adoptée a
Rome dans le but de réfuter le marcionisme, il semble
que l'on devrait en retarder outre mesure la propaga-
tion dans l'Église latine. Sur l'ancienne version latine
et Mareion, voir E. Dietal, Aur Textgeschichte des latei-
nischen Paulus, dans Zeitschr. /tir die X. T. Wissen-
sclta/t, t. xx, 1021, p. 07 sq. ; II. von Soden, Der latei-
nische Paulustext bei Mareion and Tertultinn, Festgabe
fur Adoir Julicher, Tubingue, 1927, p. 220-281.
On a attribué une origine marcionite à la doxologie,
xvi, 25-27. Selon Harnack, elle aurait pris naissance
dans les « cercles marcionites » et. aurai! été transfor-
mée dans la suite par les i catholiques . Op. cit.,
p. 110*-111*. Cette hypothèse ne paraît guère fondée.
Origène affirme au contraire que la doxologie a été
enlevée par Mareion : penitus abstulit. P. G., t. xiv.
col. 1290. Voir plus loin, col. 2863. Cf. Lagrange, Cri-
tique textuelle, t n, p. 510 sq.
On a également attribué une origine marcionite aux
prologues des épîtres de saint Paul transmis dans les
anciens manuscrits de la Vulgate. De Rruyne, Prologues
bibliques d'origine marcionite, dans Revue bénédictine.
1007, p. 1-16 ; P. Corssen, dans Zeitschr. fur die N. T.
Wissenschaft, 1009, p. 36 sq., 07 sq. ; Harnack, Mar-
eion, p. 128*. Cette thèse a été réfutée par W. Mundle.
Die Hcrkunft der « marcionitischen » Prologe zu den
paulinischen Bricjcn. dans Zeitschr. fur die N. T. Wissen-
schaft, 1925, p. 56-77. Harnack a maintenu ses posi-
tions, ibid., 1925, p. 204-218. Le P. Lagrange, après
avoir accepté la même thèse, Épître aux Romains,
Introd., p. xxiv-xxv, éd. 1016, l'a abandonnée dans la
suite. Revue biblique, 1926, p. 161-173. Cf. Revue béné-
dictine, 1927, p. 221. La question est liée à celle de
l'Ambrosiaster avec lequel ces prologues ont une com-
munauté d'idées. L'Ambrosiaster dépend-il des pro-
logues ou inversement? La seconde hypothèse paraît
la plus vraisemblable à Mundle et Lagrange. En tout
cas il ne semble pas démontré que l'Ambrosiaster et les
prologues en question contiennent des doctrines ou
même révèlent des tendances nettement marcionites.
Dans la mention des « faux apôtres » qui ont enseigné la
« Loi et les prophètes », de « la parole de vérité », de la
« véritable foi évangélique », mention qui caractérise
l'enseignement de saint Paul, d'après les « prologues ,
il ne faut voir que des termes pauliniens qui ont pu
être suggérés par les épîtres. Les prologues donnés
comme marcionites, ainsi que les idées de l'Ambrosias-
ter sur l'origine et la situation de l'Église de Rome,
n'ont probablement d'autre origine que des conjec-
tures exégétiques nées à la lecture de Paul. D'ailleurs
ces prologues n'ont jamais été soupçonnés d'hérésie
par les catholiques qui ont recopié la Vulgate.
II. Authenticité et intégrité. — 1° L'Épître aux
Romains dans l' Église chrétienne. — On trouve des res-
semblances plus ou moins frappantes, dans la forme
ou dans la pensée, entre la Ia Pétri et l'Épître aux
Romains. Voir la comparaison des textes dans Sanday
et Headlam, A commentary on theEpislle to the Romans,
p. 7 sq. Ces rapprochements ne sont pas tous con-
cluants ; mais plusieurs passages offrent des analogies
qui ne peuvent être accidentelles. A noter spécialement
la citation d'Isaïe, xxvm, 16 (cf. vin, 14), dans I Petr.,
n, 6, 8. Les mêmes textes sont également combinés
clans Rom., ix, 33. On pourrait, il est vrai, imaginer
comme source commune une anthologie de textes pro-
phétiques groupés par analogie de sujets ; mais c'est
là, semble-t-il. une hypothèse assez fragile. Noter éga-
lement la ressemblance de pensée entre Rom., xn, 1
et I Petr., il, 5 : la notion de culte et de sacrifice spi-
rituel. A mentionner également les recommandations
de Rom., xm, 1-7, qui se retrouvent dans I Petr., Il,
13-17, sous une autre forme. L'épître de Pierre sup-
pose une situation politique différente de celle de
l'Épître aux Romains ; elle apparaît comme secondaire
et utilise probablement des textes de l'Apôtre.
Il est difficile d'établir les rapports entre l'épître «le
.Jacques et l'Épître aux Romains. Les rapprochements
donnés dans Sanday, d'après Mayor, ne sont guère
concluants. Il s'agit plutôt d'un contraste de doctrines
que d'une dépendance littéraire. Voir Jacques (Épître
de), t. VIII, col. 263.
Selon Sanday, p. 133. la doxologie, Rom., xvi, 25-
27. offrirai! un type de doxologie largement répandu
dans la suite. On en retrouverait l'influence spéciale-
ment dans les doxologies de Jud., 2 I 25, et Hcb., XIII,
20-21.
2s:,7
ROMAINS E PITRE AUX). LA C RIT in TE MODERNE
2858
Clément de Rome, Ignace, Polycarpe offrent de
nombreuses citations de l'Épître aux Romains. Ils pos-
sédaient vraisemblablement le Corpus paulinum déjà
complet. Cf. Harnack, Die Briefsammlung des Apostels
Paulus, p. 6, 14. Voir les références à l'épître, dans
Sanday, op. cit., p. lxxx sq. et dans Funk, Patres
apostolici, t. i, p. (543 sq.
Dans saint Justin on trouve des réminiscences de
l'épître : Dial., 47 = Rom., n, 4; Dial., 27 = Rom., m,
11-17 ;Dial., 23 = Rom., iv, 3 ; Dial., 44 = Rom., ix,
7; Dial., 32, 55, 64 = Rom., ix, 27-29; ApoL, i,
40 = Rom., x, 18 ; Dial., 39 = Rom., xi, 2-3. Il en est
de même dans Athénagore, Leg. pro Christ., xm =
Rom., xn, 1 ; xxxiv = Rom., i, 27.
Dans saint Hippolyte on trouve des citations de
l'épître attribuées aux naasséniens, aux valentiniens,
surtout à Basilide. Cf. Refutatio (Philosophoumena) ,
v, 7; vi, 36; vu, 25. Remarquer l'usage fait par
Basilide des passages Rom., vm, 19, 22 et v, 13, 14.
Cf. éd. Wendland, p. 202 sq.
Les interpolations chrétiennes dans les Testaments
des douze patriarches, antérieures probablement à Ter-
tullien, dénotent l'usage de l'Épître aux Romains.
Cependant Charles est porté à croire que saint Paul a
utilisé cette littérature apocryphe. Cf. R.-H. Charles,
The Testaments of the twelve Palriarchs, Londres, 1908,
p. lxi-lxv ; The Apocrypha and Pseudepigrapha of the
Old Testament, t. i, Oxford, 1913, p. 292.
Marcion, vers 140, est le premier à mentionner expli-
citement l'Épître aux Romains, dans l'Apostolicon. Il
la cite sous le titre ripôç 'Pwlaaôouç. Il omettait Rom.,
i, 19-n, 1 ; m, 31-iv, 25 ; ix, 1-33 ; x, 5-xi, 32 ; et la
doxologie, xvi, 25-27. Il n'est pas démontré qu'il ait
rejeté également les c. xv-xvi. Il les avait mutilés, dis-
secuit et non desecuit comme restitue Lietzmann. Voir
plus loin, col. 28G3 sq. Il omettait également de courts
passages ou les modifiait pour les adapter à sa doc-
trine, par exemple, x, 2-3 : àyvooûvTeç yàp tôv 0eôv.
Voir plus haut, col. 2855.
A partir de saint Irénée l'épître est citée fréquem-
ment et acceptée comme canonique et authentique
par toute la tradition. Le Canon de Muratori, à la fin
du iie siècle, la compte parmi les treize épîtres de saint
Paul et lui assigne le but suivant : Romanis autem ordi-
nem Scripturarum sed et principium earum esse Chris-
tian intimans prolixius scripsit.
A partir de la fin du ne siècle, la tradition est unanime
à attester l'authenticité de l'Épître aux Romains. Il
est inutile de multiplier les citations, elles sont si nom-
breuses qu'elles suffiraient presque à reconstituer
l'épître.
2° L'épître et la critique moderne. — Les deux der-
niers chapitres mis à part, rien dans la tradition manus-
crite ou patristique ne peut fournir prétexte à la néga-
tion de son authenticité. Baur et son école l'avaient
admise comme authentique et. à l'heure actuelle, la
très grande majorité des critiques l'accepte sans
arrière pensée. On pourrait donc se dispenser de parler
des errements de l'école hollandaise. Mais quelques
vul 'arisateurs, jouant le rôle d'extrémistes, ont rajeuni
ses arguments dans un but de propagande anti chré-
tienne et les ont présentés comme des découvertes
scientifiques. Il n'est donc point inutile de montrer
quels furent leurs précurseurs et quelle a été la fortune
de leurs théories.
En 1792, l'anglais Evanson niait déjà l'authenticité
de l'épître, dans son livre The dissonance oj the four
generally received Eoangelists, p. 257-261. Les Actes
montrent qu'il n'existait pas d'Église à Rome; saint
Paul n'a pu connaître les nombreuses personnes men-
tionnées dans l'épître; Aquila et Priscille n'ont pu s'y
trouver à cette époque; Rom., xi, 12, 15, 21, 22 sup-
posent la destruction de Jérusalem et n'ont donc été
('(rit s qu'après l'an 70 : tels sont les arguments invo-
qués. Ces arguments furent repris par Bruno Bauer en
1K.Y2, dans Krilik der paulinischen Briefe, 1850-1852;
et dans Christus und die Câsarcn, 1877, puis par l'école
hollandaise, dont les principaux représentants sont
Loman, Van Manen, Voelter. Selon Loman, le Christ
n'est point un personnage historique. Saint Paul a sans
doute existé au ier siècle, mais les lettres qu'on lui
attribue sont du ne siècle. Les arguments de Loman
contre l'authenticité de l'épître sont : le silence des
Actes sur l'Église de Rome; l'« incohérence » des sec-
tions dont se compose l'épître. La diversité des opi-
nions concernant l'état de l'Église de Rome vers
l'an 58 montrerait que l'épître ne répond à aucune
situation historique bien définie. Cf. Loman (A. D.),
Quœstiones Paulinie, dans Theologisch Tijdschrift,
Leyde, 1882, 1883, 1886. En 1867, C. H. Weisse suivit
une autre voie pour nier, au moins partiellement, l'au-
thenticité de l'épître. Il prétendait distinguer, par le
seul fait du style, les éléments authentiques et les inter-
polations : Beitràge zur Kritik der paulinischen Briefe
an die Galater, Rômer. Philipper und Kolosser, Leipzig,
1867. Il fut suivi par D. Voelter et Van Manen.
Voelter admet un fond authentique composé des
éléments suivants : i, la, 5, 6; 8-17; v-vi sauf v, 13, 14,
20, vi, 14, 15 ; puis xii-xm, xv, 14-32 ; xvi, 21-23. Tous
ces passages seraient authentiques car ils portent la
marque de l'originalité, leur christologie est primitive,
exempte de la théologie de la préexistence et des deux
natures. Un premier interpolateur aurait ajouté i, 18-
m, 20 (excepté H, 14-15 qui seraient d'une main plus
tardive); vin, 1,3-39 et i, 1&-4. Là, en effet, la christo-
logie est plus avancée : Jésus-Christ est présenté comme
le Fils de Dieu préexistant. Un second interpolateur
aurait ajouté m, 21-iv, 25; v, 13, 14, 20; vi, 14-15;
vu, 1-6; ix; x; xiv, 1-xv, 6. Il aurait écrit vers l'an 70.
Antinomien décidé, il regardait la Loi comme mau-
vaise. Un troisième interpolateur aurait ajouté vu, 7-
25; vm, 2; un quatrième, xi; n, 14-15; xv, 7-13; un
cinquième, xvi, 1-20; un sixième, xvi, 24 ; un septième,
xvi, 25-27. Cf. D. Voelter, dans Theologisch Tifdschrift,
1889, p. 265 sq. ; Die Composition der paulinischen
Hauptbriefe; I, Der Rômer-und Galaterbrief, Tubingue,
1890; Paulus und seine Briefe. Kritische Untersu-
chungen zu einer neuen Grundlegung der paulinischen
Briefliteratur und ihrer Théologie, Strasbourg, 1905.
Van Manen essaye une reconstitution du texte mar-
cionite qu'il regarde comme le texte original. En dehors
de ce texte il ne voit que des interpolations. Cf. Van
Manen, De Brief aan de Romainen, 1890 1896, traduit
en allemand par Schlœger, Die Unechthe.it des Rômer-
briefes. Leipzig, 1906; Encyclopœdia biblica, art. Paul.
§ 1-3, 33-51, t. m, col. 3603-3606, 3620-3638; Romans
et Galatians, t. iv, col. 4128 sq. et t. il, col. 1618 sq.
Sur l'école hollandaise, voir Van den Bergh van Eysin-
ga, Die hollândische rudikale Krilik des Neuen Testa-
ments, Iéna, 1912. Moffat voit dans l'œuvre de Van
Manen la négation môme de la critique : « Si la méthode
qu'il applique (cf. E.Bi., 4127-4145) est légitime, il faut
renoncer à toute critique, soit biblique, soit même sim-
plement littéraire », J. Moffat, An introduction lo the
lilerature of the New Testament, Edimbourg, 1927,
p. 142. Ses arguments sont en effet de pures hypothèses
où il prend le rêve pour la réalité. Le cas des épîtres
pauliniennes n'est point comparable à celui des écrits
apocryphes ou d'autres ouvrages de l'antiquité pour
lesquels on a de sérieuses raisons de tenter la division
des sources. Ceux-ci ne nous sont point parvenus
dans le texte original. Nous n'avons point pour eux la
garantie de multiples témoins du texte, comme poul-
ies écrits du Nouveau Testament. En outre, la théorie
des interpolations invoque surtout la doctrine. L'Épître
aux Romains, dans son ensemble, supposerait la rup-
2859
ROM VINS ÉPI T R E AUX ). 1 N T E G R T T E
2 S 00
turc du christianisme avec le judaïsme et la Loi. Elle
marquerait le triomphe des idées hellénistiques mu-
l'esprit juif. Ce progrès ou cette réforme de l'ancien
type du christianisme, nous dit on, n'aurait pu se taire
au premier siècle. Il faudrait eu dire autant de l'Épître
aux datâtes. Un tel raisonnement ne tient point compte
du caractère et de la personnalité de saint Paul, de sa
formation, de ses expériences, ni de ses révélations.
C'est bien la puissante originalité de l'Apôtre, mise au
service de la Providence, qui a consommé la rupture
du christianisme avec le judaïsme. L'Épître aux Ro-
mains est une œuvre trop personnelle et trop vivante
pour que la critique même la plus audacieuse réussisse
à la faire passer pour l'œuvre d'un ou de plusieurs
rédacteurs obscurs du ne siècle. Cf. Moll'at. op. cit.,
p. 144.
3° La tradition manuscrite et l'intégrité. Toutefois
la question d'authenticité et d'intégrité se pose pour
un certain nombre de passages, spécialement pour les
deux derniers chapitres et la doxologie, xvi, 25-27.
Pour ces divers passages la tradition manuscrite est
demeurée hésitante et il appartient à la critique tex-
tuelle de se prononcer sur leur origine. L'exégète et le
théologien ont le plus grand intérêt à connaître les élé-
ments de discussion pour chacun de ces textes, (l'est
pourquoi nous avons jugé utile de les exposer dans cet
article.
I, 7. — La majorité des témoins donne le texte
~5at.v toïç oùctiv èv 'Pd>p.?] àyaTr^Toïç 0eo>j; Vulgate :
omnibus qui sunl Romse dilectis Dei. Origènc donne la
même leçon dans In Joann., vm, 1 s, éd. Preuschen,
p. 304; P. G., t. xiv, col. 536. Origène-Rufin, In Rom.,
donne le même texte que la Vulgate. Toutefois une
scholie au texte dont se servait Origène note que èv
'PwjXT), ne se trouve « ni dans l'explication, ni dans le
texte ». Cf. Bauernfeind, Texte und Untersuchungen,
t. xi.iv, 1921, i>. 91, cf. p. 84. Les mss. Gp et g oui.': lent
('•gaiement èv 'Pé>U.fl et modifient le texte de la façon
suivante : ttôcctiv toïç oùcrv èv oeyi-r, (-•so'j, omnibus </ui
sunl in caritate Dei. D'autres témoins portenl à la fois
liomir et in caritate; tel est le cas de l'Ambrosiaster,
P. L.. t. xvn, col. 51, note a, et du end. Fuldensis de
la Vulgate. Le texte de Pelage est commecelui de la
Vulgate : omnibus qui sunl lionne dilectis Dei, P. L..
t. xxx, col. 047. L'Amiatinus de la Vulgat porte :
omnibus qui sunl Romse in dilectione Dei. Dans les
textes qui portent à la fois Romse et in caritate Dei,
Romœ est une surcharge faite au texte déjà corrigé :
omnibus qui sunl in caritate Dei. En effet, dans ce der
nier texte, les mots in caritate Dei, èv àydary] 0eo5, sont
une correction faite au texte primitif après qu'on < ùl
enlevé èv 'Pw(XY). Cette suppression donnait en cllet
le texte : toïç ouaiv àyaTC^Toïç 0eoy, ce qui rendait
anormal l'emploi de ooaiv. Voir un cas analogue dans
le texte de l'adresse de l'Épître aux Éphésiens.
Les variantes se sont introduites par étapes : SUD
pression de Romse, puis introduction de in caritate. 'Ev
'Vto\v(\ est primitif et conformée la manière de saint
Paul. Cf. I Cor., i, 2; II Cor., i, 1; Phil., i. t. L'absence
de ces mots dans certains mss. ne fournit donc aucun
argument contre la tradition concernant les desti l
laircs de l'épître. L'intérêt de la variante consiste uni-
quement à rechercher pourquoi on a supprimé le nom
de ville. On l'a fait non pas précisément pour donner à
la lettre la forme d'une « encyclique adressée à tous les
chrétiens », mais pour lui enlever sou caractère local et
Irop personnel lorsqu'on la lisait dans d'autres Églises.
Le fragment de Muratori insinue que cerl aines épîl res,
bien qu'écrites dans un but particulier, se sont répan-
dues dans toute l'Église, ligne 56. De fait, les ensei-
gnements de certaines épilres pouvaient être Utiles à
toutes les Églises. Saint Paul donnait même parfois
l'ordre d'échanger ses lettres. Cf. Col., iv, 16. Zahn,
Rômerbrief, Excursus i. :u Rom., r, 7. p. 615; Har-
nack, Zeitschr. fur die X. T. Wiss., 1902, p. 83 sq.;
Marcion, p. 102* su.
i, 15. — Toïç èv 'P<x>[io manque dans G, où la pré-
position èv a été reportée devant ùjiïv. Cette correc-
tion dans le texte occidental a été ensuite combinée
avec le véritable texte, toïç èv 'PwpiY), ce qui a donné
lieu à diverses collections dans les témoins du texte
occidental, D. </ et plusieurs manuscrits de la Vulgate.
La suppression de èv 'Pd>(ji]r) dans G-g montre bien
que, dans les milieux représentés par les mss. gréco-
latins, on avait tendance à universaliser l'épître pour
la lire en dehors de l'Église de Rome. Cette correction,
pas plus que la précédente, ne permet de suspecter
L'authenticité des destinataires.
i, 10. — Tîct G ?T omettent 7rpcoTov, ce qui donne à la
pensée un caractère moins paulinien ; cf. n, 9, 10;
II Cor.. VIII, 5. L'apôtre regardait les juifs comme le
peuple privilégié. Dans ses missions il s'adressait
d'abord à eux. puis sur leur refus se tournait ver-, les
païens, Act., xm, 46 : « C'est à vous d'abord que la
parole de Dieu devait être annoncée, mais puisque
vous la repoussez et que vous ne vous jugez point
dignes de la vie éternelle, voici que nous nous tournons
vers les gentils o; cf. Act., ix, 20, 22: XIII, 14, 17 sq. ;
12. 11. 15, 50; xvn, 2-6; xvm, 5-0; xix, 8; xxvm, 17,
23, 2X. .Marcion avait supprimé TrptÔTOv, car cet adverbe
donnait aux juifs une priorité qui s'accordait mal avec
ses théories. Cf. Tertullien, Adv. Marc., v, 13.
ni, 5. — Origène a connu une curieuse variante. Au
lieu de xaià &v6pw:riv "kèyiù, certains mss. donnaient
xaTà tcov dLv6po')7twv, sans Xéyo; afin d'expliquer tt)v
ôpy^v. Cette variante ne représente certainement
point le texte original; mais elle a influencé le com-
mentaire d'Origènc, comme nous le voyons dans la
traduction de Rufin. P. G., t. xiv, col. 923 sq. Voir
par contre col. 920, où Rufin exprime sa préférence
pour le texte secundum hnminem. Cf. Zahn, Rômer-
brief, Excursus n, p. 017 sq.; Bauernfeind, Der Rô-
merbrieflc.vl des Origenes, dans Texte und Unters..
t. xi.iv, 1921, p. 96.
iv, 1. -Le texte présente plusieurs formes. 1. eùpv]-
xévat est placé après Ttpo-xTopoc y)u.<:ov par K, L, P,
Chrysost. (texte), Peschitto. — 2. Le verbe est omis
dans Origène (codex Athos), R. Chrysost. (commen-
taire).-—3. 1! est mis avant A6paàp. dans X ( = S), A,
C, boli., sah., 1). G. Vulgate.
La lre leçon donne le sens : « Que dirons-nous donc
que notre ancêtre Abraham a trouvé selon la chair? »,
c'est-à-dire « par ses seules forces, sans la grâce de
Dieu », ou « par la Loi sans la foi ». Ce sens ne s'accorde
guère avec la pensée de l'Apôtre. La 3e leçon, au con-
traire, donne : « Que dirons-nous donc qu'Abraham
notre ancêtre, selon la chair (l'apôtre parle comme Juif)
a trouvé? » Ce sens s'accorde très bien avec la situation.
La 2e leçon ne représente probablement qu'un seul
témoin, le texte d'Origènc du Mont Athos, d'où elle est
passée dans B et dans Jean Chrysostome (commen-
taire). Elle rend d'ailleurs la phrase plus facile que les
deux autres et s'accorde avec la pensée de l'Apôtre.
Cependant elle n'est probablement attestée que par un
seul témoin, tandis que la troisième est dans tous les
anciens onciaux à l'exception de D, et de plus elle
s'accorde parfaitement avec la situation. Sanda> et
Lietzmann sont d'avis qu'eôprjxévai a dû être ajouté
au texte. Nestlé et Lagrange adoptent la 3e leçon;
Crampon, la lrc. Lu tout cas on expliquerait plus faci-
lement la disparition du verbe que son introduction;
car. en général, les copistes tendent à simplifier le
texle. à le rendre plus coulant.
v, 8. Dans ce verset, Bomel ô 6e6ç ; les autres on-
ciaux les plus anciens le placent après dç ^[xâç; le
texte occidental le met avant. lin toute hypothèse le
liSiil
ROMAINS iEIMTHF. AUX). INTEGRITE
2862
mot ô 6eoç est indispensable à la pensée. Le texte de B,
on il manque, est donc une correction. Il faut recon-
naître d'ailleurs que le passage accentue singulière-
ment l'unité d'action de Dieu et du Christ.
v, 14. • — ■ Le texte d'Origène portait : àrcô ' ASàji. y.éy_p>.
Mwascoç èni touç àiiapTï]aavTa; èm tw ou.oi.coji.aTt. ,
en omettant xal et y.r\. Ces deux mots, bien attestés
d'ailleurs par les meilleurs témoins, se trouvent, de
seconde main, en marge dans le manuscrit du texte
d'Origène. Cette variante d'Origène, omettant la
négation, se lit également dans son commentaire sur
saint Jean. 1. XX. 388, éd. Preuschen, p. 384; P. (',.,
t. xiv, col. 672. Elle est conforme à ses théories sur le
péché originel : selon lui, tous les hommes ont dû com-
mettre des péchés personnels, ne serait-ce qu'antérieu-
rement à leur existence terrestre. Cf. Origène-Rufln, In
Rom., v. 1, P. G., t. xiv, col. 101 0-1011 et v, 1, col.
1029. Elle a profondément influencé son commentaire
du chapitre v de l'Épître aux Romains. Sa pensée trans-
paraît nettement malgré les atténuations apportées
dans la traduction latine de Rufin. Cependant, dans
son commentaire sur saint Jean, on trouve également
le texte avec la négation. Édit. Preuschen, p. 381:
P. G., t. xiv, col. 665. La leçon origéniste est passée
dans le texte de plusieurs Latins antérieure à la Vul-
gate. Cf. PAmbrosiaster, in h. L: Bauemfeind, op. cit..
p. 101; Lietzmann, Rômer, p. 62-63; Cornely, Epistola
ad liomanos, p. 270. Ces auteurs n'ont donc point
fondé sur la négation leur doctrine relative à l'univer-
salité du péché d'origine. Voir plus loin, col. 2887.
vu, 25. - Pour ce passage la tradition manuscrite
offre cinq leçons différentes : 1. /ipiç tco 0eco : B; sali.;
Origène, 1 fois : Exhort. ad mart.. 3; Méthode, De resurr.,
ii, 3; Jérôme, 1 fois, Epist., cxxi, 8. — -2. /àptç Se tc7>
0eô> : K»(= S); C2 correct.; bohaïr.; Cyrille d'Alex.',
Adv. anthropomorph., xi. — 3. /) "/àptç toû Oeo'j : D;
E; Théodoret; Vulg.; PAmbrosiaster; Pelage: Jérôme,
Adv. Jovin., i, 37. — 1. /]-/ipiç Kupfou : (;.• Éphrem;
Arménien : gratta Domini iwstri Jesu Christi. — 5. eù-
Xapicrrtô tôGsco : K* ( = S), correction; Orig. cod. a 78;
K; L; P; Peschitto, Jean Chrysostome; Théodoret;
Basile, In Is., vi (182); Jérôme, Episl. cxxi, 8. Jean
Chrysostome, tout en lisant le texte antiocliien (K,
L, etc.), y voit une réponse à la question de l'Apôtre :
«Qui me délivrera?» et il conclut à la nécessité de la grâce.
La lre leçon est regardée comme le texte original.
Sans doute la question de l'apôtre : « Qui me délivrera
de ce corps de mort? » appelle une réponse si l'on s'en
tient strictement à la grammaire ou à la logique. Mais
cette question est plutôt une exclamation. Saint Paul
connaît depuis longtemps le remède à la Loi et au
péché : c'est le Christ et son œuvre de salut. L'homme
n'est plus sous le régime de la Loi ni sous l'empire du
péché. C'est pourquoi Pâme de l'apôtre s'épanche en
une formule d'action de grâces, formule qui heurte un
peu la grammaire, mais qui est bien conforme 'à la
manière ardente de l'Apôtre.
La 3e leçon, celle du texte occidental, reproduite
dans la Vulgate, donne une réponse pure et simple à la
question de l'Apôtre. Elle est moins bien attestée et
puis, si elle était authentique, la lre ne s'expliquerait
pas. La 3e, au contraire, s'explique très bien par le
désir de rendre le texte plus conforme à la logique. Les
autres leçons s'expliquent également comme dérivées
île la lre. Dans la 2e, 8s a pu être ajouté pour rendre
plus coulante la formule d'action de grâces. Cette for-
mule arrondie ne fait qu'attester la première leçon. La
4e se rattache clairement à la troisième, celle du texte
occidental. Enfin la 5e peut provenir de la première
par la répétition de toù : ^ap^Tco tco 0eco. Le copiste
qui a trouvé cette formule, au lieu d'enlever le tco qui
était en surcharge, a ajouté su devant yâ-Ç'A pour
rendre le texte intelligible.
vin, 35. toû Xpioroû est la vraie leçon, attestée
par A; C; Orig., a 78; Athanase; D; G, etc. La leçon
toû 0eoû attestée par X; minusc. ; sah.; Orig.. h. L; et
la leçon toû 0soû ttjç èv XpiaTco 'Iyjctoû, de B; Ori-
gène De principiis (latin), m, 1, 12, sont des correc-
tions de la première. L'amour du Christ (pour nous)
est aussi l'amour de Dieu pour nous : nous ne pouvons
douter de cet amour, il est indéfectible. Dans ce pas-
sage, comme dans v, 8, l'action de Dieu et du Christ
sont étroitement associées.
ix, 5. — La critique textuelle n'éclaire point direc-
tement ce passage. L'interprétation de la phrase ô ûv
êrei toxvtcov 0sôç eiAoyqxbc, sic, toùç octcôvocç, à[i.ï)v est
une question d'exégèse. Il est très probable que les
manuscrits originaux des épitres n'avaient aucune
ponctuation. Celle des manuscrits onciaux, lorsqu'elle
marque des coupes logiques, a donc simplement la
valeur d'une interprétation. Le passage en question
renferme ou un enseignement sur la divinité du Christ .
ou une doxologie adressée à Dieu selon que Pou rap-
porte ô & à XpiaT6ç ou à 0e6ç. Voir plus loin la
christologie de l'épître. Seule la première explication
est conforme à la grammaire : la phrase ne permet guère
de placer un point après xocrà ai.py.-x.; cf. Rom., i.
3-4. La seule difficulté, si difficulté il y a, est dans l'affir
tnation de la divinité du Christ. Mais cette affirmation
n'a rien d'anormal si on la rapproche de Phil., n, 6;
Rom., i, 4; II Cor., iv, 4; Col., i, 15; I Cor., xi, 3;
xv, 28; cf. Phil., n, 5-1 1 ; Col., i, 13-20. Telle est l'in-
terprétation de la grande majorité des représentants
de la tradition. On les trouvera énumérés dans Sandav.
p. 234. Parmi les mss., A met après iràpxx un point
suivi d'un espace blanc; mais il en place un également,
avec un blanc, entre Xpioroû et ÙTrsp au y. 3, entre
ai.py.0L et oltiveç, et entre 'Io-pa7)XÏTat et wv. On ne
peut donc eu tirer aucun argument. K ( = S) ne donne
aucune ponctuation. B donne un point après crâpxx,
mais sans blanc, le blanc est à la fin du verset. Dans li
le point n'est pas de première main, l'on ne peut recon-
naître s'il recouvre un autre signe de ponctuation. C
donne une ponctuation après aipwx.. Nous l'avons dit,
ces coupes n'appartiennent probablement point au
texte original. Elles n'ont que la valeur d'une inter-
prétation. Origène-Rufin, h. L, signale des gens qui
voyaient une difficulté à ce que saint Paul ait appelé le
Christ 0e6ç, sous prétexte qu'il Pavait déjà appelé uîoç
0soû, cf. i, 3-4. Des raisons de ce genre ont pu faire
introduire dans les manuscrits une ponctuation qui
heurte la grammaire. C'est peut-être le cas pour .1.
B, C. En toute hypothèse la critique textuelle n'ap-
porte aucune lumière à L'explication île Rom., ix, 5.
Le passage doit être interprété d'après la grammaire.
les analogies avec les formules pauliniennes, et surtout
la christologie exposée dans d'autres passages.
xv-xvi. Les deux derniers chapitres et la doxologie,
xvi, 25-27. soulèvent plusieurs problèmes assez com-
plexes. Comment expliquer les variations des témoins
du texte, dans la tradition manuscrite? Comment con-
cilier avec l'authenticité et la situation historique, le
caractère et le contenu de xvi, 1-23 et de la doxologie,
xvi, 25-27? L'épître, dans sa forme primitive, se ter-
minait-elle par l'épilogue xvi, 1-27?
1. Dans les témoins de la tradition manuscrite le texte
revêt plusieurs formes : a) Dans une lre recension, le
texte de l'épître se présente comme suit : i-xiv, 23 +
xv-x vi, 23 25-27 (doxologie). Cette recension est celle
de N ( = .S'), B, C, boh., sah., Orig. -latin, Ambrosiaster.
Vulg., Pesch., D, 16, 80, 137, 176. — A la fin du
c. xvi, la Peschitto et PAmbrosiaster ajoutent le y. 2 1
après le y. 27.
b) Dans une 2e recension la doxologie xvi, 25-27 est
placée après xiv, 23. Le texte est disposé de la façon
suivante : i-xiv, 23 xvi, 25-27 xv-xvi, 23 xvi,
2 863
ROMAINS (ÉPITRE AUX). LES DEUX DERNIERS CHAPITRES
2864
2 l. Cette forme est eeile de L, beaucoup de minuscules,
Chrysostome, Théodoret, Jean Damascène. Cette re-
cension est donc représentée par un ms. secondaire du
IXe siècle, un grand nombre de minuscules et les témoins
de la recension antiochienne. — Le f. xvi, 24 varie de
place et n'est que la répétition de 20b.
c) Dans la 3e forme, la doxologie xvi, 25-27, se
trouve en deux endroits, à la fin du c. xiv et à la fin
du c. xvi : i-xiv, 23 + xvi, 25-27 | xv-xvi, 23 -f-xvi,
25-27. Cette forme est celle de A, P, 5, 17, des mss.
arméniens. — Le doublet xvi, 24, est omis.
d) La doxologic xvi, 25-27 est omise par beaucoup
de témoins du « texte occidental ». Mais dans Gg (grec-
latin) G laisse un blanc suffisant pour l'insérer après
xiv, 23. Le copiste se réservait de la mettre là ou à la
fin. 11 savait donc que certains mss. donnaient une
doxologic après xiv, 23. Mais ne l'avant point dans le
texte de son édition, il se proposait sans doute de la
transcrire d'après un autre ms. L'occasion ne s'étant
point présentée, le passage est resté en blanc. — Dans
Ff (grec-latin), F ne la donne pas, mais / la place
après xvi, 24. D la place également après xvi, 24, mais
il l'a probablement empruntée à un ms. différent de
celui qu'il reproduit, car elle n'est point de la même
main. — ■ Pelage la place après xvi, 24 tout en mainte-
nant le y. 20b, p. £,.} t. xxx, col. 710. — Priscillien
omet la doxologic, alors qu'il aurait eu intérêt à la citer
dans les Canones, xv et xxvi. Cf. éd. Schepps, Vienne,
1889. p. 118, 121.
Les capitula ou titres des chapitres, transmis dans les
manuscrits de la Vulgatc, mais plus anciens que cette
version, dénotent l'existence, chez les Latins, d'une
recension courte de l'épîtrc, ne contenant pas les cha-
pitres xv-xvi, mais seulement xvi, 24 (ou xvi, 20b) et
la doxologic xvi, 25-27. Dans l'Amiatinus et le Ful-
densis l'épître se termine par xiv, 23 + xvi, 25-27.
Cf. Wordsworth-White, Novum Tcstamenlum latine,
t. h, fasc. 1, Oxford, 1913, p. 43.
Les deux derniers chapitres manquaient probable-
ment dans le texte primitif de D et G, et peut-être
aussi dans les mss. de l'ancienne latine. Cf. de liruyne,
dans Revue bénédictine, 19:>8, p. 423 sq. Ni Tertullien,
ni saint Cyprien ne les citent. Saint Irénéc ne les
connaît pas. Par contre Clément d'Alexandrie cite
xv-xvi et même la doxologic. Strom., iv, 9, 1; v, 64,
6; cf. éd. Stàhlin, Hegister, p. 19.
D'après Origène (latin), In Rom., xvi, 25, P. G.,
t. xiv, col. 121)0, Marcion a supprimé la doxologic,
penitus abstulit. Origène ajoute, à propos des c. xv-xvi:
cuncta dissecuit, ce qui veut bien dire : il a tout « mu-
tilé » ou « déchiqueté » et non » supprimé ». En effet,
Origène semble bien opposer cuncta dissecuit à penitus
abstulit. Pour lui faire dire que Marcion a supprimé
également les deux derniers chapitres il faudrait rem-
placer dissecuit par desecuil. De plus dans le même pas-
sage Origène fait allusion à des manuscrits qui placent
la doxologic entre xiv, 23 et xv-xvr, et à d'autres qui
la mettent à la fin de l'épître. H qualifie cette dernière
place de place actuelle : nunc est position.
Selon saint Jérôme, la doxologic se trouve dans la
plupart des mss. : in pluribus codieibus. Il y en avait
donc quelques-uns qui ne la donnaient pas. In Eph.,
m, 5, P. L., t. xxvi. col. 181.
Enfin, le codex Chester Beatty, /'"'. contemporain
d'Origène, donne le texte ... xv, i :;2 wi, 25-27 '
xv, 33 xvi, 1-23. Voir plus haut. col. 2850. Il con-
tient donc les deux derniers chapitres cl la doxologie;
mais eu plaçant cette dernière avant XV, 33 qui est une
formule de salutation, il détache le c. xvi 1 -23 du reste
de l'épître, mais il atteste en même temps l'unité du
c. xv avec le reste de l'épître.
2. Interprétation de ces laits. — Selon plusieurs cri-
tiques le texte primitif de l'épître se serait terminé
après xvi, 23, sans la doxologic. Puis, de bonne heure
on l'aurait écourté en supprimant xv et xvi. Cette
opération serait due à l'influence de Marcion qui aurait
retranché les deux derniers chapitres. On se réfère au
passage d'Origène, discuté ci-dessus. Comme l'épître
ainsi mutilée manquait de finale, on y aurait ajouté,
pour l'usage liturgique ou la lecture publique, une
doxologie qui se trouve maintenant xvi, 25-27, mais
qui ne serait paulinienne ni par son contenu ni par
son style. Cette doxologie, propagée rapidement par
l'usage, se. serait introduite dans la forme primitive du
texte, après xyi, 23 ; ce qui aurait donné la forme égyp-
tienne : X (S), B, C, bon., sali., Origène-latin, etc.
D'autre part, des exemplaires de la forme courte,
i-xiv, 23. furent complétés par l'addition de xv-xvi
qui étaient tombés et on ajouta au tout une finale à la
manière paulinienne, xvi, 24; cf. II Thess., m, 18. On
eut ainsi la forme : i-xiv, 23 xv-xvi, 23 1-24. Puis ou
se servit de cette dernière forme pour compléter la
recension courte à laquelle on avait déjà ajouté la
doxologic, ce qui donna le texte : i-xiv, 23 + doxologic
xvi, 25-27+ xv-xvi, 23 + 24, qui est la forme de la
recension antiochienne.
Enfin, le mélange des formes produisit d'une part
une forme ayant deux fois la doxologie : i-xiv, 23 +
xvi, 25-27 + xv-xvi, 23 + 25-27, forme de A, P, 5, 17,
dans laquelle xvi, 24 est omis, considéré comme le dou-
blet de xvi, 20b; d'autre part une forme ayant une
seule fois la doxologie, mais placée après la salutation
interpolée à la manière paulinienne, xvi, 24, texte de /
et D de seconde main.
Dans cette interprétation de la tradition manuscrite,
exposée d'après Lietzmann, Rômer, éd. 1928, p. 131,
deux points appellent des réserves.
a) Une recension courte de l'épître a certainement
existé dans l'Église latine : elle est attestée par de
nombreux témoins du texte occidental. Mais il n'est
pas prouvé qu'elle ait existé chez les Grecs. De plus,
l'origine de cette recension courte est attribué à Mar-
cion, sur un passage d'Origène faussement interprété.
Voir col. 2856, 2863. Or, à s'en tenir aux déclarations
d'Origène, Marcion avait mutilé les deux derniers
chapitres, mais ne les avait pas supprimés comme il
avait fait pour la doxologie. Il est très probable que
cette recension courte fut faite pour l'usage liturgique.
On omettait les deux derniers chapitres qui n'offraient
guère que des détails historiques ou personnels et que
l'on jugeait peu propres à l'édification ou à l'enseigne-
ment. On expliquerait ainsi pourquoi ni Tertullien, ni
saint Irénéc, ni probablement saint Cyprien ne les ont
cités. Cf. S. Jean Chrysostome, In Rom., hom. xxxi.
P. G., t. i.x. col. 067. Les raisons qui faisaient omettre
ce passage chez les Grecs, dans la lecture ou l'exposition
homilétique, avaient pu les faire omettre dans certains
mss. du texte occidental.
b) Si la place de la doxologie a varié ce n'est pas un
argument décisif contre son authenticité. Elle manque
il est vrai dans plusieurs témoins; mais cela provient
sans doute de ce qu'elle a subi le sort des deux derniers
chapitres, seul xvi, 20b ayant été conservé pour main-
tenir le caractère paulinien de l'épître. D'ailleurs on
sait que Marcion avait supprimé, penitus abstulit, la
doxologie. /'. G., t. XIV, col. 1290. Son texte a pu
influer sur les manuscrits. Enfin, autre possibilité :
un copiste trouvant la doxologie après le c. xiv, 23.
recension courte, l'aura omise en se réservant de la pla-
cer plus loin, il l'aura ensuite laissée de côté soit par
oubli soit pour d'autres raisons.
lai somme la critique textuelle n'apporte rien de
décisif contre l'authenticité ni des deux derniers cha-
pitres, ni même de la doxologie. Le tout est bien attesté
depuis le second siècle. Bien plus, le c. xvi, 1-23 a ton
jours été uni au c. xv dans la transmission du texte.
2805
ROMAINS (ÉPITRE AUX). LES DEUX DERNIERS CHAPITRES
2866
Le papyrus P16, il est vrai, place la doxo'.ogie entre le
c. xv et le c. xvi comme pour séparer ce dernier, qui ne
se rattache de fait au précédent par aucun lien logique.
.Mais le c. xv n'a jamais été transmis sans le c. xvi.
3. Authenticité de ces deux chapitres. — Plusieurs cri-
tiques à la suite de Baur se sont appuyés sur la tradi-
tion manuscrite pour rejeter en bloc l'authenticité de
ces deux chapitres et, à l'heure actuelle, beaucoup sont
peu favorables à la doxologie qu'ils regardent comme
une addition tardive. Mais leurs principaux arguments
se fondent moins sur la critique textuelle que sur les
caractères internes de ces passages : contenu et situa-
tion historique des deux derniers chapitres; doctrine et
forme de la doxologie. L'analyse de ces morceaux nous
montrera la portée de ces arguments.
a) Le c. xv se divise nettement en deux sections :
1-13 et 14-33. La lre consiste en exhortations se ratta-
chant au sujet du chapitre précédent sur la conduite
envers « les faibles ». La 2e appartient à l'épilogue de la
lettre : saint Paul se justifie de l'avoir écrite, expose ses
projets d'apostolat et annonce sa visite à Rome. Cette
section se termine par une formule de salutation, y. 33.
La lre section, 1-13 se rattache donc étroitement au
c. xiv, au point de former avec lui un paragraphe
unique. L'école de Tubingue à la suite de Baur avait
cru y découvrir des doctrines opposées à celles de saint
Paul. Le y. 8 lui fournissait son principal argument :
• Le Christ a été lé serviteur de la circoncision. » Or,
l'idée n'est point que le Christ s'est soumis à la Loi et
qu'il en est devenu le serviteur. Le contexte précise
assez le sens : Le Christ a été le ministre de la circonci-
sion, en accomplissant « les promesses faites aux pères »
en vertu de l'alliance conclue sous le régime de la cir-
concision. Les chrétiens de Rome doivent s'accueillir
les uns les autres et imiter ainsi le Christ qui les a
accueillis, juifs ou gentils. L'exhortation donne une
ligne de conduite chrétienne : miséricorde et charité
mutuelle; ce n'est point une invitation aux juifs et
aux gentils à se réconcilier au sein de l'Église; car ce
ne serait pas en situation. Cf. Rom., m, 3 et ix, 4.
Le souhait du y. 13 marque la transition à la section
suivante, l'épilogue, xv, 14-33. Dans cette section, il
n'y a rien qui ne soit en situation : saint Paul invo-
quant sa qualité d'apôtre des gentils dit sa sollicitude
pour les pauvres de Jérusalem, expose son projet
d'aller à Rome et en Kspagne, fait part de ses appréhen-
sions au moment de retourner à Jérusalem. Tout, dans
cette section, répond bien au début de l'épître, i, 10-
1 5, aux sentiments de l'Apôtre et au cadre de sa vie, et
la langue ainsi que le style appartiennent bien aux
grandes épîtres .
Le *. 33 qui termine le c. xv est une formule de
salutation analogue à celle des Épîtres aux Corinthiens,
aux Thessaloniciens et aux Philippiens. On pourrait
donc supposer que, primitivement la lettre se terminait
ici et que le c. xvi est un post-scriptum ou un morceau
indépendant. Cela expliquerait pourquoi le papyrus
P,s place avant cette salutation la doxologie qui est le
couronnement de toute l'épître. Cependant ce y. 33
n'est point nécessairement une finale destinée à clore
l'épître. Il n'est précédé d'aucune salutation person-
nelle et il peut être une prière ou un vœu, comme xv,
5-6, pour clore une série d'exhortations ou d'avis
avant l'épilogue final.
b) Quant au c. xvi, 1-23 (24), il ne se rattache par
aucun lien logique au précédent et son contenu semble
difficilement trouver place dans une lettre aux Ro-
mains. C'est ce qui a donné naissance à l'hypothèse
d'un «billet aux Éphésiens ». Mais, par contre, son sort
dans la tradition a toujours été lié à celui du c. xv.
L'on pourrait sans doute imaginer une recension de
i'épître se terminant par la salutation xv, 33 et voir
dans le c. xvi, 1-23 un billet ou un fragment d'une
lettre adressée à d'autres destinataires. Cette solution
expliquerait peut-être certains caractères du morceau
et aussi la place de la doxologie dans Pa; mais l'en-
semble de la tradition manuscrite n'est point favo-
rable à cette hypothèse, puisque les c. xv-xvi forment
un bloc inséparable et que la recension courte du texte
occidental s'arrêtait à la fin du c. xiv, 23. Bien plus,
xiv, 23, n'est point une finale, et la coupe de la recen-
sion courte aurait pu être faite plus heureusement
après xv, (i. Ainsi, non seulement xv-xvi forment bloc,
dans la tradition manuscrite, mais xiv-xv s'enchaînent
au moins jusqu'à xv, 6, comme éléments du même
développement ou du même paragraphe.
La tradition textuelle n'apportant aucune solution
sur l'origine ou la destination première du c. xvi, 1-23,
il y a lieu d'en examiner le contenu. Deux questions se
posent : ce contenu est-il paulinien — est-il en situation
dans une lettre aux Romains"?
Le c. xvi, la doxologie mise à part, se compose de
quatre sections : 1-2; 3-16; 17-20; 21-23 (24).
a) 1-2. La recommandation de Phœbé est à sa
place aussi biendans une lettre aux Romains que dans
un billet à l'Église d'Éphèseouà une autre communauté
et elle ne contient rien qui puisse faire suspecter l'au-
thenticité du passage. Il est très probable que Swbcovov
désigne un office existant déjà dans l'Église. Cf. Pline
le Jeune, Epist., x, 96; Ambrosiaster, h. I. Quant à
-poaTXT'.ç, fém. de -po-jTxr/;ç. prœfectus, tutor,
patronus, il ne saurait désigner une charge officielle
remplie par une femme : il s'agit sans doute de bons
offices rendus à l'Apôtre et aux chrétiens, ou d'inter-
ventions en leur faveur.
b) 3-16. Dans cette section, saint Paul salue indi-
viduellement un grand nombre de personnes. Ce fait
est assez étonnant dans une lettre à une Église qu'il
n'a ni fondée ni même visitée; tandis qu'il paraî-
trait beaucoup plus vraisemblable dans une lettre
adressée aux chrétiens d'Éphèse. Cf. I Cor., xvi, 19;
II Tim.. iv, 19. Le y. 5 fortifie encore cette impression
en mentionnant Épénète « qui est pour le Christ (ou
» dans le Christ ») les prémices de l'Asie ». Cf. I Cor.,
xvi, 15. La mention d'Aquila et Priscille « qui ont
exposé leur vie » pour sauver l'Apôtre, probablement à
Éphèse, est encore un argument en faveur d'un billet
adressé à cette Église. Cf. 1 Cor., xv, 32; II Cor., i, 8.
Par contre, la facilité des communications entre
Rome et les provinces permettait sans aucun doute à
saint Paul de compter parmi les chrétiens de Rome des
connaissances et des amis. L'Évangile avait été prêché
dans l'empire surtout à la partie flottante de la popu-
lation. Parmi les personnes mentionnées, trois seule-
ment se rattachent à la province d'Asie : Épénète.
Aquila et Priscille. Or ces derniers, expulsés de Rome
sous Claude. A et., xvm, 2, avaient dû y rentrer sous
Néron. Épénète était un des premiers convertis de
l'Asie; mais rien ne prouve qu'il était à Ephèse vers
l'an 58. La plupart des personnes mentionnées dans cet
épilogue pouvaient se trouver à Rome aussi bien qu'à
Éphèse. Il est même beaucoup plus vraisemblable de
les trouver réunies à Rome que dans toute autre ville
de l'empire.
Toutefois le plus étonnant n'est point qu'elles soient
réunies à Rome à cette époque, mais de voir saint Paul
les saluer individuellement. Cependant rien ne prouve
qu'il connaisse personnellement tous ceux qu'il salue.
Certains pouvaient n'être connus de lui que de répu-
tation à cause de leur situation dans l'Église ou de leurs
œuvres de charité. Il est assez naturel que l'Apôtre,
écrivant à une Église qu'il n'a jamais visitée, s'attache
à nommer non seulement ceux qu'il connaît personnel-
lement, mais encore ceux dont il a entendu faire L'éloge
ou qui jouent un rôle important dans la communauté.
C'était un excellent moyen de prendre contact avec
281
' /
ROMAINS fEPITRE AUX). LES DEUX DERNIERS CHAPITRES
2868
l'Église. L'hypothèse qui voit dans le c. xvi un écrit
destine à l'Église d'Kphèse ne peut invoquer des argu-
ments décisifs.
D'ailleurs ce chapitre renferme des marques d'au-
thenticité qui sont reconnues par des exégètes de tontes
les écoles. Saint Paul mentionne Andronicus et .Innias
(ou Junia) « qui sont si considérés parmi les apôtres et
qui ont appartenu au Christ avant lui », y. 7. Il a
pour eux la considération qu'il témoig lc toujours aux
chrétiens qui l'ont précédé. Le passage a une saveur
archaïque qui répond bien au temps et h la manière
de l'Apôtre.
c) 17-20». Cette section est bien paulinienne parla
forme et le contenu. Cf. II Cor., x, 7 sq.; xi, 12 sq. ;
Phil., m. 18-19. On peut rapprocher Rom., xvi, 19-20
de i, 8 et vi, 17; cf. Luc, xvm, 8. Ce passage n'a rien
d'anormal à la fin de la lettre, à condition de ne pas y
i hercher la solution concrète d'une question posée
dans l'épître. Il ne peut viser qu'un groupe d'agita-
teurs perfides et dangereux; il ne fait point allusion à
la situation générale de l'Église. C'est une mise en
garde contre des intrigants, sans doute des judaïsants.
qui risquent de troubler la communauté.
d) 21-23. Ces versets offrent, eux aussi, un carac-
tère bien paulinien : l'Apôtre transmet à l'Église de
Rome les salutations de son entourage. Il faut cepen-
dant reconnaître que les versets contre les agitateurs,
17-20», jettent quelque désordre dans le développe-
ment. On serait tenté de les transposer, avec la saluta-
tion qui les termine, 20b, après 21-23. On aurait ainsi :
16 + 21-23 -:- 17-20. Mais cette transposition ne s'impose
nullement. Rien dans la tradition manuscrite ne la
suggère. Saint Paul a pu faire ajouter ces recomman-
dations importantes et ces menaces du jugement, en
demandant à Tertius son secrétaire de les placer ici.
On peut même se figurer, avec Lietzmann, p. 127,
saint Paul prenant la plume des mains de Tertius,
pour écrire de sa propre main ces graves recommanda-
tions, puis lui laissant le soin de formuler les saluta-
tions. Le cas serait analogue à I Cor., xvi, 21-23 et
Gai., vi, 11.
Enfin, les deux conclusions xvi, 20b et 21 ne sau-
raient être deux finales de recensions différentes :
seule la bénédiction du i?. 20 est originale, comme le
prouvent les meilleurs témoins, et les y. 21-23 s'y
ajoutent comme une sorte de post-scriptum.
L'hypothèse d'un fragment adressé à l'Église
d'Éphèse n'est sans doute contraire à aucun principe
théologique. Mais il n'y a pas lieu de la préférer, car
(die n'est point fondée sur de solides arguments.
Doxologie (xvi, 25-27). — La tradition manuscrite,
pour obscure qu'elle puisse être sur les causes qui ont
amené les déplacements de la doxologie, l'atteste soli-
dement à partir i\\\ ir siècle. Mais, alors que les cri
tiques de toutes écoles sont presque unanimes actuel-
lement à admettre l'authenticité de xv-xvi, 23, beau
coup rejettent la doxologie, surtout en raison de so i
style et de son contenu. Bien qu'elle offre des analogies
avec le vocabulaire paulinien, elle daterait du n« siècle,
où l'on affectionnait les longues formules liturgiques.
Elle serait le fait d'un éditeur désireux de couronner
l'épître d'une manière solennelle. Selon I'. Corssen,
von Soden, Julicher, Ilarnack, elle révélerait son ori-
gine mareionite.
D'abord les expressions aïomo'j 0eoû et lx6v<|> ooqptp
0«p seraient sans analogie dans saint Paul, De fait,
ces expressions ne se rencontrent pas ailleurs dans
les épitres, mais elles expriment des idées bien pauli-
nienne*. L'éternité de Dieu est simplement une notion
biblique, bien antérieure à saint Paul. Cf. Gen., xxi,33;
Is., xxvi, 1 ; xi„ 28; Dan.. XIII, 12; Baruch, [V, 10, 1 I,
M). La sagesse île Dieu est accentuée dans I Cor., r. 19,
21. 2 1. 2.") : Il » confond la sagesse des sages ■ précisé
nient, par son plan de salut dans le Christ. La > révé-
lation du mystère du Christ », xvi, 25, est une pensée
essentiellement paulinienne. Cf. Rom., in, 21; I Cor.,
il, 7-10; Col., i, 20, 27; H, 2; iv, 3; Eph., i, 9; m, 3, 1,
9; vi, 19.
P. Corssen estime (pie le y. 25 dépasse la pensée de
l'Apôtre. 11 croit reconnaître une idée mareionite dans
le terme azaiyrl[j.bjov, qu'il oppose au terme pauli-
nien à^oxsxpuij.ri.évov. Il s'agirait d'un mystère rigou-
reusement tenu secret par Dieu jusqu'à la révélation
faite par le Christ dans le Nouveau Testament. Ainsi
se trouverait exclue l'idée paulinienne d'une révéla-
tion commencée dans l'Ancien et achevée pleinement
dans le Nouveau, selon Rom., m, 21; cf. Heb., i, 1-2.
Or cette interprétation de asa<.yt]y.iyjo\> est contre-
dite par le y. 26 : le mystère a été manifesté « au
moyen fies écrits prophétiques ». Ce qui doit s'entendre
des prophéties de l'Ancien Testament, sur lesquelles
les apôtres se sont appuyés pour établir l'autorité di-
vine de la révélation chrétienne; cf. Rom., i, 2; m. 21.
Corssen, suivi par Julicher, mais non par Lietzmann,
l'entend des » écrits prophétiques du Nouveau Testa-
ment », opinion qui n'est pas soutenable, même si l'on
plaçait la doxologie au iie siècle. Le y. 20 précise donc-
la pensée du y. 25 et l'on ne peut légitimement oppo-
ser aeat,Y7][jivov à à7r(jxexp>j(jt.(jivov. L'un et l'autre
expriment la même idée. De fait, le « mystère du
Christ » n'a pas été manifesté dans l'Ancien Testament,
sa révélation a été seulement préparée. Sous l'ancienne
alliance il est resté caché ou voilé, étant réservé pour
les temps chrétiens.
Le dessein conçu par Dieu d'appeler tous les hommes
«à l'obéissance de la foi», y. 26, est un thème qui revient
fréquemment dans les épîtres. Cf. Rom., i, 5; XV, 18;
xvi, 19; II Cor., vu, 15; Kph., m, 5-6; II Tim., i, 9sq.;
Tit., i, 2-3; Col., i, 26.
L'origine mareionite de la doxologie est d'autant
plus invraisemblable, que Marcion, au témoigna.;.;
d'Origène, l'aurait supprimée : penitus abslulil. Voir
plus haut, col. 2856. D'ailleurs la mention des « écri-
tures prophétiques » suffisait à faire rejeter le passage
par Marcion.
Pour ce qui est du caractère liturgique, il importe
d'ex arter une équivoque. Sans aucun doute nous avons
là une formule de prière; mais rien ne montre qu'elle
ait été faite en vue de la prière publique dans les
assemblées. C'est une prière individuelle par laquelle
I Apôtre, dans l'élan du sentiment religieux, rend gloire
à Dieu pour son œuvre de salut accomplie dans le
Christ. Cette manière lui est habituelle; cf. Gai., i, 5 :
Rom., ix, 5; xi, 36; Eph., m, 21; Phil.,iv,20; ITim.,
i, 17; II Tim., iv, 18. Il la devait à son éducation juive.
La doxologie de Rom., xvi, 25-27 est seulement plus
développée que les autres, et la complexité de la phrase
n'est pas contraire au style de l'Apôtre. Cf. Rom., i.
1-1. Il rend hommage à Dieu le l'ère et à son œuvre de
salut sans se préoccuper du rythme de la phrase. L'on
ne pouvait couronner plus magistralement un écrit
ayant pour thème le salut universel de l'humanité
réalisé par Dieu dans lc mystère du Christ.
les questions relatives aux deux derniers chapitres et à
la doxologie ont été étudiées dans les travaux suivants :
II. Lucht, Ueber die bridai lelzten Kapiteldes liornerbrielen.
Berlin, 1871, qui défend les thèses de Baur; K. I.akc, The
earlier Epistles of Si Paul, Londres, 1911, p. ;{.'{.">; I'. Corssen.
y.ur Ueberlieferungsgeschichtedes Rômer brie/es, dans Zeifschr.
jnr die S. T. Wissenschaft, l. \, 1909, p. 1-45; 97-102;
I). de Bruyne, Les deux derniers chapitres de la Lettre aux
Romains, dans Revue bénédictine. 1908, p. 42:$ sq.; Lit limite
mareionite de lu Lettre aux Romains, ibid., 1911, p. 133 sq.;
Ilarnack, Marcion, 1924, 2e éd., p. 164* sq.; (•. Richter,
Kritischpolemische Untersuchungen ùber den Rômerbrief,
1908; H. Schumacher, Die beiden leizten Kapiteldes Rômer-
brief es, 1929; 1 . Rônnecke, fus lelzle Kapilel îles Rômer-
2869
ROMAINS (ÉPITRE AUX). DESTINATAIRES
2870
bricfes im Lichle der cliristlichen Arehâologie, 1927. Voir
aussi les commentaires, spécialement, Sanday-Headlam,
Lagrange, Lietzmann et la bibliographie à la fin de l'article.
III. Destinataires. ■ — 1° Caractère épistolaire. —
L'Épître aux Romains est-elle une lettre ou un traité?
A ne considérer que le sujet et le ton, elle présente la
forme d'un traité plutôt que celle d'une lettre. Elle
n'est pas un écrit de circonstance; elle traite un sujet
offrant un intérêt général : le salut universel réalisé
par l'Évangile, grâce à l'œuvre du Christ. Elle débute
par un exorde, i, 1-5, où l'Apôtre présente d'abord aux
lecteurs deux notions essentielles de la foi chrétienne :
l'Évangile et la personne du Christ qui en fait l'objet.
Puis, i, 10-17, l'Apôtre énonce le thème de son exposé :
l'Évangile est une « puissance de Dieu » pour sauver
tout croyant, Juif ou Grec. Dans l'Évangile se révèle
la justice de Dieu qui procède de la foi. Viennent en-
suite les développements du thème : nécessité de la
justification pour les païens comme pour les juifs;
mode de la justification; fruits de la justification et
vie chrétienne sous la conduite de l'Esprit-Saint. Il y a
plus; certains développements, comme il, 1 sq.. et sur-
tout in, 1-17, rappellent les procédés littéraires de la
diatribe dans l'enseignement de la philosophie morale.
Cette épître s'offre à nous comme la principale source
de la théologie paulinienne. Saint Paul y apparaît tour
à tour comme le rabbin, l'apôtre mû par l'Esprit-Saint,
le directeur d'âme avisé et vigilant, le penseur et le
philosophe chrétien. L'on serait donc tenté, de prime
abord, de la regarder comme un simple exposé de
doctrine, une sorte de catéchisme sous forme de lettre,
destiné à tous les chrétiens, mais dédié par un pur
procédé littéraire, à la communauté la plus en vue,
celle de Rome, cf. i, 8. S'il en était ainsi, comme d'au-
cuns le prétendent, il faudrait renoncer à chercher dans
quelle mesure l'épître nous renseigne sur la composi-
sition, les tendances et les besoins de l'Église de Rome,
ou à demander à l'histoire des lumières pour com-
prendre l'épître.
Mais cette hypothèse est à écarter, car elle est en
opposition non seulement avec i, 7, 15, mais une foule
de traits ou de développements qui ne s'expliqueraient
point dans l'hypothèse d'un pur traité abstrait; cf. i,
11-15; xin, 1-7; xiv : l'Apôtre a présents à l'esprit ses
correspondants qu'il appelle « frères bien-aimés »;
il s'adresse à « tous les chrétiens de Rome »; il écrit
dans un but spécial : les atîermir dans la foi et il joint
à son exposé une foule de traits personnels qui font de
l'épître une véritable lettre.
2° L'Église de Rome en l'an 58. — Saint Paul
connaissait sans aucun doute la situation de l'Église
à laquelle il s'adressait : sa composition, ses tendances
doctrinales, ses besoins. Pour comprendre sa lettre
nous aurions donc intérêt à bien connaître cette situa-
tion vers l'an 58. Malheureusement notre unique source
de renseignements sur ce point est l'épître elle-même.
Nous en sommes donc réduits à des conjectures exégé-
tiques auxquelles s'ajoutent quelques données tirées
des écrivains ecclésiastiques ainsi que les vraisem-
blances de l'histoire.
Saint Paul, d'une part, traite la communauté de
Rome comme une Église de la gentilité. Voir plus loin,
col. 2873. D'autre part, il expose aux fidèles la foi
chrétienne, en tenant compte, dans une très large me-
sure, des idées, des sentiments, des besoins du judaïsme.
Comment concilier ces deux faits en apparence contra-
dictoires?
On pose d'ordinaire la question de la façon suivante :
l'Église se composait-elle surtout de judéo-chrétiens
à tendances particularistes, ou comprenait-elle en
majeure partie des païens convertis? Dans la première
hypothèse, la lettre pourrait avoir pour but de com-
battre des doctrines pharisiennes pour leur substituer
DICT. DE THLOLOGIE.
des conceptions universalistes. Ce fut la thèse de l'école
de Tubingue au milieu du xixe siècle. Cette thèse a
rallié les suffrages de beaucoup de critiques jusqu'à ces
trente dernières années. Actuellement elle est moins en
faveur, sans être complètement abandonnée. On est
moins porté à prêter à l'Église de Rome des tendances
judaïsantes et à voir dans l'épître un écrit destiné à
dirimer de graves controverses entre les gentils et les
juifs. On suppose plus volontiers, d'après le ton de
l'épître, que l'Eglise de Rome, vers l'an 58, devait être
composée en majeure partie de païens convertis.
Mais n'y avait-il pas aussi parmi les fidèles de Rome
un assez grand nombre de prosélytes «craignant Dieu».
Cette hypothèse, sur laquelle on a peu insisté, a été pro-
posée par Robinson, dans Hasting's, Dictionary ofthe
Bible, t. iv, p. 298. Cf. F. Hort, Romans and Ephesians,
Londres, 1895, p. 20 sq.; Schûrer, art. Romans dans
Encyclopœdia Britannica, t. xx, p. 727 sq. Les prosé-
lytes « craignant Dieu » adhéraient au judaïsme sans se
soumettre à la circoncision ni aux pratiques légales. Ils
fréquentaient les synagogues, observaient la loi morale,
adoraient le Dieu d'Israël, étaient instruits dans les
Écritures et acceptaient la doctrine judaïque du salut.
D'après les Actes, c'était parmi eux que l'Évangile
avait fait ses premières recrues. Ils étaient donc juifs
d'idées et de sentiments, sans avoir ni l'esprit de con-
troverse ni le fanatisme des pharisiens. Ne formaient-ils
pas la majeure partie de la communauté et n'y don-
naient-ils point le ton? L'on comprendrait ainsi pour-
quoi saint Paul s'adresse aux chrétiens de Rome
comme à une Église de la gentilité, et d'autre part tient
compte dans une si large mesure des idées et des préoc-
cupations judaïques.
Une autre hypothèse a été proposée par Lipsius,
dans Iland-Kommcnlar zum Neuen Testament de
H. Holtzmann, Eribourg-en-Brisgau, 1892. L'épître
supposerait l'existence, à Rome, d'un parti de judaï-
sants hellénistes, n'imposant point la circoncision aux
païens, mais regardant la Loi comme la règle de la jus-
tice et se jugeant supérieurs aux païens convertis. Cette
hypothèse, comme celle de l'école de Tubingue, a l'in-
convénient de supposer l'Église de Rome divisée en
deux fractions adverses. L'épître donne au contraire
l'impression que cette Église forme un tout homogène.
L'hypothèse, d'ailleurs, ne répond point aux vraisem-
blances historiques. Voir ci-dessous, col. 2873. A quelle
hypothèse se rallier avec le plus de probabilité? L'on
ne peut répondre qu'après avoir examiné les témoi-
gnages de la tradition ecclésiastique, les renseigne-
ments de l'histoire générale et les données de l'épître.
1. Témoignages de la tradition ecclésiastique. — Il
faut citer en premier lieu la préface de l'Ambrosiaster,
de la lin du i\e siècle.
Jam constat temporibus apostclorum Judaeos propterea
quod sub regno romano agerent Romain habitasse ex qulbus
ii qui credideranl tradideruni romanis, ut Christum profi-
tentes legem servarent. Romani autem, audita fama virtutum
Ghrtsti, faciles ad credendum fuerant ut pote prudentes, nec
inmerito prudentes, qui maie inducti statim correcti sunt
et manseuint in eo. Hii ergo ex Juduis credenles Christum,
ut datur intelliffi, non accipiebant Veum esse de l.'ro pillantes
uni lleo adjersum. Quamobrem negat illos spiritalem Dei
gratiam conseculos ac per hoc confirmationem eis déesse. Hii
sunt qui et Galatas subvert erant ut a traditione apostolorum
recédèrent, quibus ideo irascitur apostolus quia docti bene
facile transducti fuerant. Romanis irasci non debuit sed
laudat lidem illorum quia, nulla insignia virtutum videntes
nec aliquem apostolorum, susceperant iklem Christi, jn
verbis potius quam in sensu. -Von enim illis expositum
fueral mysterium erucis Christi. Propterea, quibusdam adve-
nientibus qui recte crediderant, de edenda carne et non
edenda qua>stiones fiebant et utrumnam spes quai in
Christo est sulliceret aut et lex servanda esset. Ilinc est
unde omni industria id agit ut a lege eos tollat. P. L.,
t. xvii, col. -13 sq.
T. — XIII.
91.
2871
ROMAINS (EPITRE AUX). DESTINATAIRES
2872
Ainsi, d'après ce texte, (les juifs convertis auraient
transmis aux Romains la foi au Christ avec l'observa-
tion de la Loi. Les judéo-chrétiens de Rome n'accep-
taient point la divinité du Christ : ils la jugeaient
contraire à l'unité de Dieu. L'Apôtre supposerait qu'ils
n'ont point revu la « grâce de Dieu spirituelle » et qu'ils
auraient eu besoin « d'être confirmés ». L'auteur fait
allusion à Rom., i, 11 et peut-être aussi à i, 2-4. Les
judaïsants qui ont enseigné à Rome seraient les mêmes
qui ont troublé la foi des Calâtes. Le cas est analogue,
mais l'attitude de Paul est différente. L'Apôtre s'irrite
contre les Calâtes, car, instruits exactement, ils se sont
laissé entraîner; mais il ne s'irrite point contre les Ro-
mains, car ils ont reçu la foi du Christ sans avoir vu ni
aucun miracle ni aucun apôtre. Cette foi aurait été
purement verbale. Ils n'en avaient point pénétré le
sens; car on ne leur avait point exposé « le mystère de
la croix du Christ ». Des chrétiens à la foi exacte étant
survenus, des controverses seraient nées concernant les
aliments et la pratique de la Loi.
Cette notice de l'Ambrosiaster contient des affirma-
tions assez singulières. Les judéo-chrétiens de Rome
auraient rejeté la divinité du Christ comme contraire à
l'unité de Dieu ; ils n'auraient point reçu la « grâce spi-
rituelle »; ils auraient eu au Christ une foi purement
verbale, ignorant le « mystère du Christ ». Dans ces
conditions, leur christianisme aurait été inférieur à
celui de la première prédication apostolique et l'on ne
comprendrait pas comment saint Paul aurait pu, dès
les premières lignes, louer leur foi, i, 8, et dire qu'elle
était la même que la sienne, i, 12. L'on ne compren-
drait pas non plus pourquoi il n'insiste pas plus sur la
divinité du Christ. Des idées analogues à celles de l'Am-
brosiaster sur la situation de l'Église de Rome se ren-
contrent chez d'autres auteurs ecclésiastiques anciens,
ainsi que dans des prologues de certains manuscrits de
la Vulgate.
Saint Augustin supposait dans l'Église de Rome une
situation analogue à celle des Églises de Galatie. Mais
il avait soin de noter que c'était une conjecture exégé-
tique suggérée par le texte : Quantum ex ejus lextu intel-
ligi potest. Voir Epistolse ad Romanos inchoala exposilio,
P. L., t. xxxv, col. 2087-2089.
Origène (Rufin) et saint Jérôme sont moins afïïrma-
tifs : sain t Paul s'efforce de maintenir la balance égale
entre les deux éléments. Origène, In. Rom., P. G.,
t. xiv, col. 911; S. Jérôme, In Gai. (d'après Origène),
P. L., t. xxvi, col. 395. Pelage, par contre, ne voit
aucune dissension entre les fidèles de Rome : ils
tiennent leur foi de la prédication de Pierre. Saint
Paul veut les « confirmer », non qu'il y ait dans leur foi
des lacunes, mais pour (pie cette foi soit fortifiée grâce
au témoignage et à l'enseignement des deux apôtres.
/'. /.., t. xxx, col. 648. D'après le Pseudo Primasius,
l'épitre fut écrite pour ramener le calme elle/, les chré-
tiens. Juifs et g -utils prétendant également avoir la
supériorité, saint Paul intervient pour les ramener, les
uns et les autres, à une juste compréhension des choses
et mettre lin à cette dispute inutile. /'. /.., t. I.xvm,
col.. Il 1-115. Saint. Thomas suppose également des
rivalités entre juifs et gentils. Éd. Vives, t. x.x,
p. 100, 573.
La thèse de l'Ambrosiaster se retrouve dans les argu-
menla ou prologues de nombreux mss. de la Vulgate.
On les trouvera dans Ilarnack, Marcion, 2" éd., L924,
p. 127* sq., ainsi (pie dans la Revue biblique, 1926,
p. 161 sq. Voici i'argumentum del'ÉpIl re aux Romains :
Romani sunt in parti bus Italite. m prseventisunta falsis
apostolis, et sub nomine Domini nostri Jesu Christi in
legem et prophetas erani inducti. Hos revocat apostolus
ml veram evangelicam ftdem, scribens eis a Corintho.
Ces uns croient reconnaître dans ces prologues des
idées marcionites : opposition entre saint Paul et
l'Ancien Testament ou le judaïsme. Dom de Rruyne, Pro-
mues bibliques d'origine, marcionite, dans Revue béné-
dictine, 1907, p. 1 sq. ; Harnack, Marcion, p. 129* et
Zeitschr. fur die N. T. Wisscnschaft, t. xxiv, 1925,
p. 201 sq. La notice de l'Ambrosiaster se rattacherait
à cette doctrine, qui accentue l'opposition entre saint
Paul et l'Ancien Testament. Le P. Lagrange a aban-
donné cette opinion, après l'avoir d'abord acceptée
dans la première édition de son commentaire sur
l'Épître aux Romains. Voir Revue biblique, 1926,
p. 101 sq. La thèse de De Bruyne et Harnack a été
réfutée par W. Mundle, dans Zeitschr. fur die N. T.
Wissenehaft, 1925, p. 56 sq. Le caractère marcionite de
ces prologues n'est nullement évident. Pas plus que
l'Ambrosiaster ils n'opposent saint Paul et l'Ancien
Testament. D'ailleurs, s'ils étaient nettement marcio-
nites, comment seraient ils passés dans les mss. de la
Vulgate sans que les copistes se. soient aperçus qu'ils
n'étaient point conformes à la doctrine de saint Paul?
Il y avait à Rome, au temps de saint Justin, diverses
catégories de judéo-chrétiens : des intransigeants, que
saint Justin condamne ; d'autres qui observaient la Loi
sans fanatisme et croyaient au Christ : ceux-là « peu-
vent être sauvés »; enfin d'autres qui, tout en recon-
naissant Jésus comme le Messie, ne le regardaient
point comme Fils de Dieu préexistant : saint Justin
rejette cette doctrine : « Un très grand nombre, dit-il,
qui pensent comme moi, ne consentiraient point à
parler ainsi. » Cf. Dialog., xlvii, 3, P. G., t. vi, col. 576-
580; xl vm, col. 581. Faut-il voir dans ces diverses
tendances un écho de ce que fut l'Église de Rome vers
l'an 58? L'on ne peut l'affirmer avec certitude. Mais,
déjà avant saint Justin, certains esprits peu familia-
risés avec la doctrine du IVe évangile ne concevaient
point sans difficulté la préexistence du Christ. Cf. Her-
mas, Pasteur, Sim., v, 2, 5, 6; Sim., ix, 1. Il en était
sans doute de même au Ier siècle. Ces tendances parti-
culières ont laissé des traces jusqu'au me siècle. Cf. Eu-
sèbe, H. E., V, xxvm, P. G., t. xx, col. 512. L'Ambro-
siaster, au siècle suivant, a-t-il eu des renseignements
sur ce point? C'est possible; mais en toute hypothèse
ils n'étaient nullement de nature à faire comprendre
l'Épître aux Romains. C'est pourquoi ce commentateur
ne donne point ses explications comme fondées sur une
tradition historique, mais comme des conjectures exé-
gétiques. Cela apparaît clairement dans les phrases :
ut datur inlclligi... et quam ibrem negat illos spiritalem
Dei gratiam consecutos ac per hoc conftrmationem eis
déesse, allusion évidente à Rom., i, 11. Les prologues
de la Vulgate sont dans la même ligne que l'Ambro-
siaster et paraissent avoir la même origine. De plus,
saint Augustin, nous l'avons noté, col. 2871, présente
nettement lui aussi, sou explication comme une conjec-
tmv appuyée sur le texte.
2. Renseignements de l'histoire générale. — Ces ren-
seignements ne contiennent rien de positif sur l'Église
de Rome; ils permettent seulement de dire quelle est
l'hypothèse la plus vraisemblable.
Les premiers convertis furent très probablement des
juifs auxquels vinrent se joindre des prosélytes et des
païens. Les juifs furent expulsés de Rome sous Claude,
11-51. Ces judéo-chrétiens durent être parmi les pros-
crits. Cf. Orose, llisl., 1. VII, c. vi, P. L., t. xxxi,
col. 1075; Act., xvm, 2; Suétone, Claude, 25. Dion
Cassius, il est vrai, parle simplement d'une défense de
se réunir, llist., I. LX. vi, 0, datant de l'an 11. Il s'agit
sans doute de mesures qui précédèrent l'expulsion et
(pie l'empereur prit dès le commencement de son règne.
Le récit d'Orose • non la date, qui serait la neuvième
année de Claude est confirmé par les Vêtes, xvm, 2.
Il est possible qu'une série de vexations contre les
juifs les aient amenés à quilter Rome. Mais Suétone
parle bien d'une expulsion : Roma expulit.
2873
ROMAINS (ÉPITRE AUX). BUT
2874
Malgré ces mesures vexatoires, la communauté ne
sombra pas. Elle devait donc compter un assez grand
nombre de prosélytes ou de païens convertis. A l'avè-
nement de Néron, en 54, les juifs jouirent d'une plus
grande liberté et purent commencer à rentrer. Mais en
58 la communauté devait être encore en majeure par-
tie composée de païens convertis. Toutefois, les juifs,
qui avaient formé auparavant un élément important
de l'Église, ne pouvaient constater sans amertume
qu'ils avaient perdu leur influence. D'autre part, les
gentils convertis pouvaient être portés à les mépriser
et à leur faire sentir l'état d'infériorité où ils se trou-
vaient par suite des circonstances. Mais l'Église n'était
point divisée en deux fractions rivales ni bouleversée
par l'action des judaïsants. Elle n'offrait rien de sem-
blable à la situation des Églises de Galatie.
3. Les données de l'épître. — Dans l'hypothèse que
nous venons d'exposer, le caractère et le ton de l'épître
s'expliquent assez bien. Elle s'adresse moins à des
juifs qu'à des « gentils ». En écrivant, saint Paul ne fait
que remplir sa mission auprès des ■< gentils » au nombre
desquels comptent les fidèles de Rome, i, 5-7 : êv olç
serre devant se traduire : « au nombre desquels vous
êtes », et non : « au milieu desquels vous habitez. »
Comme des autres gentils, l'Apôtre en attendu «des fruits
spirituels », i, 13-15; il a le devoir de les offrir à Dieu
eux aussi comme un sacrifice; c'est pourquoi il a osé
leur écrire, xv, 15 sq.
Il veut leur communiquer « quelque don spirituel,
pour les affermir », ti yâp',a[i.x uve'jji.a'uxôv , c'est-à-
dire contribuer à leur progrès et à leur persévérance
dans la foi. i, 11. L'Ambrosiaster, sur ce passage, sup-
pose que les Romains, instruits par des juifs, ne de-
vaient point avoir la véritable foi au Christ et que
l'Apôtre voulait venir à Rome la leur donner, les
mettre dans la voie du salut. P. L., t. xvn, col. 53.
Cette opinion ne trouve aucun appui dans le f. 11 et
ne peut se concilier avec les passages, i, 8; xv, 15 sq.
Enfin les noms mentionnés dans xvi, 1-15 — si,
comme nous le croyons, ce chapitre fait bien partie de
l'Épître aux Romains (voir plus haut, col. 2866) —
sont presque tous grecs ou latins. Sans doute plusieurs
ont pu être portés par des juifs de race, mais l'ensemble
donne bien l'impression d'un milieu gréco-romain. En
somme l'épître suggère une Église appartenant à la
gentilité non seulement par sa situation géographique
mais aussi par sa composition. Cf. xi, 13-3-'.
En outre, l'épître ne vise point spécialement des
judaïsants. Elle n'est point polémique, elle reste ton
jours dans le ton de l'exposition. L'Apôtre n'y fait
l'apologie ni de son évangile ni de sa personne.
On rapproche, il est vrai, de l'Épître aux Calâtes, le
passage xvi, 17-20. Mais ces quatre versets appar-
tiennent à un chapitre qui se présente comme un sup-
plément. Ils visent de faux docteurs, des agitateurs qui
provoquent des divisions et causent des scandales;
mais, loin de fournir le thème, ils sont placés à la lin de
la lettre comme une dernière recommandation destinée
à prémunir les fidèles contre un danger qui les menace.
Cf. xvi, 17; I Tiin., vi, 5; TH., i, 11. Les personnages
visés sont probablement des judaïsants, mais nous n'en
retrouvons la trace nulle part ailleurs dans l'épître. Il
serait vraiment exagéré de chercher dans ces quelques
versets la situation qui a déterminé le thème ainsi que
le ton de l'épître. On ne saurait, d'ailleurs, voir des
judaïsants dans « les faibles » du c. xiv. 11 s'agit de
chrétiens d'origine soit juive, soit païenne, à tendances
ascétiques, se livrant à des abstinences que l'Apôtre ne
veut point condamner. Cf. xiv, 2.
Toutefois un certain nombre de passages ne don-
nent-ils pas l'impression que saint Paul s'adresse spé-
cialement à des juifs? Ne suppose-t-il pas ses lecteurs
familiarisés avec l'Ancien Testament et attachés au
judaïsme? Cf. iv, 1; vu, 5-6; vin, 1, 15. Les c. ix-xi,
où est exposée la situation d'Israël en face du salut, ne
forment-ils point le centre de l'épître. Bien plus, saint
"Paul met en scène des juifs qui jouent le rôle d'objec-
teurs et provoquent des apostrophes. Enfin il prend
des précautions pour ne pas blesser la susceptibilité
des juifs. Cf. ni, 1 sq.,31;iv, 1; VI, 1, 15-16; vu, 7-13;
ix, 14, 19, 30; xi, 1, 11. C'est pourquoi un certain
nombre d'exégètesont cru l'épître adressée à des judéo-
chrétiens : Volkmar, Holsten, Renan, Ed. Reuss, Saba-
tier, II. J. Holtzmann. Ils traduisent èv olç èote, i, 5^
« au milieu desquels vous êtes ».
Tous ces passages, pris isolément, seraient sans
doute suffisants pour créer une probabilité. Mais, en
regard d'autres passages formels en faveur de la thèse
opposée, ils comportent une autre explication. Saint
Paul n'oubliait point qu'il y avait dans la commu-
nauté de Rome un noyau de juifs; il devait en tenir
compte ainsi que du nombre important de prosélytes,
convertis de la première heure qui n'avaient point subi
les vexations des pouvoirs publics et avaient dû rester
à Rome sous l'empereur Claude. Ils étaient familiari-
sés avec l'Ancien Testament et les doctrines judaïques.
D'ailleurs l'Ancien Testament n'était-il pas la princi-
pale, même l'unique autorité que l'Apôtre put invo-
quer? Il le citait en s'adressant aux païens comme aux
juifs.
Quant aux passages où l'Apôtre met en scène des
adversaires ou des objecteurs, on peut y voir un pro-
cédé littéraire analogue à celui de la diatribe stoïcienne.
Ce genre donnait à l'enseignement de la philosophie
morale plus de vie et d'intérêt. Cf. art. Paul, t. xi,
col. 2345-2346.
IV. But de l'épître. — L'Apôtre a un vif désir de
voir les fidèles de Rome; il s'est souvent proposé de se
rendre auprès d'eux et. il demande à Dieu de lui accor-
der ce bonheur; i, 9-13. Mais sa lettre ne saurait avoir
pour but principal d'annoncer cette visite : il n'était
pas nécessaire pour cela d'écrire un exposé du salut
chrétien. Cette visite n'est guère que l'occasion ou le
prétexte de la lettre; d'ailleurs elle restait toujours
problématique dans la pensée de l'Apôtre.
La lettre n'a pas non plus pour but principal de
remédier à une situation ou de traiter un cas particu-
lier dans l'Église de Rome. Elle n'est point motivée
par les besoins spéciaux de cette Église. D'ailleurs
l'Apôtre ne l'avait point fondée et n'en avait pas la
direction. Il ne l'avait même jamais visitée et ne con-
naissait que par ouï-dire sa composition et ses
besoins.
En écrivant aux fidèles de Rome, il veut avant tout
remplir son rôle d'apôtre des gentils. 11 « se doit aux
Grecs et aux barbares », Rom., i, 14; cf. i, 6, 13. Eif
exposant aux chrétiens de Rome l'œuvre du Christ, il
veut traiter le problème qui l'a toujours préoccupé au
cours de son apostolat : le rôle de la Loi et la situation
du judaïsme dans le plan général du salut. En expo-
sant ce plan divin, il ne s'élève point contre un parti
judaïsant. Il pense à tous les juifs; il expose leur situa-
tion dans l'histoire religieuse de l'humanité. Il est pro-
fondément attristé en voyant ses coreligionnaires,
encore loin du salut, ix, 2. Il voudrait les voir réunis
avec les gentils dans une même foi et il espère leur con-
version, ix, 13. Cf. S. Augustin, Inchoata expositio, 1,
P. L., t. xxxv, col. 2088-2089. En dehors de toute polé-
mique, il développe la doctrine du salut par le Christ
sans la Loi. Mais il est amené par la nature même du
sujet à définir le rôle de cette Loi et la position des
juifs en face du salut. Sans doute il y a parmi les chré-
tiens de Rome des agitateurs, intrigants dangereux
capables de séduire les fidèles; cf. xvi, 17-20; Paul le
sait, mais ce n'est point là ce qui lui fournit le sujet de
sa lettre. Il se contente, dans une dernière recomman-
2875
ROMAINS (ÉPITRE AUX). ANALYSE
2876
dation, de mettre les fidèles en garde contre ces impos-
teurs.
Bien plus, l'épître a un caractère de généralité qui
dépasse la simple lettre de circonstance. Sans en faire'
une lettre circulaire, l'Apôtre pouvait envisager sa dif-
fusion dans d'autres Églises. Cf. Col., i, 16. Il avait
senti, en effet, toute l'importance de l'Église de Rome
pour l'avenir du christianisme. Par sa situation et son
rayonnement, i, 8, elle était appelée à jouer un rôle
important dans l'expansion et l'organisation du chris-
tianisme. Elle était aux yeux de l'Apôtre un gage
d'universalité et d'unité pour la foi chrétienne.
D'ailleurs saint Paul, n'étant point absolument
assuré d'aller à Home, veut laisser aux fidèles un mo-
nument durable de son évangile en traitant le pro-
blème essentiel de la foi et, du même coup, il remplit
son rôle d'apôtre des païens. Cf. i, 6, 13. C'est pour-
quoi, se plaçant tantôt sur le terrain de l'histoire et
tantôt sur celui de la vie religieuse, il traite le problème
du salut chrétien. Cette lettre n'est point précisément
un compendium ou une synthèse de sa théologie,
comme on le dit parfois : l'eschatologie, la résurrection,
la cène, l'Église et même la christologie proprement
dite y occupent trop peu de place. L'Apôtre y révèle
« le mystère » du Christ, mystère de salut « tenu caché
dans les siècles passés », mais « porté maintenant à la
connaissance de toutes les nations, pour qu'elles se
soumettent à la foi ». xvi, 25-26. Il répond ainsi aux
questions qui devaient le plus préoccuper les esprits au
moment où l'Évangile achevait de se répandre dans le
monde gréco-romain. L'épître est le fruit d'expériences
faites pendant plus de dix années d'un dur et fécond
apostolat. En l'écrivant, l'Apôtre a laissé à l'Église un
des plus grands monuments de la pensée religieuse et de
la morale chrétienne. Voir art. Paul, col. 2428, in fine.
V. Analyse de l'épître. — ■ L'épître comprend
deux parties d'étendue inégale. Dans la première, i, 1-
xi, 36, après une courte introduction, i, 1-15, l'Apôtre
énonce le thème de l'épître, 16-17 : dans l'Évangile,
puissance divine de salut, se manifeste la justice de
Dieu qui procède de la foi. Ce thème est développé logi-
quement jusqu'à la fin du chapitre xi.
La seconde partie, xn, 1-xvi, 27, contient des exhor-
tations et des avis concernant les devoirs du chrétien,
xn, 1-xv, 13; elle fait connaître les sentiments et les
projets de l'Apôtre, xv, 14-33. Enfin l'épître se ter-
mine par un chapitre de salutations et recommanda-
tions diverses, xvi, 1-24, suivies d'une doxologic, xvi,
25-27.
Adresse et exorde (i, 1-15). — Paul, choisi par Jésus-
Christ comme apôtre des païens, salue les fidèles de
Rome appelés par Dieu à la foi chrétienne. Depuis
longtemps il désire les voir et leur communiquer,
comme aux autres païens, son message de salut. —
Cet exorde renferme un important enseignement chris-
tologique, f. 2-3; cf. ix, 5.
Thème (i, 16-17). — Il ne rougit point de l'Évangile,
car « c'est une puissance divine de salut pour tout
croyant, le juif d'abord, puis le grec ». En lui (l'Évan-
gile) se révèle la « justice de Dieu » qui procède de la
foi.
1° Première partie : La justification par la foi (i, 18-Xi,
36). — 1. Nécessité de la justification (i, 18-m, 20). —
Tous les hommes sont hors de la voie qui mène au
salut : l'humanité tout entière a besoin d'être « justi-
fiée ». Les païens ont méconnu le vrai Dieu qui se mani-
festait dans les oeuvres «le In création et ils ont adoré
des idoles. La déchéance morale où ils sont tombés est
la conséquence et le châtiment de l'erreur religieuse,
i, 18-32.
Les juifs ne sont pas mieux partagés; car ils com-
mettent ce qu'ils condamnent chez les païens. Les uns
et les autres seront jugés : les païens, d'après la loi
inscrite dans leur conscience; les juifs, d'après celle
que Dieu leur a donnée. Malgré leurs privilèges, ils
tombent eux aussi sous le coup de la colère divine : ils
ne peuvent être justifiés par les œuvres de la Loi. n, 1-
m, 25.
2. Mode de la justification (m, 21-iv, 25). — Dieu
donne la justice à ceux qui croient en Jésus-Christ.
Cette justice est gratuitement conférée à tous par le
moyen de la foi : « Tous ont péché et sont privés de la
gloire de Dieu. Mais ils sont (désormais) justifiés gra-
tuitement par sa grâce, par le moyen de la rédemption
qui est en Jésus-Christ. » m, 21-26.
Les juifs doivent renoncer à leurs prétentions, car
l'homme est justifié par la foi à l'exclusion des œuvres
de la Loi. La justification d'Abraham en est la preuve.
Sa foi lui a été comptée comme justice alors qu'il était
encore incirconcis. L'héritage du monde lui a été pro-
mis ainsi qu'à sa postérité, grâce à la justice de la foi,
non de la Loi. Sa justification est ainsi le type et
comme le prélude de la justification chrétienne,
m, 27-iv, 25.
3. Fruits de la justification et vie spirituelle. La cer-
titude du salut (v, 1-viii, 39). — La justification assure
la délivrance de la colère, la réconciliation avec Dieu
par la mort de son Fils et le salut. En effet, Jésus-
Christ a détruit l'œuvre de mort du premier homme.
Adam, par sa faute, avait introduit dans le monde la
mort avec le péché et tous les hommes étaient assu-
jettis à la mort parce que tous avaient péché. Jésus-
Christ a procuré à tous la justification qui donne la vie
éternelle, v, 1-21.
Le chrétien, une fois justifié, est délivré de la servi-
tude du péché. Mort et ressuscité avec le Christ, d'une
façon mystique, dans le baptême, uni au Christ, il reçoit
en lui une vie nouvelle qui est celle du Christ ressuscité,
une vie pour Dieu, vie d'affranchissement du péché
dont le salaire était la mort. Cette vie est un don de
Dieu, une vie éternelle en Jésus-Christ Notre-Seigneur.
vi, 1-23.
Le chrétien justifié est affranchi de la Loi. La Loi,
comme toute loi positive, n'a fait que mettre la nature
humaine en face du mal sans lui donner la force de le
vaincre. Ainsi elle n'a fait que multiplier les trans-
gressions : sa faillite se constate par expérience lors-
qu'il s'agit de résister au péché et à la chair. D'où nous
viendra la force et la victoire? De l'Esprit de Dieu,
l'Esprit du Christ qui habite en nous et qui est prin-
cipe de vie. vu, 1-vm, 13.
Bien plus, la puissance de Dieu se manifestera en
nous donnant « le salut », en nous faisant partager, dans
l'autre vie, la gloire du Christ. Nous sommes, en effet,
fils de Dieu par adoption et nous avons droit à l'héri-
tage céleste dans la gloire future. Cette gloire, la créa-
tion y aspire; nous l'attendons en gémissant; l'Esprit-
Saint en est le gage, car il prie en nous et pour nous.
D'ailleurs la volonté de Dieu qui nous y prédestine
nous la garantit. Cette espérance est ferme, car elle est
fondée sur la rédemption : rien ne pourra nous arra-
cher à l'amour de Dieu qui est dans le Christ Jésus,
vin, 14-39.
4. Les juifs en face du salut (ix, 1-xi, 36). — En
traitant le problème du salut, l'Apôtre devait parler
de la situation des juifs. Il éprouve une grande tris-
tesse de voir que ses coreligionnaires ne se sont point
« soumis à la justice de Dieu », c'est-à-dire n'ont point
embrassé la foi. C'est que le salut n'est pas donné à la
descendance d'Israël • selon la chair », mais dépend du
libre choix de Dieu qui peut, sans injustice, « appeler »
qui il veut. Voilà pourquoi les gentils ont devancé les
juifs.
D'ailleurs les fils d'Israël se sont endurcis; ils se sont
heurtés à la pierre d 'achoppement; ils ont dédaigné la
justice qui vient de la foi en Jésus-Christ, pour s'atta-
2877
ROMAINS (ÉPITRE AUX). DOCTRINES
2878
cher à celle qui vient des œuvres de la Loi. Pourtant,
la Loi même ne leur montrait-elle pas que la foi en
Jésus est la voie unique et universelle du salut? Il sont
donc inexcusables de ne pas avoir cru à l'Évangile.
Toutefois leur réprobation n'est ni totale, ni défini-
tive. Dieu n'a point rejeté son peuple. Une partie a
déjà été appelée au salut messianique. Si le plus grand
nombre ont été « aveuglés » et sont tombés, « leur chute
a fait la richesse du monde », car elle a servi au salut
des gentils. Cette situation n'est que temporaire; cet
aveuglement cessera lorsque la masse des gentils sera
parvenue au salut : alors tout Israël sera sauvé. Ainsi
les desseins de Dieu aboutissent en définitive à la
miséricorde; mais ses jugements sont insondables et
ses voies incompréhensibles.
2°Deuxième partie. Les devoirs du chrétien. Recomman-
dations et salutations (xn, 1-xvi, 27). - — 1. Préceptes
généraux (xn, 1-xni, 14). — Il faut offrir son corps en
sacrifice agréable à Dieu. Il faut se transformer par
le renouvellement de l'esprit, afin de discerner la
volonté de Dieu, ce qui est bien, ce qui est parfait.
Chacun doit se contenter de la fonction qu'il rem-
plit dans l'Église : tous ne forment qu'un seul corps
dans le Christ.
La charité a horreur du mal; elle doit être préve-
nante, empressée, compatissante. Il ne faut pas rendre
le mal pour le mal; on doit s'efforcer d'être en paix
avec tout le monde; ne point se venger, mais laisser à
Dieu la vengeance; il faut triompher du mal par le bien.
Il faut être soumis aux autorités, car toute autorité
vient de Dieu. Il faut être soumis non seulement par
crainte d'un châtiment, mais par motif de conscience.
Nos devoirs envers le prochain se résument en cette
parole : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même »;
l'amour est « la plénitude » de la Loi.
Il faut se dépouiller des œuvres de ténèbres, prendre
les « armes de la lumière », se conduire honnêtement
comme en plein jour; en un mot, « revêtir le Christ »,
car le jour du salut approche.
2. Conduite envers « les faibles » (xiv, 1-xv, 13). —
Les « faibles dans la foi » étaient des chrétiens qui
croyaient devoir s'abstenir rigoureusement de viande
et de vin et observaient certains jours comme spécia-
lement consacrés à Dieu.
L'Apôtre demande que l'on observe à leur égard la
plus grande charité. Celui qui « mange de tout » ne doit
point mépriser le «faible dans la foi», qui « s'abstient »
ou « se nourrit de légumes », car l'un et l'autre agissent
pour le Seigneur. Il ne faut rien faire qui soit pour un
frère une pierre d'achoppement, une occasion de chute.
Il faut supporter les faiblesses des autres, chercher le
bien et l'édification du prochain. Il faut pratiquer l'ab-
négation et accueillir les autres comme le Christ nous
a accueillis. Dieu a accompli ses promesses faites aux
juifs, mais les gentils eux aussi ont une dette spéciale
envers la miséricorde divine.
3. Notes personnelles. Sentiments et projets de l'Apôtre
(xv, 14-33). — ■ Saint Paul, en rappelant aux Romains
leurs devoirs avec une certaine hardiesse, agit comme
apôtre des gentils. En s'acquittant de sa mission il les
offre à Dieu comme un sacrifice et remplit ainsi le
service divin.
Jusqu'ici il n'a prêché qu'en Orient, depuis Jérusa-
lem jusqu'à l'Illyrie, et il n'a point bâti sur le fonde-
ment établi par un autre : il a parlé seulement là où
le Christ n'avait pas été nommé. C'est ce qui l'a empê-
ché à plusieurs reprises d'aller à Rome. Maintenant il
espère s'y arrêter en se rendant en Espagne; mais
auparavant il doit aller à Jérusalem, pour remettre
aux chrétiens une collecte faite en Macédoine et en
Achaïe. Enfin il exhorte les fidèles à combattre avec
lui par la prière et il les salue dans la joie de les voir
bientôt.
4. Recommandations, salutations et doxologie (xvi,
1-27).- — Par manière d'épilogue, l'Apôtre recommande
aux chrétiens Phœbé, diaconesse de Cenchrées et il
salue spécialement un grand nombre de personnes.
Il exhorte les frères à se garder de ceux qui causent
des divisions et des scandales et à s'en éloigner. Il joint
à ses salutations celles de ses compagnons et de son
secrétaire Tertius.
La lettre se termine par une doxologie solennelle où
est résumé l'évangile de l'Apôtre, c'est-à-dire le
« mystère » de Jésus-Christ, révélé par Dieu et porté à
la connaissance de toutes les nations pour les soumettre
à la foi.
VI. Date et lieu de composition. — Les passages
I, 8, 13, laissent déjà entendre que l'épître appartient
à une époque tardive dans la carrière de l'Apôtre. La
notice xv, 18-23 nous apprend qu'il a évangélisé
l'Orient, « de Jérusalem à l'Illyrie», et qu'il songe à
s'arrêter à Rome en allant en Espagne, xv, 24, 28.
Cf. Act., xix, 21. Présentement il se rend à Jérusalem
pour porter aux fidèles le produit de la collecte faite en
Macédoine et en Achaïe. Le verbe au présent, Ttopsû-
Oji.ai, xv, 25, ne dit pas nécessairement que l'Apôtre
est déjà en voyage, sur mer, ou faisant escale dans
quelque port, ou dans les haltes du trajet, par exemple
à Philippes, Néapolis ou Troas On ne le conçoit guère
rédigeant ou dictant la lettre aux Romains au milieu
des fatigues et des multiples inconvénients du voyage.
Il est encore à Corinthe, sur le point de partir, à la fin
des " trois mois » mentionnés, Act., xx,33. Il est l'hôte
du chrétien Caïus ou Gaïus, Rom., xvi, 23, qu'il a
baptisé lui-même à Corinthe. I Cor., i, 11. La recom-
mandation de Phœbé, diaconesse de Cenchrées, port
sur le golfe Saronique, près de Corinthe, vient con-
firmer cette hypothèse. Un autre indice est fourni par
la mention d'Éraste, «le trésorier de la ville», xvi, 23,
s'il s'agit du personnage dont la deuxième à Timothée
dit qu'il est <> resté à Corinthe ». II Tim., iv, 20. Mais
l'on ne voit guère comment un administrateur, obligé
à la résidence par sa charge, pouvait être le compagnon
de saint Paul mentionné Act., xix, 22 et II Tim., iv,
20. Le nom d'Éraste était très répandu.
L'époque de la composition est fixée par les circons-
tances mêmes. L'Apôtre a terminé sa troisième mission;
il est sur le point de rentrera Jérusalem. La date précise
dépend du système de chronologie adopté pour les
voyages de saint Paul. La plus probable est l'hiver de
57-58. Si l'on avance d'un an cette date, il n'y a plus
qu'un intervalle de six mois entre la première et la
seconde aux Corinthiens (du printemps à L'automne
de l'an 50). L'Épître aux Romains ainsi que le retour
de saint Paul à Jérusalem pourraient alors dater de
l'hiver 50-57. Mais dans ce cas il semble qu'on aurait
quelque peine à placer dans un intervalle de six mois les
événements supposés par la seconde aux Corinthiens.
La recommandation de la diaconesse Phœbé qui se
rend à Rome, xvi, 1, a fait supposer que saint Paul
l'avait chargée de porter sa lettre : conjecture très
vraisemblable, dont on trouve l'écho dans plusieurs
manuscrits et versions.
VII. Doctrines. — L'Épître aux Romains, nous
l'avons déjà noté (voir col. 2875), n'est point une syn-
thèse de la théologie de saint Paul. L'eschatologie, la
résurrection, les sacrements en dehors du baptême,
l'Église et même la christoiogie proprement dite y
occupent assez peu de place. Mais, en traitant du salut
par le Christ, sujet fondamental de l'écrit, et en exhor-
tant à la vie chrétienne, l'Apôtre touche incidemment à
une foule de sujets qui ont, dans l'ensemble de sa
théologie et dans la théologie chrétienne, une grande
importance. Nous avons exposé ailleurs l'enseigne-
ment de l'épître sur la justification et le salut par Jésus
Christ. Voir art. Paul, § vu, L'Épître aux Romains,
2879
ROMAINS (ÉPITRE AUX). DOCTRINES, DIEU
2880
col. 2428-2150. Nous marquerons donc seulement ici
les points de doctrine ou les notions exposés à l'occa-
sion du thème principal.
1° Dieu. — ■ Dans sa notion de Dieu, l'Apôtre
est tributaire de l'Ancien Testament; mais il ap-
porte de nouvelles données sur l'existence de Dieu,
sa providence, ses attributs, son plan de salut uni-
versel.
1. Existence de Dieu, sa nature et ses attributs. ■ —
Dieu se fait connaître à l'homme par la création, r. 18-
21. La raison ou l'intelligence, s'exerçant sur les choses
créées, permet à l'homme de connaître clairement ce
cpii est connaissable de Dieu. De la créature qu'il voit,
l'homme remonte par la réflexion à sa cause invisible ;
il en découvre la puissance éternelle, indéfectible,
à'fôioç aÙToû Sôvxjjuç, et la nature divine, 0si.6t7)<;.
L'Apôtre n'indique pas d'une manière précise le pro-
cessus de cette connaissance. Cependant le terme vo-
oûfxsva marque bien que l'homme, par son intelligence,
conçoit les perfections invisibles, en partant de la créa-
ture, c'est-à-dire de l'expérience des choses visibles.
Cf. Sap., xni, 1 sq.: Platon, Kep., vi, 507 b. L'homme
peut connaître Dieu non seulement comme cause
suprême des êtres, mais aussi comme leur fin; l'Apôtre
le suppose en marquant les obligations qui découlent
pour l'homme de cette connaissance : rendre à Dieu
l'honneur et l'action de grâce, c'est-à-dire le recon-
naître comme maître et source de tous biens. Cf. Conc.
Vatic, sess. m, Const. de fide, c. il.
Le passage n, 12, 14 sq. postule l'existence de Dieu
comme une nécessité de l'ordre moral. « Des païens,
n'ayant pas de loi écrite », accomplissent naturelle-
ment ce que la loi commande. La lumière naturelle de
la raison leur montre le bien et le mal, et leur conscience
porte un jugement sur la moralité de leurs actes. Ils
seront jugés d'après cette connaissance, jugement qui
sanctionnera même les « choses secrètes, Ta xporerà tôov
àvGpwiTwv ». Or, une telle sanction suppose un juge
omniscient et un exécuteur tout-puissant. La connais-
sance naturelle du bien et du mal permet donc de con-
clure à l'existence d'un être supérieur, principe et gar-
dien de la loi morale. Saint Paul n'a point tiré lui-
même cette conclusion; mais il a posé des principes
d'où l'on peut légitimement la tirer.
Du passage i, 18-21 découle la spiritualité de Dieu et
son éternité. Il n'appartient point au monde sensible;
il est invisible, il ne tombe point sous l'expérience,
étant conçu par l'intelligence; il est 7rvsij|i.a ; cf. xv,
19; I Cor., n, 11; in, 10. Il est indéfectible, atStoç,
antérieur au monde, xvi, 25; cf. Eph., i, 4.
Saint Paul marque bien la transcendance de Dieu,
son indépendance du monde. Le monde lui est subor-
donné, comme à son créateur et à sa fin dernière :
«tout est de lui, par lui, pour lui ». xi, 36. Il règle toutes
choses par sa volonté. L'Apôtre d'ailleurs n'analyse
point la notion de Dieu comme être absolu. Il montre
plutôt son action dans le gouvernement des choses,
Spécialement de l'homme. Des formules analogues à
xi, 30 se rencontrent dans les écrits hermétiques et
surtout dans la philosophie stoïcienne, oiï elles s'appli-
quent au monde ou à la nature divinisée. Elles tra-
duisent une conception panthéiste qui n'a rien de
commun avec saint Paul. Cf. Lietzmann, An die Ramer,
3" éd., i>. 107.
La sagesse, aorpi%, et la science. yvcocRç/le Dieu, sont
mentionnées, m, 33, non pour expliquer la manière
dont Dieu connaît, mais pour justifier sa conduite
dans le gouvernement des choses. Dans sa sagesse,
Dieu a conçu un plan universel de salut ; cf. I Cor., i,
10, 21, 21; n, 0 sq. Il l'a réglé et il t'exécute par sa
Volonté souveraine, à laquelle personne ne peut deman-
der compte : ses jugements sonl insondables el ses
votes, impénétrables, àvE^'.yvîaaTot. Ce plan est un
mvstère révélé dans la prédication de l'Évangile, xvi,
25-20; cf. Eph., i, 9-12.
Dans l'exécution de ce plan, Dieu a manifesté sa
puissance, sa justice, sa miséricorde. Sa puissance
s'exerce par l'Évangile, i, 10-17 ; sa justice se révèle en
sauvant l'homme par la foi. i, 17; m, 21-22, 25, 26;
x, 3. Il en est de même de sa miséricorde qui s'étend
à tous les hommes, xi, 31-32; cf. ix, 23; xv, 9.
La colère de Dieu s'est révélée contre les juifs et les
païens, xi, 22; i, 18. Cette notion a un sens cschatolo-
gique dans n, 5-6; v, 9. Par un juste jugement, Dieu
rendra à chacun selon ses œuvres; d'un côté, « gloire
et immortalité », d'un autre, « colère et indignation »,
c'est-à-dire un juste châtiment. Cette notion de colère
se rattache donc à la justice rétributive qui est
connexe à la sainteté dans l'Ancien Testament.
D'ailleurs, la justice de Dieu est la justice qui sauve,
i, 10-17, non celle qui punit. Elle désigne moins un
attribut divin qu'un don accordé à l'homme et fruit
de l'attribut divin. Voir art. Paul, t. xi, col. 2433.
Le but du plan divin est « la gloire de Dieu », xv, 7;
m, 7; ix, 23; cf. xi, 30; xvi, 27 : c'est l'honneur dû à
Dieu de la part des créatures ; cf. i, 23. Cette expression
marque également la suprême destinée de l'homme,
son salut, in, 23; v, 2; vin, 18, 21; ix, 4, 23.
Dans l'exécution du plan divin se manifeste l'amour
de Dieu : la grande marque de cet amour c'est la mort
du Christ pour les pécheurs, v, 8. Bien plus cet amour
« s'est répandu dans nos cœurs par l'Esprit-Saint ».
v, 5. Il n'est plus seulement en Dieu, mais il s'épanche
dans le chrétien comme une source de vie et un gage
d'espérance : rien ne peut arracher l'homme à l'amour
de Dieu et du Christ, vm, 39, cf. 35.
Cet amour de Dieu se manifeste spécialement dans la
prédestination, qui donne aux chrétiens justifiés, la cer-
titude ou la garantie du salut, vin, 28-30. Ce passage
difficile a donné lieu à des interprétations diverses et à
des controverses théologiques. Ces dernières seraient
hors de propos ici ; elTorçons-nous seulement de pré-
ciser la pensée de l'Apôtre.
Il veut donner à tous les fidèles, à tous ceux qui sont
justifiés, la certitude, ex parte Dei, de leur salut : Dieu
est « pour eux », f. 31 ; rien ne pourra « les séparer de
son amour », f. 39. Il a fixé son plan, son programme
de salut et il l'accomplira. Sans doute saint Paul sait
bien que les chrétiens peuvent contrecarrer ce plan et
céder aux tendances de la chair, même après la justifi-
cation; mais ici il n'envisage pas cette hypothèse; il
pose seulement un principe et parle des fidèles dans
leur ensemble comme étant dans la voie normale sous
la conduite de l'Esprit. En effet, « ils sont appelés
selon un dessei î », xarà Trpoôeaiv, secundum proposi-
ttun, une résolution bien arrêtée. Ici saint Paul ne
laisse point entendre qu'il y a deux catégories d' « ap-
pelés », comme l'explique saint Augustin, P. L., t. xliv,
col. 929; cf. col. 901. les uns simplement appelés sans
être élus et les autres appelés selon un dessein spécial
qui les prédestine. Les « appelés » sont tous les fidèles,
tous ceux qui « aiment Dieu », en un mot tous ceux qui
ont reçu la justice, qui ont répondu à l'appel divin. En
distinguant deux catégories d'appelés, l'Apôtre ruine-
rait sa propre thèse et découragerait les chrétiens au
lieu de les rassurer.
Pourquoi Dieu a-t-il arrêté cette « résolution » et
adressé cet appel efficace « à ceux qui l'aiment »? Parce
qu'il les i a prédestinés à être conformes à l'image de
son Fils ». f. 29, les ayant connus ou distingués
d'avance, 7tpoéyvo. L'acte initial est donc un acte de
prescience divine ; c'est par là que Dieu commence ;
l'est pane qu'il a «connu d'avance», qu'il prédestine,
qu'il appelle, qu'il justifie, qu'il glorifie.
Or, en quoi consiste celle prescience et quel en est
l'objet? Ici, deux courants d'exégèse, comme deux
2881
ROMAINS (ÉPITRE AUX). DOCTRINES, DIEU
•JSS2
écoles parmi les théologiens. Les uns estiment que cette
prescience comporte une préférence, presque un choix,
sans autre raison que le bon plaisir de Dieu. Lagrange,
Saiulay-Headlam, Zahn, Jiilicher, Allô, dans la Revue
des sciences philosophiques et théologiques, 1913,
p. 276 sq. ; Lagrange propose de traduire : « Ceux
qu'il a connus avec amour », Èpitre aux Romains.
Cette prédilection initiale est supposée plutôt que
suggérée par le sens du mot 7rpoéyvto qui est indé-
terminé.
Selon d'autres, cette prescience est celle des mérites :
Dieu a connu d'avance ceux qui lui seraient fidèles et
l'aimeraient; c'est en prévision de ces mérites qu'il les
a prédestinés. Cf. Cornély, In Rom., p. 451 sq.
Le f. 29 pose une autre question non moins difficile.
L'expression : « Il les a prédestinés à être conformes à
l'image de son Fils » désigne-t-elle la prédestination à
la grâce ou à la gloire? En d'autres termes au(Aji.6ptpou<;
désigne-t-il la « conformité » au corps glorieux du Christ
par la résurrection? Ou signific-t-il la conformité au
Christ en cette vie par la grâce et l'adoption, la trans-
formation réalisée par l'Esprit-Saint qui nous fait
participer, dès maintenant, à la vie du Christ ressus-
cité? A considérer la doctrine de l'Apôtre dans son
ensemble, on peut hésiter. En effet, le chrétien justifié
est bien, déjà en cette vie, renouvelé par l'Esprit-
Saint et « conformé » à l'image du Christ d'une façon
mystique : Le Christ est « formé » dans le chrétien.
Gai., iv, 19; Rom., xn, 2; II Cor., m, 18. Mais, dans le
passage en question, saint Paul veut affermir l'espé-
rance de ce que nous ne voyons pas encore : on n'espère
plus ce que l'on voit ou ce que l'on a déjà obtenu, vin,
23-25. Il veut donc donner aux « enfants de Dieu » la
certitude de la gloire future, qui les rendra conformes
au corps glorieux du Christ, vm, 21 ; cf. Phil., m, 20-
21. L'état actuel s'épanouira en gloire. C'est bien
ce que suggère tout le développement vm, 23-30.
Cf. I Cor., xv, 49.
Le verbe èS6^ao£v à l'aoriste, f. 30, crée il est vrai
une difficulté si l'on entend (ju[X[j.ôpcpouç de la gloire
future. En effet, les autres verbes également à l'aoriste,
7Tpowpi.CTSv, sxàXsCTEv, éSixaîcoaev, désignent une ac-
tion passée. L'appel et la justification sont un fait
accompli; il doit donc en être de même pour la glori-
fication. Ainsi il s'agirait d'un avantage présent, résul-
tat de l'adoption, de l'union au Christ et de la vie de
l'Esprit. Cf. vin, 2, 10-11. Les partisans de l'autre inter-
prétation répondent que le verbe èSôÇaasv est au
passé par anticipation. L'apôtre veut donner la certi-
tude absolue, ex parle Dei, de la glorification future.
Cf. Eph., il, 6. Cette interprétation semble plus con-
forme au développement de la pensée : la glorification
étant l'acte final, le couronnement du plan divin, l'ob-
jet essentiel de l'espérance.
On remarque d'ailleurs aisément que l'Apôtre ne
pose point le problème théologique de la prédestina-
tion dans toute son ampleur. Il note seulement un
aspect de la question, pour montrer que, du côté de
Dieu, l'espérance ne trompe point. Dj cette espérance,
le « dessein » divin donne la certitude et la garantie : le
plan divin en faveur des chrétiens est réglé. L'Apôtre
ne veut nullement élaborer un système, ni même en
fournir les éléments. D'ailleurs, les passages où il se
préoccupe d'assurer la persévérance des fidèles mar-
quent suffisamment à quel point il sauvegarde la
liberté humaine et la part de l'activité personnelle
dans l'acquisition du salut. Si, du côté de Dieu, le salut
est acquis, l'homme, de son côté, même une fois jus-
tifié, peut y faire obstacle et contrecarrer individuelle-
ment le plan divin. Mais, dans le passage vm, 29-30,
l'Apôtre fait abstraction de cet élément. Il envisage
les chrétiens dans leur ensemble, ceux qui de fait
« aiment Dieu » et il accentue le dessein bien arrêté de
Dieu relativement à cette communauté. Ni la destinée
de fait, ni la coopération de chaque fidèle pris indivi-
duellement n'entrent ici dans sa perspective. Il appar-
tient à la théologie spéculative plus qu'à l'exégèse de
rechercher comment l'activité humaine peut collabo-
rer au plan divin dans la réalisation du salut.
Les développements des c. ix-xi sur le choix des
gentils et le rejet temporaire des juifs a fait poser
d'une façon indirecte le problème de la prédestination.
Ces passages mettent en relief à la fois l'amour de Dieu
et la souveraine indépendance de sa volonté dans le
gouvernement des choses. Ces chapitres se rattachent
d'ailleurs logiquement au c. vm. Dieu avait choisi
pour former « ceux qui l'aiment » un nouveau groupe
de fidèles composé surtout de gentils et il avait fait ce
choix d'une façon purement gratuite, par « grâce » et
non en raison du mérite des œuvres. Devant cette situa-
tion nouvelle, les juifs devaient estimer que le mérite
aurait dû être la raison de ce choix et qu'eux-mêmes y
avaient plus de droits que les gentils. Pour prévenir
cette objection contre le plan divin ou pour y répondre,
l'Apôtre insiste sur la gratuité de l'appel à la foi, sur
l'indépendance de la volonté divine à laquelle per-
sonne ne saurait demander aucun compte. Dieu peut
faire ce qu'il veut sans injustice. Ainsi l'Apôtre ne
traite explicitement ni de la prédestination, ni de la
réprobation des individus, mais uniquement de la voca-
tion des gentils et du rejet des juifs. Il pose cependant
le principe très large de la souveraineté et de l'indé-
pendance absolue de la volonté divine. De ce principe,
les théologiens devront tenir compte dans l'élaboration
de leurs systèmes. L'Apôtre illustre sa pensée par de
nombreux passages de l'Ancien Testament où. est
accentuée l'indépendance de la volonté divine. Le
choix dépend uniquement de celui qui appelle, c'est-à-
dire de Dieu. Rom., ix, 11-15.
Le passage le plus important et le plus discuté est ix,
19-24. L'Apôtre, au f. 19, introduit une objection :
« Pourquoi, dans ces conditions, Dieu se plaint-il
encore; puisqu'enfin l'on ne s'oppose pas à ses des-
seins? Au contraire, l'on accomplit sa volonté. »
La réponse à cette objection, f. 20-21, a été inter-
prétée, avec des nuances variées, de deux manières dif-
férentes. Beaucoup d'exégètes modernes, suivant la
voie tracée par saint Jean Chrysostome, ne voient
dans ces deux versets, 20-21, qu'un simple exemple,
une sorte de parabole fournissant une réponse à une
objection impertinente. La première interrogation :
« O homme, qui es-tu pour discuter avec Dieu? »
donne ainsi la clef des comparaisons qui suivent : le
vase d'argile ne demande aucun compte au potier,
quel que soit l'usage pour lequel il soit fait. Il n'y a
dans ces deux versets aucune doctrine sur la prédesti-
nation. La pensée directrice est uniquement : « Est-ce
que l'homme peut demander à Dieu pourquoi il a agi
ainsi?» Le terme «masse », <pùpx|ia de tpopàw, mélan-
ger, a le sens biblique de « matière plastique indéter-
minée », par opposition à Tzli.ay.ix, objet façonné. Cf. Is.,
xxix, 16; xlv, 9; Jer., xvm, 3; Sap., xv, 7; Eccli.,
xxxiii, 13 sq.
D'autres, au contraire, après saint Augustin, voient
dans le terme « masse et dans la comparaison du po-
tier une allégorie de l'humanité pécheresse et des fins
dernières. De la même masse du genre humain, cor-
rompu par le péché et exposé à la damnation, Dieu
choisit par pure miséricorde, les uns pour la gloire et
rejette les autres dans un juste mais mystérieux des-
sein. Les uns sont préparés par Dieu à la gloire, ce sont
les élus ; les autres, disposés pour leur perte, les réprou-
vés. Cf. Cornély, op. cit., p. 512.
Or, dans tout le passage à partir du f. 15, l'Apôtre
n'expose pas une doctrine sur la prédestination des
individus à la gloire et la réprobation; il traite d'une
2883
ROMAINS (ÉPITRE AUX). DOCTRINES, LE CHRIST
2884
manière directe seulement de l'admission des gentils à
la foi et à la justice à l'exclusion des juifs : le bienfait
est accordé aux gentils gratuitement; aux juifs il n'est
pas accordé. Les gentils appelés et justifiés sont «pré-
parés » à la gloire, comme dans vin, 30; les autres,
objets de colère, c'est-à-dire méritant le châtiment, sont
« prêts » pour la perte, f. 22; mais il n'est point dit
que Dieu les y ait « préparés ». Noter en effet le con-
traste entre xa-7)pTi.ajiiva au passif et TirpoYjToiiiaaev
qui marque l'action positive de Dieu. Il a donné aux
juifs le temps de se repentir, en les « supportant dans
une longue patience », et de ce fait sa miséricorde n'en
a été que plus éclatante, mais elle s'est exercée en
faveur de ceux qu'il a appelés. Dans la suite du déve-
loppement l'Apôtre marque bien que le rejet des juifs
a fait « la richesse du monde », xi, 12, 15, mais il
montre également qu'ils ont été rejetés par leur faute :
ils ont « méconnu la justice de Dieu », au lieu de s'y
soumettre, c'est-à-dire refusé l'Évangile dans lequel se
manifeste précisément cette justice. Cf. x, 3; i, 17.
Il apparaît donc clairement que l'Apôtre ne traite
explicitement qu'un problème d'histoire : le sort des
juifs en face du salut, et non un sujet de théologie
abstraite. Mais l'on peut conclure de son exposé que
l'ordre de la grâce en général estfondé sur la pure misé-
ricorde ou l'amour; que la créature n'y a aucun droit
et qu'il n'y a aucune injustice de la part de Dieu à
appeler ceux qu'il veut, chacun gardant d'ailleurs sa
liberté et demeurant l'artisan de sa propre destinée.
2. Trinité. — L'Apôtre n'expose pas une doctrine
de la Trinité, mais, en développant le plan divin, il
marque l'existence et le rôle des trois personnes divines.
Dans l'exorde il mentionne le Père, f. 7, le Fils, f. 3,
et peut-être aussi l'Esprit-Saint, f. 4, TCveûfia àyico-
aûvYjç, mais cette derniers expression peut désigner
aussi la nature divine du Christ.
Le Père n'est pas seulement Père par rapport au
Christ, i, 2-3; vi, 4; xv, 6; il est Père des fidèles dans
l'ordre de la grâce, l'ordre surnaturel : les chrétiens,
par l'adoption, deviennent ses fils et ont le droit de
l'appeler leur Père; ils deviennent avec le Christ les
cohéritiers des choses divines, vin, 15-17.
*? Le Fils fait l'objet de l'Évangile, i, 2; il est né de la
race de David « selon la chair », i, 4 ; il a été « constitué
Fils de Dieu avec puissance, en vertu de son esprit de
sainteté, par sa résurrection d'entre les morts », i, 4.
L'expression « esprit de sainteté » désigne probable-
ment la nature spirituelle du Christ, nature très sainte
ou divine. Voir ci-dessous, col. 2884. Cf. i, 9. Dieu a
envoyé son Fils, vin, 3; il ne l'a pas épargné, vm, 32;
par sa mort les hommes ont été réconciliés avec Dieu,
v, 10; par l'action de l'Esprit de Dieu, ils deviennent
eux-mêmes fils de Dieu par adoption, vm, 11 ; ils sont
prédestinés à être « conformes à l'image du Fils de
Dieu ». vm, 29.
L' Esprit-Saint est Esprit de vie, vm, 2, 10; il est
donne aux fidèles et il répand dans leurs cœurs l'amour
de Dieu, v, 5; il règle la conduite du chrétien, vm, 11,
16. L'Esprit do Dieu habile dans le chrétien, vm, 9;
le chrétien possède l'Esprit du Christ, c'est-à-dire
l'Esprit-Saint donné par le Christ : c'est l'Esprit de
Dieu qui a ressuscité le Christ, vin, !>, 11. L'Esprit-
Saint rend plus vif le sentimeii I que nous avons d'être
enfants de Dieu, vin, 16. Le chrétien justifié a reçu les
prémisses de l'Esprit, vm, 23, c'est-à-dire un gage de la
glorification future. L'Espril « aide à notre faiblesse »
et « intercède pour nous ci des gémissements inef-
fables d, vm, 26, c'est-à-dire nous l'ait prier comme il
convient et donne à notre prière toute sa valeur.
Enfin Dieu agit dans les fidèles par la vertu de son
Esprit, xv, 13; c'est par l'Esprit qu'il opère des mi-
racles et. des prodiges, xv. I '.I.
Ainsi l'Apôtre marque spécialemenl le rôle de l'Es-
prit dans la vie chrétienne : son action est une action
divine et personnelle; sa puissance est également une
puissance divine.
3. Création. — La doctrine de l'Apôtre sur la créa-
tion se rattache à celle de l'Ancien Testament. Dieu a
façonné l'homme comme le potier façonne son ouvrage,
ix, 20-21 ; il en est le maître. Par la création, il se mani-
feste à l'homme. Voir plus haut, col. 2879. La formule
du c. xi, 36 a une allure philosophique : 'E£ aùxoù xal
S'.'aÙToO xal eî; aù-rôv Ta toxvtcc, toutes choses sont
de lui, et par lui et pour lui (et non « en lui », in ipso;
cf. Vulgate). Relativement aux êtres de l'univers, Dieu
est à lui seul toute cause : les êtres proviennent de lui;
ils subsistent par lui, par son action permanente : Sià
marque l'activité par laquelle les êtres existent; ils
tendent à lui comme à leur fin. Ce passage marque à la
fois la dépendance absolue des êtres à l'égard de Dieu,
et l'indépendance de Dieu à leur égard. La formule est
précisément introduite pour accentuer cette indépen-
dance déjà établie dans les développements qui pré-
cèdent. On mesure toute la distance qui sépare saint
Paul de la philosophie stoïcienne dans la doctrine sur
les rapports de Dieu avec l'univers. Voir plus haut,
col. 2879. L'on ne saurait restreindre la portée de cette
formule à la conduite de Dieu dans l'histoire religieuse,
comme si l'Apôtre voulait dire simplement, à propos du
rejet des juifs, que tout, dans le plan divin, provient de
Dieu, est dirigé par lui et converge vers lui. La formule
est générale et présentée comme un principe affirmant
la transcendance de Dieu par rapport au monde.
4. Révélation. — Dieu se révèle déjà dans l'ordre
naturel par la création et la conscience morale. Voir
col. 2879. Il a révélé dans l'histoire d'une façon surna-
turelle son « être moral », sa volonté et son action sur
les hommes et les choses, n, 18 sq. Il a confié à un
peuple choisi ses « oracles » et ses promesses, m, 1 sq. ;
ix, 1-5. Enfin, par l'Évangile, il a révélé sa justice pour
le salut de l'humanité, i, 16-17; m, 21. Son plan de
salut est un mystère demeuré « caché dans les temps
anciens », mais révélé maintenant et manifesté dans les
écrits des prophètes, xvi, 25-26. La révélation de
l'Évangile était annoncée et préparée dans les écrits
prophétiques de l'Ancien Testament, i, 2; m, 21;
mais cela n'a été mis en pleine lumière que par la pré-
dication du Christ et des apôtres. Ainsi la prédication
de l'Évangile, d'une part, a révélé « le mystère » du
Christ; mais d'autre part, en apportant le témoignage
des prophéties, elle en a manifesté toute la portée.
Cf. Eph., i, 9-14; Heb., i, 1 sq.
2° Le Christ. — 1. Préexistence et divinité. — Le
Christ est le Fils de Dieu par nature, son « propre Fils »,
vm, 32, non un (ils par adoption. Dieu l'a envoyé,
vm, 3 ; s'il est « né de la race de David », c'est seulement
« selon la chair », c'est-à-dire à cause de sa nature hu-
maine, mais il existait déjà auparavant, i, 3; cf. ix,
5a, to xaxà aâpxa. Il a des prérogatives divines :
l'amour du Christ, c'est l'amour même deDieu; cf. vm,
35, 39; v, 6-10. Il est « à la droite » de Dieu, remplissant
le rôle de juge, vm, 34. Il est le Seigneur « des morts et
des vivants ». xiv, 9. Saint Paul lui attribue la parole
qu'Isaïe met dans la bouche de Jahvé, xiv, 11 :
<■ Par ma vie, dit le Seigneur, tout genou fléchira de-
vant moi, toute langue rendra gloire à Dieu »; cf. Is.,
xi.v, 23. C'est en qualité de Fils qu'il a été investi de
puissance à la suite de sa résurrection, i. 1. Cette doc-
trine est analogue à celle de Phil., n, 6-1 1 ; mais, dans
ce dernier passage, le contraste entre la nature divine
du Christ préexistant et sa nature humaine est beau-
coup plus accentue. Cf. II Cor., vin, 9.
Le passage Rom., ix, 5'' affirme très probablement
d'une manière explicite la divinité du Cbrist. Certains
exégètes anciens n'y ont vu qu'une simple doxologie;
mais Tcrtullicn y voyait déjà une explication de la
ROMAINS (ÉPITRE AUX). DOCTRINES, L'HOMME
2 88G
nature et de la dignité du Christ. Adv. Prax., c. xm, xv.
Cette opinion est généralement admise par les exégètes
modernes. La question n'est point tranchée par la
ponctuation dans les témoins du texte, car cette ponc-
tuation n'appartient très probablement point au texte
original. Voir ci-dessus, col. 2862. En toute hypothèse,
si l'on suppose une doxologie commençant à ô oSv il
faut un arrêt ou une coupe après tô xarà aàpxx. Or
on ne voit pas que le développement de la pensée ap-
pelle ici l'action de grâces. Il est beaucoup plus naturel
de rapporter ô oSv à Xpiaxoç : le Christ descend des
« pères » pour « ce qui est de la chair » ; mais il est Dieu,
0e6ç — non ô 0sôç, ce qui désignerait Dieu le Père
et serait absolument contraire à la doctrine de saint
Paul — c'est-à-dire de nature divine. La divinité du
Christ mise ici en contraste avec son humanité est une
pensée analogue à Rom., i, 4, xoctk aâpxa xaxà
Tcveùpia.. La seule objection sérieuse à cette explica-
tion est que nulle part ailleurs l'Apôtre n'appelle le
Christ 0s6ç. Or cette objection perd de sa force si l'on
observe qu'il dit, Phil., n, 6-7 : sv [i.opcpfi 0eoù ÔTtâp-
X«v et ïax 0sw, et qu'il attribue au Christ des préro-
gatives divines. Voir A. Durand, La divinité du Christ
dans saint Paul, Rom., IX, 5, dans Revue biblique, 1903,
p. 550 sq.; Cornély et Lagrange, h. I.
2. L'incarnation. — L'incarnation du Fils de Dieu
est clairement enseignée. Le Christ est « né de la race
de David selon la chair», i, 3; ix, 5a. Dieu « l'a envoyé
dans une chair semblable à celle du péché ». vm, 3. Il
appartient donc à l'humanité : il est le deuxième Adam.
C'est-à-dire que, grâce à son humanité, il est mort pour
les hommes et les a réconciliés avec Dieu, v, 1-10. Il a
détruit l'œuvre de culpabilité et de mort du premier
Adam, en rendant surabondamment aux hommes la
justice et la vie. v, 12-21. En prenant une « chair sans
péché », le Christ « condamnait le péché dans la chair »,
c'est-à-dire devenait, par son incarnation, le chef d'une
humanité nouvelle d'où le péché était exclu. Cf. vin, 3.
Le Fils de Dieu incarné ne s'est point « complu en
lui-même », xiv, 3; il a préféré une tâche pénible à des
satisfactions personnelles, donnant ainsi aux hommes
un grand exemple d'abnégation. Cette idée est plus
développée dans Phil., n, 4-11.
La raison de l'incarnation, dans l'ordre actuel, a donc
été d'arracher l'homme au péché et à la mort, en le
justifiant et en lui donnant la vie. En un mot le Christ
s'est incarné pour le salut de l'humanité.
3. Souveraineté du Christ. — Le Christ est « sei-
gneur », x'ipioç; il est « le Seigneur », 6 Kôpioç. Il
possède la souveraineté, il est le maître des hommes et
des choses; son pouvoir est universel et absolu dans
l'ordre spirituel et dans l'univers. Ce pouvoir lui a été
conféré à la suite de sa résurrection, i, 4. Il est des-
cendu du ciel, x, 6, c'est-à-dire incarné; cf. i, 3; vm, 3;
il est remonté de l'abîme, x, 7, c'est-à-dire ressuscité
d'entre les morts. Il ne faut donc pas dire dans son
cœur : « Qui montera au ciel pour en faire descendre le
Christ? » Ou encore : « Qui descendra dans l'abîme pour
en faire remonter le Christ d'entre les morts? » Loin
d'être choses impossibles ou incroyables, ce sont au
contraire des faits accomplis et dont la croyance appar-
tient à l'objet essentiel de la foi. En effet, le Christ
ayant reçu la puissance à la suite de sa résurrection
est « à la droite de Dieu », vin, 34, et partage ses pou-
voirs. Cf. Phil., ii, 8-11; Eph., i, 17, 20-23. Pour être
sauvé, le fidèle doit croire que Jésus est Seigneur; il
doit formuler extérieurement, « de bouche », cette
croyance, et croire « dans son cœur que Dieu l'a res-
suscité des morts ». x, 9. Cette confession extérieure
de foi devait avoir lieu au moment du baptême.
Le Christ est le même Seigneur pour tous, juifs et
gentils; il est riche envers tous ceux qui l'invoquent.
x, 12. Il faut « invoquer son nom », c'est-à-dire le nom
propre de « Seigneur », pour être sauvé, de la même ma-
nière que l'on invoquait celui de Jahvé dans l'Ancien
Testament. Ainsi le nom de Jahvé, Kupioç, devient
celui du Christ, à qui il faut, désormais, rendre le
même culte qu'au Seigneur dans l'Ancien Testament.
Cf. Rom.,x, 13 ;Act., n,21,34, 36, 38; Joël (heb.), m, 5,
(Vulg.), ii, 32; Act., ix, 14, 21; x, 36; I Cor., i, 2;
Phil., ii, 11. Saint Paul enseigne ainsi, d'une manière
implicite mais très nette, la divinité de Jésus-Christ.
En sa qualité de Messie glorifié et d'Homme-Dieu il
l'appelle Kùpioç dans le sens de Jahvé dans l'Ancien
Testament. L'on conçoit dès lors que le Christ ainsi
glorifié puisse être appelé 0e6ç; cf. ix, 5; Ps., n, 6-8;
ex (Vulg. cix), 1-2. Voir plus haut, col. 2884.
En montrant qu'il y a continuité entre la religion
de Jahvé et celle du Christ, l'Apôtre répondait aux
préoccupations des juifs. Mais, d'autre part, en em-
ployant le terme xopioç, usité au premier siècle comme
prédicat divin, il facilitait aux grecs l'intelligence de
la religion chrétienne.
3° L'homme. — 1. Son origine. — Sur l'origine de
l'homme, l'Apôtre est tributairede l'Ancien Testament.
Dieu a « façonné » l'homme comme le potier façonne le
« vase d'argile » et il en est le maître absolu, ix, 20-21.
Tous les hommes descendent d'Adam, v, 12-14; Dieu
est le Dieu de tous les hommes, il veut les justifier tous
par le moyen de la foi. ni, 28-29. L'unité de la race
humaine, œuvre de Dieu, est pour saint Paul le principe
de l'universalisme.
L'Apôtre parle de la nature de l'homme et de ses
facultés en des termes qui appartiennent soit à l'hel-
lénisme soit au judaïsme. Le voûç, cf. vosïv, i, 20, est
l'esprit ou l'intelligence, la faculté de discernement.
Il appartient à la nature de l'homme et montre le bien
à faire. Il y a une « loi de l'intelligence », vu, 23; c'est
par le voùç que l'on « sert la loi de Dieu ». vu, 25. Par
l'intelligence l'on se « complaît dans la loi de Dieu
selon l'homme intérieur », xocTà tôv eau &v6poOTov.
L'homme intérieur, c'est la raison par opposition aux
instincts ou aux tendances des sens qui appartiennent
au corps « de péché ». vu, 23-24. On trouve à peu près
la même expression, dans le même sens, chez Platon,
Rcp., ix, 589. Cf. Eph., m, 16; II Cor., iv, 16. Le
chrétien, pour plaire à Dieu, doit offrir son corps comme
une hostie vivante, c'est-à-dire le mettre entièrement
au service de Dieu dans ses actions extérieures : c'est
là un culte conforme à la raison, Xoyt.xr) Xocxpeia.
xn, 1. Il doit se transformer « par le renouvellement de
son esprit ou de son intelligence, toû vo6ç », xn, 2 ;
c'est-à-dire, éviter de régler sa conduite d'après « le
siècle », tendre sans cesse à la perfection et rendre ainsi
l'intelligence toujours plus apte à discerner la volonté
de Dieu.
Dans l'épîtrc, le terme <ty\>yr\ est employé dans le sens
de « vie » et de « personne humaine »; il n'a pas spécia-
lement le sens de principe de vie naturelle; il n'est pas
opposé à cw[jix. 2û[xa désigne le corps de l'homme en
général; mais, au sens moral, il est mis en relation avec
le péché; c'est « le corps de péché », vi, 6, 12, corps mor-
tel depuis que le péché en a pris possession par lafaute
d'Adam, vu, 24; v, 12. D'ailleurs les fidèles sont
« morts à la Loi par le corps du Christ », vu, 4, c'est-à-
dire par la mort du Christ : son corps, en effet, était
une chair semblable à celle du péché mais non soumise
au péché; c'est pourquoi, par son incarnation et sa
mort, il a condamné «le péché dans la chair», vin, 3-4.
Sdcp^, suivant la tradition biblique des Septante,
signifie d'abord la nature humaine commune à tous
les hommes, i, 3 ; iv, 1 ; ix, 3, 5 ; la race, xi, 14 ; parfois
simplement le corps, ii, 28. Mais le plus souvent oàpÇ
a un sens moral, il désigne un principe de faiblesse mo-
rale, vi, 19. Être « dans la chair », c'est être dans le
corps dominé par la puissance du péché, vu, 5, 25;
288:
HUMAINS (ÉPITRE MX). DOCTRINES, L'HOMME
2388
vm, 3. La chair personnifiée, c'est la nature humaine
héritée d'Adam après sa faute, avec ses inclinations
mauvaises. Être « dans la chair » marque donc, dans
l'Épître aux Romains, la situation de l'homme avant la
justification, vm, 1-16. Dans d'autres épîtres, « dans
la chair » a parfois le sens de « en cette vie mortelle »;
cf. Phil., i, 22-24, ou «dans le corps». Col., i, 24; n, 1.
A la chair s'oppose l'esprit, 7Tvs<"5|i.a. lIveùtAOC, d'une
façon générale, ne désigne point une faculté intellec-
tuelle, comme vouç; c'est la partie supérieure de
l'homme, en tant qu'elle peut recevoir de l'Esprit de
Dieu, un principe de vie surnaturelle, En dehors des
passages où Tz\izZ[irx. désigne l'Esprit de Dieu ou du
Christ (voir ci-dessus, col. 2883), c'est surtout l'esprit
de l'homme élevé par l'action de l'Esprit-Saint et doté
d'un principe de vie surnaturelle. Cette doctrine de
l'esprit, principe de la spiritualité paulinienne, est
développée dans le c. vm, 1-16.
En employant les termes que nous venons d'énumé-
rer, l'Apôtre ne se propose nullement de définir la na-
ture constitutive de l'homme; il veut seulement expo-
ser sa condition morale et sa destinée.
2. Condition morale et destinée de l'homme. ■ — Dans
l'ordre actuel des choses, Adam, par sa faute, a intro-
duit dans le monde le péché, cause de lamort. Or, comme
la mort est universelle, le péché doit l'être aussi. Tous
meurent, même ceux qui n'ont point commis de trans-
gression personnelle : tous ont donc péché d'une cer-
taine façon, du fait d'Adam et en Adam, v, 12-14.
« Par la faute d'un seul il s'en est suivi pour tous les
hommes une condamnation », v, 18; « par la désobéis-
sance d'un seul homme tous ont été constitués pé-
cheurs ». v, 19. Les Pères ont varié dans leur argumen-
tation sur les f. 12-14, comme dans la lecture du f. 14 :
plusieurs, après Origène, cf. l'Ambrosiaster, in h. /.,
omettent la négation; ce qui donne le sens : « la mort
a régné sur ceux qui ont péché à la ressemblance de
la transgression d'Adam. » Mais ils ont tous reconnu
la portée universelle de la faute d'Adam entraînant
la déchéance morale et la condamnation de tous ses
descendants. Voir ici art. Péché originel, t. x,
col. 317 sq., 334 sq. ; J. Freundorfer, Erbsilnde und
Erblod beim Apnstel Paulus, Munster-en-\V., 1927,
p. 105 sq. On trouvera dans ce dernier ouvrage une
étude sur le péché originel dans le judaïsme.
Le péché personnifié ou puissance du péché, entré
dans le monde par la faute d'Adam, a eu comme auxi-
liaires la Loi et la chair, vu, 1-25. Les développements
du c. vu visent principalement à montrer l'impuis-
sance de l'homme, sa détresse quand il n'a point la
vie de l'Esprit, avant la justification. La Loi a montré
l'obligation sans donner la force de l'accomplir. Bonne
en elle-même, elle est sans force à cause de la chair;
elle a multiplié les transgressions. Il y a en effet dans
l'homme une lutte entre « l'homme intérieur » ou la
raison qui prend plaisir à la Loi de Dieu et le péché qui
domine en lui par la concupiscence. Par la raison,
l'homme sert la loi de Dieu, mais par la chair il esl
esclave de la loi et du péché. Seul l'Esprit de vie affran-
chit l'homme de la loi du péché et de la chair, grâce a
l'œuvre du Christ.
A regarder l'ensemble de l'humanité, de fait, tous
les hommes, païens ou juifs ont péché, ont besoin de
« justice » et sont privés de « la gloire de I )ieu ». m, 23.
Les développements i. 18-m, 20 montrent en deux
tableaux, celui des païens et celui des juifs, la culpabi-
lité universelle. Le monde entier est sous le coup de la
colère divine : les païens, pour cire lombes dans l'ido-
lâtrie malgré la connaissance naturelle qu'ils avaient
de la divinité et de l'obligation morale: les juifs pour
avoir violé la 1 >i de Dieu. Dans ce tableau de la culpa-
bilité universelle, l'Apôtre ne met point le péché en
relation avec la faute d'Adam, il montre seulement h'
besoin universel de justice. Mais il est clair que tout
ce débordement d'iniemité a pour cause première la
faute du premier homme qui a introduit « le péché »
dans le monde. Tous sont sujets « à la condamnation »,
v, 18; « tous sont privés de la gloire de Dieu », in, 23,
ces deux formules traduisent une même situation qui a
pour origine la faute du premier homme.
Toutefois la cause immédiate de cette déchéance
chez les païens est une faute d'intelligence; c'est la
méconnaissance de la nature de Dieu et des obliga-
tions qui en découlent. D'ailleurs le tableau i, 18-31
est le procès de l'idolâtrie fait par un juif et un chré-
tien. Il est analogue à Sap., xiv, 12-31, où sont décrits
les funestes effets de l'idolâtrie : la ressemblance est
surtout frappante entre Hom., i, 29-31 et Sap., xiv,
25-26. Chez les juifs la cause de la déchéance est la
méconnaissance de la loi de Dieu, lumière de l'intelli-
gence et règle de la conduite.
3. Fins dernières. — Dans l'état actuel, la mort est le
fruit du péché, vi, 16, 21, 23 ; vu, 5, 10, 13,24; vm, 6;
cf. i, 32. Elle a été introduite dans le monde par la
faute du premier homme, v, 12, 14, 17, 21. Sans cette
faute l'homme eût donc été immortel. Ce privilège lui
est rendu par la mort et la résurrection du Christ. Dans
sa doctrine sur la vie de l'Esprit, l'Apôtre ne fait que
développer l'antithèse de l'œuvre d'Adam et de celle
du Christ : la mort est vaincue avec la Loi et la chair.
L'homme sous la loi de l'Esprit de vie est assuré de la
résurrection et de l'immortalité futures, vi, 9; vm, 2.
La résurrection du Christ en est la garantie : « Si l'Es-
prit de celui qui a ressuscité Jésus d'entre les morts
habite en vous, celui qui a ressuscité le Christ d'entre
les morts rendra aussi la vie à vos corps mortels, à
cause de son Esprit qui habite en vous ». vm, 11. La
destinée ultime de l'homme est « la glorification »,
c'est-à-dire la participation à la gloire du Christ ressus-
cité, vm, 29-30; cf. Phil., m, 21 ; I Cor., xv, 49; Col.,
i, 15, 18.
La parousie se rapproche, sans être imminente,
xin, 11-12 ; car il faut auparavant que la « totalité des
nations, t6 irXr)pM}x<x tûv èôvwv » soit entrée dans le
christianisme et que la masse des juifs se convertisse,
xi, 15, 25-26. Sera-ce bientôt ou dans un avenir loin-
tain? L'Apôtre ne le dit point. Il tire seulement de
cette incertitude une exhortation à la vie chrétienne.
Dieu jugera le monde avec justice, m, 5-6; cf. 19. Il
rendra à chacun selon ses œuvres, bonnes ou mauvaises.
Ce sera le « jour de la colère » : à ceux qui persévèrent
dans le bien il accordera « la vie éternelle, l'honneur et
l'immortalité •; à ceux qui se seront complus dans l'ini-
quité, « la colère et l'indignation », c'est-à-dire un juste
châtiment, il, 5-8. Les païens seront jugés d'après la loi
de leur conscience, de leur raison, qui leur fait discerner
le bien du mal. Les juifs seront jugés d'après la loi que
Dieu leur a donnée. Il, 13, 15, 16.
Le salut, la glorification sont assurés aux justes;
c'est là une espérance qui ne trompe point, v, 1, 5;
l'amour de Dieu et du Christ en est la garantie. En effet,
alors que les hommes étaient pécheurs, Jésus-Christ
est mort pour eux, par un effet de l'amour divin. Main-
tenant qu'ils sont justifiés, à plus forte raison seront-
ils sauvés ■ de la colère ». v, 8-10. Il n'y a plus aucune
condamnation pour ceux qui sont en Jésus-Christ,
vm, 1 ; cf. 28-30. « Qui accuserait les élus de Dieu?
(/est Dieu qui les justifie! Qui les condamnerait? Le
Christ est mort, ou plutôt il est ressuscité; il est à la
droite de Dieu, il intercède pour nous. Qui nous sépa-
i- ta de l'amour du Christ? » vm, 33-35. Ainsi, le
Christ, qui prend part au jugement avec Dieu, loin de
condamner les élus, intercède pour eux : rien ne pourra
les arracher à son amour. L'on ne saurait trop souli-
gner que ce tableau du jugement, à la fois grandiose et
consolant , est complètement dégagé des traits d'apoca-
2889
ROMAINS (ÉPITRE AUX). DOCTRINES, SPIRITUALITÉ
2890
lypse courants dans la littérature judaïque. Il ne repro-
duit de la scène que le côté spirituel, moral et religieux.
La restauration spirituelle et religieuse décrite dans
les chapitres v-vi ne vise que l'homme et sa destinée
future. Or, dans quelle mesure la création, l'univers
ont-ils subi les atteintes de la faute d'Adam, et doivent-
ils participer à la restauration accomplie parle Christ?
Telle est la question posée par le passage vin, 19-23 :
« Dans son attente, la créature aspire vivement à la
manifestation des fds de Dieu. La création (la nature)
en effet, a été assujettie à la vanité (à l'anomalie, dans
le sens moral), non de son gré, mais par la volonté de
celui qui l'y a soumise, dans l'espoir qu'elle aussi sera
délivrée de l'esclavage de la corruption, pour avoir part
à la liberté de la gloire des enfants de Dieu. Car nous
savons que la création tout entière, jusqu'à ce jour,
gémit et souffre les douleurs de l'enfantement. » Com-
ment faut-il entendre cette « vanité » et cet « esclavage
de la corruption » qui oppriment la créature dans
l'ordre actuel et dont elle sera délivrée «en participant
à la gloire des enfants de Dieu »?
Les anciens commentateurs sont loin d'être una-
nimes sur la portée de ce passage. Les uns se référant à
Gen., m, 17-18, ont entendu que les êtres non rai-
sonnables ont participé à la malédiction qui a frappé
l'homme. Cette malédiction étant levée, ces êtres
■doivent recouvrer leur ancien état antérieur à la chute.
Ainsi la créature, en dehors de l'homme, a été soumise
à la corruption et au changement le jour où l'homme
a péché; elle en sera délivrée en participant à la gloire
des enfants de Dieu après la résurrection. C'est le re-
nouvellement de l'univers, les >< cieux nouveaux et la
terre nouvelle ». Telle est l'interprétation de saint Jean
Chrysostome. Théodore de Mopsucste ne suppose
point que la nature ait été immortelle et incorruptible
avant la faute d'Adam, mais seulement qu'elle devien-
dra exempte de corruption, de perturbations et de
changements au moment de la résurrection. Théodoret
identifie la « vanité » et la « corruption ». D'après lui,
« la créature » a reçu, au commencement, une nature
mortelle, parce que le Créateur de l'univers prévoyait
la chute d'Adam : il ne convenait pas, en effet, de
donner l'incorruptibilité à des êtres faits pour servir
un être mortel et passible, c'est-à-dire l'homme. Mais,
une fois l'immortalité acquise à l'homme par la résur-
rection, les êtres de la nature devront participer à l'in-
corruption.
Œcuménius et Théophylacte suivent l'interpréta-
tion de saint Jean Chrysostome. Mais Œcuménius
ajoute : « Tout cela est une prosopopée pour nous faire
saisir la grandeur des biens célestes, et pour nous mon-
trer que c'est nous-mêmes, plutôt que la créature, qui
devons avoir souci d'obtenir cette gloire et cette incor-
ruptibilité. Ne croyez point que la créature inanimée
et insensible soit dans une pareille attente ou éprouve
de tels sentiments. » P. G., t. cxvm, col. 481.
Origène estime que le passage ne vise que la créature
raisonnable. La corruption dont il s'agit est celle du
corps, de « l'homme extérieur », par opposition à
« l'homme intérieur » : l'homme en sera délivré à la
résurrection. L'Ambrosiaster explique le passage en y
mettant une note morale et philosophique : la créature
est soumise à la vanité, c'est-à-dire : ce qu'elle engendre
est caduc. La vanité c'est la corruption. Les choses sont
« vaines », parce qu'elles ne peuvent persévérer dans
leur état; « déformées par un écoulement perpétuel,
elles reviennent à elles-mêmes, confondues dans la na-
ture ». Mises au service de l'homme par le Créateur,
elles s'en affligent parce qu'elles sont au service de la
corruption. Elles s'en réjouiraient, au contraire, si leur
service était utilisé pour « mériter Dieu ». Toutefois
elles se préoccupent de notre salut, car elles retrouve-
ront le repos et la liberté lorsque « sera complet le
nombre des fils de Dieu destinés à la vie ». P. L.,t. xvn,
col. 124-125.
Selon saint Thomas, le terme « créature » peut s'en-
tendre de trois manières : des hommes justes qui sont la
créature de Dieu par excellence; de la nature humaine
encore « informe » dans les hommes non justifiés, et
qui attend d'être « formée » par la grâce et la gloire;
enfin, de la créature "sensible », comme des « éléments
de ce monde » : cette créature sera renouvelée d'une
certaine façon, selon la parole de l'Apocalypse, xxi, 1.
Les « fils de Dieu » étant transformés par la glorifica-
tion, il convient qu'il en soit de même de leur demeure.
Saint Thomas laisse le choix entre ces trois explica-
tions.
Beaucoup de modernes entendent le passage au sens
moral. Il y a comme une solidarité morale et religieuse
entre la nature et l'homme. L'homme, par sa faute, a
associé la créature au mal moral : la nature a été comme
assujettie aux puissances de destruction. Elle en sera
délivrée par la glorification de l'homme : tout rentrera
dans l'ordre en ce moment. Mais le passage n'enseigne
point que la nature des êtres sera changée. En effet,
dans la doctrine de saint Paul, la chair ne peut être
transformée que par l'Esprit, à la suite de l'union au
Christ. Or cela ne peut être le fait que de l'homme jus-
tifié et devenu enfant de Dieu. La transformation sera
donc uniquement du côté de l'homme.
D'ailleurs, l'Apôtre fait ici allusion à une notion cou-
rante dans la littérature apocalyptique et fondée sur
une interprétation de Gen. , i-m; Is.,lxv, 16-18;cf. Hé-
noch, xlv, 4; Apoc. Baruch., xxxn, 6; li; lu; IVEsdr.,
vu, 1 1 ; xin, 20-29. Mais l'on ne peut dire qu'il a voulu
intégrer dans sa théologie du salut les idées milléna-
ristes qui se rencontrent dans les apocalypses. Il n'a
point enseigné que tout dans la nature était incor-
ruptible avant la chute d'Adam, que la corruption et
le changement dans l'univers ne datent que de cette
chute, en un mot, que les lois du monde datent de la
chute originelle et que les êtres aspirent à en être déli-
vrés. Seule la destinée de l'homme l'intéresse, comme
le montrent les développements des c. v-vm. S'il asso-
cie à l'homme la nature, en lui prêtant des sentiments,
ce n'est qu'une figure de langage, comme l'ont noté les
commentateurs grecs. Toutefois, après la résurrection
et la glorification des justes, le mal moral n'existant
plus, tout sera conforme à la volonté de Dieu, à l'ordre
établi par lui. Cf. I Cor., xv, 24-28; 53-56. Quel sera
l'état de la nature ou de l'univers à ce moment?
L'Apôtre ne semble point avoir voulu donner une
réponse à cette question.
4° Mystique. — Nous désignons ici sous le nom de
mystique non la théologie des états extraordinaires,
mais les fondements de la spiritualité paulinienne.
Cette doctrine est exposée spécialement dans les cha-
pitres vi et vin.
La vie surnaturelle est une vie divine, dans laquelle
l'homme, par la juslification, s'approprie en quelque
sorte la nature spirituelle divine du Christ. Il possède
cette vie nouvelle grâce au baptême qui opère une
résurrection mystique, vi, 3, 11. Il triomphe du péché
et il a la garantie du salut.
Le fidèle est « dans le Christ » et le « Christ est en lui ».
vm, 1-2; 9-11; cf. Gai., iv, 19. Le Christ ressuscité,
Seigneur, est uni au chrétien par un lien très étroit que
l'on peut appeler vital, puisque cette union est prin-
cipe de vie dans l'ordre spirituel. Ce nouvel état résulte
de la « justice » reçue de Dieu; le f. 10 est particulière-
ment significatif : « Si le Christ est en vous, l'esprit
(l'esprit humain sous l'action de l'Esprit divin) est vie
à cause de la justice. » Ici la justice donnée par Dieu
est un aspect de la grâce sanctifiante; c'est, dans la
langue théologique, la « cause formelle » de la justifi-
cation.
2891
ROMAINS fÉPITRE AUX). DOCTRINES. MORALE
2892
L'union du fidèle au Christ suppose la présence e1
l'action de l'Esprit, tic l'Esprit divin. Le Christ a été
ressuscite par l'Esprit, car c'est l'Esprit qui donne la
vie. Rom., vin, 11, cf. vi, 1; I Cor., vi, 14; II Cor.,
xm, 4. Ainsi le Christ est esprit non seulement par sa
nature divine, mais aussi d'une certaine manière en
vertu de sa résurrection corporelle. En vertu de l'état
nouveau dans lequel il se trouve depuis sa glorification,
il est principe d'une vie spirituelle et immortelle, vi,
8-9. Or, c'est précisément l'Esprit de Dieu qui en a fait
un « esprit vivifiant ». Ainsi, l'action du Christ spirituel
dans l'âme du fidèle n'est point séparablc de celle de
l'Esprit-Saint.
La foi et le baptême sont également nécessaires à
l'acquisition de la vie surnaturelle ; la foi comme dis-
position et le baptême comme rite mystique initiateur.
La foi devait comporter la volonté de se soumettre au
rite qui était en usage depuis la première prédication
chrétienne. La signification mystique ou symbolique
du baptême, \rc,3-10, n'était point pour les Romains
une nouveauté introduite par saint Paul, car l'Apôtre
leur dit qu'ils doivent la connaître, vi. :;. Au moment
du baptême l'on devait faire une profession de foi dont
les éléments essentiels sont indiqués x, 6-13. Voir plus
haut, col. 2879.
L'ordre du salut est gratuit. C'est par grâce, Sojpeàv,
par la grâce de Dieu, ifi oojtoû -/âpi-ri, m, 24, que
l'on est justifié. La gratuité du salut contraste avec la
récompense ou salaire accordé aux « œuvres légales ».
xi, 5 sq. Le terme X^-P1^ csl employé vingt-quatre fois
dans l'Épitre aux Romains. Pour l'étude de cette
notion, voir J. Wobbe, Der Charis- Gedanke bel Paulas,
p. 15 sq. L'ordre du salut est surnaturel. Il est conforme
à un plan divin qui est un mystère révélé, xvr, 25-27.
Cf. Eph., i, 7-12. L'homme a besoin de la grâce pour
accomplir le bien, pour s'affranchir de la loi de la chair
et du péché, pour se soumettre à la loi de Di.-u. Vil,
2 1-25. Si l'homme abuse de la grâce, Dieu la lui retire
en l'abandonnant à ses passions et en le laissant s'en-
foncer dans le vice, i, 24 sq.
Par la faute d'Adam, l'homme était devenu » psy-
chique », mortel, pécheur, ennemi de Dieu. Le Christ
lui a rendu surabondamment ce qu'Adam avait perdu
au préjudice de sa race : par le Christ, les fidèles sont
constitués justes. Ils sont dans un état habituel de jus-
tice, par «la justice de Dieu » qui leur est communiquée.
Cf. v, 18-19. Là où le péché avait abondé, la grâce a
surabondé; elle règne par la justice, v, 20-21.
L'homme justifié reçoit l'Esprit qui le transforme,
l'élève au-dessus de sa propre nature et lui est un prin-
cipe de vie surnaturelle, vm, 5-13. Cette vie surnatu-
relle, comporte des relations nouvelles entre Dieu et
l'homme. Une fois justifié l'homme est fils de Dieu. Il a
avec le Christ une communauté de vie et île sentiments.
Il est héritier de Dieu et cohéritier du Christ, vin, 16-
17. Mais il doit soufTrii avec lui s'il veut participer à sa
gloire, car l'adoption ne portera tous ses fruits que dai s
l'autre vie, par h résurrection qui opérera la « rédemp-
tion de notre corps ». vin, 23.
Sous le régime de la toi, l'homme est fils adoptif au
lieu d'être serviteur ou esclave comme sous la Loi.
Dans ix, 26, l'Apôtre rattache à un texte prophétique la
notion de fils de Dieu, Os., il, 1 ; cf. 1s., x, 22. Mais, dans
le texte d'Osée, il s'agii d'Israël en tant que groupe-
ment : « les fils d ■ Dieu ». lai le citant, l'Apôtre n'expose
point uiw doctrine mystique comme dans Rom., VIII,
où il entend la notion de fils dans un sens plus person-
nel et plus intime que dans l'Ancien Testament.
Le passage Rom., vi, 5, marque l'effet de l'union au
Christ : par le baptême, le Christ et le fidèle deviennent
comme deux [liantes unies ensemble dans une même
croissance. La vie religieuse du fidèle est étroitement
liée à celle du Christ. L'idée de « greffe ■ que l'on attri-
bue généralement à C2 passage restreint un peu trop la
signification du mot ctÙ[jkputoç.
D'après Rom., vin, 10, le Christ, par l'Esprit, de-
vient source ou principe de vie pour le fidèle. Cf. Gai.,
il, 19-21; Phil., i, 21.
Rattaché ainsi au Christ par un lien surnaturel, le
fidèle participe â ses privilèges : justice, purification,
sanctification. Il est sous l'empire et comme dans la
sphère d'action du Christ. Ses actes, ses souffrances,
sa mort, n'ont de valeur qu'en vertu du lien qui le
rattache au Christ. Il faut « reproduire » les actes du
Christ, l'imiter, le former en soi, le « revêtir » dans la
vie morale, xm, 14, comme on l'a « revêtu » au mo-
ment du baptême, en recevant le principe de la vie
surnaturelle; cf. vi, 2 sq.
L'ordre de la grâce comporte l'espérance et le prin-
cipe de la gloire. Le chrétien y est prédestiné. Cette pré-
destination olïrc, du moins du côté de Dieu, un carac-
tère de certitude qui ne trompe pas : tout coopère au
bien de ceux qui aiment Dieu, qui sont prédestinés.
VIII, 28.
Les fidèles forment un seul corps en Jésus-Christ :
c'est le Christ mystique. Ils sont «membres les uns des
autres »; chacun remplit sa fonction selon la grâce qui
lui a été donnée, xn, 3-8. Cette doctrine du Christ
mystique n'est qu'insinuée dans l'Épître aux Rcmains ;
elle est plus développée dans la première aux Corin-
thiens et surtout dans les épîtres de la captivité, où les
fidèles forment « le corps du Christ », par opposition à
leur « chef », le Christ ressuscité.
Il y a dans le Christ mystique divers « charismes »
ou dons accordés pour le bien de la communauté. C'est
d'abord le don de prophétie ou inspiration divine qui
donne des lumières surnaturelles pour faire connaître
ou expliquer les choses religieuses : il doit s'exercer
dans la mesure ou dans la limite des choses de la foi.
Cf. Gai., i, 8; Tit., i, 4. Puis c'est le don du «ministère»,
qui comporte plusieurs services déterminés : dans
l'ordre spirituel, l'enseignement et l'exhortation ; dans
l'ordre temporel, l'aumône faite pour un motif désin-
téressé, la présidence ou la direction des œuvres de
charité : ô Trpoïo'râu.evoç, xn, 8, à caus° du contexte,
peut difficilement' s'entendre du chef de la commu-
nauté: enfin la miséricorde ou les œuvres hospitalières
exercées personnellement à l'égard des pauvres et des
malades.
Il y a une communauté de sentiments et un lien
entre l'Église de Rome et les autres Églises. Toutes
appartiennent au Christ leur chef, mais l'Apôtre recon-
naît à celle de Rome une dignité et une importance
particulière, c'est pourquoi il la salue au nom de
« toutes les Églises du Christ ». xvi, 16.
L'expression «royaume de Dieu» ne se rencontre que
dans xiv, 17 ; elle a un sens moral, non cschatologiquc :
« Le royaume de Dieu ne consiste ni dans le manger
ni dans le boire; il est dans la justice, dans la paix et
dans la joie de l'Esprit. Celui qui sert le Christ de cette
manière' est agréable à Dieu et approuvé des hommes. •
Cf.I Cor., iv, 20; vi, 9, 10; xv, 2 I. 50; Gai., v, 21 ; Eph.,
v, 5; Col., iv. 11.
5° Mortilc. 1. Avant le Christ la vie morale de
l'homme était réglée par la loi : loi de Moïse pour les
juifs, loi de nature ou lumière de la conscience pour
les païens. Pour les uns et les autres la loi était l'expres-
sion de l'autorité divine s'iniposant à la conscience
humaine; toute violation de cette loi, divine ou natu-
relle, étant justiciable de Dieu. Cf. Il, 5-27.
Les païens non seulement pouvaient connaître Dieu
par la lumière de la raison, i, 19-20, mais ils distin-
guaient le bien du mal, ils comprenaient clairement
([lie le jugement de Dieu SixaiMixa toû 0eoù, frappe
les pécheurs et que les vices mentionnés I, 24-31 mé-
ritent un châtiment, cf. i, 32. Ils avaient la loi de cous-
2893
ROMAINS (ÉPITRE AUX
2894
cience inscrite dans leurs cœurs; ils portaient des juge-
ments sur la valeur morale de leurs actes, n, 17-25.
■Cette loi naturelle, d'après laquelle ils devaient être
jugés, était la règle de leur vie morale.
Les juifs avaient une loi positive, la Loi, donnée par
Dieu. Cette loi était pour eux l'expression de la volonté
de Dieu et réglait toutes leurs actions. Cf. n, 17-25.
Us étaient fiers de la posséder et la regardaient comme
« la formule de la science et de la vérité ». il, 20.
Toute violation de la loi naturelle comme de la loi
divine entraînait une culpabilité et méritait un châti-
ment. Les notions de responsabilité et de liberté dé-
coulent de la doctrine de l'épître. La méconnaissance
des obligations à l'égard de Dieu a eu pour les païens
les conséquences les plus fâcheuses au point de vue
moral : Lur raison s'est obscurcie et ils sont tombés
dans les vices les plus dégradants, i, 21-28.
L'Apôtre laisse entendre que l'homme, éclairé par la
lumière de la raison, peut en principe observer les pré-
ceptes essentiels de la loi. i, 32; n, 14 sq. Toutefois si
« l'homme intérieur », c'est-à-dire la raison, perçoit le
bien à faire et se complaît dans la loi de Dieu, il est
contrarié par la « loi de la chair », la « loi du péché »
opposée à celle de Dieu. De fait, il voit le bien mais n'a
point la force de l'accomplir. Par sa raison « il est au
service de Dieu »; il voudrait se soumettre à sa loi,
mais sa volonté reste à l'état de velléité : par la chair
il est soumis à la « loi du péché ».
2. Dans l'économie nouvelle, grâce au Christ, l'homme
est arraché à cette servitude. La « loi de l'Esprit de
vie » l'a délivré de la « loi du péché et de la mort ».
vu, 14-viii, 4; cf. m, 27-31. En effet l'ordre nouveau
est celui de la grâce. L'union au Christ, entraînant la
présence et l'action de l'Esprit-Saint, l'Esprit de vie,
dans l'homme justifié, devient principe surnaturel de
vie morale. La Loi ancienne transformée et rendue plus
parfaite par l'Évangile devient la norme de la vie
chrétienne, sous la conduite et l'impulsion de l'Esprit.
Pour saint Paul comme pour Jésus, « la charité est la
plénitude de la Loi » : c'est-à-dire, elle en est le plein
accomplissement; elle anime toutes les autres vertus,
elle est le «lien de la perfection ». Rom., xm, 10; cf. xn,
9; xiv, 15; I Cor., xm, 1 sq.; Col., m, 11; Matlh.,
v, 17; xxn, 3G sq. Sans doute, pour accomplir la loi
nouvelle, l'homme n'est dispensé ni de l'effort ni de la
lutte; mais, une fois justifié, il est dans une situation
infiniment supérieure à celle qui a précédé la venue du
Christ. Il n'a qu'à « marcher dans l'Esprit », c'est-à-
dire se conduire en suivant l'impulsion de l'Esprit,
source de vie, de lumière et de force; cf. vin, 3-1, 10-
12, 14-16, 26, 28.
D'ailleurs, selon sa méthode habituelle, l'Apôtre ne
fait point un exposé abstrait de la morale. Sa morale
est une morale en action, une morale vivante : il veut
réaliser la vie chrétienne. C'est à quoi tendent les
recommandations dont il accompagne sans cesse son
exposé doctrinal. Cf. vin, 9, 12-13, 26; xii-xm.
I. Commentaikes anciens. — ■ Origène, Commentaire
traduit en latin par Rufin, P. G., t. xiv, col. 837-1292; la
traduction de Rufin est une interprétation et il est parfois
dilficile de savoir si le traducteur exprime sa propre pensée
ou celle d'Origène; saint Jean Chrysostome, Homélies,
P. G., t. lx, col. 391-692; Théodore de Mopsueste, Frag-
ments, P. G., t.Lxvi, col. 787-870 ; S. Cyrille d'Alexandrie,
Fragments, P. G., t. lxxiv, col. 774-856; Théodoret,
Commentaire, P. G., t. lxxxiii, col. 43-225; Euthymius,
'Epftïjvei'oc ci; -y.: A' Ê7tkjtoX«; Ila-jXovi, t. i, Athènes,
p. 5-185; Œcuménius, P. G., t. cxvm, col. 323-638, le
commentaire donné sous le nom d'Œcuménius est une
« chaîne » ou compilation de commentaires plus anciens;
Théophylacte, P. G., t. cxxiv, col. 335-560, le commen-
taire de Théophylacte dépend de celui de Jean Chrysos-
tome ; S. Éphrem, ^on commentaire des épîtres de saint
Paul ne nous est parvenu que dans une traduction armé-
nienne abrégée, traduite en latin par les méchitaristes de
Venise : J. Ephrxmi Syri commentarii in epistolas D. Pauli
nunc primum ex armenieo in latinum sermonem a patribns
Mekitaristis translati, Venise, 1893; sur les « chaînes » ou
compilations d'anciens commentateurs, voir R. Devreesse,
art. Chaînes, dans le Dictionnaire de la Bible, supplément,
t. i, col. 1210-1211; 1215-1229.
L'Ambrosias er, P. L., t. xvn, col. 45-184, le plus impor-
tant des commentaires latins; œuvre d'un juif converti et
peut-être relaps, offre des idées singulières sur la situation
de l'Église romaine avant l'épître ; voir A. Souter, A Studij of
Ambrosiasler, dans Teits and studies, t. vu, fas •.. 4; S. Au-
gustin, Expositio qnarumdam proposilioniim ex epistola ad
Romanos, P. L., t. xxxv, col. 2063-2087; Inchoata expositio,
ibid., col. 2087-2106 ; dans ses autres ouvrages, sant Augustin
a commenté un grand nombre de passages de l'Épître aux
Romains, on les trouvera réunis par Florus, dans .Expos î/io
in epistolas B. Pauli ex operibus sancti Augustini collecta,
P. L., t. exix, col. 279-318; Pelage, commentaire attribué
autrefois à S. Jérôme, P. L., t. xxx, col. 645-718, voir Pela-
gius's expositions of thirteen epistles of St Paul, dans Texts
and studies, t. ix, 1922, 1926, 1931 ; Ps.-Primasius, Commen-
laria in epistolasS. Pauli, P. L.,X. lxviii, col. 415-506, rema-
niement,dans le sens orthodoxe, du commentaire de Pelage,
par un auteur inconnu, probablement vers la lin du v« siècle
Sedulius Scotus, Colleclanea in omnes B. Pauli epistolas,
P. L., t. cm, col. 9-126; Hervé deRourg-Dicu, Commentaria
in epistolas divi Pauli, P. L., t. clxxxi, col. 591-81 1 ;
S. Thomas, Expositio in epislolam ad Romanos, éd. Vives,
t. xx, p. 381-692; Cajétan, Epislolœ Pauli... ad grœcam
veritatem castigatœ, Paris, 1542 ; F. Tolet, Commenlarius et
annolaliones in epislolam B. Pauli apostoli ad Romanos,
Rome, 1602; G. Estius, In omnes FI. Pauli epistolas...
commentarii, Douai, 1614, éd. Vives, t. i, Paris, 1891 ;
R. Giustiniani, In omnes B. Pauli apostoli epistolas expla-
naliones, Lyon, 1612; Cornélius a Lapide, Commentaria
in epislolam ad Romanos, éd. Vives, t. xvm, p. 1-245.
IL Commentaires et travaux modernes. ■ — • A la
bibliographie de l'article Justification (La doctrine de
saint Paul), t. vin, col. 2076, et à celle de l'article Paul
(Saint) (L'Épître aux Romains), t. xi, col. 2450, ajouter les
ouvrages suivants.
1° Catholiques. — ■ A. Lemcnnyer, Épttres de saint Paul,
traduction et commentaire, t. i, Paris, 1905; F. Prat, La
théologie de saint Paul, 2 vol., Paris, 1929-1930; P. Delatte,
Les épttres de saint Paul replacées dans le milieu historique
des Actes des apôtres, t. n, Esschen-Paris, 1925; J.-A. Van
Steenkiste, Commenlarius in omnes S. Pauli epistolas,
2 vol., Rruges, 1899; C.-J. Callan, The Epistles of saint
Paul wilh introduction and commentarii for priesls and
students, t. i, New- York, 1922; J. Niglutsch, Breuis com-
menlarius in sancti Pauli epislolam ad Romanos, Trente,
1909; O. Rardenhewer, Der Rômerbrief des heiligen Paulus,
kurzgefasste Erklàrung, Fribourg-en-R., 1926; K. Renz,
Die Ethik des Apostels Paulus, dans Biblischc Studicn,
t. xvn, fasc. 3-4, Fribourg-en-R., 1912; du même, Die
Slellung Je.su zum Allteslamcntlichen Geselz, ibid., t. xix,
fasc. 1, Fribourg-en-R., 1914; J. Wobbe, Der Charis-
gedanke bei Paulus, dans Seulestamentliche Abhandlungen ,
t. xm, fasc. 3, Munster-en-W., 1932; (•. Staffelbach, Die
Vereinigung mit Christus als Prinzip der Moral bei Paulus,
dans Theolog. Sludien, t. xxxiv, Fribourg-en-Rrisgau, 1932;
Fr. Guntermann, Die Eschatologie des heiligen Paulus,
Munster-en-W., 1932; R. Allô, La question de la prédesti-
nation dans l'Épître aux Romains, dans Renue des sciences
philosophiques et théologiques, 1913, p. 276-283; R. Schuma-
cher, Die beiden lelzten Kapitcl des Romerbriefes, Munster-
en-W., 1929, dans N eûtes tamentliche Abhandlungen, t. xiv,
fasc. 4, excellente étude sur l'unité de l'Épîtreaux Romains
et la prétendue Épitre aux Ephésiens (Rom. xvi), fournit
une abondante bibliographie sur le sujet, depuis Raur
jusqu'à Ronneke (1927).
2° Non catholiques. — G. Godet, L'Épître aux Romains,
Neuchâtel, 1879; J. Parry, The Epistle of Paul Oie Aposlle
lo the Romans, Cambridge, 1912; D. Rrown, The Epistle
to the Romans, dans la série Hand-books for Bible Classes,
Edimbourg; Ronnet-Schrœder, Épîtres de Paul, 4e éd.,
lre partie, Épitre aux Romains, Lausanne, 1912; Th. Zahn
et F. Hauck, Der Brief an die Romer, 4e éd. du commentaire
de Zahn, Leipzig, 1925; Th. Haering, Der Rômerbrief des
Aposlels Paulus, Stuttgart, 1926 ; K. Rarth, Der Rômerbrief,
6e éd., Munich, 1928; L. Str ck et P. Rillerbeck, Kommentar
zum Neuen Testament aus Talmud und Midrasch, t. m,
p. 1-320 : Der Brief an die Rômer, Munich, 1926; F. Spitta,
289^
ROMAINS (E PITRE AUX
Ko M AMiS LE MELODE
2896
Untersuchungen ùber den Rrief des Paulus an die Jiômer,
dans Zur Geschichle untl Litteratur des Urehristentums,
t. m o, Gœttingae, 1901,1'Épître aux Romains compren-
drait deux ou trois lettres de saint Paul; P. l'eine, lier
Rômerbrief, Gœttingue, 1903, réfutation des thèses de
Spitta; G. Richter, Kritisch-polemische Untersuchungen
iiber den Rômerbrief, Gutersloh, 1908, dans Beitrage zur
Fôrderung chrisilicher Théologie, t. xn, <>; W. Luetgert,
Der Rômerbrief als hisloriches I'roblem, Gutersloh, 1913;
li. Rdimeke,jDat leizte Kapiteldes Rômerbriefes im Lichleder
chrisilichen Archàologie, Leipzig, 1927; E. Barnikol, R6-
mer XV, Leizte Reiseziele des Paulus: Jérusalem, Romund
Antiochien, Eine Voruntersuchung zur Entstehung des soqe-
nunnten Rômerbriefes, Halle, 1931, dans l'orscliungen zur
Entstehung des Urehristentums, des Neuen Testaments und
der liirelie, fasc. 1.
J.-B. Colon.
ROMANOS LE MÉLODE. Romanos, sur-
nommé le Mélode, est. sans contredit, le plus considé-
rable, à tous égards, des poètes ecclésiastiques byzan-
tins. Pourtant il n'est pas facile de préciser la place qui
lui revient dans le développement de l'hymnologie
grecque. Cela tient aux diflicultés que l'on éprouve a
fixer la chronologie exacte du poète. Le seul renseigne-
ment tant soit peu précis — car il faut renoncer à tirer
partie des quelques données que fournit son ofïice — ■
provient du texte des menées (vies des saints rangées
dans l'ordre du calendrier). Voir ce texte, avec ses
diverses variantes, dans Analecla bollandiana, t. xm,
1894, p. 440-442. Romanos, nous dit-on, était originaire
d'Émèse (Homs) en Syrie et fut ordonné diacre de
l'Église de Beyrouth; puis il vint à Constantinople au
temps de l'empereur Anastase; il reçut miraculeuse-
ment le don de la poésie et composa, à la mémoire des
saints et en l'honneur des principaux mystères, une
multitude de xovTdcxioc (chants ecclésiastiques). Pour
sommaire que soit le texte, il permettrait de fixer les
données essentielles de la vie de Romanos, si l'on pou-
vait décider sous quel empereur Anastase, le poète
s'établit à Constantinople. Htait-ce sous Anastase Ier
(491-518) ou sous Anastase II Artémius (713-71(5)? Or,
malgré les prodiges de sagacité déployés depuis plus de
soixante-dix ans par les critiques, on n'est pas encore
arrivé à une solution définitive; les partisans du vie siè-
cle ont semblé d'abord avoir l'avantage, ceux du vin*
siècle l'ont emporté ensuite et l'on a vu le plus décidé
des premiers, K. Krutnbacher, passer dans leur camp;
à l'heure présente, il semblerait que l'on revienne au
vi« siècle et le successeur de K. Krumbacher, P. Maas,
est de plus en plus affirmatif en ce sens. Somme toute,
dans l'état actuel de la publication des œuvres du
poète et des textes voisins, il est difficile de se faire une
religion.
Nous ne trancherons donc point la question de sa-
voir si Romanos est l'inventeur de l'idiomèle ou s'il a
trouvé le genre déjà constitué, n'ayant fait que tra-
vailler sur des modèles fournis par le passé. S'il est
l'inventeur de la formule, il est incontestable qu'il l'a
portée immédiatement à sa perfection: s'il l'a trouvée
déjà régnante, il l'a splendidement utilisée. Disons seu-
lement que, dans la liturgie byzantine et dans la litur-
gie orientale, en général, Vidiomèle se situe à peu près à
la même place que nos hymnes latines de laudes et de
vêpres, encore (pie beaucoup plus développé, et s'esl
introduit dans l'office sensiblement de la môme ma-
nière que chez nous. Seulement il faut Unir compte de
la prolixité orientale qui sait difficilement s'arrêter
dans l'expression d'une idée, d'un sentiment, d'une
prière. Ce n'est pas en une demi-:louzaine de strophes
qu'un Byzantin contente sa dévotion; pour avoir une
idée exacte de ce que sont les hymnes de Romanos, le
mieux est de les comparer a celles de l'Espagnol l'iu
délice. Qu'on Imagine mi «le nos offices où s'intercale-
raient, au jour des saints innocents, au lieu des (rois
strophes que nous avons gardées, les cinquante stro-
phes de l'Hymnus de Epiphania (Calhemcr., n. xn,
P. L., t. lix, col. 901-914), ou bien à la fête de saint
Laurent les cinq cent quatre-vingts vers de l'hymne n
du Péristephanon, ibid., t. lx, col. 294-340!
En vérité c'est bien avec notre Prudence que Roma-
nos aurait le plus de points de contact; mais il faut
ajouter immédiatement que le poète grec a, sur le lai in,
l'avantage d'une plus grande richesse d'invention. Pru-
dence, malgré les artifices dont il use pour rompre
l'uniformité, ne laisse pas d'être monotone. Romanos,
au contraire, dispose tout naturellement et en se lais-
sant tout simplement porter par son génie, d'une
incroyable variété de thèmes. Dans la même pièce,
c'est tour à tour l'exhortation, la narration, le dialogue,
la description qui interviennent et la prière, trop sou-
vent absente de Prudence, prend les tons les plus variés,
depuis l'exultation dans la louange jusqu'aux humbles
accents de la pénitence et de la supplication.
Il vaudrait la peine de comparer à l'une des plus
belles pièces de Romanos, l'hymne sur la Vierge pen-
dant la passion (Pitra, Analecla., 1. 1, p. 101 sq.), notre
Slabal mater dont le sujet est sensiblement le même. Si
belle qu'elle soit, la séquence latine reste toujours dans
le même ton. Quelle variété chez le Byzantin I Ce sont
d'abord, après un invitatoire, les plaintes de la Vierge
qui suit le funèbre cortège en route pour le Calvaire :
« Où allez-vous, mon fils? »; puis les doux reproches du
Sauveur : « Pourquoi pleurer, ma mère? », les nouvelles
lamentations de Marie, la riposte de Jésus, faisant
comprendre à sa mère le mystère de la croix, les splen-
deurs de la rédemption. Finalement la Vierge reçoit de
son fils licence de l'accompagner jusqu'au lieu même
du supplice et le tout se termine par une splendide
prière du poète « au fils de la Vierge, au Dieu de la
Vierge ». Même procédé du dialogue dans l'hymne de
Noël. Ibid., p. 1-11. D'abord l'expression de la piété
chrétienne, répétant sous forme poétique les paroles
des bergers : « Allons à Bethléem et voyons de nos yeux
la réalité de la bonne nouvelle! » Puis c'est la Vierge
qui prend la parole et s'étonne du prodige de sa divine
et virginale maternité. Mais voici qu'arrivent les
Mages et le dialogue s'engage entre eux et la Vierge-
Mère, où passent les diverses questions que soulève leur
miraculeuse arrivée; la prière finale de Marie est telle
enfin que, sans aucune difficulté, peut s'y associer
tout chrétien.
D'un charme plus subtil encore que la composition
même est le choix du rythme qui donne à l'ensemble
de ces pièces une incroyable vie. Rejetant les anciens
procédés de la métrique classique, la poésie ecclésias-
tique byzantine avait substitué à la répartition des
syllabes en longues et brèves le procédé consistant à
compter les syllabes et à les répartir en accentuées et
non accentuées, eu conservant aux toniques la même
place invariable dans le vers. Ces vers, d'ordinaire très
courts (de quatre à huit syllabes), se répartissent en
strophes présentant d'un bout du poème à l'autre le
même agencement, d'ailleurs liés varié suivant les
hymnes. Dans ces règles passablement strictes, Roma-
nos évolue à son aise, avec une virtuosité qui fait songer
aux tours de force de nos plus modernes versificateurs.
Pieu entendu les beautés de ces rythmes ne sont per-
ceptibles que dans l'original; il n'est, pour s'en cou
vaincre, que de comparer au grec la lourde traduction
latine de Pilra. El pourtant, même au travers de ces
platitudes, transparait la beauté des « paroles ailées »
de Romanos. Pour net i'e pas l'imitateur des classiques
de la Grèce, le diacre constaiitinopolitaiu a retrouvé
quelque chose de l'inspirai ion poél ique des grands Hel-
lènes classiques, c'est le « miracle grec » qui se continue.
De tout cela, d'ailleurs, nous ne pouvons plus juger
que par des débris. A partir du x« siècle les composi-
tions poétiques de Romanos ont été remplacées dans
2897
ROMANOS LE MÉLODE — RONCAGLIA (CONSTANTIN)
2 898
la liturgie par des pièces plus modernes, ou bien elles
ont été modifiées au point d'en devenir méconnais-
sables. Nous sommes très loin de pouvoir retrouver le
millier de xovrâx'.a que — un peu trop généreusement
peut-être — le rédacteur des menées, attribuait à notre
auteur. Le philologue qui a le plus étudié l'œuvre de
Romanos, K. Krumbacher, était arrivé à identifier un
peu plus de 80 compositions; sur le nombre, une tren-
taine seulement est éditée jusqu'à aujourd'hui, en
attendant que paraisse l'édition depuis longtemps pro-
mise par ce même critique et dont le soin est passé de-
puis sa mort (en décembre 1909) à P. Maas. Voir l'énu-
mération des pièces identifiées dans les Silzungsberichte
de l'académie de Bavière, 1903, p. 559-587. K. Krum-
bacher se proposait jadis — ■ abandonnant l'ordre de
l'année liturgique — de les répartir de la façon sui-
vante. 1. Pièces concernant le Christ (une trentaine).
2. Pièces à la louange de Marie, du Précurseur, des
apôtres (une dizaine). 3. Pièces relatives aux saints de
l'Ancien Testament : Adam et Eve, Noé, Isaac, Joseph,
Élie, etc. (une dizaine). 4. Louanges des martyrs et des
autres saints (une vingtaine). 5. Développements sur
les paraboles (vierges sages et vierges folles, enfant
prodigue, Lazare et le mauvais riche). 6. Divers (une
demi-douzaine). Nous ne savons quelles sont, à ce
sujet, les intentions du nouvel éditeur.
Il faut attendre aussi l'édition promise pour porter
un jugement d'ensemble sur les doctrines théologiques
qui se révèlent dans l'œuvre de Romanos. Autant que
nous en avons pu juger par ce qui est publié, il ne faut
pas s'attendre, croyons-nous, à des trouvailles sensa-
tionnelles. Les auteurs qui ont cherché dans le poète
des allusions aux controverses théologiques de Byzance
se sont laissé guider, semble-t-il, par des opinions pré-
conçues. Demander à Romanos ses impressions sur la
querelle monothélite, si on le met au vme siècle, ou sur
le schisme acacien et l'affaire des Trois-Chapitres, si
l'on en fait un contemporain de Justinien, pourrait
bien être peine perdue. Aussi bien ces controverses, qui
nous paraissent avoir accaparé toute l'attention de
Constantinople, étaient-elles plus superficielles que nous
ne pensons. 11 reste qu'il faut demander à Romanos ce
qu'était la vie intérieure et religieuse de son époque; et
sur ce point on sera abondamment édifié. Qu'il s'agisse
de la piété populaire à l'endroit du Christ, de la sainte
Théotokos, des apôtres, des martyrs, des confesseurs
de la foi, ou bien des sentiments qu'excitent dans les
âmes chrétiennes les fêtes de l'année ecclésiastique, ou
encore des réactions qu'y produisent les événements
qui scandent la vie d'un peuple, on peut être assuré de
trouver chez ce poète, qui parait en si intime contact
avec l'âme populaire, des renseignements du meilleur
aloi.
I. Éditions. — C'est Pitra qui le premier publie des
pièces de R< manos : Ilymnograpliie de l'église grecque,
Rome, 1807, puis dans Analecta sacra, t. i, Paris, 1876
(29 pièces); entre temps, \V. Christ et M. Paranikas, Antho-
logia carminum chrislianorum, Leipzig, 1871, rééditent
l'hymne des saints apôtres, déjà puhliée par Pitra dans son
Ier ouvrage; Pitra, en 1888, en publie trois nouvelles dans
S. Romunus ucterum tnelorium princeps. Cantica sacra ex codi-
cibus mss. monaslerii S. Joannis in insida Paimo, offert à
Léon X1I1 pour son jubilé. Sans avoir publié beaucoup
d'inédit, K. Krumhacher a donné de plusieurs des pièces
anciennement connues des éditions plus exactes; voir dans
les Sibtungsberichte de l'Académie de Munich : t. n, 1898,
p. 09-268 : Studîen zu Romanos; t. Il, 1899, p. 1-150 : Umar-
beitungen zu Romanos mil einem Annan g ùber das Zeitaller
des Romanos; 1901, p. 693-76Ô : Romaiws und Kyriakos;
1903, p. 551-092 : Akrostichis in der grieehiseben Kirchen-
lioesie; et dans les Abhandlungen de la même académie,
t. xxiv, fasc. 3 (1903), Miscellen zu Romanos: t. xxv, fasc. 3
(1911), Uer h. Georg in da qriechischen Uebcrlicjcrun g (pré-
senté par A. Ehrliard, après la mort de l'auteur), donne
plusieurs hymnes de Romanos sur saint Georges. — Papa-
dopoulos-Kcrameus a publié dans 'AvàXexra 'Iepo<roXu[i.iTi-
y.f,: T:a/_j'yi .oys'aç, 1. 1, 1891, p. 390-392 une < prière » en vers
endécasyllibiques qu'il attribue a Romanos. P. Maas qui
doit continuer le travail de Krumbacher a donné dans le
Byzantin. Zcilschrijt, t. xxiv (1923 1921), une nouvelle
recension du cantique de Noël, déjà publié par Pitra.
On trouvera dans G. Cammelli, Romano il Melodo. Inni,
Florence, 1930, le texte avec traduction italienne de huit
hymnes : Noël, Purification, Vierges sages et vierges folles,
Jugement dernier, Judas, Reniement de Pierie, Marie au
Calvaire, Résurrection du Christ, avec une étude suffisante
sur le poète.
IL Thavaux. — 1° C'est surtout la question de la date
qui a été agitée. Voir K. Krumbacher, Gescb. der bgzant.
Literatur, 2e éd., 1897, p. 603 »q., qui prenait nettement posi-
tion pour le vie siècle, mais revenait au vin» dans les Sit-
zinysber'chte del899; C. de Roor, Vie Lebcnszeit des L)icl:lers
Romanos, dans Byz. Zeitschr., t. ix, 1900, p. 633-010 (.pour
le vie s.); A. Vasilijev, La date du poète Romanos (en russe),
Saint-Pétersbourg, 1911 (cf. Byz. Zeitschr., t. xn, 1903,
p. 387, pour le \i° s.); S. Vailhé, Saint Romain le Mélode,
dans Échos d'Orient, t. v, 1902, p. 207-212 (vm« s.); P. Van
den Ven, Encore Romanos le Méloie, dan., Byz. Zeitschr.,
t. xn, 1903, p. 153-166 (vi« s.); P. Maas, Die Chronologie der
Hymnen des Romanos, ibid., t. xv, 1906, p. 1-44 (vi» s.).
2° On a moins étudié Romanos en lui-même; le plus sou-
vent on en tr;:ite dans les histoires générales de la littéra-
ture byzantine ou de 1 hymnographie, voir surtout E.Bouvy,
PoHes et mélodes (thèse de Paris), Nîmes, 1886; autres indi-
cations dansO. Bardenhewer, Gesch. der allkirchl. Litcratur,
t. v, 1932, p. 165,
É. Amann.
ROM El ou ROMEO François, dominicain
du couvent de Saint-Marc à Florence, général de son
ordre en 1546. Il assista au concile de Trente sous
Paul III et y travailla aux décisions concernant l'eu-
charistie. Il mourut en 1552. Il semble surtout avoir
combattu les tendances païennes des philosophies
naturelles. Il a laisse De libertate operum et necessitate
gratiœ adversus pseudoi>hilosophos christianos, in-4°,
Lyon, 1538; Brevis deduclio ad animée immorlalilatem
christiane et periputetice oslendendam.
Quétif-Échard, Scriptores sancli ord. prsedtc, Lu, 1721,
p. 125.
M. -M. Gorce.
RONCAGLIA Constantin, théologien italien
(1C77-1734). Né à Lucques, il entra fort jeune dans la
congrégation des clercs réguliers de la Mère de Dieu,
où il occupa diverses charges, pour devenir finalement
vicaire général de l'institut. Ses nombreuses occupa-
tions ne l'empêchèrent pas de travailler à un grand
nombre d'ouvrages, les uns de vulgarisation les autres
de fond. Citons parmi les premiers : Alcune conversa-
zioni esaminate co' prineipi délia leologia, sans nom
d'auteur, Lucques, 1710, in-8°, devenu dans une
deuxième édition : Le moderne conversazioni volgar-
menle dette dei cicisbei, ibid., 1720, 173G (nous dirions
aujourd'hui : considérations sur le flirt au point de vue
moral); La famiglia cristiana istruila nelle sue obbli-
gazioni. Lucques, 1711; Venise, 1713, in-8°; Istoria
délie variazioni délie Chiese protestanti, Lucques, 1712;
in-8°; Efjeli délia pretesa ri forma di Lulero, di Calvino
e del giansenismo, Lucques, 1714, in-8°. Le P. Roncaglia
est aussi l'auteur d'une Universa theologia moralis,
Lucques, 1730, 2 in-fol., d'un probabilisnu' modéré et
que saint Alphonse regarde comme un traité classique;
elle a été plusieurs fois rééditée ou remaniée, en parti-
culier par J.-A. Bambacari de la même congrégation,
1773-1774, 2 vol. in-fol., puis par Opt. Bellotti, O. M.,
Lucques, 1833-1835, 10 vol. in-8°. Mais Roncaglia doit
surtout sa célébrité aux annotations qu'il a ajoutées à
X'Hisloria ecclesiastica Velcris Novique Teslamenli du
dominicain N. Alexandre. Celle-ci avait été vivement
attaquée et avait encouru diverses condamnations;
l'édition de 1099 elle-même, malgré les corrections que
l'auteur avait faites et malgré ses protestations de
loyalisme, demeurait suspecte. Voir ici, t. i, col. 770.
2899
RONCAGLIA (CONSTANTIN) — RONGE (JEAN;
2900
Roncaglia entreprit de la corriger; tout en respectant
le texte d'Alexandre, il rectifia dans des notes ou même
dans de copieuses dissertations ce qui lui paraissait à
reprendre. Cette édition fournie par Roncaglia parut à
I.ucqucs en 1734, 9 vol. in-fol.; rééditée par Mansi,
Naples et Paris, 1740, 18 in-4°. Ce fut le salut de l'œu-
vre du dominicain français.
Il y a une notice sur Roncaglia dans le Suppl. de l'hisl.
ceci., Venise, 1778, et dans Sarteschi, Le scripl. congreg.
clericorum regularium Malris Vci Michaud, Biographie
universelle, nouv. éd., t. XXXVI, p. 422; Hurter, Nonien-
clator, 3e éd., t. iv, col. 1295.
É. Amann.
RONDET Laurent-Etienne. Né à Paris, le
6 mai 1717, d'une famille de libraires, il fut initié de
bonne heure aux travaux intellectuels, et il s'adonna à
l'étude des sciences bibliques, de l'histoire et de la
liturgie. 11 fut toujours fort attaché aux doctrines jan-
sénistes : il avait une grande vénération pour l'abbé de
Saint-Cyran, pour le diacre Paris, et ses amis assurent
qu'en 1741 il fut guéri d'une grave maladie par l'appli-
cation des reliques de Soanen, évêque de Senez, mort
récemment dans l'exil, à La Chaise-Dieu. Rondet mou-
rut à Paris, le 1er avril 1785.
Comme ouvrage directement janséniste, Rondet a
publié un Mémoire sur la vie cl les ouvrages de Jérôme
Besoigne, Paris, 1763, in-8°, mais on trouve des traces
des doctrines jansénistes dans les Réflexions sur le
désastre de Lisbonne, s. 1., 1756-1757, 3 vol. in-12, dans
la Justification de l'histoire ecclésiastique de l'abbé Ra-
cine, Paris, 1760, in-12 et surtout dans le Recueil des
appelants célèbres, Paris, 1753, in-12. Les travaux les
plus importants de Rondet ont pour objet les sciences
bibliques. Il faut citer la Bible en français et en latin,
avec des notes, des préfaces et des dissertations, Paris,
1748-1750, 14 vol. in-4°, et rééditée à Avignon, 1707-
1774, 17 vol. in-4°; c'est la fameuse Bible connue sous
le nom de l'abbé de Vence. Les préfaces et les disserta-
tions sont empruntées en grande partie à dom Calmet.
Cette Bible a été éditée de nouveau en 1825, en 25 vol.
in-4°; Isaïe vengé, Paris, 1762, in-12, contre la Traduc-
tion d'Isaïe de Deschamps; Figures de la Bible en
500 tableaux, avec des explications, Paris, 1767, in-4°;
Histoire de l'Ancien et du Nouveau Testament, Paris,
1771,in-8°, avec des figures; Dictionnaire historique cl
critique de la Bible, Paris, 1776-1784, 3 vol. in-4°; cet
ouvrage devait servir de complément à la Bible de
Vence; il est resté inachevé et il s'arrête à la lettre E;
Dissertation sur l'Apocalypse, Paris, 1776 et 1783,
in-4° et in-12 (Nouvelles ecclésiastiques du 9 avril 1776,
p. 59-60); Dissertation sur le rappel des Juifs et sur le
chapitre XI de l'Apocalypse, Paris, 1778-1780, 2 vol.
in-4°, contre l'abbé Malot, qui prétendait que le rap-
pel des Juifs aurait lieu en 1849, tandis que Rondet
croit que cet événement ne se produira qu'à la fin du
monde et que les Turcs ne se convertiront jamais
(Nouvelles ecclésiastiques du 23 octobre 1776, p. 170-172;
17 juillet 1779, p. 114-116; 14 novembre 1780, p. 181-
183, et du 6 mars 1782, p. 37-39); Examen impar
liai d'une dissertation sur la version des Septante, Paris,
1783, in-4° et in-12; Verba Chrisli gr. et lat. ex sa-
cris Evangeliis collecta, cum argumentis, Paris, 1 7 <s 1 .
jn-8°.
Rondet publiait en même temps de nombreux art i-
cles dans les journaux du temps, en particulier dans
le Journal chrétien, les Mémoires de Trévoux, le Journal
des savants, les Nouvelles ecclésiastiques. Une Disserta-
tion sur les sauterelles de l'Apocalypse, 1775, est jugée
très savante par Feller dans le Journal historique et
littéraire, du 1er juin 1784, p. 175.
Du point de vue liturgique, Rondel a publié des
Avis sur les bréviaires et particulièrement sur la nou-
velle édition du bréviaire romain, Paris, 1775, in-12.
Enfin Rondet a réédité un assez grand nombre
d'ouvrages avec des additions et commentaires : Dic-
tionnaire latin de J. Boudot, son aïeul (six éditions de
1727 à 1760); Histoire ecclésiastique de Fleury, 1740,
t. i-xx, in-12; Opuscules de Bossuet, 1751,5 vol. in-12;
les Lettres provinciales de Pascal, Paris, 1753, in-12;
Abrégé de la vie des saints d'Etienne, 1757, 3 vol. in-12;
Abrégé de i histoire ecclésiastique de l'abbé Racine
1762-1766, 13 vol. in-4°; L'apparat royal ou Dic-
tionnaire français et latin, 1765, in-8°; Bibliothèque des
Pères de l'Église de Tricalet, 1775, 8 vol. in-4°. De plus
Rondet a rédigé les tables de l'Histoire ecclésiastique
de Fleury, du Dictionnaire apostolique, de la Biblio-
thèque du P. Lelong, et l'Histoire des auteurs sacrés de
dom Cellier. On cite encore de lui un écrit d'ascétique,
qui a eu de nombreuses éditions : c'est L'art de bien
vivre et de bien mourir, Paris, 1777, in-12.
Michaud, Biographie universelle, t. xxxvi, p. 427-428;
Iloefer, .Vomi, hiogr. gén., t. XXII, col. 601-602; Diction-
naire de la Bible de Vigouroux, t. v, col. 1199; Encyclo-
pédie théologique de Migne, t. XII, p. 820; Desessarts, Les
siècles littéraires, t. v, p. 459-460; Hurter, Nonienclator,
3r éd., t. v, col. 31G; Nouvelles ecclésiastiques du 12 sept.
1786, p. 145-148.
J. Carreyre.
RONGE Jean, fondateur de la secte des « Catho-
liques allemands » (Deulschkalholiken) (1813-1887).
Jean Ronge naquit à Bischofswalde, près de Grottkau,
en Silésie, dans le diocèse deBreslau,lc 16 octobre 1813.
Au cours de ses études secondaires au gymnase de
Neisse, il fit l'impression d'être un original et un scru-
puleux. Sur le désir de ses parents, il étudia la théolo-
gie à la faculté de Breslau et devint membre de la
Burschenschaft Teutonia, association d'étudiants à
tendances libérales et nationalistes. Ordonné prêtre
en 1840, il fut nommé vicaire à Grottkau au printemps
de l'année suivante. Sa manière de vivre peu sacerdo-
tale lui valut une monition canonique dès l'automne de
cette année. Le 30 janvier 1843, il fut frappé de sus-
pense a divinis, pour avoir âprement attaqué le Saint-
Siège dans un article de journal, intitulé Rome et le cha-
pitre calhédral de Breslau. Refusant de se soumettre,
Ronge accepta un poste de précepteur dans une famille
de Laurahutte, en haute Silésie. Le 13 octobre 1844,
il publia une lettre ouverte à l'évêque de Trêves, Ar-
noldi, dans laquelle il critiquait violemment l'exposi-
tion et la vénération de la tunique du Christ. L'Ordi-
naire de Breslau porta contre Ronge une sentence
d'excommunication d'abord (décembre 1844), de
dégradation ensuite (janvier 1845); mais bon nombre
de catholiques et beaucoup de protestants célébrèrent
Ronge comme le vrai prêtre catholique allemand, le
véritable pasteur des âmes et comme un second Luther.
Plusieurs brochures que Ronge publia à cette époque
entretinrent et augmentèrent sa popularité. L'une
(tille était intitulée Justification de Jean Ronge, les
autres étaient adressées .lu bas clergé catholique, Aux
instituteurs catholiques, A mes coreligionnaires cl conci-
toyens. La plus véhémente portait le titre Un mot aux
romanisants (Romlingc) d'Allemagne et à eux seuls
pour le nouvel an 1845.
Le 12 janvier 1845, à Breslau, Ronge groupa ses
adhérents en une association qu'il nomma Église chré-
tienne universelle et. le 9 mars suivant, assisté du prêtre
polonais Czerski, que l'archevêque de Poznan avait
déclaré suspens pour une affaire de mœurs, il célébra
en langue allemande le premier service cultuel de la
nouvelle association. Rapidement le mouvement pro-
voque par Ronge s'étendit en silésie et en Saxe et par-
vint à prendre pied dans plusieurs villes comme Berlin,
Brunswick. I lildeslieini, Elbcrfeld, Wiesbaden, Kreutz-
nach et Worms. Du 23 au 26 mars 1815, le premier
« concile » de la nouvelle secte siégea à Leipzig sous la
2901
RONGE (JEAN
ROSAIRE
2W1
présidence d'un professeur de sténographie nommé I
Wigard. Quinze communautés y étaient représentées.
La sainte Écriture y fut proclamée l'unique norme de
la foi chrétienne, son interprétation étant abandonnée
à un chacun. Le « concile » réprouva le magistère ecclé-
siastique, la primauté du pape, la confession auricu-
laire, les indulgences, le célibat ecclésiastique, l'invo-
cation des saints, le culte des images et des reliques, les
pèlerinages et les jeûnes. Pour ce qui concerne les
sacrements, le « concile » n'en admit que deux : le bap-
tême et l'eucharistie, laquelle devait être administrée
sous les deux espèces. Une liturgie en langue allemande,
dans laquelle le canon était supprimé, devait remplacer
la messe.
Pour les dogmes trinitaire et christologique, Czerski,
l'associé de Ronge, aurait voulu s'en tenir au symbole
de Nicée-Constantinople; mais le « concile » décida
de le remplacer par la profession de foi suivante :
« Je crois en Dieu le Père, qui a créé le monde par
sa parole toute puissante et qui le gouverne par sa
sagesse, sa justice et sa bonté. Je crois en Jésus-Christ
notre Sauveur. Je crois au Saint-Esprit, à une sainte
Église chrétienne et universelle, à la rémission des
péchés, à la vie éternelle. » En promulguant cette pro-
fession de foi, le « concile » précisa qu'il n'entendait pas
la rendre obligatoire comme norme de la foi. Enfin il
fut décidé que les prêtres seraient élus par les fidèles,
que le « concile général » se réunirait tous les cinq ans,
et que la nouvelle confession s'appellerait « Église
catholique allemande » (Deulschkallwlische Kirche)
dans les pays de langue allemande et « Église catho-
lique chrétienne » (Christkatholische Kirche) dans les
pays slaves et anglo-saxons.
Après la clôture du « concile », Ronge entreprit une
tournée de propagande. A Rerlin, il fut reçu par le
prince Guillaume de Prusse, le futur empereur, et par
le ministre des cultes. Mais il n'obtint pas la tenue des
registres de l'état-civil pour les prédicants de sa secte.
L'Autriche, la Bavière et la Hesse électorale s'oppo-
sèrent à la propagande de Ronge mais, dans les autres
États allemands, elle réalisa des succès assez considé-
rables, du fait que les protestants, dans leur ensemble,
et ce qui restait de tenants de YAufklàrung parmi les
catholiques épaulèrent Ronge, qu'ils estimaient ca-
pable de contrecarrer la restauration catholique alors à
son plein essor en Allemagne. C'est ainsi qu'au
deuxième « concile général » de la secte, qui se tint à
Berlin du 25 au 29 mai 1847, 259 communautés catho-
liques allemandes étaient représentées et le nombre
total des adhérents paraît alors avoir atteint le chiffre
de soixante à quatre-vingt mille, disséminés, dans la
basse et la moyenne Allemagne et parmi les Allemands
des États-Unis d'Amérique.
La révolution de 1848 fit disparaître les entraves
que divers gouvernements allemands avaient mises jus-
qu'alors à la propagande catholique allemande. Mais
l'étoile de Ronge était déjà à son déclin. Son radica-
lisme théologique, qui l'éloignait toujours plus du
christianisme positif, lui avait déjà aliéné ceux de ses
adhérents qui voulaient rester fidèles au dogme chré-
tien. Son radicalisme politique éloigna de lui, en 1848,
les protestants conservateurs. Sous le coup de pour-
suites judiciaires du fait de ses menées politiques,
Ronge se réfugia en Angleterre en 1849. La secte qu'il
avait fondée fusionna en 1 850 avec un groupement pro-
testant de gauche qui s'intitulait « Libres commu-
nautés protestantes » (Frei protestantische Gemeinden).
De retour en Allemagne en 1861, Ronge fondai' «As-
sociation de réforme religieuse » (Religiôser Rejorm-
verein) dans le but de combattre le « cléricalisme »
(Pfafjenlum). Il s'occupa aussi de la création de jardins
d'enfants en Autriche et en Hongrie et mourut en
libre penseur le 26 octobre 1887. Il fut enterré à Bres-
DICT. DE THÉOL. CATIIOL.
lau au cimetière de la « communauté religieuse libre »,
laquelle est une association à tendances nettement
athées.
La tentative de Ronge est à considérer comme un
dernier retour offensif de Y Aufklârung contre la res-
tauration catholique en Allemagne. Sur YAufklàrung,
voir Semi-rationalisme. Une notable partie de ses
adhérents se recruta parmi les protestants. Les catho-
liques qui le suivirent étaient pour la plupart de ceux
qui ne croyaient pas pouvoir approuver l'attitude de
l'Église catholique envers les mariages mixtes. Le
mouvement déclenché par Ronge n'eut aucun succès
notable dans les pays entièrement catholiques, tels que
l'Autriche, la Bavière, les Pays rhénans et la Westpha-
lie. Aucun catholique notable ne suivit Ronge : le
vieux Wessenberg, le patriarche de YAufklàrung
catholique, lui déclara vouloir demeurer fidèle à
l'Église catholique; les disciples de Gùnther, entre
autres le professeur de Breslau, Baltzer, le combattirent
aussi vigoureusement qu'avaient fait les tenants de
l'école de Tubingue ou les rédacteurs du Katholik et des
H istorisch-politische Blàtter.
Lexikon fur Théologie und Kirche de Buchberger, art.
Ronge, t. vin, p. 981-982; art. Deutschkalholicismus, t. m,
p. 237-238; Kirchenlexikon, 2 edit., art. Deutschkalholicis-
mus, t. ni, p. 1603 sq.; H.-J. Cristiani, Ronges Werdeganç,
1923; E. Baucr, Geschichte der Grunduny und Forlbildung
der deulsrhkatholischen Kirche, Meissen, 1815; J. Giintlier,
Bibliothek der Bekenntnisscliri/len der deulsrhkatholischen
Kirche, Iéna, 1815; F. Kampe, Das Wesen des Deutschkalho-
licismus, Tubinpue, 1850. Pour la polémique catholique
contre Ronge, voir les années 18+4 et suivantes du Katholik
et des HistoriscL-politische Bldlter.
G. Fritz.
ROSA IRE. — Le mot rosaire désigne maintenant
une dévotion de l'Église catholique recommandée par
les souverains pontifes, enrichie d'indulgences et munie
de toute une réglementation qui assure la fixité des
formules de prières groupées sous ce nom. Primitive-
ment il n'en était pas ainsi. Avant de se fixer, au
xve siècle et au xvie siècle, sous sa forme actuelle, le
rosaire apparaissait, au Moyen Age, lié à l'ensemble des
dévotions mariâtes populaires. C'est dans ces antécé-
dents médiévaux qu'il faut chercher l'explication de
son symbolisme, son esprit mystique et, le mot n'est
pas trop fort, sa théologie.
I. Le symbolisme fleuri de la piété mariale. IL Sa-
luts, miracles, mystères, mariologie populaire. III. Évo-
lution historique du rosaire. IV. Les joies et les dou-
leurs : rosaires et chemins de la croix. V. Gais cheva-
liers, gai savoir, confréries.
I. Le symbolisme fleuri de la piété mariale. —
L'idée que la maternité de la Vierge et les scènes com-
munes de sa vie et de la vie de Jésus sont des joies
dépassant toutes les joies est une idée tout à fait tra-
ditionnelle dans l'Église. Au v« siècle, le poète Sédulius
écrivait : Gaudia matris liabens cum virginitaiis honore,
Nec primam similem visa est nec habere sequenlem. Car-
men paschale, il, 67-68. Le Moyen Age devait tra-
vailler sur ces données traditionnelles. Mais, de même
que l'antiquité basait sur la notion de joie, de bonne
nouvelle de l'Évangile la piété mariale, qui devait
prendre une si grande extension dans les siècles sui-
vants, elle fournissait aussi pour ce développement de
la piété mariale tout un symbolisme joyeux, poétique
et séduisant. De tous temps, les fleurs ont été utilisées
par les poètes pour des langages symboliques plus ou
moins compliqués. Or, le plus simple de ces langages,
appliqué à la plus classique des fleurs, la rose, consiste
à faire de la rose le symbole de la joie, de tout ce qui
est agréable. Dans le livre gréco-juif de la Sagesse, n, 8,
les libertins s'écrient : Coronemus nos rosis antequam
marcescent... Se couronner le front de roses (on dira au
Moyen Age d'un chapel, d'un chapelet de roses), est
T. — XIII.— 92.
2903
ROSAIRE. FORMK PRIMITIVK
2904
un signe de joie, joie prise aux choses de ce monde,
ou bien joie mystique prise au culte de Marie,
comme dans un échange de charité théologale opéré
avec la Vierge.
Guillaume de Lorris, au Roman de la rose, adopte
pour la joie des choses de ce monde non seulement le
symbolisme de la rose, mais celui du chapelet. Il décrit,
au jardin d'Oiseuse, la danse du Plaisir couronné de
roses avec Liesse, son amie, semblable à la rose nou-
velle, v. 829 : «Son amie lui fit un chapel - — De roses
qui moult lui sont belles — Savez-vous quelle est cet te
amie? — C'est Liesse qui ne le hait mie — L'enjouée, la
très bien chantant... — Plaisir la tient par le doigt —
Pour caracoler lui et elle — Aussi bien convenait-elle
— S'il était beau, elle était belle. — Elle sembloit rose
nouvelle. » Le poète ne se dissimule pas que l'amour
humain, bien que couronné du chapelet de roses de
Liesse, n'a là qu'une couronne éphémère. Des senti-
ments volages viennent vite abattre ce diadème
fleuri, v. 895 : « Il a au chef un chapelet — ■ De roses;
mais rossignolets — ■ Qui entour son chef voletoient —
Les feuilles toujours abattoient. »
A l'opposé de ces chapelets profanes, la vierge
Marie apporte aux hommes une joie que rien ne vient
abattre. Vn manuscrit du xve siècle (bibl. de Mayence,
n. 570, fol. 89 r°) en détaille ainsi le motif : « Lorsque la
belle rose Marie commença de fleurir, l'hiver de nos
tribulations disparut et l'été des joies éternelles com-
mença de briller, et avec lui nous fut rendue la verdure
du Paradis des délices. » Dès le xnc siècle, maître
Sigeher chantait à la Vierge : « O couronne de roses,
assemblage de joies, tes louanges donnent des émo-
tions sublimes. » Bartsch, Deutsche Niederdichler des
xn. -xiv. Jalirhunderls, p. 212. A cette appellation de
chapelet vient déjà se joindre celle de rosaire. La Vierge
est dite en effet jardin de roses. Un poème lui fait dire :
«On m'appelle justement le jardin de roses. Venez tous
à moi : je veux, je puis, je dois vous exaucer. » Haupt
et Holïrnann, All-deutsche Bldtler, t. n, p. 300. Or,
jardin de roses, en latin médiéval, se dit rosarium,
comme le note Du Gange. D'ailleurs le mot rosarium,
appliqué à la dévotion consistant à dire des Ave Maria
par groupes de cinquante, cent ou cent cinquante,
est employé concurremment avec le mot de psautier
de Marie des le xme siècle dans le Livre des aes
(abeilles), De apibus, du dominicain Thomas de Can-
timpré.
Un long poème mariai dominicain de la première
moitié du xive siècle, le Rosarius, sur lequel on aura
à revenir plusieurs fois au cours du présent article,
précise encore ce symbolisme fleuri de la piété mariale,
en relation avec une croyance de la pharmacopée mé-
diévale. On utilisait les roses en médecine, particuliè-
rement contre les maux de dents. On croyait même
qu'un chapelet de roses raffermit les dents branlantes,
Rosarius, ms. 12 483, fonds français de la Bibliothèque
nationale, fol. 32 : « Rosier est arbre espineux. — Petit
est, mes molt vertueux... — Se cervel est deconforté
— Par rose est réconforté — Pour ce la vertueuse rose
■ — Chascun met en son chief et pose — Met chapiau de
rose en ton chief — La douleur oste et le meschief —
La dent qui loche et qui se muet — La raferme et à
point met. » Voici comment l'auteur du Rosarius
effectue l'assimilation de la Vierge à sa rose médici-
nale : « Marie quant plus est dépriée — Tant plus est
la vertu monstrée Maises humeurs se sont pechié — ■
Que tu en loi alechie — Mes Marie les boule hors — ■
Premier del aine et puis du cors — De double maladie
cl cure — De cuer, de cors oste l'ordure — ■ Se nous
sommes desconforté — Par lui sommes resconforté... —
Marie en toute affliction ■ — Nous est moll adjutorium
— Met cestc rose en ton chief — Lie l'oslera tout mes-
chief... »
En signe des roses spirituelles que figurait la vierge
Marie, on allait jusqu'à distribuer des roses bénites. La
formule de bénédiction fait allusion aux vertus médi-
cinales de la rose. Au xvne siècle, cette bénédiction
liturgique des roses a été remise en honneur en Italie,
à la suite de miracles obtenus dans les années 1573,
1574 et 1575. Voir Gorce, La bénédiction des roses dans
ta liturgie dominicaine, dans Revue du Rosaire, 1926,
p. 294 sq.
II. Saluts, miracles, mystères, mariologie po-
pulaire. — La joie paradisiaque de la rédemption
a été ressentie la première fois par la vierge Marie
lorsque l'archange Gabriel est venu lui dire : « Je vous
salue, Marie, pleine de grâce...» Or, c'est cette joie que
nous ressentons dans la charité chrétienne et Marie
nous y est toujours intermédiaire. D'où le sentiment
affectueux qui, en esprit de charité, veut remercier
Marie. Le Moyen Age a imaginé de lui redire, en pre-
nant la place de l'archange Gabriel : « Je vous salue
Marie pleine de grâce... » C'est le sens de toute la piété
médiévale des saluts Notre-Dame. On avait la croyance
qu'à chaque « Je vous salue... », la Vierge ressentait
comme un nouvel écho de la joie de l'Annonciation.
C'est ce que, dans un de ses miracles, Gautier de Coinci
(début du xme siècle), fait dire à la Vierge ellc-mèim,
édit. Poquet, col. 484 : « Quar bien sachiez, ma douce
suer — Qui me salue bien à trait — Tel bien et tel joie
me fait — Et tel douceur du cuer m'en touche — N'e
pourroit dire humaine bouche — Suer, cist saluz m'est
si très biaux — Que touz jors m'est frès et nouviaus —
Qui de bon cuer me le prononce — ■ Autressi grand joie
m'anonce — Com fist Gabriel, li archangres — Quant
me dis que li Hoys des angres — Si amberroit en mes
sainz flans — Fres et nouviaux m'est en touz tans —
Quant vient à Dominus Tecum — Tant m'est sades et
de douz sum — Qu'il m'est avis qu'en mon saint
ventre — Saint Esprit de rechief entre — Au cuer en
ai si très grand joie — Qu'il m'est avis qu'enceinte soie
— Si corne je fui quant mon douz Père — Daigna de
moi faire sa mère - Si grand leesce au cuer me touche
— Que ne saurait raconter bouche. » Le symbolisme de
la rose s'adaptait parfaitement à cette pratique du
salul Notre-Dame. En effet la Vierge y était comparée
tantôt à la rose de Jéricho, petite fleur fanée qui
s'épanouit à nouveau dans l'eau ou tantôt simplement
à la rose nouvelle : « Tu es la rose nouvelle — Doncques
feuille ne perdis — Et en tous tems reverdis — Quant
tu ois la nouvelle. » Rosarius, fol. 59.
Dans ces saluts Notre-Dame, ce qui importe le plus,
c'est le développement de la charité et non pas la lettre
de Y Ave Maria. La façon de donner vaut mieux que
ce qu'on donne. L'essentiel est de saluer la Vierge
avec son cœur; et la génuflexion que l'on prêtait à
l'ange Gabriel dans la scène de l'Annonciation paraît
même plus utile que la reproduction pure et simple di-
ses paroles. Le Salve Rrgina vint même concurrencer
la Salutation angélique. L'essentiel est de saluer la
Vierge « De saluer Marie doncq — Ne jour ne nuit ne
finons oneques — Soit par Salve soit par Ave — qu'ele
nous garde tous a ve — ■ qui senifie en l'escripture ■ —
Dampnacion i painne dure. » Rosarius, fol. 2. Réciter est
bien, chanter est mieux, ou un Ave, ou un Ave «farci»,
c'est-à-dire glosé, ou une strophe, un refrain, une chan-
son : « Et si plait si bien à Marie — Quant nous disons
Y Ave Marie — Je croit qu'encore miex li plairoil
Qui de cuer fin li chanleroit — Ou ce ou une chançon-
net le — Mais qu'elle fut honorable e nete — Ou du hl
de quoi elle fut mère — C'est de l'Agneau le debon
nère... » l'n cistercien qui proposait, par contre, un
chapelet, crinalc ou sertum, de Heurs de roses mys-
tiques, roste spiritales, pour saluer Notre-Dame, cin-
quante strophes de sa poésie, donne chacune des stro-
phes comme équivalente à un Ave Maria: Lrinalc brute
290:
ROSAIRE. ÉVOLUTION HISTORIQUE
2906
Marie virginis gloriose quod composuil beatus Bernar-
dus, composition ex quinquaginla floribus équivalais
quinquaginta Ave Maria, selon le titre du manuscrit
de Bruges, n. ô60, fol. 135. Quant au célèbre miracle
du Tombeur Notre-Dame ou Jongleur Notre-Dame, il a
précisément pour but de montrer qu'un pauvre sal-
timbanque, qui ne savait ni Pater, ni Ave, ni salut, a été
néanmoins agréable à la Vierge parce qu'il la saluait
en faisant des cabrioles.
Le Tombeur Notre-Dame n'est, à l'état isolé, qu'un
de ces Miracles Notre-Dame, dont les recueils furent
si aimés dans le Moyen Age. Or, qu'on observe la mora-
lité de chacune de ces fables pieuses : on y trouvera
toujours le bénéfice spirituel d'un dévot qui saluait
Notre-Dame. Bien entendu, dans la diversité des saluts,
Y Ave Maria, isolé ou plutôt multiplié, reste le salut
typique. L' Angélus qui date du xve siècle est une des
formes raffinées de ce salut à base A' Ave Maria. Après
ses miracles par exemple, Gautier de Coinci explique
en quoi consistent les Saluts Notre-Dame, édit. Poquet,
p. 737-753 : « De par la Mère Dieu, cent mile foiz salu —
Touz ceux et toutes celés qui aiment son salu — - De
touz ceus qui ne l'aimment doit-on dire a des fi : —
De Dieu et de sa Mère et de moi les defïi — ■ Le salu
Nostre Dame devommes tuit amer — De mort nous
délivra et de morsel amer — Qu'Eve mort en la pomme
dont touz nous enherba — En Ave douce espèce et
moult très douce herbe a... — Ave Dame, en tes cham-
bres estez sans yver dure — En touz tens y a roses,
lloretes et verdures • — En touz tens y a joie, n'i puet
entrer ennuiz — En nul tens n'i aproche ne la mors ne
la nuis... ■ — Entendez tuit ensemble et li clerc et li lai
■ — Le salu Nostre Dame : nul ne set plus douz lai —
Plus dous lais ne puet estre qu'est Ave Maria — Cest
lai chanta li angres quant Diex se maria... »
Ces salutations sont conçues comme autant de
roses spirituelles qu'on présente à la Vierge, en lui en
tissant une couronne, un chapelet. De même la Vierge
pose sur la tète de son dévot un invisible diadème de
roses, de grâces spirituelles. D'où le miracle dont parle
saint Vincent Ferrier dans un de ses sermons. Voir
Gorce, Les dévotions joyeuses et douloureuses de saint
Vincent Ferrier, dans La vie et les arts liturgiques,
1926, p. 493-494. Ce miracle date du xrv* siècle. Il se
trouve rapporté dans le recueil de Miracles de Nostre-
Dame par personnages, publié par Gaston Paris et
Ulysse Robert, t. n, 1877, p. 90-119. Il y constitue un
petit drame intitulé Cy commence un miracle de Nostre
Dame, comment elle garanti de mort un marchant, qui
lonc temps l'avoit servie de chapiaux, d'un larron qui
l'espioit et comment elle s'aparu au larron et au marchant
et puis devint le larron hermite. Le dévot en son jeune
âge avait coutume de fleurir les statues de la Vierge :
« de chapiaux, de roses, de fleurs, faiz nouviaux ». De-
venu marchand, il se contenta de lui réciter « son sau-
tier où il a cent avcmaries et cinquante ». Mais c'est
encore là un chapelet de roses agréables à la Vierge.
Justement le marchand le récite, tandis que le brigand
le guette au coin du bois. Mais le larron voit la Vierge
couronner le dévot et il se convertit lui aussi : « Tantôt
après vi une famme • — Plus belle et de plus noble
arroy — ■ Conques ne fu femme de roy — Devant celui
estant estoit — Un chappel de roses faisoit — Et les
prenoit la dame doulce — De ce marchant dedanz la
bouche — Puis li assist dessus son chief. » Marius
Sepet, Origines catholiques du théâtre moderne, 1901,
p. 242-254, a compris tout l'intérêt de ce petit drame
pour l'histoire du rosaire.
Ce miracle par personnage, pièce de théâtre consa-
crée au rosaire, fait présager l'époque où le théâtre
religieux jouera les mystères. Ces mystères du théâtre
seront les mystères principaux du rosaire actuel :
■événements tour à tour joyeux, douloureux et glo-
rieux de la vie commune de Jésus et de Marie. Com-
ment se fait-il qu'on soit passé de la dévotion à Y Ave
Maria, à l'ensemble de tous les autres mystères évan-
géliques qui suivent l'Annonciation? Comment la
dévotion à la Vierge s'est-elle étendue, en répétant des
Ave Maria, des saluts Notre-Dame, aux autres scènes
principales de l'Évangile? Selon la croyance populaire,
pendant la salutation de l'ange Gabriel, la vierge
Marie a connu, du moins en résumé, les diverses étapes
de sa distillée par une révélation spéciale. Il senihl :
que cette croyance ait pu favoriser l'idée de lier à la
récitation de Y Ave Maria la méditation des autres
mystères. D'autre part on pensait que la Vierge avait
contemplé tous ces mystères avec, dans le cœur, l'écho
vivant de Y Ave Maria.
Mais, avant même d'évoquer l'évolution historique
de ces pratiques qui sont comme la préhistoire du
rosaire, il y a lieu d'insister sur la vivacité de la
croyance populaire à l'universelle médiation de Marie
et à la valeur de Y Ave Maria. Cette croyance a pu aller
dans telle ou telle de ses expressions jusqu'à des abus.
Tantôt Y Ave Maria est donné comme le plus efficace
des exorcismes et l'auteur du Rosarius raconte l'his-
toire de l'ennemi (le diable) qui s'évanouit quand il oï
dire Ave Maria. « Sathan a grant confusion — -Quant
ost la salutation — Par quoi a perdu son pouvoir —
De maufere, non le vouloir ». Fol. 23.
D'autres fois les apologistes de Y Ave Maria s'émeu-
vent d'une objection : la prière chrétienne enseignée
par le Christ est le Pater Noster et non Y Ave Maria.
Qu'à cela ne tienne, Y Ave Maria est aussi un Pater
Noster. C'est le Pater Noster de Notre-Dame : « La
Patenostre-Damedieu — Apren et la dit en tout
lieu — Nul lieu n'en doit être excepté — Combien que
soit lieu de vilté. » Rosarius, fol. 15(5. Le même poète
avait été moins habile en rapprochant du sacrement
de l'eucharistie la prière de YAve : « VA quest ore
mengies Marie — C'est connue Ave Maria die —De
lin cuer et de nete bouche — Qui se fait en mengian la
touche — Celui a fine affection — Se de lui fais locu-
tion — Se raconte sainte vie — Je dis que tu mengies
Marie — Par nuit, par jour et à toute heure — Marie
même et deveure — Elle tous tant demeure entière —
Point ne la gaste ta prière... ». Fol. (14.
III. Évolution historique du rosairk. — Saint
Peinard avait beaucoup fait pour promouvoir la mys-
tique mariale fleurie. Le petit chapelet cistercien du
xne siècle dont il a été parlé, col. 2904 au bas. lui était
attribué. Dans les premières années du xine siècle,
Etienne, abbé cistercien de Sallai en Angleterre, rédige
des méditations où apparaissent quinze joies de Notre-
Dame : 1. naissance de la Vierge, 2. vie de la Vierge,
3. annonciation, 4. conception de Jésus, 5. Visitation,
ti. naissance de Jésus, 7. visite des rois mages, (S. présen-
tation au Temple, 9. recouvrement de Jésus au Temple,
10. miracles tic la prédication de Jésus, 11. la Croix
dont la joie rachète le monde, 12. la résurrection.
13. l'ascension, 14. la pentecôte, 15. l'assomption
et la glorification de la Vierge dans le ciel. Chaque
méditation se terminait par un Ave farci. Etienne de
Sallai précise que d'autres dévots pratiquent des exer-
cices semblables comportant cinq, sept ou vingt joies;
allégation qui est surabondamment corroborée par un
grand nombre tle documents. Voir dom Wilmart, Les
méditations d' Etienne de Sallai, dans Revue d'ascétique
et de mystique, octobre 1929, p. 382. Ces joies sont
associées avec le symbolisme fleuri, par exemple dans
l'antienne Gaude flore virginali, attribuée à saint
Thomas de Cantorbéry. Au début du xme siècle éga-
lement, chez Gautier de Coinci, avec un abondant
symbolisme de la rose, on recommande de donner à la
récitation des chapelets de cinquante Ave Maria la
valeur d'une méditation joyeuse, édit. Poquet, col. GG8 :
290'
ROSAIRE. EVOLUTION HISTORIQUE
2908
« Maria par est si douz moz — Que lorsque la
langue le touche — Le cuer, la langue et la bouche —
Suscier le doit, par saint Christofle — Ausi com le
glou de girofle. » L'instrument à compter et à méditer,
si l'on peut dire, les Ave, existait; et bien entendu il
s'appelait gaudia : les joies. Voir Du Cange, Glossa-
rium médise et infirme latiriilatis, au mot Gaudium.
Il n'y avait donc pas la moindre difficulté à ce que
les nouveaux ordres mendiants, dominicains et fran-
ciscains se fissent les champions et les propagateurs de
cette piété joyeuse fleurie, en marche vers le rosaire,
d'autant plus que saint Dominique avait conçu son
ordre comme entièrement au service de la Vierge. Ses
religieux qui ne font pas explicitement vœu de chasteté
et de pauvreté font explicitement vœu d'obéissance à
la sainte Vierge. « Notre Dame », c'était un vocable
féodal. La Vierge est suzeraine. Elle est spécialement
suzeraine de l'ordre de Saint-Dominique avec les obli-
gations des joies et des saluts Notre-Dame. Le Rosa-
rias y insiste : « Bon fait ceste Dame servir ■ — A la louer
soi asservir ■ — Tel servitude est franchise — Servitude
de bonne guise... La bénigne Marie — Qui est de l'ordre
la baillie — Mes par dessus mestre et mestresse — ■
C'est icelle que l'ordre adresse — ■ Et defïend et détien-
dra — Qui l'ordre grieve li mescherra... » Fol. 10 i; 14.
Par ailleurs, un texte qui paraît bien authentique (pu-
blié par Benoist, Suite de l'histoire des albigeois, 1683,
]). 85) raconte comment, pendant la bataille de Muret,
saint Dominique priait, multipliant les roses de ses cha-
pelets, qui étaient à la fois les joies de la Vierge et sa
prédication. Très anciennes aussi sont les traditions et
légendes concernant la mission mystique confiée par
la Vierge à Dominique dans la forêt de Bouconne, près
de Toulouse, ou concernant cette prédication du rosaire
ordonnée par l'apparition miraculeuse et réalisée par
Dominique, sans délai, dans la cathédrale de Toulouse.
Mais les miracles du rosaire, dans le manuscrit Rosarius,
sont les miracles mariaux des hagiographes de saint
Dominique au xme siècle, notamment la vision mira-
culeuse qu'eut saint Dominique et où la Vierge lui
apparut avec tous ses frères sous son manteau. Le plus
ancien tableau de confrérie du rosaire, celui de Cologne
au xve siècle, avant Alain de La Boche, ne représente
pas la Vierge dictant le rosaire à saint Dominique, mais
la Vierge apparaissant à Dominique avec, sous son
manteau, son ordre institué pour reconvertir le monde
au Christ et calmer le légitime courroux du Bédemp-
teur. En effet, à une époque où le rosaire ne s'était pas
dissocié de l'ensemble de la piété mariale, c'était sous
la forme générale de dévotion à la Vierge que les domi-
nicains prêchaient cette dévotion et se réclamaient
d'une mission spéciale en ce sens, celle qui convenait
à leur caractère de « prêcheurs ».
Cette piété mariale n'en était pas moins déjà, par
un de ses symbolismes, la dévotion fleurie du rosaire,
ou plutôt des diverses pratiques qu'on appelait plus
ou moins rosaires ou joies Notre-Dame. Le symbolisme
fleuri y était reçu, assez fréquent et cependant pas
répandu avec une abondance extraordinaire. Pourtant
la dévotion mariale, même sous son aspect fleuri, se
retrouve parfaitement dans toutes les générations do-
minicaines issues de saint Dominique. Bornée de Livia,
Jacques de Voragine, Galvagno délia Flamma, Ber-
nard Guy, saint Vincent Ferrier sont, avant Alain de
La Boche, autant d'échos fidèles de ce grand hymne
mariai poétique et chaleureux que constituent , à leur
commune origine, l'ordre des frères prêcheurs et la
piété fleurie issue de saint Bernard. Cette piété n'était
pas encore fixée à une seule pratique de dévotion. Les
uns multipliaient les Ave Maria par centaines,
d autres méditaient avec des Ave Maria, non pas sur
les événements de l'Évangile, mais sur diverses parties
du corps de la Vierge. D'autres préféraient la saluta-
tion : Ave Maris Stella... C'étaient toujours saluts
Notre-Dame, joies, roses. Voir Vitœ jratrum, édit. Bei-
chert, p. 41-43. Cette dévotion fleurie n'avait rien
d'exclusivement dominicain. Les franciscains avaient
aussi les allégresses de Marie. Il suffit de parcourir les
Lateinische Ilymnen de Mone ou le Repertorium lujm-
nologicum d'Ulysse Chevalier, pour se convaincre qu'il
s'agissait d'un aspect notoire de toute la dévotion
mariale de l'époque et, plus simplement encore, de
cette dévotion mariale elle-même. Au début du xv6
siècle, Ulrich Stocklin von Bottach, abbé de Wesso-
brunn, multiplie les rosaria ou salutatoria ou gaudia.
Delicianim es — Ager quem dominus — Condens cir-
cumdedit — Virlulum floribus — Quorum fragranlia —
Tcnlatos eminus — ■ El longe positos — Atlrahit comi-
nus... — ]{osa pulcherima... Drewes, Anal, hymnica,
fasc. G, p. 31 sq. On hésitait à appliquer cent cin-
quante scènes de l'Évangile au cent cinquante Ave du
Psautier Notre-Dame. C'était trop compliqué. Il se
pourrait que ce soit le chartreux Dominique de Prusse
qui ait eu l'idée de se borner à quinze mystères et
d'attribuer dix Ave à chacun d'eux, la pratique d'in-
clure des Notre Père à chaque dizaine d' Ave apparais-
sant beaucoup plus tôt.
A la fin du xve siècle, Alain de La Boche donna à la
dévotion du rosaire un élan nouveau. Il n'y changea
personnellement rien. Si diverses pratiques annexes du
rosaire ont été abandonnées, c'est seulement au
xvie siècle, du fait qu'une formule officielle du rosaire
avait été particulièrement indiquée et seule enrichie
d'indulgences. De la même manière, à la même époque,
un seul chemin de la croix prévalut (pour les mêmes
motifs), les autres formes de cette dévotion étant lais-
sées de côté. Mais, par un <. épisode d'évolution » qui
mérite d'être signalé, un petit chemin de croix domi-
nicain s'est trouvé inclus pour toujours dans la form?
définitive du rosaire: il y a là de quoi éclairer tout
un aspect de la théologie du rosaire.
IV. Les joies et les douleurs : rosaires et
chemins de la choix. — L'esprit du rosaire étant à
son origine une joie religieuse, comment se fait-il que
les mystères douloureux s'y trouvent maintenant in-
clus à la manière d'un petit chemin de croix?
A cette question il est loisible; de répondre en mon-
trant comment l'esprit théologique du rosaire s'adapta
aux tendances du sentiment religieux à la fin du Moyen
Age. De lui-même, déjà, le rosaire subordonnait dès
l'origine les « douleurs » religieuses, aux joies de la
Vierge. C'est ainsi que dans les joies d'Etienne de Sallai
on retrouve celle-ci : « La croix dans la joie rachète le
monde. » Et le Rosarius faisait porter par la joie de
Y Ave Maria « Les douleurs cinq qu'eust Jehsuschrist
— Quant à la croix fut pour nous mis ». Fol. 42. Un
document contemporain du Rosarius, le Spéculum
hvancm.se salvalionis, d'origine également dominicaine,
allie à sept joies, sept tristesses. Voir dom Wilmart, Les
méditations d' Etienne de Sallai, dans Revue d'ascétique
cl de mystique, octobre 1929, p. 415. A cette époque
troublée par le Grand Schisme, la guerre de Cent ans,
la grande peste, des craintes de la fin du monde, où le
réalisme s'accentuant montrait les misères de la vie,
même de la vie du Christ, la dévotion tourna quelque
peu aux « tristesses ». On imagina les vierges de pitié,
les danses macabres. Cf. J. B., La compassion aux dou-
leurs de Notre-Dame, dans Bulletin des œuvres des mis-
sionnaires de la Salelle, 1929, p. 97-102, 197-198. On vit
apparaître les dévotions aux « douleurs à tableaux »,
origine du chemin de la croix. Cf. Thurston, Étude
historique sur le chemin de la croix, trad. Boudinhon,
p. 101.
Or, saint Vincent Ferrier, propagateur de la piété
mariale fleurie, liait « sept douleurs à tableaux » à la
récitation de Y Ave Maria et comme le demandait le
2909
ROSAIRE. CONFRERIES PRIMITIVES
2910
Rosarius subordonnait ces douleurs aux joies de Notre-
Dame, aux mystères joyeux que contenaient ensuite,
par-delà ses mystères douloureux, les joies triomphales,
les mystères glorieux. Voir Gorce, Les dévotions
joyeuses et douloureuses de saint Vincent Ferrier, dans
La vie et les arts liturgiques, 1926. Par la suite, la dévo-
tion des « douleurs » s'est scindée en deux. D'un côté
l'on eut les « chemins de croix-montées du Calvaire »,
où, pour chaque station, on ne multiplia guère les
Ave Maria, tandis qu'on multipliait les stations. D'un
autre côté on eut les mystères douloureux inclus dans
le rosaire, où ils perdirent le nom de stations que saint
Vincent Ferrier leur donnait encore et où ils restèrent
peu nombreux pour des Ave multipliés.
V. Gais chevaliers, gai savoir, confréries. —
Saint Dominique ne s'est pas borné à fonder son ordre
dans la mystique de la piété mariale fleurie. On lui doit
très probablement, dans cette même mystique du
rosaire, la création d'une pieuse association appelée la
milice de Jésus-Christ, et plus encore, avec la fondation
de son tiers-ordre, la création des confréries de la
sainte Vierge (b^atx Marias virginis) qui sont identi-
quement les plus anciennes confréiies du rosaire. A
vrai dire, il n'y eut de la part de Dominique lui-même
qu'une seule institution : celle de ce qu'on appelait,
faisant allusion à leur mystique mariale fleurie : les
gais chevaliers ou frères joyeux ou chevaliers de Notre-
Dame. Ils ont été étudiés par le P. D. Federici dans
son : Isloria de' Cavalieri gaudenli, 2 vol., Venise,
1787, in-4°.
Cette institution s'explique à l'origine par l'hérésie
albigeoise du midi de la France et du nord de l'Italie.
Elle avait pour but de réagir contre la doctrine fausse
qui faisait du monde l'œuvre du diable. La mystique
fleurie mariale s'attachait à l'idée que le monde a été
non seulement créé par Dieu, mais réconcilié avec lui
par l'intermédiaire de la vierge Marie. M. Jean Gui-
raud, Histoire de l'inquisition au Moyen Age, t. i, Ori-
gines de l'inquisition dans le midi de la France, 1935,
p. 399-400, expose comment, selon le chroniqueur
Guillaume de Puylaurens, fut fondée à Toulouse, en
l'an 1209, une grande fraternité chevaleresque, où do-
minait l'esprit de croisade, pacifique et joyeuse mais
ferme, contre les albigeois. L'évêque Foulques en était
l'inspirateur. Mais Dominique en fut l'âme. On connaît
les noms des premiers bâtonniers de cette confrérie. Le
premier grand-maître en fut Simon de Montfort. Les
confrères avaient droit à l'habit blanc, mais ils n'eurent
jamais le scapulaire des frères prêcheurs. Ils réussirent
à équiper dans le Languedoc, une armée de 5 000 hom-
mes. Transportant dans l'Italie du Nord, avant 1221,
sa croisade contre les albigeois, saint Dominique y
établit très fortement ses gais chevaliers, auxquels on
donnait déjà les noms de milice de Jésus-Christ et
bientôt de tiers-ordre de la pénitence de saint Domi-
nique. Cafîarini, cité par Mortier, Histoire des maîtres
généraux de l'ordre des frères prêcheurs, t. i, p. 242 sq.
En France les gais chevalier^, avant de devenu-
membres de simples confréries de piété, furent quelques
temps encore des guerriers et des croisés. Louis VIII le
Lion, roi de France de 1223 à 1226, aurait été engagé
parmi eux. L'université de Toulouse, fondée en 1229,
reste dans leur ambiance et tous, maîtres et étudiants,
doivent assister en corps chaque dimanche à la messe
fleurie de la sainte Vierge dans l'église des domini-
cains. Mais, après le temps des croisades, il y eut surtout
pour la gaie mystique qu'on appelait le gai savoir, le
temps des poésies. Au début du xive siècle, s'établit à
Toulouse, un « puis » d'amour, une académie à la fois
profane et religieuse qui atteignit à la célébrité. Ce fut
l'académie des jeux floraux. Or, ses troubadours, au
moins à l'origine, furent troubadours du gai savoir et,
à leur manière, chevaliers de la Vierge. Ce sont les
fleurs de la Vierge, qu'on distribuait en récompense
de leurs poèmes religieux. Ainsi Clémence Isaure a été
à l'origine, la bienheureuse vierge Clémente et la prin-
cipale fleur qu'elle distribuait était la rosa. Voici
quelques exemples des invocations que les candidats
lui adressaient : « Les genoux fléchis et la tête inclinée,
à vous je me recommande, reine plaisante... Fleur des
fleurs, rose très fleurie, très douce fleur réconfort de
tout fidèle, prie ton Fils qui pour nous souffrit mort...
Très douce fleur où tout bien fleurit... Rose qui vaut
par dessus tout... vous êtes la joie assurée... » Jeanroy,
Les joies du gai savoir (1324-1484), 1914, p. 46, 49,
93, 95, 96, 109, 114, 165, 222, 225, 237, etc..
En Italie, comme en France et comme par toute la
chrétienté, aux gais chevaliers succédèrent un peu
partout, avec le tiers-ordre dominicain, des confréries
de la sainte Vierge, c'est-à-dire du rosaire. Franciscains
et dominicains s'y employaient. On possède les règles
de ces confréries. Voir P. Mandonnet, Les règles et le
gouvernement de l'Ordo de Penitenlia au xme siècle.
Paris, 1902. A chaque heure canoniale les confrères,
comme les frères convers dominicains, disaient sept
Pater et sept Ave. Un texte d'un manuscrit de Padoue
en dialecte vénitien explique comment ces sept Pater
et ces sept Ave rejoignent le gai savoir des joies de
Notre-Dame dans la mystique de la pénitence joyeuse
(édité par Mone, Lateinische Hymnen, t. n; cf. Gorce,
Le rosaire et ses antécédents historiques, p. 12-1 3). Chaque
Ave se méditait avec une des joies de Notre-Dame,
annonciation, nativité, visite des mages, résurrection,
ascension, pentecôte, assomption. On possède le texte
de la prière capitulaire que récitaient les confrères
lorsqu'ils se réunissaient deux fois par mois. C'est un
long Salut Notre-Dame de rosaire primitif, édit. Fede-
rici, t. n, p. 39-41 : Ave Stella matulina, peccalorum me-
dicina... Ave regina cœlorum... O Maria jlos virginum,
velut rosa vel lilium, funde preces ad (Uium... (Utanie^des
saints)... Ave (annonciation)... Ave (naissance de Jésus)
... Ave (présentation au Temple)... Ave (crucifiement)...
Ave (Jésus mis en terre, puis ressuscité)... Ave (ascen-
sion et assomption)... Ave (couronnement dans le
ciel). . . Laudo. . . Laudo. . . Pcr le mundus reslauratus est. . .
Tu exultalio lotius mundi... VI serviant tibi angeli... Le
sceau d'un grand maître de gais chevaliers représente
d'un côté un groupe de frères agenouillés qui saluent
Notre-Dame et de l'autre côté la Vierge avec cette
devise : subluum prœsidium Dei Genitrix Virgo confu-
gimus gaudentes. Divers autres sceaux du xme et du
xive siècle représentent également des frères joyeux
dans l'exercice du salut Notre-Dame, faisant la génu-
flexion devant la Vierge tenant l'enfant Jésus dans ses
bras. Federici, t. i, p. 298; t.'n, p. 39. Sainte Catherine
de Sienne qui a illustré le tiers-ordre de la pénitence
définit, dans un chapitre de son Dialogue, la religion
de saint Dominique comme « toute joyeuse ».
Les confréries les plus pieuses du « gai savoir »,
confréries Beatse Mari.T virginis étaient ainsi identique-
ment des confréries du rosaire en train de se parfaire.
Elles ont été indulgenciées ou organisées par Urbain IV
en 1261 et par Jean XXII (1316-1334), comme le rap-
pelle la bulle Inefjabilis du 30 janvier 1586. Il existait
une de ces confréries à Fanjeaux au xme siècle, une
autre à Toulouse. Elles se répandaient par toute la
chrétienté. Elles étaient surtout confréries de la bonne
mort, en vertu d'une croyance selon laquelle tous ceux
qui ont souvent « salué Notre-Dame » seront salués par
elle dès leur mort, à la porte du paradis. C'est l'époque
où à Y Ave Maria de l'ang'e on se mit à ajouter les
paroles Sancla Maria Mater Dei. ora pro nobis pecca-
loribus nunc et in hora nwrtis noslrse, amen. C'est ce que
l'auteur du Rosarius dit d'une manière plus poétique :
« Ave Sainte Marie ■ — Resplendissante rose — ■ De tout
le mont la flour — Virginité enclose. — Ave la déité —
291 I
ROSAIRE
ROSCELTN
2912
Qui en vous se repose — Entre ciel et la terre — La si
très douce chose — Ave Sainte .Marie — Glorieuse royne
- - Joie de toutes dames ■ — Et couronne virgule —
Requérez votre Filz — Ainsi le mons incline ■ — Qu'il
di mes trépas — Me fasse médecine. » Fol. 234. On a
du reste l'impression (pie le Rosarius fut écrit pour les
confréries du rosaire. 11 fait plusieurs fois allusion, par
exemple fol. 221, à « ceste présente compaignie ».
» Dévotement en die ■ — ■ Ceste présente compaignie. »
Far ailleurs, confréries de la bonne mort, les confré-
ries du rosaire savent se garder de l'ambiance attris-
tante de la fin du Moyen Age. La « compagnie du
chapel vert », ou celle du « cappiaux de rose ». ou celle de
la « verde Piioré » à Tournai, au début du x\e siècle,
semblent responsables d'une bien curieuse coutume.
Lorsqu'un confrère meurt, on lui chante une messe où
le prêtre et ses assistants, ainsi que les « frères bour-
geois », assistent avec une couronne de roses sur la
tête. Puis a lieu un dîner où chacun participe avec son
chapeau de roses joyeuses sur la tête. A. de La Grange,
Choix de testaments tournaisiens antérieurs au xvie siè-
cle, t. i, p. 129 et 178. Pourquoi ne fêterait-on pas
dans la joie le jour où le dévot à Notre-Dame est salué
par la Vierge au seuil du paradis? Cette déviation est
étrange et l'Église y a mis bon ordre; mais, cinquante
ans avant Alain de La Hoche elle donne une idée du
grand élan d'allégresse chrétienne qui caractérisa le
rosaire primitif.
L'élan religieux du rosaire primitif est un fait col-
lectif qui s'est montré essentiellement durable. Pour
toutes les générations de catholiques, demeureront
vrais les jugements de Léon XIII : « Il y a sans doute
plusieurs moyens d'obtenir l'assistance de Marie :
cependant nous estimons que l'institution du rosaire
est le meilleur et le plus fécond. » Encycl. Adjulricem
populi. « L'un des principaux avantages du rosaire est
de fournir au chrétien un moyen court et facile d'ali-
menter sa foi et de la préserver de l'ignorance et du
péril de l'erreur. » Ibid... « L'àme s'enflamme d'amour
et de gratitude devant les preuves de la charité divine
présentées par le rosaire. » Encycl. Oclobri mense...
« Dans les familles et parmi les peuples où la pratique
du rosaire est restée en honneur comme autrefois, il
n'y a pas à craindre que l'ignorance et le poison des
erreurs détruise la foi. » Encycl. Magnœ Dei Matris.
« Le rosaire, cette méthode de prière, condense en lui
tout le culte dû à Marie. » Encycl. Oclobri mense.
A. Benoist, Suite de l'histoire des albigeois, Toulouse, 1 083 ;
D. Ftcheverry, Le saint rosaire et lanouvelle critique, Mar-
seille, 1911; X. Faucher, Les origines du rosaire, Paris,
1924; D. Federici, Istoria de' Caaalieri gaudenti, Venise,
1787, 2 vol.; M. Gorce, Le rosaire, et ses antécédents histo-
riques, Paris, 1931; du même, Figures dominicaines (saint
Dominique et le rosaire, etc.), Juvisy, 1935; Ch. Jorel, la
roseau Moyen Age, Paris, 1906 (insuffisant); F.-D. .loret, I.e
rosaire, Juvisy, 1934 (l'ouvrage le plus complet pour tout ce
qui concerne l'organisation actuelle de la dévotion du ro-
v. i î r< ; contient d'abord in extenso les textes des encycliques
.li' Léon XIII); M. Sepct, Origines catholiques du théâtre mo-
derne, Paris, 1901; II. Vaganay, /.<■ rosaire dans la poésie,
Lyon, 1907: I). Wilmart, / es méditations d'Etienne de Sallai,
dans îicvuv d'ascétique et mystique, 1929; R. Zeller, Le saint
rosaire. Paris, 1932.
M. -M. G0R( i
ROSCELIN ou ROSCELLIN. Théologien
français, né peut-être dans la région de Compiègne. On
le fait, en général, chanoine de Compiègne ou de Besan-
çon, soit à une église métropolitaine soil en quelque
collégiale. A la suite de sa condamnation par un concile
de Soissons vers 1D92 ou K>9.'i, il passe en Angleterre où
il ne peid continuer de séjourner pour des raisons (pie
nous indiquerons. Il semble (pie vers 1096 il habile la
Touraine cl même qu'il enseigne dans l'église collégiale
de Sainte-Marie de Loches. Il est encore question de
lui dans l'histoire des doctrines à propos de sa querelle
avec son disciple Abélard, ce qui se passerait vers 1120.
A cette date, Roscelin paraît avoir été admis dans la
collégiale de Saint-Martin de Tours. Ces dates sem-
blent situer sa naissance vers le milieu du xie siècle.
Dans son édition de l'Histoire des conciles de Hefele,
dom Leclercq fait de Roscelin un Rreton transplanté à
Compiègne et devenu finalement chanoine de Tours,
ce qui permet de risquer la réflexion suivante : « Il y
aurait une curieuse étude à faire de ces hérétiques
bretons. Comme Menendez y Pelayo pour ses compa-
triotes espagnols, Çantù pour ses compatriotes ita-
liens, il faudrait rencontrer un historien indifférent aux
intérêts de clocher. De Roscelin à Renan en passant
par Abélard et Lamennais, et en faisant place au
menu fretin que je n'ai pas à nommer ici, on noterait
ces caractères communs, immanquables : subjecti-
visme, vanité énorme, passion ardente sous des airs
détachés et plus de forme que de fond. » Op. cil., t. v,
p. 365, p. 2. Tout ceci est très suggestif et très vague,
ainsi que tout ce qui touche de près ou de loin au per-
sonnage de Roscelin, personnage d'ailleurs prestigieux,
puisqu'il est célèbre en philosophie comme inventeur
du nominalisme et en théologie comme hérésiarque
d'une hérésie trithéiste subtile et adroitement pré-
sentée.
I. Nominalisme. • — Selon une chronique, voir
V. Cousin, Fragments philosophiques..., p. 87, l'auteur
du nominalisme serait un certain Jean qui aurait eu
bon nombre de disciples parmi lesquels le fameux Ros-
celin. Selon du Roulay, qui n'est jamais qu'à demi
croyable, ce Jean avait été médecin du roi Henri Ier.
Il était chartrain et l'infirmité dont il était atteint le
fit nommer Jean le Sourd. Mais cet obscur Jean n'au-
rait jamais fait qu'entrevoir le nominalisme. Le met-
teur en œuvre de la doctrine nouvelle, celui qui lui
donna son ampleur, la répandit, la rendit aux yeux de
ses contemporains non plus indifférente mais agréable
ou odieuse, son véritable auteur, ce fut incontestable-
ment Roscelin.
Le développement de la pensée chrétienne, qui, en
morale, en psychologie et donc en métaphysique, est
un personnalisme, devait aboutir tôt ou tard à des
nominalismes excessifs, par où se caricatureraient cer-
tains de ses aspects éventuels. Il est remarquable que
le tout premier nominalisme, celui de Roscelin, fut loin
d'être aussi ridicule et outrancier qu'on le dit souvent.
Roscelin fut peut-être sophistique. Il fut sûrement
adroit. Sa manière ressemble assez, pour autant que
nous pouvons nous en faire une idée, à la souplesse
dialectique de cet Abélard qui fut son disciple. C'est
d'ailleurs par Abélard lui-même, qui en écrivait à
l'évêque de Paris, E| ist.,xiv,P.L.,t. ci.xxvin,col.355,
que nous connaissons un trait de l'argumentation du
fondateur du nominalisme. Pour établir sa doctrine,
Roscelin voulait montrer qu'un cire n'a pas de parties.
Le sophisme était criant et Abélard lui-même, pourtant
peu prompt à s'étonner en matière d'apparents para-
doxes philosophiques, en reste scandalisé : « car à ce
compte, écrit-il, dans l'endroit où l'Ecriture rapporte
(pie Jésus mangea une partie d'un poisson, il devrait
dire qu'il s'agit seulement d'une partie du mot poisson
et non pas d'une parlie de la chose elle-même...». Pris
à part, les deux arguments de Roscelin rapportés par
Abélard à ce sujet peuvent paraître terriblement spé-
cieux : 1. dire qu'une partie d'une chose est aussi
réelle ([lie cette chose, c'est dire qu'elle fait partie
d'elle-même, car une chose n'est ce qu'elle est qu'avec
toutes ses parties; 2. la partie d'un tout devrait précé-
der le tout, car les composants doivent précéder le
composé, mais la partie d'un tout l'ait partie du tout
lui-même, donc la partie devrait se précéder elle-même,
ce qui est absurde. Cependant, à y réfléchir, par delà
!9J3
ROSCELIN
2914
cette dialectique forcenée on semble atteindre dans la
pensée de Roscelin une conviction profonde concernant
le caractère original et essentiel de composition que
prennent les éléments d'un tout à partir du moment
où, le tout existant, chaque partie élémentaire entre-
tient des relations nouvelles avec les autres parties
élémentaires, même antérieurement existantes. Une
muraille par exemple ■ — c'est l'exemple de Roscelin —
n'est plus identiquement la même si elle s'élève toute
seule ou si un toit la couvre et que d'autres murs la
flanquent. Sa solidité, son sort, sa finalité, toutes ses
qualités essentielles varient désormais, sont autrement
assumées.
Roscelin voulait empêcher qu'on considérât l'être
singulier simplement comme une rencontre fortuite,
contingente de quelques qualités sérieuses et dûment
établies dans la réalité prétendue des idées générales.
Ce serait faire évanouir le réel singulier au profit d'in-
grédients faussement considérés à part de l'individu
d'où ils tirent leur réalité. C'est ainsi que Roscelin
n'admettait pas qu'on crût, à propos d'un corps coloré,
à l'existence distincte de la couleur de ce corps coloré.
De même la sagesse d'un homme ne lui paraissait pas
une entité existante en dehors de l'âme de cet homme.
Il avait grand'peur qu'on hypostasiàt des qualités,
qu'on substantiflât des chimères, qu'on revint aux
archétypes grecs, spécifiques et canoniques, qu'on
expliquât le concret par l'abstrait au lieu d'expliquer
l'abstrait par le concret.
Roscelin qui fut le maître d'Abélard (voir Abélard,
De divis. et defin., édit. Cousin, p. 471), ne réussit certes
pas à convaincre celui-ci de son trithéisme; mais le
fond de nominalisme de Roscelin est passé à Abélard,
intelligemment corrigé chez le disciple par une théorie
de l'analogie spécifique entre les cas singuliers. S'il n'y
avait pas eu Roscelin, Abélard n'aurait pas pu ré-
pondre comme il l'a fait à Guillaume de Champeaux.
Il est vrai que, s'il n'y avait pas eu Roscelin, l'arché-
typisme étroit de Guillaume de Champeaux ne se
serait pas produit par réaction. Voir les articles : Nomi-
nalisme, t. xi, col. 717; Réalisme, t. xin, col. 1846.
II. Trithéisme. ■ — Un moine du nom de Jean
écrivait, entre 1089 et 1092, à saint Anselme, encore
abbé du Bec, à propos de Roscelin. Il semble bien que
ce soit à cette source que saint Anselme ait puisé ses
connaissances de la doctrine trithéiste de Roscelin; et
que cette lettre soit donc un des documents essentiels
que puisse atteindre l'histoire des doctrines. Jean de-
mandait donc à Anselme ce qu'il fallait penser de cette
doctrine professée par Roscelin au sujet de la Trinité :
« Si les trois personnes sont seulement une chose, si
elles ne sont pas trois choses en soi, comme trois anges
ou trois âmes, de telle façon cependant que, par la
volonté et la puissance, elles soient tout à fait iden-
tiques, il faut que le Père et l'Esprit-Saint aient été
incarnés avec le Fils. » Roscelin aurait été jusqu'à se
réclamer des propres opinions de saint Anselme en
faveur de cette théologie nouvelle. Selon certains his-
toriens de la philosophie, il exagérait son apparente-
ment à saint Anselme, mais il y aurait eu néanmoins
de petits éléments communs de pensée.
Anselme répondit brièvement à Jean contre le tri-
théisme de Roscelin. Voir le De fide Trinilalis, c. i,
P. L., t. clviii, col. 262. Surtout, il fit attaquer cette
hérésie par Foulques, évèque de Beauvais, dans un
concile qui se réunit à Soissons, vers 1 092. Le concile et
le peuple mirent Roscelin plus bas que terre. Roscelin
se défendit d'avoir jamais soutenu les opinions stu-
pides qu'on lui prêtait. Le pape, mis au courant à la
fois par Roscelin et par Anselme, aurait penché,
d'après le jugement de Picavet, pour l'orthodoxie de
Roscelin. Saint Anselme revint à la charge contre le
nominalisme que comportait le trithéisme de son ad-
versaire et ce fut, bien entendu, en faveur d'un réa-
lisme décidé. Cf. De fide Trinit., c. n, col. 265.
Les deux doctrines, philosophie et théologie, nomi-
nalisme et trithéisme, ou bien au contraire réalisme et
monothéisme absolu étaient manifestement liées. Pica-
vet. dans son étude sur Roscelin, a essayé de prétendre
que le trithéisme du hardi novateur était sans rapport
avec son nominalisme. Or, la liaison des doctrines non
seulement est réelle, mais Anselme et Abélard l'ont
remarquée. D'après ce qu'écrit Anselme, toc. cit., on
voit très bien comment Roscelin pouvait se féliciter
d'avoir appliqué son nominalisme à sa théorie trini-
taire. Il se vantait d'avoir résolu la difficulté : com-
ment l'incarnation du Fils n'entraîne-t-elle pas les
incarnations du Père et du Saint-Esprit? en rompant
la notion d'unité d'essence.
Réfugié pour un temps en Angleterre à cause de la
condamnation du trithéisme, Roscelin s'y était mon-
tré très sévère pour les mœurs du clergé anglais. Re-
venu en France à la suite de l'hostilité que son attitude
lui avait attirée, il fut encore très sévère pour son dis-
ciple Abélard. Vers 1120, il dénonça à l'évêquede Paris,
le livre d'Abélard sur la Trinité. Voir ici t. i, col. 39. Il
faut dire que ce livre était dirigé contre le trithéisme
de Roscelin, ainsi que l'a reconnu E. Kaiser dans une
thèse : Pierre Abélard, critique, inspirée par le P. Man-
donnet. Grâce au livre d'Abélard, nous avons des ren-
seignements complémentaires sur le trithéisme de
Roscelin. Ce personnalisme trinitaire, plus aisé peut-
être à faire accepter à des Orientaux qu'à des Occiden-
taux, était poussé par son auteur fort loin. Roscelin
tenait ce raisonnement : Si le Père, le Fils et le Saint-
Esprit sont identiques en essence, le Père, en engen-
drant le Fils s'engendre lui-même ou tout au moins
engendre un autre Dieu et le Saint-Esprit procède de
lui-même. Une telle dialectique est sans doute spé-
cieuse. 11 faut avouer qu'elle est assez puissante selon
les apparences premières. Abélard eut fort à faire à la
mettre en pièces. Sur ce point Anselme n'avait pas
répondu à Roscelin.
On a découvert à Munich, au milieu du xixe siècle,
une réponse de Roscelin à Abélard que Cousin a publiée
au t. il des Œuvres d'Abélard, append., p. 792; cf. P. L.,
t. CLxxvm, col. 357, 372. Si ce morceau qui a le ton de
l'invective plutôt que de la discussion est authentique,
il faut surtout en retenir que Roscelin entendait sauve-
garder l'unité divine profonde par delà le trithéisme des
personnes. Mais quel ton! Dans l'édition de Cousin, la
missive de Roscelin à Abélard représente douze pages
in-4°, douze pages de polémique acerbe. Abélard « a
blessé la paix fraternelle » par un écrit « fétidissime ».
Contre l'hérésie du sabellianisme, à laquelle Abélard
est voué, Roscelin décoche quelques citations patris-
tiques. Mais comment s'arrêter à examiner la pensée de
gens qui, faute de distinguer assez les personnes dans
l'unité divine, arrivent à admettre que le Père s'in-
carne avec le Fils ! De tels adversaires se traitent avec
verdeur. Roscelin ne le fait pas dire à Abélard : in mer-
dœ noslrœ detractionis immunditia suino more salura-
tus es. Il fait allusion aux incidents mouvementés de
l'amour avec Héloïse. Une maison à qui il manque un
toit ou une paroi mérite à peine le nom de maison. Ros-
celin se demande s'il doit appeler Pierre, son ancien
disciple Abélard. Pierre, c'est un nom d'homme, or
Abélard n'est plus ni homme, ni femme. Cette imper-
fection de son adversaire empêche Roscelin de ré-
pondre plus avant par de la théologie à ce qui n'était
que diatribes méchantes. Roscelin termine ainsi son
morceau d'éloquence venimeuse : quia contra hominem
imperfcclum ago, opus quod cœperam imperfection relin-
quo. On se demande comment Picavet a pu considérer
cette diatribe comme une mise au point essentielle de
la pensée de Roscelin.
2915
ROSCELIN ROSELLI (ANTOINE DE)
291G
Picavet ne veut d'ailleurs pas qu'on grandisse outre
mesure la personnalité de Roscelin. Il ne veut pas
qu'on en fasse « un héros et un martyr », ni même
qu'on fasse de son nominalisme une première édition
de celui de Guillaume d'Occam. En fait, Roscelin a
vieilli considéré et considérable. Il n'est pas possible
de se ranger à un autre avis que les contemporains de
sa vieillesse et d'accepter par exemple le jugement
péjoratif de Picavet : « Il est pour la postérité un de
ceux dont elle conserve le nom, que la légende peut
grandir aux dépens de ses successeurs, mais que l'his-
toire ne comparera jamais à Jean Scot ou à Gerbert,
à saint Anselme ou à Jean de Salisbury. » Au contraire
Roscelin soutient ces comparaisons. "Victor Cousin
avait été mieux inspiré en louant la valeur philoso-
phique de Roscelin : « 11 a laissé, écrivait-il, à la philo-
sophie moderne ces deux grands principes : 1. il ne
faut jamais réaliser des abstractions ; 2. la puissance de
l'esprit humain est en grande partie dans le lan-
gage. Il est le précurseur de l'école empirique. Sans
doute cette école est bien faible encore, mais elle
commence au Moyen Age avec Roscelin pour ne plus
finir. »
J. de La Mainferme, Brevis confulatio epistolœ a Roscelino
hœrelico in beatum Roberlum de Colorissello nequiter con fic-
tif: sub nomine Goffridi, abbatis Vindosmensis, Saumur, 1682;
.I.-M. Chladenius, Disseriaiio historico-theologi a de vita et
hceresi Iioscelini, lirlangen, 1756; F. Saulnier, Roscelin, sa
vie et ses doctrines, étude biographique et historique, Paris,
1855; Des derniers documents sur Roscelin, dans Bull. soc.
(icad. deBrest, t. ni, 1865, p. 227-236; V. Cousin, Fragments
philosop tiques pour servir à l'histoire de la philosophie, t. il,
Philosophie du Moyen Age, 1865, p. 86-100; Pétri Abelardi
Opéra, t. n, Paris, 1867, p. 792-803; B. Hauréau, Histoire
de la philos, scolastique, t. i, Paris, 1872, p. 243-265; F. Pi-
cavet, Roscelin, philosophe et théologien, d'après la légende et
d'après l'histoire. Rapport annuel, 18 96, de l'École des hautes
études, section des sciences religieuses, Paris; E. Kaiser,
Pierre Abélard, critique, Fribourg, 1901, p. 211-236; B.-F.
Adloch, Roscelin und S. Anselm, dans Philos. Jahrbuch,
t. xx, 1907 A. Reiners, Der Nominalismus in der Friihscho-
lastik, dans Beilriige zur Gesch. der Phil. des Mitlelallers,
t. vin, fasc. 5, Munster, 1910 ; C.-J. Hefele, Hist. des conciles,
édit. J. Lcclercq, t. v, 1" part., 1912, p. 365-367.
M. -M. Gorce.
ROSE Jean-Baptiste. — Né en 1714 à Quin-
gey, petite ville de Franche-Comté, il fut un esprit très
curieux, qui s'occupa de théologie, d'histoire, de miné-
ralogie, de mathématiques et fut en relation avec beau-
coup de savants. Il ne quitta jamais sa province et fut
élu membre de l'académie de Besançon en 1778. Il ne
vit, dans la Révolution de 1789, qu'une réforme des
abus de l'ancien régime et il accepta la Constitution
civile du clergé, mais avec beaucoup de modération.
Il mourut à Quingey, le 12 août 1805.
Comme ouvrages religieux, Rose a publié un Traité
élémentaire de morale, Besançon, 1767, 2 vol. in-12;
dans cet ouvrage, qui avait été couronné, en 176G, par
l'académie de Dijon, l'auteur montre que seule la reli-
gion peut fournir une base solide pour la morale. Cet
écrit fut complété, sur les instances de Poucet de La
Rivière, ancien évêque de Troyes, par la Morale évan-
gélique, comparée à celle îles séries et des philosophies,
Besançon, 1772, 2 vol. in-12 ; V Esprit des Pères, comparé
aux plus célèbres écrivains sur les matières les plus inté-
ressantes de la philosophie cl de la religion, Besançon,
1790, 3 vol. in-12; une réédition parut en 1823, avec
une notice sur Rose, qui avait été rédigée par Grappin;
lié flexions sur ce qu'on doit penser sur la Constitution
civile du clergé de France, Besançon, 1791, in-8°.
Michaud, Biogr. univ., t. xxxvi, p. 473-474; Hoefer,
Soin), biogr. gén., t. xi.n, col. 640; Éloge de Rose, par
Grappin, prononcé à l'académie de Besançon, en 1810;
Hurler, Nomenclator, 3* éd., t. V n, col. 577
J. Carreyre.
ROSELL Joseph. — Théologien espagnol, né à
Barcelone et décédé en 1665 à la chartreuse de Mon-
tealcgre, située dans les environs de cette ville, où il
avait passé la majeure partie de sa vie. Morozzo le dit
très versé dans la théologie spéculative et dans la
morale. Cet éloge ne peut être accepté qu'avec réserve,
car le seul ouvrage imprimé de cet écrivain est à l'In-
dex. Seulement, à la décharge de l'auteur, on peut tenir
compte de la remarque faite par l'Index publié par
l'inquisition d'Espagne, que son livre a été justement
condamné parce que lui, ou son éditeur, au c. xv,
§ 13-15, inséra des extraits du Commentaire sur le
c. vin de saint Matthieu d'un certain Laurent Aponte.
En effet, le décret de la S. C. de l'Index du 27 mai 1687
qui prohiba l'ouvrage de dom Bosell défendit en même
temps le livre de L. Aponte. D'ailleurs, cette prohibi-
tion n'empêcha pas la réimpression de l'ouvrage en
Allemagne, et peut-être ailleurs. Cf. Indice ultimo de
los libros prohibidos y mandados expurgar para todos los
reynos y senorios del catolicorey de las Espanas, Madrid,
1790, in-4°, p. 235 b. Voici le titre de l'ouvrage de dom
J. Rosell : Traclatus sive praxis deponendi conscien-
liam in dubiis et scrupulis circa casus morales occurren-
libus, omnibus non lanlum confessariis et pœnitenli-
bus, verum eliam quibuslibel personis scrupulosis op-
prime perutilis, Lyon, 1660, in-8°, 1769; Bruxelles,
1661, in-16;Cracovie, 1662, in-12; Cologne, 1663, 1697,
1709, 1742, in-12.
Nicolaus Antonio, Bibl. hisp. nova, t. i, Madrid, 1783.
p. 817; Morozzo, Theal. chronol. s. ord. cart., p. 148;Hurter,
Nomenclator, 3e éd., t. m, col. 120 ; Valenti, San Bruno y la
orden de los carlujos, Valence, 1899, p. 109.
S. Autore.
ROSELLI (Antoine de), juriste italien, xv« siè-
cle. — Natif d'Arezzo, il acheva ses études de droit à
Bologne, où l'on relève sa trace en 1406 et où il prit le
doctorat en 1407. Après avoir professé à Sienne, il est
appelé à Rome par le pape Martin V (1417-1431), qui
estime grandement son savoir. Avocat consistorial, il
plaide en quelques-unes des grandes causes politiques
soumises à la Curie. Eugène IV (1431-1447) lui confie
diverses missions, auprès de l'empereur Sigismond,
auprès du roi de France Charles VII, dont il faut retirer
l'appui au concile de Bâle. Pour prix de ses services,
Roselli comptait recevoir le chapeau de cardinal, que
le pape lui avait, paraît-il, fait espérer avant sa mission
en France. Le pape ne voulut pas cependant passer
outre au fait que le juriste avait été marié deux fois; le
chapeau ne lui fut pas donné. Roselli quitta la cour
pontificale et se rendit à Padoue où on lui offrit une
chaire de droit (1438); il continua à y professer jusqu'à
sa mort (16 décembre 1466).
Roselli a laissé une œuvre juridique considérable,
qui n'intéresse que partiellement le théologien; men-
tionnons seulement : Traclatus de legilimatione, son pre-
mier ouvrage, cf. Hain, Rcperlorium, n. 13 975, 13976,
reproduit dans les Traclatus juris, éd. de Lyon, 1549,
t. vi, fol. 264 ; Traclatus de usuris, cf. Hain, n. 13981 sq.
aussi dans les Traclatus juris, t. xvi, fol. 80 r°; Tracla-
tus de jejuniis, Hain. n. 13 978-13 980; Traclatus de
indulgcntiis, dans les Traclatus juris, t. xvi, fol. 168 v".
Mais l'ouvrage le plus célèbre de Roselli est son traité
De monarchia, sive traclatus de poteslale imperaloris cl
papee cl an apud papam sit poteslas utriusque gladil ri
de malcria conciliorum. Il n'y a pas lieu de distinguer,
comme divers bibliographes l'ont fait, un Traclatus de
monarchia et un Traclatus de conciliis. Ce dernier titre
est donné dans plusieurs mss., cf. Schulte, t. il, p. 305,
n. 7, au traité qui est appelé ailleurs De monarchia.
Imprimé à Venise en 1 183 et en 1487, cf. Hain.
n. 13 971 sq., ce volumineux traité se trouvera com-
modément dans M. Goldast, Monarchia sancli romani
imperii, t. il, p. 252-556. Dédié au doge de Venise.
2917
ROSELLI (ANTOINE DE) — ROSMINI-SERBATI
li'tlS
François Foscaro, il pose deux questions, d'abord celle
de savoir si le pape possède, comme l'on disait alors,
la poleslas ulriusque gladii, et, d'autre part, le problème
des rapports entre le souverain pontife et le concile
œcuménique, deux questions extrêmement brûlantes
à l'époque. Le juriste padouan ne les a pas résolues
dans le même sens que les théologiens pontificaux;
aussi, quand il fut vulgarisé par l'impression, son tra-
vail souleva-t-il de vives contradictions. Le légat du
pape, à Venise, ordonna en 1491 de brûler le livre sous
peine d'anathème. Ce fut l'occasion pour le dominicain
Henri Institor de publier une Rcplica adversus dogmata
perversa Roselli, Venise, 1499. Il ne saurait faire de
doute que cette publication donna, après coup, l'occa-
sion de faire courir sur le compte de Roselli les plus
fâcheux propos. On raconta qu'il avait écrit la Monar-
chia pour se venger du Saint-Siège qui lui avait refusé
le chapeau cardinalice, qu'il était mort en incroyant
complet : Tandem obiit non credens aliquid esse supra
lecla domorum! Beaucoup d'indignation pour peu de
chose! La doctrine de Roselli, à la vérité, n'est pas
favorable au pouvoir direct du souverain pontife sur
le temporel, et, pour ce qui est des rapports entre le
pape et le concile, elle se situe assez près de celle de
Jean Gerson. Mais ceci parut abomination dans l'Italie
de la fin du xve siècle. Il n'empêche que Roselli défend,
de manière très ferme, la primauté pontificale; après
la crise du Grand Schisme, il restait à résoudre nombre
de problèmes que les événements avaient posés; il est
fort intéressant de voir avec quelle subtilité juridique
en traite Roselli. Une étude attentive de son gros traité
paraît s'imposer à qui voudrait tirer au clair la « théo-
logie du pape » après le Grand Schisme.
C. Oudin, De scriplor. eccles.,t. m, Leipzig, 1723, col. 2338-
2339; G. Tiraboschi, Storia délia letteratura ilaliana, t. vi,
2e part., Milan, 1824, p. 897-903; J.-F. von Schulte, Die
Gescli. der Quellen and Literalur des canon. Rechts, t. Il,
Stuttgart, 1877, p. 303;Hurter, Nomenclalor, 3<- éd., t. n,
col. 955-956.
É. Amann.
ROSMER Paul, jésuite, né à Maestricht le
15 août 1605. — Il fut reçu au noviciat de Mayence
en 1627 et passa ensuite dans la province d'Autriche.
Il enseigna la grammaire et le grec, la philosophie, puis,
pendant seize ans, la théologie scolastique à Vienne et
à Gratz. Doyen de l'université de cette dernière ville,
il présida la défense de plusieurs thèses, dont il publia
les conclusions plus ou moins remaniées et dévelop-
pées. Il mourut à Gratz, le 8 juin 1664. Ces thèses sont
les suivantes : Libellus de jure et justilia ac polissimum
de conlraclibus, Gratz, 1649, in-12; Salzbourg, 1660
et 1669, in-16; De sacramenlo et virtute pxnitentiœ,
Gratz, 1656; Ex universa theologia, Gratz, 1656; Trac-
talus de Deo uno et trino cum conclusionibus ex reliquis
partibus theologiœ, Gratz, 1663; De aclibus humanis,
Mayence, 1669. Le P. Rosmer a fait en outre paraître
des Quesliones theologicœ in 7//am parlern D. Thomie,
Gratz, 1661, et un opuscule de piété mariale, Rosa
mariana cenlum elogiis magnas Dei Malris explicala,
Gratz, 1657.
Sommervogel, Bibl. de la Comp. de Jésus, t. vu, col. 165-
166 ; Hurter, Nomenclalor, 3e éd., 1. 1 v, col. 49-50 ; Biographie
nalionale de Belgique, t. xx, 1908-1910, col. 140 (G. Si-
menon).
R. Brouillard.
ROSMINI-SERBATI Antonio, prêtre et phi
losophe italien, né le 25 mars 1797, mort le 30 juin 1855.
— Rosmini est l'un des représentants les plus mar-
quants de la philosophie italienne au xixe siècle; mais,
comme sa philosophie touche en plus d'un point à l'in-
terprétation du dogme catholique et dans un sens qui
valut à quarante propositions la réprobation du Saint-
Ofïice, une étude sur ses idées et sur les propositions
condamnées a sa place ici. D'autre part, le rôle de
Rosmini dans les tentatives d'instauration d'un nouvel
ordre politique en Italie ne peut être complètement
passé sous silence. Nous exposerons donc successive-
ment : I. Vie, rôle politique, écrits de Rosmini.
II. Principes de sa philosophie (col. 2921). III. Pro-
positions rosminiennes condamnées par le Saint-
Offlce (col. 2926). IV. Conclusion. Influence.
I. Vie, rôle politique, écrits. — 1° Vie. — - Né à
Ravereto, Rosmini appartenait à une famille noble
et riche. L'étude fut la passion de sa jeunesse. Les
littératures classiques ont largement contribué à
rendre son style, même dans les questions les plus
abstruses, pur, clair, élégant et naturel. La théologie
l'attirait : il l'étudia dans saint Thomas d'Aquin,
niais aussi, de façon plus personnelle, en s'inspirant
directement de la Bible et en approfondissant l'histoire
des systèmes. Ses études terminées à l'université de
Padoue, où il se lia d'amitié avec Nicolo Tommaseo, il
fut roçu docteur en 1821. Sous-diacre en 1822, il
accompagna à Rome le patriarche de Venise, Ladislas
Pyrcher, et se fit remarquer par Mauro Capellari, le
futur Grégoire XVI, qui lui garda toujours estime et
amitié. Devenu curé de Rovereto même, il fut ensuite
nommé chanoine de Milan, puis doyen de l'église du
Mont-Calvaire à Domo d'Ossola, au pied du Mont-
Rose. C'est là qu'il fonda, en 1828, deux congrégations,
l'une d'hommes, l'Istituto délia carità, l'autre de
femmes, les Sorori délia providenza, destinées aux mis-
sions intérieures et plus connues sous le nom de ros-
miniens, rosminiennes. Ces congrégations ont été
approuvées par le Saint-Siège dix ans plus tard, et
purent essaimer rapidement en Angleterre.
Sans négliger ses devoirs de pasteur et de fondateur,
Rosmini, protégé par Pie VIII, Grégoire XVI et
Pie IX, entreprit dès lors une longue suite d'ouvrages,
principalement philosophiques, dont le premier et le
plus important fut publié à Rome, en 1830, sous le
titre : Nuouo saggio suit' origine délie idée. C'était,
d'ailleurs, une mise au point des Opusculi filosoflci
parus à Milan dix ans auparavant. Ces publications et
les idées professées par Rosmini en matière de politique
intérieure italienne lui valurent la protection de Gio-
berti, qui l'avait cependant vivement attaqué au point
de vue philosophique. Voir Gioberti, t. vi, col. 1374.
Celui-ci, qui faisait partie du ministère sarde, recom-
manda Rosmini au roi Charles-Albert. Sur les ins-
tances du ministre, Rosmini se chargea de la mission
d'amener la cour pontificale à un concordat qui don-
nerait une solution à la question de l'unité italienne.
Ces tractations n'aboutirent pas. L'amitié de Pie IX fit
acceptera Rosmini les fonctions déconseiller du Saint-
Office pour l'Instruction publique et, quand Rossi,
à la tête de l'administration des États de l'Église, fit
son essai de demi-sécularisation des ministères, il pria
Rosmini d'accepter les fonctions de ministre de l'Ins-
truction publique. Rosmini refusa, ne voulant pas
collaborer avec les « ultras ». Pie IX aurait même voulu
nommer Rosmini cardinal inspecteur. Mais cette nomi-
nation annoncée ne se produisit jamais.
Entre temps, en effet, Rosmini avait attaqué assez
violemment, dans son traité De la conscience morale, le
probabilisme des jésuites et notamment quelques opi-
nions du P. Segneri. L'opposition des jésuites ne fut
pas vraisemblablement sans quelque effet sur la réti-
tence du pape. Mais, dès le début de 1848, Rosmini
avait publié ses fameux opuscules Constitution selon la
justice sociale et Les cinq plaies de l'Église, dans les-
quels il dénonçait les points où il croyait une réforme
nécessaire. Or, depuis 1813, soit dans les journaux
ultramontains, soit dans des libelles anonymes, il avait
été attaqué et représenté comme un Lamennais ita-
lien, imbu de jansénisme et de panthéisme. La publi-
2919
HUSMINJ. ECRITS
2920
cation de la Constitution et des Cinq plaies provoqua
une condamnation de l'Index (6 juin 1849). Rosmini
n'eut connaissance de cette condamnation que le 16
août suivant et se soumit aussitôt et très humblement.
Mais déjà, depuis le 19 juin, il avait quitté Gaète où
il avait accompagné le pape en exil, laissant à Pie IX,
avant de partir, un mémoire justificatif dans lequel il
dénonçait les intrigues, à son endroit, du cardinal
Antonelli. Rosmini se retira à Naples où il publia ses
Opérette spiriliiale. Fatigué par la police des Bourbons,
attristé par les attaques incessantes dont il était l'objet
sur le terrain doctrinal, il se retira à Strcsa, où il
acheva sa vie dans l'accomplissement silencieux de ses
fonctions sacerdotales et dans la méditation, soutenu
par l'amitié de Manzoni qui l'assista à ses derniers
moments (1855).
Profondément pieux, d'une nature noble et géné-
reuse, Rosmini avait eu, avant de mourir, la satisfac-
tion d'apprendre que ses œuvres, dénoncées dans leur
ensemble à l'Index, avaient été renvoyées sans encou-
rir de censures. Le dimittanlur de la Sacrée Congréga-
tion est du 3 juillet 1854. Voir le texte dans Notice
biographique d'Antoine Rosmini, La Rochelle, 192(1,
p. 65. Si les idées de Rosmini furent discutables, sa
personne et sa vie privée sont dignes de tous éloges.
2° l'.ôlc politique. — ■ Nous avons vu que Rosmini
avait été chargé par le gouvernement sarde, en 1848,
d'une mission politique près de Pie IX. Le Piémont,
qui avait précédemment fait avorter les projets de
ligue italienne présentés par le Saint-Siège, venait à
résipiscence après le désastre de Custozza. Il s'agis-
sait de négocier la création, entre les États de l'Église,
la Toscane et le Piémont, d'une confédération dont le
pape aurait, à perpétuité, la présidence. Le pouvoir
central serait confié à une diète permanente, composée
de trois représentants de chacun des contractants et
siégeant à Rome. La diète seule serait qualifiée pour
déclarer la guerre, conclure la paix, fixer les contin-
gents de troupes nécessaires à la défense nationale et
au maintien de l'ordre intérieur, édicter un règlement
douanier, entretenir la concorde entre les confédérés
et imposer sa médiation en cas de controverses, uni-
formiser les systèmes de monnaies, poids et mesures,
ainsi que la législation politique, civile et pénale, et
la procédure. Voir le texte du projet dans Farini,
Lo Stato romano, t. Il, Florence, 1850, p. 336-338;
cf. G. Mollat, La question romaine, Paris, 1932, p. 236.
Mais Charles-Albert aurait voulu d'abord amener
Pie IX à participer à la guerre contre l'Autriche, soit
avec ses propres soldats, soit avec des volontaires
recrutés avec son agrément. De toute évidence, Rome
ne pouvait envisager d'abord que le projet de confédé-
ration. Cf. ItaloRaulich, Storia del risorgimento politico
d'italia, t. iv, Bologne, 1925, p. 303 sq. Rossi rejeta
d'ailleurs ce projet de ligue offensive et défensive,
périlleuse pour la papauté, et lui opposa un projet de
ligue politique de princes constitutionnels, indépen-
dants les uns des autres, qui discuteraient à Rome,
sous la présidence du pape et par l'intermédiaire de
mandataires, leurs intérêts réciproques. Cf. Farini,
op. cit., p. 342-343 ; G. Mollat, op. cit., p. 237. De guerre
il n'était pas question, Rossi considérant le Piémont
comme incapable de vaincre l'Autriche.
La mission politique de Rosmini fut ainsi brusque-
ment terminée. Le ministère Pinclli, succédant à
Casati-Gioberti, cessa d'ailleurs de parler de concordat
(in de confédération et il substitua à Rosmini, démis-
sionnaire, le conseiller De Ferrari. Sur tous ces détails,
voir, de Rosmini lui-même, Commenf an o delta missionc
a Roma di Antonio Rosmini- Serbatt, t. i, p. 53-55;
Farini, op. cit., p. 339-341 et, dans les Miscellanea
publiés à Milan, ÎN'.IT. l'cr Antonio Rosmini net primo
cenlenario dclla sua nascitù, part. IIa, p. 213 sq.,
l'étude de G. Grabinski, La missionc de' Antonio Ros-
mini a Roma nri/li anni 1848 a 1849.
L'activité politique de Rosmini ne se manifesta plus
qu'en deux autres circonstances. Ayant suivi Pie IX à
Gaète, Rosmini insistait pour que le pape se retirai
dans ses propres États, à Bénévent, où régnait la
tranquillité. Prolonger le séjour à Gaète semblait à
Rosmini une compromission avec un prince (le roi de
Naples) qui avait partie liée avec l'Autriche et qui
détestait les patriotes italiens. Mais, avant le départ
pour Gaète, Rosmini avait appuyé la démarche du
marquis de Pareto, demandant à Pie IX d'abroger
tous les privilèges ecclésiastiques et toutes les cou-
tumes contraires à la législation sarde de 1848, consa-
crant l'égalité de tous devant la loi. Cf. Mollat, op. cit.,
p. 283-281.
3° Écrits. — L'œuvre de Rosmini est considérable.
Un assez grand nombre d'ouvrages — auxquels appar-
tiennent bon nombre des propositions condamnées
en 1887 — ne furent publiés qu'après sa mort.
Voici la liste complète des ouvrages de Rosmini, par
ordre chronologique, telle que l'a établie F. Palhoriès.
La philosophie de Rosmini, Paris, 1908, p. 389-392 :
1. Œuvres publices du vivant de Rosmini. — Saggio
sulla félicita, Rovereto, 1822, réuni plus tard aux
Opusculi filosofici, Milan, 1927-1928; Nuovo saggio sull'
origine délie idée, 4 vol., Rome, 1830 (c'est, on l'a dit.
l'ouvrage important de Rosmini. Il est divisé en huit
sections : principes à suivre en ces recherches; difficul-
tés qu'on éprouve à expliquer l'origine des idées; théo-
ries fausses par défaut; théories fausses par excès;
théories sur l'origine des idées; des critères de la cuti
tude; des forces du raisonnement à priori; sur la pre-
mière division des sciences); Principii délia scienza
morale, Milan, 1831; // rinnovamento délia filoscfia in
Ilalia, proposto dal conte Terenzio Mamiani ed esami-
nuto da A. Rosmini-Serbati, Milan, 1836 (complé-
ment du Nuovo saggio; Rosmini y traite encore de
l'origine des idées et de la valeur delà connaissance;
travail de polémique contre l'ouvrage publié à Paris,
1830, par Mamiani, sous le titre : Rinnovamento délia
filosofici antica in Italia) ; Storia comparativa e critica de'
sistemi intorno al principio dclla morale, Milan, 1837;
La sommaria ragione per la quale stanno o rovinano le
umane socictù, Milan, 1837; Antropologia, in servigio
délia scienza morale, Milan, 1838 (étude de l'homme
animal et raisonnable dans ses rapports avec la loi
morale : définition de l'homme: l'animalité, les facul-
tés passives et actives; la spiritualité de l'homme;
l'homme comme sujet moral; la liberté, le mérite);
La socielù ed il suo fine, Milan, 1839; Tratlato dclla
coscienza murale. Milan, 1839 (trois livres : I. I. De la
moralité qui précède la conscience; 1. II. De la mora-
lité qui suit la conscience; 1. III. Règles pour diriger
la conscience); Filosofia del dirilto, Milan, 1841-1845,
deux volumes dont le premier est consacré au droit
individuel et le second au droit social. Divers opus-
cules : Riposta al flnto Eusebio cristiano, Milan, 1841;
Le nozioni di peccato e di colpa illustrate. Milan, 1841,
1842; II razionalismo che tenta insinuarsi nelle scuole
teologiche, Prato, 1843 (la publication n'en fut faite
qu'en 1882); Sistema filosofico, Montepulciano, 1846;
Teodicea, Milan, 1845 (apologie de la conduite de la
providence à l'égard des hommes, surtout par rapport
a la question du mal. L'ensemble du plan divin nous
échappe et le mal ne s'oppose pas à la sainteté de Dieu.
Il vient de l'homme, et l'homme peut le taire servir a
son bien. Enfin le mal est la conséquence de la loi «le
la moindre action, leggc del minimo mezzo, qui mani-
feste la bonté de Dieu à l'égard de ses créatures);
Vincenzo Giobcrti ed il panteismo (douze leçons sur le
panthéisme de Giobcrti. les six dernières publiées en
1816, dans le Filo cattelico, Florence), Lucques, 1853;
2921
IÎOSM [NI. PHILOSOPH 11'.
2!)22
Compcndiu di Elica, publié sous un pseudonyme, à
Turin, 1817, avec le titre : Elementa philosophise mora-
lis, paru postérieurement à Rome, 1907, sous son
véritable titre : Compcndio di Etica e brève storia di
essa con annotazioni di G. B. P.; Psicologia, ouvrage
en trois volumes, divisés en dix livres qui traitent de
l'essence de l'âme humaine, de ses propriétés, de l'union
de l'âme et du corps et de leur action réciproque, de la
simplicité de l'àme, de son immortalité et de la mort de
l'homme, des lois qui régissent l'activité de l'àme, des
lois qui gouvernent l'animalité. Cet ouvrage contient
une Préface générale aux œuvres métaphysiques et un
Appendice de 150 pages sur les diverses opinions des
philosophes touchant la nature de l'âme; Del bene del
matrimunio cristiano, Turin, 1817; Costituzione seconda
la giustizia sociale. Milan. 1818; Délie cinque piaghe
délia santa Chiesa, Lugano, 1818 (ces deux opuscules
mis à l'Index à leur parution); Sul comrnunismo e sul
socialismo, Naples, 1849 (inséré en 1858 dans le volume
Filosojia délia politica); Introduzione alla filosofîa,
Casale, 1850 (art ici as détachés); Logica, libri tre,
Turin, 1854.
Enfin, tout un groupe d'études réunies sous le titre
général Apologelica (édit. Batelli, t. vin) : Délia spe-
ranza; Saggio sopra alcuni errori di Ugo Foscolo; Brève
esposizione délia filosofîa di Melchiorre Gioia; Esame
délie opinioni di M. Gioia in favore délia moda; Saggio
sulla dottrina religiosa di Romagnosi; Frammenti di una
storia dell' impietà.
2. Œuvres posthumes. — Aristotele esposto ed esami-
nato, Turin, 1857; La leosofia, 5 vol., Turin, 1859-
1875. Cet ouvrage énorme se divise en trois parties :
VOnlologie (t. i-m), la Théodicée naturelle (t. iv), la
Cosmologie (t. v), inachevée.
(Commentario ) délia missione a Roma di A. Rosmini-
Serbati negli anni 1848-1849, Turin, 1881; Introdu-
zione del Vangelo secondo Giovanni, Turin, 1882; Sag-
gio storico-critico sulle Catégorie e la Dialettica, Turin,
1883; Le question! délia giornata..., Turin, 1897 (recueil
d'articles séparés et publiés dans différents pério-
diques); Epistolario compléta di A. Rosmini-Serbati,
13 vol., Turin, 1905; Compendio di Etica e brève storia
di esso con annotazioni di G. R. P., Rome, 1907. Sur
les éditions d'ensemble voir à la Bibliographie.
3. Traductions. — Le premier volume du Nuovo sag-
gio a été traduit en français, Paris, 1814, par l'abbé
André; la Psicologia, traduite par E. Segond, 3 vol.,
Paris, 1888 (La psychologie de A. Rosmini). — En
anglais, le Sistema filosofico, par Tommas Davidson,
Londres, 1882; le Nuovo saggio, par les Pères de l'Ins-
titut de la charité, Londres, 1883-1884; Psycology,
3 vol., Londres, 1881-1888; Theodicy, Londres, 1884;
les Cinque Piaghe, par H. -P. Liddon, Londres, 1883. —
En allemand : A. Rosmini-Serbati philosophisches
System, Ratisbonne, 1879.
II. Principes de la. philosophie rosminienne. —
1° Courants généraux de la philosophie italienne dans la
première moitié du XIXe siècle. — Pour bien comprendre
la position de Rosmini, il faut le situer par rapport à
ces courants philosophiques.
Pendant la première partie du xixe siècle, la philoso-
phie italienne se partage en trois courants, déterminés
par trois régions géographiques. Dans l'Italie du Sud.
avec Galuppi, dominent la tendance empirique et le
souci des investigations inspirées par l'intérêt scienti-
fique : Descartes, Locke, Reid et Kant sont les maîtres
de Galuppi qui, en gros, cède à l'influence de Kant et
fait figure, à Naples, d'un réformateur de la philosophie
italienne. Au contraire, dans l'Italie du Nord dominent
la tendance idéaliste et un effort pour concilier les
dogmes de l'Église avec les exigences de la raison phi-
losophique. C'est à cette école qu'il faut rattacher Ros-
mini et aussi, quelles que soient les divergences qui le
séparent de Rosmini, Gioberti. Ce dernier esquisse,
pour expliquer le problème de la connaissance, une
solution qui est pur ontologisme : toute connaissance,
en tant qu'elle connaît effectivement, n'est qu'une
manifestation de Dieu, c'est-à-dire « de l'Être, dans
lequel se trouve contenu l'archétype de toutes choses ».
Voir ici Ontologisme, t. xi, col. 1039 sq. Dans l'Italie
centrale, Mamiani tend à concilier l'idéalisme objectif
de Rosmini et l'ontologisme de Gioberti avec la thèse
platonicienne des idées.
Pour compléter ces indications trop sommaires, on
consultera L. Ferri, Essai sur l'histoire de la philosophie
italienne au XIXe siècle, t. i, Paris, 1869 : Gioja, Roma-
gnosi, Gallupi, Rosmini, Gioberti. On en trouvera un
bon résumé dans F. Palhoriès, Rosmini, Paris, 1908,
Introduction.
2° Fondement général du système de Rosmini: l'être
indéterminé et les êtres. — Rosmini s'inspire, assure-t-il,
de Platon, de saint Augustin, de saint Thomas. Mais
ces influences ne sont pas exclusives : Descartes,
Schelling, Hegel ont fait sur lui une impression pro-
fonde. Rosmini veut tenir le milieu entre le point de
vue idéaliste et le point de vue empirique. Son point
de départ lui fut suggéré au cours de ses promenades
solitaires dans le quartier de Terra à Rovereto : tous
les objets qu'il rencontrait lui paraissaient n'être que
des déterminations d'une réalité plus générale, à tous
commune. Cf. F.-X. Krauss, Essays, t. iv, Antonio
Rosmini, Rcrlin, 1890, p. 114. Cette réalité se traduit,
dans notre esprit, par l'idée de l'être. Au fond de
chacune de nos connaissances se retrouve cette forme
commune : L'uomo non puô pensare a nulla senza
Video dell'essere universale. Nuovo saggio, t. Il, p. 10,
a. 5. C'est donc une loi constitutive de notre enten-
dement qu'il pense l'être indéterminé et universel et
notre moi en prend connaissance par une perception
immédiate, précédant tout jugement.
Quand on l'analyse, cette idée indéterminée et uni-
verselle se divise en une pluralité d'autres idées qui en
sont les modifications. Toutefois, seules les notions
pures, formes de la connaissance (substance, cause,
nombre, vérité, nécessité) naissent de l'esprit, c'est-à-
dire ont leur origine dans un développement interne,
par voie de réflexion, de l'idée générale d'être.
Dès que l'on s'est assuré de l'objectivité de l'idée
d'être, l'expérience, qui participe à l'être, est reconnue
comme objective. Les objets de l'expérience sont les
perceptions et les choses qui sont au fondement de
celles-ci. L'intelligence, faisant l'application des idées
pures aux données de l'expérience, produit les idées
mixtes. Les premières idées mixtes qui s'établissent au
moyen de l'expérience sensible universalisée par l'idée
de l'être, sont celles d'esprit et de corps, d'espace et de
temps, de mouvement. L'être en général el les exis-
tences particulières sont identiques sous l'aspect géné-
ral et indéterminé d'être; la différence existe unique-
ment dans les modes d'être. En bref, notre expérience
sensible nous fournit l'élément matériel, l'idée innée de
l'être fournit l'élément formel de toutes les idées que
nous concevons après expérience des sens.
Mais, si cette idée générale île l'être n'est pas un pro-
duit de l'expérience sensible, elle s'impose au contraire
du dedans de nous-mêmes, à l'occasion de toute con-
naissance sensible. 11 est donc clair qu'elle préexiste a
la sensation, cpii. elle, nous vient du dehors, qu'elle est
innée à notre intelligence, laquelle est douée, par Dieu
lui-même, de l'intuition de l'idée d'être.
Or, cette idée d'être et ces idées d'existences parti-
culières qui naissent en nous à l'occasion d'expériences
sensibles sont les mêmes qui étaient originairement
dans l'esprit de Dieu, « qui, en voyant de toute éter-
nité la création tout entière, a vu jusqu'à la manière
dont les forces de l'univers deviendraient les objets de
2923
ROSMINI. PHILOSOPHIE
292 4
nos perceptions et seraient classées par notre pensée
sous les noms de choses, d'objets ou d'êtres. C'est
pourquoi :
« L'idée de... l'être possible représente dans la pensée di-
vine la même essence que dans la pensée humaine. L'homme
doit, par conséquent, avoir reçu communication de quelque
chose qui est divin en soi, puisque les idées en Dieu sont sa
substance divine. En Dieu, elles sont Dieu. Mais, s'il en est
ainsi, ob.jectcra-t-on, « supposer que l'homme est par nature
en communication avec la substance divine, c'est tomber
dans l'erreur des ontologistes, qui tend logiquement au pan-
théisme. » Rosmini dit dans sa réponse:"» Gioberti : « L'esprit
humain n'a que l'intuition d'une lumière qui vient de Dieu
et qui, par conséquent, est quelque chose de Dieu. » Or, tout ce
qui appartient à Dieu est Dieu, si nous le considérons tel
qu'il csl en Dieu; mais si nous le considérons détaché par
l'abstraction de tout ce qui fait de la nature divine une réalité
vivante, ce n'est plus quelque chose de Dieu, de même que la
Bonté et la Sagesse divines sont des attributs de Dieu, mais
ne sont pas Dieu lui-même, car Dieu n'est pas seulement
Sagesse ou Bonté. Ainsi, quoiqu'il n'y ait en Dieu d'autres
distinctions réelles que celles des trois personnes divines, on
peut distinguer mentalement les idées de Dieu de sa substance
divine... [Dieu] peut manifester son idée sans manifester sa
réalité ou sa substance; et à l'objection de Gioberti, que
" cette idée doit être Dieu, parce que ce qui est ne peut être
que Dieu ou une créature, et que l'idée de l'être, ayant des
caractères divins, ne peut être une créature et doit, par con-
séquent, être Dieu », Rosmini répond : « Tout être réel doit
être ou Dieu ou une créature, mais non tout être idéal.
L'idée de l'être, détachée de la réalité de Dieu, n'est ni Dieu
ni une créature, c'est quelque chose sui gencris, c'est quelque
chose de Dieu. » W. Lockhart, Vie d'A. Rosmini-Serbati,
trad. Segond, Paris, 1889, c. xlviii, Quelques mots sur
le principe fondamental de la philosophie de Rosmini, p. 468;
cf. R. Falckenberg, Geschichte der neuercn Philosophie,
Leipzig, 1902, p. 466.
3° Le « sentiment » ou « sens fondamental », chez Ros-
mini. — Cet aspect de la philosophie rosminienne doit
être relevé particulièrement. Il a été étudié dans une
très intéressante monographie de Georg Schwaiger, .D/e
Lehre vom Sentimento fondamentale bel Rosmini nach
ihrer Anlage, Fulda, 1914. G. Schwaiger est l'auteur de
l'article Rosmini publié dans Buchbergcr, Lexikon fur
Théologie und Kirche, t. vm, p. 997-999.
Le point de départ est que le premier objet qui doit
être considéré par l'observation du philosophe, c'est
son soi-même. Toutefois, ce serait une erreur de consi-
dérer le moi et l'âme comme parfaitement identiques.
Avec Aristote et saint Thomas, Rosmini souligne que
les facultés de l'âme et l'âme elle-même ne peuvent
être connues que par leurs actes. « Le moi, dit Rosmini,
ne représente pas seulement l'âme, mais l'âme engagée
dans un grand nombre de relations par toute une série
d'opérations mentales que l'on doit faire avant de
pouvoir se désigner soi-même par ce monosyllabe. »
Psicologia, t. i, p. 42-43, n. 62; cf. p. 3(5, n. 55; Antro-
pologia..., 1. IV, c. iv.
Mais précisément, ce retour sur soi-même qu'est
obligée de faire l'âme pour s'attribuer les différentes
manifestations de son activité suppose un premier élé-
ment qui existait, alors même que l'âme n'avait pas
encore conscience de ses actes. Antérieurement à l'âme
consciente, il y a l'âme telle qu'elle est par essence.
Avant que le moi ne s'affirme tel, il doit rire déjà moi.
La méité (meità) est donc, d'une certaine manière,
distincte de l'âme et n'exprime pas son « état primitif
et essentiel », puisqu'elle représente, avec l'âme, toutes
les relations OÙ l'esprit l'enveloppe en l'affirmant. En
écartant ces relations qui couvrent l'âme comme d'un
voile, « nous trouvons au fond du moi un sentiment qui,
antérieur à la conscience, constitue la substance de
l'âme. » Psicologia, t. i, p. 5(5, n. 81.
C'est ce sentiment fondamental d'elle-même, senti
ment, qui s'impose et ne se démontre pas, qui permet à
l'âme de s'affirmer, de prendre conscience de sa propre
existence, en y appliquant, comme à tout autre objet
de connaissance, l'idée de l'être universel.
En raison de cette prise de contact immédiat de
l'âme avec soi-même, Rosmini caractérise son point de
vue, à l'égard de l'ontologisme de Gioberti, comme une
psychologie idéologique. Sur la manière dont Rosmini
et ses disciples envisageaient cette doctrine idéologico-
psyehologique par rapport aux exigences de la philo-
sophie chrétienne et de la foi catholique, voir A. Trullet ,
Examen des doctrines de Rosmini, trad. Sylv. de Sacy,
Paris, 1893, c. iv-vi, p. 178 sq.
Mais, de plus, le sentiment fondamental que nous
avons de nous-mêmes, âme et corps, est la raison pri-
mordiale de la possibilité de nos perceptions sensibles
et intellectuelles : « Si l'âme ne se sentait pas elle-même
avant la sensation, celle-ci serait nulle pour elle, car
elle ne serait plus qu'une action sur un être qui ne se
sentirait pas et qui, par conséquent, pourrait encore
moins sentir quelque autre chose. » Nuovo saggio,
n. 99; cf. n. 100-102, t. n, a. 11, p. 177.
Ce sentiment fondamental peut ne pas être cons-
cient. Ibid., p. 171 ; Psicologia, t. ii, p. 419 sq. La cons-
cience d'ailleurs, pour Rosmini, n'est jamais spontanée ;
elle est toujours réfléchie. Pour que nous puissions la
connaître, il faut que l'esprit l'affirme, lui applique
l'idée de l'être, la perçoive intellectuellement: c intelletto
quegli che s'accorge délia sensazione. Cf. Teosofia, t. v,
p. 506. Le sentiment fondamental est, en somme, l'as-
pect et le mode constant sous lequel se manifeste le
moi total; il est purement subjectif et ne nous mani-
feste rien des réalités étrangères. Mais il est, par rap-
port à la sensibilité, ce qu'est l'idée de l'être indéter-
miné à l'égard de toutes les autres idées particulières :
il est une forme qui s'impose aux connaissances sen-
sibles. Jamais, d'ailleurs, il n'existe à l'état de vide :
sous les apports incessants de l'expérience, il se spécifie
et devient sentiment de contact, de chaleur, de telle
couleur, etc. Tutte le sensazioni speciali organiche ci
danno dei sentiti che non possono esser altro che modifi-
cazioni del sentimento fondamentale. Teosofia, t. v,
p. 32-33. Il fournit à l'esprit les matières particulières
sur lesquelles s'appliquera l'idée de l'être et d'où résul-
tera tout le développement de la connaissance empi-
rique. Sur tous ces points, on consultera avec profit, en
plus de G. Schwaiger, F. Palhoriès, Rosmini, p. 168-
187.
C'est par le sens fondamental que Rosmini explique
l'union de l'âme et du corps. L'âme est essentiellement
un sentiment; or, dans tout sentiment, le sujet sentant
et l'objet senti ne font qu'un : « leur union doit être de
même sorte que celle de la forme et de la matière. »
Cf. Psicologia, 1. 1, p. 148, n. 267; p. 138, n. 251. Ainsi
l'homme représente un seul et même être qui est, à la
fois, sentant et senti, et exprime ces deux états en
s'apparaissant à lui-même sous la forme d'âme et sous
celle de corps. Ibid., p. 139, n. 254.
4° Les réalités en soi. — ■ Rosmini prétend bien ne pas
s'arrêter au seuil des réalités. Tout l'esprit de sa philo-
sophie consiste précisément en cela que les choses en
soi sont, au fond, de même nature que les choses pen-
sées. L'ordre de la nature et celui de l'esprit coïncident
virtuellement : celui-ci représente l'être pensé par
l'homme; celui-là, l'être pensé par Dieu. Comme la
pensée humaine reproduit, à sa manière, finie et limi-
tée sans doute, mais cependant fidèle, la pensée divine,
on peut dans une certaine mesure se faire une idée dos
réalités en soi.
Voici, à ce sujet, le point de vue de Rosmini, point
de vue qu'il faut connaître, si l'on veut comprendre un
certain nombre des propositions que nous rapporterons
plus loin. Pour notre philosophe, l'être est absolu ou
relatif. L'être absolu se suffit à lui-même: il est néces-
saire. Rosmini l'appelle être complet. L'être relatif est
2925
ROSMINI. HISTOIRE DE LA CONDAMNATION
2926
contingent, car son existence se rattache à certaines
conditions sans lesquelles il est inconcevable. Rosmini
l'appelle être incomplet. L'être incomplet rentre dans
la catégorie du non-être, au sens où l'entendait Platon.
Mais, parmi les êtres contingents, certains sont doués
d'une existence relativement indépendante; ils cons-
tituent de véritables sujets, subsistant par soi; ils
psuvent être appelés relativement complets, tandis que
Dieu seul est l'être complet absolument. Mais il y a des
êtres incomplets absolument : ce sont les êtres qui, par
eux-mêmes, ne peuvent posséder aucune subsistence
réelle : « Une entité de cette sorte est comme en voie de
devenir; mais elle ne se complète et ne devient réelle-
ment possible que par l'addition d'un autre être sur
lequel elle s'appuie. » Psicologia, t. il, n. 133G, p. 320.
Cet être incomplet n'est pas réalité; il n'est pas non
plus néant; c'est « quelque chose de l'être », un quelque
chose « répondant à un concept de l'esprit ». Ibid.,
n. 1642, p. 505. C'est l'être pensé en dehors de sa rela-
tion essentielle avec notre sensibilité ou notre intelli-
gence; c'est, si l'on veut, un sentiment ou une pensée
en puissance. Ainsi l'espace et le temps qui n'ont
d'existence que dans et par le sujet auquel ils se rat-
tachent; ainsi les choses extérieures et toutes les qua-
lités dont elles nous paraissent accompagnées, car, en
dernière analyse, elles ne sont que l'ensemble de nos
représentations. Ainsi, « à prendre les choses à la
rigueur, il n'y a pas de monde extérieur à l'âme, car la
relation entre l'âme et la matière ne saurait s'exprimer
par ces expressions de dedans et de dehors ». Antropo-
logia, p. 189.
Gommînt, en de pareilles conditions, admettre
l'existence des réalités en soi? Notre esprit, déclare ici
Rosmini, nous y contraint, car « il ne peut rien conce-
voir qui ne soit un être ou dépendance d'un être ». Il
se trouve donc obligé d'admettre « une réalité pure qui
soutienne ontologiquement la réalité sentie ». Teosofia,
t. v, p. 433, a. 13. Il l'admet, mais ne peut rien nous
dire sur la nature de cette réalité pure, qu'il doit conce-
voir comme un « agent occulte », une cause inconnue
de nos sensations. Teosofia, t. v, p. 46. C'est cette force
inconnue que Rosmini appelle le principe corporel ou
encore le principe excitateur du sentiment. Psicologia,
t. il, n. 1355, p. 331. Le mot « principe corporel » ne
doit pas nous faire illusion; Rosmini l'appelle ainsi
parce qu'il a le pouvoir d'agir sur notre sensibilité.
Mais, en soi, ce principe ne saurait être conçu que
comme étant essentiellement spirituel. Et, puisque ces
forces spirituelles qui constituent ce qu'on appelle « les
réalités en soi » existent nécessairement et indépen-
damment de notre esprit, qu'elles ne sont d'ailleurs
intelligibles que par l'être et n'existent que par une
affirmation de l'esprit, « il faut conclure qu'antérieure-
ment à la pensée humaine, il existe une intelligence qui
pense simultanément les essences et les réalités finies ».
Teosofia, t. i, n. 446, p. 390.
Nous voici donc parvenus jusqu'à Dieu. L'origine
des choses se rattache étroitement à la formation de
l'idée de l'être dans l'intelligence divine. En soi, l'être
est indéterminé absolument et indéfiniment détermi-
nable. Cette détermination de l'être idéal est, pour
Rosmini, l'essence même de l'acte créateur.
En effet, dans les opérations ad extra, le premier acte
de l'intelligence divine est une abstraction par laquelle
Dieu considère son Verbe et crée le concept d'être
idéal et indéterminé. Puis il porte son attention sur les
modes finis que l'être indéterminé est susceptible de
recevoir : c'est là 1' « idéation » divine. Il imagine
ensuite les différentes formes dans lesquelles l'être peut
être concrète. Enfin, à côté de l'acte par lequel Dieu
abstrait la forme de l'être et imagine ses délimitations
particulières, Rosmini distingue une troisième opéra-
tion qui donne son complément à l'acte créateur : la j
« synthèse divine », qui réalise et fait passer les choses
conçues de l'ordre des possibles à celui des réalités
concrètes et actuelles. Cette réalisation est nécessaire
et découle de la nature même de Dieu. Rosmini ne
veut pas cependant que la création soit nécessaire.
Sans doute la réalisation concrète des choses suit
nécessairement leur conception dans l'intelligence
divine; mais l'acte par lequel il les conçoit reste émi-
nemment libre. Dieu engendre nécessairement le Verbe ;
mais c'est en pleine liberté qu'en cet objet absolu, il
sépare la forme de l'élément matériel. Teosofia, t. i,
p. 401, 402, 405.
La création est donc le résultat d'une synthèse que
Dieu opère entre l'être en général et les réalités pos-
sibles qu'il a imaginées. Dans toute créature, il y a un
élément positif, formel, qui est l'être universel, et un
élément matériel, négatif, la limitation que l'esprit
créateur impose à l'être indéterminé. Teosofia, t. i,
p. 396, n. 454. L'essence de l'acte créateur se résume
dans la synthèse de ces deux termes en Dieu.
Arrivés à ce point de notre exposé, une question se
pose naturellement à notre esprit. Quels sont les rap-
ports de ces limitations avec l'être indéterminé? La
réalité est-elle le développement interne de l'être ini-
tial, sorte de déroulement logique comme celui qu'a
conçu Hegel? Palhoriès, qui nous a servi de guide,
semble hésiter à rapprocher la conception du philo-
sophe italien de celle du philosophe allemand. Et
cependant l'identification réelle de toutes choses dans
le Verbe paraît devoir conduire logiquement Rosmini
au panthéisme. Tout en notant le danger réel de cette
position, Palhoriès rappelle que Rosmini était trop
chrétien « pour ne pas voir à ses pieds l'abîme du pan-
théisme où le mouvement de sa pensée le conduisait
tout naturellement ». Op. cit., p. 244. Pour se dégager,
Rosmini utilisera la distinction, dont il nous entretient
si souvent, entre l'être idéal et le Verbe de Dieu.
Peut-être serait-il plus exact d'établir une discrimi-
nation entre les premières œuvres de Rosmini et la
Teosofia, dont l'auteur n'a pu revoir définitivement le
texte et où l'influence de Hegel serait plus marquée.
Cf. R. Falckehberg, op. cit., p. 488.
Cet exposé philosophique était indispensable pour
faire mieux comprendre la portée exacte des quarante
propositions dont l'examen va suivre. Le bref com-
mentaire dont sera accompagné le texte des pro-
positions ajoutera encore quelques éclaircissements
utiles. Nous laissons systématiquement de côté l'ex-
posé des idées morales et politiques de Rosmini;
elles débordent le cadrj de cet article. Voir dans
Palhoriès, op. cit., la troisième partie (p. 259-341) qui
leur est consacrée.
III. Lks quarante propositions condamnées. — ■
1° Les attaques sous Grégoire XVI et Pie IX. — Il est
nécessaire d'indiquer les différentes attaques dont Ros-
mini fut l'objet de son vivant, afin de mieux com-
prendre la portée de la condamnation promulguée sous
Léon XIII et que l'on trouvera dans Denz. Rannw.,
n. 1891-1930.
Dès 1831, une opposition se forma contre les pre-
miers écrits de Rosmini, dont plusieurs écrivains de la
Compagnie de Jésus suspectèrent l'orthodoxie. Sans
doute, plusieurs jésuites éminents, notamment le
P. Roothan, alors général, écrivaient à Rosmini des
lettres élogieuses sur certains aspects de sa doctrine.
Voir ces lettres dans W. Lockhart, Vie d'Antonio Ros-
mini-Serbati, trad. M. Segond, Paris, 1889, p. 182-184.
Le pape Grégoire XVI fit même adresser à Rosmini un
bref fort élogieux, dans lequel il aurait ajouté de sa
propre main des qualificatifs précieux pour Rosmini :
virum excellenti acprsestanti ingenio prœditum, egregiis
animi dotibus ornatum, rerum divinarum atque huma-
norum scieniia summopere illustrem... Lettres apost< -
2927
ROSMINI. HISTOIRE DE LA CONDAMNATION
2928
liques In sublimis militantis Ecclesise, 29 septembre
is:ii». Voir le texte dans Trullet, Examen des doctrines
de Rosmini, trad. Sylvestre de Sacy, Paris, 1893, p. 289,
ou F.-X. Krauss, Essags, t. iv, Antonio Rosmini, lier-
lin, 1890, p, 152. D'autres membres de la Compagnie
publièrent en 1811 un livre anonyme intitulé Eusebio
cristiano, incriminant Rosmini sur sa conception du
péché originel. La controverse s 'étant engagée, Gré-
goire XVI lit examiner, en 1813, les écrits des deux
partis et silence fut imposé aux adversaires. \V. Lock-
hart. op. cit.. p. 522.
La mise à l'Index du projet de Constitution (ita-
lienne) selon la justice sociale et des Cinq plaies fut le
point <le départ de nouvelles attaques. Bien que Ros-
mini déclare avoir appris « que la prohibition ne porte
sur aucune proposition condamnable au point de vue
théologique, mais qu'elle vient de ce que ces deux écrits
ont été jugés inopportuns » (lettre à Leonardo Ros-
mini, son cousin; cf. Lockhart, p. 289), l'école opposée
aux doctrines rosminiennes prétendait que les deux
opuscules avaient été condamnés « parce qu'ils conte-
naient des opinions hérétiques, et qu'on le verrait bien
par la prompte condamnation de tous les écrits de
l'auteur ». W. Lockhart, p. 524. On mit en circulation
un pamphlet intitulé Apostilles, contenant 327 censures
doctrinales relatives à des propositions extraites des
ouvrages de Rosmini. Les accusations contenues dans
les Apostilles furent bientôt appuyées par un ouvrage
anonyme en deux volumes, signé du pseudonyme Prête
liologne.se. Pie IX, qui avait déjà reçu à Gaètc une
demande formelle de condamner les ouvrages de Ros-
mini et venait d'être rétabli à Rome, résolut de sou-
mettre les ouvrages incriminés à un examen sérieux et
impartial. L'examen, commencé en mars 1851, dura
trois ans. La congrégation spéciale qui en était chargée
termina par la sentence de Dimillantur, c'est-à-dire
d'acquittement. Le pape, en promulguant cette sen-
tence, imposa l'injonction du silence, défendant de
renouveler les mêmes accusations. Mais, dans la suite,
plusieurs journaux ou revues, notamment la Civiltà
caltolica, VOsservatore romano, VOsservatore cattolico,
ayant insinué que la sentence laissait seulement la
cause en suspens et les attaques se renouvelant sans
cesse contre l'orthodoxie de Rosmini, le préfet de
l'Index, cardinal di Luca, fit publier par le Maître du
Sacré-Palais, le P. Vincenzo Gatti, une communication
officielle, en date du 20 juin 1870, dans VOsservatore
romano. Eu voici la filiale : « Sans doute, il ne s'ensuit
pas qu'il ne soit pas permis de rejeter le système philo-
sophique de Rosmini ou la manière dont il explique
certaines vérités, et de réfuter ses opinions dans les
écoles; mais de ce qu'on n'est pas d'accord avec lui sur
la manière d'expliquer certaines vérités, il n'est pas
permis de conclure que Rosmini a nié ces vérités: il
n'est pas licite, non plus, d'infliger une censure théo-
logique aux doctrines qu'il a soutenues dans celles de
ses œuvres que la Sacrée Congrégation de l'Index a exa-
minées et déclarées exemptes de toute censure et
contre lesquelles le Saint-Père interdit d'élever àl'ave-
nir de nouvelles accusations. » L.' Osservatorc cattolico
publia, le 1er juillet, une note de regret d'avoir mal
interprété la formule Dimittanlur. Mais la Civiltà cat-
tolica fut dispensée de toute rétractation. YV. Lockhart,
p. 535-539.
Les attaques ne devaient pas cesser pour autant.
Entre temps, en effet, la Sacrée Congrégation de l'In-
dex avait publié deux déclarations. La première, en
date du 21 juillet 1881), spécifiait que la formule Dimit-
tanlur signifiait simplement : opus quod dimittitur non
prohibera La seconde, en dale (lu 5 décembre 1881,
décidait qu'un livre renvoyé (dimissum ) ou non prohi-
bé n'était pas pour autant déclaré exempt d'erreur cl
qu'on pouvait encore l'attaquer au point de vue phi-
losophique ou théologique sans encourir la note de
témérité.
En octobre 1885, la Civiltà caltolica résumait ses
accusations en une phrase nette et concise : « Rosmini
est un janséniste en théologie, un panthéiste en philo-
sophie, un libéral en politique. »
Léon XIII qui, dans L'intérêt général, avait demandé
aux « journalistes catholiques de s'abstenir entière-
ment de discuter ces questions », Lettre aux archevêques
de Lombardie et de Piémont, janvier 1882, devait faire
reprendre l'examen des doctrines rosminiennes. Plu-
sieurs raisons militaient en faveur de ce nouvel exa-
men. Tout d'abord les raisons d'opportunité et le
ménagement dû à la personne de Rosmini, fondateur
d'ordres, n'existaient pluscomme sous Pie IX. Ensuite,
ainsi que le fait remarquer le début du décret Posl obi-
tum, les doctrines dénoncées et condamnées sont
extraites d'ouvrages posthumes, sur lesquels n'avaient
pu porter les premières dénonciations. Enfin, les pro-
positions reconnues « non conformes à la vérité catho-
lique i contiennent «des chefs de doctrine «qui se trou-
vaient seulement en germe dans les premiers ouvrages
de l'auteur, mais qui se sont développés et expliqués
plus clairement. Faut-il ajouter que les défenseurs de
Rosmini avaient singulièrement exagéré en présentant
ses doctrines philosophiques et théologiques comme
l'expression authentique de la doctrine de saint Tho-
mas? Voir, en ce sens, W. Lockhart, op. cit., c. i.i;
A. Trullet, Examen des doctrines de Rosmini, trad. Syl-
vestre de Sacy, Paris, 1893, surtout du c. iv à la fin
(Parère intorno aile dottrine ed aile opère deV abbutc
Rosmini, Rome, 1854). Les meilleurs esprits pouvaici.t
être troublés par des affirmations aussi audacieuses.
2° Le décret « Post obitum » et les quarante propositions
rosminiennes réprouvées. — Le décret est du mercredi
14 décembre 1887. Il signale deux catégories de tra-
vaux suscités par la publication des ouvrages pos-
thumes de Rosmini : d'abord, des études philoso-
phiques et théologiques de docteurs privés; ensuite des
études faites par des membres de l'épiscopat lui-même.
Les unes et les autres ont abouti à la dénonciation d'un
certain nombre de propositions au Saint-Siège. Ces
mêmes études ont été accompagnées de longues et
vives polémiques auxquelles il fallait également que
Rome mît enfin un terme.
Les quarante propositions sont proscrites, condam-
nées et réprouvées dans le sens de l'auteur, c'est-à-dire
dans le sens de son système, de sa doctrine, en un mot,
dans leur sens objectif, sans qu'il y ait lieu ni utilité
de se préoccuper du sens subjectif et des intentions de
Rosmini. Dans cette condamnation, le Saint-Office a
agi comme inquisition universelle et son décret s'adresse
à l'Église entière. Enfin, par une clause remarquable et
très défavorable à la réputation des autres ouvrages de
Rosmini, le décret du Saint-Office défend absolument
de conclure, du silence qu'il garde au sujet des autres
doctrines rosminiennes, à une approbation tacite ou
implicite qui leur en reviendrait. Voir le texte du dé-
cret dans Rosminianarum propositionum quas S. R. U.
Inquisilio... reprobavit, proscripsit, damnavit trutina
theologica, Rome, 1892, appendix, p. 127-428; cf. J. Di-
diot, La fin du rosminianisrne. dans Revue des sciences
ecclésiastiques, 1888, p. 401-402.
Des quarante propositions condamnées, les vingt-
quatre premières sont d'ordre plutôt philosophiques,
les seize dernières sont d'ordre strictement théologique.
Nous indiquerons pour chacune d'elles : t. le texte ita-
lien original avec la référence aux (cuvres de Rosmini,
ce texte étant fréquemment plus développé que le
résumé qu'en a fait le Saint-Office; 2. le texte latin du
Saint-Office juxtaposé à la traduction française. Un
bref comment aire, dont les idées essentielles sont em-
pruntés à l'Examen théologique (Trutina theologica)
2929
ROSMINI. PROPOSITIONS CONDAMNÉES, Irc SECTION
2930
édit. par la typographie vaticane, 1892, indiquera les
raisons vraisemblables de la condamnation.
Nous adoptons les divisions de la Trulina, qui par-
tage les quarante propositions en onze sections : 1. De
la voie naturelle de la connaissance de Dieu, c'est-à-
dire de l'ontologisme rosminien; 2. De la constitution
et de la nature intime des choses créées, c'est-à-dire du
panthéisme rosminien; 3. De la création; 4. De l'âme
humaine; 5. Du très auguste mystère de la sainte Tri-
nité; 6. Du mystère de la divine incarnation et du ca-
ractère baptismal; 7. Du très saint sacrement de l'eu-
charistie; 8. Du péché originel, et de l'immaculée
conception de la bienheureuse Vierge ; 9. De la justifi-
cation; 10. De l'ordre surnaturel; 11. De l'objet de la
vision intuitive.
zre section. — De la voie naturelle de la connaissance
de Dieu, c'est-à-dire de l'ontologisme rosminien.
1. Nella sfera del crealo si manifesta immediatamenie ail'
umano inlellelto qualche cosa di divino in se stesso, cioè taie
■cfte alla divina natura appartenga (Teosofia, vol. IV, n. 2,
p. 6).
In ordine rerum creatarum Dans l'ordre des choses
immédiate manifeslatur nu- créées se manifeste immédia-
mano intellectui aliquid divini tement à l'esprit humain
in seipso, hujusmodi nempe quelque chose de divin en
quod ad divinam nalunim per- soi, qui par son essence ap-
iineat. partient a la divine nature.
Il suffit de se reporter au résumé proposé plus haut
des principes philosophiques de Hosmini pour com-
prendre comment cette proposition se rattache au fon-
dement de tout le système : l'unité, universelle et
absolue, de l'être en toutes choses. Or, affirme ici Ros-
mini, la connaissance naturelle que nous pouvons avoir
des choses créées est.cn réalité, la connaissance' de cet
être universel et absolu, qui appartient par lui-même
à la nature divine. Dans la pensée de Hosmini. il ne
s'agit pas d'une connaissance intuitive de Dieu : la
visione dell' esserc è una visione di qualche cosa di divino,
ma non di Dio stesso, et il en ajoute immédiatement la
raison : perché a veder Dio, è necessario vedere tutto che
gli è essenziale {Teosofia, t. m, p. 115). Car, pour lui. la
connaissance intuitive implique qu'on voie tout ce qui
est essentiel à Dieu. Or, l'être que nous percevons n'est
pas ce tout, mais simplement quelque chose de Dieu,
un' appartenenza di Dio.
Mais comment admettre logiquement pareille dis-
tinction? Comme le fait observer le commentaire de la
Trulina, il est impossible de voir immédiatement
•quelque chose d'essentiel à Dieu, sans voir Dieu lui-
même et Dieu tout entier, tout comme il est impossible
que quelque chose soit en Dieu qui ne soit pas Dieu.
N. 8, p. 10.
Au point de vue théologique, deux conclusions héré-
tiques pourraient être tirées de l'assertion rosminienne :
a) l'ordre surnaturel, même dans son complet dévelop-
pement, la vision béatifique, ne différerait pas essen-
tiellement de l'ordre naturel; b) l'ordre des choses
créées renfermerait quelque chose de formellement
divin. La première conclusion ruinerait le dogme de la
grâce; la deuxième conduirait au panthéisme. Cf. J. Di-
•diot, op. cit., p. 403-404.
2. Dicendo il divino nella natura, non prendo questu parola
divino a siqni/icare un effello non divino di una causa divina.
Per la stessa ragione non è miu intenzioiie di parlare di un'
divino, che sia laie per parlicipazione (Ibid.).
Cum divinum dicimus in Quand nous parlons du di-
natura, vocabulum istutl • di- vin dans la nature, ce mot
vinum » non usurpamus ad « divin » n'est pas pris par
significandum effectuai non nous pour signifier un effet
divinum causa' divina'; neque non divin d'une cause divine
mens nobis est loqui de divino et ce n'est pas notre idée de
quodam, quod taie sit per par- parler de quelque chose qui
.ticipationem. serait divin par participât ion.
Cette proposition ne fait que rendre plus clair le sens
de la première. Elle est d'ailleurs extraite du même
passage de la Teosofia. Le divin qui se manifeste à
notre intelligence n'est pas divin parce qu'effet d'une
cause divine ou divin par participation, mais divin
formellement, par essence. A signaler ici une interpré-
tation, évidemment fausse, de la pensée rosminienne
par un des admirateurs du philosophe italien. L'ex-
pression per participalionem viserait la participation
du divin par la grâce sanctifiante. Échappatoire sans
portée réelle et exclue par lecontexte mêmede Rosmini,
dans ce c. i, Del divino nella natura. Teosofia, t. iv, n. 1 .
Cf. Aile quaranta liosminiane proposizioni... note secre-
tamenle sotloposte al giudizio... dei Maestri di verilà...
nella Chiesa sanla di HcsàCristo, Milan, 1888; Trutina,
n. 9-10 et p. 12, note 1. Ontologisme et menace de
panthéisme. J. Didiol, op. cil., p. 404.
3. Vi è dunque nella natura dell'universo, cioè nelle intel-
liqcnze che sono in esso, qualche cosa a cui conviene la deno-
minazione di divino, non in senso figuralo, ma in senso pro~
prio (Teosofia, t. iv, Del divino nella natura, n. 15, p. 18 . —
E una... attualità indistinla dal resta dell'attualità divina,
indivisibih m se divicllilî per astra :ionk mentale ( T&tscfin
t. ni, n. 1423, p. 344).
In natura igitur universi. Dans la nature de l'uni-
idesl in intelligenliis qiuc in vers, c'est-à-dire dans les in-
ipso sunt, aliquid est, cui con- telligences qui en font partie,
venit denominatio divini non ily a quelque choseà qui con-
senti! fiqurato sed proprio. Est vient la dénomination de di-
actnalitas non distincta a re- vin, prise au sens non pas ti-
liquo actualitulis dii inse, guré, mais propre. C'est une
actualité qui n'est pas dis-
tincte du reste de l'actualité
divine.
Les partisans de Rosmini ont voulu défendre l'or-
thodoxie de cette proposition. L'auteur anonyme d'un
opuscule paru à Florence, en 1888, a signalé tout d'a-
bord que le texte original italien était pris en deux
volumes différents, avec des centaines de |>ages inter-
médiaires entre les deux passages rapprochés, ce qui
risquait de fausser la pensée de Hosmini en supprimant
le contexte. Ragioni délia condannu falta dal S. U/fizio
délie cosi dette XL proposizioni di Antonio Jiosmini
esposte dal Teologo F. (.'. I)., p. 14, 15. La juxtaposition
des deux textes montre au contraire la parfaite conti-
nuité de la pensée rosminienne. C'est le même sujet
dont il est question dans le premier texte qui se re-
trouve, sous-entendu, dans le second. Le rapproche-
ment fait par le Saint-Office est donc légitime.
La défense de Rosmini s'appuie ici sur la distinction
indiquée dans le commentaire de la proposition 1, et
par laquelle les rosminiens pensent échapper au re-
proche (l'ontologisme. Le divin, disent-ils, que notre
intelligence saisit, est un divin, non au sens figuré, mais
au sens propre; ce sens propre toutefois « n'est pas
propre absolument, pleinement et ne fait pas de ce
divin quelque chose de parfaitement identique à Dieu »,
non in senso proprio assolutamenle, ossia in senso pieno
cosi da essere perfelto sinonimo con Dio. Opusc. Aile
quaranta... Il ne s'agirait, suivant la distinction fonda-
mentale de la philosophie rosminienne, que de l'être
idéal divin, identique sans doute objectivement avec
son être réel, puisque Dieu est indivisiblement l'être
réel-idéal, mais divisible de cet être réel par abstraction
mentale. Non si puà dire con esattezza, écrit expressé-
ment Rosmini, che noi veggiamo Dio — ■ l'essenza di-
vina — nella vila présente; perciocchè Dio non è solo
l' essere idéale, ma indislinguibilimenle reale-ideale. Il
rinnuovamento delta filosofia, c. xlii.
Remarquons — et ceci complique singulièrement la
difficulté, et ajoute à l'obscurité de la doctrine ros-
minienne — que l'abstraction mentale qui sépare
l'être idéal divin et l'être idéal-réel. Dieu, est le fait de
l'intelligence divine elle-même divisant pour ainsi dire
2931
ROSMINI. l'Hdl'OSITIONS CONDAMNÉES, Irc SECTION
2932
l'être considéré initialement cl l'être considéré dans
son terme : acte d'intelligence, écrit Rosmini, col quale
neW essere assolulo dislinse l'inizio dal termine, e vide
quello separato da questo. Sans doute cette sépara-
t ion n'est pas réelle, mais elle est le résultat de l'abs-
traction mentale. Teosofia, t. i, p. 401.
Qu'est-ce que cet être initial? Pure existence, ré-
pond parfois Rosmini : II che è quarto dire corne pura
tsislenza, è egualmenle inizio di Dio e délie créature.
Teosofia, t. i, p. 230. Être purement intelligible et
dénué de toute subsistance, dit ailleurs Rosmini.
Cf. prop. 38. Cette seconde interprétation est la plus
fréquemment présentée par les rosminiens. Cf. Aile
quaranla proposizioni..., p. 8, ou encore Alla Civillù
Cattolica, riposta di un Prelalo romano, Rome, 1889,
p. 39.
Au point de vue philosophique, ces deux explications
aboutissent pour Rosmini à des contradictions. Si
l'être que l'intelligence saisit est l'être divin dans son
existence, nous ne pouvons que voir Dieu lui-même :
in Deo non est aliud essenlia vel quiddilas, quam suum
esse. S. Thomas, Conl. genl., 1. I, c. xxn. Si l'être que
l'intelligence saisit est simplement l'être divin intelli-
gible, alors ce n'est plus l'être divin par essence, mais
bien l'idée que nous nous en formons en partant des
créatures. Les deux solutions sont en contradiction
avec la thèse générale de Rosmini, Trutina, n. 11-16,
p. 13-20.
Au point de vue théologique, les dangers signalés
dans les deux premières propositions ne font que s'ac-
centuer : l'ontologisme qui conduirait à méconnaître
la distinction radicale de la connaissance naturelle de
Dieu par le raisonnement et l'abstraction et de la
connaissance surnaturelle de Dieu par l'intuition de la
vision béatifique; le panthéisme : « Les intelligences
Unies sont actuées par une actualité divine; il ne fau-
drait pas un grand clïort pour en conclure qu'elles sont
elles-mêmes actuellement divines. » J. Didiot, op. cit.,
p. 404-405.
t. L'essere indeterminato (essere idéale), il quale <l indubi-
tamente palese a tulle le intelligenze (è quel divino che) si
manifesta all'uomonellanatura (Teosofia, t. iv,n. 5 et 6, p. 8).
Esse indeterminalum, quod L'être indéterminé, qui
lirocul dubio notum est omni- sans aucun doute est celui-là
bus intelligentiis, est divinum même que toute intelligence
illud quod homini in natura connaît, est cet être divin
mantfestatur, manifesté à l'homme dans la
nature.
Sur 1' « être indéterminé » qui se présente tout d'a-
bord à l'intelligence, on pourrait trouver, en saint
Thomas, des textes se rapprochant des formules ros-
rniniennes. Cf. Sum. theol., Ia, q. lxxxv, a. 3, ad lum;
In /™ Sent., dist. VIII, q. i, a. 3. Mais, tandis que l'être
indéterminé, universel, dont parle saint Thomas, est
un concept qui peut recevoir, qui doit recevoir des
déterminations nouvelles selon les applications qu'on
en fait aux diverses réalités, cf. dont, gent., 1. I,
c. xxvi, l'être sans détermination et universel dont
parle Rosmini n'est pas susceptible de recevoir les
limites, les précisions nécessaires pour convenir à
telles ou telles réalités précises : c'est l'être dans sa
plénitude de perfection qui se confond en réalité avec
l'être divin; qualenus ipsius essendi plenitudo nullis
limilibus circumscribitur, explique pertinemment la
Trutina theologica, n. 21, p. 24. Sans doute, Rosmini et
ses disciples invoqueront ici encore la distinction entre
l'être idéal et initial, et l'être réel-idéal considéré dans
son terme. Mais nous avons vu qu'il n'y a pas de diffé-
rence essentielle entre l'un et l'autre. L'analyse des
propositions 9, 10, 11, nous le fera voir plus clairement
encore. Logiquement, c'est encore au panthéisme qu'il
faut ici aboutir. Il y a confusion entre l'être universel
qui est au fond de tous nos concepts et l'actualité
divine. « Au panthéisme idéologique s'associe le pan-
théisme cosmique. » J. Didiot, op. cit., p. 405.
5. L'essere intuito dall'iromo deve necessariamente essere
qualche cosa d'un ente necessario ed elerno, causa créante, dé-
terminante et finiente di lulli gli enti contingenti : e questo è
Dio (Teosofia, t. i, n. 298, p. 211).
6. NeW uno (essere che prescinde dalle créature e da Dio, c
che è l'essere indeterminato) e neW allro essere (che non è
più indeterminato, ma Dio stesso, essere assolulo) c'è la stessa
essenza (Teosofia, t. n, n. 848, p. 150'.
Esse quod homo intuetur L'être, objet de l'intuition
necesse est ut sit aliquid eniis humaine, doit être nécessai-
necessarii et œlerni, causée rement quelque chose de
creantis, delerminantis ac fi- l'être nécessaire, éternel,
nientis omnium entium con- créateur, cause déterminante
tingentium; atque hoc est et finale de tous les êtres
Deus. contingents, c'est-à-dire de
Dieu même.
In esse quod prœscindit a Dans l'être [universel] qui
creaturis et a Deo quod est esse fait abstraction des créatures
indeterminalum, atque in Deo et de Dieu, c'est-à-dire dans
esse non indeterminato sed ab- l'être indéterminé, il y a la
soluto, eadem est essenlia. même essence qu'en Dieu,
être déterminé et absolu.
Ces deux propositions peuvent être jointes, car elles
ne font, l'une et l'autre, que reprendre, en les affirmant
avec des nuances nouvelles, les précédentes assertions.
Dans la proposition 5, l'identification de l'être trans-
cendantal des logiciens avec l'être divin lui-même,
s'affirme plus audacieusement. Cet être, objet de notre
intuition, est nécessairement quelque chose de l'être
nécessaire, éternel, créateur, cause déterminante et
finale de tous les êtres contingents, c'est-à-dire quel-
que chose de Dieu lui-même. C'est du pur ontologisme.
Et cette conclusion reçoit une confirmation delà pro-
position suivante. On y affirme, en effet, que l'être
transccndantal, indéterminé, qui convient aussi bien
à Dieu qu'à la créature, tout en faisant abstraction de
l'un et de l'autre, a réellement une essence qui n'est
pas simplement logique et abstraite : c'est la même
essence que l'essence de Dieu, l'être absolu et déter-
miné.
Étant donnée cette identification, comment peut-on
encore logiquement admettre une distinction entre
Dieu et le monde? D'autre part, comment discriminer
la vision béatifique de la connaissance naturelle de
Dieu? On le voit, avec ces deux nouvelles propositions,
identiques quant au sens et presque dans la forme,
nous nous enfonçons toujours plus avant dans l'équi-
voque foncière du rosminianisme. Cf. Trutina, n. 22-
24, p. 26-29; J. Didiot, p. 406-407.
7. L'essere indeterminato delta intuizione... l'essere iniziale
... è qualche cosa del Verbo, che ella (la mente del Padre) dis-
lingue non realmente, ma secondo la ragione, dal Verbo (Teo-
sofia, t. n, n. 848, p. 150; t. i, n. 490, p. 445).
Esse indeterminalum inlui- L'être indéterminé de l'in-
tionis, esse initiale, est aliquid tuition, l'être initial, est quel-
Verbi, quod mens Patris dis- que chose du Verbe, que l'in-
linguil non realiler sed secun- telligcnce du Père distingue
dum rationem a Verbo. du Verbe, non réellement,
mais en raison.
Cette proposition paraît d'autant plus intéressante
qu'elle semble vouloir donner l'ultime raison de la
distinction si souvent apportée par Rosmini entre la
« réalité » et 1' « idéalité », ces deux formes primordiales
de l'être. Cf. // rinnuovamento délia ftlosofta. C. xlii.
L'être idéal, qui renferme en lui-même toutes les idées
divines, archétypes des réalités créées ou créables,est
pensé par Dieu dans le Verbe avec lequel ces idées
s'identifient réellement. Elles s'en distinguent cepen-
dant, selon la raison, en tant que l'intelligence du Père
les conçoit par abstraction selon leur être idéal. Ainsi,
nous en revenons encore à la disti iction par laquelle
les rosminiens estiment pouvoir laver leur maître du
21)33
ROSMINI. PROPOSITIONS CONDAMNÉES, Ile SECTION
293'
reproche d'ontologisme. En saisissant l'être idéal,
notre esprit, tout en atteignant quelque chose de divin,
n'atteint pas Dieu lui-même. Contradiction dans les
termes et dont, longtemps d'avance, saint Thomas a
fourni la réfutation dans De veritate, q. xn, a. (i.
Cf. Trutina, n. 25-32.
Au point de vue théologique, cette septième propo-
sition est inadmissible, car elle semble admettre une
certaine composition dans l'être du Verbe et présenter
le Verbe, par cet élément initial qui est en lui, comme
l'objet naturel de l'intuition humaine. Enfin, les dis-
tinctions de raison qu'on suppose faites par l'intelli-
gence du Père ne répondent à rien qui soit théologique-
ment concevable en Dieu.
IIe section. — De la constitution et de la nature
intime des choses créées, c'est-à-dire du panthéisme ros-
minien.
8. Gli enti finiti che compongono il mondo risultano da due
elementi,cioi dal termine reale ftnilo, e dall' essere iniziale, che
dà a questo termine la forma di ente (Teosofia, t. i, n. -454,
1». 306).
Eniia flnila, quibus com- Les êtres finis, dont se
ponitur mandas, résultant ex compose le monde, résultent
duobus elementis, id est ex ter- d'un double élément, c'est-à-
mino retdi flnito et esse ini- dire d'un terme réel liui et de
tiali, quod ciilrm termini) tri- l'être initial, qui confère à ce
buit formant entis. terme la forme d'être.
D'après la doctrine même de Rosmini et de ses
disciples, l'être initial, qui est l'être universel, est le
même qui se retrouve sous les différents aspects des
réalités : aussi Rosmini et ses disciples l'appellent-ils
être virtuel. Voir prop. 10; cf. Aile quaranta proposi-
zioni..., p. 12. Mais cet être est essentiellement quelque
chose de divin. La présente proposition revient donc à
proclamer que Dieu lui-même, ou le Verbe, donne aux
termes finis et réels du monde la forme d'être. Dieu ou
le Verbe, forme intrinsèque et constitutive de tout être
fini! ("est le pur panthéisme. Voir, dans saint Thomas.
pa réfutation d'une erreur, formulée en termes ana-
logues. Cont. gent., 1. 1, c. xxvi.
9. L' essere oggetlo dell' intaito... è l'alto iniziale di tutti gli
enti (Teosofia, t. in, n. 1235, p. 73). — L'essere iniziale dunque
è inizio tanto dello seibile qaanto del sussistente...è eguulmcnte
inizio di Lio, corne da noi si concepisce, e délie créature ( Teo-
sofia, t. i, n. 287, p. 229; n. 288, p. 230).
Esse, objectant intuitionis,
est nctus initialis omnium en-
tium. — Esse initiale est ini-
tiant tamcognoscibiliumquam
subsistentium; est ptiriler ini-
tiant l!ei, liront tt ttobis eitnci-
pitar, et creaturarum.
L'être qui est objet d'intui-
tion est l'acte initial de tous
les êtres. — L'être initial est
à l'origine tant des connais-
sablés que des subsistants; il
est pareillement à l'origine de
Dieu — du moins tel que
nous le concevons — et des
créatures.
On remarquera qu'ici encore le Saint-Office a puisé
la proposition répréhensible en deux passages diffé-
rents de la Teosofia. Mais, dans les deux endroits,
l'idée est la même et la juxtaposition des textes ne fait
que mettre en relief la véritable pensée de Rosmini.
Cette pensée est claire, sauf dans la restriction apposée
prout a no bis concipitur. Rosmini veut sans doute par
là distinguer en Dieu l'idéalité de la réalité : c'est, nous
le savons, la distinction subtile par laquelle il pense
échapper à tout reproche d'hétérodoxie. Quoi qu'il en
soit, l'être initial de toutes choses, objet de notre intui-
tion, est quelque chose de divin, quelque chose du
Verbe (voir prop. 7), essentiellement identique au
Verbe. Ici encore, et de toute évidence, relent de pan-
théisme.
10. L'essere virtuale et senza termini (Divino in se stesso,
appartenenza di VioJ è ta prima e la più semplice délie enlild
per cosi falto modo che qualunque altra enlità è composta, e Ira
i suoi eomponenti c' è l'essere virluale sempre e necessaria-
DICT. DE THÉOL. CATHOL.
mente. — L'essere virluale è porte essenziale di tulle affatto le
entità, per quantunque col pensiero si dividano {Teosofia, t. i,
p. 221; n. 281, p. 223).
Esse virtuale et sine Umi- L'être virtuel et sans limite
tibus est prima a: cimpltcis- est la première et li plus sim-
sima omnium entitatum, adeo pie de toutes les entités; ainsi
ut quœlibet alia entitas sit toute autre e itité est com-
composita, et inler ipsias com- posée et l'être virtuel est tou-
ponentia semper et necessario jours et nécessairement l'un
.sit esse virtuale. Est purs essen- des composants. Cet être vir-
tialis omnium omnino entita- tuel est partie essentielle, de
1 uni, iitut cogitatione dioidan- toutes les entités sans excep-
tur. tion, quelles que soient les
divisions qu'y apporte notre
pensée.
Cette proposition ne l'ait que confirmer l'erreur rele-
vée dans les précédentes en attribuant à l'être initial
de nouvelles qualifications. L'être initial est l'être
virtuel, capable de tout devenir. Il est la plus simple de
toutes les entités, mais il en est aussi la première; de
telle sorte qu'il entre toujours et nécessairement comme
l'un des éléments composant n'importe quelle entité.
Or, nous savons que cette réalité très simple, cet être
virtuel est quelque chose d'essentiellement divin. La
raison pourra le distinguer d'avec les entités dont il
fait partie, ce ne sera qu'une distinction logique. Il se
trouve en toutes, partie essentielle de toutes. C'est
toujours, au point de vue théologique, l'affirmation
d'une sorte de panthéisme qui est ici à réprouver.
11. La quiddità (ciô ehe una cosa è) dell' eitte finito non è
costituita da ci:: : he egh ha di positive ma dai suoi limih La
(inidditù dell' ente in finito è costituita doit' entità cd è positiva;
e la quiddità dell' ente finito è costituita dtti limiti dell' entità,
vd è négation {Teosofia, t. r, n. 720, p. 708-709),
Quidditas (id quod res est)
entis finiti non constituitur eo
quod habel posilivi, sed suis
limitibus. Quidditas entis in-
finiti constituitur entiiate, et
est positiva: quidditas vero
entis finiti constituitur limi-
tibus eniitatis, et est negaliva.
La quiddité (ce qu'est ta
chose) de l'être Uni n'est pas
constituée par ce qu'il con-
tient de positif, mais par ses
limites. La quiddité de l'être
infini est constituée par son
entité, et elle est positive; la
quiddité de l'être fini est
constituée par les limites de
son entité et est négative.
Pour comprendre la réprobation de cette proposition
qui, au premier abord, semble ne renfermer qu'une
contradiction philosophique, i) faut se reporter à l'en-
semble du système rosminien,tel qu'il a été exposé plus
haut, à propos de la synthèse opérée par Dieu dans
l'acte créateur. Voir col. 2925. Les êtres particuliers ne
se différencient entre eux que parce qu'ils comportent,
chacun dans son individualité ou son espèce, des limi-
tations de l'être indéterminé et général qui, dans son
« idéalité » s'identifie à Dieu. Pour Rosmini, l'être indé-
terminé, voilà le fond de toutes choses, fond commun
et toujours identique, l'êv era tcoXXwv dont parle
Platon. On se reportera au commentaire des proposi-
tions 7, 9, 10. Le Saint-Office, en réprouvant cette
proposition, y a vu comme une atteinte indirecte aux
définitions du concile du Vatican contre le panthéisme.
De fide culholica, t. i, can. 4, Denz.-Bannw., n. 1804.
Cf. Trutina, n. 68-70. J. Didiot a fort exactement pré-
cisé le danger de cette prop. 11 : « Comment le fini se
distingue-t-il réellement de l'infini? Par la limite, par
le négatif. Le fini, comme tel, n'est donc rien; il n'est
rien dans sa quiddité, mais il est quelque chose dans
son entité; il est Dieu. » Op. cit., p. 411.
12. La realilà finita non è, ma egli (Dio) la fa essere coll'
aggiungere alla reulità infinita la limilazione {Teosofia, t. i,
n. 681, p. 658). — L'essere iniziale... diventa l'essenza di ogni
ente reale (ibid., t. i, n. 458, p. 399). — L'essere che allua le
nature finite, a questo congiunto, essendo reciso da Dio {ibid.,
t. m, n. 1425, p. 340).
T.
X1IÎ.
93.
2935 ROSMINI. PROPOSITIONS CONDAMNÉES, 1 1 le SECTION 2936
Finita realilas non est, sed La réalité finie n'existe
Deus facii eam esse addenda pas; mais Dieu la r;iii exister
infinilaerealilztiliiTiitatijnem. en ajsutanl une limitation à
Esse initiale fit esseniia. omnis la réalité infinie. L'être ini-
enlis realis. Hs.sc quoi aciual Haï devienl ( :> in si > l'essence
ihiiiims finilas, ipùs con- de tout être réel. L'être qui
functum,estrecisumaDeo. actue les natures finies aux-
quelles il est joint, est pris de
Dieu.
Nous n'aurions pas séparé cette proposition de la
précédente — leur signification respective étant iden
tique - si l'auteur anonyme de l'opuscule Aile qua-
rante proposizioni, n'avait fait à son sujet quelqu !S
instances appelant une mise au point particulière. Tout
en concédant que la première partie de la proposi-
tion 12 semble « fausse » et « blasphématoire », si elle
est prise à la lettre, il insiste sur la nécessité de la rap-
procher du contexte. L'explication serait celle qui a
toujours servi d'échappatoire aux rosminiens, savoir
la distinction entre l'être indéterminé réel (Dieu) et
l'être indéterminé idéal (quelque chose de divin). Et
précisément l'expression essendo reciso da Dio devrait
être traduite : étant abstraite de Dieu, étant prise de
Dieu par abstraction, conformément aux principes
mêmes de la philosophie rosminienne.
Ces explications nous ramènent toujours au même
point de la controverse : comment nier l'identité entre
Dieu et le « quelque chose de divin », entre l'être réel
et l'être idéal, lequel n'est idéal crue grâce à une abstrac-
tion. Nous sommes vraiment au rouet.
On serait d'ailleurs peu autorisé à chercher dans
saint Thomas, comme l'auteur anonyme veut le faire,
une justification de la position de Rosmini. Quand
saint Thomas écrit : esse est illnd quod est magis inti-
mant cuilibet et quod profundius omnibus inest, cum sit
formate respecta omnium quœ in se sunl, Sum. (heol.,
I'. q. vin, a. 2, il ne s'agit pas de l'être divin, nuis de
l'être, comme tel, qui ne peut être conçu comme exis-
tant que par voie de dépendance effective de Dieu
créateur de tout être. Cf. Ia, q. xlv, a. 5, et De potentia,
q. m, a. 5, ad lum et ad 2um. Dieu intervient ici comme
cause efficiente et transcendante et non comme cause
formelle et immanente. Trulina, n. 73-75, p. 90-94.
13. La difjerenza elle passa Ira l'essere assolulo e il relalivo
non c quella di sostanza a sostanza, ma una mollo maggiore...;
peroechè s' lia di/Jrrenza di essere in questo senso elle l'uni) <■
assolutamente ente, l'allro è assolutamente non-ente. Mu questo
secondo è relalioamenle ente. Oru col porre un ente relatioo non
si moltiplica assolutamente l'ente; sicche remane,che assolu-
tamsnte l'assolulo e il relalioo sia non già una sostanza sola,
mu bensi un essere solo, e in questo senso non o' abbia dioersità
<li essere anzi unilà di essere (Teosofia, t. V, c. IV, p. il).
Discrimen inter esse abso- La différence entre l'être
lutum et esse relatioum non absolu et l'être relatif n'est
illnd est quod intercéda sub- pas celle qui intervient entre
stanliam inter et substantiam, substance e1 substance. C'est
sed aliud înullo majus : unum une différence bien plus
enim est absolute eus, alternai grande. L'un, en effet, est
est absolute non-ens. Al hoc absolument être; l'autre est
alterumestrelaiivumens.Cum absolument non-être. Mus
nniem ponitur ens relatioum, ect autre est être relative-
non mulliplicatur absolute ment. Or, quand on p ise un
ens: huic absolulum et relu- être qui l'est relativement,
tlvutn absolute non sunt unicu ou ne multiplie pas l'être <[ui
snbslantia, sed unicum esse; l'est absolument. D'o i il suit
(ilque hoc sensu nulla est di- que l'être absolu et l'être
versitas esse, Imo habetur uni- relatif ne constituent pas mie
(»>■ esse. substance unique, mais un
être unique, l-'.t c'est en ce
sens qu'il n'y a pas eut ic eux
de différence, bien mieux que
c'es t, entre eu \, l'uni lé d'être.
Pour quiconque aura lu l'exposé de cette conception
rosminienne, voir plus haut, col. 2923,1e sens de cette
proposition ne présente pas de difficulté spéciale. La
distinction imaginée par Rosmini entre l'être qui est
être absolument et l'être qui est non être absolument,
— qui n'a de réalité distincte que par la limitation
apportée à l'être indéterminé et absolu — nuis qui est
être relativement, est-elle suffisante pour préserver son
auteur de l'anathème porté par le concile du Vatican
contre ceux qui affirment unité de substance ou d'es-
sence entre Dieu et les créatures? Le Saint-Office ne
l'a pas pensé. La Trulina renvoie ici à saint Thomas,
Cont. gent., 1. I, c. xxv: cf. n. 78, p. 96-97.
///" SEOTI m. — De la créai ion.
1 1. Coll' astrazione dioina abbiamo ueduto corne siaslalo
prodotto l'essere iniziale, primo elemento degli enti finili : coll'
imaginazione dioina, abbiamo pure oeduto corne sia stato pro-
duit» il renie finito — tulle la renlità di cui consta l'unioerso
(Teosofia, t. i, n. 403, p. 408).
15. I .a terzaoparalione d?U' E>scr^ assolulo créante il mondo
è la sintesi diuina, cioè l'unione dei due elementi, l'essere ini-
ziale, inizio commune di tutti gli enti finiti, e il reale finito, o
per dir meglin, i dioersi reaii fini'i, termini dioersi dellu stesso
essere iniziale. Colla qnale unio:ic sono creati gli cnli finiti
fibid.J.
Dioina abstractione produ- Par li divine abstraction
citur esse initiale, primnm fi- est produit l'être initial, pre-
nitorum entium elemenlum; mier élément des êtres finis;
dioina tero imaginalione pro- mais par la divine imagina-
ducitur reale ftnitum, seu rea- tion e;t produit l'être Uni.
litates omnes, quibus mundus c'est-à-dire toutes les réalités
constat. dont le monde est constitué.
Tertia operalio esse abso- La troisième opération de
luli mnndum creantis est di- l'Être absolucréant le monde
oinasgnthesis, idest unio duo- est la divine synthèse, c'est-à-
rum elementorum, qme sunt dire l'union des deux élé-
esse initiale, commune om- ments, l'être initial, principe
nium finitorum entium ini- commun de tous les èl res fi -
Hum, atque reale finitum, seu nis, et le réel fini, ou p ini-
potius dioersa realia fmita, mieux dire les diverses réa-
termini dioersi ejusdem esse lités finies, qui sont les
initialis. Qua unione crean- termes différents du même
tur entia finita. être initial. C'est par cette
union que sont créés les êtres
linis.
On a vu plus haut, col. 29215, le résumé de la pensée
rosminienne sur les trois opérations de la création.
Cette pensée se retrouve adéquatement reproduite
dans les deux propositions 14 et 15. Le dogme mis en
péril par cette pensée est celui de la création ex nihilo.
La constitution D;i Filius, c. i et can. 5, insiste sur ce
concept catholique de la création, que saint Thomas
avait déjà précisé en une brève formule : produclio ali-
cujus rei secundum suam totam subslanliam NULLO
pRSsupposmi. Sum. (heol., I», q. lxv, a. 3. Or l'être
initial, d'où procèdent toutes les entités finies par voie
de limitation, n'est qu'une abstraction faite par l'in-
telligence divine de l'être réel absolu qu'est Dieu lui-
même. C'est ce que nous avons déjà constaté plus haut,
ce que Rosmini affirme en cent endroits : Vero è che
la Mente divina aslraente ha trovato c prodotto questo
oggetlo, che dicemmo essere iniziale, lenzndo fisso lo
sguardo mil' essere assolulo obiellivo. Teosofia, t. i,
p. K)2. C'est de lui-mèm \ comme d'un sujet identique,
que Dieu tire les objets créés, fissando solo l'ipsam esse,
e lasciando in disparte il subsistent. Opusc. All:t Cioiltà
cattolica, p. 39.
Si l'on voulait résumer en quelques mots l'idée de
Rosmini touchant l'acte créateur, il faudrait dire avec
,1. Didiot : » L'être initial est identique à Dieu; et le
réel fini, les réalités finies n'en sont que les limites ou
déterminations négatives. La divine synthèse unit
donc Dieu avec n'en, et le résultat de cette union extra-
ordinaire est la créature. » Op. cit., p. Il i. Cf. Trulina,
n. 86-98, p. 110-122.
l(i. Riferito dall' inlellig >nza p.'r m :zzo delta sintesi dioina,
l'essere iniziale, non coin" intelligibile, ma puramente corne
essenza, ai termini rcali finiti, fa die esistano gli enti finiti su-
bleltioamente e realmente [Teosofia, t. i, n. t64, p. uni.
2937
HUSMIM. PROPOSITIONS CONDAMNÉES, IV* SECTION
2 938
L .-.- , : îjsjliaie per dilinam L'être initial mis en rap-
synthesim ab iiilelligcntia re- port par l'intelligence (de
latum, non ut intelligibile, sed Dieu) au moyen de la divine
mère ut essentia, ad terminos synthèse, non comme être
ftnilos renies, efficil ut cris- intelligible, mais comme pure
tant entia finita subjective et essence, avec les limites fi-
realiter. nies réelles, fait que les êtres
finis existent subjectivement
et réellement.
Aux difficultés que la conception d'un être initial,
principe de toutes réalités créées, soulève à l'égard du
dogme de la création ex nihilo, la 16e proposition de
Rosmini ajoute une difficulté nouvelle. Elle fait de la
création un acte d'intelligence divine : opération pure-
ment logique, qui ne change rien à l'état de l'être ini-
tial infini. Le concile du Vatican déclare au contraire
que Dieu... sua omnipotent! virtule... liberrimo consilio...
ulramque condidil creaturam. Const. De fide catholiea.
c i, Denz.-Bannw., n. 1783. La création est principa-
lement un acte de la toute-puissance divine et de la
libre volonté de Dieu.
De plus, il est bien difficile de concevoir dans cet
être initial une discrimination entre « l'être intelligible »
et la pure essence ». Rosmini en donne une explica-
tion bien obscure : L'essere iniziale in qu.an.to si consi-
déra corne essenza dell essere è anteriore cdle forme. In
quanlo poi c essenzialmcnte inUtliijibile è nella forma
obiettiva. Teosofia, t. i, n. 463, p. 409.
17. Quello che fa Iddio (creando) è unicamente di porte
tutti) intero VaitO dell' essere nelle créature : dunque quest' atiO
mm é propriamente fatlo, ma è posta (Teosofia, t. i, n. 112,
p. :i50).
ht unum efjicit Veus Tout ce que fait Dieu en
creando, quod totum actuni créant, c'est de poser inté-
esse creaturarum inteyre po- gralement l'acte de l'cxis-
nit : hic igitur actus proprie tence des créatures; cet acte
non est factus, sed positus. n'est donc pas, à proprement
parlé, fait, mais pose.
Nouvelle perversion du concept de création. Alors
que le symbole glorifie Dieu, factorem caeli et lerrœ,
Rosmini affirme que l'acte intégral de l'être des créa-
tures n'est pas fait, mais est posé par Dieu. L'être
initial, l'être universel, celui qui se retrouve sous toutes
les limitations et les négations ne saurait, en effet, dans
la théorie rosminienne, être fait et être fait de rien. Il
est simplement. Où donc est la création ex nihilo que
demande le dogme catholique?
18. Vi lia una ragione in Dio stesso per la quale ci si déter-
mina a creare; c questa ragione é di novo l'amore di se stesso,
il quale si ama anche nelle créature. Quindi la diuina supienza,
corne meglio aliroue esporremo, trova esser cosa coni'enienle la
creazione, e questa semplice convenienza basla a far si che
l'essere perfettissimo ui si determini. Ma non si deve confon-
dere queslu nécessita di convenienza cou qaell<i nécessita che
nitsce délia forma reale dell' essere, c che nécessita flsica si
3U0l chiamarc. La nécessita di convenienza è una nécessita
morale, cioè veniente dall' essere sotto la sua forma morale; e
lu nécessita morale non sempre induce l'effettO che ella i>res-
crioe; ma la induce solo nell' essere perfettissimo, e non negli
esseri imperfclti (a molli de' quali rimane perciô la liberlà
bilatérale), perché l'essere perfettissimo è insieme moralissimo
cioe ha compiutu in se ogni esigenza monde (Teosofia, t. i,
n. 51, p. 49-50).
Imor quo Veus se diligit
etiam in creaturis et qui est
ratio quu se déterminai ad
creundum, moralem nécessi-
taient constitua, quse in ente
perfectissimo semper inducil
effeclum : hujusmodi enim ne-
eessitas tanlummodo in pluri-
bus entibus imperfeetis inte-
gram relinquit liberiatem bila-
teraïem.
L'amour dont Dieu s'aime
jusque clans les créatures et
qui est la raison déterminante
de la création, constitue une
nécessité morale qui, dans
l'être parfait, passe toujours
à l'edet. C'est seulement dans
la plupart des êtres impar-
faits que cet le sorte de néces-
SltS lusse subsister entière-
ment la liberté bilatérale
[agir ou ne pas agir.]
Bien que le texte latin soit un simple résumé de
l'original italien, il en reproduit le sens exact et les
nuances. Le dogme offensé par cette proposition est, à
coup sur, celui de la liberté de l'acte créateur : le
concile du Vatican professe, en effet, que Dieu a crée le
monde liberrimo consitio, et il frappe d'anathème qui-
conque Deum dixerit non voluntale ab omni necessilale
libéra... créasse. Const. De fide catholiea, e. i et can. 5,
Denz.-Bannw., n. 1783, 1805. Cf. Trulina, n. 111-114,
p. 133-140. On fait remarquer d'ailleurs (à propos du
texte italien) qu'autre chose est la convenance de la
création, autre chose la nécessité de convenance ou
morale. N. 115, p. 140-141. Par ailleurs, s'il est exact
d'aflirmer que la création est inspirée à Dieu par
l'amour dont il s'aime lui-même jusque dans ses créa-
tures, ce motif ne saurait introduire en Dieu la moindre
nécessité à l'égard des créatures à produire. Le canon
précité du concile du Vatican le spécifie expressément :
.S', q. d. Deum... tam necessario créasse, quant necessario
arnat se ipsum, a. s.
19. // Verbo è quello mideria invisa da cui dice il libro délia
Sapienza (xi, 18i cAe furono create le cote lutte dell' universo
( Introd. del Vangelo seconda Giovanni, lez. 37, p. 109).
Verbum est materia illa in- Le Verbe est cette « ma-
visa ex qua, ut dicitur Sa/)., tière invisible » dont, comme
XI, 16, creatse fuerunt res le dit la Sagesse, xi, 18, ont
(annes universi. été créées toutes les choses de
l'univers.
Une remarque de critique textuelle tout d'abord :
l'expression materia invisa de la Vulgate n'exprime pas
le sens exact du grec : se, àp.6ptpou GXy;ç, d'une ma-
tière informe. Le sens obvie est celui qu'ont maintes
fois exprimé les Pères et les théologiens. Voir ici Ckéa-
tion, t. m, col. 2050-2051. 11 ne saurait donc ici être
question que d'un sens purement accommodatice...
que rien d'ailleurs ne justifie. Rien qu'à ce titre, la pro-
position mériterait d'être censurée.
Que Rosmini ait identifié les choses créées au Verbe
en considérant leur essence idéale, c'est là un fait (pie
nul ne peut contester : le Verbe et les choses trouvent
également dans l'être leur essence idéale, leur fond com-
mun, ce par quoi ils peuvent subsister. En ce sens, l'être
est leur substance commune. Mais cette communauté
d'être n'existe (pie selon l'idéalité — nous l'avons sou-
ligné expressément dans l'exposé philosophique, voir
ci-dessus, col. 2923. — et c'est par là que Rosmini pense
repousser l'accusation de panthéisme. Distinction bien
subtile et à laquelle le Saint-Office n'a pas cru devoir
s'arrêter.
IVe section. — De l'âme humaine.
20. Niente ripugna che il soggello, di cui si parla, si molti-
pliehi per nia di generazzione (Psicologia, t. iv, n. 656).
Noi abbiamo già detlo che la generazione dell' anima minuta
si puô concepire per gradi progressive dell' imperfetto al per-
fettO, et pero che prima ci sia il principio sensiliim, il quale,
giunto alla sua perfezione colla perfezione dell' organismo,
riceva l'inluiziiuie dell' essere, e cosi si rendu intellettivo e ra-
zionale (Teosofia, t. i, n. 646, p. 619).
Son répugnai ut anima hu- II ne répugne pas que l'âme
mana generaiione multipliée- humaine se propage par voie
tur, ila ut concipiatur eam ab de génération, de telle sorte
imperfeeto,ncmpe a gratin sen- qu'elle soit conçue comme
sitioo, ad perfeelum, nempe s'élevant du degré imparfait
ml gradum intellectivum, pro- — l'âme sensitive — au de-
ducere. gré parfait — l'âme intellec-
tive.
Le texte italien est ici, quant à la deuxième partie de
L'assertion, plus expressif que le texte latin : « Nous
avons déjà dit que la génération de l'âme humaine
peut se conceveir par degrés progressifs de l'imparfait
au parfait et qu'en conséquence il y ait un principe
sensitif, lequel, joignant sa propre perfection à la per-
fection de l'organisme, reçoive l'intuition de l'être et
se rende de la sorte intellectif et rationnel. »
2939
H 0 S M F N F . PROPOSITIONS C 0 N I > A M N É ES, I V^ S E C TION
2940
S'il a pu exister, jadis, «les hésitations au sujet de
l'origine de l'âme humaine, il n'en est plus ainsi au-
jourd'hui. C'est un dogme de la foi que l'âme humaine
est créée par Dieu en même temps qu'infusée au corps.
L'enseignement du magistère ordinaire suffirait à
donner à cette vérité une proposition authentique.
Cf. C. Boycr, Tractatus de Dco créante et élevante, Rome.
1933, p. 149-150. Mais il semble bien que la définition
du Ve concile du Latran implique la création par Dieu
de chaque âme selon la multiplication des corps. Voir
ici Forme du corps humain, t. VI, col. 500. Cf. Tru-
tina, n. 125-135, p. 158-178.
La deuxième assertion, censurée dans cette propo-
sition 20, c'est le progrès concernant l'âme sensitive
qui, par sa perfection croissante, en même temps que
croît la perfection de l'organisme, s'élèverait, par l'in-
tuition de l'être, au degré supérieur d'âme intellective.
Conception qui n'a rien de commun avec l'opinion des
anciens théologiens sur l'animation humaine et qui,
prout sonal, suppose une évolution naturelle et spon-
tanée de l'ordre matériel à l'ordre spirituel.
21. Rendendosi l'essere inluibile al detlo prinripio (sensi-
liuo), cou questo solo toccamento, con questa unione di se, il
i>rincipio i>rima solo senztenle, ara anco intelligente, si solicita
a piii alto stalo, cangia nalurii, rendesi UlteUelliuo, sussislenle,
immortelle < Antropologia, I. IV, c. v, n. 819). — Quindi si offre
alla inertie l'espressionc, che il principio sensilioo sia diuenuto
l>rincipio razionale, che si sia coiwertito in nn allro, anendo
subito ueramente una talc permutazione ( Tcosofia, t. i, n. fi 16,
p. 619).
Cum sensitivo principio in- Quand l'être se manifeste
tuibile fil esse, hoc solo tactu, comme objet d'intuition au
hac sui unione, principium principe sensitif, celui-ci, par
illud antea solum seniiens, ce seul contact, par cette
nunc simul inlelligens, ad no- seule union, s'élève à un état
biliorem stutuin eoehitur, nu- supérieur. Lui qui étau seu-
ttiruin mutât, ac fil inlelligens, lement sentant, devient aussi
subsistais utr/ue immortalc. maintenant intelligent; il
change de nature et devient
intelligent, subsistant et im-
mortel.
Ainsi, grâce au contact avec l'être, objet d'intuition,
le principe sensitif devient principe rationnel. Mélange
de panthéisme et de matérialisme, comme on l'indi-
quait en fin du commentaire de la précédente pro-
position. Il est curieux de constater que saint Tho-
mas avait déjà réfuté une erreur analogue. Sum.
theol., Ia, q. cxviïi, a. 2, ad 2»™; cf. Conl. gent., 1. II,
c. lxxxix. Trulina, n. 130-144, p. 178-190.
22. Quanlo poi aile appendici di cui parliamo, cioèal corpn
animato, non è certo impossibile il pensare.che dalla potenza
dii'ina possa essere da lui divisa l'anima inlellettiua, ed egli
luttavia rimanersi nella qualité di animale, rimanendo il
principio animale che prima esisteva corne appendice, sic-
eome base dcl novo ente, cioè del puro animale che rimurebbe
i Tcosofia, t. i, n. 621, p. 591).
.Von est cogitalit impossi- Il n'est pas impossible de
bile, divina potentia fieri concevoir que, par la divine
passe, ut a corpore animato puissance, puisse être sépa-
dioidatur anima intellectiva, rée du corps animé l'âme in-
ei ipsum adhuc maneai ani- tellective, et que ce corps
maie : maneret nempe in reste encore un animal. Cal
ipso, lanquam basis puri ani- le principe animal, qui était
malts, principium animale, en lui auparavant comme
quod antea in eo crut oeluti l'appendice (de l'âme intel-
appendix. lective), demeurerait en lui
comme Ja base du puranimal.
Bien que Rosmini n'envisage la réalisation de celle
possibilité que par miracle, cf. Psicologia, t. i, p. 072,
080, le seul fait de considérer dans l'âme humaine la
possibilité de séparer le principe intellcctif du principe
sensitif, doit être réprouvé. Ce fui jadis le torl d'Olieu
d'enseigner celte séparnhililé. Cf. FORME DU coups
humain, t. m, col. 549. La doctrine d'un principe vital
distincl de l'âme intellective a éié notée comme une
erreur théologique par Pie IX. Ibid., co). 563. Trulina,
n. 145-149, p. 190-199.
23. Questa (l'anima del defunto) esiste cerlamente, ma e
corne se non esistesse ( Teodicea, appendice, a. 10, p.638).iVei
quale stalo (di nulura ) non essendo a lei (ail' anima separata )
possibile alcuna ri/lessione su di se slessa, n ! alcuna eos-
cienza, la sua candizione si polrebbe rassomigliarc ad uno stalo
di perpétue ténèbre, e di sempiterno sonno (Introd. del Van-
gelo seconda Giovanni, lez. 09, p. 217).
In statu naturali, anima Dans l'état naturel, l'âme
defuncti exisiil perinde ac non du défunt existe comme si
existeret: cum non possil elle n'existait pas, car elle ne
ullam super seipsum reflexio- peut plusexercer de réflexion
nem exerrere, oui ullam ha- sur elle-même, ou avoir au-
bere sui cous: ienlium ipsius cime conscience de s< 1 Sa
jondltio similis <li:i polesl condition peut ctre assimile;.
slatui tenebrarum perpétua- à un état de ténèbres perpé-
rum et somni sempiterni. tuelles et d'éternel sommeil.
On pourrait discuter sur la valeur psychologique de
cette hypothèse relative à l'état de l'âme séparée du
corps et considérée dans l'état naturel. Ce que le Saint-
Office a voulu réprouver ici, c'est la doctrine selon
laquelle une âme séparée, par là même qu'elle n'a plus
son corps, est incapable de tout acte de connaissance
intellectuelle et de conscience. Les raisons qu'apporte
Rosmini de son opinion sont sujettes à réserve : d'après
lui, «la vie de l'âme exige un terme réel qui lui soit uni,
avec lequel elle ne forme qu'un seul sujet, lequel, quand
seront réalisées les conditions opportunes, pourra exer-
cer les opérations vitales de sentir et de penser des
choses réelles ». Introd., p. 221. Ce terme réel ne peut
être que le corps.
Donc l'union au corps est nécessaire à la vie de
l'âme; donc la résurrection ne saurait être dite gra-
tuite; donc la vie intellectuelle de l'âme n'est pas telle-
ment spirituelle qu'elle puisse s'exercer sans le corps...
On voit par là tous les aboutissements possibles d'une
théorie qui, par là même, devient périlleuse pour la foi.
Cf. Trulina, n. 150-160, p. 199-212.
21. La forma sostanziale del corpo è piutosto un effetto délV
anima e il termine inlerno délie sue operazioni; e perd non .
l'anima slessa che sia ta forma sostanziale del corpo (Psicolo-
gia, part. II, I. I, c. n, n. 849). — L' unione dclV anima col
corpo consiste propriamente in una percezionc immanente, pi r
la quale il soggetto intuenle l'idea afferma il sensibile dopa
averne in questa inluita l'essenza {Tcosofia, t. V, c. LUI, a. 2.
S 5, p. 377).
Forma substantialis cor- La forme substantielle du
poris est potius effectua ani- corps est plutôt l'effet de
mm algue inlerior terminus l'âme et le terme intérieur de
operationis ipsius: proplcrca son opération. Aussi la forme
forma substantialis corporis substantielle du corps n'est
non est ipsa anima. pas l'âme elle-même.
fjnio anima' et corporis L'union de l'âme et du
proprie consista in immanenti corps consiste proprement
perceptione, qua subjectum dans la perception immé-
intuens ideam affirmât sensi- diatc, par laquelle le sujet.
bile, poslquain in hac cjus saisissant l'idée (de l'être',
rsseniiani intuition fncrit. affirme le sensible, pour avoir
saisi dans cette idée l'essence
même du sensible.
C'est une application de la doctrine du sens fonda-
mental, que nous avons déjà réfutée à Forme du corps
humain, t. vi, col. 509. L'union de l'âme et du corps
ne saurait être le résultat d'une opération de connais-
sance. Or, c'est ce qu'affirme ici Rosmini, oubliant que
le concile de Vienne a défini comme un dogme de foi
a que l'âme rationnelle ou intellective est la forme du
corps humain, par elle-même et essentiellement ». Ibid.,
col. 540. Voir également la définition du Ve concile du
Latran, ibid., col. 500: la déclaration de Pie IX, ibid.,
col. 562. Denz.-Bannw., n. 481, 738, 1055. Sur les sub-
terfuges des rosminiens, voir Trulina theologica, n. 161-
171, p. 213 229.
2941
ROSMINI. PROPOSITIONS CONDAMNEES, Vie SECTION
2942
I' SECTIOS.
Trinité.
Du très auguste mt/stère de la sainte
23. Il mistero délia Triade... dopo elle fu rioelalo, esso ri-
inune bensi ÎRComprehensibile nella sua propria natura... ma
l'eu... si puo conoseere quella (l'existenza) d'una Trinità in
Dio in un modo almeno eongettwale eon ragioni positive e
direlle. e dimostralivumenle eon ragioni négative ed indiretle;
e rke. medianle queste pruve puramente spéculative dcll' esis-
tenza di un' auguslissima Triade, questa misteriosa dotlrinu
rientru nel campo délia filosofia. — Quest' esistenza (delta
SSma Trinità ) diventa una proposizione scienti/icu corne le
altre. — Qualara si negasse quella Trinità, ne verrebbero du
tutti- le parti conseguenze assurde aperta mente... O conviene
ammettere la divina Triade, a lasciare la dottrina teosoflea di
para ragione incompleta non solo, ma pugnante d' ogni parle
seco medesima, e dagli assurai inevitabili slraziataa del tutto
unnullala.
Une fois le mystère de la
très sainte Trinité révélé,
son existence même peut être
démontrée par des argu-
ments purement spéculatifs,
négatifs sans doute et indi-
rects, mais cependant tels
que par eux cette vérité est
ramenée aux connaissances
philosophiques et que d'elle,
comme des autres connais-
sances de ce genre, on peut
faire une proposition scien-
tifique. De telle sorte que si
on la nie, la doctrine théoso-
phique de pure raison non
seulement demeure incom-
plète, mais est détruite par
les absurdités mêmes qui en
sortiraient de toutes parts.
20. L'essere nelle Ire forme (subiettivilà, obiettività, santità,
0 per dire altramente : realità, idealilà, moralità ) è idenlico. —
I.e tre forme poi delT essere, ove si transportino nelT Essere
assoluto, non si possono più concepire in allro modo, elle corne
persane sussistenli e viventi ( Teosofia, t. i, n. 190, 196, p. 154,
1 .V.) ». — // Verbo, in quunto è oggettO amato. e non in quanto è
Verbo eioè oggetta sussistenle per se eognito. è la persona dello
SpiritO Santo ( Introduzionc del Vangélo secondo Giovanni,
le/. 65, p. 200).
Revelato myslerio sanctis-
sim-i Trinitatir potest ipsius
exislentia demonstrari argu-
mentis mère speculativis, ne-
gativis quidem et indirccli.s,
hujiismodi tamen ut per ipsa,
veritas illa ad philosopliicas
disciplinas revocelur, atque
/toi propositio scientifica sicut
cetera-: si enim ipsa negare-
lur, doctrina theosophica pu-
m- rationis non modo incom-
pleta maneret, sed etiam omni
ex parte absurditatibus sca-
tens annikilaretur.
Très suprêmes ferma- esse,
nempi- subjectivités, objecti-
vités, sanclitas, seu realitas,
Idealilas, moralitas, si trans-
fer.tntur ad esse absoluliun,
non possuntaliter concipi nisi
ut personse subsislentes et in-
ventes. — Verbum, quatenus
objeèlum amatum, et non qua-
tenus \erbum, id est objee-
l.es trois formes suprêmes
tle l'être, savoir la subjecti-
vité I a*i|ecti\ ît; la saintit;
ou, en d'autres termes, la
réalité, l'idéalité, la moralité,
si on les transfère a l'être
absolu, ne peuvent être con-
çues autrement que comme
des personnes subsistantes et
vivantes. - Le Verbe, en
(uni in .se subsistens per se tant qu'objet aimé et non en
cognitum, est persona Spiritus tant que Verbe, objet subsis-
Sancti. tant en soi et par soi connu,
est la personne du Saint-Es-
prit.
Nous avons réuni les deux propositions concernant
la Trinité, la seconde complétant la première et esquis-
sant la démonstration philosophique du mystère. La
première contient des affirmations nettement con-
traires à la doctrine catholique, maintes fois promul-
guée, sur l'impossibilité radicale de démontrer, de
quelque façon que ce soit, l'existence des mystères
proprement dits. Tout au plus, une fois leur révélation
faite, peut-on en affirmer la convenance. Le rôle de la
raison à leur égard est bien plutôt de résoudre les diffi-
cultés qu'on soulève à leur sujet en montrant qu'ils
n'impliquent pas contradiction. Voir ici Mystère,
t. x. col. 2594 sq. Les documents auxquels s'oppose la
proposition 25 sont : concile du Vatican, sess. m,
c. iv, De flde et ralione, et can. 1, Denz.-Bannw.,
n. 1705, 1796,1816; Syllabus, prop. 9, ibid., n. 1709;
voir Mystère, col. 2587, 2598: Pie IX, Allocution
Singulari quadam, Denz.-Bannw., n. 16 12 : Lettres Gra-
vissimas inter, ibid., n. 1668, 1609, 1670, 1671, 1673.
Voir Semirationalisme.
Nous n'avons pas à suivre Rosmini dans la tentative
de démonstration rationnelle du mystère de la Tri-
nité, qu'il institue dans la proposition 26. Cette dé-
monstration est un effort pour adapter les formules de
l'idéalisme kantien à la doctrine catholique, résumée
brièvement et avec précision par différents documents
du magistère : In Deo omnia sunt iinum, ubi non obviai
relationis oppositio. Voir ici Relations divines,
t. xm, col. 2140. Rosmini n'ignore pas cette doctrine;
il la professe même dans le passage de la Teosofia d'oii
le Saint-Office a extrait la proposition 26 : essendo
clinique quelle tre forme inconfusibili, perché lutnno
UNA COTALE RELAZIONE D'oPPOSIZIONK IRA LORO.
P. 159.
Mais ce qu'on incrimine ici, ce sont deux assertions
inacceptables. La première, c'est que les formes su-
prêmes de l'être, réalité, objectivité, moralité, trans-
férées dans l'Être absolu, ne peuvent être conçues que
comme des personnes subsistantes. C'est renouveler
l'erreur de la démonstration philosophique du mystère.
La seconde, c'est que le Verbe, sous un certain rapport.
n'est plus le Verbe, mais l'Esprit. Formule inintelli-
gible, dangereuse, sinon formellement hérétique.
17e SECTION. — Du mystère de V incarnation et du
caractère baptismal.
27. Nell' umanilà di Cristo la voluntà uinuna fu lalmente
rapita dallo Spirito Santo ad aderirc alT essere oggetlivo, cioè
al Verbo, che ella cedette inlieramente a lui il governo delV
uomo, c il Verbo personalmente ne prese il régime cosi incar-
nandosi, rimanendo la volontà tunana e Val tre potenze subor-
dinate alla volontà in potere del Verbo, che, corne primo prin-
cipio di ipiest' essere teandrieo, ogni cosa faceva, o si faceva
dalle altre potenze col SUO consens/). Onde la volontà iimana
cesso tti essere pt-rsonule nell' uomo c tla persona elle e ncgli
altri uomini rimase in Cristo natura... Il Verbo perô Incar-
nate cosi per opéra dello Spirito Santo estesc la sua unione a
tulle le potenze ed alla carne stessa (Introduzione del Vangelo
secundo Giovanni, lez. 85, p. 281 I.
In humanitate Chrisli lin- Dans l'humanité du Christ
mana uoluntas fuit ita rapta a la volonté humaine fut telle-
Spiriiu Sancto ad adhxren- ment ravie par PEsprit-Saint
dum Esse objectiva, id est dans l'adhésion à l'Être ob-
Verbo, ut illa Ipsi intègre jeelif, c'est-à-dire au Verbe,
tradiderit regimen liominis, et
Verbum, illud personaliter
assumpserit, ita sibi uniens
naturam humanam. Ilinc vo-
luntas humana desiii esse
personalis in (tontine, et cum
sit persona in aliis homintbus,
in Clirislu remnnsit natura.
qu'elle lui a cédé entière-
ment le gouvernement de
l'homme. Le Verbe a pris
ainsi personnellement ce gou-
vernement en sorte qu'il s'est
de la sorte uni la nature hu-
maine. Ainsi la volonté hu-
maine cessa d'être person-
nelle dans l'homme, et ce qui
constitue dans les autres
hommes la personne demeura
dans le Christ, simple nature.
Comment cette proposition s'insère dans le système
général du rosminianisiue. nous l'avons expliqué à
Hypostatique (Union), 1. vu, col. 557-558. Cf. Tru-
tina, n. 197-2(15, p. 207-2811.
28. Insegnô dunque il Cristianesima cke il Verbo, carattere
e faceia di Uio, corne viene anco sovente chiamato nelle Scrit-
ture, s'imprime nelle anime di quelli, che colla fede ricevono il
baltesimo di Cristo ( Introduzionc alla filosofla, n. 02 . — Il
Verbo dunque ossia il carattere impressa nell' anima, secondo
il cristiano insegnamento, c l'essere reale (infinito) per se
manifesta, il quale dipoi sappiamo essere una persona, la
sceonila délia divina Trinità (ibid., nota).
In christiana doctrina. Ver- Dans la doctrine chré-
bum, character el faciès Oei, tienne, le Verbe, caractère et
imprimitur in animo eorum face de Dieu, est imprimé
qui cum fide suscipiunl bap- dans l'âme de ceux qui re-
tismuin Christi. — Verbum çoivent avec foi le baptême
i<l est character in anima im- duLhrist. — Le Verbe, 'est-
2943 ROSMINI. PROPOSITIONS CONDAMNÉES, Vile SECTION 2944
pressum, in doctrina rliris- à-dire le caractère imprimé
liana, est Esse realc (infini- dans l'âme, selon 1m doctrine
lum ) per se manifestum, quod chrétienne, est l'Être réel,
deinde nooinws esse secundam infini, qui se manifeste par
personam sanclissimœ Tri- lui-même [à l'intelligence], et
nitalis. que nous connaissons en-
suite être la seconde per-
sonne de la très sain le Tri-
nité.
La Trulina rapproche la prop. 28 de l'a précédente
relative à l'incarnation, parce qu'il y est encore ques-
tion du Verbe. Il sérail peut-être encore plus opportun
d'ajouter qu'une troublante similitude de rapport
entre le Verbe et le chrétien y existe avec l'explication
proposée (prop. 27) pour l'incarnation.
La proposition est répréhensible sous plus d'un
aspect. Tout d'abord, Rosmini semble supposer (pic le
caractère baptismal n'est imprimé qu'en ceux qui
reçoivent le baptême cum fuie. Et les petits enfants?
Et ceux qui reçoivent le baptême validement, mais
avec une fiction provenant, précisément, d'un manque
de foi? Mais ensuite, cl surtout, bien que l'Eglise n'ait
défini que l'existence du caractère imprimé dans l'âme,
sans en préciser la nature, il est évident que ce carac-
tère, imprime dans l'âme (cf. Cône. Trid., sess. vu.
can. De sacr. in génère, 9, Denz.-Bannw., n. 852) ne
saurait être entendu que d'un accident réel, inhérent à
l'âme ou à l'une de ses facultés, d'une manière indélé-
bile. Comment identifier cet accident inhérent avec le
Verbe, être réel infini, connu manifestement par
l'âme? D'ailleurs, de cette perception du divin sous la
forme de l'être réel, il sera question aux propositions
36-37. Cf. Trulina, n. 206-213, p. 281-291.
vne section. — Du très saint sacrement de l'eucha-
ristie.
29. Non crediamo aliéna dalla dotlrina cattolica, che solo è.
uerità, la seguente conghiettura : cioè che nell' eucaristico
sacramenlo la sostanza del pane e del vino hacessaio intiera-
mente d'essere sostanza del poste e del vino, ed è divenula vera
carne e vero sangae di Cristo, quando Cristo la rese termine del
sno principio senzlente, e cosi la avvivô délia sua vita, a quel
modo corne accade nella nulrizione, che il pane che si mangia c
il vino che si beve, quand' è, nella sua parle nutritiva, assimi-
lato alla nostra carne e al nostro sangue, egli è oeramente tran-
sustanzialo, e non è più, corne prima pane o vino, ma è vera-
mente nostra carne e nostro sangue, perché è diiienuto termine
del nostro principio sensitivo (Introdazione del Vangelo
seconda Giovanni, lez. 87, p. 285-286).
A catholica doctrina, qiiœ Ce ne serait pas une con-
sola est veritas, minime idie- jecture contraire à la doc-
nam pulamus liane conjeclu- trine catholique, qui seide
ram: • In enehorislico sacra- est la vraie, que de dire :
menlo subslanlia panis et vini Dans le sacrement de l'cu-
ftt vera caro et verus san guis charistie, la substance du
Chrisli, quando Christus eam pain et du vin devient la
facit terminum sui prineipii vraie chair et le vrai sang du
sentientis, ipsamque sua viia Christ, quand le Christ fait
vivifical: eo ferme modo quo d'elle le terme de son prin-
panis et vinum vere transsub- cipe sentant et la vivifie par
stnntiantur in nostram car- sa propre vie, presque de la
rtem et sanguinem, quia l'unit même manière (pie le pain et
terminus nostri prineipii sen- le vin sont véritablement
tientis. transsubstantiés en notre
chair et notre sang, puisqu'ils
deviennent le terme de notre
principe sentant.
La doctrine catholique ici mise en péril est celle-là
même que le concile de Trente a définie au sujet de la
transsubstantiation, conversion de toute la substance
du pain, en la substance du corps de Notre-Seigneur
JésUS-Christ, e1 de toute la substance du vin cri la
substance de son sang... conversion admirable et sin-
gulière », Sess. xm, c. iv, can. 2, Denz.-Hannw.,
n. 877, 884. Voir ici EUCH uiistii:. t. v, col. 13 17 sq. La
proposition rosininiciinc tendrait à ramener la trans-
substantiation à une sorte de conversion simplement
formelle, comme le montre l'assimilation de. ia nour-
riture corporelle. Transformation et non plus trans-
substantiation. Où serait le caractère admirable et sin-
gulier de la transsubstantiation? De plus, comment
concevoir que le Christ, aujourd'hui dans l'état de
gloire, puisse vivifier par son principe sentant pain cl
vin? Il y a là une véritable méconnaissance de l'étal
des corps glorifiés.
Il faut reconnaître cependant que certains l'ères ont
pris comme comparaison lointaine de la vérité de l'eu-
charistie l'exemple de la nourriture et du breuvage
transformés en notre chair. Cf. Trulina. n 215-220,
p. 296-303.
.'50. Avvenuta la transustanziazione, si puô intendere che al
earpo glorioso (di Gesù Cristo) si sia aggiunta qualche parte
in esso incorporata, ed indivisa e del pari gloriosa (ibid.).
Peracta transubstantiatione La t ranssubs tant iat ion
intelligi potest, corpori Chrisli achevée, on peut penser (pie
glorioso parlent aliquam ad- quelque partie, incorporée
jungi in ipso incorporaium, au corps glorieux du Christ,
indioisam pariterque glorio- inséparée de lui et glorieuse
sam. comme lui, lui est jointe.
Cette proposition marque, une fois encore, la con-
ception peu exacte qu'a Rosmini, tant de la trans-
substantiation que de l'état des corps glorieux. De la
transsubstantiation d'abord, dans laquelle toute la
substance du pain et du vin est changée en la substance
du corps de Jésus. Il ne peut donc y avoir de ce che!
aucune addition à ce corps. C'est ce qu'exprime nette-
ment le catéchisme du concile de Trente : Neque Chris-
tus aut gencralur, aut mulatur, aul augescit, sed in
sua subslanlia lotus permanet (De sacr. euch., n. 33).
Cf. S. Thomas, In IVum Sent., dist. XI, a. 3. De l'étal
des corps glorieux, ensuite : comment concevoir qu'un
corps glorieux soit en continuelle mutation, comme ce
serait le cas si au corps glorieux du Christ pouvaient
être faites de continuelles additions?
Dans la conception rosminienne, « le pain et le vi i
ne sont pas changés au corps et au sang de Jésus-Christ :
ils leur sont ajoutés. » ,1. Didiot, op. cit., p. 12S Cf. Tru-
lina, n. 221-223, p. 301-307.
.'il. Appunto perché il corpo di Cristo è unico ed indioiso,
egli è necessario che dove si trovi una parte si trovi tulto...;
ma non tulto quel corpo diviene termine del suo principio sen-
zienle, ma unicamente quella parle che v' aveva di sostanza di
pane c di sostanza ili vino nella transustanziazione. Ancora
ne verrebbe che in virtù délie parole divine questa sostanza del
pane e del vino si Iransnslanziasse in carne c sangue del Sal-
vatore; ma il rimanente del corpo e del sangue vi rimanesse
unilo per COncomitanza; il che non par contrario alla dotlrina
cattolica (ibid., p. 2S6-287).
In sacramenlo eucharisties, Dans le sacrement de I'cu-
vi verborum corpus et sanguis charistie, m verbnrum, le
Chrisli est tantum ea mensura corps et le sang du Christ
quee respondet quantitali (a existent seulement dans la
quel tanto ) substantiel /«mis mesure qui répond à la quan-
et vini aux transsubstantiun- tité de la substance du pain
tur; reliquum corparis Christi et du vin qui est transsub-
Un est per concomilantiam. slantiée, le reste du corps du
Christ n'y est que per con-
comilantiam.
Cette proposition modifie le concept catholique de la
transsubstantiation. Sans doute, au chapitre m de la
sess. xm, le concile de Trente affirme simplement que le
corps du Christ se trouve, vi verborum, sous l'espèce du
pain, le sang.ii/ verborum. sous l'espèce du vin. Il ajoute
(pie le corps se trouve sous l'espèce du vin. le sanu sous
l'espèce du pain, l'âme sous les deux espèces, en raison
de la loi naturelle de la concomitance. Mais il est clair
(pie c'est tout le corps du Christ qui est présent, e/ ver-
borum. sous l'espèce du pain, tout le sang, sous l'espèce
du vin. La théologie l'a toujours ainsi compris.
Cf. S. Thomas, Sum. theol., III», q. lxxvi, a. ? : Ex vi
ROSMINI. PROPOSITIONS CONDAMNÉES, IX^ SECTION
2946
sacramenli, sub hoc sacramento continetur, quantum ad
species punis, non solum caro, sed tolum corpus Christi...
Il faut reconnaître que Rosmini est logique avec ses
principes. Pour lui, a la transsubstantiation est une
extension du principe sensitif du Christ. Mais celte
extension n'a pas pour terme le corps préexistant du
Christ; elle ne s'applique qu'à la partie nouvelle qui lui
est ajoutée et qui correspond à ce qu'il y avait de
substance matérielle dans le pain et le vin consacres.
La consécration ne produit donc pas la réelle présence
de tout le corps et de tout le sang, mais seulement de la
partie ajoutée que nous avons dite. » J. Didiot, op. cit..
p. 420. Cf. Trutina, n. 224-228, p. 307-315. Voir ici
Eucharistie, t. v, col. 13G6.
32. Se clinique ehi non mangia la caruc del Figliolo dell'
uomo, e bee ilsuo sangue, non lia la oila in se slesso, e tuttavia
chi inaore col battesimo d'acqua o di sangue o di desiderio è
certo che acquista la vita elerna; concien dire cite quella eoaies-
tîone délia carne e del sangue di Cristo, che non fece nella cita
présente gli verra somminislrata nella futiira al punto délia
sua morte, e cosi «i ni la uila in se stesso Xnclie ai sallti dell'.
anlico testamento quajldo Crislo discese al limbo potè Crislu
communicare sr stesso sotlo la forma di pane e di vino, e cosi...
renderle atti alla visione di Dio ( Tntrod. del Vangelo sec. Gio-
vanni, lez. 74, p. 238).
Quoniam ■■ qui non mandu-
cat carnem Filii hominis et
bibit ejus sanguinem », non
liabet viiam in se (.loa., vi,
54), et nihilominus (/ai mo-
riuntur cuni baptismo aqiuc.
sanguinis aut desiderii, certo
consequunlnr vitam œternam,
dicendum est his qui in lioe
cita non coniederunt corpus et
sanguinem Christi, subminis-
trari hanc cœlestem cibum in
fiitura i>ila, ipso mortis ins-
lanti. — Hinc eliam sanctis
Veteris Testamcnti i>t>tuil
Christusdescendens ad in feras
se ipsum communicare sub
speciebus panis et oini, al op-
tas eos redderet ad visionem
Dei.
Parce que ■ celui qui ne
mange pas la chair du 1 "ils de
l'homme et ne boit pas son
sang » n'a pas la vie en lui et
que cependant ceux qui meu-
rent avec le [seul| baptême
d'eau, de sang ou de désir
obtiennent la vie éternelle,
il faut dire qu'à ceux-là qui.
dans la vie présente, n'ont
lias mangé le corps et [bu] le
sang du Christ, cette nourri-
ture céleste est administrée
dans la vie future, au mo-
ment même de la mort. —
De là aussi, aux saints de
l'Ancien Testament, le Christ
descendant aux enfers, a pu
se communiquer lui-même
sous les espèces du pain et du
vin, pour les rendre aptes a
la vision de Dieu.
La haute fantaisie de semblables assertions est telle-
ment évidente qu'aucun commentaire n'en est néces-
saire. Les défenseurs de Rosmini ont fait valoir qu'il ne
s'agissait ici que d'une nourriture spirituelle, dans le
sens où le concile de Trente lui-même (sess. xm,
C. vin, Denz.-Hannw., n. 882 fine) enseigne que « nous
mangerons dans le ciel, sans voile aucun, le pain que
nous mangeons présentement caché sous les voiles
eucharistiques ». On insiste également sur ce fait que,
dans le texte original italien, Rosmini a écrit : .so//o lu
forma di pane e di vino, et que le Saint-OfTice a traduit
o tendancieusement » : sub speciebus panis et vini.
Cf. Commenli di un prelalo romano ad un opusculo polc-
mico, Rome, 1888, p. 102. Petites échappatoires, car il
semble bien qu'il s'agisse, dans la pensée de Rosmini,
d'une manducation réelle et sacramentelle . Même, s'il en
était autrement, le seul fait de s'être exprimé d'une
façon équivoque mériterait la condamnation. Cf. Tru-
tina, n. 229-239, mais surtout 236, p. 315-329 [325].
vme sectiux. — Du péché originel et de V immaculée
conception de lu bienheureuse vierge Marie.
33. (1 demonii) impossessatisi di an jrulto pensarono che
entrerebbero nell' uomo, quand 'egli spiccalolo dall' albero, ne
mangiasse; giacchè il cibo conoerlendosi nel corpo animato
dell' aomo, essi potevuno entrure a mon saloa nell' animalità,
ossia nella vita soggettioa. di qaestn essere,e famé quel governo
che si proponeuann (Intrad. delVangelo ">.c. Giovanni, lez.
63, p. i<)i).
Cuin dmmones fruclum pos- Comme les démons avaient
sederent, putaruni se ingres- pris possession du fruit (dé-
saros in nomment, si de illo fendu), ils pensèrent pouvoir
ederet; converso eniai cibo in entrer dans l'homme, si ce-
corpus hominis animatum, lui-ci venait à en manger. I. a
ipsi paieront libère ingredi nourriture [le rruit | étant
animalitatem, id est in uitam changée au corps animé de
subjectiuam hujus entis, alque l'homme, ils pouvaient libre-
ita de en disponere sicut pro- ment prendre possession de
posuerant. l'animalité, de la vie subjec-
tive de eel et le | l'homme] et
disposer ainsi de lui, comme
ils se l'étaient proposé.
Cette proposition pourrait être l'objet d'un long
commentaire, car elle touche aux aspects les plus di-
vers du problème théologique du péché originel. Ror-
nons-nous à l'essentiel : 1° Jamais les Pères et les théo-
logiens n'ont envisagé que l'interdiction portée par
1 )ieu à Adam de manger le fruit défendu, pouvait avoir
comme raison, la possession de ce fruit par le démon,
qui, par le fruit mangé, entrerait dans le corps d'Adam
et en deviendrait le maître. 2° Celte proposition
recouvre une théorie singulière sur l'essence du péché
originel: le péché originel n'étant qu'une infection phy-
sique de la chair de l'homme. Si cette infection phy-
sique est dans le corps, comment peut-elle souiller
l'âme et surtout comment peut-elle être enlevée par la
purification spirituelle du baptême? D'ailleurs toutes
les instances qu'on peut faire en faveur d'une concep-
tion physique du péché originel reçoivent une satis-
faction convenable dans la doctrine thomiste qui con-
sidère le péché originel comme consistant matérielle-
ment dans la concupiscence, formellement dans la
privation de la justice originelle. Inutile d'insister.
Voir Trutina, n. 241-251, p. 332-353.
34. Préserva (Iddio) dal peccaio originale una donzella. .
alla liante preservazione dall' infezione originale bastava che
rimanesse ineorrolto un menomo semé dell' uomo. trascurato
forse dal demonio stesso, dal quitte semé incorrotto passato di
gencrazione in generazione uscisse e sao tempo I" Vergine
(ibid., lez. 64, p. 1113.1
. 1</ proeservandiun li. \'.
Mariant a lobe originis, salis
crut ut incorrnptam maneret
minimum semen in homine,
neglcclum forte ab ipso dœ-
monc: e quo incorriipto semine.
de generatione in generatio-
nem transfuso, sud tempore
oriretur virgo Maria.
Pour présen er la bienheu-
reuse vierge Marie de la
tache originelle, il suffisait
qu'en Adam une toute pet il e
parcelle de semence, négligée
peut-être par le démon, res-
tât intacte, et que de cette
parcelle intacte, transmise de
génération en génération,
sortit en son temps la vierge
Marie.
Celle proposition fait corps avec la précédente. Le
démon aurait oublié de prendre possession d'une petite
parcelle de semence humaine et c'est par la transmis-
sion de cette parcelle que s'expliquerait l'immaculée
conception de Marie! Voir ici Immaculée conception,
t. vu, col. 1215. Sans doute, il est possible de trouver,
dans le Moyen Age des précurseurs de Rosmini (sauf
en ce qui concerne Voubli du démon) quant à la purti-
cula sana. Mais cette doctrine, qui s'inspire du tradu-
cianisme augustinien, a depuis longtemps été rejetée.
Elle repose d'ailleurs sur une impossibilité matérielle
signalée par saint Thomas, D, q. exix, a. 4 : elle paraît
difficilement conciliable avec l'enseignement de la bulle
Ineffabilis attribuant au Christ lui-même, par un mode
de rédemption particulier, la préservation tic sa sainte
Mère en ce qui concerne le péché originel : fuisse singu-
luri... privilégie), inluilu merilorum Christi... ab omni
originalis culpee labe pneservalam immunem. Denz.-
Hannw., n. 1641. Il ne s'agit pas d'inadvertance du
démon. Trutina, n. 255-261, p. 353-364.
IXe SECTION. — ■ De la justification.
35. Più che altri considéra questo online délia giustifica-
zione dell' uomo, piii troverà accouda Z« maniera scrittarah di
29'
ROSMINI. l' lit) POSITION S CONDAMNÉES, X K SECTION
2948
dire che Dio cuopre certi peccati o non gV imputa. Infutti <•<>/
batlesimo non si distrugge la main oolonlà naturale, ma le se
n'aggiunge una sopranaturale, che cuopre per eosi dire. In
naturale, c impedisce che quella perdu l'uomo. Onde il Sal-
mista dice : Beaii quelli, le iniquité dei quali furono rlmesse,
e i peccati de' quali furono coperti; dove si fa lu differenzu fra
le iniquité cite si rimetlono, e i peccati che si cuoprono, e sem-
bra che lier quelle si vogliano inlendere le cidpc attuali e libère,
e per questi i peccati non liberi di quelli elle uppurlengono al
popolo di Dio, e che prrn non ne rieevono più donna alcuno.
TrattatO dellu coscienza morale, 1. I, c. VI, a. 1.
Quo magis attenditur ordo Plus on prend garde à l'or-
justi/icationis in Inimitié, eo die de la justification dans
aptior apparel modus dieendi l'homme, et plus apparaît
scripturalis, (piod Deus pec- justelelangagedel'Écriture,
cala queedam tegil uni non d'après lequel Dieu couvre
imputât. — Juxla Psalmis- ou n'impute pas certains pé-
tam (XXXI, 1) discrimen est chés. — D'après le Psalmiste
inler iniquilates quœ remit- il y a une dillérence entre les
tuntur, et peeeata qu;v tequn- iniquités qui sont remises et
tur: illm, ni videtur, sunt cul- les péchés qui sont couverts.
pœ actuales et libères, hœc ocra Celles-là, semble-t-il, sont les
sunt peccata non libéra eorum fautes actuelles et libres,
qui pertinent ad populum Dei, ceux-ci les péchés non libres
quibus propterea nullani affe- de ceux qui appartiennent au
runl nocumentum. peuple de Dieu et qui n'en
reçoivent de ce chef aucun
dommage.
Voir l'observation faite au sujet de cette proposition
à Justification, t. vm, col 2208. Le langage de Ros-
mini rappellerait assez celui du protestantisme, qu'a ré-
prouvé le concile de Trente, sess. v, c. v, Denz.-Bannw. .
n. 792; sess. vi, c. vu et can. 10, 11, n. 799, 720,
.S21 : sess. xiv,c. n,n.895.La seule différence d'ailleurs,
entre Rosmini et les protestants, c'est que ceux-ci fai-
saient consister la remission des péchés dans l'impu-
tation qui est faite au pécheur de la justice du Christ.
Rosmini y ajoute une volonté surnaturelle, qui couvre en
nous le mal de la volonté naturelle. La difïérence paraît
de nulle importance pour le fond même de la question.
Xe SECTION. — ■ De l'ordre surnaturel.
36. L'essere (essenziale) si communica a noi nella sola
forma idéale per nalura, e queslo costiluisce Vordine naturale;
l'essere slesso si manifesta a noi allresi nella pienezza délia sua
forma realc per grazia, c quesla è communicazione e perce-
zione nera ili Dio, e costiluisce Vordine soprannaturale...
L'effetlo délia communicazione soprannaturale è un senti-
mento deiforme, di cui non abbiamo a principio coscienza,
corne non l'abbiamo di ogni sentimento nnstro sostanziale e
fondamentale. Or poi il sentimento deiforme, di cui parliamo,
c incipiente in quesla vita, nella quale costiluisce il lume delta
fide e délia grazia; compiulo nell' altra, nella quale costiluisce
il lume délia gloria (Filosofia (Ici Diritlo, part. II, n. 67 1, 676,
f>77>.
Ordo supematuralis consti- L'ordre surnaturel est cons-
tuitur manifestatione esse in titué par la manifestation de
plenitudlne sues forma' rcalis : l'être dans la plénitude de sa
cujus communications scu forme réelle. De cette corn-
manifestationis effectus est munication ou manifesta-
sensus (sentimento ) deiformis tion l'effet est un sentiment
qui inchoalus in hac vita con- deiforme, qui, commencé en
Stituit lumen fidei et graliir, cette vie. constitue la lumière
completus in altéra vita con- de la foi et de la grâce et qui,
stituit lumen gloria'. achevé dans l'autre vie, cons-
titue la lumière de la gloire.
37. Il primo lume clic rende l'anima intelligente è l'essere
idéale ed imletcrminalo; l'allro primo lumecuncora l'essere, ma
non puramente idéale, ma ben anche sussistcnlc e vivente...
l.'idea adunque è l'essere intuito dall' uomo, ma non è il Ycrbo;
che non quella ma questû è sussistenza: quello è l'essere elle
occulta la sua sussistenza e lascia solo traspurire lu sua oqqet-
tinità indetermiiiata ed inipersonule; nella mente che intuisce
l'idea non eade la personalità delV essere... mu chi vede il
Yerbo uncorclic per ispeccbio ed in enimma, vede Iddio (In-
Iroduz. alla l-'itosofiit, n. 83).
l'rimuni lumen reddens oui- l'ue première lumière ren-
maiu Intelligentem est esse dant l'âme intelligente esl
idéale; alternai prinium lu- l'être idéal; une autre pre-
men esl cliam esse, non lamen niiérc lumière esl encore
mère idéale sed subsistais ac
vivais : itlud abscondens suam
personalitatem ostendit solum
suam objectivitatem; ut qui
Oidet alternai (quod est \'er-
bum ) etiumsi per spéculum et
in mnigmale (1 Cor., nn, 12),
videt Ikum.
l'être, non plus seulement
idéal, mais subsistant et vi-
vant : celui-là, cachant sa
personnalité, montre seule-
ment son objectivité; mais
qui voit l'autre (qui est le
Verbe), même s'il le voit
» comme dans un miroir et en
énigme », voit Dieu.
Ces deux propositions devaient être rattachées l'une
à l'autre, car elles ne sont qu'une application de la théo-
rie générale de la connaissance, selon Rosmini, à l'ordre
naturel et à l'ordre surnaturel ou plus exactement au
double contact que notre intelligence peut avoir avec
l'être indéterminé idéal et réel, ce qui constitue en fait
l'ordre naturel et l'ordre surnaturel. Le contact avec
l'être réel, qui est le Verbe, produit le sentiment déi-
forme, foi et grâce en cette vie, lumière de gloire dans
l'autre.
En réalité tout en conservant les expressions consa-
crées par le dogme et la théologie catholiques, Rosmini
introduit une conception qui aboutit à la pleine et
entière confusion de l'ordre naturel et de l'ordre surna-
turel, de la connaissance rationnelle et de la foi.
Cf. Trutina, n. 273-283, p. 381-401.
X/e SECTION. — De l'objet de la vision béati figue.
38. Sebbene Iddio senzu mezzo alcuno sia oggelto délia vi-
sione beati ficalriee e forma dell' inlelletto dei Beati; tUttavia
egli c laie in quanto è anlore délie opère ad extra, le quali in un
modo inefjabilc sono in lui (Teodicea, n. 672).
Deus est objeclum visionis Dieu est l'objet de la vi-
benliflciv, in quantum est sion béatifique, en tant qu'il
auctor operum ad extra. est auteur des œuvres ad
extra.
Cette proposition se relie étroitement aux deux sui-
vantes. Il est cependant nécessaire de la considérer
séparément en raison de son opposition formelle à ren-
seignement de l'Église sur l'objet de la vision béati-
fique. Voir ici Intuitive (Vision), t. vu, col. 2380 sq.
L'Écriture nous apprend que nous verrons Dieu
sicuti est. I Joa., m, 2. Le magistère a précisé que dans
la vision intuitive et faciale (cf. I, Cor., xm, 12),
l'essence divine se montrerait à l'élu immédiatement,
clairement, ouvertement. Cf. Benoît XII, bulle Bene-
diclus Deus, Denz.-Bannw., n. 530 et ici t. n, col. 658 sq.
Ht le concile de Florence ajoute expressément que
Dieu sera vu clairement, un et trine, comme il est.
Décret Pro Grœcis, Dsnz.-Bannw., n. 093. Or, si Dieu
était objet de la vision béatifique seulement en tant
qu'auteur des oeuvres ad extra, il ne serait pas vu tel
qu'il est dans la trinité des personnes, mais unique-
ment selon son être absolu. Trutina, n. 285-288, p. 405-
109.
39. / oestigit delta sapienza e délia bontà dei Creatore,
lunqi dal devenire loro (ai comprensori ) inulili, anzi rtescono
necessarii; perocchî questi oestigii lulti raccolli nell' esemplare
eterno sono appunto quella parte di esso che è loro accessibile,
onde sono luttuviu quelli elle danno argomento aile lodi che a
Dio elernamente tribulano (ibid., n. 674).
Vestigia sapientiie et boni- Les vestiges de la sagesse
lotis, quw inercaturis ciment, et de la bonté [du Créateur]
sunl ctunprcliensoribus neecs- qui resplendissent dans les
saria; ipsu enim in ivterno créatures sont nécessaires
exemplari collecta sunt eu aux compréhenseurs; car.
Ipsius pars quw ab illis videri rassemblés dans l'éternel
possit (clic e loro accessibile ), exemplaire [divin], ils en
ipsaqiic arqumenlum pnvbenl forment la partie qui peut
laudibus, (puis in mtemum être vue des élus (qui leur esl
llco beati euncinunt. accessible) et is fournissent
le sujet des louanges éter-
nelles que les bienheureux
chantent à Dieu.
Nous trouvons ici l'explication rosminienne delà pré-
cédente proposition. Rosmini affirme ici trois choses :
2949
ROSMINI. INFLUENCE
2950
1° les vestiges des divines perfections qui resplen-
dissent dans les créatures sont nécessaires aux bien-
heureux : 2° ces mêmes vestiges rassemblés dans l'exem-
plaire divin sont la partie même de cet exemplaire
accessible aux bienheureux; 3° ces vestiges sont le
sujet des louanges que les bienheureux rendent à Dieu.
La première assertion revient à nier le caractère
même de la gloire essentielle des élus. Voir ici Gloire,
t. vi, col. 1393. La seconde assertion nie l'existence
même de la gloire essentielle, telle que la conçoit
l'Église. La troisième assertion, prise en son sens affir-
matif, est pleinement catholique; mais, pour autant
qu'elle exclurait le sujet de louanges éternelles que les
perfections divines présentent elles-mêmes aux élus,
qui trouvent dans leur connaissance immédiate la
source de leur béatitude essentielle, elle serait héré-
tique et condamnée d'avance par la bulle Benedictus
Deus et le Décret Pro Grœcis, cités plus haut. Cf. Tru-
tina, n. 289-292, p. 410-410.
40. Se dunque non polea (Dio) eomunicare si slesso tolal-
inenle ad esseri finili, neppure medianle il lume di gloria;
riinune a cercare in che modo egli poteva rivelnre loro e eo-
municare la propria essenza. C.erlo in quel modo che alla
naturel délie intelligenze create è conforme; e queslo modo è
quello pel quale Iddio ha con esso loro relazione, cioè corne
cret.lore loro, corne provisore, corne redentore, corne santifi-
calore. Ibid., n. 677.
Cnm Deus non passif, née
per lumen gloria', total iler se
communicare entibus flnilis,
non potuil essenliam suam
comprehensoribus reuelare et
communicare nisi eo modo,
qui finilis intelligentiis sit
accommodatus : scilicet Deus
se illis manifestât quatenus
cum ipsis relationem habet,
ut eorum crcalor, provisor,
redemptor, sanctificaior.
Comme Dieu ne peut,
même par la lumière de gloire,
se communiquer totalement
aux êtres finis, il n'a pu révé-
ler et communiquer aux coni-
préhenseurs son essence que
de la seule façon qui soit
accommodée aux intelli-
gences finies : Dieu se mani-
feste a elles en tant qu'il a
avec elles des relations,
comme leur créateur, leur
providence, leur rédempteur,
leur sanctificateur.
On sait comment la théologie résout la difficulté qui
arrête ici Rosmini. Dieu, incompréhensible, est vu
entier par les bienheureux, mais n'est pas vu totalement,
lotus non lotaliter. S. Thomas, In IIIum Sent. , dist . X IV,
q. i, a. 2, qu. 1, ad 2"™; cf. Sum. theol., Ia, q. xn, a. 7,
ad2um; Conl. genl., 1. III, c. lv. Voir ici Intuitive
("Vision;, t. vu, col. 2380 sq. Mais est-ce bien l'incom-
préhensibilité divine qui arrête ici le théologien ita-
lien? N'est-ce pas plutôt la logique de son système qui
l'induit en erreur? « Confondant à tort la vision béati-
fique avec une communication entière et adéquate de
l'infini au fini, et considérant à bon droit celle-ci
comme impossible, Rosmini en conclut que le seul
mode possible de révélation et de communication de
l'essence divine à l'intelligence créée est la manifesta-
tion intuitive que Dieu nous fait, par la lumière de
gloire, de ses relations avec nous comme créateur, pro-
vidence, rédempteur et sanctificateur. En quoi Ros-
mini ne semble pas plus d'accord avec son système
général qu'avec la doctrine catholique. N'a-t-il pas
craint, en se montrant jusqu'au bout conséquent avec
lui-même, d'aboutir à des conclusions trop clairement
et trop audacieusement panthéistiques? Ou bien,
ayant déjà concédé à l'homme, dans l'état de nature et
de grâce, toutes les intuitions imaginables, n'en a-t-il
plus trouvé d'autre à lui donner dans l'état de gloire?
Je ne sais, mais en tout cas sa vision béatifique est
d'une extrême médiocrité. » J. Didiot, op. cit., p. 438.
Cf. Trutina, n. 293-298, p. 416-423.
3° Les annexes du décret. — LTne lettre du cardinal
Monaco, secrétaire du Saint-Oifice, communiquait le
décret et les 40 propositions condamnées à l'épiscopat
catholique. Elle se terminait ainsi : Prœcipue vero eni-
teris ut mentes adolescenlium, eorum pnrserlim qui in
spem Ecclesiœ in seminariis alunlur, germana catholi-
c;c Ecclesise doctrina e puris fontibus sanctorum Patrum,
Ecelesiœ doctorum, probalorum auttorum, ae prœcipue
angelici docloris S. Thom.se Aquinatis hausta imbuan-
tur. Bon avertissement à ceux qui prétendaient trou-
ver en Rosmini un interprète autorisé de saint Thomas .
A ce document, il faut ajouter une lettre de
Léon XIII, en date du 1er juin 1889, à l'archevêque de
.Milan, complétant et précisant le sens et la portée de la
lettre du 25 janvier 1882, dont nous avons parlé plus
haut. Voir col. 2928. Le pape explique qu'il a demandé
alors de faire le silence, afin de calmer les ardeurs et de
peur que le zèle pour trouver la vérité ne soit une occa-
sion de manquer à la charité et à la justice. .Mais il
s'était proposé, pour répondre aux vœux réitérés de
nombreux théologiens et même d'évêques, de sou-
mettre à un examen attentif les écrits de Rosmini. Cet
examen a abouti à la censure promulguée dans le décret
Posl obitum, qu'il a confirmé de son autorité souve-
raine. D'aucuns ont voulu opposera l'autorité du Saint -
Office l'autorité du pape : malgré son désir d'extrême
bienveillance, le pape se sent obligé de réprouver avec
force pareille attitude injurieuse à lui-même et au
Saint-Siège; et il demande à l'archevêque de veillera
obtenir de son clergé et de ses fidèles une entière
obéissance. Voir le texte de la lettre Lilleris ad te, dans
Trutina p. 448-450.
Enfin le Père général de la congrégation de la Charité.
Luigi Lanzoni, en date du 2 février 1890, publia une
protestation de pleine et filiale soumission, en son nom
et au nom de sa congrégation, au décret Postobilum,
« net senso appunto che fu dichiarato dal Santo-Padre
nella sua lettera ail' arcivescovo di Miluno del l giugno
18X9 ». Le texte de cette déclaration dans Trutina,
p. 451.
IV. Conclusion : l'influence du rosminianis.me.
— En dehors de l'Italie, l'influence de Rosmini et de ses
idées philosophiques fut à peu près nulle. Mais, en Ita-
lie, cette influence fut considérable sur une quantité
de prêtres et de laïcs, philosophes, savants, hommes de
lettres et hommes politiques. Citons pour mémoire
Manzoni, Tommaseo, A. Ravneri, Minghetti, Peyretti,
(iustavo Cavour (Frammenli filosofici, Turin, 1841),
A. Pestalozza, Tardilti, P. Paganini, V. Garelli,
R. Bonghi, Rulgarini. Aug. Moglia, etc. Plusieurs de ses
admirateurs théologiens ont voulu défendre l'ortho-
doxie de Rosmini et montrer son accord avec saint
Thomas. Nous avons déjà cité W. Lockhart, dans sa
Vie d'Antonio Rosmini-Scrbali, trad. Segond, et sur-
tout A. Trullet, Examen des doctrines de Rosmini, trad.
de Sacy; mais l'œuvre la plus considérable qui ait été
tentée en ce sens fut celle de Mgr Maria Ferré, évêque
de Casale, Degli uniuersali seconde la teoria Rosminiana
confronta colla dottrinu di san Tommaso d'Aquino,
9 volumes, Casale, 1880-1888. Pour défendre Rosmini
contre les attaques dont il était l'objet, se fondèrent en
Italie un certain nombre de revues (qui d'ailleurs ne
durèrent pas) : La Sapienza, rivista di filoso/ia e di
lettere, Turin, 1879; Il Rosmini, enciclopedia di scienze
e lettere, Milan, 1887-1889; // nuovo Rosmini, periodico
scieniifico et letterario, Milan, 1889-1890; Il nuovo Ri-
sorgimento, rivista di filosofla, scienze, lettere, educa-
zione e studii sociali, Milan, 1892; Rivista rosminiana.
depuis 1906.
« La condamnation à Rome des quarante proposi-
tions de Rosmini, en 1888, mit apparemment fin aux
débats... Le caractère trop aprioriste de cette spécula-
tion, I'innéisme qu'elle place à son point de départ, le
discrédit qui s'est attaché à l'ontologisme en général,
le succès toujours grandissant de la philosophie posi-
tive, la reconnaissance plus éclairée de la part qui
revient à l'expérience dans le développement même de
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H 0 S M I N I
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l'esprit, le peu de bruit que lit, en général, à l'étranger
la philosophie italienne et peut-être, enfin, l'effroi
qu'inspirent à première vue les énormes volumes de
huit cents pages, telles sont, croyons-nous, avec quel-
ques autres, sans doute, les principales causes de l'in-
succès de la philosophie de Rosmini et de l'obscurité où
elle est généralement restée. «PaJhoTiès, Rosmini, p. 386.
I. ÉDITIONS. Les n-u\ ics de Rosmini ont été rassem-
blées à plusieurs reprises; l'édition Pogliani, 30 vol..
Milan. 1X37, est le recueil le plus considérable; mais il
n'existe aucune édition complète, et un certain nombre
d'ouvrages sont encore manuscrits. Les œuvres posthumes
ont été éditées séparément. L'Epistolario complète, 13 vol.
a \ u le jour en 1905, à Casale Monferato. La Società ftlosofica
italiana a annoncé en 1031, non sans quelque tapage, la
publication intégrale des inédits. In volume a paru a
Rome, 1934, Scritti autobiograflei inediti. L'Encgclopedia
italiana, t. \x\, 1936, p. 123, ajoute à ce sujet : gli inizi
non lasciano mullo sperare.
II. Ouvrages généraux. M. Debrit, Histoire des doc-
trines philosophiques dans l'Italie contemporaine, Paris, 185!);
IL Mariano, La philosophie contemporaine en Italie, Paris,
1867; L. Ferri, Essai sur l'histoire delà i>hilosophie en Italie
au XIX* siècle, t. i, Paris. 1869, Gioja, Romagnosi, Galluppi,
Rosmini, Gioberti; K. Werner, Die italienische Philosophie
desXIX.Jahrhunderts, 5 vol., Vienne, 1884-1880, voir t. i,
Rosmini und seine Schule; R. Falckenberg, Geschichte der
neneren Phi'osophic, Leipzig, 1902.
III. Ouvrages particuliers. — G. Cavour, Les ouvrages
philosophiques de Rosmini, bibliotb. univ., 1837-1838;
F. Labis, Examen de la doctrine philosophique de l'abbé Ros-
mini sur l'origine des idées, Louvam, 1845; A. Trullet,
Parère inlorno aile dottrine ed aile opère delï abbale Rosmini,
Rome, 1854, trad. S. deSacy, Paris, 1893; Calza et Pères,
Esposlzlone raglonala délia ftlosofia di Antonio Rosmini....
2 vol., Intra, 1878; Fr. Paoli, Memorie délia vita di Ant.
Rosmint-Serbati, t. i, Turin, 1880; t. n, Kovereto, 1881 (on
trouvera au t. n une bibliographie immense, 611 publica-
tions); Davidson. The philosophical si/stcm oj A. Rosmini.
Londres, 1882; G.-M. Cornoldi, /( Rosmintanismo, sintesi
dell' ontologlsmo e del pantetsmo, Rome, 1881; G. Mozzera,
Rtsposta cd libro del G.-M. Cornoldi. Il Rosminianismo, etc..
Milan, 18X3; Karl Werner, Antonio Rosmints Slellung in
iler Geschichte der neneren Philosophie, Vienne, 1881; F. de
Sarlo, Lu logica di A. Rosmini, e i prablemi délie logica
modema, Rome, 1802; Le base délia biologia e délia psi'co
logiasecondo il Rosmini constderate in rapporlo ai risultati
délia scienza modema, Rome, 1893; ('.. Guastalla, Dotirlna
ili Rosmini neW essenza délia materta, Palerme, 1001 ;
F. X. Kraus ,Essags, L iv, Antonio Rosmini, Berlin, 1896;
G..Genti'", Rosmini e Gioberti, Pis'', 1808; Morando, Esame
critico délie XL proposizioni rosmlniane, Lodi, 1906; A. Dy-
rofF, Rosmini, Mayence, 1906; F. Orestano, Rosmini, Rome.
1908; F. Palhoriès, Rosmini, Paris, 1908; G. Capone Braga.
Saggio su Rosmini, il mondo délie idée. Milan, 1914;
G. Schwalg r, Die I.ehre vom Sentimenlo fondamentale Lei
Rosmini nach ihrer Anlage, Fulda, 1914.
A. MlCIIKL.
Imprimé en France
LETOUZEY et Ani:, 87, Boulevard R isp iil, Paris-VI. — 1937.